De Paris ce 26 juillet 1754
Monsieur,
Il y à longtems que j'aurais satisfait avec le plus grand plaisir du monde aux engagements que vous m'avés permis de prendre avec vous le jour de votre départ, si les événements de la classe tragique et comique avoient été dignes de vous être citez.
J'aurois été aussi prompt à vous mander des succèz que j'ay été lent à vous annoncer des chutes. Notre misérable souper a été si mal servi que le public n'a pas voulu attendre les entremets, pour crier à l'indignité. Vous jugés aisêment quombien l'éclat de cette chûte a suscité de mauvaises épigrammes, une entre autres. Que fit Monsieur le comte du Luc à la fin de la pièce? Il dit qu'il auroit mieux aimé que les comédiens luy eussent donné sa part du souper en argent plutôt que d'être invité à une si misérable scène. Je crois que j'en finirois jamais si j'étois obligé de vous raconter toutes les autres mauvaises plaisanteries qui ont été faites à ce sujet. Je vous citerai cependant la plus sanglante qui consiste en deux coups de siflets lâchés du milieu du parterre, malgré touts les boutes feux qui exercent si inhumainement la police dans le parterre de la comédie. Est ce un crime si grand que de sifler les mauvaises pièces et les mauvais acteurs, et de les porter aux nûes lorsque les uns et les autres montrent des talents extraordinaires?
Vous avés, Monsieur sans doute été informé de la mort de Monsieur Des Touches, les regrets publics sont trop médiocres sur la perte de ce grand homme, en mon particulier j'avois imaginé que le Philosophe marié, le Glorieux et l'Obstacle imprevû auroient seuls été capables d'immortaliser son auteur, mais à qui ce siècle cy a-t-il rendeu justice? Vous embrassés touts les jours le seul homme qui ait excité l'envie et la jalousie avec une rage aussi marquée; votre amitié le dédommage bien à la vérité de la haine que luy porte un peuple d'autheurs à qui il à appris à parler et à faire des vers, si j'en juge par mon coeur qui est plein de reconnaissance pour luy, j'ajouterai même, à qui il à fait tant de biens. Le public oublie facilement les autheurs de ses plaisirs. Il déchire saintement les entrailles du père en caréssant médiocrement les enfants; pourquoy ne suis-je que comédien? Pourquoy ne suis-je qu'un citoyen méprise? Si les cris de ma faible voix pouvoient être écoutés, je voudrois qu'il fût érigé un temple comme à Rome pour y déposer les statues de touts les grands hommes, quelle émulation ne s'ensuivroit-il pas pour touts les arts et les talents? Quelle gloire pour la France, la seulle qui pouvoit jouïr de ce privilège?
Après vous avoir parlé, Monsieur, de la chûte du Souper, je dois vous parler de celle du Curieux impertinent qui à été occasioné par trois raisons, la premièrre, par la faiblesse de l'ouvrage qui n'est cependant pas sans beauté, la seconde par la durée d'une saison extrémément brûlante, et la troisième par la réussite prodigieuse d'un ballet chinois de la composition du sieur Noverre exécuté sur le théâtre de l'opéra comique; il faut avoüer que le public n'est pas enthousiasmé sans raison, les fêtes de la Chine y sont admirablement bien peintes, et c'est assurément une des plus jolies choses que j'ai vû de ma vie, et de là, je conclus que le succès du ballet chinois sera au moins égal à celuy de Bastien et de Bastienne qui dure depuis un an et dont on n'est pas encor las. Les secours de Monsieur de Voltaire seroient les seuls qui pouroient nous tirer de notre létargie misérable; vous m'avés fait l'honneur de me promettre Monsieur, que vous entreprendriés cet ouvrage, daignés ne le pas abandonner; vous y êtes doublement intéressé puisqu'en travaillant à augmenter vos plaisirs vous comblés ceux du public; on nous flatte plus que jamais du rappel positif de notre parlement; les bons français le souhaittent, les demi citoyens s'en soucient peu, et le clergé s'y oppose fortement.
J'aurois eû tout le plaisir imaginable à vous parler de Mariamne mais il m'est survenû un mal de gorge et de la fièvre pour la quelle je serai saigné ce soir qui m'a empêché de jouer Hérode demain. Je ferai tout àu monde pour le pouvoir jouer mercredi prochain ou de demain en huit au plus tard. M'excuserés vous Monsieur de vous supplier instamment d'asseurer de mes très humbles civilités Madame D'argental et Madame Denis, je serai même assés hardi pour vous prier d'asseurer Monsieur de Voltaire de mon profond respect et de ma sincère reconnaissance. Je crois, Monsieur que vous voudrés bien sacrifier quelsques instants pour jetter les yeux sur une lettre que j'ay reçue d'un de mes amis qui étoit comédien de Sa majesté Prusienne et qui a été congédié indignement pour avoir fait l'éloge de Mr de Voltaire; un nommé Desormes son camarade s'est servi de ce prétexte là auprès du Roy pour le perdre; sa lettre vous amusera et ne fera peutêtre pas de peine à Mr de Voltaire. Si mon dialogue un peu long vous à ennuyé, pardonnés le Monsieur à une obéïssance entière aux ordres que vous m'avés prescrit; j'ay l'honneur d'être avec le plus profond respect,
Monsieur,
Votre très humble et très obéïssant serviteur
Lekain