Préface §
{p. I}Ce dixième volume présente au lecteur une partie des plus brillantes années de l’histoire du théâtre français, puisqu’il renferme la suite des comédies de Molière et des tragédies de Racine.
Le mérite supérieur des ouvrages de ces deux grands génies eut à combattre d’abord les préjugés du public. Le Misanthrope de Molière, qui fera toujours l’admiration des personnes de goût, ne fut approuvé que des vrais connaisseurs : le plus grand nombre des spectateurs ne sentit point la force du sujet, ni {p. II}l’art du poète dans la peinture du caractère singulier, qui donne le titre à la pièce. La finesse de l’intrigue, le contraste des personnages qui y sont introduits, la beauté de la versification, ne frappèrent point le public, et ce chef-d’œuvre ne fut reconnu pour tel qu’à la faveur de la farce du Médecin malgré lui.
L’Avare, comédie du même auteur, essuya un pareil événement, par la seule raison que cette pièce était écrite en prose. Molière laissa dissiper ce faux préjugé, et redonna ensuite son ouvrage, qui eut tout le succès qu’il s’en était promis.
Le Tartuffe parut en 1669, avec une permission expresse de Louis XIV, et fut reçu avec de grands applaudissements. Depuis 1664, {p. III}cette pièce avait été arrêtée par la brigue des faux dévots, et Molière avait éprouvé à son sujet tout ce que la haine et la calomnie ont de plus furieux et de plus noir. Aussi, lorsqu’on l’assura que Le Tartuffe était de ces pièces excellentes qui mettaient la vertu dans tout son jour
, il répondit : Cela est vrai, mais je trouve qu’il est très dangereux de prendre ses intérêts : au prix qu’il m’en coûte, je me suis repenti plus d’une fois de l’avoir fait.
Racine eut moins d’ennemis, mais il eut autant de mauvais juges de ses ouvrages. Sa tragédie d’Andromaque fut à la vérité applaudie, mais on arma contre elle les critiques les plus amères. La comédie des Plaideurs tomba, et sans le bon goût de Louis XIV, {p. IV}la cabale aurait peut-être enseveli pour longtemps une de nos plus jolies pièces de théâtre.
La tragédie de Britannicus, qui fait tant d’honneur à Racine, ne passa d’abord que pour une faible production, et Boursault en fit une critique très partiale ; « mais enfin il est arrivé (dit M. Racine dans la préface de Britannicus), ce qui arrivera toujours des ouvrages qui auront quelque bonté. Les critiques se sont évanouis. La pièce est demeurée, c’est maintenant celle des miennes que la Cour et le public revoient le plus volontiers ; et si j’ai fait quelque chose de solide, et qui mérite quelque louange, la plupart des connaisseurs
{p. V}demeurent d’accord que c’est ce même Britannicus »
.
Le détail de tous les faits, que nous ne faisons qu’indiquer ici, se trouve aux articles des pièces que nous venons de nommer ; et nous espérons que le lecteur sera satisfait du soin que nous avons pris de n’omettre rien d’essentiel à ce sujet.
L’article de la vie de Molière a été fait avec attention : on y a rassemblé quantité d’anecdotes qui ne se trouvent que dans différents ouvrages, et qui rendent celui dont nous parlons très curieux.
Après Andromaque, suit la vie de M. Racine, pour laquelle nous n’avons pas moins fait de recherches que pour celle de Molière : on y trouvera même {p. VI}de certains faits qui ne sont connus que de peu de personnes.
Les autres pièces qui composent ce volume ne sont pas moins intéressantes dans leur genre pour l’histoire du théâtre français ; nous espérons que le lecteur verra avec plaisir les articles d’Agésilas, d’Attila, du Médecin malgré lui, du Ballet des Muses, du Sicilien, d’Amphitryon, de George Dandin, de Pourceaugnac, du Jaloux invisible, de La Veuve à la mode, de Délie, de La Folle Querelle, première critique et première parodie en forme de comédie (de la tragédie d’Andromaque), des Faux Moscovites, du Courtisan parfait, du Baron d’Albikrac, du Jeune Marius, de La Fête de Vénus, de La Femme juge et partie, etc.
{p. VII}On trouvera dans ce volume une vie de M. de Visé (premier auteur du Mercure galant), qui a composé beaucoup de pièces pour le théâtre français. Ce que l’on a dit de cet écrivain dans quelques ouvrages est si peu instructif, et accompagné de tant de fautes, que nous avons cru devoir nous étendre un peu sur son article.
Celui de Mlle Du Parc est l’unique que nous donnions maintenant sur les célèbres acteurs ; mais le lecteur n’y perdra rien, et le volume suivant le dédommagera amplement de son attente.
Il ne nous reste plus qu’à renouveler nos instances auprès des personnes qui peuvent avoir des mémoires sur différents {p. VIII}auteurs, dont nous aurons bientôt occasion de parler, pour les prier de vouloir bien nous les communiquer par la voie de M. Le Mercier, imprimeur-libraire, rue Saint-Jacques, au Livre d’or. Les auteurs sur lesquels nous demandons des faits sont MM. l’abbé Abeille, Boursault, Pradon, Ferrier, l’abbé Boyer, de La Chapelle, et Mme Deshoulières, sans exclure ceux qui sont plus modernes.
1666. Le Misanthrope §
Comédie en cinq actes, en vers, de M. Molière, représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le vendredi 4 juin.
Voici le poème dramatique le plus parfait qu’on ait mis au théâtrea, le sujet, la conduite, les personnages, la versification, tout en est admirable.
{p. 38}« [*]L’Europe regarde cet ouvrage comme le chef-d’œuvre du haut comique ; le sujet du Misanthrope a réussi chez toutes les nations, longtemps avant Molière, et après lui. En effet, il y a peu de choses plus attachantes qu’un homme qui hait le genre humain, dont il a éprouvé les noirceurs, et qui est entouré de flatteurs, dont la complaisance servile fait un contraste avec son inflexibilité ; cette façon de traiter le Misanthrope est la plus commune, la plus naturelle, et la plus susceptible du genre comique ; celle dont Molière l’a traité est bien plus délicate et, fournissant moins, exigeait beaucoup d’art ; il s’est fait à lui-même un sujet stérile, privé d’action, et vide d’intérêt ; son Misanthrope hait les hommes encore plus par humeur que par raison ; il n’y a d’intrigue dans la pièce que ce qu’il en faut pour faire sortir les caractères, mais peut-être pas assez pour attacher : en récompense tous les caractères ont une force, une vérité et une finesse que jamais auteur comique n’a connu avant lui.
« Molière est le premier qui ait su tourner en scènes ces conversations du monde, et y mêler des portraits ; Le Misanthrope en est plein, c’est une {p. 39}peinture continuelle ; mais une peinture de ces ridicules que les yeux vulgaires n’aperçoivent pas. Il est inutile d’examiner ici en détail les beautés de ce chef-d’œuvre de l’esprit, et de montrer avec quel art un homme, qui pousse la vertu jusqu’au ridicule, est si rempli de faiblesse pour une coquette ; de remarquer la conversation, le contraste charmant d’une prude, avec cette coquette outrée. Quiconque lit, doit sentir ces beautés, lesquelles même, toutes grandes qu’elles sont, ne seraient rien sans le style. La pièce est d’un bout à l’autre, à peu près dans le style des satires de Despréaux, et c’est de toutes les pièces de Molière la plus fortement écrite. Elle eut à la première représentation les applaudissements qu’elle méritait, mais c’était un ouvrage plus fait pour les gens d’esprit que pour la multitude, et plus propre encore à être lu qu’à être joué. Le théâtre fut désert dès le troisième joura… Si on osait chercher dans {p. 40}le cœur humain la raison de cette tiédeur du public aux représentations du Misanthrope, peut-être les retrouverait-on dans l’intrigue de la pièce, dont les beautés ingénieuses et fines ne sont pas également vives et intéressantes ; dans ces conversations mêmes qui sont des morceaux inimitables, mais qui n’étant pas toujours nécessaires à la pièce, peut-être refroidissent un peu l’action, pendant qu’elles font admirer l’auteur ; enfin, dans le dénouement qui, tout bien amené, et tout sage qu’il est, semble être attendu du public sans inquiétude, et qui venant après une intrigue peu attachante, ne peut avoir rien de piquant. En effet, le spectateur ne souhaite point que le Misanthrope épouse la coquette Célimène, et ne s’inquiète pas beaucoup s’il se détachera d’elle. Enfin, on prendrait la liberté de dire que Le Misanthrope est une satire plus sage et plus fine que {p. 41}celles d’Horace et de Boileau, et pour le moins aussi bien écrite, mais il y a des comédies plus intéressantes ; et que Le Tartuffe, par exemple, réunit les beautés du style du Misanthrope, avec un intérêt plus marqué. On sait que les ennemis de Molière voulurent persuader au duc de Montausier, fameux par sa vertu sauvage, que c’était lui que Molière jouait dans Le Misanthrope ; le duc de Montausier alla voir la pièce et dit en sortant qu’il aurait bien voulu ressembler au Misanthrope de Molière. »
« [*]Le caractère du Misanthrope sera toujours regardé chez les nations polies comme l’ouvrage le plus parfait de la comédie française ; si l’on en considère l’objet, c’est la critique universelle du genre humain ; si l’on examine l’ordonnance, tout se rapporte au Misanthrope ; on ne le perd jamais de vue, il est le centre d’où part le rayon de lumière qui se répand sur les autres personnages, et qui les éclaire. L’indulgent Philinte qui, sans aimer ni censurer les hommes, souffre leurs défauts, uniquement par la nécessité de vivre avec eux, et par l’impossibilité de les rendre meilleurs, forme un contraste heureux avec le sévère Alceste {p. 42}qui, ne voulant point le prêter à la faiblesse de ces mêmes hommes, les hait et les censure, parce qu’ils sont vicieux. L’intrigue n’est pas vive, mais il ne fallait que réunir avec vraisemblance quelques personnages qui, par leurs caractères opposés, ou comparés à celui d’Alceste, pussent mettre en jeu, d’une façon plus ou moins étendue, la médisance, la coquetterie, la vanité, la jalousie, et presque tous les ridicules des hommes. Il semble que la misanthropie soit incompatible avec l’amour. Mais un misanthrope amoureux d’une coquette fournit à l’auteur des ressources nouvelles pour développer plus parfaitement ce caractère. Ce sont là de ces traits où l’art seul ne peut rien, si l’on n’est inspiré par le génie et guidé par le bon goût. Le mot du duc de Montausier, je voudrais ressembler au Misanthrope de Molière, a pu donner lieu au reproche que l’on a fait à l’auteur d’avoir voulu présenter sous une face désavantageuse un caractère dont tout homme vertueux pourrait se faire honneur ; mais ce mot est plutôt l’expression vive du cas que l’on doit faire de la vertu, quand même elle serait poussée trop loin, qu’une critique solide de la pièce. Molière, en exposant {p. 43}l’humeur bizarre d’Alceste, n’a point eu dessein de discréditer ce qui en était la source et le principe ; c’est sur la rudesse de la vertu peu sociable, et peu compatissante aux faiblesses humaines, qu’il fait tomber le ridicule du défaut dont il a voulu corriger son siècle. Les nuances étaient trop fines pour frapper des spectateurs accoutumés à des couleurs plus fortes. On n’était pas dans l’habitude de porter au spectacle de la comédie ce degré d’attention nécessaire pour saisir les détails et les rapports délicats que l’on a depuis admirés dans cette pièce ; le comique noble qui y règne ne fut point senti ; enfin, malgré la pureté et l’élégance du style, elle fut reçue froidementa.
{p. 44}« On rapporte un fait singulier qui peut y avoir contribué. À la première représentation, après la lecture du sonnet d’Oronte, le parterre applaudit. Alceste démontre, dans la suite de la scène, que les pensées et les vers de ce sonnet étaient,
De ces colifichets, dont le bon sens murmure.{p. 45}« Le public, confus d’avoir pris le change, s’indisposa contre la pièce. »
« [*]On voit assez ordinairement que le jugement d’un seul homme, et même de plusieurs ensemble, ne suffit pas pour décider au juste de l’effet qu’un ouvrage dramatique peut faire sur le théâtre. Cependant, parmi les divers talents qui sont nécessaires à un poète comique, c’est peut-être celui dont il a le plus de besoin ; il est presque indubitable que la même justesse, le même discernement qui l’assurent qu’il choisit bien son sujet, soit qu’il traduise, ou qu’il imite, ou qu’il invente, l’assureront également du succès. Or c’est ce sentiment, ce jugement juste sur le choix d’un sujet, et sur l’effet d’un ouvrage dramatique, que Molière joignait dans un degré éminent à tous ses autres talents.
« On me dira peut-être que si Molière avait eu une connaissance si parfaite de ce qui devait réussir au théâtre, il n’aurait pas eu le désagrément de voir plusieurs de ses pièces froidement reçues du public. Je ne disconviendrai certainement point des faits, je conviendrai même, si l’on veut, que l’induction est vraie dans un sens. Il faut avouer que plusieurs comédies de {p. 46}Molière n’ont eu qu’un succès médiocre, et que le parterre, par le froid accueil qu’il fit au Misanthrope, et à quelques autres pièces du même auteur, confirma le sentiment des comédiens qui en avaient jugé peu favorablement à la lecture, et qui ne les avaient reçues que par considération. Mais pour justifier les comédiens et le parterre sans faire tort à Molière, il est à propos d’examiner les circonstances dans lesquelles il se trouvait.
« Molière ouvrait une nouvelle route pour le théâtre ; et comme les nouveautés, quelque sensées qu’elles soient, éprouvent toujours des oppositions, par l’effet ordinaire que l’habitude produit sur les hommes, il n’y avait rien de si naturel aux comédiens et au parterre que d’être contraires, et de faire peu d’accueil à un genre de comédie auquel ils n’étaient point accoutumés, et qu’ils ne connaissaient même pas. Ainsi, lorsqu’ils ont mal jugé des pièces de Molière, et qu’ils n’ont pas rendu justice à ce grand poète, ils étaient en quelque sorte excusables. Les comédiens, obligés par leur état à suivre le goût du public, comparaient les pièces de Molière avec les comédies qu’ils avaient sous les yeux, et dont {p. 47}ils voyaient le succès, qui est pour eux un mérite réel, et ils les trouvaient, ces pièces de Molière, d’un genre si nouveau, et d’un caractère si singulier, qu’il leur était presque impossible d’en porter un jugement favorable. À l’égard du parterre, il était accoutumé à une comédie si différente, et qui lui plaisait depuis si longtemps, qu’il aima mieux, comme il arrive tous les jours, blâmer ce qu’il ne connaissait pas, que d’entrer dans le moindre examen. Mais Molière, qui, par l’esprit supérieur qu’il avait reçu, était assuré que le nouveau genre qu’il voulait introduire était celui de la bonne comédie, sentit aussi qu’elle ne plairait qu’à force d’être entendue, il se raidit contre les difficultés, et les surmonta. Ce qui arriva, à l’égard de son Misanthrope, est une preuve trop authentique de ce que je viens d’annoncer, pour n’en pas rapporter ici l’histoire en peu de mots.
« Le Misanthrope étant tombé, Molière le retira : il le remit au théâtre un mois aprèsa, et le fit précéder, {p. 48}à la première représentation, du Fagotier, ou du Médecin malgré lui, farce qu’il écrivit à la hâte dans cette vue. Le Fagotier, comme il l’avait prévu, eut un si grand succès qu’on le donna trois mois de suite, mais toujours précédé du Misanthrope. La farce fit écouter la comédie : on commença de la goûter ; le nombre des spectateurs augmenta ; on vint exprès pour Le Misanthrope, et les applaudissements qu’il reçut dans la suite réparèrent l’injustice qu’il avait d’abord essuyée ; sa réputation n’a fait que s’accroître depuis ; il passe pour le chef-d’œuvre de l’auteur, et maintenant nous sentons une espèce d’indignation contre nos pères, qui ne surent point reconnaître dans les écrits de Molière les beautés qui excitent si justement notre admiration. »
M. de Visé, qui, malgré sa jalousie contre le mérite de Molière, avait fait représenter quelques pièces de sa composition sur le théâtre du Palais-Royal, M. de Visé, dis-je, crut devoir signaler son zèle pour Molière en publiant une Lettre sur le Misanthrope, où il en rendait compte acte par acte. Comme cette {p. 49}lettre est historique à cette comédie, nous allons en rapporter les principaux endroitsa.
Après un juste éloge sur le choix du sujet et du principal personnage de la pièce, M. de Visé passe aux autres personnages, et fait voir qu’ils sont parfaitement contrastés avec celui du Misanthrope : ensuite il entre dans le détail de cette comédie, scène par scène.
« [*]Cette ingénieuse et admirable comédie commence par le Misanthrope, qui par son action fait connaître à tout le monde que c’est lui, avant même d’ouvrir la bouche ; ce qui fait juger qu’il soutiendra bien son caractère, puisqu’il commence si bien de le faire remarquer.
« Dans cette première scène, il blâme ceux qui sont tellement accoutumés à faire des protestations d’amitié qu’ils embrassent également leurs amis et ceux qui leur sont indifférents : le faquin et l’honnête homme ; et dans le {p. 50}même temps, par la colère où il témoigne être contre son ami, il fait voir que ceux qui reçoivent ces embrassades avec trop de complaisance ne sont pas moins dignes de blâme que ceux qui les font ; et par ce que lui répond son ami, il fait voir que son dessein est de rompre en visière à tout le genre humain, et l’on connaît, par ce peu de paroles, le caractère qu’il doit soutenir pendant toute la pièce. Mais comme il ne pourrait le faire paraître sans avoir matière, l’auteur a cherché toutes les choses qui peuvent exercer la patience des hommes : et comme il n’y en a presque point qui n’ait quelque procès, et que c’est une chose fort contraire à l’humeur d’un tel personnage, il n’a pas manqué de le faire plaider : et comme les plus sages s’emportent ordinairement quand ils ont des procès, il a pu justement faire dire tout ce qu’il a voulu à un misanthrope qui doit, plus qu’un autre, faire voir sa mauvaise humeur, et contre ses juges, et contre sa partie.
« Ce n’était pas assez de lui avoir fait dire qu’il voulait rompre en visière à tout le genre humain, si l’on ne lui donnait lieu de le faire. Plusieurs disent des choses qu’ils ne font pas, et l’auditeur ne lui a pas sitôt vu prendre cette {p. 51}résolution qu’il souhaite d’en voir les effets, ce qu’il découvre dans la scène suivante ; et ce qu’il lui doit faire connaître l’adresse de l’auteur qui répond sitôt à ses désirs.
« Cette seconde scène réjouit et attache beaucoup, puisqu’on voit un homme de qualité faire au Misanthrope les civilités qu’il vient de blâmer, et qu’il faut nécessairement, ou qu’il démente son caractère, ou qu’il lui rompe en visière, mais il est encore plus embarrassé dans la suite, car la même personne lui lit un sonnet et veut l’obliger d’en dire son sentiment ; le Misanthrope fait d’abord voir un peu de prudence, et tâche de lui faire comprendre ce qu’il ne veut pas lui dire ouvertement pour lui épargner de la confusion ; mais enfin il est obligé de lui rompre en visière, ce qu’il fait d’une manière qui doit beaucoup divertir le spectateur. Il lui fait voir que son sonnet vaut moins qu’un vieux couplet de chanson, qu’il lui dit, que ce n’est qu’un jeu de paroles qui ne signifient rien ; mais que la chanson dit beaucoup plus, puisqu’elle fait du moins voir un homme amoureux qui abandonnerait une ville comme Paris pour sa maîtresse. Je ne crois pas qu’on {p. 52}puisse rien voir de plus agréable que cette scène. Le sonnet n’est point méchant selon la manière d’écrire d’aujourd’hui, et ceux qui cherchent ce que l’on appelle pointes ou chutes, plutôt que le bon sens, le trouveront sans doute bon ; j’en vis même, à la première représentation de cette pièce, qui se firent jouer pendant qu’on représentait cette scène ; car ils crièrent que le sonnet était bon avant que le Misanthrope en fît la critique, et demeurèrent ensuite tout confus.
« Ce premier acte, ayant plu à tout le monde, et n’ayant que deux scènes, doit être parfaitement beau ; puisque les Français, qui voudraient toujours voir de nouveaux personnages, s’y seraient ennuyés s’il ne les avait fort attachés et divertis.
« Après avoir vu le Misanthrope déchaîné contre ceux qui font également des protestations d’amitié à tout le monde, et ceux qui y répondent avec le même emportement, après l’avoir ouï parler contre sa partie, et l’avoir vu condamner le sonnet, on ne pouvait plus souhaiter que de le voir amoureux, puisque l’amour doit bien donner de la peine aux personnes de son caractère…
« Si l’on souhaite de voir le Misanthrope {p. 53}amoureux, on doit être satisfait dans cette scène, puisqu’il y paraît avec sa maîtresse, mais avec la hauteur ordinaire à ceux de son caractère. Il n’est point soumis, il n’est point languissant ; mais il lui découvre librement les défauts qu’il voit en elle, et lui reproche qu’elle reçoit bien tout l’univers ; et pour douceur il lui dit qu’il voudrait bien ne la pas aimer, et qu’il ne l’aime que pour ses péchés. Ce n’est pas qu’avec ces discours, il ne paraisse aussi amoureux que les autres, comme nous verrons dans la suite. Pendant leur entretien, quelques gens viennent visiter sa maîtresse, il voudrait l’obliger à ne les pas voir, et comme elle lui répond que l’un d’eux la sert dans un procès, il lui dit qu’elle devrait perdre sa cause, plutôt que de les voir ; il faut demeurer d’accord que cette pensée ne se peut payer, et qu’il n’y a qu’un misanthrope qui puisse dire des choses semblables. Enfin toute la compagnie arrive, et le Misanthrope conçoit tant de dépit qu’il veut s’en aller. C’est ici où l’esprit de Molière se fait remarquer, puisqu’en deux vers joints à quelque action qui marque du dépit, il fait voir ce que peut l’amour sur le cœur de tous les hommes, et sur {p. 54}celui du Misanthrope même, sans le faire sortir de son caractère. Sa maîtresse lui dit deux fois de demeurer, il témoigne qu’il n’en veut rien faire, et sitôt qu’elle lui donne congé avec un peu de froideur, il demeure, et montre, en faisant deux ou trois pas pour s’en aller, et en revenant aussitôt, que l’amour pendant ce temps combat contre son caractère, et demeure vainqueur… Après tant de choses si différentes, et si naturellement touchées, et représentées dans l’espace de quatre vers, on voit une scène de conversation où se rencontrent deux marquis, l’ami du Misanthrope, et la cousine de la maîtresse de ce dernier. La jeune veuve chez qui toute la compagnie se trouve n’est point fâchée d’avoir la Cour chez elle… La conversation est toute aux dépens du prochain ; et la coquette médisante fait voir ce qu’elle sait, quand il s’agit de le dauber, et qu’elle est de celles qui déchirent sous main jusqu’à leurs meilleurs amis.
« Cette conversation fait voir que l’auteur n’est pas épuisé, puisqu’on y parle de vingt caractères, de gens qui sont admirablement bien dépeints, en peu de vers chacun ; et l’on peut dire {p. 55}que ce sont autant de sujets de comédie que Molière donne libéralement à ceux qui s’en voudront servir. Le Misanthrope soutient bien son caractère pendant cette conversation, et leur parle avec la liberté qui lui est ordinaire. Elle est à peine finie qu’il fait une action digne de lui, en disant aux deux marquis qu’il ne sortira point qu’ils ne soient sortis : et il le ferait sans doute, puisque les gens de son caractère ne se démentent jamais, s’il n’était obligé de suivre un garde, pour le différend qu’il a eu avec Oronte en condamnant son sonnet. C’est par où cet acte finit.
« L’ouverture du troisième se fait par une scène entre les deux marquis, qui disent des choses fort convenables à leurs caractères, et qui font voir, par les applaudissements qu’ils reçoivent, que l’on peut toujours mettre des marquis sur la scène, tant qu’on leur fera dire quelque chose que les autres n’aient point encore dit. L’accord qu’ils font entre eux de se dire les marques d’estime qu’ils recevront de leurs maîtresses est une adresse de l’auteur qui prépare la fin de sa pièce, comme vous le remarquerez dans la suite.
« Il y a dans le même acte une scène {p. 56}entre deux femmes que l’on trouve d’autant plus belle que leurs caractères sont tout à fait opposés, et se font ainsi paraître l’une l’autre ; l’une est la jeune veuve, aussi coquette que médisante ; et l’autre, une femme qui veut passer pour prude, et qui dans l’âme n’est pas moins du monde que la coquette ; elle donne à cette dernière des avis charitables sur sa conduite ; la coquette les reçoit fort bien en apparence, et lui dit à son tour, pour la payer de cette obligation, qu’elle veut l’avertir de ce que l’on dit d’elle, et lui fait un tableau de la vie des feintes prudes, dont les couleurs sont aussi fortes que celles que la prude avait employées pour lui représenter la vie des coquettes ; et ce qui doit faire trouver cette scène fort agréable est que celle qui a parlé la première se fâche, quand l’autre la paie en même monnaie.
« Ces deux femmes, après s’être parlé à cœur ouvert touchant leurs vies, se séparent, et la coquette laisse la prude avec le Misanthrope, qu’elle voit entrer chez elle. Comme la prude a de l’esprit, et qu’elle n’a choisi ce caractère que pour mieux faire ses affaires, elle tâche par toutes sortes de voies {p. 57}d’attirer le Misanthrope, qu’elle aime : elle le loue, elle parle contre la coquette, lui veut persuader qu’on le trompe, et le mène chez elle pour lui en donner des preuves ; ce qui donne sujet à une partie des choses qui se passent au quatrième acte.
« Cet acte commence par le récit de l’accommodement du Misanthrope avec l’homme du sonnet, et l’ami de ce premier en entretient la cousine de la coquette. Les vers de ce récit sont tout à fait beaux ; mais ce que l’on y doit remarquer est que le caractère du Misanthrope est soutenu avec la même vigueur qu’il fait paraître en ouvrant la pièce. Ces deux personnes parlent quelque temps des sentiments de leurs cœurs, et sont interrompues par le Misanthrope même, qui paraît furieux et jaloux : et l’auditeur se persuade aisément, par ce qu’il a vu dans l’autre acte, que la prude avec qui l’on l’a vu sortir lui a inspiré ces sentiments ; le dépit lui fait faire ce que tous les hommes feraient en sa place de quelque humeur qu’ils fussent ; il offre son cœur à la belle parente de sa maîtresse ; mais elle lui fait voir que ce n’est que le dépit qui le fait parler, et qu’une coupable aimée est bientôt {p. 58}innocente. Ils le laissent avec sa maîtresse qui paraît, et se retirent.
« Je ne crois pas qu’on puisse voir rien de plus beau que cette scène : elle est toute sérieuse, cependant il y en a peu dans la pièce qui divertissent davantage. On y voit un portrait naturellement représenté de ce que les amants font tous les jours en de semblables rencontres ; le Misanthrope paraît d’abord aussi emporté que jaloux ; il semble que rien ne peut diminuer sa colère, et que la pleine justification de sa maîtresse ne pourrait qu’avec peine calmer sa fureur ; cependant, admirez l’adresse de l’auteur : ce jaloux, cet emporté, ce furieux paraît tout radouci, il ne parle que du désir qu’il a de faire du bien à sa maîtresse : et ce qui est admirable, c’est qu’il lui dit toutes ces choses avant qu’elle se soit justifiée, et lorsqu’elle lui dit qu’il a raison d’être jaloux. C’est faire voir ce que peut l’amour sur le cœur de tous les hommes, et faire connaître en même temps, par une adresse que l’on ne peut assez admirer, ce que peuvent les femmes sur les amants, en changeant seulement le ton de leur voix, et prenant un air qui paraît ensemble et fier et attirant. Pour {p. 59}moi je ne puis assez m’étonner, quand je vois une coquette ramener avant que de s’être justifiée, non pas un amant soumis et languissant, mais un misanthrope, et l’obliger non seulement à la prier de se justifier, mais encore à des protestations d’amour qui n’ont pour but que le bien de l’objet aimé, et cependant demeurer ferme, après l’avoir ramené, et ne le point éclaircir, pour avoir le plaisir de s’applaudir d’un plein triomphe. Voilà ce qui s’appelle manier des scènes : voilà ce qui s’appelle travailler avec art, et représenter avec des traits délicats ce qui se passe tous les jours dans le monde. Je ne crois pas que les beautés de cette scène soient connues de tous ceux qui l’ont vue représenter. Elle est trop délicatement traitée ; mais je puis assurer que tout le monde a remarqué qu’elle était bien écrite, et que les personnes d’esprit en ont bien su connaître les finesses. Dans le reste de l’acte, le valet du Misanthrope vient chercher son maître, pour l’avertir qu’on lui est venu signifier quelque chose qui regarde son procès. Comme l’esprit paraît aussi bien dans les petites choses que dans les grandes, on en voit beaucoup dans cette scène puisque le valet exerce la {p. 60}patience du Misanthrope, et que ce qu’il dit ferait moins d’effet s’il était à un maître qui fût d’une autre humeur.
« La scène du valet, au quatrième acte, devait faire croire que l’on entendrait bientôt parler du procès. Aussi apprend-t-on à l’ouverture du cinquième qu’il est perdu, et le Misanthrope agit selon que j’ai dit au premier. Son chagrin, qui l’oblige à se promener et rêver, le fait retirer dans un coin de la chambre, où il voit aussitôt entrer sa maîtresse accompagnée de l’homme avec qui il a eu démêlé pour le sonnet. Il la presse de se déclarer, et de faire un choix entre lui et ses rivaux : ce qui donne lieu au Misanthrope de faire une action qui est bien d’un homme de son caractère. Il sort de l’endroit, et lui fait la même prière. La coquette agit toujours en femme adroite et spirituelle, et, par un procédé qui paraît honnête, leur dit qu’elle sait bien quel choix elle doit faire, qu’elle ne balance pas, mais qu’elle ne veut point se déclarer en présence de celui qu’elle ne doit pas choisir. Ils sont interrompus par la prude, et par les marquis qui apportent chacun une lettre qu’elle a écrite contre eux : ce {p. 61}que l’auteur a préparé dès le troisième acte, en leur faisant promettre qu’ils se montreraient ce qu’ils recevraient de leurs maîtresses. Cette scène est fort agréable. Tous les acteurs sont raillés dans les deux lettres, et quoique cela soit nouveau au théâtre, il fait voir néanmoins la véritable manière d’agir des coquettes médisantes, qui parlent et écrivent continuellement contre ceux qu’elles voient tous les jours, et à qui elles font bonne mine. Les marquis la quittent et lui témoignent plus de mépris que de colère.
« La coquette paraît un peu mortifiée dans cette scène ; ce n’est pas qu’elle démente son caractère : mais la surprise qu’elle a de se voir abandonnée, et le chagrin d’apprendre que son jeu est découvert, lui cause un secret dépit, qui paraît jusque sur son visage. Cet endroit est tout à fait judicieux. Comme la médisance est un vice, il était nécessaire qu’à la fin de la comédie, elle eût quelque sorte de punition : et l’auteur a trouvé le moyen de la punir, et de lui faire en même temps soutenir son caractère. Il ne faut point d’autres preuves, pour montrer qu’elle le soutient, que le refus qu’elle fait d’épouser le Misanthrope et d’aller vivre dans son désert. Il ne tient qu’à elle de {p. 62}le faire ; mais leurs humeurs étant incompatibles, ils seraient trop mal assortis ; et la coquette peut se corriger en demeurant dans le monde, sans choisir un désert pour faire pénitence. Son crime, qui ne part que d’un esprit encore jeune, ne demandant pas qu’elle en fasse une si grande. Pour ce qui regarde le Misanthrope, on peut dire qu’il soutient son caractère jusqu’au bout. Nous en voyons souvent qui ont bien de la peine à le garder pendant le cours d’une comédie ; mais si, comme j’ai dit tantôt, celui-ci a fait connaître le sien avant que de parler, il fait voir en finissant qu’il le conservera toute sa vie en se retirant du monde.
« On peut assurer que cette pièce est une perpétuelle et divertissante instruction ; qu’il y a des détours, et des délicatesses inimitables ; que les vers en sont fort beaux, au sentiment de tout le monde ; les scènes bien tournées, et bien maniées ; et que l’on ne peut ne la pas trouver bonne, sans faire voir que l’on n’est pas de ce monde, et que l’on ignore la manière de vivre de la Cour, et celle des plus illustres personnages de la ville.
« Il n’y a rien dans cette comédie qui ne puisse être utile, et dont l’on doive profiter ; l’ami du Misanthrope est {p. 63}si raisonnable que tout le monde devrait l’imiter. Il n’est ni trop ni trop peu critique ; et ne portant les choses, ni dans l’un, ni dans l’autre excès, sa conduite doit être approuvée de tout le monde. Pour le Misanthrope il doit inspirer à tous ses semblables le désir de se corriger.
« Les coquettes médisantes, par l’exemple de Célimène, voyant qu’elles peuvent s’attirer des affaires qui les feront mépriser, doivent apprendre à ne pas déchirer sous main leurs meilleurs amis. Les fausses prudes doivent connaître que leurs grimaces ne servent de rien ; et que quand elles seraient aussi sages qu’elles le veulent paraître, elles seront toujours blâmées, tant qu’elles voudront passer pour prudes. Je ne dis rien des marquis, je les crois les plus incorrigibles ; et il y a tant de choses à reprendre encore en eux, que tout le monde avoue qu’on les peut encore jouer longtemps, bien qu’ils n’en demeurent pas d’accord. »
Le froid accueil du public aux premières représentations du Misanthrope est moins surprenant que le silence des ennemis de Molière. Aucune critique ne parut contre cette pièce ; au contraire on trouve qu’elle a été louée et {p. 64}admirée de tout le monde. Subligny, dont nous aurons occasion de parler, au sujet de la tragédie d’Andromaque de M. de Racine, et de quelques autres tragédies du même auteur, Subligny, dis-je, dans un ouvrage en vers, intitulé : La Muse Dauphinea, s’exprime de la façon suivante au sujet de cette comédie :
Pour changer un peu de discours,Une chose de fort grand cours,Et de beauté très singulière,Est une pièce de Molière ;Toute la Cour en dit du bien,Après son Misanthrope, il ne faut plus voir rien.C’est un chef-d’œuvre inimitable :Mais moi, bien loin de l’estimer,Je soutiens, pour le mieux blâmer,Qu’il est fait en dépit du diable.Ce n’est pas que les vers n’en soient ingénieux ;Ils sont les plus charmants du monde,Leur tour, leur force, est sans seconde,Et serait fin qui ferait mieux.Mais je prouve ainsi ma censure.Il peint si bien tous les péchésQue le diable fait faire à toute la nature,{p. 65}Que ceux qui s’en croiront tachés,Les haïront sur sa peinture ;Et qu’ainsi les diables, à cru,N’y gagneront plus un fétu.Il daube encore si fort le marquis ridicule,Que de l’être on fera scrupule ;Et ce n’est pas un petit tort,Que cela ferait à nos princes,Qui de ces marquis de provinces,Parfois se divertissent fort.Cela me fait dire en colère,Ce qu’autrefois j’ai dit,Qu’on devrait défendre à Molière,D’avoir désormais tant d’esprit.
Robinet ne donne pas moins de louange au Misanthrope,
Lettre en vers du 12 juin 1666.
Le Misanthrope enfin se joue,Je le vis dimanche* et j’avoue,Que Molière son auteur,N’a rien fait de cette hauteur.Les expressions en sont belles,Et vigoureuses et nouvelles,Le plaisant, et le sérieux,Y sont assaisonnés des mieux,Et ce Misanthrope est si sage,En frondant les mœurs de notre âge,Que l’on dirait (benoît lecteur)Qu’on entend un prédicateur.{p. 66}Aucune morale chrétienne,N’est plus louable que la sienne,Et l’on connaît évidemment,Que dans son noble emportement,Le vice est l’objet de sa haine,Et nullement la race humaine,Comme elle était à ce Timon,Dont l’Histoire a gardé le nom,Comme d’un monstre de nature.Chacun voit donc là sa peinture,Mais de qui tous les traits censeurs,Le rendent confus de ses mœurs,Le piquent de la belle envie,De mener toute une autre vie.Au reste, chacun des acteurs,Charme et ravit les spectateurs,Et l’on y peut voir les trois Grâces,Menant les amours sur leurs traces,Sous le visage et les attraits,De trois objets jeunes, et frais,Molière, Du Parc, et de Brie,Allez voir si c’est menterie.
Avant de finir cet article, nous croyons y devoir placer un passage tiré d’un in-4 de la bibliothèque de Saint-Victor, n° 688 Q.Q. Ce volume est rempli de notes manuscrites de la main de M. de Tralage, voici ce que c’est :
« Le sieur Angelo, (docteur de {p. 67}l’ancienne troupe italienne) m’a dit (c’est ce M. de Tralage qui parle) que Molière, qui était de ses amis, l’ayant un jour rencontré dans le jardin du Palais-Royal, après avoir parlé des nouvelles de théâtres et d’autres, le même sieur Angelo dit à Molière qu’il avait vu représenter en Italie (à Naples) une pièce intitulée Le Misanthrope : et que l’on devrait traiter ce sujet ; il le lui rapporta tout en entier, et même quelques endroits particuliers qui lui avaient paru remarquables, et entre autres ce caractère d’un homme de cour fainéant, qui s’amuse à cracher dans un puits pour faire des ronds ; Molière l’écouta avec beaucoup d’attention, et quinze jours après, le sieur Angelo fut surpris de voir dans l’affiche de la troupe de Molière la comédie du Misanthrope annoncée et promise, et trois semaines, ou tout au plus tard un mois après, on représenta cette pièce. Je lui répondis dessus qu’il n’était pas possible qu’une aussi belle pièce que celle-là, en cinq actes, et dont les vers sont fort beaux, eût été faite en aussi peu de temps ; il me répliqua que cela paraissait incroyable, mais que tout ce qu’il venait de me dire était très véritable, {p. 68}n’ayant aucun intérêt de déguiser la vérité. »
Ce discours d’Angelo est si fort éloigné de la vraisemblance que ce serait abuser de la patience du lecteur d’en donner la réfutation : aussi, nous ne l’avons employé que pour prévenir des personnes qui, trouvant ce passage dans le volume que nous venons de citer, pourraient l’altérer dans leur récit, et donner le change à un certain public, toujours disposé à diminuer la gloire des grands hommes.
Molière §
« [*]Jean-Baptiste Pocquelin, si célèbre sous le nom de Molière, naquit à Paris en 1620. Il était fils et petit-fils de valets de chambre-tapissiers du roi ; sa mère, fille aussi de tapissiersa, s’appelait N… Boutet ; il passa quatorze années dans la maison paternelleb, et l’on ne songea qu’à lui donner une éducation conforme à son état ; la famille, qui le destinait à la charge de son père, en obtint pour lui la survivance, mais la complaisance qu’avait eu son grand-pèrec de le mener {p. 69}souvent à l’Hôtel de Bourgogne ayant déjà commencé à développer en lui le goût naturel qu’il avait pour les spectacles, il conçut un dessein fort opposé aux vues de ses parents ; il demanda instamment, et on lui accorda avec peine, la permission d’aller faire ses études au collège de Clermont.
« Il remplit cette carrière dans l’espace de cinq ansa, pendant lesquels il {p. 70}contracta une étroite liaison avec Chapelle, Bernier et Cyrano.
« Chapelle, aux études de qui l’on avait associé Bernier, avait pour précepteur le célèbre Gassendi, qui voulut bien admettre Pocquelin à ses leçons, comme dans la suite il y admit Cyrano*.
« Les belles-lettres avoient orné l’esprit du jeune Pocquelin, les préceptes du philosophe lui apprirent à raisonner ; c’est dans ses leçons qu’il puisa ces principes de justesse qui lui ont servi de guides dans la plupart de ses ouvrages.
« Le voyage de Louis XIII à Narbonne en 1641, interrompit des occupations d’autant plus agréables pour lui, qu’elles étaient de son choix. Son père, devenu infirme, ne pouvant suivre la Cour, il y alla remplir les fonctions {p. 71}de sa charge, qu’il a depuis exercée jusqu’à sa mort ; mais à son retour à Paris, cette passion pour le théâtre qui l’avait porté à faire ses études se réveilla plus vivement que jamais. S’il est vrai, comme on l’a dit, qu’il ait étudié en droit, et qu’il ait été reçu avocata, il céda bientôt à son étoile, {p. 72}qui le destinait à être parmi nous restaurateur de la comédie.
« Le goût pour les spectacles était presque général en France, depuis que le cardinal de Richelieu avait accordé une protection distinguée aux poètes dramatiques. Plusieurs sociétés particulières se faisaient un divertissement domestique de jouer la comédie. Pocquelin entra dans une de ces sociétés, qui fut connue sous le nom de l’Illustre Théâtrea. Ce fut alors qu’il changea {p. 73}de nom pour prendre celui de Molière ; peut-être crut-il devoir cet égard à ses parents, peut-être aussi ne fit-il que suivre l’exemple des premiers acteurs de l’Hôtel de Bourgogne, qui avaient au théâtre des noms particuliers, tant pour les rôles sérieux que pour les rôles du bas comique*.
« On le perd ici de vue pendant {p. 74}quelques années ; cet intervalle fut le temps des guerres civiles qui agitèrent Paris et tout le royaume, depuis 1648 jusqu’en 1651. Molière l’employa vraisemblablement à composer ses premiers ouvrages ; la Béjart, comédienne de campagne, attendait, ainsi que lui, pour exercer son talent, un temps plus favorable ; il lui rendit des soins, et bientôt liés par les mêmes sentiments, leurs intérêts furent communs ; ils formèrent de concert une troupe, et partirent pour Lyon en 1653a.
{p. 75}« On y représenta L’Étourdi, pièce en cinq actes, qui enleva presque tous les spectateurs au théâtre d’une autre troupe de comédiens établis dans cette ville ; quelques-uns d’entre eux prirent parti avec Molière, et le suivirent en Languedoca, où il offrit ses services à M. le prince de Conti, qui tenait à Béziers les états de la province. Armand de Bourbon le reçut avec bonté, et fit donner des appointements à sa troupe. Ce prince avait connu Molière au collège, et s’était amusé à Paris des représentations de l’Illustre Théâtre, qu’il avait plusieurs fois mandé chez lui. Non content de confier à Molière la conduite des fêtes qu’il donnait, on croit qu’il lui offrit une place de secrétaire auprès de sa personneb : le sort de la {p. 76}scène française en décida autrement.
« Sur la fin de l’année 1657, Molière avec sa troupe partit pour Grenoble, il y resta pendant le Carnaval de 1658a. Il vint passer l’été à Rouen ; et dans les fréquents voyages qu’il fit à Paris, où il avait dessein de le fixer, il eut accès auprès de Monsieur, qui le présenta au roi et à la reine mère. Dès le 24 octobre de la même année, sa troupe représenta la tragédie de Nicomède devant toute la Cour, sur un théâtre élevé dans la salle des gardes du Vieux Louvre. À la fin de la pièce, Molière ayant fait au roi un remerciement, dans lequel il sut {p. 77}adroitement louer les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne qui étaient présents, il demanda la permission de donner un de ces divertissements qu’il avait joué dans les provinces. Il l’obtint, Le Docteur amoureux fut représenté et applaudi ; le succès de cet essai rétablit l’usage des pièces en un acte, qui avait cessé à l’Hôtel de Bourgogne depuis la mort des premiers farceurs. »
« [*]La Cour avait tellement goûté le jeu de ces nouveaux acteurs que le roi leur permis de s’établir à Paris, sous le titre de Troupe de Monsieur, de jouer alternativement avec les comédiens italiens sur le théâtre du Petit-Bourbon.
« Au mois d’octobre 1660, la salle du Petit-Bourbon fut démolie pour construire la façade du Louvre qui est du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ce fut pour M. Molière une occasion nouvelle d’avoir recours aux bontés du roi, qui lui accorda la salle du Palais-Royal, où M. le cardinal de Richelieu avait donné autrefois des spectacles dignes de sa magnificence. L’estime dont Sa Majesté l’honorait augmentait de jour en jour, aussi bien que celles des courtisans les plus {p. 78}éclairés ; le mérite et les bonnes qualités de M. de Molière faisant de très grands progrès dans tous les esprits, son exercice de la comédie ne l’empêchait pas de servir le roi dans sa charge de valet de chambre, où il se rendait très assidu. Ainsi, il se fit remarquer à la Cour pour un homme civil et honnête, ne se prévalant point de son mérite et de son crédit, s’accommodant à l’humeur de ceux avec qui il était obligé de vivre, ayant l’âme belle, libérale ; en un mot, possédant et exerçant toutes les belles qualités, d’un parfaitement honnête homme.
« Quoiqu’il fût très agréable en conversation, lorsque les gens lui plaisaient, il ne parlait guère en compagnie, à moins qu’il ne se trouvât avec des personnes pour qui il eût une estime particulière : cela faisait dire à ceux qui ne le connaissaient pas qu’il était rêveur et mélancolique : mais s’il parlait peu, il parlait juste ; et d’ailleurs il observait les manières et les mœurs de tout le monde, il trouvait le moyen ensuite d’en faire des applications admirables dans ses comédies, où l’on peut dire qu’il a joué tout le monde, puisqu’il s’y est joué le premier en plusieurs endroits, sur les {p. 79}affaires de sa famille, et qui regardait ce qui se passait dans son domestique. Ce que ses plus particuliers amis ont remarqué bien des fois.
« La troupe qui représentait ses comédies était si souvent employée pour les divertissements du roi qu’au mois d’août 1665, Sa Majesté trouva à propos de l’arrêter tout à fait à son service, en lui donnant une pension de sept mille livres ; M. Molière et les principaux de ses compagnons allèrent prendre congé de Monsieur, et lui faire leurs très humbles remerciements de la protection qu’il avait eu la bonté de leur donner.
« Son Altesse Royale s’applaudit du choix qu’elle avait fait d’eux, puisque le roi les trouvait capables de contribuer à ses plaisirs, et particulièrement à toutes les belles fêtes qui se faisaient à Versailles, à Saint-Germain, à Fontainebleau et à Chambord, et en même temps ce prince leur donna des marques obligeantes de la continuation de son estime.
« La troupe changea de titre, et prit celui de la Troupe du roi, qu’elle a toujours retenu jusqu’à sa jonction qui a été faite en 1680.
« Après qu’elle fut à Sa Majesté, {p. 80}M. Molière continua de donner plusieurs pièces de théâtres, tant pour les plaisirs du roi que pour les divertissements du public, et s’acquit par là cette haute réputation qui doit éterniser sa mémoire.
« Toutes ses pièces n’ont pas d’égales beautés ; mais on peut dire que dans les moindres, il y a des traits qui n’ont pu partir que de la main d’un grand maître, et celles qu’on estime les meilleures, comme Le Misanthrope, Le Tartuffe, Les Femmes savantes, etc., sont des chefs-d’œuvre qu’on ne saurait assez admirer.
« Ce qui était cause de cette inégalité dans ses ouvrages, dont quelques-uns semblent négligés en comparaison des autres, c’est qu’il était obligé d’assujettir son génie à des sujets qu’on lui prescrivait, et de travailler avec une très grande précipitation, soit par les ordres du roi, soit par la nécessité des affaires de sa troupe, sans que son travail le détournât de l’extrême application et des études particulières qu’il faisait sur tous les grands rôles qu’il se donnait dans ses pièces ; jamais homme n’a si bien entré que lui dans ce qui fait le jeu naïf du théâtre. Il a épuisé toutes les matières qui lui ont {p. 81}pu fournir quelque chose ; et si les critiques n’ont pas été entièrement satisfaits du dénouement de quelques-unes de ses comédies, tant de beautés avaient prévenu pour lui l’esprit de ses auditeurs qu’il était aisé de faire grâce à des taches si légères.
« Enfin, en 1673, après avoir réussi dans toutes les pièces qu’il a fait représenter, il donna celle du Malade imaginaire, par laquelle il a fini sa carrière. »
« [*]Le jour qu’il devait représenter Le Malade imaginaire pour la troisième fois (c’était la quatrième)a, il se sentit plus incommodé qu’à l’ordinaire du mal de poitrine auquel il était sujet, et qui depuis longtemps l’assujettissait à un grand régime, et un usage fréquent du lait. Ce mal avait dégénéré en fluxion, ou plutôt en toux habituelleb. Il exigea ce jour-là de ses camarades que l’on commençât la représentation à quatre heures {p. 82}précises ; mais sa femme et Baron le pressèrent de prendre du repos et de ne point jouer. Hé ! que feront, leur répondit-il, tant de pauvres ouvriers, je me reprocherais d’avoir négligé un seul jour de leur donner du pain. Les efforts qu’il fit pour achever son rôle augmentèrent son oppression, et l’on s’aperçut qu’en prononçant le mot juro, dans le divertissement du troisième acte, il lui prit une convulsion qu’il tâcha en vain de déguiser aux spectateurs par un ris forcé. On le porta chez lui dans sa maison rue de Richelieua, où sa toux augmenta considérablement et fut suivie d’un vomissement de sang qui le suffoqua. Il mourut le vendredi 17 février 1673a, âgé de cinquante-trois ans, entre les bras de deux de ces sœurs religieuses qui viennent quêter à Paris {p. 83}pendant le Carême, et qu’il avait retiré chez lui.
« Le roi, touché de la perte d’un si grand homme, et voulant lui donner, même après sa mort, une nouvelle marque de sa protection, engagea l’archevêque de Parisa à ne lui pas refuser la sépulture dans un lieu saint. Ce prélat, après des informations exactes sur la religion et sur la probité de Molière, permit qu’il fût enterré à Saint-Joseph, qui est une aide de la paroisse de Saint-Eustache. La foule qui s’était attroupée devant la porte du mort le jour qu’on le porta en terre détermina la veuve à faire {p. 84}jeter de l’argent, et cette populace, qui aurait peut-être insulté au corps de Molière, l’accompagna avec respect. Le convoi se fit tranquillement le mardi 21 février, à la clarté de plus de cent flambeaux, portés par ses amis.
« À peine Molière fut mort, que Paris fut inondé d’épitaphes à son sujeta, mais à l’exception de celle que le célèbre La Fontaine lui composa, et d’une pièce de vers du père Bouhours, en forme d’épitaphe, on peut dire que toutes les autres sont très peu de choses. Nous allons rapporter les deux pièces dont nous venons de parler.
[*]Ornement du théâtre, incomparable acteur,Charmant poète, illustre auteur,C’est toi dont les plaisanteries,Ont guéris du marquis l’esprit extravagant,C’est toi qui par tes mômeries,As réprimé l’orgueil du bourgeois arrogant.***Ta muse, en jouant l’hypocrite,A redressé les faux dévots :La précieuse à tes bons mots,A reconnu son faux mérite,{p. 85} L’homme ennemi du genre humain,Le campagnard qui tout admire,N’ont pas lu tes écrits en vain,Tous deux se sont instruits, en ne pensant qu’à rire.***En vain tu réformas et la ville et la Cour ;Mais quelle fut ta récompense ?Les Français rougiront un jour,De leur peu de reconnaissance ;Il leur fallait un comédien,Qui mit à les polir, son art et son étude ;Mais Molière à ta gloire il ne manquerait rien,Si parmi leurs défauts, que tu peignis si bien,Tu les avais repris de leur ingratitude.Épitaphe de M. de Molière,
par M. de La Fontaine.
Sous ce tombeau gisent, Plaute et Térence,Et cependant le seul Molière y gît ;Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit,Dont le bel art réjouissait la France ;Ils sont partis, et j’ai peu d’espérance,De les revoir, malgré tous nos efforts.Pour un long temps, selon toute apparence,Térence et Plaute, et Molière sont morts.
« [*]Molière n’a laissé qu’une fille, et sa veuve épousa dans la suite le comédien d’Étriché, connu sous le nom de Guérin.
« {p. 86}La femmea d’un des meilleurs comiques que nous ayons eu nous a donné ce portrait de Molière :
Il n’était ni trop gras, ni trop maigre, il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle, il marchait gravement ; avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs, et forts, et les divers mouvements qu’il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique ; à l’égard de son caractère, il était doux, complaisant et généreux ; il aimait fort à haranguer ; et quand il lisait ses pièces aux comédiens, il voulait qu’ils y amenassent leurs enfants, pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturelsb.« À considérer le nombre des {p. 87}ouvragesa que Molière a composés dans l’espace d’environ vingt années, au milieu de tant d’occupations différentes qui faisaient partie de ses devoirs, on croira plutôt avec Despréaux que la rime venait le chercher*, qu’on n’ajoutera foi à ce qu’avance Grimarest, (Vie de Molière, p. 48) que Molière travaillait difficilement, et l’on y admirera ce génie vaste dont la fécondité, cultivée et enrichie par une étude continuelle de la nature, a enfanté tant de chefs-d’œuvre.
« Semblable au peintre habile, qui, toujours attentif à remarquer dans les expressions extérieures des passions, les mouvements et les attitudes qui les caractérisent, rapporte à son art toutes ses observations.
« Molière, pour nous donner sur la scène un tableau fidèle de la vie civile, dont le théâtre est l’image, étudiait avec soin le geste, le ton, le langage de tous les sentiments dont l’homme est susceptible dans toutes les conditions.
{p. 88}« C’est à cet esprit de réflexion, prêt à s’exercer sur tout ce qui se passait sous ses yeux ; c’est à l’attention extrême qu’il apportait à examiner les hommes et au discernement exquis avec lequel il savait démêler les principes de leurs actions, que ce grand homme a eu la connaissance parfaite du cœur humain.
« Si on lui a reproché de s’être répété quelquefois, comme dans la scène1 des deux marquis du Misanthrope, imitée en partie de celle2 de Valère et d’Éraste dans Le Dépit amoureux ; si Clitandre, dans L’Amour médecin3, produit à peu près le même incident qu’Adraste dans Le Sicilien4, on peut du moins, dans la comparaison de ces scènes, remarquer le progrès du génie et des talents de Molière ; ce progrès ne se fait jamais mieux sentir que par le parallèle des idées semblables qu’un même auteur a exprimées en différents temps. Mais il ne faut point confondre les deux scènes de L’Amour médecin et du Sicilien, que nous venons de citer, avec d’autres qui y ont quelque rapport. Clitandre et Adraste, à la faveur de leur déguisement, trouvent le moyen d’en tenir leurs maîtresses en particulier, quoique Sganarelle et Dom Pèdre, {p. 89}soient sur la scène. Dans L’Étourdi, dans L’École des maris, et dans Le Malade imaginaire, des amants qui ne peuvent s’expliquer autrement déclarent tout haut leur passion à l’objet aimé, en présence même des personnes à qui ils ont intérêt de cacher leurs sentiments. Ces dernières scènes, plus fines et plus piquantes que les premières, se ressemblent encore moins entre elles par le tour ; Molière arrive au même but, mais par diverses routes, plus ingénieuses et plus comiques l’une que l’autre. Quelle étendue et quelles ressources dans l’esprit ne faut-il pas avoir pour varier avec art les mêmes fonds, et pour les reproduire sous d’autres points de vue, avec des couleurs différentes et toujours agréables ?
« La fécondité de Molière est encore plus sensible dans les sujets qu’il a tirés des auteurs anciens et modernes, ou dans les traits qu’il a empruntés d’eux. Toujours supérieur à ses modèles, et en cette partie égal à lui-même, il donnait une nouvelle vie à ce qu’il avait copié. Les modèles disparaissaient, il devenait original. C’est ainsi que Plaute et Térence avaient imité les Grecs. Mais les deux poètes latins, {p. 90}plus uniformes dans le choix des caractères et dans la manière de les peindre, n’ont représenté qu’une partie des mœurs générales de Rome. Le poète français a non seulement exposé sur la scène les vices et les ridicules communs à tous les âges et à tous les pays, il les a peints encore avec des traits tellement propres à sa nation que ses comédies peuvent être regardées comme l’histoire des mœurs, des modes et du goût de son siècle ; avantage qui distinguera toujours Molière de tous les auteurs comiques.
« Comme ses ouvrages ne sont pas tous du même genre, il ne faut pas, pour en juger sainement, partir des mêmes principes. Dans ses premières comédies d’intrigue, il se conforma à l’usage qui était alors établi sur le théâtre français, et crut devoir ménager le goût du public, accoutumé à voir réunis dans un même sujet les incidents les moins vraisemblables ; c’est plutôt un vice du temps qu’un défaut de l’auteur. Dans les pièces qu’il préparait à la hâte, pour les fêtes ordonnées par Louis XIV, il a quelquefois sacrifié une partie de sa gloire à la magnificence, à la variété du spectacle, et aux ornements que la musique et la danse {p. 91}y devaient ajouter. Uniquement rempli du désir d’exécuter promptement les ordres du roi, il ne songeait qu’à répondre, au moins par son zèle, à la confiance que lui témoignait ce prince en le chargeant du soin de l’amuser ; il n’a pas même cru avilir son talent en se prêtant au peu de délicatesse de la multitude dans ses pièces, dont les caractères chargés plaisent toujours au plus grand nombre, et où les gens de goût, sans en approuver le genre, remarquaient des traits que l’usage a consacrés, et fait passer en proverbes. D’ailleurs, une critique trop sévère ne s’accorde guère avec l’intérêt d’une troupe que la gloire seule ne conduisit pas, et qui ne jugeait du mérite d’une comédie que par le nombre des représentations et par l’affluence des spectateurs. Ce sont apparemment ces espèces de farces qu’il lisait à sa servante, pour juger, par l’impression qu’elle en recevait, de l’effet que la représentation produirait sur le théâtre. Il est peu vraisemblable qu’il l’ait consultée sur Le Misanthrope et sur Les Femmes savantes.
« Ces deux pièces, dont le genre même était inconnu à l’Antiquité, sont celles que le public a reçu avec le {p. 92}moins d’empressement : et cependant celles dont il attendait l’immortalité, et qui, ainsi que L’École des femmes et Le Tartuffe la lui assurent ; l’art, caché sous des grâces simples et naïves, n’y emploie que des expressions claires et élégantes, des pensées justes et peu recherchées, et une plaisanterie noble et ingénieuse pour peindre et pour développer les replis les plus secrets du cœur humain. C’est enfin par elles que Molière a rendu en France la scène comique supérieure à celle des Grecs et des Romains.
« La nature, qui lui avait été si favorable du côté des talents de l’esprit, lui avait refusé ces dons extérieurs si nécessaires au théâtre, surtout pour les rôles tragiques. Une voix sourde, des inflexions dures, une volubilité de langue qui précipitait trop sa déclamation, le rendaient de ce côté fort inférieur aux acteurs de l’Hôtel de Bourgogne. Il se fit justice et se renferma dans un genre où ces défauts étaient plus supportables. Il eut même des difficultés à surmonter pour y réussir, et ne se corrigea de cette volubilité, si contraire à la belle articulation, que par des efforts continuels qui lui causèrent un hoquet qu’il a conservé {p. 93}jusqu’à la mort, et dont il savait tirer parti en certaines occasions. Pour varier ses inflexions, il mit le premier en usage certains tons inusités qui le firent d’abord accuser d’un peu d’affectation, mais auxquels on s’accoutuma. Non seulement il plaisait dans les rôles de Mascarille, de Sganarelle, d’Hali, etc., mais il excellait encore dans les rôles de haut comique, tels que ceux d’Arnolphe, d’Orgon et d’Harpagon ; c’est alors que par la vérité des sentiments, par l’intelligence des expressions, et par toutes les finesses de l’art, il séduisait les spectateurs au point qu’ils ne distinguaient plus le personnage représenté dans le comédien qui le représentait ; aussi se chargeait-il toujours des rôles les plus longs et les plus difficiles ; il s’était encore réservé l’emploi d’orateur de sa troupea.
« Le soin avec lequel il avait travaillé à corriger et à perfectionner son jeu s’étendait jusque sur ces camarades. L’Impromptu de Versailles, dont le sujet est la répétition d’une comédie {p. 94}qui devait se jouer devant le roi, est l’image de ce que Molière faisait probablement dans les répétitions ordinaires des pièces qu’il donnait au public. Rien de ce qui pouvait rendre l’imitation plus vraie et plus sensible n’échappait à son attention. Il obligea sa femme, qui était extrêmement parée, à changer d’habit, parce que la parure ne convenait pas au rôle d’Elmire convalescente, qu’elle devait représenter dans Tartuffe. Mais il ne se bornait pas seulement à former ses acteurs, il entrait dans toutes leurs affaires, soit générales, soit particulières, il était leur maître et leur camarade, leur ami et leur protecteura, aussi attentif à {p. 95}composer pour eux des rôles qui fissent {p. 96}valoir leurs talentsa, que soigneux d’attirer dans sa troupe des sujets qui pussent la rendre plus célèbre. On sait que le bruit des heureuses dispositions du jeune Baron, âgé alors d’environ onze ans, avait déterminé Molière à demander au roi un ordre pour faire passer cet enfant de la troupe {p. 97}de la Raisin dans la sienne. La Beauval quitta la province pour venir briller sur le théâtre du Palais-Royal.
« Molière, qui s’égayait sur le théâtre aux dépens des faiblesses humaines, ne put se garantir de sa propre faiblesse ; séduit par un penchant qu’il n’eut ni la sagesse de prévenir, ni la force de vaincre, il envisagea la société d’une femme aimable comme un délassement nécessaire à ses travaux, et ne fut pour lui qu’une source de chagrins. Les personnes qui attirent les yeux du public sont plus exposées que les autres à sa malignité et à ses plaisanteries. Le mariage qu’il contracta avec la fille de Mlle Béjart lui fit d’abord éprouver ce que la calomnie a de plus noira ; le peu de rapport entre l’humeur d’un philosophe amoureux et les caprices d’une femme légère et coquette répandit dans la suite sur ses jours bien des nuages, {p. 98}dont on abusa pour jeter sur lui le ridicule qu’il avait si souvent joué dans les autres : il perdit enfin son repos, et la douceur de sa vie ; mais sans perdre aucuns des agréments de son esprit.
« Plus heureux dans le commerce de ses amis, il les rassemblait à Auteuil, dès que ses occupations lui permettaient de quitter Paris ou ne l’appelaient pas à la Cour. Estimé des hommes les plus illustres de son siècle, il n’était pas moins chéri et caressé des grands ; le maréchal duc de Vivonne vivait avec lui dans cette familiarité qui égale le mérite à la naissance ; le Grand Condé exigeait de Molière de fréquentes visites, et avouait que sa conversation lui apprenait toujours quelque chose de nouveau.
« Des distinctions si flatteuses n’avaient gâté ni son esprit, ni son cœur. Baron lui annonça un jour à Auteuil un homme que l’extrême misère empêchait de paraître,
il se nomme Mondorge*, ajouta-t-il, je le connais, dit Molière, il a été mon camarade en Languedoc, c’est un honnête homme, que jugez-vous qu’il faille lui donner ? Quatre pistoles, dit Baron, après avoir hésité quelque temps. Hé bien, répliqua{p. 99}Molière, je vais les lui donner pour moi, donnez-lui pour vous ces vingt autres que voilà; Mondorge parut, Molière l’embrassa, le consola, et joignit au présent qu’il lui faisait un magnifique habit de théâtre, pour jouer les rôles tragiques. C’est par des exemples pareils, plus sensibles que de simples discours, qu’il s’appliquait à former les mœurs de celui qu’il regardait comme son fils.« On n’a point inséré dans ces Mémoires les traditions populaires, toujours incertaines et souvent fausses, ni les faits étrangers ou peu intéressants, que l’auteur de la vie de Molière a rassemblés ; celui dont Charpentier, fameux compositeur de musique, a été témoin, et qu’il a raconté à des personnes dignes de foi, est peu connu et mérite d’être rapporté. Molière revenait d’Auteuil avec ce musicien, il donna l’aumône à un pauvre qui, un instant après, fit arrêter le carrosse et lui dit :
Monsieur, vous n’avez pas eu dessein de me donner une pièce d’or ? Où la vertu va-t-elle se nicher ?s’écria Molière, après un moment de réflexion :Tiens mon ami en voilà une autre. »
On dit que Molière poussait jusqu’à l’excès l’exactitude et l’arrangement dans {p. 100}son domestique.
« [*]Il n’y avait personne, quelque attention qu’il eût, qui y pût répondre. Une fenêtre ouverte ou fermée un moment devant ou après le temps qu’il l’avait ordonné mettait Molière en convulsion ; si on lui avait dérangé un livre, c’en était assez pour qu’il ne travaillât de quinze jours ; il y avait peu de domestiques qu’il ne trouvât en défaut ; et la vieille servante, La Forêt, y était prise aussi souvent que les autres, quoiqu’elle dût être accoutumée à cette fatigante régularité que Molière exigeait de tout le mondea, et même il était prévenu que c’était une vertu ; de sorte que celui de ses amis qui était le plus régulier et le plus arrangé, était celui qu’il estimait le plus.
« Molière était vif quand on l’attaquaitb. Benserade l’avait fait, mais je n’ai jamais pu savoir à quelle occasion. Celui-là résolut de se venger de celui-ci, quoiqu’il fût bel esprit d’un grand seigneur, et honoré de sa protection. Molière s’avisa donc de faire des vers du goût de ceux de Benserade {p. 101}à la louange du roi, qui représentait Neptune dans une fêtea. Il ne s’en déclara point l’auteur, mais il eut la prudence de le dire à Sa Majesté. Toute la Cour trouva ces vers très beaux, et tous d’une voix les donna à Benserade, qui ne fit point de façon d’en recevoir les compliments, sans néanmoins se livrer trop imprudemment. Le grand seigneur qui le protégeait était ravi de le voir triompher, et il en tirait vanité, comme s’il avait lui-même été l’auteur de ces vers. Mais quand Molière eut bien préparé sa vengeance, il déclara publiquement qu’il les avait faits : Benserade fut honteux, et son protecteur se fâcha, mais il avait les sentiments trop élevés pour que Molière dût craindre les suites de son premier mouvement. »
Ajoutons, pour terminer cet article, le sentiment de quelques auteurs célèbres sur la personne et les ouvrages de Molière.
« [*]Molière récitait en comédien sur le théâtre et hors du théâtre, mais il {p. 102}parlait en honnête homme, riait en honnête homme, avait tous les sentiments d’un honnête homme… Au reste, M. Despréaux trouvait la prose de Molière plus parfaite que sa poésie, en ce qu’elle était plus régulière et plus châtiée, au lieu que la servitude des rimes l’obligeait souvent à donner de mauvais voisins à des vers admirables. Voisins que les maîtres de l’art appellent des frères chapeaux1. »
Voici le jugement que M. de La Bruyère a porté des ouvrages de Molière : « Il n’a manqué à Térence que d’être moins froid ; quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères ! Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon, et d’écrire purement ; quel feu, quelle naïveté, quelle source de bonne plaisanterie, quelle imitation de mœurs, et quel fléau de ridicule ! Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques ! »
Le jugement du père Porée2 sur Molière, quoique très sévère, ne marque pas moins l’étendue du génie de ce grand homme. « Molière découvrant finement le ridicule et l’imitant plaisamment ; exact et pur dans ses écrits, sans qu’il lui en coûtât du travail ; serré dans sa
{p. 103}prose, et coulant dans ses vers ; plein de maximes sensées et de bons mots. Il a rassemblé dans ses ouvrages presque tous ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les comiques grecs et romains. Aussi divertissant qu’Aristophane, et quelquefois aussi peu difficile que lui sur le choix de son jeu : aussi enjoué que Plaute, et quelquefois tombant comme lui dans des bouffonneries basses, connaissant aussi bien les hommes que Térence, et représentant comme lui des amours impudiques. »
Les auteurs du Journal littéraire1, en rapportant ce passage du discours du père Porée, ajoutent très judicieusement ; « Qu’ils auraient souhaité que ce savant jésuite eût fait deux choses : la première, qu’en censurant nos poètes comiques, il eût insinué, qu’ils ont pourtant ménagé beaucoup mieux la chasteté que ceux qui les ont précédés, et que les comiques des autres peuples. La seconde, que nous avons un grand nombre de comédies qui passent pour achevées, où il ne se trouve aucun des défauts dont cet éloquent jésuite les taxe toutes. »
M. de Voltaire, dans Le Temple du goût, {p. 104}s’exprime de la façon suivante, en parlant de Molière :
« J’y vis l’inimitable Molière, et j’osai lui dire :
Le sage, le discret Térence,Est le premier des traducteurs :Jamais dans sa froide élégance,Des Romains il n’a peint les mœurs :Tu fus le peintre de la France.Nos bourgeois, à sots préjugés,Nos petits-maîtres rengorgés,Nos robins toujours arrangés,Chez toi, venaient se reconnaître ;Et tu les aurais corrigés,Si l’esprit humain pouvait l’être. »
Finissons par un fait que la tradition nous a conservé. Molière était désigné pour remplir la première place vacante à l’Académie française ; la compagnie s’était arrangée au sujet de sa profession. Molière n’aurait plus joué que dans les rôles de haut comique, mais sa mort précipitée le priva d’une place bien méritée, et l’Académie, d’un sujet si digne de la remplira.
{p. 105}Ordre chronologique des pièces de théâtre de M. Molière.
{p. 108}Molière n’a composé que le premier acte, et la première scène du second acte, et la première scène du troisième de Psyché, et le surplus de cette pièce est de M. Corneille l’aîné, et les paroles chantantes du prologue et des intermèdes sont de M. Quinault.
Comédies du même auteur, non imprimées, et jouées en province.
Dans deux registres de la troupe de Molière, dont le premier commence le 6 avril 1663, et finit le 6 janvier 1664, et le second reprend au 12 janvier de la même année 1664, et est terminé le 4 janvier 1665. On trouve le titre de différentes petites comédies, que nous n’osons assurer avoir été composées par Molière, mais que nous avons cru devoir mettre ici, pour proposer notre conjecture aux amateurs du théâtre français.
Année 1663.
Même année 1663.
Année 1664.
1666. Le Médecin malgré lui §
Comédie en trois actes, en prose, de M. Molière, représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le 6 août
« [*]Molière, ayant suspendu son chef-d’œuvre du Misanthrope, le rendit quelque temps après au public, {p. 123}accompagné du Médecin malgré lui. Il crut devoir rappeler les spectateurs par quelque ouvrage moins bon, mais plus amusant, dans l’espérance que le public se laisserait insensiblement éclairer sur le bon, et parviendrait peut-être à en connaître tout le prix… Alceste passa à la faveur de Sganarelle ; il supprima la dernière pièce quand il crut que le mérite de la première avait été reconnu. Sans cette adresse, Le Misanthrope devenait la victime de l’injustice, ou de l’ignorance ; le succès qu’il eut alors n’a fait aucun tort au Médecin malgré lui ; on distingua les genres, et la petite pièce se voit encore avec plaisir. »
{p. 124}« [*]Le Médecin malgré lui soutint Le Misanthrope, c’est peut-être à la honte de la nature humaine, mais c’est ainsi qu’elle est faite ; on va plus à la comédie pour rire que pour être instruit ; Le Misanthrope était l’ouvrage d’un sage, qui écrivait pour les hommes éclairés, et il fallut que le sage se déguisât en farceur, pour plaire à la multitude. »
Lettre en vers de Robinet du 15 août 1666.
Un médecin vient de paraître,Qui d’Hippocrate est le grand maître,…………………………………………………………Or ce médecin tout nouveau,Et de vertu si singulière,Est le propre Monsieur Molière,Qui fait sans aucun contredit,Tout ce que ci-dessus j’ai dit.Dans son Médecin fait par force,Qui pour rire chacun amorce :Et tels médecins, valent bienPar ma foi ceux… je ne dis rien.
Subligny, dans sa Muse Dauphine, {p. 125}parle aussi du succès du Médecin malgré lui :
Pour changer de propos, dites-moi, s’il vous plaît,Si le temps vous permet de voir la comédie ?Le Médecin par force étant beau comme il est,Il faut qu’il vous en prenne envie.Rien au monde n’est si plaisant,Ni si propre à vous faire rire :Et je vous jure qu’à présent,Que je songe à vous en écrire,Le souvenir fait (sans le voir)Que j’en ris de tout mon pouvoir.Molière, dit-on, ne l’appelleQu’une petite bagatelle :Mais cette bagatelle est d’un esprit si fin,Que s’il faut que je vous le die,L’estime qu’on en fait est une maladieQui fait que dans Paris tout court au médecin.
Le perruquier dont parle M. Despréaux dans son Lutrin*, s’appelait Didier l’Amour. Sa première femme était une clabaudeuse éternelle, qu’il savait étriller sans s’émouvoir. Molière a merveilleusement bien peint leur caractère dans la première scène de son Médecin malgré lui. Menagiana, de Paris, édition de 1729, tome III, p. 18.
1666. Le Ballet des Muses §
{p. 133}De la composition de Monsieur de Benserade, dansé par Sa Majesté à son château de Saint-Germain-en-Laye, le 2 décembre.
Ce ballet rassemble non seulement des danses et des récits en musique, mais encore plusieurs petites pièces de théâtre, qui furent représentées par la troupe de Molière et par celle de l’Hôtel de Bourgogne : les comédiens italiens et espagnols furent aussi appelés à cette fête, les premiers pour exécuter quelques scènes burlesques, et les autres pour une mascarade dansante et chantante. C’est ce qui nous oblige d’entrer dans tous les détails de ce ballet.
« [*]Les Muses, charmées de la glorieuse réputation de notre monarque, et du soin que Sa Majesté prend de faire fleurir tous les arts dans l’étendue de son empire, quittent le Parnasse pour venir à sa cour. Mnémosyne (c’est la Mémoire) fait l’ouverture du théâtre par un récit.
Mnémosyne, Mlle Hilaire.
« Ire entrée. Uranie et les sept Planètes.
{p. 134} « IIe entrée. Melpomène qui préside à la tragédie : l’on fait paraître Pyrame et Thysbé, qui ont servi à l’une de nos plus anciennes pièces de théâtre1.
« IIIe entrée. Thalie, à qui la comédie est consacrée, a pour son partage une pièce comique, représentée par les Comédiens du roi (la troupe de Molière), et composée par celui de tous nos poètes2 qui dans ce genre d’écrire peut le plus justement se comparer aux anciens. »
Acteurs de la Pastorale comique
Iris, jeune bergère, Mlle de Brie.
Lycas, riche pasteur, M. Molière.
Filene, riche pasteur, M. Destival.
Coridon, jeune berger, M. La Grange.
Un berger enjoué, M. Blondel.
Un pâtre, M. Châteauneuf.
Cette Pastorale comique, espèce d’impromptu, mêlée de scènes récitées et de scènes en musique, avec des divertissements et des entrées de ballet, n’a jamais été imprimée, et on n’en connaît que les paroles chantantes qui se trouvent dans Le Ballet des Muses, et dans le quatrième volume des Œuvres de Molière, édition in-12, Paris, 1739.
{p. 135}« IVe entrée. Euterpe, muse pastorale. Quatre bergers et quatre bergères dansent au chant de plusieurs autres, sur des chansons en forme de dialogue. »
Il n’est pas douteux que les deux premiers actes de Mélicerte, pastorale héroïque (de M. Molière), fut représentée dans Le Ballet des Muses, mais il n’est pas facile de la placer dans les entrées de ce ballet. L’éditeur des Œuvres de Molière dit dans l’avertissement qui précède le fragment de la Pastorale comique* : « Cette pastorale héroïque (Mélicerte) qui formait la troisième entrée du Ballet des Muses, dansé par Sa Majesté le 2 décembre 1666, fut suivie d’une pastorale comique »
, etc. Cependant, comme on vient de le voir dans la troisième entrée du Ballet des Muses, il n’y est parlé que la pastorale comique, et nullement de la pastorale héroïque. Ce dernier ouvrage n’aurait-il pas plutôt été placé à la quatrième entrée ? Cette conjecture, qui nous paraît assez probable, nous engage à rendre compte de la pastorale héroïque de Molière.
1666. Mélicerte §
Pastorale héroïque, en deux actes, en vers, de M. Molière, représentée dans la quatrième entrée du Ballet des Muses.
« [*]Molière n’avait composé que les deux premiers actes de cette Pastorale héroïque ; elle fut représentée en cet état à Saint-Germain. La scène du second acte entre Myrtil et Mélicerte est remarquable par la délicatesse des sentiments et par la simplicité de l’expression ; en général, tout ce que disent les deux amants est du même tona. Guérin le fils*, qui en 1699 acheva cette pièce, y joignit des intermèdes et changea la versification des deux premiers actes, qu’il mit en vers libres et irréguliers. La comparaison n’est pas à son avantage ; {p. 137}il a substitué un bouquet de fleurs au présent du moineau que Myrtil donnait à sa maîtresse. »
Nous parlerons de Guérin le fils et de sa pastorale de Mélicerte, sous l’année 1699.
« Ve entrée. Clio, muse qui préside à l’Histoire.
« VIe entrée. Calliope, muse des beaux vers. Les comédiens de la seule Troupe royale*, représentèrent une petite comédie, où sont introduits des poètes de différents caractères. »
1667. Le Sicilien, ou l’Amour peintre §
Comédie-ballet, en prose, en un acte, de M. Molière, représentée dans Le Ballet des Muses à Saint-Germain-en-Laye, au mois de janvier, et à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 10 juin suivant.
« [*]Le Sicilien, ou l’Amour peintre suivit de près les représentations (de la Pastorale comique, et la pastorale héroïque de Mélicerte), c’est une comédie d’intrigue, dont le dénouement a quelque ressemblance avec L’École des maris, du moins par rapport au voile qui trompe Dom Pedre dans Le Sicilien, comme il trompe Sganarelle dans L’École des maris. La finesse du dialogue, et la peinture vive de l’amour dans un amant italien, et dans un amant français, sont le principal mérite de cette pièce, qui était ornée de musique* et de danses.
« [*]C’est la seule petite pièce en un acte où il y ait de la grâce et de la galanterie : les autres petites pièces, {p. 150}que Molière ne donnait que comme farces, ont d’ordinaire un fond plus bouffon, et moins agréable. »
Voici les noms des personnes qui ont récité, dansé et chanté dans Le Sicilien, lorsque cette comédie fut représentée à Saint-Germain-en-Laye. Dom Pedre, le sieur Molière ; Adraste, le sieur de La Grange ; Isidore, Mlle de Brie ; Zaïde, Mlle Molière ; Hali, le sieur de La Thorillièrea ; Un sénateur, le sieur De Croisy ; Musiciens chantants, les sieurs Blondel, Gaye, Noblet ; Esclaves turcs dansants, les sieurs Le Prêtre, Chicanneau, Mayeu, Pesans ; Maures de qualité, le Roi, M. le Grand, les marquis de Villeroy et de Rasan ; Mauresques de qualité, Madame, Mlle de La Vallière, Mme de Rochefort, Mlle de Brancas ; Maures nus, MM. Cocquet et de Souville, les sieurs Beauchamp, Noblet, Chicanneau, La Pierre, Favier, et des Airs-Galant ; Maures à capot, les sieurs de La Marc, Dufeu, Arnald, Vagnard, Bonard.
Lorsque Le Sicilien parut sur le théâtre du Palais-Royal, voici de quelle façon Robinet l’annonça :
{p. 151}Lettre en vers du 11 juin 1667.
Depuis hier1, pareillement,On a pour divertissement,Le Sicilien, que Molière,Avec sa charmante manière,Mêla dans le ballet du roi2,Et qu’on admire, sur ma foi.Il y joint aussi des entrées,Qui furent très considérées,Dans ledit ravissant ballet.Et lui, tout rajeuni du lat,De quelque autre infante d’Inache,Qui se couvre de peau de vache,S’y remontre enfin à nos yeux,Plus que jamais facétieux.
Lettre en vers de Robinet, du 19 juin 1667.
Je vis à mon aise, et très bien,Dimanche*, Le Sicilien :C’est un chef-d’œuvre, je vous jure,Où paraissent en miniature,Et comme dans leur plus beau jour,Et la jalousie et l’amour.Ce Sicilien que MolièreReprésente d’une manière,Qui fait rire de tout le cœur,Est donc de Sicile, un seigneur,Charmé, jusqu’à la jalousie,D’une Grecque son affranchie.{p. 152}D’autre part, un marquis françoisQui soupire dessous ses lois,Se servant de tout stratagème,Pour voir ce rare objet qu’il aime,(Car, comme on sait, l’amour est fin,)Fait si bien qu’il l’enlève enfin,Par une intrigue fort jolie.Mais quoiqu’ici je vous en die,Ce n’est rien, il faut sur les lieux,Poster son oreille et ses yeux.Surtout, on y voit deux esclaves*Qui peuvent donner des entraves ;Deux Grecques, qui grecques en tout,Peuvent pousser cent cœurs à bout,Comme étant tout à fait charmantes ;Et dont enfin les riches mantes,Valent bien de l’argent, ma foi :Ce sont aussi présents du roi.
1668. Amphitryon §
Comédie en trois actes, en vers libres, avec un prologue, de M. Molière, représentée sur le théâtre du Palais-Royal, au commencement de janviera, et devant le roi le lundi 16 du même mois.
Lettre en vers de Robinet, du 21 janvier 1668.
Lundi* chez le nom pareil Sire,On vit les deux Amphitryons,Ou si l’on veut les deux Sosies,Qu’on trouve dans les poésies,Du feu sieur Plaute, franc latin,Et que dans un français très fin,Son digne successeur Molière,A travesti d’une manière,À faire ébaudir les esprits,Durant longtemps de tout Paris :Car depuis un fort beau prologue,Qui s’y fait par un dialogue,{p. 260}De Mercure avecque la Nuit,Jusqu’à la fin de ce déduit,L’aimable enjouement du comique,Et les beautés de l’héroïque,Les intrigues, les passions,Et bref, les décorations,Avec des machines volantes,Plus que des astres éclatantes,Font un spectacle si charmant,Que je ne doute nullement,Qu’on y courre en foule extrême,Bien par-delà la mi-Carême.Je n’ai rien touché des acteurs,Mais je vous avertis lecteurs,Qu’ils sont en conche très superbe,Je puis user de cet adverbe,Et que chacun, de son rôlet,Soit sérieux, ou soit follet,S’acquitte de la bonne sorte.………………………………………………Vous y verrez certaine nuit,Fort propre à l’amoureux déduit ;Et de même certaine Alcmène,Ou bien sa remembrance humaine,Qui voudrait bien, sans en douter,Qu’un remembrant de Jupiter,Plein de ce feu, qui le cœur brûle,Lui fit un remembrant d’Hercule.
« [*]Euripide et Archippus avaient traité {p. 261}ce sujet de tragi-comédie chez les Grecs, c’est une des pièces de Plaute qui a eu le plus de succèsa ; on la jouait encore à Rome cinq cents ans après lui ; et ce qui peut paraître singulier, c’est qu’on la jouait toujours dans des fêtes consacrées à Jupiter. Il n’y a que ceux qui ne savent point combien les hommes agissent peu conséquemment qui puissent être surpris qu’on se moquât publiquement au théâtre des mêmes dieux qu’on adorait dans les temples.
{p. 262}« Molière a tout pris de Plaute, hors les scènes de Sosie et de Cléantis. Ceux qui ont dit qu’il a imité son prologue de Lucien ne savent pas la différence qui est entre une imitation et la ressemblance très éloignée de l’excellent dialogue de la Nuit et de Mercure dans Molière, avec le petit dialogue de Mercure et d’Apollon dans Lucien ; il n’y a pas une plaisanterie, pas un seul mot que Molière doive à cet auteur grec.
« Tous les lecteurs exempts de préjugés savent combien l’Amphitryon français est au-dessus de l’Amphitryon latin. Dans Plaute, Mercure dit à Sosie : Tu viens avec des fourberies cousues ; Sosie répond : Je viens avec des habits cousus ; tu as menti, réplique le Dieu, tu viens avec tes pieds et non avec des habits. Ce n’est pas là le comique de notre théâtre ; autant Molière paraît surpasser Plaute dans cette espèce de plaisanterie que les Romains nommaient urbanité, autant paraît-il aussi l’emporter dans l’économie de sa pièce. Quand il fallait chez les anciens apprendre au spectateur quelque événement, un acteur venait sans façon le conter dans un monologue ; ainsi, Amphitryon et Mercure viennent seuls {p. 263}sur la scène dire tout ce qu’ils ont fait pendant les entractes ; il n’y avait pas plus d’art dans les tragédies, cela seul fait peut-être voir que le théâtre des anciens (d’ailleurs à jamais respectable) est par rapport au nôtre ce que l’enfance est à l’âge mur.
« Mme Dacier, qui a fait honneur à son sexe par son érudition, et qui lui en eût fait davantage si, avec la science des commentateurs, elle n’en eût pas eu l’esprit, fit une dissertation pour prouver que l’Amphitryon de Plaute était fort au-dessus du moderne ; mais ayant ouï dire que Molière voulait faire une comédie des Femmes savantes, elle supprima sa dissertation.
« L’Amphitryon de Molière réussit pleinement et sans contradiction ; aussi est-ce une pièce pour plaire aux plus impies et aux plus grossiers comme aux plus délicats. C’est la première comédie que Molière ait écrite en vers libres (ou pour mieux dire, la seule). On prétendit alors que ce genre de versification était plus propre à la comédie que les rimes plates, en ce qu’il y a plus de liberté et plus de variété. Cependant les rimes plates en vers alexandrins ont prévalu. Les vers libres sont {p. 264}d’autant plus mal aisés à faire qu’ils semblent plus faciles. Il y a un rythme très peu connu qu’il y faut observer, sans quoi cette poésie rebute : Corneille ne connut pas ce rythme dans son Agésilas. »
« [*]Si ce fut sans fondement qu’on accusa Molière d’avoir attaqué la religion dans Tartuffe*, on eût pu lui reprocher, à plus juste titre, d’avoir choqué la bienséance dans Amphitryon ; mais soit par respect pour l’Antiquité, soit par une suite de l’usage où l’on est d’adopter sans scrupule les rêveries les plus indécentes de la mythologie, soit que l’on fût déjà familiarisé avec ce sujet par Les Sosies de Rotrou*, on n’y fit pas même attention. On se contenta d’admirer également et l’art avec lequel Molière avait mis en œuvre ce qu’il avait emprunté de Plaute, et la justesse de son goût dans les changements et dans les additions qu’il avait cru devoir faire. Mme Dacier, qui étale toutes les beautés de la pièce latine, n’aurait pas réussi à faire pencher la balance en faveur de Plaute ; le parallèle des deux comédies n’aurait servi qu’à montrer la supériorité de l’auteur moderne sur l’ancien. Thessala dans Plaute, Céphalie dans Rotrou, ne sont {p. 265}que de simples confidentes d Alcmène ; Molière a fait de Cléanthis, qui tient leur place, un personnage plus intéressant par lui-même. La scène de Sosie avec elle n’est point une répétition vicieuse de celle d’Amphitryon avec Alcmène, quoique le maître et le valet aient également pour objet de s’éclaircir sur la fidélité de leurs femmes. Les deux scènes ne produisent pas le même effet, par la différence que l’auteur a mise entre la conduite de Jupiter avec Alcmène, et celle de Mercure avec Cléanthis. Plaute, qui finit sa comédie par le sérieux d’un dieu en machine, aurait su gré à Molière d’avoir interrompu, par le caprice de Sosie, les compliments importuns des amis d’Amphitryon, sur un sujet aussi délicat.
Mais, enfin, coupons aux discours,Et que chacun chez soi doucement se retire ;Sur telles affaires, toujoursLe meilleur est de ne rien dire.« À n’envisager cette réflexion qui achève le dénouement que du côté de la plaisanterie, l’on avouera qu’il était difficile de terminer plus finement, sur le théâtre français, une intrigue aussi galante.
L’on rit, dit Horace*, et le poète est tiré d’affaire. »
{p. 266}Si l’on en croit l’auteur du Bolæana, M. Despréaux ne pensait pas fort avantageusement de la comédie d’Amphitryon de Molière ; mais cette décision ne trouvera pas beaucoup de partisans. Quoi qu’il en soit, voici le passage :
« [*]À l’égard de l’Amphitryon de Molière, qui s’est si fort acquis la faveur du peuple, et même de beaucoup d’honnêtes gens, M. Despréaux ne le goûtait que médiocrement. Il prétendait que le prologue de Plaute vaut mieux que celui du comique français. Il ne pouvait souffrir les tendresses de Jupiter envers Alcmène, et surtout cette scène où ce dieu ne cesse de jouer sur le terme d’époux et d’amant. Plaute lui paraissait plus ingénieux que Molière dans la scène et dans le jeu du moi. Il citait même un vers de Rotrou dans sa pièce des Sosies qu’il prétendait plus naturel que ces deux de Molière.
Et j’étais venu, je vous jure,Avant que je fusse arrivé. »
Or voici le vers de Rotrou :
J’étais chez nous longtemps avant que d’arriver.
M. Riccoboni, dans ses Observations sur la comédie et le génie de Molière, parle avec éloge du sujet d’Amphitryon.
{p. 267}« Nous allons employer ses termes[*], comme l’intrigue est la base du genre dramatique, c’est aussi la partie qui mérite une plus grande attention. Sans intrigue, il n’y a point de comédie, et c’est par l’intrigue qu’on la distingue du dialogue… On distingue deux sortes d’intrigues ; dans la première espèce, aucun des personnages n’a dessein de traverser l’action, qui semble devoir aller d’elle-même à la fin, mais qui néanmoins se trouve interrompue par des événements que le pur hasard semble avoir amenés.
« Cette sorte d’intrigue, est, je crois, celle qui a le plus de mérite, et qui doit produire un plus grand effet ; parce que le spectateur, indépendamment de ses réflexions sur l’art du poète, est bien plus flatté d’imputer les obstacles qui surviennent aux caprices du hasard, qu’à la malignité des maîtres ou des valets ; et qu’au fond une comédie intriguée de la forte étant une image plus fidèle de tout ce que l’on voit arriver tous les jours, elle porte aussi davantage le caractère de la vraisemblance.
« Nous n’avons, parmi les ouvrages des anciens, que deux modèles en ce genre, l’Amphitryon et Les Ménechmes. Molière, en choisissant le plus parfait de {p. 268}ces originaux pour l’objet de son imitation, a bien montré quel était son discernement. L’Amphitryon offre une action que les personnages n’ont aucun dessein de traverser ; c’est le hasard seul qui fait arriver Sosie dans un moment où Mercure ne peut le laisser entrer chez Amphitryon ; le déguisement à la faveur duquel Jupiter cherche à satisfaire son amour produit une brouillerie entre Amphitryon et Alcmène, qui fonde également leurs plaintes réciproques. Jupiter, qui ne veut point que cette brouillerie révolte Alcmène contre son mari, revient une seconde fois sous la forme d’Amphitryon, pour se raccommoder avec elle ; il faut pendant ce temps-là que Mercure défende à Amphitryon, qui survient, l’entrée de sa maison. Comme il a pris la figure de Sosie, c’est sur ce malheureux esclave que tombe toute la vengeance d’Amphitryon ; cependant les chefs de l’armée, que Jupiter, pour se défaire de Sosie, a fait inviter à dîner, voyant deux Amphitryons, ne savent de quel parti se ranger. Alors l’action est conduite à sa fin, par l’éclat que doit faire nécessairement la tromperie de Jupiter ; et ce dieu est obligé de se découvrir aux dépens même de l’honneur {p. 269}d’Alcmène : ainsi, rien n’arrive dans cette pièce de dessein formé, et le hasard en produit seul tous les incidents.
« Mais il manque à la perfection de cette comédie la simplicité dans le principe de l’action, parce que la ressemblance surnaturelle d’où naît tout le mouvement est une machine qui diminue de beaucoup le mérite de ces intrigues de la première espèce ; et que le naturel ou le simple ne doivent jamais être altérés par le merveilleux ou le surnaturel. »
1668. George Dandin, ou le Mari confondu §
{p. 294}Comédie en trois actes, en prose, de M. Molière, représentée avec des intermèdes à Versailles, le lundi 16 juillet, selon Robinet, et selon Félibien, le mercredi 18 juillet, et sans intermèdes, sur le théâtre du Palais-Royal, le 9 novembre suivant.
« [*]Le roi ayant accordé la paix aux instances de ses alliés, et aux vœux de toute l’Europe, et donné des marques d’une modération et d’une bonté sans exemple, même dans le fort de ses conquêtes, ne pensait plus qu’à s’appliquer aux affaires de son royaume, lorsque, pour réparer en quelque sorte ce que la Cour avait perdu dans le Carnaval pendant son absence, il résolut de faire une fête dans les jardins de Versailles, où, parmi les plaisirs que l’on trouve dans un séjour si délicieux, l’esprit fût encore touché de ces beautés surprenantes et extraordinaires dont ce grand prince sait assaisonner tous ses divertissements.
{p. 295}« Pour cet effet, voulant donner la comédie en suite d’une collation, et le souper après la comédie, qui fut suivi d’un bal et d’un feu d’artifice, il jeta les yeux sur les personnes qu’il jugea les plus capables pour disposer les choses propres à cela…
« Pour l’exécution de cette fête, le duc de Créquy, comme premier gentilhomme de la chambre, fut chargé de ce qui regardait la comédie ; le maréchal de Bellefonds, comme premier maître d’hôtel du roi, prit soin de la collation, du souper, et de tout ce qui regardait le service des tables, et M. Colbert, comme surintendant des bâtiments, fit construire et embellir les divers lieux destinés à ce divertissement royal, et donna les ordres pour l’exécution des feux d’artifice.
« Le sieur Vigarani eut ordre de dresser le théâtre pour la comédie ; le sieur Gissey d’accommoder un endroit pour le souper, et le sieur de Vau, premier architecte du roi, un autre pour le bal.
« Le mercredi, dix-huitième jour de juillet 1668, le roi étant parti de Saint-Germain, vint dîner à Versailles {p. 296}avec la reine, Monseigneur le Dauphin, Monsieur et Madame. Le reste de la Cour étant arrivé incontinent après-midi, trouva les officiers du roi qui faisaient les honneurs, et recevaient tout le monde dans les salles du château, ou il y avait en plusieurs endroits des tables dressées, et de quoi se rafraîchir…
« Sur les six heures du soir, le roi ayant commandé au marquis de Gesvres, capitaine de ses gardes, de faire ouvrir toutes les portes, afin qu’il n’y eût personne qui ne prît part au divertissement, sortit du château avec la reine, et tout le reste de la Cour, pour prendre le plaisir de la promenade. »
(M. Félibien fait la description d’une partie des jardins de Versailles, et poursuit ainsi.)
« À côté de la grande allée Royale, il y en a deux autres qui en sont éloignées d’environ deux cents pas. Celle qui est à droite, en montant vers le château, s’appelle l’allée du Roi, et celle qui est à gauche l’allée des Prés. Ces trois allées sont traversées par une autre qui se termine à deux grilles, qui sont la clôture du petit parc. Ces deux allées des côtés, et celle qui les traverse, ont cinq toises de large ; mais à {p. 297}l’endroit où elles se rencontrent, elles forment un grand espace, qui a plus de treize toises en carré. C’est dans cet endroit de l’allée du Roi que le sieur Vigarani avait disposé le lieu de la comédie. Le théâtre, qui avançait un peu dans le carré de la place, s’enfonçait de dix toises dans l’allée qui monte vers le château, et laissait pour la salle un espace de treize toises de face sur neuf de large.
« L’exhaussement de ce salon était de trente pieds jusques a la corniche, d’où les côtés du plafond s’élevaient encore de huit pieds jusqu’au dernier enfoncement. Il était couvert de feuillée par-dehors, et par-dedans paré de riches tapisseries, que le sieur Du Metz, intendant des meubles de la Couronne, avait pris soin de faire disposer de la manière la plus belle et la plus convenable pour la décoration de ce lieu. Du haut du plafond pendaient trente-deux chandeliers de cristal, portant chacun dix bougies de cire blanche. Autour de la salle étaient plusieurs sièges disposés en amphithéâtre, remplis de plus de douze cents personnes, et dans le parterre il y avait encore sur des bancs une plus grande quantité de monde. {p. 298}Cette salle était percée par deux grandes arcades, dont l’une était vis-à-vis du théâtre, et l’autre du côté qui va vers la grande allée. L’ouverture du théâtre était de trente-six pieds ; et de chaque côté, il y avait deux grandes colonnes torses de bronze et de lapis, environnées de branches et de feuilles de vigne d’or. Elles étaient posées sur des piédestaux de marbre, et portaient une grande corniche aussi de marbre, dans le milieu de laquelle on voyait les armes du roi sur un cartouche doré, accompagné de trophées. L’architecture était d’ordre Ionique : entre chaque colonne il y avait une figure : celle qui était à droite représentait la paix, et celle qui était à gauche figurait la victoire… lorsque Leurs Majestés furent arrivées dans ce lieu, dont la grandeur et la magnificence surprit toute la Cour, et quand elles eurent pris leurs places sous le haut dais qui était au milieu du parterre, on leva la toile qui cachait la décoration du théâtre ; et alors, les yeux se trouvant tout à fait trompés, l’on crut voir effectivement un jardin d’une beauté extraordinaire…
« L’ouverture du théâtre se fait par {p. 299}quatre bergersa déguisés en valets de fêtes, qui, accompagnés de quatre autres bergersb qui jouent de la flûte, font une danse, où ils obligent d’entrer avec eux un riche paysan qu’ils rencontrent, et qui, mal satisfait de son mariage, n’a l’esprit rempli que de fâcheuses pensées. Aussi l’on voit qu’il se retire bientôt de leur compagnie, où il n’a demeuré que par contrainte. Climène et Clorisc, qui sont deux bergères amies, entendant le son des flûtes, viennent joindre leurs voix à ces instruments, et chantent, etc.
« Tircis et Philèned, amants de ces deux bergères, les abordent, pour les entretenir de leur passion, et font avec elles une scène en musique, etc.
« Ces deux bergers se retirent l’âme pleine de douleur et de désespoir, et ensuite de cette musique commence le premier acte de la comédie en prose.
« Le sujet est qu’un riche paysan, s’étant marié à la fille d’un gentilhomme de campagne, ne reçoit que du mépris de sa femme, aussi bien que de son {p. 300}beau-père et de sa belle-mère, qui ne l’avaient pris pour leur gendre qu’à cause de ses grands biens.
« Toute cette pièce est traitée de la même sorte que le sieur Molière a de coutume de faire ses autres pièces de théâtre, c’est-à-dire qu’il y représente avec des couleurs si naturelles le caractère des personnes qu’il introduit, qu’il ne se peut rien voir de plus ressemblant que ce qu’il a fait, pour montrer la peine et les chagrins où se trouvent souvent ceux qui s’allient au-dessus de leur condition ; et quand il dépeint l’humeur et la manière de faire de certains nobles campagnards, il ne forme point de traits qui n’expriment parfaitement leur véritable image. Sur la fin de l’acte le paysan est interrompu par une bergère qui lui vient apprendre le désespoir des deux bergers ; mais comme il est agité d’autres inquiétudes, il la quitte en colère, et Cloris entre, qui vient faire une plainte sur la mort de son amant.
« Après cette plainte commença le second acte de la comédie en prose. C’est une suite des déplaisirs du paysan marié, qui se trouve encore interrompu par la même bergère, qui lui vient dire que Tircis et Philène ne sont point {p. 301}morts, et lui montre six bateliersa qui les ont sauvés. Le paysan, importuné de tous ces avis, se retire et quitte la place aux bateliers, qui, ravis de la récompense qu’ils ont reçue, dansent avec leurs crocs, et se jouent ensemble ; après quoi se récite le troisième acte de la comédie en prose. Dans ce dernier acte l’on voit le paysan dans le comble de la douleur, par les mauvais traitements de sa femme. Enfin un de ses amis lui conseille de noyer dans le vin toutes ses inquiétudes, et l’emmène pour joindre sa troupe, voyant venir toute la foule des bergers amoureux, qui commencent à célébrer par des chants et des danses le pouvoir de l’amour.
« Ici la décoration change en un instant… On ne découvre sur le théâtre que de grandes roches entremêlées d’arbres, ou l’on voit plusieurs bergers qui chantent et qui jouent de toutes sortes d’instruments. Cloris commence la première à joindre sa voix au son des flûtes et des musettes.
« Pendant que la musique charme les oreilles, les yeux sont agréablement {p. 302}occupés à voir danser plusieurs bergersa et bergèresb galamment vêtues, et Climène chante, etc., à ces mots l’on vit s’approcher du fond du théâtre un grand rocher couvert d’arbres, sur lequel était assise toute la troupe de Bacchus, composée de quarante satyres. L’un d’eux1, s’avançant à la tête, chanta fièrement ces paroles, etc.
« Plusieurs du parti de Bacchus mêlaient aussi leurs pas à la musique, et l’on eut un combat de danseurs et de chantres de Bacchus, contre les danseurs et les chantres, qui soutenaient le parti de l’Amour.
« Un berger2 arrive qui se jette au milieu des deux partis pour les séparer, et leur chante ces vers :
C’est trop, c’est trop, bergers ; hé pourquoi ces débats ?Souffrons qu’en un parti la raison nous assemble :L’amour a des douceurs, Bacchus a des appas :Ce sont deux déités qui sont fort bien ensemble,Ne les séparons pas.{p. 303}Le Chœur du parti de l’Amour,
et le Chœur du parti de Bacchus, ensemble.Mêlons donc leurs douceurs aimables,Mêlons nos voix dans ces lieux agréables,Et faisons répéter aux échos d’alentour,Qu’il n’est rien de plus doux que Bacchus et l’Amour.« Tous les danseurs se mêlent ensemble ; et l’on voit parmi les bergers et les bergères, quatre des suivants de Bacchusa, avec thyrses, et quatre bacchantesb, avec des espèces de tambours de basque, qui représentent ces cribles qu’elles portaient anciennement aux fêtes de Bacchus. De ces thyrses les suivants de Bacchus frappent sur les cribles des bacchantes, et font différentes postures pendant que les bergers et les bergères dansent plus sérieusement.
« On peut dire que dans cet ouvrage le sieur de Lully a trouvé le secret de satisfaire, et de charmer tout le monde : car jamais il n’y a rien eu de si beau, ni de mieux inventé. Si l’on regarde les danses, il n’y a point de pas qui ne marque l’action que les danseurs doivent faire, et dont les gestes ne soient {p. 304}autant de paroles qui le fassent entendre. Si l’on regarde la musique, il n’y a rien qui n’exprime parfaitement toutes les passions, et qui ne ravisse l’esprit des auditeurs. Mais ce qui n’a jamais été vu, est cette harmonie de voix si agréable, cette symphonie d’instruments, cette belle union de différents chœurs, ces douces chansonnettes, ces dialogues si tendres et si amoureux, ces échos, et enfin cette conduite admirable dans toutes les parties, où depuis les premiers récits l’on a vu toujours que la musique s’est augmentée ; et qu’enfin, après avoir commencé par une seule voix, elle a fini par un concert de plus de cent personnes, que l’on a vues toutes à la fois sur un même théâtre joindre ensemble leurs instruments, leurs voix et leurs pas, dans un accord et une cadence qui finit la pièce, en laissant tout le monde dans une admiration qu’on ne peut assez exprimer. »
La suite de cette fête de Versailles ne regardant plus le genre du théâtre, nous croyons pouvoir nous dispenser d’en parler. Le lecteur peut la lire en entier dans le cinquième volume des Œuvres de Molière, édition in-12, Paris, 1739. Il y trouvera aussi les paroles lyriques des {p. 305}intermèdes de George Dandin, que nous avons cru pareillement devoir supprimer de cet article. Passons présentement à la lettre en vers de Robinet, qui présente un récit qui n’est pas moins curieux de la représentation de George Dandin.
Lettre en vers de Robinet, du 21 juillet 1668.
Dans le parc de ce beau Versailles,Qui n’est pas un lieu de broussaille,…………………………………………………………On vit lundi* ce que les yeuxNe peuvent voir que chez les dieux,Ou chez Louis qui les égale,Dedans la pompe d’un régale.……………………………………………Mais sur ce point donc c’est assez,Sus, Muse, promptement passez,En cette autre brillante salle,Qui fut la salle théâtrale.Ô le charmant lieu que c’était ?L’or partout, certes éclatait ;Trois rangs de riches hautes lices,Décoraient ce lieu de délices,Aussi haut, sans comparaison,Que la vaste et grande cloison,De l’église de Notre-Dame,Où l’on chante en si bonne gamme.Maintes cascades y jouaient,Qui de tous côtés l’égayaient,{p. 306}Et pour en gros ne rien omettre,Dans les limites d’une lettre,En ce beau rendez-vous des jeux,Un théâtre auguste et pompeux,D’une manière singulière,S’y voyait dressé par Molière,Le Môme cher et glorieux,Du bas Olympe de nos dieux.Lui-même, donc, avec sa troupe,Laquelle avait les ris en croupe,Fit là le début des ébats,De notre cour pleine d’appas,Par un sujet archi-comique,Auquel rirait le plus stoïque,Vraiment malgré, bon gré ses dents,Tant sont plaisants les incidents.Cette petite comédie*,Du cru de son rare génie,Et je dis tout disant cela,Était aussi, par-ci, par-là,De beaux pas, de ballet mêlée,Qui plurent fort à l’assemblée,Ainsi que les divins concerts,Et les plus mélodieux airs,Le tout du sieur Lully Baptiste ;Dont maint est le singe et copiste,D’ailleurs de ces airs bien chantés,Dont les sens étaient enchantés,Molière avait fait les paroles,Qui valaient beaucoup de pistoles,{p. 307}Car en un mot, jusqu’en ce jour,Soit pour Bacchus, soit pour l’Amour,On n’en avait point fait de telles,C’est comme dire d’aussi belles.Et pour plaisir, plutôt, que tard,Allez voir chez le sieur Ballard,Qui de tout cela vend le livre,Que presque pour rien il délivre ;Si je vous mens ni peu ni prou,Et si vous ne saviez pas où,C’est à l’enseigne du Parnasse :Allez y donc, vite, et de grâce.Mais revenons à nos moutons,Et pour achever, ajoutons,Que chacun fit là des merveilles,Qui n’eurent jamais de pareilles :Et qu’à l’envi, soit les acteurs,Les baladins et les chanteurs,Tous en ce jour se surpassèrent,Et bravement se signalèrent.Mais entre tous ces grands zélés,Qui se font si bien signalés,Remarquable est La Thorillière,Qui prêt de tomber dans la bière,Ayant été durant le cours,Tout au plus d’environ huit jours,Saigné dix fois pour une fièvre,Qui dans son sang faisait la mièvre,{p. 308}Quitta son grabat prestement,Et voulut héroïquement,Du gros Lubin faire le rôle*,Qui sans doute croit le plus drôle.
« [*]Quoique dans tous les temps l’expérience ait montré que la disproportion des conditions et des fortunes, la différence d’humeur, et d’éducation, sont des sources intarissables de discorde entre deux personnes que l’intérêt d’une part, et de l’autre la vanité, engagent à s’épouser ; cet abus n’en est pas moins commun dans la société : Molière entreprit de le corriger. Les naïvetés grossières des valets qui trompent George Dandin, le caractère chargé d’un gentilhomme de campagne et de sa femme, sont des moyens mis heureusement en œuvre pour rendre cette vérité sensible ; mais on voudrait en vain excuser le caractère d’Angélique, qui, sans combattre son penchant pour Clitandre, laisse trop paraître son aversion pour son mari, jusqu’à se prêter à tout ce qu’on lui suggère pour le tromper, ou du moins pour l’inquiéter. Ses démarches, qui ne peuvent être entièrement innocentes, quand on ne les accuserait que de légèreté et d’imprudence, tournent toujours à son {p. 309}avantage par les expédients qu’elle trouve pour se tirer d’embarras, de sorte que l’on est peut-être plus tenté d’imiter la conduite de la femme, toujours heureuse, quoique toujours coupable, que désabusé des mariages peu sortables, par l’exemple de l’infortune du mari. Aussi cette pièce eût-elle des censeurs, et peu de critiques. »
« [*]On ne connaît, et on ne joue cette pièce que sous le nom de George Dandin, et au contraire Le Cocu imaginaire qu’on avait intitulé et affiché Sganarelle, n’est connu que sous le nom de Cocu imaginaire, peut-être parce que ce dernier titre est plus plaisant que celui de mari confondu. George Dandin réussit pleinement ; mais si on ne reprocha rien à sa conduite et au style, on se souleva un peu contre le sujet même de la pièce, on se révolta contre une comédie dans laquelle une femme mariée donne un rendez-vous à son amant. »
Grimarest, dans sa Vie de Molière, rapporte une anecdote sur la comédie de George Dandin que, sans en garantir la vérité, nous croyons devoir placer ici.
« [*]Molière se préparait à donner son George Dandin, mais un de ses amis lui fit entendre qu’il y avait dans le {p. 310}monde un Dandin, qui pourrait se reconnaître dans sa pièce, et qui était en état par sa famille, non seulement de la décrier, mais encore de le desservir dans le monde. Vous avez raison, dit Molière à son ami ; mais je sais un sûr moyen de me concilier l’homme dont vous me parlez ; j’irai lui lire ma pièce. Au spectacle où il était assidu, Molière lui demanda une de ses heures perdues pour lui faire une lecture. L’homme en question se trouva si fort honoré de ce compliment que, toutes affaires cédantes, il donna parole pour le lendemain, et il courut tout Paris pour tirer vanité de la lecture de cette pièce. Molière, disait-il à tout le monde, me lit ce soir une comédie, voulez-vous en être ? Molière trouva une nombreuse assemblée, et son homme qui présidait. La pièce fut trouvée excellente, et lorsqu’elle fut jouée, personne ne la faisait mieux valoir que celui dont je viens de parler, et qui pourtant aurait pu s’en fâcher, une partie des scènes que Molière avait traitées dans sa pièce étant arrivées à cette personne. Ce secret de faire passer sur le théâtre un caractère à son original a été trouvé si bon que plusieurs auteurs l’ont mis en usage depuis avec succès. »
{p. 311}La naissance d’un second fils de France qui fut nommé duc d’Anjou (mais qui mourut très jeune) occasionna des réjouissances publiques. Les différentes troupes de comédiens de Paris ne furent pas des derniers à signaler leur joie, et Robinet en rend le compte suivant.
Lettre en vers du 18 août 1668.
………………………………………………Comme chacun à leur exemple*,(Que toute la ville contemple)De se signaler est ravi,C’est ce qu’on a fait à l’envi.Et j’en fis dans mon autre épître,Un assez spacieux chapitre.Mais vraiment des comédiens,Tant les français qu’italiens,Ont depuis témoigné leur zèle,D’une façon si noble et belle,Et sans aucun égard aux frais,Car on en fait, je vous promets,Dedans une rencontre telle,Tant en violons qu’en chandelle :Ils ont dis-je d’un si bel air,Leur affection fait briller,Donnant gratis la comédie,À quiconque en avait envie,Et c’est-à-dire à tout Paris,Qui la voulut voir à ce prix,{p. 312}Qu’ils méritent bien que l’histoire,En conserve aussi la mémoire.À l’Hôtel* le sieur Floridor,Lequel, quand il lui plaît, dit d’or,Fit admirer sa belle langue,En une fluide harangue,Touchant cette nativité,Qui cause notre gaieté.Et tant lui que sa compagnie,De qui chacun le Ciel bénie,(Car je suis bien venu chez eux,)Firent sans doute de leur mieux ;Et c’est une chose pareille,Que si je disais à merveille.Je dois en spectateur loyal,Dire aussi qu’au Palais-Royal,Où je fus en très bonne place,À Mademoiselle Hubert grâce,L’excellente Troupe du roi*,Fit à ravir, en bonne foi,Tant dans Les Fâcheux, qu’on peut dire,Des fâcheux, qui nous font bien rire,Que dans Le Médecin forcé*,Et depuis qu’on a commencé,Jusqu’à la fin, que l’on fait pouffe,De rire presque l’on s’étouffe.Mais entre les deux, leur auteur,Et qui l’est de telle hauteur,Fit en cinq ou six périodes,Valant six des meilleures odes,{p. 313}Un discours, qui bien reçu fut,Et dans lequel beaucoup me plutUne comparaison d’Hercule,Ou que sa chemise me brûle.Outre cela, sous sept habits,Aussi vrai que je vous le dis,Ce brave auteur, le sieur Molière,Joua de façon singulière,Et se surpassa ce jour-là :C’est tout dire, disant cela.
1668. L’Avare §
Comédie en prose, en cinq actes, de M. Molière, représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le 9 septembrea.
« [*]Le mérite de L’Avare céda pour quelque temps à la prévention générale ; l’auteur, qui avait été obligé de {p. 314}le retirer* à la septième représentation, le fit reparaître sur la scène en 1668. On fut forcé de convenir qu’une prose élégante pouvait peindre vivement les actions des hommes dans la vie civile, et que la contrainte de la versification, qui ajoute quelquefois aux idées, par les tours heureux qu’elle donne occasion d’employer, pouvait quelquefois aussi faire perdre une partie de cette chaleur, et de cette vie, qui naît de la liberté du style ordinaire. Il est {p. 315}en effet des tours uniques, dictés par la nature, que le moindre changement dans les mots altère et affaiblit.
« Dès que le préjugé eut cessé, on rendit justice à l’auteur. La proposition faite à l’Avare d’épouser sa fille sans dot, l’enlèvement de la cadette, le désespoir du vieillard volé, sa méprise à l’égard de l’amant de sa fille, qu’il croit être le voleur de son trésor, l’équivoque de sa cassette, sont les traits principaux que Molière a puisés dans Plaute. Mais Plaute ne peut corriger que les hommes qui ne profiteraient point des ressources que le hasard leur donne contre la pauvreté : Euclion, né pauvre, veut encore passer pour tel, quoiqu’il ait trouvé une marmite pleine d’or ; il n’est occupé que du soin de cacher son trésor, dont son avarice l’empêche de faire usage. Le poète français embrasse un objet plus étendu et plus utile. Il représente l’avare sous différentes faces ; Harpagon ne veut paraître ni avare ni riche, quoiqu’il soit l’un et l’autre. Le désir de conserver son bien, en dépensant le moins qu’il peut, est égal au désir insatiable d’en amasser davantage ; cette avidité le rend usurier. Il le devient envers son fils même, il est amant par avarice, et {p. 316}c’est par avarice qu’il cesse de l’être. »
« [*]Cette excellente comédie avait été donnée au public (avant le 9 septembre 1668), mais le même préjugé qui fit tomber Le Festin de Pierre, parce qu’il était en prose, avait fait tomber L’Avare. Molière, pour ne point heurter de front le sentiment des critiques, et sachant qu’il faut ménager les hommes quand ils ont tort, donna au public le temps de revenir, et ne rejoua L’Avare que sept mois après. Le public, qui à la longue se rend toujours au bon, donna à cet ouvrage les applaudissements qu’il mérite. On comprit alors qu’il peut y avoir de fort bonnes comédies en prose, et qu’il y a peut-être plus de difficulté à réussir dans ce style ordinaire où l’esprit seul soutient l’auteur, que dans la versification, qui, par la rime, la cadence et la mesure, prête des ornements à des idées simples, que la prose n’embellirait pas. Il y a dans L’Avare quelques idées prises de Plaute, et embellies par Molière. Plaute avait imaginé le premier de faire en même temps voler la cassette de l’Avare, et séduire sa fille ; c’est de lui qu’est toute l’invention de la scène du jeune homme qui vient avouer le rapt, et que l’Avare prend pour le voleur ; {p. 317}mais on ose dire que Plaute n’a point assez profité de cette situation, il ne l’a inventée que pour la manquer ; que l’on en juge par ce trait seul : l’amant de la fille ne paraît que dans cette scène, il vient sans être annoncé ni préparé, et la fille elle-même n’y paraît point du tout.
« Tout le reste de la pièce est de Molière, caractères, intrigue, plaisanteries ; il n’en a imité que quelques lignes, comme cet endroit où l’Avare parlant (peut-être mal à propos) aux spectateurs, dit : Mon voleur n’est-il point parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Quid est quid ridetis ? Novi omnes scio fures hic esse complures ; et cet autre endroit encore où, ayant examiné les mains du valet qu’il soupçonne, il demande à voir la troisième. Ostende tertiam ? Mais si l’on veut connaître la différence du style de Plaute et du style de Molière, qu’on voie les portraits que chacun fait de son Avare. Plaute dit : il crie qu’il est perdu, qu’il est abîmé, si la fumée de son feu va hors de sa maison. Il se met une vessie à la bouche pendant la nuit, de peur de perdre son souffle. Se bouche-t-il aussi la bouche d’en bas ?
{p. 318}« Cependant ces comparaisons de Plaute avec Molière, toutes à l’avantage du dernier, n’empêchent pas qu’on ne doive estimer ce comique latin, qui, n’ayant pas la pureté de Térence, avait d’ailleurs tant d’autres talents, et qui, quoique inférieur à Molière, a été, pour la variété de ses caractères et de ses intrigues, ce que Rome a eu de meilleur. On trouve aussi à la vérité dans L’Avare de Molière quelques expressions grossières, comme je sais l’art de traire les hommes, et quelques mauvaises plaisanteries, comme je marierais, si je l’avais entrepris, le Grand Turc avec la République de Venise. »
M. Riccoboni, dans ses Observations sur la comédie et sur le génie de Molière, propose une critique de la comédie {p. 319}de L’Avare qui ne nous paraît pas toujours sans réplique, mais qui fait voir le bon goût et la connaissance de cet auteur pour le genre théâtral.
« [*]Avant que de faire connaître les beautés de cette comédie, j’entreprendrai d’en faire la critique : car mon intention n’est pas que l’on me croie si prévenu en faveur de Molière, que je lui passe ses défauts, et que par cette raison je néglige d’en parler. Il faut convenir que Molière a ramené la conduite et les bienséances sur le théâtre, qui avant lui était licencieux à tous égards. S’il n’a pas mis la dernière main à son ouvrage, ce n’est pas à lui qu’il s’en faut prendre. On sait que quiconque entreprend une réforme, n’embrasse pas le tout d’abord, et qu’il s’attache seulement à des parties. Comme il craint à chaque pas une révolte du public, il est obligé de conserver quelques-unes des parties défectueuses que le goût régnant soutient encore, et que le public par conséquent serait fâché qu’on lui enlevât, mais il y vient avec le temps. Peu à peu il développe son système, il perfectionne son ouvrage, et oblige enfin ce même public à proscrire ce qu’il avait protégé. Ainsi, Molière trouva l’amour souverain du {p. 320}théâtre, et ne voulant pas l’en bannir tout à fait, il n’oublia rien pour en diminuer le pouvoir, et le présenter sous une forme honnête ; mais il n’en fit pas assez pour y réussir. C’est par cette condescendance à l’usage de son temps que Valère, amoureux d’Élise, fille d’Harpagon, ne se conduit pas d’une manière convenable, et qui passe les bornes de la bienséance : il se donne à Harpagon pour un homme sans naissance, et il n’entre à son service que pour se faciliter les moyens d’être toujours auprès de sa maîtresse. Élise, d’un autre côté, en lui permettant de faire cette supposition à son père, manque aux bonnes mœurs et à la bienséance ; et jamais l’on ne doit exposer de pareils modèles aux yeux du spectateur.
« Un autre défaut, à mon avis, c’est d’avoir donné quatre domestiques à l’Avarea et un à son fils. Harpagon n’est pas présenté comme un homme qui ait de la naissance ou de grandes {p. 321}richesses. Quiconque a un Maître Jacques, chargé tout à la fois de l’emploi de cuisinier et de cocher, n’a pas ordinairement deux laquais et un intendant. Un maître de l’art me répondra peut-être que cinq domestiques chez Harpagon sont autant de ressorts pour faire jouer son caractère, que Molière en a fait un usage admirable, qu’il en a tiré des traits sublimes, et qu’en faveur de ces traits, on peut bien lui pardonner une faute aussi légère. Je conviendrai avec ce maître de l’art que sa réponse est raisonnable ; mais s’il est de bonne foi, il avouera que Molière aurait mieux fait d’éviter une faute semblable. Voilà deux défauts que je trouve dans L’Avare, mais le public lui en trouve une troisième que je ne prétends pas excuser. On censure dans Cléante, fils d’Harpagon, le peu de respect qu’il a pour son père ; on trouve qu’en cela les mœurs et les bienséances sont trop blessées ; on ajoute que si le théâtre n’est pas fait pour inspirer la vertu, on ne doit pas du moins en faire une école du vice ; et qu’un pareil caractère pourrait diminuer, dans un fils qui verrait la représentation de L’Avare, les sentiments de respect qu’il doit à son père. Je conviens de tout cela. {p. 322}Molière ne devait point oublier que le but du poète étant d’instruire et de corriger les mœurs, il ne doit jamais donner des exemples du vice ; il a donc sacrifié les mœurs à l’esprit, et son devoir à son génie. Examinons cependant la nature de cette faute, et voyons si on peut en tirer quelque instruction pour l’art dramatique. Molière a si bien senti la faute qu’on lui reproche qu’il a eu grande attention, dans la seconde scène du premier acte, à donner à Cléante le caractère d’un fils très respectueux, et qui sent parfaitement ce que la nature exige de lui ; mais en même temps il l’a représenté passionné pour une jeune fille, et tremblant que l’extrême avarice de son père ne devienne un obstacle à son mariage. La violence de sa passion, la disette d’argent où il se trouve, le désespoir où le jette l’usure horrible de son père, et dont il supporte tout le désavantage, et son âge enfin, le font sortir du caractère de soumission et de respect qu’il avait si bien annoncé au commencement de la pièce. Molière ne s’est point arrêté aux petits égards d’un caractère subalterne ; il ne s’est attaché qu’au caractère principal. Le vice qu’il s’est proposé de combattre, c’est {p. 323}l’avarice ; dans ce dessein, il a employé les traits les plus forts, soit pour en préserver le spectateur, soit pour l’en corriger ; et pour augmenter l’horreur qu’il voulait inspirer, il a joint l’usure à l’avarice, comme une dépendance de ce caractère. Si le poète ne doit pas s’en rapporter aux seules réflexions des spectateurs, et à l’horreur qu’ils en doivent ressentir à la vue d’un vice semblable ; et s’il est nécessaire que lui-même il le corrige dans sa pièce, il doit le premier en être frappé. Pour observer ce précepte, et pour animer davantage le mouvement de l’action, Molière s’est servi en grand maître des deux plus puissants ressorts qu’il soit possible d’imaginer dans un pareil sujet. La feinte adulation de Valère confirme Harpagon dans son avarice ; mais les reproches de Cléante, et la sincérité de Maître Jacques, peuvent le rappeler à lui-même, et contribuer à le guérir : ainsi, sans ces deux personnages, la passion principale ne trouverait rien dans la pièce qui pût le corriger : car tout ce que les acteurs disent en l’absence de l’Avare ne fait rien à sa correction, et ne fournit pour l’ordinaire que du comique, mais sans instruction. Molière, après avoir exécuté ce que {p. 324}l’enthousiasme de son génie lui demandait, est revenu sur ses pas, et n’a rien oublié pour corriger la faute qu’il avait faite dans le caractère de Cléante. Il lui fait dire à son père dans la dernière scène, que son trésor est retrouvé, et qu’il lui sera rendu, s’il veut consentir à son mariage avec Marianne : il ajoute que la mère de Marianne lui laisse la liberté du choix, et finit par supplier son père de lui céder sa maîtresse. Molière s’est imaginé avec raison qu’il ferait sentir par là que si Cléante avait eu en effet des sentiments contraires à son devoir, bien loin de venir apprendre à son père que la cassette était retrouvée, il l’eût gardée avec soin, ou qu’il lui eût demandé le bien de sa mère que celui-ci ne pouvait lui refuser. En lui faisant faire une pareille démarche, Molière a prétendu donner une preuve incontestable des bons sentiments de ce fils, et montrer que s’il a manqué de soumission et de respect, on ne doit l’imputer qu’à la honte que lui cause l’avarice de son père, et à l’injustice qu’il lui fait du côté de l’amour et de l’argent qu’il lui fait acheter si cher.
« Malgré les défauts que je viens de remarquer dans L’Avare de Molière, et malgré ceux qui peut-être me sont {p. 325}échappés, je crois cependant pouvoir avec justice proposer cette pièce comme un modèle parfait de la belle comédie. Ceux qui connaissent le théâtre trouveront dans la peinture des caractères cette vérité qui est si nécessaire à la scène ; ils y découvriront l’art ingénieux du poète dans la conduite, dans les liaisons et dans le nœud de l’action : car, bien que l’action soit double, le caractère de l’Avare a réuni et confondu, pour ainsi dire, les deux actions. C’est dans cette partie, comme nous l’avons dit, que Molière seul est le grand maître ; c’est de lui seul qu’il faut apprendre l’art de composer une fable d’action double, d’embrasser deux actions, et de les entrelacer si bien qu’elles ne paraissent en faire qu’une, semblables à une chaîne dont tous les anneaux ne forment qu’un seul tout ; et l’on peut dire qu’il est presque le seul dont les ouvrages plaisent à ceux qui entendent le théâtre et à ceux qui ne l’entendent pas ; tout y est si ingénieusement amené que le comique s’y présente naturellement à chaque instant, et se trouve à la portée de tous les spectateurs, parce qu’il est tiré du fond de la chose même, ou du ridicule du caractère. »
Précédemment à cette critique de {p. 326}L’Avare, M. Riccoboni fait un examen de cette comédie, où il rapporte différents endroits de pièces italiennes, dont Molière s’est servi pour composer la sienne. Ce morceau, quoiqu’un peu long, est si curieux que le lecteur sera bien aise de le trouver ici.
« L’examen sérieux que je fis de L’Avare, joint à quelques connaissances des règles du théâtre, m’inspira le dessein d’étudier Molière, persuadé que qui avait fait L’Avare devait être le plus grand génie de son siècle ; par cette étude, je fus bientôt confirmé dans la haute idée que j’avais conçue ; et je ne prétends rien diminuer de son mérite, ni de sa gloire, en disant que le fond de la fable est pris en partie de l’Aulularia de Plaute, et en partie de La sporta del Gelli, qui a suivi le poète latin ; que le premier acte est imité d’une comédie italienne à l’impromptu, intitulée L’Amante tradito, et jouée à Paris sous le nom de Lélio et Arlequin, valets dans la même maison. La première scène du second acte est tirée du Dottor Bachettone, canevas italien, et que par conséquent ce qui précède, et ce qui suit le motif de la scène, en dépend aussi. Je ne craindrai point d’ajouter que le scène {p. 327}cinquième du même acte est toute copiée de Le case Svaliggiate, ou Gli interompimenti di Pantalone, canevas pareillement joué à l’impromptu : que la scène deuxième du troisième acte est toute entière dans La Cameriera nobile, comédie italienne aussi jouée à l’impromptu ; que toute la scène septième du même acte se trouve dans Le case Svaliggiate, dont nous venons de parler ; et que les scènes quatrième et cinquième du quatrième acte sont pareillement dans La Cameriera nobile ; et qu’enfin la seconde et la troisième scènes du cinquième acte paraissent entièrement imitées de L’Amante tradito, quoique l’idée de celle-ci soit dans Plaute. Les Italiens, qui ont enchéri sur ce modèle, ont fourni à Molière les lazzis, les plaisanteries, et même une partie du détail : si on ajoute ce qui est dans Plaute et dans Gelli, on ne trouvera pas dans toute la comédie de L’Avare quatre scènes qui soient inventées par Molière.
« Un ouvrage aussi singulier et aussi difficile, car je suis presque certain qu’il a plus coûté à Molière que deux comédies de son invention, mérite l’attention, et même l’admiration des connaisseurs. {p. 328}Cependant, comme les scènes du théâtre italien, jouées à l’impromptu, dont je viens de parler, ne sont pas imprimées, et qu’il serait difficile au lecteur de pouvoir se les rappeler pour en faire la comparaison avec celle de Molière, il m’a paru indispensable d’en donner une légère idée, et de mettre par là le lecteur plus en état de connaître et de sentir avec quel art Molière en a fait usage. »
Scènes italiennes. |
Scènes de Molière. |
Lélio et Arlequin, |
L’AVARE,
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{p. 329}Il Dottor Bachettone,
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ACTE II.
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Arlequin, dévaliseur de maison. |
ACTE II.
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La Cameriera nobile,
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ACTE III.
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Arlequin, dévaliseur de maison. |
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La Cameriera nobile. |
ACTE IV.
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Lélio et Arlequin, |
ACTE V.
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« On peut voir par ces exemples combien ces métamorphoses, si je puis m’exprimer ainsi, sont surprenantes, et avec quel art le poète français a adapté à son sujet tout ce qu’il a imité ; car les copies deviennent entre ses mains des originaux, et perdent ce caractère d’imitation servile qu’il est si difficile aux auteurs de ne pas laisser dans les ouvrages dont les idées ne leur appartiennent pas. Ajoutons que c’est de Molière seul que l’on peut apprendre à se servir de plusieurs ouvrages, pour en construire une fable d’imitation mixte, étant le seul qui nous en ait laissé l’exemple, et qu’il ne paraît pas moins admirable, lorsqu’il est imitateur, que lorsqu’il est original. »
{p. 333}Voici de quelle façon Robinet rendit compte de la comédie de L’Avare.
Lettre en vers du 15 septembre 1668.
{p. 334}Prenant soin du plaisir public,Moi, qui marchant ne fais point clic,J’avertis que le sieur Molière,De qui l’âme est si familière,Avecque les neuf doctes Sœurs,Dont il reçoit mille douceurs,Donne à présent sur son théâtre,Où son génie on idolâtre,Un Avare qui divertit,Non pas certes pour un petit,Mais au-delà ce qu’on peut dire,Car d’un bout à l’autre il fait rire ;Il parle en prose, et non en vers ;Mais nonobstant les goûts divers,Cette pièce est si théâtrale,Qu’en douceur les vers elle égale.Au reste, il est si bien joué,(C’est un fait de tous avoué,)Par toute sa troupe excellente,Que cet Avare que je chante,Est prodigue en gais incidents,Qui font des mieux passer le temps.
Lettre en vers du même, du 22 septembre 1668.
Ces jours-ci, Monsieur et Madame,Si bien pourvus de corps et d’âme,Pour être l’un de l’autre épris,Ont fait leur demeure à Paris,Où leur présence est assez rare ;Et le divertissant Avare,Aussi vrai que je vous le di,Dimanche1 fut très applaudi.Jeudi2 Leurs Altesses Royales,Qui nulle part n’ont leurs égales,Furent environ jour failli,Se divertir à Chantilly,Où le Grand Condé leur fit chèreJe vous assure, toute entière :Et Molière y montra son nez,C’en est je pense dire assez.
Autre du 20 novembre.
Je parle de la Saint Hubert.…………………………………………Le bal, ballet et comédie,Avecque grande mélodie,Ont été de la fête aussi.…………………………………………Au reste, l’on dit que Molière,Paraissant dans cette carrière,Avecque ses charmants acteurs,Ravit ses royaux spectateurs,{p. 335}Et sans épargne les fit rire,Jusques à notre grave sire,Dans son Paysan mal marié*,Qu’à Versailles il avait joué :Et dans son excellent AvareQue ceux, de l’esprit plus bizarre,Ont rencontré fort à leur goûtDu commencement jusqu’au bout.
1669. Tartuffe, ou l’Imposteur §
Comédie en cinq actes, en vers, de M. Molière, représentée sur le théâtre du Palais-Royal le 5 août 1667 (et défendue le lendemain) et depuis sans interruption le mardi 5 février 1669.
Lettre en vers de Robinet, du 9 février 1669.
{p. 387}À propos de surprise ici,La mienne fut très grande aussi,Quand mardi1 je sus qu’en lumière,Le beau Tartuffe2 de Molière,Allait paraître, et qu’en effet,Selon mon très ardent souhait,Je le vis, non sans quelque peine,Ce même jour-là sur la scène :Car je vous jure en vérité,Qu’alors la curiosité,Abhorrant, comme la nature,Le vide, en cette conjoncture,Elle n’en laissa nulle part,Et que maints coururent hasard,{p. 386}D’être étouffés dans la presse,Ou l’on oyait crier sans cesse,« Je suffoque, je n’en puis plus ;« Hélas, Monsieur Tartuffius,« Faut-il que de vous voir, l’envie« Me coûte peut-être la vie ! »Nul néanmoins n’y suffoqua,Et seulement on disloquaÀ quelques-uns, manteaux et côtes,À cela près, qui fut leur faute,Car à la presse vont les fous,On vit, en riant à tous coups,Ce Tartuffe, cet hypocrite,Lequel faisant la chattemite,Sous un masque de piété,Déguise sa malignité,Et trompe ainsi, séduit, abusé,Le simple, la dupe, la buse.Ce Molière, par son pinceau,En a fait le parlant tableau,Avec tant d’art, tant de justesse,Et bref tant de délicatesse,Qu’il charme tous les vrais dévots,Comme il fait enrager les faux.Et les caractères, au reste,(C’est une chose manifeste)Sont tous si bien distribués,Et naturellement, joués,Que jamais nulle comédieNe fut aussi tant applaudie.
Lettre en vers du même, du 23 février 1669.
À propos d’ébat théâtral :Toujours dans le Palais-Royal,Aussi le Tartuffe se joue :Où son auteur1, je vous l’avoue,Sous le nom de Monsieur Orgon,Amasse pécune et renom.Mais pas moins encor je n’admire,Son épouse la jeune Elmire2,Car on ne saurait constammentJouer plus naturellement.Leur mère, Madame Pernelle3,Est une fringante femelle,Et s’acquitte ma foi des mieux,De son rôle facétieux.Dorine4, maîtresse servante,Est encor bien diversifiante.Et Cléante5 enchante et ravit,Dans les excellents vers qu’il dit.Ces deux autres, ou Dieu me damne,Qui font les deux enfants d’Orgon,Y font merveilles tout de bon.Valère8 amant de cette belle,Des galants y semble un modèle :Et le bon Tartuffe9, en un mot,Charme en son rôle de bigot.
{p. 388}« [*]Les trois premiers actes de Tartuffe avaient été représentés à la sixième journée des fêtes de Versailles le 12 mai 16641, en présence du roi et des reines. Le roi défendit dès lors cette comédie pour le public, jusqu’à ce qu’elle fût achevée et examinée par des gens capables d’en faire un juste discernement, et ajouta2 qu’il ne trouvait rien à dire à cette comédie. Les faux dévots profitèrent de cette défense pour soulever Paris et la Cour contre la pièce et contre l’auteur. Molière ne fut pas seulement en butte aux Tartuffes, il avait encore pour ennemis beaucoup d’Orgons, gens impies et faciles à séduire, les vrais dévots étaient mêmes alarmés, quoique l’ouvrage ne fût guère connua, ni des uns ni des autres. Un curé…3, dans un livre présenté au roi, décida que l’auteur était digne du feu, et le damnait de sa propre autorité. Enfin Molière eut à essuyer tout ce que la vengeance et le zèle peu éclairé ont de {p. 389}plus dangereuxa. Des prélats, et le légat1, après avoir entendu la lecture de cet ouvrage, en jugèrent plus favorablement, et le roi permit verbalement à Molière de faire représenter sa pièce2. Il y fit3 plusieurs adoucissementsb que l’on avait apparemment exigés. Il la produisit sous le titre de L’Imposteurc, et déguisa le {p. 390}personnage sous l’ajustement d’un homme du monde, en lui donnant un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée, et des dentelles sur tout l’habit, et crut pouvoir hasarder Tartuffe en cet état le 5 août 1667a. L’ordre, qui lui fut envoyé le lendemainb, d’en suspendre la représentation le rendit moins sensible aux applaudissements qu’il avait reçus. Il envoya sur-le-champ les sieurs La Thorillière et La Grange au camp devant Lille où était le roi, pour lui présenter le Mémoire (sous le titre de Placet) qui est imprimé à la tête des différentes éditions de Tartuffe. Ce ne fut néanmoins {p. 391}qu’en 1669 que le roi donna une permission authentique de remettra cette comédie sur le théâtre. Elle reparut à Paris le 5 février de cette annéea. Dès qu’elle eut été connue, les vrais dévots furent désabusés, les hypocrites confondus, et le poète justifié ; on trouva dans le caractère et dans les discours du vertueux Cléante des armes pour combattre les raisonnements faux et facétieux de l’hypocrisieb.
{p. 392}« Ce n’est pas seulement par la singularité et la hardiesse du sujet, ni par la sagesse avec laquelle il est traité, que cette pièce mérite des éloges. La première scène est aussi heureuse que neuve, aussi simple que vive ; au lieu de ces confidences que l’on y emploie si ordinairement, une vieille grand-mère, scandalisée de ce qu’elle a pu voir de peu séant chez sa belle-fille, sort en donnant à ceux qui composent cette maison des leçons aigres qui les caractérisent tous : car on distingue le vrai jusque dans le langage de la prévention. Dès ce moment, tout est en mouvement, et l’agitation théâtrale augmente par degrés jusqu’à la fin. La raillerie fine de Dorine, dans la scène avec son maître, nous découvre Orgon tout entier, et nous prépare à reconnaître Tartuffe dans le portrait de {p. 393}l’hypocrite, que Cléante oppose à celui du vrai dévot. Tartuffe, annoncé pendant deux actes, paraît au troisième. L’intrigue alors, plus animée, tire également sa vivacité et des nouveaux ressorts qu’on emploie contre ce scélérat, et de l’adresse avec laquelle il sait tourner à son avantage tout ce qu’on entreprend contre lui. L’entêtement d’Orgon, qui s’accroît à mesure qu’on cherche à le détruire, donne lieu à cette scène si singulière et si admirable du IVe acte, que la nécessité de démasquer un vice aussi abominable que l’hypocrisie rendait indispensable. L’éloge de Louis XIV, placé à la fin de la pièce, dans la bouche de l’Exempt, ne peut justifier, aux yeux des critiques, le vice du dénouement. »
Après avoir rapporté les sentiments des plus éclairés connaisseurs sur la comédie du Tartuffe, il ne sera pas hors de place d’y joindre quelques passages de la préface que Molière mit au-devant de cette pièce lorsqu’il la fit imprimer.
« Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée ; et les gens qu’elle joue ont bien fait voir qu’ils étaient plus puissants en France que ceux que j’ai joués jusqu’ici. Les marquis, les {p. 394}précieuses, les cocus et les médecins ont souffert doucement qu’on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir avec tout le monde des peintures que l’on a faites d’eux ; mais les hypocrites n’ont point entendu raillerie, ils se sont effarouchés d’abord, et ont trouvé étrange que j’eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant d’honnêtes gens se mêlent. C’est un crime qu’ils ne sauraient me pardonner, et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n’ont eu garde de s’attaquer par le côté qui les a blessés, ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu ; et Le Tartuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est d’un bout à l’autre pleine d’abominations, et l’on n’y trouve rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont impies, les gestes même y sont criminels ; et le moindre coup d’œil, le moindre branlement de tête, le moindre pas à droite ou à gauche, y cache des mystères, qu’ils trouvent moyen d’expliquer à mon désavantage. {p. 395}J’ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amisa, et à la censure de tout le monde. Ces corrections que j’ai pu faire, le jugement du roi et de la reine, qui l’ont vue, l’approbation des grands princes, et de messieurs les ministres qui l’ont honorée publiquement de leur présence, le témoignage des gens de bien qui l’ont trouvée profitable, tout cela n’a de rien servi. Ils n’en veulent point démordre, et tous les jours encore, ils font crier en public des zélés indiscrets qui me disent des injures pieusement, et me damnent par charité.
« Je me soucierais fort peu de tout ce qu’ils peuvent dire, si ce n’était l’artifice qu’ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de jeter dans leur parti de véritables gens de bien, dont ils préviennent la bonne foi ; et qui, par la chaleur qu’ils ont pour les intérêts du ciel, sont {p. 396}faciles à recevoir des impressions qu’on veut leur donner. Voilà ce qui m’oblige à me défendre. C’est aux vrais dévots que je veux partout me justifier sur la conduite de ma comédie ; et je les conjure, de tout mon cœur, de ne point condamner les choses, avant que de les voir ; de se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux dont les grimaces les déshonorent.
« Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu’elle ne tend nullement à jouer les choses que l’on doit révérer ; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que demandait la délicatesse de la matière ; et que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible, pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance, on le connaît d’abord aux marques que je donne ; et d’un bout à l’autre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d’un méchant homme, et ne fasse {p. 397}éclater celui du véritable homme de bien, que je lui oppose. »
Molière continue sa préface en faisant l’apologie de la comédie en général, et finit ainsi :
« [*]Mais, supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu’on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. Je me suis étendu trop loin. Finissons par un mot d’un grand prince sur la comédie du Tartuffe.
« Huit jours après qu’elle eut été défendue, on représenta, devant la Cour, une pièce intitulée : Scaramouche ermitea, et le roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire* : Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière, ne disent rien de celle de Scaramouche, à quoi le prince répondit : La raison de cela, c’est que la {p. 398}comédie de Scaramouche joue le Cid et la religion, dont ces messieurs-là ne soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes, c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. »
Voilà tout ce que nous avons cru devoir rapporter sur la comédie du Tartuffe. Nous supposons que le lecteur connaît les Œuvres de Molière, et par conséquent les trois placets qui précèdent Le Tartuffe, dont on a employé les endroits les plus curieux des deux premiers, dans cet article.
1669. Monsieur de Pourceaugnaca §
Comédie-ballet en trois actes, en prose, de M. Molière, représentée à Chambord le lundi 6 octobre1, et à Paris sur le théâtre du Palais-Royal, le 15 novembre suivant.
« [*]La comédie de Monsieur de Pourceaugnac, embellie de chants et de danses, est d’un comique plus propre à divertir qu’à instruireb. Le ridicule outré d’un {p. 415}provincial donne lieu à un intriguant de profession, qui est dans les intérêts d’Éraste, d’imaginer divers moyens pour détourner également, et Oronte de donner sa fille à M. de Pourceaugnac, et M. de Pourceaugnac de finir le mariage qui l’avait attiré à Paris. Les pièges dans lesquels Sbrigani fait tomber l’avocat de Limoges paraîtront plus vraisemblables si l’on le rappelle que cet adroit Napolitain, pour régler les mesures qu’il avait à prendre, est allé à la descente du coche, étudier le caractère et l’esprit de l’homme qu’il voulait jouer. Les intermèdes se ressentent du ton peu noble de toute la pièce. »
« [*]On n’écrivit point contre Pourceaugnac, on ne cherche à rabaisser les grands hommes que quand ils veulent s’élever. Loin d’examiner sévèrement cette farce, les gens de bon goût reprochèrent à l’auteur d’avilir trop souvent son génie à des ouvrages frivoles qui ne méritaient pas d’examen ; mais Molière leur répondait qu’il était {p. 416}comédien aussi bien qu’auteur, qu’il fallut réjouir la Cour et attirer le peuple, et qu’il était réduit à consulter l’intérêt de ses acteurs, aussi bien que sa propre gloire. »
Voici de quelle façon Robinet parle de la représentation de Pourceaugnac devant le roi et la Cour, à Chambord.
Lettre en vers, du 12 octobre 1669.
Mais parlons un peu de Chambord,Dont je devais jaser d’abord,Car sans doute de mon épître,C’est le grand et royal chapitre.Ailleurs j’ai marqué que le jeu,D’escarpolette, queue leu leu,La chasse, chère et mélodie,Et tous les soirs la comédie1,Sont le plaisir quotidienDe la Cour, où ne manque rien.Or du mois courant le sixième2,Pour empêcher qu’on ne s’y chême,Elle eut un régale nouveau,Également galant et beau,Et même aussi fort magnifique,De comédie et de musique3,Avec entractes de ballet,D’un genre gaillard et follet,Le tout venant, non de copiste,Mais vraiment du seigneur Baptiste[*],{p. 417}Et du sieur Molière intendants,(Malgré tous autres prétendants)Des spectacles de notre sire.Et, disant cela, c’est tout dire.Les actrices et les acteurs,Ravirent leurs grands spectateurs,Et cette merveilleuse troupe,N’eut jamais tant le vent en poupe ;On admira les baladins,Plus souples que cerfs, et que daims…On fut charmé des dialogues1,Ou, comme dedans des églogues,On s’étendit sur les douceurs,Que produit le beau dieu des cœurs ;Concluants que sans lui la vie,N’est pas un bien digne d’envie ;On fut ravi des belles voix2,Qui chantaient ses divines voix.Force masques, non pas célestes,Mais, à ce qu’on écrit, fort lestes,Venants illec montrer leurs nez,Avec plaisir furent lorgnés.Des avocats y faisaient rire,Plus cent fois qu’on ne saurait dire,Gitans de plaisante façon,Et même dans une chanson,Tous leurs docteurs vieux et modernes,Et les traitant de gens à bernes ;Par exemple, Justinian,Ulpian, et Tribonian,{p. 418}Fernand, Rébuffe, Jean, Imole,Paul Castre, Julian, Bartole,Jason, Alciat et Cujas,Et d’autres qui font un gros tas :Enfin, maints divers personnages,Firent là rire les plus sages,Tout de même que les plus fous,Et leur sagesse eut du dessous.Un petit livre, dont je tire,Tout ce qu’ici je viens d’écrire*,Se tait des décorations,Dans ses belles narrations :Mais aux fastes du grand monarque,Pour l’ordinaire l’on remarque,Que ce font des enchantements,Et non de communs ornements.
Lorsque la comédie de Pourceaugnac fut jouée au Palais-Royal, Robinet en fit mention ; voici ses termes :
Lettre en vers, du 13 novembre 1669.
Enfin j’ai vu Semel et bis,La perle, la fleur des marquis,De la façon du sieur Molière,Si plaisante et si singulière ;Tout est dans ce sujet follet ;De comédie et de ballet,Digne de son rare génie,Qu’il tourne certes et qu’il manie,{p. 419}Comme il lui plaît incessamment,Avec un nouvel agrément,Comme il tourne aussi sa personne,Ce qui pas moins ne nous étonne,Selon les sujets, comme il veut,Il joue autant bien qu’il se peut.Ce marquis de nouvelle fonte,Dont par hasard, à ce qu’on conte,L’original est à Paris*,En colère autant que surpris,De s’y voir dépeint de la sorte,Il jure, il tempête et s’emporte,Et veut faire ajourner l’auteur,En réparation d’honneur,Tant pour lui, que pour sa famille,Laquelle en Pourceaugnac fourmille.………………………………………………………Quoi qu’il en soit, voyez la pièce,Vous tous citoyens de Lutèce,Vous avouerez, en bonne foi,Que c’est un vrai plaisir de roi.
Nous ne rapportons point les noms des acteurs chantants et dansants qui exécutèrent les intermèdes de Pourceaugnac ; nous supposons que le lecteur connaît les Œuvres de Molière, édition in-12 de 1739, où ces intermèdes sont joints à la pièce.