Le Don Juan de Molière au Théâtre-Français §
{p. 557} Le 15 janvier 1844, l’édilité parisienne, assistée de l’Institut et suivie de tous les amis de la poésie et du théâtre, inaugurait, au milieu d’acclamations respectueuses, le monument réparateur et tardif élevé par une souscription nationale au prince de la comédie moderne. Cette année, à pareil jour, les sociétaires du Théâtre-Français ont eu l’heureuse idée de célébrer le 225e anniversaire de la naissance de Molière par une autre ovation non moins éclatante, quoique toute littéraire, par la reprise (on pourrait dire par la résurrection) d’un de ses chefs-d’œuvre, le Festin de Pierre. Il était bien temps, en effet, de restituer à l’auteur du Misanthrope ce précieux joyau de sa couronne dramatique, vendu par sa veuve et soustrait, depuis cent soixante-dix ans, aux applaudissements de la foule. L’ombre du grand homme, qu’un poète jeune et de bonne espérance a évoquée ingénieusement ce soir-là, aurait pu se montrer fière et reconnaissante de ce nouvel hommage, préférable peut-être même au premier ; car, si les statues publiques sont la digne et seule récompense à offrir à la mémoire des grands généraux et des grands citoyens, nous n’imaginons pour les poètes et pour les artistes aucun hommage plus désirable et plus flatteur que le culte intelligent de leurs ouvrages.
{p. 558} Grace donc à cette heureuse pensée, conçue et menée à bonne fin par la Comédie-Française, nous avons pu voir, enfin, représenter avec tout l’éclat, tout le talent, toute la pompe même de décorations et de costumes qu’un spectacle aussi singulier exige, le pur et vrai Don Juan de Molière, ce drame en prose et pourtant si poétique, où la réalité s’unit au merveilleux, la fantaisie à l’observation, l’ironie sceptique à la crédulité légendaire ; drame sans modèle en France et resté sans, postérité comme le Cid, et dont les beautés irrégulières font clairement prévoir ce qu’aurait produit en ce genre la muse française, s’il avait pu lui convenir de puiser plus fréquemment aux sources romantiques.
Quoi qu’il en soit, quatre ans après la mort de Molière, par suite d’un arrangement pris par Armande Béjart avec la troupe de la rue Mazarine1, on vit tout à coup la prose si énergique et si nerveuse de Don Juan s’aligner en assez bons alexandrins sous la plume honnête de Thomas Corneille, et ce qu’on a peine à concevoir, cette médiocre copie s’est maintenue, jusqu’à nos jours, en possession du théâtre, à l’exclusion de l’original. Quelle a donc pu être la cause ou le prétexte de cet arrêt d’expropriation rendu contre un grand génie au profit d’un talent de second ou de troisième ordre ? On a souvent répété, d’après La Serre2, que le Don Juan de Molière n’avait obtenu à sa naissance qu’un assez faible succès, à cause surtout du préjugé qui régnait alors contre les comédies en prose. Dans la chaire du Lycée, M. de La Harpe, avec l’intrépidité d’étourderie qui le distinguait, et qui a fait école, a été bien plus loin encore. Il affirme que, de tous les Don Juan du xviie siècle, celui de Molière fut le seul qui ne réussit pas. « Ce n’est pas, ajoute-t-il, qu’il ne valût beaucoup mieux que tous les autres ; mais il était en prose, et c’était alors une nouveauté sans exemple. »
Le critique oublie le théâtre entier de La Rivey, le Pédant joué de Cyrano, les Précieuses, et tant d’autres exemples. N’importe ; il continue : « On n’imaginait pas qu’une comédie pût n’être pas en vers, et la pièce tomba. »
Le registre manuscrit de La Grange, conservé dans les archives du Théâtre-Français, et consulté si fructueusement par le dernier biographe de Molière, donne un démenti formel à cette assertion. On y voit que, bien loin d’avoir éprouvé une chute, le Festin de Pierre composa le spectacle à lui seul pendant quinze jours consécutifs, et fit faire à la comédie un égal nombre de recettes très productives : celle, entre autres, de la cinquième représentation s’éleva à 2,390 livres, somme très considérable pour le temps. Ce qui troubla tout d’abord et interrompit bientôt le succès de Don Juan, ce furent les tempêtes soulevées par le cinquième acte, où le libertin, à bout de vices, se drape dans le {p. 559} manteau court de Tartuffe. On ne peut se faire une idée de la fureur du parti dévot, quand il vit s’élever contre lui sur la scène un nouvel adversaire, non moins habile et non moins redoutable que n’avait été Pascal. Un avocat au parlement de Paris, un sieur de Rochemont, s’oublia jusqu’à remontrer au roi, dans un odieux libelle, « que l’empereur Théodose condamna aux bêtes des farceurs qui tournoient en dérision nos cérémonies, dans des pièces qui n’approchoient point de l’emportement qui paroît au Festin de Pierre3. »
On aimerait à rencontrer, dans les écrits contemporains, des renseignements exacts sur cette lutte du génie contre les mauvaises passions, lutte qui commença par le Festin de Pierre, et dans laquelle jamais Molière ne faiblit, ni, ce qui est plus admirable encore, ne dépassa les justes bornes. Malheureusement on ne trouve presque rien sur Don Juan dans les recueils et les correspondances qui tenaient alors la place de nos journaux. Le Mercure galant ne commence qu’un peu plus tard. Loret, l’auteur de la Muse historique, était au moment de clore sa Gazette en vers, si l’on peut appeler vers un bavardage rimé tel que le sien. Déjà malade, il ne put, dans la lettre qui parut le 14 février, la veille même de la première représentation de Don Juan, que faire l’annonce de cette pièce, un peu cri style de paillasse :
L’effroyable Festin de Pierre,Si fameux par toute la terre,Et qui réussissait si bienSur le Théâtre-Italien,Va commencer4…
Nous ne possédons malheureusement, pour l’année 1665, qu’une seule lettre de Mme de Sévigné, qui n’était pas encore le noble et délicieux feuilletoniste de l’aristocratie du grand siècle, et, dans cette lettre unique, elle ne s’occupe que de l’exil de Fouquet. Quant à Guy Patin, dont on était en droit d’attendre sur ce sujet quelques boutades, en sa double qualité de médecin5 et de libre penseur, il n’en dit pas le moindre mot, et n’enregistre même pas les épigrammes de Sganarelle contre le vin émétique, et pourtant, six mois plus tard, il saluait de sa verve railleuse l’apparition de l’Amour médecin, qu’il nomme, par une singulière distraction, l’Amour malade.
{p. 560} Heureusement Thomas Corneille nous apprend lui-même ingénument dans un avis de quelques lignes, placé en tête de Don Juan, ce qui l’a plus particulièrement engagé à mettre en vers la comédie de M. Molière. Il s’agissait surtout « d’adoucir certains passages qui avoient blessé les scrupuleux. »
A vrai dire, en effet, le remaniement qu’il entreprit, et qu’il fit porter autant sur le fond que sur la forme, était une sorte de traité de paix, un compromis, un armistice entre Don Juan et la faction dévote. Cette transaction, hélas ! était alors nécessaire pour rouvrir la scène à un aussi charmant ouvrage ; mais on conviendra que l’œuvre diplomatique et toute de circonstance accomplie par Thomas Corneille s’est maintenue fort au-delà du besoin. De 1677 à 1847, comptez les années ! c’est plus que n’ont duré les traités les plus vivaces, celui d’Utrecht y compris.
Il faut (on nous pardonnera cette remarque) que la critique du xviiie siècle ait été bien indifférente aux gloires du xviie, pour n’avoir pas, dans ses longues années de toute-puissance, réintégré triomphalement sur la scène le texte complet du Festin de Pierre ; mais elle ne paraît pas y avoir seulement songé. Tout au plus s’est-elle permis quelques innocentes chuchoteries sur la suppression de la scène du pauvre, dont on parlait encore avec mystère dans ma jeunesse, comme d’un morceau de très haut goût et de grande hardiesse philosophique. Enfin, le progrès des idées et le respect dû aux chefs-d’œuvre aidant, elle vient de reparaître sur le théâtre, cette courte et belle scène que n’aurait pas désavouée Shakespeare ; nous l’avons vue enfin et entendue tout entière, telle qu’elle a jailli de l’âme et du cerveau de son auteur, telle que bien peu même des contemporains de Molière ont pu l’entendre et l’admirer ; et, pour comble de bonheur, elle a été interprétée d’une manière sublime par Ligier, qui, avec quatre ou cinq paroles sorties du cœur, sans cris, sans gestes, a ému profondément toute la salle. Eh bien ! pour ma part, l’impression que j’ai reçue de ce curieux spectacle a été tout-à-fait différente de celle que j’attendais.
On a, comme on sait, disserté à perte de vue sur cette fameuse scène ; on a répété à satiété que le parti des scrupuleux, comme disait tout à l’heure Thomas Corneille par euphémisme, n’osant s’en prendre ouvertement au cinquième acte, où on l’attaquait de front, se rabattit, sur la scène du pauvre et la fit supprimer dès la seconde représentation. Aujourd’hui, en présence de cet épisode replacé dans son cadre, on ne peut plus guère, il faut le dire, ajouter foi à cette vieille histoire. D’abord est-il prouvé le moins du monde que l’autorité soit intervenue dans les changements faits à Don Juan du vivant de Molière ? La Serre, qui est en ceci la grande et, je crois, la seule autorité, dit simplement, dans son Mémoire sur la vie et les ouvrages de Molière, « qu’on, fut blessé de quelques traits hasardés, que l’auteur supprima à la {p. 561} représentation. »
De plus, la scène dont il s’agit a-t-elle été retranchée tout entière, ou seulement raccourcie ? Enfin comment faut-il entendre ces mots un peu obscurs : « On fut blessé ? »
Qui ? le parti dévot ? Assurément, puisqu’il répandit contre l’auteur d’odieux et sanglants libelles. Aussi quelques-uns des traits qui tombaient le plus directement sur cette faction (le mot aujourd’hui, par exemple, dans la fameuse tirade sur l’hypocrisie : « Aujourd’hui, la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages, etc. »
) ont été évidemment sacrifiés pour donner satisfaction à cette cabale ; mais se plaignit-elle seule ? Pour moi, je crois que des plaintes, et des plaintes très vives, purent s’élever encore d’un autre côté. Que voyons-nous, en effet, dans cette scène ? Au premier plan, un riche et insolent libertin qui veut se donner, pour son argent, le passe-temps d’entendre un pauvre homme blasphémer ; d’une autre part, un valet intéressé qui engage l’homme en guenilles à gagner, à si bon marché, un beau louis d’or : « Va, va, jure un peu ; »
puis un honnête mendiant qui, ayant au cœur la crainte de Dieu et le sentiment de sa dignité qu’on insulte, répond, sans déclamation, sans hésitation, simplement, fermement : « Non, monsieur, j’aime mieux mourir de faim. »
Que fait alors le libertin ? Pour n’avoir pas trop à rougir devant le pauvre honnête homme, il lui jette la pièce d’or, en ajoutant avec un peu d’emphase : « Je te la donne pour l’amour de l’humanité. »
A qui, je le demande, appartient ici le beau rôle ? Je me trompe peut-être, mais il me semble que ces derniers mots, pour l’amour de l’humanité, qui n’étaient entrés que très récemment dans le vocabulaire des philosophes, purent, avec une apparence de raison, blesser le petit cercle de libres penseurs amis et familiers de Molière, les Bernier, les Hénaut, les Chapelle, affligés de trouver une locution, qui n’était encore qu’à leur usage particulier, placée dans la bouche d’un aussi indigne et aussi abominable scélérat6. Je crois d’autant plus volontiers que l’auteur du Festin de Pierre sacrifia aux susceptibilités philosophiques de ses amis le trait qui termine ce bel épisode, mais ce trait seul, que nous retrouvons, dix-sept ans plus tard, la scène entière, moins les derniers mots, dans les exemplaires non cartonnés des Œuvres de Molière publiées par La Grange et Vinot, sur les propres manuscrits de l’auteur7, d’où l’on peut inférer que la scène n’a disparu entièrement que sous les ciseaux, ouverts à contre-sens, du lieutenant de police de La Reynie. C’est là, je l’avoue, une opinion assez peu prévue, mais qui ressort pour moi avec évidence de l’effet produit par les représentations qui viennent d’avoir lieu. Chose étrange ! pendant que le texte original d’un des chefs-d’œuvre du xviiie siècle {p. 592} périssait en France sous les exigences de l’amitié et les rigueurs d’une censure inepte, tous ces précieux débris nous étaient conservés dans les hâtives et méprisables reproductions des contrefacteurs étrangers ! Il a fallu l’existence des éditions frauduleuses d’Amsterdam, 1683, et de Bruxelles, 1694, pour qu’au xixe siècle, les derniers éditeurs de Molière aient pu nous rendre enfin, à deux cents ans d’intervalle, le texte si péniblement complété du Festin de Pierre8.
Si cette résurrection solennelle du vrai Don Juan a profité à la gloire de Molière, elle a beaucoup moins heureusement servi la renommée de Thomas Corneille. Il n’y a eu qu’une voix dans la presse et dans les salons pour rendre hommage à l’un et rabaisser l’autre. Le brave frère de Pierre Corneille, dont les vers, pendant tant d’années, avaient protégé et fait oublier la prose de Molière, cette prose exquise, quoi qu’aient dit à l’encontre Fénelon et La Bruyère9, est devenu, à son tour, victime d’un de ces revirements de l’opinion publique qui poussent le droit jusqu’à l’injustice. Aussi ai-je rencontré plus d’un esprit sérieux et impartial qui, tout en s’inclinant devant l’évidente supériorité de l’original, était loin de condamner absolument, et sur tous les points, le travail du traducteur. Quelques-unes de ces personnes prétendaient même qu’en un petit nombre de cas la touche un peu rude du copiste produisait plus d’effet au théâtre que les traits plus déliés du modèle. Elles citaient, entre autres, la scène de M. Dimanche, qui leur paraissait, toujours au point de vue de l’optique théâtrale, avoir gagné quelque chose à la coopération de Thomas Corneille. Pour moi, je reconnais bien volontiers la facilité remarquable, et même le talent très réel, qu’a déployé l’habile versificateur dans l’accomplissement de cette tâche ingrate ; mais je ne puis lui pardonner d’avoir dérangé l’économie de cette composition, d’en avoir méconnu les proportions et affaibli la portée philosophique et morale. Je conçois que, pour arriver à la conciliation qu’il avait en vue, il ait dû faire le sacrifice de plusieurs scènes, dont le dessin était trop manifeste et l’adresse écrite trop clairement, celle, par exemple, où l’incorrigible duelliste, devenu tout à coup homme de bien, met en action la septième lettre des Provinciales, et pratique, avec un aplomb et une aisance consommés, les maximes de restriction mentale et de direction d’intention recommandées, en pareille circonstance, par Petrus Hurtado. A l’appel du frère de done Elvire, il répond : « Vous savez que je ne manque point de cœur et que je sais me servir de mon {p. 563} épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent ; mais, pour moi, je vous déclare que ce n’est pas moi qui me veux battre : le ciel m’en défend la pensée, et, si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera. »
- Je conçois qu’on ait été obligé de faire, en 1677, des retranchements aussi fâcheux ; mais ce qui me paraît le tort grave et personnel du traducteur, c’est d’avoir rempli ces vides si regrettables par des inventions communes et propres seulement à faire perdre de vue le dessein et la haute pensée de l’auteur. En effet, en empruntant à Tirso de Molina sa terrible légende et en exposant, dans ce cadre fantastique, les joyeuses et bientôt abominables distractions d’une vie toute de libertinage et de crimes, que s’est proposé Molière ? Il a voulu rendre sensible à tous la loi de progression, en quelque sorte fatale, qui, de vice en vice, conduit un jeune cavalier de distinction au comble de la perversité. Il nous montre d’abord don Juan abusant de tous les dons de la fortune et de la jeunesse, puis cherchant un odieux passe-temps dans la pratique assidue de la séduction, d’où sortent inévitablement les duels, les rapts, les parjures ; bientôt arrivent l’impiété, les sacrilèges, à leur suite l’improbité insolente et le mépris de l’autorité paternelle ; enfin, pour l’achever, survient le seul vice qui lui manquât, l’hypocrisie, qui réunit en elle seule tous les autres vices, et après laquelle il n’y a plus que la damnation. Aussi, est-ce lorsque don Juan a gravi cette dernière cime de la perversité que la colère du ciel éclate, que le marbre des tombeaux s’ébranle et qu’une statue (le prodige paraît croyable !) descend de son mausolée et vient brûler de sa main de glace le cœur du réprouvé. On conçoit ce qu’il y a de grandeur dans la peinture de cette échelle ascendante des vices, de ces degrés qu’on monte fatalement et au bout desquels est l’abîme. C’est là l’idée terrible et profonde que le grand comique philosophe a su couvrir, sans la cacher, de toutes les fleurs de sa sérieuse gaieté. Thomas Corneille a-t-il conservé cette gradation si importante ? Nullement10. En échange des scènes capitales qu’il a retranchées, il nous donne les rôles assez jolis de Léonor et de sa tante Pascale, c’est-à-dire qu’il ajoute un nom de plus à la liste des conquêtes et des victimes de don Juan. Et, comme si c’était de sa part un parti pris d’amoindrir la portée de la catastrophe, il fait intervenir la statue vengeresse à point nommé pour empêcher la conclusion d’une des mille et une amourettes du héros, vraie peccadille assurément dans une vie aussi abominable. En résumé, respectons l’œuvre de Thomas Corneille entreprise dans une intention louable et exécutée avec une dextérité de versification souvent heureuse ; mais {p. 564} replaçons-la pour toujours dans nos bibliothèques, et étudions, au grand jour de la représentation, la vraie, la poétique, la profonde création du maître.
Je dis création, sans prétendre en aucune manière nier les droits de l’Espagne à l’invention de la légende, non plus que ceux de Tirso de Molina à l’honneur de l’avoir le premier réalisée dans un drame. Il est fort douteux que Molière ait jamais lu Tirso de Molina. Eh ! qu’importe ? Il a connu, à n’en pas douter, la traduction du drame espagnol jouée sur la scène italienne de Paris11, où, grâce à la figure de don Pierre et à celle de son cheval, elle fit courir toute la ville12. Mais jusqu’où Molière a-t-il porté ses emprunts ? que doit-il en fin de compte au drame espagnol ? La légende funèbre, — dont, certes, je n’essaierai pas d’amoindrir la poétique originalité ; — voilà tout. Sauf la statue, tout dans le Don Juan français appartient à Molière. Et encore en a-t-il usé fort librement avec la statue du commandeur. Il a retranché la moitié de son rôle, et il a bien fait. Dans Tirso et dans le traducteur italien, le mort soupe deux fois avec son meurtrier, la première fois comme invité, d’où vient le second titre de la pièce espagnole el combidado de piedra13 ; la seconde fois chez lui, c’est-à-dire dans l’église des Franciscains de Séville, sous les voûtes de sa chapelle sépulcrale. La légende que chacun savait par cœur en Castille l’exigeait ainsi. Ce second repas s’accomplit, dans la comédie de Tirso, sur une dalle humide enlevée d’une tombe. Le poète déploie dans ce banquet le plus grand luxe d’inventions lugubres. Le service se fait en noir ; le menu consiste en scorpions et en vipères ; le vin est du fiel ; pour toute musique, des voix étranges et formidables sortent des quatre piliers qui soutiennent le mausolée et chantent un lent De profundis14. Quand les chants ont cessé, la foudre éclate, la terre s’entrouvre et engloutit à la fois don Juan, la statue et la chapelle. Molière, comme on sait, et après lui Mozart, n’ont pas admis dans leurs drames ce second repas, {p. 565} sans doute parce qu’ils ont pensé que l’emploi redoublé d’un ressort surnaturel ne peut avoir qu’un effet languissant sur l’imagination.
Il est de tradition et consigné dans tous les historiens dramatiques, que Molière n’a entrepris le Festin de Pierre qu’à contrecœur et entraîné par les instances de sa troupe. Je n’ai qu’assez peu de foi dans cette anecdote, qui me paraît, comme beaucoup d’autres, être le résultat d’un quiproquo15. A la manière indépendante et hardie dont notre grand comique a pris possession de cette fable, à voir comme il domine et manie en maître ce nouveau genre de drame, on n’aperçoit pas la moindre trace, soit de dégoût, soit de contrainte. Au contraire, la critique attentive demeure émerveillée en voyant avec quelle sûreté de coup d’œil et quelle souplesse de génie Molière comprit et pratiqua tout d’abord les conditions d’un genre auquel il s’appliquait pour la première fois. En effet, il change sans hésiter toutes ses habitudes de composition, il prodigue les scènes épisodiques, et multiplie les personnages qui entrent, sortent et ne reviennent plus, mais laissent sur le tissu du drame l’empreinte de leur passage. N’est-il pas, par exemple, bien remarquable que la plus belle scène de Don Juan, celle qui vient d’être saluée d’applaudissements unanimes, soit précisément cette scène du pauvre, conçue et exécutée par Molière dans le sentiment le plus juste et le plus vrai du drame romantique16 ?
La figure même de don Juan, et c’est là le point capital, sort d’un tout autre mode de création que celles des héros ordinaires de nos comédies classiques. Don Juan n’est pas un type, ce que nous appelons un caractère ; ce n’est pas le Libertin, c’est un libertin ; ce n’est pas l’Athée, mais un athée ; c’est un homme livré à tous les souffles de la {p. 566} mobilité humaine ; ce n’est pas un rôle conséquent et logique ; plus on l’étudie de près, et moins on peut concilier tant de contrastes. Aussi, combien de jugements, de portraits, d’esquisses, ont prétendu saisir les traits de ce protée ! combien de dissertations, de préfaces ! que de prose, que de vers pour l’analyser, l’interpréter, le compléter ! On a écrit et disputé sur don Juan comme sur un personnage réel, comme sur Richelieu, sur Pascal, sur Voltaire, ajoutons comme sur Hamlet et presque toutes les autres figures de Shakespeare, sœurs de don Juan par leur mode de création. Et qu’on ne dise pas que j’attribue indument à Molière tout le bruit qui s’est fait autour de don Juan, lorsque, pour être juste, je devrais en reporter l’honneur à Tirso de Molina ! Qui donc, il y a quarante ans, connaissait, seulement de nom, Fray Gabriel Tellez ? Combien peu même aujourd’hui le connaissent ? Don Juan Tenorio n’est qu’un type local. Le Don Juan de Molière a seul fasciné l’Europe. D’autres sans doute y ont ajouté des traits exquis et nouveaux ; niais c’est Molière qui le premier a fait de ce libertin, jusque-là vulgaire, quelque chose de formidable, de séduisant et de rare, en mêlant quelques gouttes de philosophie à beaucoup de vices, à beaucoup d’esprit et à beaucoup d’élégance.
La Comédie-Française n’a rien négligé pour procurer au public la jouissance complète de ce chef-d’œuvre, et nous rendre, dans sa fraîcheur première, ce drame sur lequel ont pesé près de deux siècles de silence. L’élite de la Comédie s’est partagé les rôles. Remarquons, en passant, que, par suite de l’ancienne habitude de jouer la pièce en vers, les acteurs ont eu à surmonter, en cette circonstance, une difficulté qui se présente bien rarement ; ils n’ont pas eu seulement, comme toujours, des rôles à composer et à apprendre : ils ont eu, ce qui est peut-être plus difficile, des habitudes à perdre et des rôles à oublier. Geffroy, qui jouait pour la première fois le rôle de don Juan, l’a composé avec beaucoup d’art, et n’y laisse à désirer qu’un peu plus d’abandon et de gaieté. J’ai dit plus haut quel grand et légitime succès Ligier a obtenu dans le petit rôle de Francisque, le mendiant sublime. Quelques personnes ont regretté qu’il ne se soit pas montré de préférence dans le rôle demi-tragique de don Louis, ce Chromes iratus, si proche parent du père du Menteur. Il nous semble qu’entre ces deux choix l’artiste, bien avisé, a fait le meilleur et le plus habile. Pour moi, j’aurais encore mieux aimé qu’il eût entrepris les deux tâches. Elles seraient possibles et d’un grand effet. En se montrant aussi éloquent interprète de l’honneur du gentilhomme que de la conscience blessée du pauvre, il serait bien certain de doubler nos plaisirs et son triomphe. Mme Volnys, chargée du personnage sacrifié d’Elvire, qui ne paraît que deux fois pour faire d’amers reproches ou donner d’austères conseils à son amant, mérite des éloges tout particuliers pour le parti que son talent a su tirer de {p. 567} cette tâche. Il est impossible d’avoir plus de naturel, plus de grâce, et d’introduire plus de nuances délicates et variées dans une situation qui, pour toute autre, aurait été monotone. Charmante sous le costume villageois, Mlle Brohan a fait assaut, avec Régnier, d’entrain, de gaieté et de franche passion. On ne saurait mieux rendre qu’ils ne l’ont fait l’un et l’autre cette naïve pastorale du second acte, comparable aux plus charmantes églogues de l’antiquité.
Que dirai-je de la mise en scène, si ce n’est qu’elle égale le soin apporté à tout l’ouvrage ? Je regretterais pourtant la beauté des décorations de Ciceri, qui allongent un peu les entr’actes, si l’on n’avait eu la bonne idée de les remplir par quelques morceaux de Mozart. On a, d’ailleurs, poussé le respect pour les moindres indications venues de Molière, jusqu’à faire apparaître au cinquième acte le fantôme d’une femme voilée qui se transforme tout à coup en une figure du Temps, avec sa faux à la main. J’avoue que je ne comprends ni le but ni la convenance de cette apparition mythologique dans une pièce fondée sur le merveilleux chrétien. Cette vision ne me paraît se lier à rien dans la pièce, à moins qu’elle ne soit l’annonce emblématique de la mort d’Elvire ; mais alors pourquoi le Temps avec sa faux ? Quoi qu’il en soit, il était de bon goût de se conformer à la volonté certaine de Molière. Je ne puis couvrir de la même excuse la fantasmagorie finale qui nous montre, derrière la gaze d’un transparent, don Juan livré au feu de l’enfer. Dans le Convié de pierre, que les comédiens italiens jouaient à Paris, vers 1657, la dernière scène de la pièce montrait aux spectateurs don Giovanni au fond de l’enfer qui exprimait en vers (quoique tout le reste de la pièce fût en prose) ses souffrances et son repentir. Molière n’a pas jugé à propos de conclure aussi tristement la sienne. Après l’émotion rapide causée par la tragique catastrophe, il se hâte de rentrer dans le ton de la comédie, et accumule les burlesques exclamations dans la bouche de Sganarelle. Il est évident que Molière a voulu que sa pièce se terminât ; par le rire.