Avertissement de l’auteur du Commentaire §
Les ouvrages qui ont le plus besoin d’être commentés, sont incontestablement ceux des satiriques et des comiques. Ces deux classes d’écrivains, ayant principalement pour objet de peindre les vices et les ridicules de leur siècle, font allusion soit à des événements, soit à des personnages, dont souvent la connaissance ne doit pas s’étendre au-delà de l’époque à laquelle ils ont appartenu. Si des contemporains de ces auteurs, à défaut d’eux-mêmes, ne se sont pas occupés du soin de transmettre à la postérité les explications nécessaires pour l’intelligence de leurs écrits, les traditions s’effacent avec le temps au point qu’il devient impossible de les faire revivre, et sur le texte le plus clair se répandent des obscurités que tous les efforts de l’esprit ne sauraient dissiper.
Il y a moins d’un siècle et demi que Molière est mort, et déjà de nombreux passages de ses comédies fatiguent vainement la sagacité des philologues de profession. La meilleure preuve peut-être que l’on puisse donner de l’utilité d’un {p. VI} Commentaire sur Molière, est l’espèce de succès dont a joui, jusqu’à présent, celui de Bret, travail insuffisant et superficiel, où les erreurs abondent, et où la disette des choses nécessaires se fait sentir au milieu des superfluités. Il y aurait toutefois manque de justice et de bienséance à ne pas reconnaître que le même Bret, après lui Cailhava, et avant eux Riccoboni, dans ses Observations sur la Comédie et sur te génie de ont amassé des matériaux utiles, indiqué des sources jusque-là peu connues, et fait des remarques judicieuses sur l’économie ainsi que sur l’exécution des principaux ouvrages ! Je leur ai des obligations que je ne prétends pas dissimuler ; mais on n’exigera pas non plus que je les exagère, surtout si l’on fait attention que l’avantage de trouver une certaine quantité de faits rassemblés, était toujours accompagné du danger de répéter des choses fausses ou inexactes, et que je ne me suis jamais crû dispensé de recourir aux écrits originaux.
Tout commentateur d’un écrivain classique, se proposant à la fois d’éclaircir les difficultés du texte et d’apprécier les beautés et les défauts tant de la composition que du style, doit offrir, en explications et en rapprochements, en particularités et en observations, tout ce qui peut exercer le goût, satisfaire la curiosité, instruire {p. VII} l’ignorance, et procurer au savoir même des souvenirs utiles ou agréables.
Tel doit être un commentaire en général. Un Commentaire sur Molière ne pouvait manquer d’avoir quelques caractères particuliers. Molière s’est approprié tout ce qui, dans les comiques anciens et modernes, étrangers et nationaux, lui a paru digne d’être mis en œuvre par son génie. Ses successeurs, à leur tour, n’ayant pu, en quelque sorte, faire un pas dans le domaine de la Comédie, sans trouver au moins des traces de son passage, les ont suivies, ceux-ci avec une fidélité qui ne faisait qu’attester leur faiblesse, ceux-là avec une liberté qui, sans déguiser entièrement l’imitation, leur laissait tout le danger d’une concurrence qu’il n’avait pas été en leur pouvoir d’éviter. Les emprunts faits par Molière à ses devanciers, et ceux qui lui ont été faits à lui-même par ses successeurs, tournant également à sa gloire, c’était un devoir pour son Commentateur de marquer soigneusement les uns et les autres. Cette double espèce d’imitations occupe donc une place considérable dans le nouveau Commentaire.
Le genre de chaque pièce, le choix du sujet, la contexture de l’intrigue, le caractère des personnages, l’effet comique et le but moral des diverses situations, les jeux et les coups de théâtre, {p. VIII} les traits saillants du dialogue, les traditions relatives au jeu des acteurs, etc., sont l’objet d’autant de remarques placées en leur lieu dans le courant des scènes et des actes, ou quelquefois reportées à la fin en forme de résumés.
Molière ayant uni à la peinture du cœur humain qui ne change point, celle des usages et des ridicules passagers de la société, il a fallu rechercher dans la foule des écrits du temps, les particularités qui pouvaient, en constatant ces mœurs et ces travers, répandre du jour sur l’image que Molière en a tracée, et déposer en faveur de la fidélité du peintre. Cette partie des tableaux comiques, qu’on appelle en général costume, étant la plus sujette à vieillir et à s’effacer, avait besoin d’être fixée pendant qu’il en était encore temps. Je me suis donné toutes les peines, j’ai pris tous les soins nécessaires pour atteindre à ce but. Les faits publics ou privés dont Molière a fait plus d’une fois son profit, ont également fourni matière à des éclaircissements qui n’étaient guère devenus moins nécessaires et moins urgents. Enfin, les proverbes, les expressions tirées des manières, des modes, des exercices et des jeux alors en vogue, toutes ces locutions qui contribuent à caractériser l’état de société, ont été discutées dans des notes qui en rapportent l’origine et le sens propre, ainsi que le sens métaphorique.
{p. IX} Un homme de lettres estimable, M. Petitot, a donné, il y a peu d’années, une édition des œuvres de Molière, avec des réflexions sur chacune de ses pièces, en déclarant qu’il n’avait pas jugé à propos d’y joindre un commentaire grammatical. On peut croire que ce travail lui a semblé véritablement superflu, puisqu’il ne l’a pas fait, ou plutôt trouver tout naturel qu’ayant omis de le faire, il ait essayé de prouver qu’il était inutile ; mais on est d’autant moins obligé d’admettre cette opinion intéressée, qu’elle s’appuie sur des motifs tout-à-fait privés de justesse et de solidité. À qui M. Petitot persuadera-t-il que Molière ne peut pas être proposé comme un modèle de style ? Molière n’est pas seulement un grand comique, il est encore un grand écrivain. L’énergie, la hardiesse souvent heureuse, la saillie, la vivacité de ses tours et de ses expressions, sont des qualités qui ne sauraient être trop étudiées et trouver trop d’imitateurs. « Il avait, dit encore M. Petitot, le désir de faire parler ses personnages comme ils « se seraient exprimés eux-mêmes dans les circonstances où il les plaçait ; cette intention, qui tenait à son génie, le porte à employer souvent des tournures très conformes au caractère des personnages, mais contraires au bon usage et aux règles de la langue. »
Quoi ! Molière a été incorrect à dessein ! Il a mis tout exprès des fautes {p. X} dans la bouche de ses personnages ! Cela est Vrai d’un petit nombre de rôles de paysans, écrits en patois, et du rôle de Martine où les vices d’oraison ne sont qu’un moyen de mettre en jeu le travers de trois femmes puristes et pédantes ; mais personne jusqu’ici n’avait imaginé que Molière, dans aucun de ses autres rôles, eût placé volontairement des fautes de langue, pour ajouter à la vérité de l’imitation et à l’effet comique des ridicules de situation ou de caractère. Alceste et Gorgibus, Célimène et Madame Jourdain, personnages entre qui l’éducation et le rang dans la société mettent la plus grande différence possible de sentiments, d’expressions et de manières, parlent, non pas le même langage, mais la même langue ; c’est-à-dire que le discours, élégant et noble chez les uns, commun et même populaire chez les autres, est pourtant assujetti aux lois de la même grammaire ; et, loin que Molière ait écrit avec moins de correction les rôles des personnages d’un esprit plus borné ou d’une condition plus basse, je ne craindrais pas d’affirmer que souvent il s’y trouve moins de termes impropres et de tours embarrassés, moins de fautes en un mot contre l’usage et la règle, que dans les rôles où sa diction prend l’essor le plus élevé1. Il {p. XI} semblait que son génie se jouât avec une liberté plus heureuse dans la peinture de ces caractères plus rapprochés de la nature et de la vérité, et que sa plume elle-même, moins contrainte dans l’imitation de leur langage, y portât plus de cette facilité qui est un des caractères et peut-être une des causes de la pureté du style. Il est surprenant que cette vérité ait échappé à un critique pour qui les ouvrages de Molière ont été un objet d’étude et de travail.
Voltaire était d’un avis tout contraire à celui de M. Petitot, sur l’utilité d’un commentaire grammatical, appliqué aux comédies de Molière. On pourrait déjà le conclure de son travail sur Corneille ; mais il a laissé un témoignage plus formel encore de son opinion à cet égard. Il a commenté, sous le seul rapport de la diction, un certain nombre de vers de la comédie du Misanthrope.
En donnant cet échantillon d’un travail qu’il ne devait pas exécuter lui-même, Voltaire ne semblait-il pas inviter les gens de lettres à s’en {p. XII} occuper, et mettre, pour ainsi dire, sur la voie celui qui se déciderait à l’entreprendre ? « Rien n’est plus propre, disait-il, à guider un étranger, et un tel travail ne sera pas inutile à nos compatriotes
2. »
Les incorrections réelles de Molière, c’est-à-dire les fautes qu’il a commises, pouvant les éviter, ne sont pas aussi nombreuses qu’on se l’imagine communément. Ceci demande à être expliqué. Sur la foi de deux auteurs célèbres, La Bruyère et Fénelon, et surtout en prenant pour point de comparaison l’état actuel de la langue, on pense généralement que Molière l’a fort peu respectée, et l’on attribue à la négligence ou à la précipitation tout ce qu’on remarque de vicieux dans ses ouvrages. J’ai partagé longtemps ce préjugé ; mais une lecture attentive de tous les écrivains qui faisaient autorité à l’époque où Molière composait, m’a convaincu que, dans la plupart des cas où il paraît incorrect, il n’a fait qu’employer des expressions et des tours fort usités alors ; et qu’ainsi, en distinguant les temps, comme il est juste de le faire, on doit dire, non pas qu’il a violé souvent les règles du langage, mais que, depuis lui, le langage a éprouvé de {p. XIII} nombreux changement II faut se souvenir qu’il avait donné presque toutes ses comédies avant que Boileau et Racine eussent publié ces ouvrages si élégants et si purs qui ont fixé l’idiome poétique3. La langue de Molière n’était donc pas celle de Racine et de Boileau, mais celle des deux Corneille, de Scarron, de Rotrou, de Boisrobert, de d’Ouville, de Desmarets, etc. Des citations de ces divers auteurs, faites à propos des vers de Molière, où nous voyons aujourd’hui des fautes de diction, prouveront jusqu’à l’évidence ce que je viens d’avancer ; et ces rapprochements, en écartant ce qu’il pourrait y avoir d’aride et de pédantesque dans un commentaire grammatical, fait suivant un système de critique absolue, ne seront peut-être pas jugés inutiles pour l’histoire de notre langue4.
On a beaucoup reproché à Voltaire la forme {p. XIV} un peu tranchante de ses remarques grammaticales. Il est vrai qu’il se borne le plus souvent à déclarer qu’une façon de parler est vicieuse, sans prendre soin de le prouver par quelques mots d’explication. Son grand talent et sa grande {p. XV} renommée lui donnaient peut-être le droit de ne pas motiver ses décisions. Traitant, pour ainsi dire, d’égal à égal avec l’homme de génie dont il s’était fait le commentateur, il échappait facilement au reproche d’irrévérence ; et, accoutumé dès longtemps à donner des lois au monde littéraire, il trouvait les esprits trop soumis à son autorité, pour qu’il lui fût nécessaire de les convaincre par le raisonnement. Une position toute différente me prescrivait une marche toute contraire. Je n’ai pas cru qu’il me suffit de dire : Ceci est une faute ; il m’a semblé que j’étais dans l’obligation de le démontrer. J’ai pensé que je concilierais un plus grand respect pour Molière avec une plus grande utilité pour mes lecteurs, si, à chaque infraction de quelque règle importante, j’établissais cette règle, et faisais voir en quoi elle était violée. De cette manière, ce n’était pas moi qui devais prononcer contre Molière ; c’était la Grammaire elle-même,
La Grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,Et les fait, la main haute, obéir à ses lois.Femmes savantes.
D’un autre côté, comme le plus sûr moyen d’inculquer toute espèce de vérité, est de la faire parfaitement concevoir, j’avais la certitude que mes critiques seraient d’autant plus profitables, qu’elles seraient plus raisonnées, et les fautes {p. XVI} rendues plus sensibles. C’est là que réside, en effet, toute l’utilité d’un semblable travail. À quoi servirait-il de remarquer que Molière a plus ou moins souvent enfreint les règles du langage, si par là on ne voulait empêcher le lecteur de les enfreindre à son tour ? et comment se garantirait-il des fautes qu’on lui fait apercevoir, si on ne lui faisait bien connaître en quoi elles consistent ? Ce n’était pas assez toutefois que de telles explications fussent utiles, il fallait encore qu’elles ne fussent point fastidieuses. Je les ai rédigées avec le plus grand soin ; j’ai désiré qu’elles pussent du moins procurer à l’esprit cette espèce de satisfaction qui naît d’une grande précision unie à une grande clarté, dans l’exposition des matières didactiques. Je ferai observer, au surplus, que les notes grammaticales, nombreuses dans l’examen des huit premières pièces de Molière, le sont beaucoup moins dans le reste du travail, et cette différence a deux causes : le style de Molière gagne en correction à mesure que le nombre de ses comédies s’accroît ; ensuite, lorsque des fautes déjà relevées viennent à se reproduire, je me contente le plus souvent de renvoyer le lecteur à mes précédentes remarques.
Indépendamment du Commentaire, dont je viens de donner une idée, chaque pièce est suivie d’une Notice historique et littéraire dont l’objet {p. XVII} est d’offrir un jugement sommaire de la pièce ; de rappeler les ouvrages dont elle a été l’imitation ou le type, ainsi que les critiques qu’elle a essuyées ; de rapporter les diverses particularités relatives à sa composition et à sa représentation ; enfin, de rassembler, en faits et en réflexions, tout ce qui n’a pas dû trouver place dans les notes courantes. J’ai voulu que l’ensemble de ces Notices où, d’une comédie à l’autre, les progrès de Molière dans son art sont attentivement observés, non seulement fût l’histoire de ses ouvrages, mais même pût être considéré, en quelque sorte, comme l’histoire de son génie.
Tout l’ouvrage est précédé d’un Discours préliminaire et d’une Vie de Molière.
Dans le Discours préliminaire, m’élevant à des considérations plus générales que dans les notes et les Notices, sur l’art de la comédie, j’en retrace rapidement les progrès, depuis son origine jusqu’à Molière ; j’expose comparativement l’état où il a trouvé le théâtre, et l’état où il l’a laissé ; enfin, j’examine l’influence réciproque de la société sur son génie, et de ses ouvrages sur les mœurs. Ce Discours, si l’exécution répond à mon dessein, doit réunir, comme en un foyer, toutes les vues éparses dans les différentes parties du Commentaire.
{p. XVIII} La Vie de Molière a été écrite plusieurs fois. Grimarest, un de ses premiers biographes, ayant donné une étendue démesurée à son ouvrage, et l’ayant rempli d’une foule d’anecdotes apocryphes ou de contes populaires, Voltaire, dont ces défauts ont justement révolté le jugement, s’est peut-être jeté à son tour dans l’excès du doute et de la brièveté. J’ai essayé de tenir un juste milieu : je n’admets pas tous les faits qu’entasse Grimarest avec une si pesante diffusion, sans s’embarrasser qu’ils soient contraires à la raison et à la vérité ; je ne rejette pas non plus tous ceux que Voltaire exclut de son rapide et ingénieux récit, uniquement parce qu’ils ne s’accordent pas avec l’exacte vraisemblance.
Un point sur lequel je m’exprimerai avec une entière assurance, parce qu’il est un pur objet de patience et d’exactitude, c’est la correction du texte. Je puis affirmer que dans toutes les éditions, sans en excepter les plus belles et les plus estimées, ce texte est scandaleusement défiguré ; et, pour prouver cette assertion, je n’ai besoin que de l’expliquer, c’est-à-dire de rapporter les faits sur lesquels elle repose. Molière ne s’est jamais occupé de donner une édition de ses œuvres. Celles de ses comédies qui avaient obtenu du succès, étaient imprimées séparément et à mesure, probablement d’après son manuscrit et sous {p. XIX} ses yeux ; et ces éditions de pièces détachées se répétaient autant de fois que le besoin s’en faisait sentir. Ce n’est qu’en 1673, année de la mort de Molière, que ses œuvres furent réunies, en partie du moins ; et ce recueil fut entièrement conforme au texte des éditions séparées et originales5. Cependant, en 1682, c’est-à-dire neuf ans après la mort de ce grand homme, deux de ses amis, dont un avait été son camarade, Vinot et Lagrange, entreprirent de donner une édition complète de ses comédies. Us annoncèrent qu’elle était purgée de toutes les fautes que la négligence des imprimeurs avait laissé s’introduire dans les éditions précédentes ; mais ils ne dirent pas qu’elle eût été faite sur des manuscrits de Molière ou sur des exemplaires corrigés de sa main, circonstance qu’ils n’auraient pas omis de rapporter, s’ils en avaient eu le droit. C’est donc à eux, à eux seuls qu’il faut attribuer les différences plus ou moins nombreuses, plus ou moins considérables qu’offre leur édition, comparée aux éditions originales. N’ayant point, pour le texte de Molière, ce respect que cent-cinquante ans de culte rendu à {p. XX} son génie ont imprimé dans nos esprits, ils firent tous les changements que leur suggéra leur caprice, ou que la volonté des comédiens avait introduits dans la représentation. Ces changements, considérés en eux-mêmes, peuvent être divisés en trois classes : quelques-uns sont heureux ; d’autres sont indifférents ; d’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, sont vicieux, c’est-à-dire gâtent le texte en l’altérant. Tous sont également blâmables, puisque tous ont été faits par des éditeurs sans, mission, sans autorité littéraire, qui ont substitué aux expressions et aux vers de Molière, des expressions de leur choix et des vers de leur façon. Je me contenterai de rapporter un seul exemple de ces étranges libertés, et je le prendrai dans la première comédie de Molière, l’Étourdi. Suivant l’édition originale, publiée en 1663, Mascarille dit à Lélie qui vient, pour la sixième fois, de déconcerter, par son étourderie, un stratagème imaginé pour le servir :
Je crois que vous seriez un maître d’arme expert :Vous savez à merveille, en toutes aventures,Prendre les contre-temps et rompre les mesures.
L’édition de 1682, dont le texte a été suivi dans toutes les éditions suivantes, porte :
Ah ! voilà tout le mal ; c’est cela qui nous perd.Ma foi, mon cher patron, je vous le dis encore,Vous ne serez jamais qu’une pauvre pécore.
{p. XXI} Chacun sent combien ces derniers vers sont plats et grossiers, en comparaison des autres qui, sans être d’un goût de plaisanterie bien fin, sont du moins d’un ton de gaieté franc et original, ont l’avantage de rappeler un des titres de la pièce (les Contre-temps), et, datant d’une époque où les duels étaient très fréquents, retracent, par l’emploi de plusieurs termes empruntés à l’escrime, une de ces habitudes de la société, qui passent dans celles du langage6. Personne ne croira, sans doute, que Molière soit l’auteur d’un changement si ridicule : il est déjà difficile de concevoir qu’il se soit trouvé quelqu’un d’assez peu de jugement et de goût pour le faire. Je le répète, l’édition posthume de 1682 a été suivie constamment jusqu’à nos jours, même par l’éditeur de 1734, qui prétend l’avoir corrigée en beaucoup d’endroits, et qui n’a fait souvent qu’y ajouter de nouvelles altérations7. Aucune édition des {p. XXII} œuvres de Molière n’en donne donc le véritable texte. Ce texte se trouve seulement dans les éditions partielles, publiées du vivant de Molière et jusqu’à l’année de sa mort inclusivement ; éditions qui sont parfaitement conformes entre elles, et qui ont une authenticité égale à celle du manuscrit même de l’auteur. J’ai suivi ces éditions originales avec une exactitude scrupuleuse. J’ai cependant eu, pour l’édition de 1682 et même pour celle de 1734, une condescendance que je me suis presque reprochée, en plaçant, au bas du texte, les moindres variantes qu’elles pouvaient présenter8.
Des confrères qui m’honorent de leur amitié9 maîtres dans un art que je n’ai point cultivé, mais que j’aime et sur lequel au moins j’ai {p. XXIII} réfléchi, ont bien voulu m’éclairer des lumières de leur expérience. Je leur dois le fond d’un grand nombre de mes notes sur l’économie et la marche des comédies de Molière ; et celles-là seront sans doute jugées les meilleures. J’ai eu aussi les plus grandes obligations à la profonde instruction littéraire et à l’infatigable complaisance de mon autre confrère à l’Académie, M. le comte François de Neufchâteau. Enfin, j’ai mis à contribution le zèle et les connaissances de beaucoup de personnes qu’il serait trop long de désigner10 ne m’en rapportant jamais à moi-même de ce que d’autres pouvaient savoir mieux que moi, et consultant chacun sur ce qui appartenait au genre de ses études. Je saisis l’occasion de solliciter ici, pour la continuation de mon entreprise, les avis, les secours de tous ceux qui daigneront y prendre {p. XXIV} intérêt : je recevrai avec reconnaissance, je mettrai à profit, avec empressement, tout ce qui pourra m’être indiqué d’utile ou de curieux. Je ne ferai point valoir les peines que j’ai prises ; l’exactitude laborieuse que j’ai portée dans mes nombreuses recherches : je ne faisais que remplir un devoir, et ce devoir était un vif plaisir pour moi. Je serai amplement récompensé, mes prétentions à la faveur publique seront pleinement satisfaites, si l’on accorde que j’ai réussi dans un genre de travail qu’un préjugé ridicule s’efforce de ravaler encore aujourd’hui, quoiqu’un des meilleurs disciples de Voltaire, La Harpe, et Voltaire lui-même, n’aient pas trouvé au-dessous d’eux d’y consacrer une partie de leur talent11.
Discours préliminaire §
{p. XXV} Par son principe et par son moyen, la comédie tient à l’essence, même de l’homme, qui est né malin et imitateur. Le premier qui, frappé des vices ou des ridicules d’autrui, imagina de les retracer, non par le simple récit, mais par l’action et le discours direct, fit la première des comédies. Il y a loin de là sans doute au Misanthrope ou à Tartuffe mais, quand un art se fonde sur les passions et les facultés naturelles de l’homme, son développement et sa perfection sont des faits nécessaires qui n’ont besoin que des siècles pour s’accomplir. Voilà peut-être tout ce qu’on peut dire sur l’origine philosophique de la comédie.
Quant à son origine historique, nos connaissances ne nous permettent pas de l’apercevoir avant l’époque où Thespis promenait dans les bourgs de l’Attique un chariot chargé de vendangeurs barbouillés de lie, qui chantaient des hymnes à Bacchus et adressaient des injures aux passants. Ce chariot fut, dit-on, le berceau commun de l’art de Racine et de celui de Molière ; mais la comédie naquit la dernière.
En tout, l’homme, avant de s’élever aux espèces et aux genres, a dû ne connaître que des individus. La {p. XXVI} première peinture fut sans doute un portrait : la première comédie fut une satire personnelle.
La comédie, même en ces grossiers commencements, reçut sa direction de la forme du gouvernement et des mœurs de la nation ; et depuis on la vit toujours en suivre exactement les révolutions. Née dans une république turbulente et toute populaire, comme l’était alors Athènes, elle dut d’abord s’attaquer à ce qu’il y avait de plus élevé ; elle se mit donc à insulter les magistrats, les généraux, les orateurs, les philosophes, tous ceux enfin qui attiraient les regards et excitaient l’envie par la supériorité du rang ou du mérite. Les acteurs portaient le nom, l’habit, le visage même des personnages qu’ils représentaient.
L’oligarchie ayant succédé à la démocratie pure, on défendit les noms propres, les vêtements pareils et les masques ressemblants. Vaine précaution : on continuait de jouer les individus ; et la malignité y trouvait un plaisir de plus, celui de reconnaître et de nommer elle-même les gens dont on ne lui montrait pas les visages et dont on lui taisait les noms.
Enfin, lorsque la bataille de Chéronée eut asservi la Grèce à la domination macédonienne, parut un nouvel édit qui, bannissant du théâtre toute imitation des faits réels et des personnes existantes, restreignit la comédie à l’imitation générale des mœurs. Ce fut alors la comédie telle que nous l’avons, telle qu’elle convient à un peuple vraiment policé, telle qu’elle convient au génie même ; car les bornes que lui prescrivent les bienséances ne lui sont pas moins utiles {p. XXVII} que celles où les règles le contiennent ; et il n’excelle tant à exprimer les choses qu’il peut dire, que parce qu’il ne lui est pas permis de dire tout ce qu’il veut. Ainsi, cette fois, la susceptibilité et l’intérêt propre des magistrats tournèrent à l’avantage de l’art, qu’ils poussèrent vers sa perfection, ne croyant que réprimer sa licence. Les mêmes causes n’ont pas toujours produit les mêmes effets.
Les historiens de la littérature désignent ces trois périodes, ces trois âges de la comédie grecque, par les noms de comédie ancienne, de comédie moyenne et de comédie nouvelle. Il ne nous reste de la première qu’Aristophane ; nous ne possédons rien de la seconde ; quelques fragments de Ménandre et de Philémon sont tout ce qui nous a été conservé de la troisième12.
Aristophane et Ménandre ont été souvent mis en regard et comparés.
Aristophane renferme, pour nous, toute la comédie ancienne qu’on peut qualifier, quant au fond, de satire personnelle et politique, mise en action. Pour la forme, c’est l’allégorie extravagante, la caricature monstrueuse, la parodie burlesque, la bouffonnerie cynique, l’insulte aux hommes et aux dieux, l’absence de toute raison, de toute règle dans la conduite du drame ; et tout cela mêlé des saillies de l’esprit le plus fin, des traits de la gaieté la plus franche, et des grâces {p. XXVIII} du langage le plus exquis. Aristophane a eu ses admirateurs et ses détracteurs outrés. Ceux-ci, jugeant, d’après les idées de leur siècle, un Athénien de la quatre-vingt-cinquième olympiade, qu’ils entendaient quelquefois trop, et que plus souvent ils n’entendaient pas assez, l’ont méprisé comme un vil bouffon, pour qui ni la vertu, ni le génie n’étaient sacrés, et à qui de temps en temps il échappait quelque heureuse plaisanterie. Ceux-là, fiers de le comprendre mieux et de le goûter davantage, croyant peut-être pénétrer plus avant encore qu’ils ne font dans le secret de ses allusions et de ses équivoques, et trop disposés à l’admiration ou à l’indulgence pour ce qu’ils ont pris tant de peine à étudier, l’ont vanté comme un génie supérieur, un excellent citoyen, un sage même qui se travestissait en insensé pour corriger sa nation, en ayant l’air seulement de l’amuser. Ils n’ont eu raison qu’à moitié les uns et les autres. On ne peut, ce semble, dire d’Aristophane ni trop de bien, ni trop de mal ; mais en dire seulement du mal ou du bien, c’est tomber dans une erreur égale, quoique contraire. On a maintes fois comparé Aristophane et Rabelais. Nulle comparaison n’est plus exacte en tous ses points ; et le jugement que La Bruyère a porté du dernier, s’applique merveilleusement à l’autre. « Où il est mauvais, il passe bien au-delà du pire ; c’est le charme de la canaille : où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent ; il peut être le mets des plus délicats. »
Ménandre représente aussi à lui seul la comédie nouvelle. Mais ses ouvrages ont disparu : il ne reste {p. XXIX} que son nom, de courts fragments où le moraliste et l’écrivain se montrent plus que le poète comique, les comédies de Térence, d’après lesquelles, selon le jugement de César, nous ne pouvons nous faire qu’à demi une idée de son génie, et les éloges que lui ont décernés ceux des anciens qui ont joui de ses productions. Ces éloges sont unanimes, absolus, sans mélange d’aucune critique. Nous ne pouvons ni les infirmer ni les restreindre : nous devons croire qu’ils sont entièrement mérités, et déplorer d’autant plus amèrement la perte des chefs-d’œuvre qui les ont inspirés.
J’ai dit, en abrégé, tout ce que nous savons de la comédie chez les Grecs ; j’emploierai moins de paroles encore à dire ce qu’elle fut chez les Romains. À proprement parler, il n’existe pas de comédie latine : aussi le peu que j’en dirai regardera plutôt la comédie grecque, dont elle n’est qu’un écho, et dont elle remplace pour nous les monuments perdus. La comédie, comme tous les autres arts, fut empruntée à la Grèce par les maîtres du monde. Ce peuple si grave et son patriciat si fier ne se seraient point accommodés des insolentes bouffonneries de l’ancienne et même de la moyenne comédie grecque. Nævius en acquit la preuve à ses dépens. Plaute et Térence furent des imitateurs, des traducteurs de quelques comiques grecs de la troisième époque. Les ouvrages de ces deux poètes sont parvenus jusqu’à nous : des autres, nous avons seulement les noms et quelques vers mutilés, cités par des grammairiens qui, n’y cherchant que des mots, s’embarrassaient peu que le sens fût complet.
{p. XXX} Chez les Grecs et chez les Romains, la communauté de religion et la ressemblance des institutions politiques établissaient des rapports assez nombreux ; et, chez les deux peuples, l’état de la société était à peu près le même. Ce n’est pas uniquement pour cette raison sans doute que Plaute et Térence empruntèrent tous leurs sujets aux poètes de l’Attique ou de la Sicile ; mais, du moins, leurs imitations n’avaient pas l’inconvénient d’offrir un spectacle entièrement étranger à ceux pour qui elles étaient destinées, et on ne peut nier que, sous des costumes grecs, elles ne présentassent des mœurs presque toutes romaines.
Chez les Grecs et chez les Romains, les femmes honnêtes viraient retirées dans l’intérieur de leurs maisons, et les courtisanes seules avaient le privilège de fréquenter avec les hommes. Chez les Grecs et chez les Romains, le droit des gens consacrant l’affreux usage de réduire les prisonniers en servitude et de les vendre comme un vil bétail, la loi civile autorisait l’esclavage domestique ; et il y avait, dans chaque maison opulente, des esclaves, gouverneurs, précepteurs, et surtout corrupteurs de leurs jeunes maîtres, alternativement menacés du fouet ou de la mort même par les pères et par les fils, et ne pouvant presque jamais s’y soustraire qu’à force de les mériter Enfin, il y avait à Rome, de même qu’à Athènes, des fanfarons qui, revenant ou feignant de revenir des guerres lointaines, parlaient des milliers d’hommes qu’ils avaient tués ou mis en fuite, et recevaient des coups de bâton de quiconque leur en voulait donner ; il y avait aussi des {p. XXXI} parasites de profession qui achetaient, au prix de viles flatteries et de complaisances plus viles encore, le droit de se remplir le ventre à la table des riches. Voilà pour les personnes et les mœurs.
Quant aux événements ordinaires de la vie, ils ne se ressemblaient pas moins à Rome et dans la Grèce. De la barbare coutume d’exposer les enfants, de la vente et de la dispersion des captifs, enfin de la piraterie qui infestait toutes les mers et désolait toutes les côtes, il résultait que beaucoup de pères étaient enlevés à leurs enfants, et beaucoup d’enfants à leurs pères. Souvent, après une longue séparation, d’autres hasards les rapprochaient inopinément. Les changements survenus et les divers liens formés pendant l’absence causaient, dans ces familles ainsi réunies, des surprises qui n’étaient pas toutes agréables, des embarras dont il était quelquefois difficile de sortir. Ces catastrophes domestiques fournissaient habituellement aux comiques grecs leurs nœuds, leurs péripéties et leurs dénouements.
Malheureusement, un état de société d’où les femmes honnêtes étaient exclues, n’admettait guère la peinture d’un amour délicat et respectueux : le seul qui pût se montrer dans le monde, et conséquemment sur le théâtre, eût mieux mérité le nom de débauche. Presque toujours des courtisanes en étaient l’objet ; presque toujours il était poussé jusqu’aux dernières conséquences ; et le dénouement n’était jamais plus décent que lorsque la prostituée se trouvait être une fille de condition libre, digne de devenir l’épouse du fils de famille dont elle était la maîtresse. Tel était le {p. XXXII} principal ou plutôt l’unique fondement de l’intérêt dans les comédies grecques.
Le choix des personnages était encore plus borné. Les acteurs obligés de ces intrigues de places publiques et de mauvais lieux étaient, outre la courtisane et son amant, le père du jeune homme, courroucé de ses déportements, et quelquefois en prenant sa part pour se dépiquer ; le père ou la nourrice de la jeune fille, arrivant tout exprès pour la reconnaître ; et un esclave imaginant mille stratagèmes pour tirer de son vieux maître l’argent nécessaire au fils de la maison. À côté d’eux figurent, à volonté et comme personnages accessoires, un marchand d’esclaves ou la maîtresse d’un lieu de prostitution, exerçant à découvert leur noble trafic ; le parasite, toujours bouffonnant et toujours affamé ; enfin, le soldat fanfaron, toujours glorieux et toujours battu.
Quant au genre de comique, c’est-à-dire au ton de plaisanterie, libre ou décent, grossier ou délicat, outré ou naturel, il différait sans doute suivant le génie différent des poètes. Il est présumable que Démophile, Épicharme, Diphile et Philémon, imités de préférence par Plaute, avaient, dans leur style, plus d’analogie avec la verve de gaieté bouffonne qui lui est propre ; et qu’au contraire, Apollodore et Ménandre, pris pour modèles par Térence, se rapprochaient davantage de l’enjouement gracieux et un peu timide qui lui est particulier.
Un parallèle un peu plus étendu de Plaute et de Térence doit trouver ici sa place.
{p. XXXIII} Térence vint au monde huit ans avant la mort de Plaute, et trente-cinq ans après sa naissance. C’est un court espace, sans doute ; mais il est immense, si l’on considère qu’à cette époque la langue et la littérature des Romains marchaient de la barbarie à l’élégance avec cette rapidité qui est commune à la jeunesse de toutes les institutions. Térence fut esclave. Quelques-uns ont prétendu que Plaute l’avait été aussi ; mais le plus grand nombre veut que, né de condition libre, et livré au commerce, il ait d’abord acquis, puis perdu une assez grande fortune, et qu’il ait été réduit pour vivre à tourner la meule aux gages d’un meunier. Les opérations du négoce et les durs travaux de l’indigence sont peu favorables à l’observation comique : aussi Plaute paraît-il avoir négligé l’étude de l’homme et de la société, et avoir appliqué presque uniquement son génie naturel à l’imitation des comiques grecs. Ses maximes sont vulgaires ; il a peu, disons mieux, il n’a pas de ces traits pénétrants qui vont comme au fond du cœur humain pour y chercher, pour en faire sortir le secret caché dans ses replis. Quant à Térence, réduit d’abord à l’état de servitude, mais instruit par les soins et bientôt affranchi par les bontés d’un maître opulent qu’avaient charmé les qualités de son âme et de son esprit, il s’éleva promptement par son génie au niveau des premiers citoyens de Rome : c’est un fait assez connu que l’amitié dont Furius, Lælius et Scipion l’honorèrent. Fréquentant de tels personnages, et placé au milieu d’une civilisation déjà raffinée, il n’est pas étonnant qu’il ait mieux étudié, mieux saisi, mieux {p. XXXIV} exprimé que son devancier le jeu des passions et des caractères. Plaute a cette gaieté de tempérament qui est excellente pour s’étourdir sur les misères de la vie. Térence a cette plaisanterie de réflexion que fait naître dans l’âme d’un sage le spectacle des folies humaines. Plaute prodigue des bouffonneries, des quolibets dignes de la populace de Rome. Térence répand, d’une main trop avare peut-être, des railleries fines et délicates, propres à charmer le sage Lælius et l’hôte glorieux de Linterne. Cicéron, grand philosophe, grand orateur, grand citoyen, mais assez méchant diseur de bons mots, admire beaucoup ceux de Plaute. Horace, un des plus fins railleurs de l’antiquité, n’en fait aucun cas ; mais, en revanche, s’il ne loue pas la gaieté de Térence, il vante infiniment la vérité frappante de ses caractères et le naturel exquis de son langage. Enfin, Plaute, mort à l’âge de quarante-quatre ans, laissa vingt-une comédies, fruits nombreux d’une verve rapide et peu châtiée ; Térence, mort moins âgé que lui de quatre ans seulement, ne laissa que six comédies, productions laborieuses d’un talent pur et soigné.
La comédie grecque périt avec l’indépendance nationale. Asservie successivement par les héritiers d’Alexandre et par les Romains, la Grèce eut des sophistes, des rhéteurs, des grammairiens, des romanciers, des poètes ; mais Ménandre et ses contemporains n’eurent plus aucun successeur, soit que le champ de la comédie, si borné dans une société telle que nous l’avons décrite, eût été épuisé par les abondantes {p. XXXV} moissons qu’ils en avaient tirées, soit que, dans ces temps d’abjection profonde, les vices des particuliers même fussent comme des puissances contre lesquelles on n’osât pas s’élever.
De même, la comédie exotique, importée dans Rome, y finit avec la république. L’indécente pantomime et les horribles jeux du cirque convenaient mieux à ce peuple naturellement féroce, corrompu par un luxe excessif, et abruti par la tyrannie sanglante de ses empereurs au point d’avoir perdu tout sentiment des plaisirs délicats de l’esprit, et de n’être plus susceptible que des grossières émotions des sens.
Durant cette période où le colosse romain se débattait dans les convulsions d’une lente agonie, et se divisait lui-même en deux parts, comme pour offrir une proie plus facile aux barbares qui venaient s’en disputer les lambeaux, la comédie disparut avec tous les autres arts.
La nouvelle Italie, héritière privilégiée des trésors littéraires de l’ancienne Rome, fit la première revivre les jeux du théâtre. Elle commença par imiter servilement les imitations latines de Plaute et de Térence ; et, plus tard, sans cesser de les prendre pour modèles, elle introduisit sur la scène quelques peintures de ses propres mœurs, qui étaient remarquables surtout par la licence des actions et des paroles. Mais la multitude, participant au goût des anciens habitants du sol, préféra les dialectes populaires, les costumes bizarres, la gaieté bouffonne et la vive gesticulation des mimes antiques, dont l’art ne s’était jamais perdu, {p. XXXVI} et avait été cultivé sans interruption depuis la fondation de l’empire jusqu’à sa destruction. Presque de nos jours, un homme d’un génie heureux qu’avait inspiré la lecture de Molière, Goldoni, voulut faire présent à son pays de la comédie véritable, de la comédie de caractère et de mœurs, image de la vie commune et contemporaine. Sa tentative réussit, mais ne fut point imitée. La musique, s’emparant de toutes les scènes régulières, finit par en bannir l’intérêt, la raison et la gaieté, ou du moins n’en laissa subsister que le peu dont s’accommodent ses caprices tyranniques.
L’Espagne, contrée fière et indépendante, qui ne se laisse pas plus subjuguer par les arts que par les armes des autres nations, ne reçut son théâtre ni des anciens, ni des modernes. Il fut, pour ainsi dire, un fruit du sol, et il n’a pas plus varié que les autres institutions. Il est tel qu’il convient à un peuple exalté, chez qui la religion, l’amour et la valeur sont trois passions qu’il pousse presque à l’extrême ; mais qui, grave et moral dans les habitudes ordinaires de la vie, porte, dans ses amusements, un besoin d’émotions fortes et variées, qu’il permet qu’on satisfasse aux dépens de la raison, du goût, de la décence même. De là, nulle distinction des genres qui constituent ailleurs deux scènes séparées, la violation ou plutôt l’ignorance des unités les plus indispensables, une étonnante complication d’événements dus au hasard ou pris hors de l’ordre accoutumé des choses humaines, et le mélange le plus confus de toutes les conditions, de tous les sentiments et de tous les langages. Cette comédie (car {p. XXXVII} tel est le nom générique donné à une si singulière espèce de drame) n’est pas sans doute une peinture de la société espagnole ; mais elle est du moins un genre de plaisir approprié à son génie et à son goût. Lopez de Véga et Caldéron sont les deux princes de ce théâtre tout national, qui doit sa naissance à l’amour des Espagnols pour le merveilleux et le romanesque, et sa durée à l’immuable constance de leurs mœurs, de leurs opinions et de leurs sentiments.
Chez les Anglais, l’art dramatique, à son origine, offrit la même confusion de genres, de personnages et de styles que chez les Espagnols. Les tragédies et les drames historiques de Shakespeare admettent le mélange du comique et même du bouffon. Quant à ses comédies proprement dites, ce ne sont point des tableaux de la vie ordinaire et de la nature réelle ; ce sont les jeux, les caprices d’une imagination qui aime à s’égarer dans un monde idéal, et à le peupler d’êtres fantastiques. Sous Charles II, prince imbu usages, des opinions et des goûts de la France, les deux genres furent séparés, et la comédie de mœurs se montra sur la scène anglaise. Mais, dans ce pays où la forme du gouvernement permet à l’homme le libre développement de toutes ses facultés, et où l’esprit de la société n’impose pas à tous les individus le joug d’une uniformité de convention, les singularités personnelles, les caractères originaux abondent. La comédie se plut à les peindre. C’est là ce qui donne une physionomie particulière et piquante aux productions de Congreve et de Wicherley. Malheureusement, l’art et la morale ont {p. XXXVIII} à leur reprocher l’inobservation fréquente de l’unité de lieu, la duplicité ou même la triplicité d’intrigue, le nombre trop considérable des personnages, et l’indécence des situations aussi-bien que des paroles.
Chez toutes les nations de l’Europe moderne, avant que le théâtre reçût une forme régulière, ou du moins prît une assiette solide, l’art dramatique avait eu des commencements grossiers, dont l’origine fut toute religieuse, ainsi que dans l’ancienne Grèce. Au temps des premières croisades, des pèlerins, revenus de la terre sainte, allaient en tous lieux représentant les faits de la Bible ou de la Légende. En France, ils formèrent une société appelée Confrérie de la Passion de Notre Seigneur, et obtinrent du roi Charles VI des lettres qui confirmaient leur établissement. Ce fut la première troupe de comédiens autorisée par le pouvoir royal, et le Théâtre-Français d’aujourd’hui remonte en ligne directe jusqu’aux confrères de la Passion. Leurs pièces appelées mystères, avaient principalement pour sujets la passion de Jésus-Christ et les martyres des saints : c’était la tragédie du temps. Vinrent ensuite les moralités, pièces ordinairement allégoriques, qui avaient pour but de combattre le vice et d’exciter à la vertu ; ce fut le drame de l’époque. Enfin, sous les noms de farces ou de soties, la comédie prit naissance. Elle fut d’abord chez nous ce qu’elle commença d’être chez les Grecs, licencieuse et téméraire en ses propos, excitée quelquefois par le pouvoir lui-même contre des abus qu’il n’osait châtier autrement, et bientôt réprimée {p. XXXIX} par lui, dès qu’à son tenir il se voyait en butte aux traits de la satire.
Au milieu de ces essais informes, où quelques saillies de malice naïve ne rachetaient pas suffisamment la pauvreté des idées et la barbarie du langage, brille un ouvrage qui a traversé les siècles, qui a donné des expressions et des proverbes à notre langue, et qui, rajeuni par des mains habiles, excite encore au théâtre le rire des derniers partisans de la gaieté française. Je veux parler de la farce de Patelin.
Chez une nation telle que la nôtre, après qu’une production telle que cette farce eut paru, il semblerait que le sort de la comédie dût être désormais assuré, et qu’elle n’eût plus qu’à marcher d’un pas non interrompu dans la route si heureusement ouverte. Mais il n’en fut pas ainsi. La farce de Patelin resta comme une sorte de phénomène isolé, sans liaison avec le passé, et sans influence sur l’avenir.
Un siècle après, à l’époque où la littérature des anciens sortait des ruines de la barbarie, les mêmes esprits qui évoquaient la tragédie grecque, entreprirent de faire revivre la comédie latine. Imitant Plaute et les Italiens, ses copistes, ils égalèrent leur licence plus que leur génie ; mais du moins, dans des intrigues empruntées à l’antiquité, ils introduisirent les personnages et les mœurs de leur temps ; et par là ils posèrent à moitié les fondements de notre comédie nationale. C’est à cette classe d’essais qu’appartiennent Eugène ou la Rencontre, de Jodelle ; la Reconnue, de Belleau ; {p. XL}les Corrivaux, de La Taille ; la Trésorière et les Esbahis, de Grevin ; le Brave et l’Eunuque, de Baïf ; enfin les neuf comédies en prose de La Rivey, supérieures à toutes les autres par la vérité des caractères, la vivacité de l’action et le sel du dialogue.
Les destinées de la comédie en France furent encore interrompues ; tant avait de peine à s’acclimater parmi nous un genre de poème en apparence si conforme à l’humeur et au génie de la nation ! La monstrueuse tragi-comédie, imitée des Espagnols, et la fade pastorale, empruntée aux Italiens, exercèrent, concurremment avec la tragédie, la plume infatigable de Hardy, qui, à lui seul, fournissait le théâtre, et tenait lieu de toute une génération de poètes dramatiques. De temps en temps, paraissait quelque farce bien insipide et bien grossière, comme pour mieux attester que la comédie n’existait plus.
Elle fut ressuscitée par Corneille. Corneille, dans sa Mélite, voulut représenter la conversation des honnêtes gens, entreprise toute nouvelle, où il eut le bonheur de réussir. C’était un grand pas de fait vers la peinture des mœurs et des caractères : il fut donné à ce même génie d’achever l’ouvrage qu’il avait commencé. Le Menteur parut. La pièce se sent de son origine espagnole ; l’intrigue y domine toutes les autres parties de l’art, et elle est formée d’incidents tous fondés sur des méprises : d’un autre côté, le travers du principal personnage est plus une habitude, effet de l’éducation, qu’un vice, résultat du caractère ; plutôt un ressort dramatique qu’un objet de censure morale. {p. XLI} Mais, tel qu’il est, enfin, le Menteur commence l’ère de la comédie nouvelle, de la vraie comédie, en France, de même que naguère le Cid avait ouvert celle de la tragédie véritable. L’Espagne nous avait fait présent de l’une et de l’autre : c’était nous donner plus qu’elle ne possédait elle-même.
Corneille avait imité en homme de génie ; les auteurs de l’époque copièrent sans discernement et sans goût. Du Menteur à l’Étourdi, notre comédie fut toute espagnole. Des caractères hors de nature, des rencontres fortuites, des méprises produites par l’obscurité de la nuit ou par le déguisement des personnages, des fadeurs quintessenciées et des bouffonneries indécentes, voilà tous les éléments du prétendu comique mis en œuvre par Rotrou, Boisrobert, d’Ouville, Thomas Corneille, Scarron et quelques autres.
Molière arrive enfin.
Molière, au sortir de l’enfance, avait vu les derniers et les plus terribles coups portés par Richelieu mourant, pour retenir le pouvoir qui allait lui échapper avec la vie. Peu après, il avait été spectateur de la Fronde, parodie de la Ligue, espèce de tragi-comédie, dont l’astuce italienne, la rancune espagnole et la légèreté française compliquaient l’intrigue, et dont le dénouement fut une composition amiable entre des intérêts d’ambition, d’amour-propre et de fortune, qui s’étaient armés les uns contre les autres, sans bien savoir de quoi ils avaient à se plaindre, ni ce qu’ils avaient à espérer. On l’a remarqué souvent, les époques de troubles et de catastrophes sont favorables aux esprits, {p. XLII} qu’elles exercent et fortifient, qu’elles agrandissent et fécondent : mais ces temps où le génie fermente et se développe intérieurement, ne sont pas ceux où il produit. La comédie surtout a besoin du repos des sociétés. Au sein de l’agitation politique, elle ne peut peindre qu’à la hâte et, pour ainsi dire, à la volée un état constamment mobile et confus ; l’aspect changeant des objets échappe sans cesse à ses pinceaux, et ses images du jour ont vieilli dès le lendemain. Dans un état paisible, au contraire, les conditions sont inégales et les rangs distincts ; les caractères agissent selon leur propre impulsion ; les mœurs, qui ne sont que des habitudes, suivent leur cours naturel ; enfin, la société, modèle du poète comique, pose devant lui ; il peut la bien étudier, la peindre avec soin, et, pendant quelque temps du moins, s’applaudir de la ressemblance qu’il a saisie.
Lorsque Molière entra dans la carrière du théâtre, le royaume était pacifié Louis XIV allait devenir époux par le traité des Pyrénées, et roi par la mort de Mazarin ; les grands seigneurs, de suzerains ailiers devenus vassaux soumis, entouraient leur jeune monarque, et déjà préludaient à ce culte d’amour et d’admiration qu’ils lui rendirent pendant tout son règne ; les lettres et les arts, respirant du tumulte des discordes civiles, s’apprêtaient à orner de leurs chefs-d’œuvre un siècle dont ils ont fait la gloire : cependant tes courtisans flattaient leur maître et cherchaient à se supplanter entre eux, les magistrats rendaient, et quelquefois, dit-on, vendaient la justice, les traitants s’enrichissaient aux dépens du peuple, les femmes faisaient {p. XLIII} l’amour, les bourgeois vaquaient à leurs occupations ; en un mot, tout était rentré dans l’ordre avec ces différences de conditions ces distinctions de rangs, ces inégalités de fortunes et ces variétés de ridicules qui constituent la meilleure des sociétés possibles pour la Muse de la satire et celle de la comédie.
Les circonstances où apparut le génie naissant de Molière étaient d’autant plus propres à le seconder, qu’alors l’état de la société était un état de crise, également éloigné de la grossière confusion des temps de barbarie et de l’insipide uniformité des temps qu’amène une longue civilisation. Il existait une sorte de conflit entre les mœurs anciennes et les mœurs nouvelles, entre la rusticité héréditaire et l’élégance acquise, entre l’antique pruderie et la coquetterie moderne, entre le faux savoir qui obscurcissait encore beaucoup d’esprits et les vraies lumières qui de toutes parts cherchaient à y pénétrer, entre la ridicule affectation qui avait déshonoré notre littérature naissante et le bon goût qui venait y établir son empire : de là une foule de contrastes, d’oppositions dramatiques. D’un autre côté, les conditions tendaient à se rapprocher et à effacer la ligne chaque jour moins profonde qui les séparait ; dans tous les degrés de l’échelle sociale, chacun s’efforçait de s’élever au-dessus de son état, en blâmant les mêmes efforts dans tous les autres : de là une multitude de prétentions, de rivalités comiques.
Les circonstances particulières de la vie de Molière le placèrent successivement dans les situations les plus favorables à l’étude des mœurs. Presque aucune {p. XLIV} portion de la société ne put échapper à ses regards. Né dans la classe des artisans, degré intermédiaire entre le peuple et la bourgeoisie, il fut à même de bien connaître l’un et l’autre. Ses premières années ayant été partagées entre les écoles que fréquentaient les enfants du pauvre et un collège qui comptait des princes du sang parmi ses élèves, il contracta, de bonne heure, les liaisons les plus humbles et les plus élevées. Comédien ambulant, il parcourut les provinces et les campagnes. Domestique du roi, il put observer de près la cour et ses intrigues. Homme universellement recherché, il vit arriver à lui mille originaux qui semblaient vouloir lui épargner la peine de les aller trouver pour les peindre.
Depuis la renaissance des lettres, tous nos poètes comiques, et Molière, comme eux, à son entrée dans la carrière, s’étaient bornés à copier des copies qui à peine avaient eu elles-mêmes des originaux. Les Précieuses ridicules furent le premier tableau peint d’après nature, le premier qui représentât des personnages vrais et des mœurs réelles. C’était la comédie ramenée à son principe et à sa destination. Molière le comprit aussitôt ; et, de ce moment, toutes ses études eurent pour objet l’homme et la société.
Le but de la comédie est de corriger ; son moyen est de faire rire. Ces deux propositions, dont la première serait trop générale si elle n’était limitée par la seconde, semblent soustraire les vices à la juridiction comique ; car on ne les corrige guère, et ils sont peu risibles. Ce sont les ridicules proprement dits que la comédie {p. XLV} doit combattre de préférence. Bien qu’ils viennent d’une cause interne, comme ils ne sont ordinairement que des accidents extérieurs et superficiels, la comédie, en les attaquant, peut espérer de les détruire, sauf à les voir remplacés par d’autres. En un mot, le poète comique est moins un prédicateur de vertus qu’un précepteur de bienséances. Molière donc, pour être utile et pour amuser à la fois, s’attacha principalement à la peinture des ridicules.
L’amour-propre en est la source la plus abondante. C’est l’amour-propre qui a engendré les précieuses affectant un jargon inintelligible, et les savantes engouées pour des sciences qu’elles ne comprennent pas ; les pédants si orgueilleux de leur érudition indigeste, et les beaux-esprits si vains de leurs fadaises rimées ; le manant qui épouse la fille d’un gentilhomme, et le bourgeois qui aspire à passer pour gentilhomme lui-même ; les prudes qui affichent une sévérité outrée, et les coquettes qui étalent les conquêtes faites par leurs charmes ; les marquis qui se vantent des dons de la nature, des bontés du roi et des faveurs des dames ; et ce misanthrope lui-même dont il faut estimer la vertu, mais dont l’orgueil bourru fronde la vanité de tous les autres.
Les passions sont aussi une source féconde de ridicules, et elles ont ordinairement pour principe l’amour de nous-mêmes. Cet amour, mal entendu et poussé jusqu’à l’excès qu’on appelle égoïsme, a produit, dans Orgon, cette préoccupation imbécile qui lui fait sacrifier sa famille entière à un misérable qu’il croit {p. XLVI} nécessaire au salut de son âme ; et, dans Argan, cette manie pusillanime qui le porte à marier l’aînée de ses filles à un sot, et à les déshériter toutes deux au profit d’une marâtre, afin de se mieux assurer les soins dont il croit avoir besoin pour la santé de son corps.
L’amour, passion universelle, qui, ayant les autres pour objet, se rapporte encore à nous-mêmes, l’amour tient trop de place dans la vie pour n’en pas occuper aussi beaucoup sur la scène. L’amour satisfait et tranquille ne peut convenir qu’aux amants mêmes : encore en pourrait-on douter, car c’est un état dans lequel ils ne sauraient demeurer longtemps. Ce qui est certain, c’est que, pour les autres, l’amour n’est intéressant que lorsqu’il est traversé, inquiet, malheureux ; et, comme de toutes les peines que peuvent ressentir deux personnes bien éprises l’une de l’autre, les plus vives sont celles qui leur viennent d’elles-mêmes, la jalousie est l’aspect sous lequel l’amour doit principalement être présenté au théâtre. La jalousie est touchante entre deux jeunes gens faits pour s’aimer, pour se rendre heureux mutuellement, et qui ont le malheur de s’accuser réciproquement d’infidélité. Telle est la jalousie charmante d’Éraste et de Lucile, de Valère et de la fille d’Orgon, de Cléante et de la fille de M. Jourdain. La jalousie peut être ridicule aussi ; et c’est alors surtout qu’elle est du ressort de la comédie. Elle est ridicule quand il y a, de celui qui la ressent à celle qui l’inspire, une trop grande différence de caractère, comme entré le misanthrope Alceste et la coquette Célimène, ou bien une trop grande [LXVII] disproportion d’âge, comme entre Sganarelle et Isabelle, Arnolphe et Agnès, don Pèdre et Isidore. Il fallait que Molière regardât la jalousie comme un moyen essentiellement comique, puisqu’il n’a pas craint de la montrer jusqu’à trois fois dans le mariage même, où 1e choix n’est plus libre, où le soupçon est un outrage, où l’infidélité est un crime, et ce crime, suivant nos fausses idées, une espèce de déshonneur pour celui qui en est la victime. Sganarelle, George Dandin et Amphitryon sont trois maris jaloux. L’art du poète a su nous amuser des terreurs imaginaires du premier, des craintes mieux fondées du second, et de la disgrâce trop réelle du troisième.
Une seule fois, Molière sembla prétendre à corriger un véritable vice, en l’attaquant de front et en forme, c’est-à-dire en faisant de ce vice l’objet principal de sa composition. Je veux parler de l’Avare. L’antiquité lui offrait ce sujet ; il s’en empara et laissa loin derrière lui son modèle. Il fit un chef-d’œuvre de force et de gaieté comiques ; il fit beaucoup rire aux dépens d’Harpagon : mais a-t-il corrigé un seul de ceux qui lui ressemblent ? On en peut douter : au lieu qu’il a certainement détruit ou affaibli la plupart des ridicules qu’il a frondés.
Dans plusieurs autres ouvrages, il a introduit des personnages vicieux. Mais ce n’est pas dans le dessein de les combattre et avec l’espoir de les réformer ; c’est uniquement pour éclairer et corriger par leur moyen les personnages ridicules qui sont leurs dupes et leurs victimes. Ainsi, Dorante, escroc de qualité, est une {p. XLVIII} leçon vivante pour les bourgeois vains et fastueux qui ont la sottise de rougir de leur état et de hanter les grands ; de même qu’Angélique, épouse impudente et presque adultère, en est une pour les paysans riches qui seraient tentés de s’alliera une famille noble, et d’échanger leur or contre des affronts. Béline, femme cupide et dénaturée, est un exemple effrayant pour les hommes opulents qu’un soin excessif de leur santé met dans la dépendance des êtres intéressés qui s’empressent autour d’eux. Valère, enfin, fils prodigue et irrespectueux, serait peut-être le seul avertissement dont pût profiter l’avarice, si l’avarice pouvait être sensible à quelque autre chose qu’à la perte de son trésor. Je vais plus loin. Quand Molière, dans son plus bel ouvrage, a démasqué le plus détestable des vices, l’hypocrisie, peut-on croire qu’il eût le projet de la faire rougir d’elle-même, et de la forcer à s’amender ? Non, sans doute. Le poète n’a signalé les Tartuffes que pour avertir les Orgons ; sa censure est celle de la crédulité dévote qui se laisse séduire par les apparences de la piété, et non celle de l’imposture sacrilège qui abuse des choses divines pour arriver à des fins mondaines et coupables.
De cette manière d’envisager l’art de la comédie sous le rapport de l’utilité morale, il est résulté qu’ordinairement Molière a montré le vice triomphant du ridicule, et la méchanceté de la sottise. On en a conclu que, réservant toute sa sévérité pour d’innocents travers, il témoignait une coupable indulgence pour des habitudes nuisibles et perverses, et on l’a accusé {p. XLIX} d’avoir fait du théâtre une école de mauvaises mœurs. La raison répond sans peine à ce reproche d’une philosophie chagrine et sophistique. Molière, il faut le répéter, a épargné les vices, parce qu’il les aurait attaqués sans profit pour la morale, et il a combattu les ridicules, parce qu’il le pouvait faire avec fruit pour la société. Dans ce dessein, il a dû placer à coté de chaque ridicule le vice particulier qu’engendre ou nourrit sa faiblesse, afin qu’il apprît à s’en garantir. Fallait-il, pour l’édification publique, qu’il montrât le ridicule faible et confiant de sa nature, triomphant du vice armé de toutes ses ruses ? La peinture eût été fausse et la leçon donnée à contre-sens. Autant vaudrait-il, dans un tableau, représenter les moutons terrassant les loups et trompant les renards. Tartuffe fait exception ; mais il fallait absolument que le monstre fut immolé à l’indignation publique : encore, pour son châtiment, le poète eût-il recours, par une double dérogation aux lois ordinaires du royaume et à celles du théâtre, à l’intervention directe et imprévue du monarque.
La comédie, chez les anciens, après avoir commencé par immoler effrontément à la risée publique des personnages existants qu’elle produisait sous leurs noms et sous leurs traits véritables, ne tarda point à se jeter dans un excès contraire, en ne montrant plus aux spectateurs que des généralités, c’est-à-dire des personnages qui représentaient, en toute occasion, les âges, les sexes et les états divers, sans caractère propre et sans physionomie particulière. Sous des noms différents, quelquefois sous le même nom, le même [L] personnage, ayant la même humeur et le même langage, participait à des intrigues différentes. Le vieillard et le jeune homme d’une pièce étaient ceux de toutes les autres : il en était ainsi de l’esclave et de la servante, de la jeune fille et de la matrone, du parasite et du fanfaron. Les Italiens ont plus fait encore ; ils ne se sont pas contentés de ces personnages, pour ainsi dire, collectifs, par qui étaient représentées uniformément les différentes portions de l’espèce humaine, telles que la nature ou la société les distinguent ; ils ont mis sur la scène des figures presque symbolique, représentant les différents peuples de l’Italie, et montrant des ridicules, non plus de genre, d’espèce ou d’individu, mais de nation et, pour ainsi dire, de localité. Ainsi, Pantalon, c’est le peuple de Venise ; le docteur, celui de Bologne ; Scapin, celui de Naples ; et Arlequin, celui de Bergame. Cette éternelle répétition des mêmes types annonce un art routinier qui ne sait plus que se copier lui-même, faute de prendre pour modèle la nature, dont la variété est infinie. C’est parce qu’il l’a imitée et n’a jamais imité qu’elle, que Molière a mis dans ses personnages une si admirable variété. Ses vieillards et ses jeunes gens, ses pères et ses fils, ses mères et ses filles, ses amoureux et ses amoureuses, ses valets et ses servantes, ne sont point sortis d’un même moule. Ils ont entre eux ces rapports communs que produit la conformité d’âge, de sexe ou de condition ; mais ils ont en même temps ces différences individuelles qui distinguent tous les êtres créés. C’est une heureuse combinaison des caractères [LI] généraux et des caractères particuliers ; c’est l’utile moralité des uns jointe à la piquante originalité des autres.
Un principe commun à tous les arts, c’est que les choses se font valoir les unes les autres par le contraste ; mais il fout que ces oppositions soient habilement ménagées : celles qui sont trop brusques et trop tranchées, détruisent l’harmonie, et blessent la vraisemblance. La nature, qui n’a pas fait deux êtres absolument pareils, n’en a pas fait non plus deux absolument contraires ; et elle a soin de ne pas placer à coté l’un de l’autre ceux qui diffèrent le plus entre eux : elle ne procède que par gradation. Les hasards de la vie humaine peuvent rapprocher instantanément deux personnes du caractère le plus opposé ; mais de ces rencontres fortuites et passagères, l’art ne doit pas foire un moyen constant et uniforme. Les successeurs de Molière en ont fait abus. Faute de savoir donner du relief et de l’éclat à leurs figures par une distribution bien entendue de l’ombre et de la lumière, ils ont employé les chocs de couleur, et ce qu’en peinture on appelle des repoussoirs. À côté d’un homme ridiculement vain, se trouve à point nommé un homme ridiculement modeste ; à côté de celui qui voit tout en beau, celui qui voit tout en noir ; à côté de celui qui flatte tout le monde, celui qui n’épargne à personne des vérités désobligeantes, et ainsi du reste. Molière s’est bien gardé de ces contrastes factices et systématiques. Il est quelques vices, quelques ridicules qui, pour ainsi dire, engendrent leur contraire. C’est une vérité [LII] commune, dont un proverbe fait foi, qu’un père avare trouve la punition de son vice dans le vice opposé de ses enfants. De même encore, le goût excessif d’une femme pour la science peut porter son mari, ne fut-ce que par esprit de contradiction, à un dégoût non moins outré pour le savoir. Molière ne pouvait manquer de mettre en action ces traits d’observation générale. Mais, hors de ces cas peu nombreux, il n’a opposé le plus souvent, aux ridicules qu’il voulait combattre, que la raison qui en enseigne le danger, et le vice qui le démontre. C’est ainsi que Cléante et Tartuffe attaquent, l’un par ses discours, l’autre par ses exemples, la faiblesse d’Orgon ; Béralde et Béline, celle d’Argan ; Clitandre et Trissotin, celle de Philaminte ; madame Jourdain et Dorante, celle de M. Jourdain. L’École des Maris, l’École des Femmes et le Misanthrope sont composes à peu près suivant le même système. Toujours un personnage atteint d’une manie ridicule, que prêche inutilement un personnage raisonnable, et que trompe un personnage vicieux ou dépendant pour confirmer la leçon : tel est, en effet, Sganarelle entre Ariste et Isabelle, Arnolphe entre Chrysalde et Agnès, Alceste entre Philinte et Célimène. Dans les petites pièces, dans les farces surtout, un personnage grave et raisonneur ne serait point à sa place. Là, Molière se contente de faire jouer entre eux des ridicules différents, mais non pas opposés ; et, prétendant moins à corriger qu’à faire rire, il livre la sotte crédulité, sans avertissement et sans défense, aux assauts de la vive et ingénieuse fourberie.
[LIII] Le comique de situation, dont la comédie de caractère et la comédie d’intrigue sont également susceptibles, diffère essentiellement dans l’une et dans l’autre. Dans la comédie d’intrigue, il naît de quelque accident imprévu qui cause une agréable surprise. Dans la comédie de caractère, il résulte du contraste, du conflit des vices, des ridicules, des passions, des intérêts, des devoirs, diversement opposés dans une même personne ou entre deux personnes différentes. Tout ce qu’on admire le plus dans Molière découle de cette source. Harpagon est avare, et il devient amoureux d’une fille sans bien ; il s’emporte contre son fils qui emprunte à gros intérêt, et c’est lui-même qui lui prête à usure. Alceste voudrait rompre tout commerce avec les hommes, et il aime une femme qui n’est jamais entourée de trop d’adorateurs ; il est d’une sincérité brutale, et il est pressé par un poète de qualité de lui dire son sentiment sur de méchants vers qu’il a composés. Tartuffe feint d’être scandalisé à la vue d’un sein trop peu couvert, et la luxure le domine au point qu’il ne craint pas de s’adresser à la femme de son bienfaiteur, pour essayer de la suborner. Orgon et Argan sont bons pères, et on les amène à déshériter leurs enfants ; le premier est dévot, et il s’emporte ; le second se croit moribond, et, la colère le lui faisant oublier, il parle et agit en homme des plus robustes. Arnolphe tient que l’ignorance est l’unique garantie de l’innocence des femmes, et Agnès, précisément parce qu’elle ne sait rien, le trompe mieux que ne pourrait faire celle qui saurait tout. Sganarelle, de l’École des Maris, [LIV] est convaincu que les grilles et les verrous peuvent seuls répondre de la Vertu des filles, et celle qu’il renferme sous dix clefs, est par lui-même tirée de sa prison, et conduite à soft amant ; il s’apprête à jouir de la confusion de son frère qu’il croit victime de trop de confiance, et il le rend témoin de sa propre disgrâce ; causée par une défiance excessive. Le Sganarelle du Mariage forcé demande des avis avec ardeur, bien déterminé d’avance à n’en faire qu’à sa tête ; et celui de l’Amour médecin, ne sollicitant pas de meilleure foi les conseils, en reçoit qui ne seraient profitables qu’à ceux mêmes qui les donnent. Chrysale est le plus faible des maris, et il parle sans cesse de sa volonté ferme et de ses ordres absolus. Le maître de philosophie de M. Jourdain, qui enseigne à modérer ses passions, entre en fureur au moindre mot qui blesse son orgueil ; et le Pyrrhonien Marphurius ne sort de son scepticisme obstiné, que quand la douleur te force à confesser la certitude des coups de bâton qu’il vient de recevoir. Mais qu’est-il besoin d’exemples si nombreux à l’appui du principe qui a été posé, puisqu’on peut affirmer que toutes les bonnes scènes de Molière en sont autant d’applications et de preuves ? Cette espèce d’analyse, poussée aussi loin qu’elle pourrait s’étendre, renfermerait son théâtre tout entier.
Du comique de situation dans les pièces de caractère, jaillit naturellement le comique de dialogue. La situation est une sorte de torture morale qui contraint un personnage ridicule à laisser échapper le secret de sa faiblesse, soit qu’il en ait la conscience et veuille la [LV] cacher, soit qu’il l’ignore et la révèle aux autres sans se 1’apprendre à lui-même. Tout ce qui, dans le dialogue, ne sort pas de la situation, peut être plaisant, mais ne peut pas être comique. Pour rendre cette distinction plus sensible, comparons un moment Molière et l’un de ses plus heureux successeurs, Regnard. Le dialogue de celui-ci est un assaut continuel d’esprit et de gaieté. On est dans un cercle de gens à bons mots qui veulent à 1a fois rire et faire rire les autres de leurs saillies. C’est à bon escient qu’ils nous divertissent ; et leur humeur, quand ils en ont, a je ne sais quel tour planant qu’ils ont l’air d’y avoir donné exprès. Les personnages de Molière n’ont ni une finesse, ni une vivacité remarquables, et ce sont les moins ingénieux qui nous amusent le plus. Us n’aiguisent pas des traits d’esprit ; ils laissent échapper des mots de caractère. Us n’entendent pas malice à ce qu’ils disent ; c’est de bonne foi qu’ils se fâchent et qu’ils grondent : s’ils sont réjouissants, c’est contre leur gré, ce n’est ni pour leur plaisir, ni pour le nôtre. Enfin, chacun d’eux pourrait dire, comme Alceste :
Par la sambleu ! messieurs, je ne croyais pas êtreSi plaisant que je suis.
Entre le plaisant et le comique, la différence du mérite peut se mesurer à celle du succès. Les traits malins, les bons mots éblouissent d’abord ; mais leur charme, qui naît de la surprise, meurt avec elle. Répétés, ils perdent tout leur effet, ou n’obtiennent plus qu’un froid sourire de réminiscence. Au contraire, les [LVI] mots naïfs, les mots arrachés par la situation au caractère ou à la passion d’un personnage, conserveront toujours le droit de plaire par le naturel et la vérité. Dans le monde, comme sur la scène, imprévus ou pressentis, ou même sus d’avance, le rire le plus franc ne peut manquer de les accueillir. Molière a une foule de ces mots. Quelques-uns sont redits plusieurs fois de suite par un même personnage ; et leur effet, loin qu’il s’affaiblisse par la répétition, ne fait que s’en accroître : c’est le triomphe de la vérité bien saisie par le poète et bien sentie par le spectateur. On a dit de l’amour, qu’il est un grand recommenceur. On en peut dire autant de toutes les autres passions. Pour elles, il n’y a qu’une idée et une manière de l’exprimer. Harpagon, voulant établir sa fille, est préoccupé d’une seule pensée, celle de la marier sans dot ; et sans dot est tout ce qu’il peut répondre à chacune des objections de Valère.
Des esprits bornés ou irréfléchis ont fait un reproche à Molière de ce qu’il a souvent exagéré le comique de situation et le comique de dialogue. De pareils juges condamneraient une statue plus grande que nature, faute de comprendre que, vue au point élevé qu’elle doit occuper, elle sera réduite, par l’effet de la distance, aux proportions ordinaires de l’homme. On a beaucoup parlé de l’optique du théâtre ; mais, du principe exprimé par ce mot, on n’a peut-être pas tiré tout ce qu’il renferme. Toutes les parties d’un art doivent être homogènes : une seule, qui ne serait pas de la nature des autres, les accuserait d’imposture ; et [LVII] l’effet de l’ensemble serait détruit. Au théâtre, le décorateur strapassone ses figures et ses ornements ; l’acteur est grandi par l’exhaussement de la scène et son élévation progressive ; il relève par le fard la couleur naturelle de son visage ; il renforce le volume accoutumé de sa voix ; il rend son geste plus fréquent et plus expressif. Conviendrait-il que, sur cette scène, où tout ce qui s’adresse à l’oreille et aux yeux excède, à cause de l’éloignement, la mesure ordinaire des choses, ce qui est du ressort de l’esprit seul restât renfermé dans les bornes communes ? Non, sans doute. Si les objets et les sons doivent être calculés d’après les données matérielles du théâtre, il y a aussi une optique, et, si je l’osais dire, une acoustique de l’esprit. Ce qu’entendent beaucoup d’hommes rassemblés à dessein, mais sans choix, doit être d’un effet qui réponde au nombre des auditeurs, à la diversité de leurs esprits, et à l’espèce de solennité qui les réunit. Il faut que ce qui leur est présenté, ce qui leur est dit, frappe sur-le-champ et d’un seul coup toutes les intelligences, depuis la plus prompte jusqu’à la plus tardive : des situations trop ménagées et des mots trop fins n’arriveraient pas plus à l’esprit du public, que des mouvements trop peu marqués ne parviendraient à ses yeux, et des sons trop faibles à son oreille. Il y a plus : des spectateurs, que le déplacement et la dépense rendent exigeants à double titre, ne sont pas venus, n’ont pas payé pour écouter et voir exactement les mêmes hommes qu’ils peuvent rencontrer chaque jour : ils veulent mieux, ils veulent plus que l’avare, le grondeur, [LVIII] le patelin, le jaloux, le pédant, qui est de leur parenté, de leur voisinage ou de leur quartier ; et, en cela, leur vœu conspire avec le besoin du poète. Celui-ci, en effet, sent que, pour plaire et triompher, il doit, comme tous les imitateurs de la nature choisie, prendre dans plusieurs modèles de quoi composer son image, et s’élever même, s’il se peut, au-dessus des perfections relatives qu’il a rassemblées en elle. De même donc que l’artiste réalise, dans le marbre ou sur la toile, le beau idéal des formes physiques, l’auteur comique individualise sur la scène le beau idéal des difformités intellectuelles, je veux dire du vice, de la folie et de la sottise. Cette différence qui doit exister entre les originaux que fournit la société et les copies que l’art en présente, existe entre les imitations même, suivant leur genre et leur destination. Le comique, du proverbe n’est pas celui de la comédie : l’un, transporté du salon sur le théâtre, sera sans relief, sans couleur et sans mouvement ; l’autre, descendu du théâtre dans le salon, semblera heurté, cru et outré dans l’ensemble ainsi que dans les détails. Je reviens à Molière. Oui, sans doute, il a souvent renforcé et multiplié les traits dont ses caractères sont formés. Il est difficile, on Fa déjà remarqué, qu’un seul homme, en un seul jour, fasse autant de traits d’avarice que Molière en a rassemblé dans Harpagon. Il est rare aussi que, dans le monde, la passion laisse échapper son secret avec aussi peu de prudence, ou le livre avec aussi peu de retenue, que le font tous ces personnages infatués qu’il a mis sur la scène. Mais, [LIX] je le répète, la perspective théâtrale veut de ces proportions exagérées, de ces traits chargés, de ces teintes vigoureuses, de ces coups de pinceau larges et nombreux, qui, par l’effet de l’éloignement, doivent se réduire, s’éteindre et se fendre de manière à ne plus présenter, au point de vue, que les justes dimensions, les formes exactes et les couleurs véritables de l’homme. Et quel peintre de la société a mieux senti, mieux observé que Molière, cette mesure précise, qui, de l’exagération de l’art, fait sortir la vérité de la nature ?
Molière, du reste, pour peindre à la fois avec énergie et avec vérité, fit choix des modèles les mieux appropriés à ce dessein ; et il eut ce bonheur, que son siècle les offrait en foule à son pinceau. Alors n’existait point, au même degré, cette rapide et constante communication des esprits, qui fait qu’ils se pénètrent, se modifient les uns les autres, et finissent par se ranger tous sous le joug des mêmes opinions. Alors surtout n’existait point, dans toute sa puissance, cette police mutuelle de la mode et du ridicule, qui, rendant chacun attentif à observer les autres et à s’observer soi-même, règle, pour tous, l’apparence des actions, l’espèce des paroles, la ferme des habits, la mesure du geste, et jusqu’à l’étendue de la voix, et, d’une société d’hommes si diversement organisés, fait comme un assemblage d’automates mis en mouvement par les mêmes ressorts. La cour, il est vrai, se distinguait déjà, du temps de Molière, par l’art de cacher ses vices et ses ridicules sous des dehors élégamment [LX] uniformes, et ses dispositions malveillantes envers autrui sous les formules banales de la politesse. Mais la bourgeoisie n’avait point encore perdu cette simplicité, cette franchise, cette naïveté de manières et de langage, qui laissent apercevoir sans peine le caractère et l’humeur, les idées et les sentiments de chaque individu. Voulant peindre, non des mannequins, mais des hommes, non des masques identiques et insignifiants, niais des visages expressifs et variés ; voulant, d’ailleurs, imiter une nature morale, où le bien et le mal se trouvassent dans cet état d’équilibre ou plutôt de mélange, qui semble être le vrai partage de notre espèce, et qui est le plus favorable aux oppositions que l’art demande, Molière alla chercher ses personnages dans la bourgeoisie, classe mitoyenne, qui, touchant par ses deux extrémités au peuple et à la noblesse, n’avait ni les défauts grossiers de l’un, ni les vices raffinés de l’autre. C’est dans les rangs inférieurs de cette classe qu’il a pris ses Gorgibus et ses Sganarelles ; les rangs plus élevés lui ont fourni les Orgon, les Chrysale, les Harpagon, les Arnolphe, les Jourdain et les Argan. Chez de tels hommes, du moins les ridicules ne se montrent ni trop à nu, ni trop déguisés ; les bons mouvements ne peuvent pas être attribués entièrement soit à l’instinct, soit au calcul ; et le langage qui manifeste les uns et les autres, est exempt de grossièreté comme d’affectation.
Molière, toutefois, ne négligea pas de peindre les nobles de la cour, de la ville et de la province ; mais il les plaça ordinairement dans des intrigues [LXI] bourgeoises, comme personnages secondaires ou accessoires. Les marquis, que lui-même qualifie de ridicules y ne sont que des bouffons propres à divertir le public par une espèce particulière d’impertinence et de sottise. Les Sottenville et les d’Escarbagnas appartiennent à cette gentilhommerie campagnarde, que la noblesse de cour repousse, dont la roture citadine se moque, et qui n’impose qu’à la paysannerie. Le Clitandre de George Dandin est un galant adultère, et le Dorante du Bourgeois gentilhomme est un aimable escroc : ils ne tirent pas leurs vices de leur qualité ; ils n’empruntent d’elle que les formes élégantes dont ils savent les revêtir. Le Clitandre des Femmes savantes, unissant la raison et le bon goût à l’honnêteté de l’âme et à la délicatesse des procédés, semble être une apologie équitable de la cour, trop généralement accusée d’ignorance par des pédants, et de dépravation par des moralistes chagrins. Mais, je le répète, ces nobles de différente espèce et de différent caractère, ne sont guère que des individus, des personnages plutôt nécessaires à l’action des pièces où ils sont introduits, que destinés à représenter les mœurs de la classe à laquelle ils appartiennent. Une seule fois, Molière mit en scène des personnes de la cour dans une comédie faite à dessein de les peindre, et où elles figurent exclusivement : ce fut dans le Misanthrope. Ces personnes ne sont pas toutes parées d’un titre ; mais toutes font évidemment partie de la classe noble ; et Alceste, quoiqu’il n’en dise rien, est aussi bon gentilhomme qu’Oronte qui s’en pique et Acaste qui s’en [LXII] vante. La tentative fut heureuse, puisque nous lui dûmes un chef-d’œuvre ; mais le poète ne la renouvela pas. Le Misanthrope abonde en beautés nobles, élégantes, fines et délicates, qui lui sont particulières. Mais qui oserait affirmer que le comique en est aussi vif, aussi saillant, aussi énergique, et d’une application morale aussi étendue, que celui de l’Avare, du Bourgeois gentilhomme, des Femmes savantes, ou du Malade imaginaire ? et qui pourrait ne pas attribuer cette différence à la différence même des personnages ?
Molière, dans l’intention qu’il avait de faire la satire des mœurs plus que celle des professions, et peut-être aussi afin de rendre plus générale sa censure des vices et des ridicules, s’est abstenu ordinairement de spécifier l’état de ses personnages. Ses bourgeois, dans les petites pièces comme dans les grandes, sont des hommes vivant d’un revenu plus ou moins considérable, et n’ayant aucune profession, aucun emploi. On voit seulement qu’Orgon a servi son prince pendant les troubles de la Fronde, et que le père de M. Jourdain vendait du drap près de la porte Saint-Innocent. Je ne parle pas du métier de préteur à gros intérêt et sur gage, que fait Harpagon : l’usure est une partie de son vice, et il ne la fait qu’en amateur. Il est cependant certaines professions qui sont inévitablement en butte aux traits de la Muse comique : ce sont celles qui, disposant de la santé ou de la fortune des hommes, seront toujours accusées, quoi qu’elles fassent, de leur nuire par ignorance ou par cupidité. Molière, [LXIII] s’il n’a pas entièrement épargné les professions de qui dépendent nos biens, les a, du moins, beaucoup ménagées. Les juges, les avocats, les procureurs, les huissiers, les notaires et les traitants n’ont reçu de lui que quelques atteintes rares et légères. Mais les médecins ont été l’objet constant de ses plus vives hostilités. Il leur a livré jusqu’à cinq batailles rangées, sans compter les escarmouches ; et, en songeant à sa dernière comédie, le Malade imaginaire, on peut dire qu’il est mort en les combattant. D’où vient cet acharnement extraordinaire ? Sans contredit de ce que Molière était presque toujours malade et ne pouvait être guéri ni même soulagé. Après les médecins, les hommes qu’il a le plus fréquemment attaqués, ce sont les auteurs jaloux et malveillants13. C’est qu’après les charlatans qui ne savaient pas lui rendre la santé, les envieux qui lui disputaient sa gloire étaient ses ennemis les plus personnels. Quant aux hypocrites, je n’en dirai qu’un mot. S’il eut souvent à souffrir de leurs manœuvres, il ramassa toutes ses forces pour leur porter un seul coup, mais un coup dont ils se sentiront toujours ; et l’on pouvait même croire qu’il les avait entièrement détruits.
Les anciens, qui ont excellé dans les expositions tragiques, ont mis peu d’art dans celles des comédies. Quelquefois, un acteur, dans un froid monologue, disait longuement tout ce dont il fallait que le [LXIV] spectateur fut instruit ; plus souvent, un personnage étranger à la pièce, s’adressant au spectateur même, l’informait exactement de tout ce qu’il allait voir. Nous avons banni les prologues, du moins ceux qui sont des analyses de toute la pièce ; mais nos poètes ont trop fait usage des monologues explicatifs, ou ils les ont remplacés par des dialogues aussi peu vrais, dans lesquels un personnage, sachant ce qui se passe dans une maison, l’apprend à un autre qui le sait aussi ou devrait le savoir, afin que le public qui l’ignore en soit informé. Molière procède différemment. Ses expositions sont des scènes vives et animées, qui, commençant l’action, ou, mieux encore, la supposant commencée, mettent tout d’un coup le spectateur au fait du personnage principal, et quelquefois même lui donnent une idée du sujet entier de la pièce. Au lever du rideau, un homme seul, assis devant une table, continue de compter et de régler un mémoire d’apothicaire. Je vois qu’il fait une énorme consommation de médicaments, et qu’il regrette de n’en pas prendre encore davantage. Cependant son visage, sa voix, la violence de ses cris et de ses gestes, tout me dit qu’il est d’une bonne santé et d’une complexion robuste. Cet homme, à coup sûr, est un malade imaginaire. Lui-même, par quelques réflexions dont if entremêle la lecture des articles de M. Fleurant, m’a tout appris sans me vouloir rien apprendre. Ailleurs, deux hommes entrent en scène : l’un fuit l’autre et le repousse ; il l’accable des reproches les plus humiliants, et ne veut pas même écouter sa justification. Qu’a donc fait [LXV] cet ami qu’on renonce, qu’on refuse d’entendre ? Quelque odieuse bassesse, apparemment ? Non ; mais, un homme qu’il connaissait peu l’ayant comblé de politesses, il l’a payé, comme il dit, en même monnaie. Cette grande colère pour une si petite cause, cette indignation outrée pour une faute légère que l’usage autorise au point qu’elle a cessé d’en être une, m’annoncent un homme vertueux et sincère, mais peu sociable, qui pousse la franchise jusqu’à la rudesse, et que l’humeur domine plus encore que l’honneur ne le dirige. Alceste tout entier m’est connu par cette seule boutade. Ailleurs une vieille femme marche à pas précipités et se dispose à sortir de chez sa bru. La famille entière la reconduit avec civilité ; mais elle, n’écoutant que son humeur, leur distribue à tous les plus aigres réprimandes. À travers l’exagération de ses discours, je discerne ce qu’ils sont les uns et les autres ; d’après le mal même qu’elle en dit, je vois le bien qu’il faut que j’en pense. Mais ce que j’aperçois mieux encore, c’est qu’un misérable hypocrite, impatronisé dans ce logis, y est détesté de tout le monde, hormis du maître de la maison, qui en est ridiculement infatué. Voilà, dans cette seule scène, tous les personnages connus et le sujet de l’action même indiqué.
Les intrigues de Molière sont simples, claires et naturelles. Elles sont surtout variées, et chacune d’elles est conduite de manière à montrer sous toutes ses faces le vice ou le ridicule qui est le sujet comique de la pièce. Aucune situation n’y est amenée de force ou avec cette adresse qui se trahit elle-même en se laissant [LXVI] apercevoir. Molière, plus qu’aucun autre poète dramatique, a excellé dans l’art des préparations. Ses incidents, ses coups de théâtre peuvent être pressentis, mais ils ne sont pas prévus ; on peut aussi ne pas s’y attendre, mais on n’en est pas étonné, tant ils sortent naturellement du cours imprimé à l’action par le jeu des passions mises en scène. J’ai dit que les intrigues de Molière étaient variées : trois de ses chefs-d’œuvre en fourniront une preuve suffisante. L’intrigue de Tartuffe est animée, chaude, intéressante ; les péripéties s’y succèdent avec rapidité : c’est le vrai tableau d’une maison en feu, où domine un scélérat muni de ruses infernales, que soutient une dupe armée du pouvoir conjugal et paternel, et contre qui se sont ligués tous ceux qu’il veut rendre victimes de sa convoitise ou de sa cupidité. L’intrigue du Misanthrope n’est ni vive, ni forte, ni attachante : ce ne sont point des défauts ; ce sont les conditions nécessaires d’un ouvrage où le poète se proposait de peindre, dans des scènes largement développées, les vices et les ridicules innombrables qui infestent la société. L’intrigue de l’École des Femmes est la plus singulière dont le théâtre ait souvenir. Un double nom porté par un des personnages, voilà tout le nœud ; ce nom révélé par hasard à un autre personnage qui l’ignorait, voilà tout le dénouement ; une suite de récits faits au même personnage, sur le même sujet, par le même narrateur, voilà toute la fable. On parle, on écoute, et il semble qu’on agisse ; de simples confidences deviennent des [LXVII] situations ; il n’y a aucun mouvement sur la scène, et tout y paraît animé.
On a loué et blâmé les dénouements de Molière avec un égal défaut de discernement. Quelques-uns ont été admirés, qui sont plus factices que naturels, qui ressemblent plus à une subtile combinaison du poète, qu’à un événement qui résulte de l’action et la termine. Quelques autres ont été désapprouvés, qui ne le méritaient pas davantage. Celui de Tartuffe surtout a longtemps essuyé d’injustes reproches, dont, enfin, une critique plus éclairée est venue le venger. Le dénouement est bon et nécessaire : la pièce n’en peut avoir un autre, et il est celui qu’elle doit avoir. La punition d’un scélérat tel que Tartuffe excède la compétence de la justice comique ; les seules peines qu’elle puisse infliger, le ridicule ou l’indignation, ne sauraient suffire : il faut donc un châtiment qui vienne de plus haut. C’est ici le cas de la machine, c’est-à-dire d’un pouvoir suprême qui apparaisse inopinément, et tranche une difficulté insoluble sans son intervention. Les législateurs du théâtre veulent que cette intervention soit indispensable, et que le nœud n’en soit pas indigne : qui oserait dire que ces deux conditions n’existent pas dans Tartuffe ? Au reste, l’extrême importance attachée au mérite d’un dénouement est un des raffinements, une des exigences de notre goût moderne. Les anciens Romains voulaient qu’un gladiateur mourût avec grâce, et ils ne l’applaudissaient qu’à ce prix. De même, notre public actuel exige que toute [LXVIII] comédie, sous peine d’être sifflée, se dénoue d’une manière adroite, facile et vraisemblable à la fois. Disons la vérité : soit que Molière ne mît pas le même prix à cette partie de fart, soit que le besoin de produire avec rapidité le contraignît à la négliger, plusieurs de ses dénouements sont peu satisfaisants ; les plus répréhensibles sont ceux qu’il a empruntés à l’antiquité, et que produisent des reconnaissances imprévues, que nos mœurs rendent impossibles. Mais ici une distinction se présente. Il y a le dénouement de l’action ; il y a aussi le dénouement du sujet, c’est-à-dire de la partie comique et morale de l’ouvrage. Si quelquefois Molière est faible ou même pèche dans les dénouements de la première espèce, en revanche il excelle toujours dans ceux de la seconde. On ne voit pas chez lui, comme chez quelques-uns de ses successeurs, le personnage vicieux ou ridicule changer tout à coup de caractère, et se convertir subitement. La leçon qu’il reçoit n’est pas pour lui-même : elle est pour le spectateur, qui seul en peut profiter. N’est-ce pas, d’ailleurs, une leçon de plus que cette impénitence finale ? Puisqu’on ne se corrige pas d’un travers, qu’on ne s’en corrige que très difficilement, on ne saurait donc faire trop d’efforts pour s’en préserver. Orgon, parce qu’il a été trompé par un fourbe détestable, ne veut plus croire aux honnêtes gens, donnant ainsi, par deux effets contraires, une double preuve de la même faiblesse. Alceste, parce qu’il a été joué par une coquette, sent augmenter sa haine contre les humains, et court s’enfoncer dans un désert. Arnolphe et les [LXIX] autres jaloux, parce qu’ils ont usé des plus mauvais moyens possibles pour s’assurer l’amour ou la fidélité d’une femme, ne valent rien de mieux à faire que de renoncer à toutes. Argan, est si peu détrompé de la médecine, qu’il finit par se faire médecin lui-même. M. Jourdain est si peu désabusé de ses rêves de grandeur, qu’il se retire en croyant avoir marié sa fille au fils du grand Turc. Chrysale couronne dignement son rôle, en donnant ses ordres avec vigueur, quand il voit que personne ne lui résiste plus. Enfin, Harpagon, consentant au mariage de ses deux enfants, exige que le beau-père futur fasse les frais des deux noces, lui fournisse un habit neuf pour y figurer décemment, et, par-dessus le marché, paie les écritures du commissaire que lui-même il a fait venir.
Cet écrit, où sont analysées toutes les qualités et toutes les opérations du génie de Molière, serait incomplet s’il n’y était fait aucune mention de son style. Par le style, il faut entendre ici, non pas le langage propre à chaque personnage, suivant son âge, son sexe, sa condition et son caractère donné, mais la diction même de l’auteur, appliquée à l’ensemble de ses productions. Sous le premier rapport, le poète comique doit se garder d’avoir un style à lui, qu’il prête indistinctement à tous ses personnages ; il faut, au contraire, que chacun d’eux ait le sien. Mais, de quelque différence qu’il marque leurs différents langages, il ne peut s’empêcher de les empreindre tous des qualités particulières de sa diction, plus ou moins correcte, plus ou moins élégante, plus ou moins énergique. Personne n’a contesté [LXX] à Molière le don d’approprier le fond, la forme et le mouvement des sentiments et des idées, soit à l’espèce, soit à la situation des personnes qu’il met en scène. Mais d’excellents juges ont attaqué sa manière d’écrire. La Bruyère lui reproche le jargon, et le barbarisme et le défaut de pureté. Fénelon dit : « En pensant bien, il parle souvent mal ; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime bien mieux sa prose que ses vers. »
Ce sont là des reproches un peu durs, et qui ne sont pas exempts d’exagération. Dans le dessein de les repousser, des critiques, inconsidérément zélés pour la gloire de Molière, étendant à tous ses personnages sans distinction ce qui est vrai seulement de quelques rôles de paysans ou d’étrangers, ont prétendu que, afin de mettre plus de naturel et de vérité dans son dialogue, il avait enfreint volontairement les lois du bon usage et même les règles de la langue. La raison désavoue cette apologie dont n’a pas besoin la mémoire d’un grand homme. Nous pouvons avouer que, dans ses vers surtout, il a manqué souvent et sans le vouloir à la régularité des constructions et à la propriété des termes, mais moins souvent toutefois qu’on ne le croit communément, faute de bien connaître l’état de la langue à l’époque où il écrivait. Nous pouvons avouer aussi qu’il lui arrive quelquefois de présenter sa pensée, toujours si juste et si vraie, sous des formes embarrassées, confuses ou [LXXI] péniblement figurées ; et cela, sans doute, parce que la précipitation forcée de son travail ne lui permettait pas alors de la dégager de ces voiles, de ces nuages dont souvent sont enveloppées d’abord les conceptions des esprits les plus prompts et les plus faciles. Mais si le but, si le triomphe du langage est d’exprimer pleinement les idées, et de les faire passer, avec toute leur force ou toute leur délicatesse, de l’esprit qui les conçoit, dans l’esprit qui les doit recevoir ; si, enfin, le meilleur des styles n’est pas tant celui qui a les moindres défauts que celui qui a les plus grandes beautés, quel style pourrait être justement préféré à celui de Molière ? En existe-t-il un qui soit plus plein, plus nerveux, plus animé, plus pittoresque, où brillent davantage la saillie, la vivacité et l’audace heureuse des tours et des expressions ?
Il me reste à parler de Molière comme imitateur des autres écrivains. Il existe, en littérature, une sorte de droit public, qui détermine et gradue les différentes espèces d’imitations. Les unes sont des conquêtes glorieuses ; les autres sont des impôts légitimes ; d’autres ; enfin, sont des pilleries effrontées ou des larcins honteux. De cette dernière espèce, Molière n’en a certainement aucune à se reprocher ; mais peu d’écrivains, il en faut convenir, ont aussi largement usé du droit d’employer les idées d’autrui. Il imita l’antiquité, ainsi que l’ont fait nos plus illustres auteurs ; il mit à contribution les théâtres étrangers ; il alla fouiller dans les plus vieilles archives de la malice et de la gaieté française, et il ne se fit pas même scrupule de [LXXII] s’approprier d’heureux traits appartenant à des écrivains de son pays et de son temps. La scène la plus gaie des Fourberies de Scapin et la scène la plus forte peut-être de l’Avare ont été empruntées par lui, l’une à Cyrano de Bergerac et l’autre à Boisrobert. Cette scène est bonne, disait-il, je m’en empare : on reprend son bien où on le trouve. C’était son bien, en effet, qu’une bonne scène de comédie. Avait-il manqué de génie pour l’inventer lui-même ? Non, assurément. En enlevait-il la gloire à celui qui l’avait imaginée ? Loin de là ; l’emprunt révélait tout le prix de l’objet, et la copie honorait l’original. Ce qui était bon, il le rendait excellent ; ce qui était enfoui, il le mettait en lumière : de tels plagiats sont des inventions ; de tels larcins sont des bienfaits publics. C’est ici, peut-être, le lieu de repousser une prétention exorbitante formée par une nation étrangère. Si l’Italie en était crue, c’est à son théâtre que Molière devrait presque tous les sujets dont il a enrichi le nôtre. Elle allègue des canevas qu’elle ne peut pas montrer, et quelques comédies qu’elle devrait peut-être souhaiter qu’on ne connût pas. La France attend qu’elle produise les originaux de l’École des Femmes et de Tartuffe, du Misanthrope et des Femmes savantes, du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Le sujet de deux ou trois des premières comédies de Molière, ses moins bonnes sans contredit, et quelques jeux de théâtre dérobés par lui à l’excellente pantomime de Scaramouche, c’est à quoi se réduit cette dette usurairement grossie par l’Italie, qui ne songe pas quelles réclamations nous [LXXIII] serions en droit d’élever à notre tour14. Je le répète, Molière, dont l’esprit, ainsi que je l’ai dit ailleurs, semblait assimiler à sa propre substance tout ce qui s’offrait à lui de comique dans les livres comme dans le monde, Molière fut un des écrivains qui ont le plus mis à profit les pensées des autres. Mais aussi de combien d’ouvrages les siennes n’ont-elles pas été le germe ou l’ornement ! Il est de vastes réservoirs qui, recueillant toutes les eaux du ciel et de la terre, les répandent au loin dans les contrées qu’ils dominent. C’est à peu près ainsi que Molière, réunissant à tous les trésors du génie toutes les richesses de l’étude, est devenu, pour ses nombreux successeurs, comme une source commune où ils ont puisé, où ils puisent, où ils puiseront toujours. Quelque part qu’on porte ses pas dans le domaine de la comédie, on est presque sûr d’y apercevoir au moins la trace des siens ; et, si le danger de se rencontrer avec lui est grand, la [LXXIV] difficulté de l’éviter tout-à-fait est peut-être plus grande encore.
La comédie d’intrigue, la comédie de caractère et la comédie de mœurs ; le comique noble, le comique bourgeois et le comique populaire, tous les genres dans lesquels l’art se divise, toutes les formes qu’il peut affecter, tous les tons qu’il peut prendre, Molière en a donné des exemples qui ont presque tous été des modèles. Son Étourdi est demeuré le chef-d’œuvre de la comédie d’intrigue ; et le reste de son théâtre témoigne de sa supériorité dans tous les autres genres, ou plutôt dans ce genre composé de tous, qui réunit leurs divers mérites, la vivacité de l’intrigue, la vérité des caractères et l’exactitude des mœurs. Ce n’est pas tout. Le jour fixé pour une fête que voulait donner à son roi un fastueux surintendant ne lui permettant pas de composer une véritable comédie, il fait succéder les unes aux autres des scènes épisodiques qu’un lien léger rassemble, et il donne les Fâcheux, la première et la meilleure des pièces à tiroir. Dans une autre circonstance, voulant amuser la cour et employer les arts aimables qui égaient et animent ses pompes, il imagine de lier à une action dramatique les agréments de la danse et du chant : la comédie-ballet est inventée ; et c’est peut-être à ce genre abandonné que l’opéra comique doit sa naissance. Plusieurs fois, pour satisfaire aux goûts ou même aux ordres d’un prince qui aimait à porter la grandeur jusque dans ses plaisirs, il s’exerça, sur les traces de Corneille, dans le genre de la comédie héroïque ; et je ne sais si le peu de [LXXV] succès qu’obtint, dans ce genre si faux, ce génie si naturel, ne doit pas entrer pour quelque chose dans son éloge. Toutefois, en sortant de sa vraie route, Molière ouvrit celle où devait se distinguer plus tard un esprit singulier qui mit sur la scène l’analyse subtile des mouvements du cœur humain, et la marche imperceptible d’une passion qui s’ignore ou veut se cacher à elle-même. Molière n’est point allé jusqu’au drame, comme le lui a reproché un auteur hétérodoxe du dernier siècle ; mais il a fait plus, il a fait mieux : il a montré, dans le chef-d’œuvre de Tartuffe, comment, sans faire grimacer l’aimable visage de Thalie, on peut à la fois faire naître le rire et couler les pleurs, obtenir la pitié que sollicite l’infortune et provoquer la moquerie que mérite le ridicule ; comment surtout, en peignant un scélérat, on peut tempérer l’horreur que cause la hideuse dépravation de son âme, par la gaieté qu’excite la plaisante difformité de son masque.
J’aurais voulu retracer l’histoire de la comédie, depuis Molière jusqu’à nos jours. J’aurais dit comment, après la mort de ce grand homme, die ne tarda guère à dégénérer. Je l’aurais montrée, spirituelle et plaisante avec Regnard, mais sans vérité de caractères ni de mœurs ; ingénieuse et originale avec Dufresny, mais d’une gaieté trop peu naturelle, et d’une finesse un peu trop subtile ; vive et franche avec Dancourt, mais peignant les travers du jour avec plus de fidélité que de profondeur, et s’attachant trop à la circonstance pour que ses tableaux fussent d’un intérêt durable. Après avoir payé mon tribut d’estime au Grondeur et [LXXVI] à l’Avocat patelin, ouvrages de la bonne école, et avoir rendu un éclatant hommage à Turcaret, dont le sujet fut indiqué par Molière, et dont l’exécution semble être une émanation de son génie, j’aurais parcouru ces temps de décadence progressive, où Thalie, sérieuse avec Destouches, et métaphysicienne avec Marivaux, finit par pleurer avec La Chaussée. De la Métromanie, chef-d’œuvre de force comique, où malheureusement le travers principal est trop particulier pour que la peinture en soit utile et agréable au grand nombre, et du Méchant, chef-d’œuvre d’élégante diction, où un vice, heureusement passé de mode, s’exprime dans un langage qui est tombé de même en désuétude, je serais arrivé à cette époque d’humiliation, où, tout étant dégradé, rapetissé, appauvri, les institutions et l’esprit public, l’honneur et la morale, les lettres et les arts, la comédie, image trop fidèle de la société, ne reproduisait plus que des caractères effacés, des mœurs relâchées, des vices de convention, des ridicules de coterie et un langage factice. J’aurais alors fait voir comment, à la faveur d’un peu de ressort rendu aux mœurs publiques et privées par l’exemple du vertueux Louis XVI, deux jeunes auteurs, unis d’amitié15, ont ramené sur la scène la franchise et la gaieté, compagnes naturelles de la bonne conscience et du bon esprit, et ont fondé cette école nouvelle16, dont les talents trouveront toujours assez de [LXXVII] matière, quand le gouvernement voudra sentir assez sa force pour ne pas les craindre. J’aurais peint avec plaisir le tableau dont je viens de donner une esquisse légère ; mais je ne dois pas reculer volontairement et sans nécessité les limites d’un sujet déjà bien étendu pour mes forces. Ce sujet était Molière et son génie : je m’estimerai trop heureux si l’image que j’en ai tracée n’est pas jugée tout-à-fait indigne du modèle.
Peu de paroles doivent suffire pour assigner à Molière la place qui lui appartient parmi les hommes de génie qui ont instruit ou charmé l’univers. En tous les genres de littérature, nos prosateurs et nos poètes ont été les disciples des écrivains de l’antiquité : quelques-uns les ont égalés ; peu les ont surpassés ; il a suffi à la gloire du plus grand nombre de ne pas rester trop au-dessous d’eux. En tous les genres encore, nos auteurs trouvent, dans ceux des autres nations modernes, des rivaux à qui tantôt ils disputent, tantôt ils enlèvent, tantôt ils cèdent la supériorité. Par la plus glorieuse exception, Molière ne rencontre, en aucun temps, en aucun lieu, ni émule, ni vainqueur. La Grèce et Rome n’ont rien qui lui puisse être comparé : leurs plus fanatiques adorateurs en conviennent. Les peuples nouveaux n’ont rien qu’ils lui puissent opposer : eux-mêmes le reconnaissent sans peine. Pour lui seul, on s’est dépouillé de tout préjugé littéraire, de toute prévention nationale ; et tous les pays, comme [LXXVIII] tous les siècles, semblent unir leurs voix pour le proclamer Fauteur unique, le poète comique par excellence17.
Vie de Molière §
Avertissement §
Cette Vie de Molière, dans sa médiocre étendue, comprend tous les faits qui offrent quelque intérêt et quelque garantie : elle n’exclut que les particularités trop futiles, ou venant de sources trop suspectes, que d’autres ont recueillies avec une diligence malheureuse. Mon récit est donc complet. Il eût peut-être gagné à se présenter seul, et j’ose même souhaiter qu’il soit lu sans interruption. Je me suis décidé néanmoins à l’accompagner de notes assez nombreuses, et j’en vais dire le motif. Dans la concision, dans la rapidité de ma narration, j’ai souvent indiqué ou plutôt rappelé par un seul membre de phrase, même par un seul mot, tel fait littéraire, telle anecdote personnelle, tel trait enfin de l’histoire politique ou morale de l’époque, dont j’ai pu croire que le lecteur était informé. Ces expressions qui font allusion à des faits, et quelquefois suscitent tout un ordre d’idées, plaisent aux personnes instruites dont elles sollicitent les souvenirs, et aux personnes réfléchies dont elles exercent l’esprit. Mais il est d’autres lecteurs qui savent moins, ou qui ne se souviennent pas aussi bien ; il en est d’autres encore qui n’admettent volontiers un fait que quand on leur en allègue la preuve, une citation que quand on leur en indique la source. C’est pour apporter à ceux-ci les autorités qu’ils aiment, et pour donner à ceux-là les explications dont ils ont besoin, que j’ai fait un si grand nombre de notes. J’y ai aussi trouvé cet avantage, qu’en donnant quelques détails biographiques sur tous les hommes remarquables avec qui Molière eut des rapports, je faisais, de la Vie de ce grand poète, une sorte d’histoire abrégée de l’époque glorieuse dont il fut un des plus rares ornements. J’ai cru ce petit préambule nécessaire pour repousser loin de moi tout soupçon de m’être complu à transcrire ce qu’on pouvait trouver dans d’autres livres. De toutes les pédanteries et de toutes les vanités, celles de la compilation sont les plus ridicules que je connaisse. [LXXXIII]
Vie de Molière §
Plusieurs des circonstances essentielles de la naissance de Molière ont été plus qu’inexactement rapportées jusqu’à nos jours. Ses nombreux biographes, dont les témoignages peuvent se réduire à un seul, celui du premier d’entre eux, répété fidèlement par tous les autres, le faisaient naître en 1620, dans une maison située sous les piliers des Halles, que son buste, accompagné d’une inscription, désigne encore comme celle où il a reçu le jour. Tous aussi lui donnaient pour mère Anne Boutet ou Boudet. Ce sont autant d’erreurs. Un homme18, admirateur passionné de Molière, infatigable et scrupuleux dans ses recherches, a fait sortir la vérité ensevelie, depuis plus de deux siècles, dans la poussière de ces vastes dépôts où sont entassés les titres civils des innombrables [LXXXIV] générations qui se sont succédé dans la capitale. Des extraits d’actes de naissance, de mariage et de décès, parfaitement d’accord entre eux, constatent que Molière naquit ou du moins fut baptisé le 15 janvier 1622, sous le nom de Jean19 ; que son père, Jean Poquelin, tapissier, demeurait alors rue Saint-Honoré, probablement près la croix du Trahoir, et que sa mère, fille d’un autre tapissier, demeurant aux Halles, se nommait Marie Cressé20. Ces découvertes ont en soi peu d’importance ; [LXXXV] elles n’ajoutent rien à la gloire de Molière, que rien ne peut augmenter ; mais cette gloire même les protège de son éclat, et elle doit en rehausser le prix à tous les yeux.
Le jeune Poquelin, à qui son père voulait transmettre en même temps son état et sa charge de valet de chambre-tapissier du roi, reçut une première éducation conforme à cette destination. Outre son métier, dont il fit l’apprentissage dans la boutique de son père, il ne savait encore, à quatorze ans, que lire, écrire et compter autant qu’il le fallait pour les besoins d’une telle profession. Heureusement il avait un grand-père maternel qui aimait fort la comédie, et le menait souvent à l’Hôtel de Bourgogne. Il est permis de croire que cette circonstance, tout accidentelle, ne fut pas sans influence sur sa destinée. Qui pourrait dire ce que fût devenu son génie, si, entièrement renfermé dans les travaux d’une industrie purement matérielle, il fût arrivé ainsi jusqu’à cet âge où les plus heureuses dispositions s’oblitèrent faute d’exercice, et périssent ignorées de celui même qui en était doué ? On a dit que l’aspect d’une horloge avait révélé à Vaucanson, dans son jeune âge, qu’il était né pour la mécanique. Comment, à la vue des jeux du théâtre, l’enfant qui devait être un jour Molière, n’aurait-il pas éprouvé quelques transports sympathiques, et, pour ainsi dire, reçu quelques avertissements intérieurs ? Quoi qu’il en soit, il conçut dès lors un invincible dégoût pour son état, et un désir ardent d’acquérir l’instruction dont il se sentait privé. Il sollicita, et il obtint de ses [LXXXVI] parents, non sans beaucoup de peine, qu’ils le fissent étudier. Placé dans une pension, il suivit, comme externe, les cours du collège de Clermont, devenu depuis le collège de Louis-le-Grand, et dirigé dès lors par les jésuites. Sa bonne fortune lui donna pour camarade de classes Armand de Bourbon, prince de Conti21, de qui nous le verrons recevoir plus tard quelques marques utiles d’un souvenir affectueux. Ce fut aussi un bonheur pour lui d’avoir Chapelle22 pour condisciple. Il lui inspira un attachement plus profond, plus dévoué que ne semblait le comporter l’insouciante légèreté de son caractère, et il dut à cette liaison l’inestimable avantage d’entendre les leçons d’un des plus grands philosophes de cette époque. Chapelle était fils naturel de Luillier, riche magistrat, qui, ne pouvant lui laisser son nom, avait voulu lui laisser mieux encore, le moyen de s’en faire un Luillier avait donné à son fils pour précepteur le [LXXXVII] célèbre Gassendi23, et pour compagnon d’études un enfant pauvre, Bernier24, que devaient rendre fameux un jour ses voyages dans l’Inde. Gassendi, frappé de l’intelligence vive et pénétrante du jeune Poquelin, l’admit aux leçons particulières qu’il donnait à ses deux élèves. Hesnault25, connu de la postérité par quelques [LXXXVIII] vers heureux, fut appelé aussi à les partager. Cyrano de Bergerac26, avec la confiance présomptueuse et entreprenante commune à tous les hommes de son pays, vint s’y associer de lui-même, et fut toléré malgré son humeur déjà turbulente. Molière, dans la suite, lui prit deux scènes de sa comédie du Pédant joué : c’était comme une suite de cette habitude qu’ont au collège les enfants liés entre eux d’amitié de mettre en commun tout ce qu’ils possèdent ;et Molière appelait cela lui-même reprendre son bien ou il le trouvait. Les cinq condisciples profitèrent tous, mais diversement et chacun à sa manière, des sages et savants entretiens de Gassendi. Bernier écrivit, pour la défense du système des atomes, de nombreux volumes qui ne le soutinrent pas, et qui tombèrent eux-mêmes dans l’oubli. Cyrano, puisant à cette source de fausses notions de physique qu’il mêlait aux créations burlesques de son imagination, parcourut en esprit les États et Empires de la Lune et du Soleil. Hesnault, traduisant en vers l’Invocation à Vénus, de Lucrèce, et tout ce que présentent en faveur du matérialisme les chœurs de Sénèque le tragique, se fit [LXXXIX] soupçonner, pour le moins, d’un vif attachement au dogme d’Épicure, qui niait la Divinité, ou la condamnait à l’incurie27 ; et Chapelle, n’ayant guère retenu des préceptes de ce grand philosophe, que celui qui prescrivait la volupté, l’interpréta, dans sa vie comme dans ses vers, plutôt à la manière d’Horace qu’à celle de Gassendi. Molière fut incontestablement celui qui sut faire le meilleur choix, dans la doctrine du sage de Samos, enseignée par le théologal de Digne. En écoutant l’homme qui avait combattu, et souvent avec succès, Aristote et Descartes, ces deux grandes puissances rivales de la philosophie antique et de la philosophie moderne, il contracta l’habitude de ne soumettre sa raison à aucune autre autorité qu’à celle de la vérité démontrée. La morale d’Épicure, presque également calomniée par ses sectateurs et par ses adversaires, mais vengée des uns et des autres par les écrits et surtout par les mœurs du vertueux Gassendi, cette morale fut, celle que le jeune Poquelin adopta dès lors, et qu’il professa toujours. Quant à la physique des atomes, pour être plus ancienne que celle des tourbillons, elle ne dut pas lui en paraître moins chimérique ; et tout porte à {p. XC} croire que, sur ce point, il ne demeura pas fidèle aux enseignements de son maître.Il lui en resta toutefois une certaine prédilection pour le poème de Lucrèce, dont il entreprit la traduction, probablement après sa sortie du collège. Ayant senti avec raison que les détails philosophiques ne se prêteraient pas, sans de trop grands sacrifices, à recevoir les formes de notre poésie, il s’était, dit-on, contenté de les exprimer en une prose fidèle, et il avait réservé le langage des vers pour les seules descriptions poétiques.On a raconté qu’un valet ayant déchiré par mégarde quelques feuillets de cette traduction, il jeta au feu, de dépit, tout ce qu’il en avait fait.Il importe peu de savoir au juste comment fut perdu un ouvrage peu regrettable sans doute. Molière semblait lui-même en être médiocrement satisfait.Un jour qu’il devait en faire lecture en société, on pria d’abord Boileau de réciter sa satire II, adressée à Molière même28. Molière, craignant alors que sa traduction ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu’il venait de recevoir, ne voulut plus la lire, et fit entendre à la place le premier acte de la comédie du Misanthrope, à laquelle il travaillait en ce moment, et où, pour le dire en {p. XCI} passant, sont placés les seuls vers qu’il ait conservés de cette traduction.
Entré au collège presque à l’âge où communément on est près d’en sortir, le jeune Poquelin, dont l’intelligence, naturellement supérieure à celle de ses condisciples, était aussi plus formée, avait, en cinq années, fourni toute la carrière des études, depuis les premières humanités jusqu’à la philosophie inclusivement.
Dès qu’il fut rentré dans la maison de son père, celui-ci, qui ne pouvait plus, à cause de ses infirmités, remplir sa charge de valet-de-chambre-tapissier du roi, lus en fit obtenir la survivance et exercer les fonctions. Il fut obligé, en conséquence, de suivre Louis XIII dans le voyage que ce prince fit à Narbonne, en 1642. La cour, à cette époque, était un théâtre d’intrigues sanglantes. La conspiration de Cinq-Mars venait d’être découverte. Cet imprudent favori d’un roi pusillanime fut abandonné par lui à un ministre despotique et implacable, qui semblait avoir moins à cœur de punir les complots contre l’état que les entreprises contre son pouvoir. Richelieu, traînant sur le Rhône, de Tarascon à Lyon, sa victime enchaînée sur un bateau remorqué par celui qui le portait lui-même ; Cinq-Mars décapité sans obtenir un regret de son maître, qui, la montre en main, attendait l’instant précis où devait tomber sa tête29 ; le jeune {p. XCII} de Thou, subissant le même supplice pour n’avoir pas commis le plus lâche des crimes, celui de dénoncer son ami ; Monsieur, qui ne savait que conduire les siens à l’échafaud et les y laisser30, retombant dans la nullité honteuse d’où il n’aurait jamais dû sortir ; enfin, cette odieuse exécution terminée, le monarque et le ministre, tous deux moribonds, rentrant dans Paris pour y mourir tous deux à cinq mois de distance l’un de l’autre : tels sont les acteurs et les principaux incidents du drame politique auquel Poquelin assista. Bien jeune encore, mais doué du génie de l’observation, et chargé d’un service domestique qui l’approchait de la personne du roi et de ses premiers courtisans, il ne manqua sûrement pas d’étudier le jeu des caractères, des intérêts et des passions qui s’agitaient sous ses yeux.
Poquelin revint à Paris avec la cour. D’après des témoignages dignes de confiance, il paraît qu’il alla étudier en droit aux écoles d’Orléans, et qu’il se fit recevoir avocat. Cette profession noble et généreuse pouvait plaire à son cœur ; et ce talent de parler en public, qu’il sentait en lui, et dont il aima, depuis, à faire preuve en toute occasion, semblait lui promettre des succès dans la carrière du barreau. Mais, pour la gloire et les plaisirs de la France, une vocation plus réelle l’entraîna vers le théâtre.
{p. XCIII} La passion du cardinal de Richelieu pour les amusements dramatiques s’était communiquée à la nation ; et de toute part, s’élevaient des théâtres particuliers où l’on allait applaudir indistinctement Rotrou et Desmarets, Corneille et Scudéri. Poquelin réunit plusieurs jeunes gens qui avaient ou croyaient avoir du talent pour la déclamation. Cette société, qui éclipsa bientôt toutes les sociétés rivales, fut appelée l’Illustre Théâtre. La troupe avait joué d’abord pour son amusement et celui des autres : elle crut bientôt pouvoir mettre un prix au plaisir qu’elle procurait ; mais, ce qu’elle aurait dû prévoir, les représentations payées furent beaucoup moins suivies que les représentations gratuites. Poquelin fut, dès ce moment, comédien de profession. Ce fut alors qu’il prit le nom de Molière31, afin sans doute que ses parents n’eussent pas à lui reprocher de traîner et de prostituer le leur sur des tréteaux. Si nous sourions aujourd’hui de cette délicatesse bourgeoise, c’est par une espèce d’anachronisme, c’est en déplaçant les époques et en confondant {p. XCIV} les idées. Molière, à son début, n’était qu’un comédien sans renom et encore sans talent, légitime sujet d’inquiétude et de chagrin pour sa famille, dont l’honnête obscurité ne pouvait prévoir quelle glorieuse illustration elle recevrait un jour de son génie comme poète comique.
Les troubles de la Fronde vinrent interrompre ces jeux. Molière disparaît dans cette ridicule tempête, et ne doit plus se remontrer qu’à l’époque où l’autorité royale aura reconquis ses droits par des transactions plus victorieuses que ses armes.
Ce temps d’inaction, ou du moins d’obscurité, ne dut pas être perdu pour ses études comiques. Il avait vu les dernières cruautés d’un ministre impétueux et inflexible : il fut témoin des artifices d’un ministre souple et patient, qui cédait le terrain à ses ennemis sans rien perdre de son pouvoir ; divisait ceux qu’il n’avait pu abattre ; et se procurait, en semant l’or et les promesses mensongères, des succès plus assurés que son terrible prédécesseur en répandant des flots de sang ; qui, banni deux fois de la France, continuait à la gouverner du fond de son exil ; et, rentrant, aux acclamations universelles, dans la capitale où l’on avait mis sa tête à prix, affermissait et même ennoblissait par la modération un triomphe obtenu par l’intrigue. Durant ces Saturnales de la Régence, la nation elle-même offrait le spectacle le plus curieux. Les sombres fureurs de la Ligue étaient loin ; mais, des mains puissantes de Richelieu, les rênes de l’état ayant passé aux mains plus faibles de Mazarin, {p. XCV} les grands et les magistrats en sentirent trop la différence, et, pouvant en jouir sagement, ils aimèrent mieux en abuser. On déclara, au nom du roi, la guerre au roi lui-même. Les grands, les princes se partagèrent entre les deux camps. Des hommes de robe se firent hommes d’épée. Un prélat, portant pour bréviaire un poignard, fut colonel d’un régiment levé à ses frais. Une princesse, cousine du jeune roi, devenue générale d’armée, eut pour maréchales de camp des dames de son palais. D’autres femmes, faisant de l’amour une affaire de parti et un instrument de faction, retiraient ou accordaient leurs faveurs pour punir ou pour payer des défections politiques. Cependant les bourgeois sortaient de leurs maisons, les marchands de leurs boutiques, les artisans de leurs ateliers, pour aller, soldats novices, se faire battre à la première rencontre, et essuyer des railleries à leur retour. Dans cette guerre, moitié sérieuse, moitié bouffonne, les poèmes satiriques et burlesques tenaient lieu de manifestes et de relations ; on lançait autant d’épigrammes qu’on droit de coups de mousquet ; et les couplets de chanson consolaient les vaincus en faisant rire aux dépens des vainqueurs. En ces jours de folie, de désordre et d’intrigue, où tout était contraste, déplacement et confusion dans les hommes comme dans les choses, où la France présentait plutôt l’image d’une troupe d’écoliers mutinés contre leur maître, que d’un grand peuple révolté contre son souverain, que de vices, de travers, de ridicules venaient étourdiment s’offrir aux regards de Molière et provoquer son génie observateur.
{p. XCVI} On ignore à quelle époque précise il quitta Paris pour parcourir la province. Des traditions peu certaines le montrent à Bordeaux, de 1646 à 1650, recevant du duc d’Épernon un accueil fort bienveillant, et faisant jouer sans succès une tragédie de sa composition, intitulée la Thébaïde, dont il donna plus tard le sujet et peut-être le plan au jeune Racine. Les meilleurs comédiens de l’Illustre-Théâtre, Duparc, dit Gros-René, les deux frères Béjart et Madeleine Béjart, leur sœur, faisaient partie de la troupe errante dont il était le chef. Ils allaient représentant de ville en ville les tragédies et les comédies du temps. Molière, pour varier les plaisirs des spectateurs, composait à la hâte de petites pièces bouffonnes, qui étaient jouées à l’improvisade, comme les farces italiennes, dont elles n’étaient souvent qu’une imitation. On a récemment publié deux de ces pièces, les seules qui aient été conservées, le Médecin volant et la Jalousie du Barbouillé, dont l’une est l’ébauche du Médecin malgré lui, et l’autre le canevas du troisième acte de George Dandin, et qui toutes deux offrent un certain nombre de traits que Molière a transportés dans plusieurs de ses comédies.
En 1653, Molière était à Lyon. Sa première comédie régulière, l’Étourdi, y fut représentée avec beaucoup de succès. À son arrivée dans cette ville, il y avait trouvé une autre troupe de comédiens, que le public abandonna promptement pour la sienne, et dont les principaux sujets s’attachèrent à sa fortune.
{p. XCVII} Ce fou de d’Assoucy32, l’Empereur du burlesque, courait alors aussi la province, avec son luth, son théorbe, et ses deux petits pages ou enfants de musique, société suspecte qui lui valut les épigrammes de Chapelle, et, ce qui était beaucoup plus sérieux, un emprisonnement au Châtelet, d’où il faillit être envoyé en place de Grève. Il rencontra Molière à Lyon ; de là il le suivit à Avignon, puis à Pézenas33 et enfin à Narbonne. Comme il perdait {p. XCVIII} toujours au jeu le peu d’argent qu’il avait, la maison de Molière et des Béjart devint la sienne. Il faut laisser parier sa reconnaissance. « Quoique je fusse chez eux, dit-il, je pouvais bien dire que j’étais chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de franchise, ni tant d’honnêteté que parmi ces gens-là, bien dignes de représenter réellement dans le monde les personnages des princes qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre. »
Après avoir vécu trois mois à Lyon, avec eux, parmi les jeux, la comédie et les festins, il demeura six bons mois encore à Pézenas, dans leur maison, qu’il appelle cette fois une Cocagne ; et l’on a peine à concevoir comment il put jamais se résoudre à quitter ces charmants amis34.
Armand de Conti, qui aimait la comédie en homme {p. XCIX} de goût, la protégeait en prince, et devait, à la fin de ses jours, la combattre en casuiste, avait plusieurs fois fait venir, à son hôtel à Paris, son ancien condisciple, chef alors de l’Illustre Théâtre, pour donner des représentations. Le roi l’ayant envoyé en 1654 tenir les états de Languedoc, il engagea Molière à se rendre auprès de lui à Béziers avec sa nouvelle troupe. Chargé d’amuser la ville, les états et le prince, Molière fit passer en revue devant eux toutes les pièces de son répertoire, et il l’enrichit du Dépit amoureux, qui reçut un accueil très favorable. Le prince, de plus en plus charmé de son esprit et de son caractère, lui offrit, dit-on, la place de secrétaire de ses commandements, que venait de laisser vacante la mort de Sarrasin35 ; et il ne la voulut point {p. C} accepter.Qui put lui faire préférer à ce poste tranquille, avantageux et honorable, la vie inquiète, nécessiteuse et presque humiliante de comédien de campagne ? Son génie, sans doute, qui le retenait invinciblement dans la carrière où il devait s’illustrer ; sa passion pour la gloire, qui venait de lui faire goûter ses premières faveurs ; le scrupule, a-t-on dit, qu’il se faisait de laisser là de pauvres comédiens amenés de loin, qui s’étaient fiés à son sort, dont le leur semblait entièrement dépendre ; peut-être aussi d’autres motifs moins nobles, tels que l’empire de certaines liaisons, et un peu de goût pour cette existence errante et agitée, mêlée de loisir et de travail, de plaisir et de peine, d’abondance et de détresse, qui, malgré son asservissement réel, offre à la folle jeunesse la séduisante image de l’indépendance.
Si j’ai employé la forme du doute pour parler des relations amoureuses de Molière, c’est, que rien n’est assuré à cet égard. On a beaucoup répété que, se trouvant, dans le principe, uni d’intérêt avec les Béjart, il avait bientôt formé avec la sœur une liaison plus intime et plus tendre ; que, par la suite, ayant admis à la fois dans sa troupe mademoiselle de Brie et mademoiselle du Parc, il avait offert à celle-ci des hommages qui avaient été orgueilleusement rebutés ; que, s’étant alors tourné vers la première, il en avait été reçu plus favorablement ; et {p. CI} que la fière du Parc, quand elle l’eut vu dans le chemin de la gloire et de la fortune, avait inutilement essayé de rattraper ce cœur qu’elle avait dédaigné. On n’a pas craint d’ajouter que, lorsque l’humeur coquette et hautaine de sa femme l’eut forcé à rompre tout commerce avec elle, mademoiselle de Brie, toujours bonne et de composition facile, lui avait encore, en cette occasion, prêté le secours de ses tendres consolations. Dans ces arrangements peu délicats, il n’y a rien qui répugne absolument à l’idée qu’on peut se faire des mœurs d’une troupe de comédiens ; mais, pour attribuer affirmativement de telles habitudes à un homme tel que Molière, il faudrait au moins en avoir quelque bon garant ; et, pour la plupart de ces détails, on n’en a jamais eu d’autre qu’un libelle méprisable, imprimé, pour la première fois, à l’étranger, en 1688, sous le titre de la Fameuse Comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière, libelle dont l’auteur, qu’on assure être une femme et une comédienne (madame Boudin), mêlant beaucoup de faussetés calomnieuses à quelques faits d’une vérité triviale, a poussé l’impudence de la diffamation jusqu’à imputer à Molière une passion infâme pour le jeune Baron36. Il y a, dans la littérature, {p. CII} une espèce d’hommes qui ont, avant tout, le respect et la superstition de ce qu’ils appellent les livres c’est-à-dire des livres assez mauvais pour être restés fort rares. Cette rareté seule est tout le fondement de leur foi : ils ne peuvent douter de ce qu’ils lisent dans un volume dont il existe peu d’exemplaires ; et, plus le contenu en est absurde ou scandaleux, plus il obtient leur confiance. Voilà les sources impures où ils vont puiser les contes ineptes dont ils barbouillent la vie des écrivains célèbres, et les interprétations ridicules dont ils obscurcissent leurs ouvrages37. Fiers de posséder ces trésors de sottise et de saleté, ils parlent dédaigneusement de ceux qui n’en parlent pas, et ils leur reprochent de les ignorer. Ils se trompent encore en ce point ; car les véritables hommes de lettres les connaissent, quoiqu’ils ne s’en vantent pas ; et c’est parce qu’ils les connaissent qu’ils les méprisent.
Après avoir fait quelque séjour à Béziers et à Pézenas, où le prince de Conti le retenait par beaucoup d’avantages et de caresses, Molière continua encore, pendant trois ou quatre années, ses courses dans le midi de la {p. CIII} France38. En 1657, se trouvant à Avignon, il y rencontra Mignard39, qui revenait d’Italie, où il avait demeuré vingt-deux ans, et qui était alors occupé à dessiner les antiquités du Comtat Venaissin. Ils conçurent l’un pour l’autre un attachement qui dura toute leur vie, et dont ils ne cessèrent de se donner des preuves. Mignard fit plusieurs fois le portrait de Molière ; et Molière, dans son poème de la Gloire du Val-de-Grâce, vanta le génie et le caractère de Mignard. C’était, comme on l’a dit ingénieusement, l’amitié de l’Arioste et du Titien, le premier rendant à l’autre dans ses vers l’immortalité qu’il venait de recevoir de lui sur la toile.
En 1658, Molière se rapprocha de la capitale, où l’appelait le pressentiment d’une meilleure fortune et d’une plus grande renommée. Il se rendit à Rouen avec sa troupe, fit secrètement quelques voyages à Paris pour s’y ménager des appuis, y retrouva la protection de son auguste camarade de collège, acquit des protections plus élevées encore, celles de Monsieur, frère du roi, de la reine-mère et du roi lui-même, et obtint enfin la permission de jouer en, leur présence.
{p. CIV} Le 24 octobre de la même année, Molière et sa troupe représentèrent la tragédie de Nicomède sur un théâtre qu’on avait fait dresser exprès dans la salle des gardes du vieux Louvre. Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne assistaient à la représentation. Ils étaient venus, plus disposés à la pitié qu’à l’envie, juger le début de cette troupe de province : ils ne durent pas être aussi satisfaits que le reste des spectateurs. Molière, qui avait excité leur jalousie, crut devoir caresser leur orgueil. La tragédie achevée, il reparut sur le théâtre ; « et, après avoir remercié Sa Majesté, en des termes très modestes, de la bonté qu’elle avait eue d’excuser ses défauts et ceux de toute sa troupe, qui n’avait paru qu’en tremblant devant une assemblée si auguste, il lui dit que l’envie qu’ils avaient eue d’avoir l’honneur de divertir le plus grand Roi du monde leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d’excellents originaux dont ils n’étaient que de très faibles copies ; mais que, puisqu’elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très humblement d’avoir pour agréable qu’il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces40. »
Son compliment fut goûté, et son offre agréée. Il donna sur-le-champ le Docteur amoureux41. Le sel réjouissant de cette farce et le jeu plaisant {p. CV} de l’auteur, qui y faisait le principal rôle, excitèrent des rires universels. Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, depuis la mort de leurs célèbres farceurs, Gros-Guillaume, Gauthier-Garguille, et Turlupin42, avaient renoncé à l’usage de terminer le spectacle par une petite pièce. Molière le fit revivre heureusement en cette occasion, et il a toujours subsisté depuis43.
Le roi fut si satisfait de la nouvelle troupe, qu’il lui permit aussitôt de s’établir dans la salle du Petit-Bourbon, bâtie sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui la colonnade du Louvre, pour y jouer alternativement avec les comédiens italiens44. Elle obtint le titre de Troupe {p. CVI} de Monsieur, et donna sa première représentation le 3 novembre.
Paris, pris à son tour pour juge de l’Étourdi et du Dépit amoureux, confirma le jugement de la province.
Les Précieuses ridicules furent jouées le 18 novembre 1659, et le furent avec un applaudissement universel. Du milieu du parterre s’éleva ce cri qui a été répété par la postérité : Voilà la bonne comédie ! L’affluence du public devint telle que, pour la diminuer et en profiter à la fois, la troupe augmenta le prix des places. La cour était alors au pied des Pyrénées, où l’on traitait de la paix avec l’Espagne et du mariage du jeune roi : la pièce y fut envoyée, et ne fut pas moins goûtée qu’à Paris. S’il en faut croire Segrais, Molière, dont ce double succès enflait le courage et sans doute éclairait le génie, s’écria : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence, ni d’éplucher les fragments de Ménandre : je n’ai qu’à étudier le monde45. »
Ce n’est pourtant pas encore dans l’étude du monde qu’il puisa le Cocu imaginaire y représenté le 28 mai 1660 ; c’est bien plutôt dans le comique faux et outré de Scarron46 On dirait qu’importune des succès scandaleux du père des Jodelets, il lui emprunta ses armes pour le {p. CVII} vaincre. En effet, il l’emporta sur lui par des mœurs plus vraies, une gaieté plus naturelle, une bouffonnerie moins basse et un style de meilleur goût ; mais faire mieux que Scarron, était-ce faire assez bien pour lui-même ?
On devait bientôt voir en France une chose doublement extraordinaire, un Français l’emporter sur un étranger, et le plan d’un médecin pour un édifice public être préféré à celui d’un architecte : c’est l’histoire de Claude Perrault et du cavalier Bernin. Avant que celui-ci fût appelé de Rome pour donner les dessins de la principale façade du Louvre, la salle du Petit-Bourbon fut démolie. Louis XIV, toujours plus satisfait de Molière, lui accorda celle du Palais royal, que le cardinal de Richelieu, auteur pour moitié avec Desmarets47 de la détestable tragédie de Mirame, avait fait construire pour la représentation de cette pièce, avec une magnificence qui trahissait son affection paternelle. C’est cette même salle qui, après la mort de Molière, fut accordée à Lulli pour y faire jouer l’opéra, et qu’un incendie détruisit en 1768. La troupe de Molière y commença ses représentations le 4 novembre 166048.
{p. CVIII} Le premier ouvrage donné par Molière sûr ce nouveau théâtre fut don Garcie de Navarre joué le 4 février 1661. C’était une fâcheuse inauguration. Molière échoua comme auteur et comme acteur : il céda promptement son rôle, et il ne tarda pas à retirer sa pièce.
Ayant consacré toutes les autres parties de mon travail tant à l’appréciation littéraire des comédies de Molière, qu’au récit et à la critique des diverses particularités qui en forment l’histoire, je ne pourrais, dans ce récit purement biographique, continuer à les mentionner que comme de simples faits, dont l’énonciation se {p. CIX} bornerait à des titres et à des dates. Cette énumération serait fastidieuse par sa sécheresse, et le serait sans utilité. J’ai osé, ailleurs, juger le poète et analyser ses ouvrages : c’est assez d’une fois ; je dois me contenter ici de peindre l’homme et de raconter les actions de sa vie.
Une des plus importantes fut son mariage ; et ce mariage est l’occasion d’une espèce de problème généalogique assez difficile à résoudre.
On a dit et répété constamment, depuis la mort de Molière, qu’après avoir eu, dans sa jeunesse, une liaison intime avec Madeleine Béjart, il avait épousé la fille de {p. CX} cette femme et d’un gentilhomme avignonnais, nommé le comte de Modène. Il fut même dénoncé au roi à ce sujet par Montfleury, qui ne se croyait pas assez vengé, dans l’Impromptu de l’Hôtel de Condé, des épigrammes de l’lmpromptu de Versailles49. On lit, dans une lettre de Racine : « Montfleury a fait une requête contre Molière, et l’a donnée au roi : il l’accuse d’avoir épousé la fille, et d’avoir vécu autrefois avec la mère ; mais Montfleury n’est point écouté à la cour50. »
Cette accusation odieuse renfermait en soi une insinuation plus odieuse encore ; et il ne manqua sûrement pas de gens pour en tirer l’induction que le délateur n’avait osé exprimer. On ne sait ce que Molière dit pour sa défense, ni même s’il crut devoir se défendre. Mais, selon Voltaire, plusieurs personnes, indignées d’une telle calomnie, prirent le soin de la réfuter, et prouvèrent que Molière n’avait connu la mère qu’après la naissance de la fille. Voltaire nous laisse ignorer quelle preuve elles fournirent. Il n’y en avait qu’une qui fût sans réplique, {p. CXI} c’était l’extrait baptistaire de cette même fille. Il est douteux qu’on en eût connaissance alors. Mais on le possède aujourd’hui, grâce aux recherches de M. Beffara. D’après cet acte, la fille de Madeleine Béjart et du comte de Modène, nommée Françoise au baptême, naquit le 3 juillet 1638. Molière ne connut la mère qu’en 1645 environ. Françoise était donc venue au jour sept ans avant cette liaison, lorsqu’il avait lui-même seize ans au plus, et qu’il était encore au collège. Cette seule découverte serait déjà fort précieuse, puisque, s’il devait subsister toujours que Molière fut successivement l’amant de la mère et le mari de la fille, du moins tout soupçon d’inceste serait à jamais détruit.
Mais les choses n’en devaient pas demeurer à ce point. M. Beffara avait aussi découvert plusieurs autres pièces qui semblaient faire tomber du même coup dans le néant l’accusation et la défense. La première et la plus importante de ces pièces est l’acte de mariage de Molière51. {p. CXII} Madame Molière y est nommée, non pas Françoise, mais Armande-Grésinde ; elle y est déclarée fille de Joseph Béjart et de Marie Hervé, père et mère de celle dont on voulait qu’elle fût la fille ; et cette mère prétendue, Madeleine Béjart, y figure, comme témoin, sous la qualité de sœur de la mariée. De plus, madame Molière, dans l’acte de son second mariage avec Guérin d’Estriché, déclare les mêmes père et mère et les mêmes noms ; et ces noms encore sont inscrits dans son acte mortuaire du 2 décembre 1700, qui, lui donnant cinquante-cinq ans au moment de son décès, fait remonter sa naissance à l’année 1645, époque de la liaison de Molière avec Madeleine Béjart.
De ces actes en bonne forme, il résulte que Françoise et Armande sont deux personnes différentes, et que Molière, en épousant Armande, a pris pour femme, non pas la fille, mais la sœur de son ancienne maîtresse.
Il semblerait que tout dût être terminé par la production de ces pièces authentiques, et que les amis des mœurs, comme ceux de la gloire de Molière, n’eussent plus qu’à se réjouir d’un résultat qui atténue considérablement l’espèce de blâme dont sa mémoire restait chargée, même après qu’on eut écarté l’horrible imputation qu’avait inventée la haine. Mais il n’en devait pas être tout-à-fait ainsi.
Un écrivain, connu pour se livrer avec ardeur à la recherche et à la défense de la vérité, M. le marquis de Fortia d’Urban, s’est élevé contre ces actes, qu’on pouvait croire inattaquables. Il n’en conteste point l’authenticité ; {p. CXIII} mais il soutient qu’ils sont le produit légal d’une fraude convenue entre la maison de Modène et la famille Béjart.
Voici les faits comme il les dispose. L’acte de naissance de Françoise nommait le père aussi-bien que la mère. Madeleine Béjart pouvait se flatter qu’à l’aide de cet acte, elle ferait quelque jour reconnaître sa fille. M. de Modène avait des idées toutes différentes. Il était sans enfants ; mais il avait quatre neveux de son nom, à qui il voulait assurer sa succession. Une précaution lui sembla nécessaire pour que l’exercice de leurs droits comme héritiers ne pût être jamais troublé. Le meilleur moyen de les affranchir de toute crainte, était d’obtenir que Françoise s’ôtât à elle-même la possibilité de réclamer l’héritage de son père ; et le meilleur mode de renonciation qu’elle pût employer, était de devenir une autre personne en changeant de nom. C’est ce qu’elle fit lorsqu’elle épousa Molière. Ses parents prirent des qualités qui s’accommodaient à cette transformation. L’aïeule fut la mère, la mère une sœur, et l’oncle un frère : c’était comme une comédie qu’ils jouaient ; et ils en avaient l’habitude. Une bonne dot à la fille, un dédommagement à la mère, et des présents aux autres Béjart, rendirent cet arrangement facile. Le père et le beau-frère de Molière, qui signèrent au registre, purent ignorer des faits qui leur étaient presque étrangers ; et Molière lui-même, heureux d’obtenir celle qu’il aimait, n’eut aucune raison pour s’opposer à ce qui accommodait tout le monde, et ne lui préjudiciait en rien. Ainsi l’on vint à bout de faire disparaître légalement Françoise, fille de M. de {p. CXIV} Modène, et d’y substituer une prétendue Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjart.
Cette hypothèse (car l’auteur lui-même ne peut pas prétendre que ce soit autre chose) a été, comme on le pense bien, attaquée avec vivacité ; elle a été défendue de même, et je me hâte de dire que, de part et d’autre, on a allégué des raisons plausibles, soutenues avec autant d’esprit que de politesse52.
Voici les arguments de M. de Fortia. Une tradition non interrompue de cent soixante ans, des témoignages contemporains qui n’ont jamais été contredits, et qui ont toujours été répétés, donnent pour épouse à Molière la fille de Madeleine Béjart et du comte de Modène. Molière, accusé par Montfleury d’avoir épousé la fille de son ancienne maîtresse, dont la calomnie voulait faire sa propre fille, avait, dans le système établi sur les pièces nouvellement découvertes, deux moyens de justification également faciles et victorieux ; c’était, soit de produire l’acte de naissance d’Armande, soit de montrer la personne ou l’acte mortuaire de Françoise ; et l’on ne voit {p. CXV} pas qu’il ait rien fait de semblable. Il rie le pouvait pas, puisque Armande et Françoise étaient une seule personne. Il ne pouvait plus même, en exhibant l’extrait baptistaire de Françoise, prouver, du moins, que la naissance de cette fille était antérieure à sa liaison avec la mère ; il ne le pouvait plus, parce que la dénonciation de Montfleury était venue après son mariage, et qu’un des effets de ce mariage avait été de faire disparaître Françoise, comme si elle n’eût jamais existé. Molière n’aurait point gardé le silence, s’il eût pu parler ; et, s’il eût parlé, sa justification aurait eu la même publicité que l’accusation, et l’aurait entièrement effacée. Loin de là : malgré l’acte de mariage qui faisait de Françoise une Armande, et d’une fille de Madeleine Béjart une sœur de cette comédienne, tout le monde demeura convaincu que la femme de Molière était la fille de son ancienne maîtresse ; et Grimarest, qui écrivit la vie de Molière presque sous la dictée de Baron, son élève, le rapporte comme un fait positif et incontesté. Il y a plus : le libelle intitulé la Fameuse Comédienne, dans lequel le même fait est allégué, parut douze ans avant la mort de la veuve Molière ; et celle-ci, qui ne put manquer d’en avoir connaissance, fit comme son premier mari ; elle n’entreprit point une réfutation qui était impossible. Qu’oppose-t-on à cette tradition constante, universelle, fortifiée par le silence de Molière et de sa femme ? Un acte clandestin, qui était resté inconnu jusqu’à nous, parce que ceux qu’il concernait avaient eu intérêt à le cacher ; un acte fait avec dispense de deux bans, qui présente Molière et sa femme {p. CXVI} fiancés et mariés tout à la fois, où la signature du curé n’est pas même apposée, et où l’énumération des témoins est terminée par ces mois, et d’autres, lesquels semblent indiquer des personnes qui n’ont pas voulu que leur présence fût constatée. Madame Molière était si peu familiarisée avec les nouveaux noms qui lui avaient été imposés par son acte de mariage, que, dans tous les actes qui suivirent, il lui arriva, soit d’omettre un ou deux de ces noms, soit d’en intervertir l’ordre. Si elle était la sœur et non la fille de Madeleine Béjart, leur prétendue mère commune, Marie Hervé, l’aurait donc mise au monde sept ans après que Madeleine était accouchée de Françoise, et, par conséquent, à l’âge de quarante-cinq ans au moins : cas rigoureusement possible, mais extrêmement rare. Si madame Molière était la sœur de Madeleine Béjart, pourquoi celle-ci, comédienne elle-même, se serait-elle opposée à ce qu’elle entrât au théâtre ? et, en la tenant éloignée de cette carrière, où tout semblait l’appeler, n’a-t-elle pas prouvé qu’elle la réservait, comme fille du comte de Modène, pour un état plus honorable et plus avantageux ? Pourquoi M. Beffara, aux recherches de qui n’a pu échapper l’acte le moins important de l’état civil des Poquelin et même des Béjart, n’a-t-il pas pu découvrir F extrait mortuaire de Françoise et l’extrait baptistaire d’Armande ? Enfin, l’hypothèse d’une suppression d’état et de la métamorphose de Françoise, fille naturelle de Modène, en Armande Béjart, est d’accord avec la tradition particulière qui s’est perpétuée dans la famille de Modène encore {p. CXVII} subsistante ; et, de plus, elle se concilie parfaitement avec la tradition publique qui remonte jusqu’au temps même où vivait Molière ; tandis que le système fondé sur les actes récemment découverts contrarie cette double tradition dans tous ses points.
Les adversaires de M. de Fortia ont à faire et font, en effet, moins d’efforts pour soutenir leur cause. Ils pourraient rester retranchés derrière des actes dont il ne nie point la validité, et dont il ne fait qu’attaquer la sincérité par des traditions qui peuvent être fausses et des suppositions qui peuvent être gratuites. Ils n’abusent cependant pas de l’avantage de leur position, et ils consentent à descendre avec leur antagoniste dans le champ de la discussion.
Voici comme, à leur tour, ils argumentent. La tradition est souvent mensongère ; elle l’a été beaucoup à 1’égard de Molière en particulier, témoin les circonstances de sa naissance inexactement rapportées jusqu’ici, de l’aveu même de M. de Fortia. Si l’on ne voit pas que Molière ni sa femme aient démenti le bruit nuisible à tous deux, qui donnait à l’une pour mère l’ancienne maîtresse de l’autre, et allait même jusqu’à donner à celui-ci sa propre fille pour épouse, on n’en doit pas conclure ou qu’ils ne l’ont pas fait, ou qu’ils fussent absolument obligés de le faire. Ils peuvent avoir dédaigné de répondre à une imputation méprisée qu’ils avaient toujours le moyen de confondre ; ils peuvent aussi l’avoir réfutée, sans que le fait ait été enregistré dans les écrits du temps, ou que la mention en soit parvenue jusqu’à {p. CXVIII} nous. En tout cas, leur silence ou celui de la chronique contemporaine n’est qu’un de ces arguments négatifs qui ne peuvent avoir force de preuve, et ne sont tout au plus regardés que comme des présomptions. Si M. Beffara, qui a découvert tant d’actes, n’a pas découvert ceux qui trancheraient toute la difficulté, savoir, l’acte de décès de Françoise et l’acte de naissance d’Armande, il n’est pas juste d’en inférer, que ceux-ci n’existent pas, et que ceux qui existent sont des faux. Il est possible que Françoise soit décédée hors de Paris, et il est présumable qu’Armande est née en province : or, les recherches de M. Beffara se sont bornées à la capitale, et n’en ont même exploré que quelques quartiers. Au reste, l’absence des deux actes en question n’est encore qu’une preuve négative, c’est-à-dire une de ces preuves qui ne prouvent rien. La prétendue clandestinité de l’acte de mariage est une allégation qu’aucun indice même n’appuie. Quelque chose d’irrégulier ou d’inusité dans la rédaction d’un acte n’est pas un signe que le contrat ait été fait en cachette ; et, s’il était vrai, d’ailleurs, que Molière et sa femme eussent été mariés un peu mystérieusement, comme ils l’ont été d’une manière, pour ainsi dire, expéditive et abrégée, on sent que l’Église aurait pu avoir ses raisons pour en agir ainsi à l’égard d’un comédien déjà fameux, que son état retranchait de la communion. Les omissions ou transpositions de noms de baptême, commises par madame Molière, sont des erreurs, des inadvertances communes même aujourd’hui, que les officiers civils et judiciaires mettent le plus grand {p. CXIX} soin à les prévenir ; et chaque jour encore on fait des actes de notoriété pour les réparer. Quant aux exemples de femmes qui accouchent à l’âge de quarante-cinq ans, ils ne sont pas aussi rares qu’on le prétend, et il ne faut pas aller loin pour en trouver un : la famille même de Molière nous offre celui de la femme d’un Robert Poquelin, qui, ayant eu vingt enfants en vingt-six ans, ne pouvait pas être âgée de moins de quarante-cinq ans, lorsqu’elle mit au monde le dernier. Mais voici la dernière et la plus forte objection contre le système de M. de Fortia, celle qui aurait pu dispenser de toutes les autres. Françoise n’avait aucun droit à l’héritage de M. de Modène, puisqu’elle était née d’un commerce illégitime, et qu’à l’époque de sa naissance, son père était engagé dans les liens du mariage. La crainte qu’elle ne vînt un jour troubler les héritiers Modène dans l’exercice de leurs droits était donc chimérique, et toute précaution à cet égard entièrement superflue. Est-il probable que, pour prévenir un danger qui n’existait pas, et dissiper des inquiétudes qui ne pouvaient raisonnablement exister, on ait imaginé de fabriquer un faux matériel, ayant pour objet une suppression d’état ; un faux qui aurait eu pour auteurs ou complices sept personnes, en comptant le prêtre, rédacteur de l’acte ; un faux qu’il aurait fallu répéter chaque fois que madame Molière aurait contracté comme épouse ou comme mère ; un faux qui n’aurait pas atteint son but, puisqu’il n’aurait pas réellement fait disparaître Françoise, dont l’acte de naissance subsistait toujours ; un faux, enfin, dont la découverte {p. CXX} facile aurait pu attirer des peines infamantes sur tous ceux qui y auraient participé ?
Tel est le résumé succinct, mais complet et fidèle des moyens employés de part et d’autre dans ce petit procès, qui ne laisse pas d’avoir déjà produit des écritures en assez grand nombre. Les parties, n’ayant pu se concilier, ont bien voulu me prendre pour arbitre, et promettre d’adhérer à ma décision. Je n’ai point accepté l’honneur qu’elles me conféraient. Le rôle plus modeste de rapporteur me convenait beaucoup mieux : je l’ai rempli ; et, si maintenant je me déclare en faveur de l’une de ces deux opinions, ce n’est pas un jugement que j’entends prononcer, c’est simplement un avis que je crois pouvoir émettre.
Je ne puis, je l’avoue, m’empêcher d’être frappé de cette tradition constante, universelle, qui fait de la femme de Molière la fille du comte de Modène et de Madeleine Béjart. Mon étonnement est grand de ce que le fait contraire, dont la preuve existait au milieu de nous, quoique cachée à tous les yeux, n’a été articulé ni soupçonné par personne, et de ce qu’on n’en découvre pas le plus léger vestige dans ces écrits contemporains de Molière, où plusieurs détails de sa vie privée sont mis au grand jour.
Mais, d’un autre côté, si, pour croire à la réalité d’une action coupable, on veut apercevoir quelque intérêt à l’avoir commise, comment imaginer qu’on ait fabriqué un faux pour détruire des droits qui n’existaient pas, et pour en assurer d’autres qui ne pouvaient être attaqués ? {p. CXXI}
Que les Modène aient été assez sots, et les Béjart assez vils, les uns pour donner, les autres pour recevoir de l’argent en paiement de cette fraude gratuitement criminelle, cela est déjà invraisemblable ; mais que Molière, qui était certainement informé de la véritable naissance de sa femme, Molière, dont la raison et la probité ne sont pas plus contestées que le génie, se soit prêté et même ait pris part à un crime dont il ne pouvait ignorer d’une part l’inutilité, de l’autre la gravité et le danger, voilà ce qui est, selon moi, tout-à-fait impossible. Lorsque le doute est permis, je ne puis pas ne pas me décider pour l’opinion qui est la plus favorable à Molière.
Faut-il que je m’excuse d’avoir interrompu, par cette longue discussion, le récit de la Vie de Molière ? La science des d’Hozier et des Chérin a souvent produit de nombreux volumes pour établir quelque point douteux d’une filiation qui n’intéressait que l’orgueil d’une famille. La liste de nos grands hommes est le vrai Nobiliaire de France : j’ai l’espoir que tous mes lecteurs me pardonneront d’avoir employé quelques pages à éclaircir, autant qu’il était en moi, une question de généalogie, qui semble toucher, jusque dans son honneur même, un des plus beaux génies dont se glorifie notre patrie.
Quels que fussent les vrais parents de la femme de Molière, son mariage avec elle fut pour lui une source de chagrins. L’homme qui pénétrait si avant dans le secret des faiblesses humaines, qui savait si bien démêler et vaincre l’artifice de leurs innombrables métamorphoses, pour les forcer à venir se trahir et s’accuser elles-mêmes {p. CXXII} sur la scène, cet homme, qu’on pouvait croire exempt des infirmités morales de son espèce, en avait pourtant sa part ; et le ridicule même dont il s’était le plus souvent moqué, était précisément celui dont il avait k moins su se garantir. S’il n’était pas le père de sa femme, comme on l’avait dit effrontément, il aurait du moins pu l’être53 ; et cette supériorité d’âge, la plus triste des disproportions, jointe à son état valétudinaire et à ses habitudes sérieuses, était un désavantagé que ne pouvaient racheter tout son génie et toute sa gloire auprès d’une jeune et jolie comédienne, fort encline à la coquetterie, et entourée de mille dangers qu’elle craignait trop peu pour s’en garantir beaucoup. Molière, né tendre et mélancolique, avait donné tout son cœur, et il voulait en retour un cœur tout entier. Il eut tous les tourments, il eut presque tous les ridicules d’un mari jaloux, Avait-il raison de l’être ? Qui peut le savoir ? Mais il n’importe. La jalousie, pour n’être pas fondée, en est-elle moins un mal réel ? et ne sait-on pas qu’ordinairement elle nous fait moins souffrir de ce qui est que de ce qu’elle invente ? Mari trompé ou non trompé, Molière ne pouvait manquer d’être malheureux ; et il le fût beaucoup. Il eut trois enfants de ce mariage. Le premier, qui était un fils, naquit le 19 janvier 1664 : il eut pour parrain Louis XIV, et pour marraine Henriette d’Angleterre, femme de Monsieur. Quand le roi et Madame firent cet {p. CXXIII} honneur à Molière, il y avait deux mois au plus que Montfleury avait présenté sa requête. Racine avait eu raison de dire : Montfleury n’est point écouté à la cour ; il aurait pu ajouter : et Molière y est estimé. Son second enfant fut une fille : elle naquit au mois d’août 1665, et fut tenue sur les fonts de baptême par M. de Modène et Madeleine Béjart, c’est-à-dire par ceux-là mêmes dont on prétendait que sa mère était fille. Le troisième enfant de Molière eut pour parrain Boileau de Puimorin54, frère de Despréaux, et pour marraine la fille {p. CXXIV} de Mignard55. Ce second fils, né le 15 septembre 1672, mourut moins de deux mois après sa naissance. L’époque de la mort du premier fils est ignorée : on sait seulement qu’elle est antérieure à la mort de Molière. Sa fille, le seul enfant qui lui ait survécu, était, disent les historiens du théâtre, grande, bien faite, peu jolie, mais fort spirituelle. Lassée d’attendre un parti du choix de sa mère, elle se laissa enlever par le sieur Rachel de Montalant, écuyer, qui fut quelque temps organiste de la paroisse Saint-André-des-Arcs. Madame Guérin fit quelques poursuites ; mais des amis communs accommodèrent l’affaire. M. et madame de Montalant passèrent leur vie à Argenteuil, où ils moururent sans postérité. Après la mort de cette fille, il ne resta de Molière que des collatéraux, dont les derniers, les derniers du moins qui fussent connus, vinrent prendre une place honorable à la séance de l’Académie Française, du 24 août 1769, où fut couronné l’Éloge de Molière, par Chamfort.
L’admiration contemporaine, toujours un peu suspecte d’exagération, quand elle ne l’est pas de flatterie, a décerné à Louis XIV le surnom de Grand. La postérité le {p. CXXV} lui a conservé, parce qu’il fut le roi d’un grand siècle, et qu’il s’en montra digne par son art de discerner et d’employer le mérite, de l’honorer par des égards plus glorieux que les dignités, et de le récompenser par des paroles plus précieuses que l’or. Molière avait des droits particuliers à sa bienveillance. Ce monarque, si fier au milieu de sa cour, était de l’humeur la plus douce et la plus facile envers les personnes de son service intérieur56 et, d’un autre côté, ce besoin d’amusement que rendaient plus impérieux pour lui les augustes ennuis de la représentation, lui donnait, si je puis parler ainsi, du faible pour tous ceux qui contribuaient à ses plaisirs. Molière approchait de sa personne comme un de ses domestiques, et aucun homme de son royaume ne lui faisait plus souvent goûter la douceur de rire. Aussi eut-il pour lui des bontés plus signalées et plus nombreuses que pour tous les autres grands écrivains, ornements de son règne. Il ne se contentait pas de lui donner de fréquents témoignages de sa munificence57, de vouloir que {p. CXXVI} sa troupe, honorée de son nom, fût particulièrement chargée des divertissements de sa cour58, de goûter et de louer ses ouvrages, quelquefois même de s’associer, pour ainsi dire, à l’auteur, en lui indiquant soit des sujets de pièce, soit des motifs de scène59, et de ramener à lui, par un suffrage hautement proféré, le troupeau des courtisans, qui, trompés d’abord par le silence du maître, s’étaient trop pressés de se déclarer contre un chef-d’œuvre60. Il faisait plus ; il estimait, il affectionnait Molière, et il entrait avec vivacité dans ses intérêts, jusque là qu’il s’indignait des offenses faites à sa personne, lui commandait expressément d’en tirer vengeance, et l’autorisait à se prévaloir de cet ordre aussi mortifiant pour ses ennemis qu’honorable pour lui-même61.
{p. CXXVII} Tandis que Louis XIV ne trouvait pas au-dessous de lui de donner à Molière des marques de bienveillance et de considération, de simples domestiques de ce prince rougissaient de l’avoir pour camarade, et lui prodiguaient de grossiers mépris. Un jour qu’il se présentait pour faire le lit du roi, un de ses confrères, qui devait le frire avec lui, se retira brusquement, en disant qu’il ne voulait point partager le service avec un comédien. Un autre valet de chambre, Bellocq62, s’approcha aussitôt, et dit : Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j’aie l’honneur de faire le lit du roi avec vous ?Bellocq, que ce trait recommande à la postérité plus que tous ses vers, dont elle se souvient peu, se conduisit en homme d’esprit et en fin courtisan : il rendit hommage au génie, et il fit sa cour au maître en vengeant un serviteur qu’il aimait. Quant à l’homme qui osa mépriser Molière, c’était un sot ou un fanatique, ou tous les deux ensemble ; et l’on verra tout à l’heure qu’il n’était pas seul de son espèce. Le roi, à l’oreille de qui l’aventure était parvenue, et qui avait témoigné son mécontentement de l’affront fait à Molière, prit soin, dans une autre occasion, {p. CXXVIII} de le venger lui-même d’une injure toute semblable. Ces mêmes valets-de-chambre, qui auraient cru déroger en faisant le lit du roi avec Molière, répugnaient encore davantage à manger avec lui à la table du contrôleur de la bouche. Molière, qui s’était aperçu plusieurs fois de leurs insolents dédains, avait cessé de se présenter à cette table. Le roi, l’ayant appris, lui dit un matin, à l’heure de son petit lever : On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim : moi-même je m’éveille avec un assez bon appétit. Mettez-vous à cette table, et qu’on me serve mon en cas de nuit63. Alors le roi découpe sa volaille, et, après avoir ordonné à Molière de s’asseoir, il lui sert une aile, prend l’autre pour lui-même, et dit qu’on introduise les entrées familières, c’est-à-dire les personnes les plus marquantes et les plus favorisées de la cour. Vous me voyez, leur dit le roi, occupé à faire manger Molière, que mes valets-de-chambre ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux. De ce moment, Molière n’eut plus besoin de se présenter à cette table de service : toute la cour s’empressa de lui faire des invitations64. {p. CXXIX}
Le cœur de Molière était fait pour l’amitié : lamifié lui faisait quelquefois oublier les peines de l’amour. Il était resté fidèle à ses anciens attachements, à ses liaisons de collège. Bernier, quand il n’était pas aux grandes Indes, était souvent chez lui. Hesnault le fréquentait aussi beaucoup. Chapelle surtout ne le quittait presque pas : Molière était, après le vin et la liberté, ce qu’il chérissait le plus au monde65. Ces deux hommes se ressemblaient {p. CXXX} pourtant fort peu ; ils différaient de caractère, d’humeur, de conduite et de régime. Molière, sérieux, grave, réglé dans ses actions et dans ses discours, blâmait dans Chapelle cette excessive facilité qui le livrait à tous les oisifs, à tous les indifférents que divertissait son entretien plein de saillies folles et piquantes ; il le grondait surtout de ces Orgies continuelles, où s’évaporaient et quelquefois s’éteignaient les brillantés qualités d’un esprit original. Chapelle, de son côté, plaignait Molière de sa mauvaise santé, mais plaisantait des embarras de sa profession, et se moquait des troubles de son ménage66. Chapelle, {p. CXXXI} qui avait une fois enivré Boileau pendant que le satirique lui faisait un beau sermon contre l’ivrognerie, parle d’un repas au cabaret de la Croix de Lorraine, où il a vu Molière boire assez pour, vers le soir, être en goguettes67. Molière, de même que Despréaux, pouvait quelquefois s’oublier ; mais il buvait plus de lait que de vin, tandis que Chapelle était toujours ivre.
Ce fameux souper d’Auteuil, dont un de nos poètes les plus élégants a fait, pour la scène, un petit tableau rempli de grâce et de gaieté68 est rejeté par Voltaire au nombre de ces historiettes qui ne méritent aucune créance ; mais Louis Racine, tout en reconnaissant que l’aventure est peu croyable, déclare qu’elle n’en est pas moins très véritable ; et il y a tout lieu de croire qu’il la tenait de Boileau même, qui était du souper, et {p. CXXXII} racontait souvent cette folie de sa jeunesse. Un biographe de Molière ne peut donc se dispenser de la raconter aussi ; mais il n’est pas obligé du moins d’admettre dans son récit cette foule de circonstances romanesques dont Grimarest a la manie de charger tous les siens. Molière avait loué une petite maison dans ce même village d’Auteuil69, où plus tard Boileau en possédait une70.Un jour, plusieurs de ses amis71 s’y étaient réunis pour souper. Le vin, contre l’ordinaire, leur ayant inspiré des pensées sérieuses, ils se mirent à moraliser sur les misères de la vie, et à commenter cet axiome des anciens, que le premier bonheur est de ne point naître, et le second de mourir promptement72. Quand, à force de boire, ils se furent convaincus que l’existence leur était à charge, ils formèrent la résolution d’aller sur-le-champ se jeter dans la rivière. Elle n’était pas loin ; et ils y allaient, lorsque {p. CXXXIII} Molière leur représenta qu’une si belle action ne devait pas être ensevelie dans les ténèbres de la nuit, et qu’elle méritait d’être faite en plein jour. Ils s’écrièrent tous : Il a raison ; et Chapelle ajouta : Oui, ne nous noyons que demain matin, et, en attendant, allons boire le vin qui nous reste. Il est inutile de dire que le lendemain ils se sentirent résignés à supporter le fardeau de la vie.
Il est une autre aventure où Molière et Chapelle figurent encore. Elle a pour unique autorité le périlleux témoignage de Grimarest73 mais elle n’a rien {p. CXXXIV} d’invraisemblable, et la vérité des caractères y est bien observée, puisque Chapelle y agit comme un fou, et que Molière s y conduit comme un sage. Le premier avait un vieux domestique à qui il permettait, depuis longtemps, de s’asseoir en face de lui dans son carrosse.Un jour, sortant de chez Molière à Auteuil, et chaud de vin comme à son ordinaire, il lui prend fantaisie de bannir ce valet de sa place accoutumée, et de le faire monter derrière. Godemer (c’est le nom du vieux serviteur), Godemer, qui connaît son maître, ne fait d’abord aucune attention à ce nouveau caprice. Chapelle insiste, et veut être obéi. Godemer alors se récrie ; il allègue la longue possession {p. CXXXV} et son grand âge : qu’a-t-il fait, d’ailleurs, pour mériter une telle humiliation ? et que va-t-on dire de lui s’il la subit ? Chapelle, que l’argumentation courrouce, se met à employer la force. Godemer fait résistance. Le maître et le valet se gourment, et le cocher fait d’inutiles efforts pour mettre le holà. Molière, qui, de sa fenêtre, voyait cette étrange scène, accourt, est pris pour juge, entend les parties, et, voulant concilier le droit qui était du côté du maître, avec la raison qu’avait pour lui le valet, il prononce cette sentence : Godemer, je vous condamne à monter derrière le carrosse jusqu’au bout de la prairie; et là vous demanderez fort honnêtement à votre maître la permission d’y rentrer : je suis sûr qu’il vous la donnera. Chapelle s’extasie sur la profonde sagesse de ce jugement, et fait grâce entière à son valet. Ma foi, dit-il à Molière, je vous suis obligé ; car cette affaire-là m’embarrassait : elle avait sa difficulté. Adieu, mon cher ami, tu juges mieux qu’homme de France.
Les autres amis de Molière étaient dignes de lui. Il suffit de citer leurs noms : c’étaient Boileau, La Fontaine, le célèbre physicien Rohault74, et cet abbé Lamotte-le-Vayer, dont il déplore la mort prématurée dans un {p. CXXXVI} sonnet touchant, accompagné d’une lettre plus touchante encore75.
Boileau, fléau des mauvais poètes, mais censeur utile et approbateur courageux des bons écrivains, avait pour Molière une estime profonde, dont ses vers et ses discours rendent plus d’une fois témoignage. On sait qu’il l’appelait le contemplateur c’est un éloge tout entier que ce surnom76. Louis XIV lui demandant quel était le plus rare des grands écrivains qui avaient honoré la France pendant son règne : Sire c’est Molière, répondit-il sans hésiter. Je ne le croyais pas, répliqua le roi ; mais vous vous y connaissez mieux que moi. Admirable dialogue, où Boileau, s’élevant au-dessus des idées de son siècle, devance le jugement de la postérité, et où Louis XIV soumet avec docilité son opinion à celle d’un de ses sujets qui n’était qu’un grand poète !
La Fontaine avait deviné tout le génie de Molière, lorsque, à son début, de faibles essais ne le faisaient encore présager à personne77 ; et Molière prédit l’immortalité de La Fontaine, à qui ses autres contemporains osaient {p. CXXXVII} à peine promettre quelques succès viagers. À un souper chez Molière, La Fontaine était accablé de railleries piquantes par Boileau, Racine et d’autres amis. Le bonhomme (c’est le nom qu’ils lui donnaient) essuya leurs sarcasmes avec tant de douceur, que Molière en eut pitié, et dit tout bas à son voisin, le musicien Descosteaux : Ne nous moquons pas du bonhomme ; il vivra peut-être plus que nous tous78.
Molière avait dix-huit ans de plus que Racine. Pendant quelques années, ils furent amis autant que le permettait cette différence d’âge ; et les mêmes sociétés, les mêmes repas les réunissaient souvent79. Molière, dit-on, avait donné au jeune Racine le sujet et le plan de la Thébaïde, {p. CXXXVIII} et il avait joint à ce don celui d’une bourse de cent louis.Racine fut trop peu reconnaissant. Après avoir fait représenter ses Frères ennemis et son Alexandre sur le théâtre de Molière, il autorisa les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne à jouer aussi cette dernière tragédie ; ensuite il leur donna son Andromaque ; et, afin d’en mieux assurer le succès, il enrôla pour eux mademoiselle Duparc, la meilleure actrice tragique de la troupe du Palais royal. Molière ressentit vivement ces procédés peu délicats qui blessaient son cœur et nuisaient à ses intérêts. De ce moment, sa liaison avec Racine fut rompue. On doit regretter que deux hommes de génie, dont l’un avait été le bienfaiteur de l’autre, ne soient pas restés unis ; mais du moins on n’a point à gémir des suites de leur mésintelligence, qui ne fut marquée par aucun trait perfide, par aucun éclat fâcheux. Loin de là : on les vit se rendre mutuellement justice, et se défendre réciproquement au sujet de leurs ouvrages.On vint annoncer à Racine que le Misanthrope était tombé. Rien n’est si froid, ajoutait-on ; vous pouvez m’en croire, j’y étais. Vous y étiez, reprit-il, je n’y étais pas ; cependant je n’en croirai rien, parce qu’il est impossible que Molière ait fait une mauvaise pièce.Molière assistait aux Plaideurs, que le public recevait mal. Cette comédie est excellente, s’écria-t-il ; et ceux qui s’en moquent méritent qu’on se moque d’eux.Racine eut le mérite assez rare de pardonner à Molière le mal qu’il lui avait fait, et de se montrer équitable à son égard ; mais Molière fut doublement généreux, en oubliant les torts d’un ami ingrat, et en {p. CXXXIX} soutenant, contre le jugement public, un auteur qui pouvait lui faire craindre un rival.
Corneille et Molière, entre qui existait une distance d’âge aussi grande qu’entre Molière et Racine, et dont les sociétés, ainsi que les habitudes, étaient fort différentes, ne furent jamais liés d’amitié ; mais, livrés tous deux aux travaux du théâtre, ils ne purent demeurer étrangers l’un à l’autre. Cet abbé d’Aubignac, qui indisposait le grand Condé contre les règles dramatiques, parce que, s’il les savait bien, il s’en servait encore plus mal80, accusa Corneille de jalousie envers Molière, à l’occasion du succès de l’Ecole des Femmes81. Cette {p. CXL} accusation de l’auteur de Zénobie contre l’auteur du Cid, ne laisserait aucune impression dans les esprits, si elle n’était fortifiée du témoignage d’un ami et d’un admirateur passionné de Corneille. Corneille, s’il faut en croire Segrais, sentant combien il était inférieur à Molière dans la comédie, en était jaloux, et ne pouvait s’empêcher de le témoigner82. Que Corneille ait été jaloux de Racine, comme on l’a dit aussi, bien qu’il soit pénible de le penser, il est aisé de le concevoir. Mais en quoi Molière, avec tous ses succès dans la comédie, pouvait-il foire ombrage à l’homme qui avait triomphé tant de fois sur la scène tragique ? Ce serait ici trop de modestie. Et comment l’auteur de Mélite, de la Veuve, de la Galerie du Palais, de la Suivante, de la Place royale, pouvait-il se croire, en qualité de poète comique, le rival de l’auteur du Misanthrope, de Tartuffe, de l’Avare et des Femmes savantes ? Ce serait là trop d’orgueil. Comment plutôt celui qui avait fait autrefois le Menteur, n’applaudissait-il pas aux triomphes d’un jeune auteur, à qui il avait ouvert et ensuite abandonné la carrière comique, après y avoir marqué lui-même ses pas par un chef-d’œuvre ? Quoi qu’il en soit, Corneille et Molière eurent plus d’une occasion de rapprochement et de bons procédés l’un envers l’autre. Alexandre avait peu réussi au théâtre du Palais royal. Il obtint, sur celui de l’Hôtel de Bourgogne, un grand succès, que suivit de près la chute d’Agésilas ; et les comédiens semblaient, ainsi que {p. CXLI} la fortune, délaisser le vieux poète, pour se tourner du côté de son jeune et brillant rival. Corneille, blessé de cette ingratitude, fit représenter Attila par la troupe de Molière. Plus tard, Molière, trop pressé par le temps pour achever Psyché, eut recours à Corneille, que ce partage mit à même de prouver un nouveau talent et d’acquérir une nouvelle gloire. Molière vit donc de près travailler Corneille ; et c’est pour l’avoir observé, qu’il se crut en droit de dire : Il a un lutin qui vient de temps en temps lui souffler d’excellents vers, et qui ensuite le laisse là, en disant : Voyons comme il s’en tirera quand il sera seul ; et il ne fait rien qui vaille, et le lutin s’en amuse.
Il m’en coûterait, je l’avoue, d’avoir à placer Lulli au rang des amis de Molière, Lulli, dont le caractère vil et les mœurs infâmes étaient l’objet du mépris universel83. Ils unirent plusieurs fois leurs talents pour l’amusement du roi ; mais, plusieurs fois aussi, Molière, dans ses ouvrages, semble laisser échapper quelques traits de {p. CXLII} l’humeur que lui inspirait une association plus incommode que glorieuse ; et, quand il disait, Lulli, fais-nous rire, il ne prouvait nullement qu’il eût pour lui de l’affection. Ce mot s’adressait à un bouffon, et non pas à un ami.
L’épicurisme relâché de Ninon84 et de ses amis, qui avaient été presque tous ses amants, n’était pas tout-à-fait celui de Molière. Cependant l’entretien vif et brillant de la moderne Leontium n’était ni sans charme, ni sans profit pour lui : il lui soumettait même volontiers ses ouvrages. L’abbé de Châteauneuf, le dernier amant de Ninon et le parrain de Voltaire, raconte l’anecdote suivante : « Je me rappelle, dit-il, une particularité que je tiens de Molière lui-même, qui nous la raconta peu de jours avant la première représentation du Tartuffe. On parlait du pouvoir de l’imitation. Nous lui demandâmes pourquoi le même ridicule qui nous échappe souvent dans l’original, nous frappe à coup sûr dans la copie. Il nous répondit que c’est parce que nous le voyons alors par les yeux de l’imitateur qui sont meilleurs que les nôtres : car, ajouta-t-il, le talent de l’apercevoir par soi-même n’est pas donné à tout le monde. Là-dessus il nous cita Ninon comme la personne qu’il connaissait sur qui le ridicule faisait une plus prompte impression ; et il nous apprit qu’ayant été la veille lui {p. CXLIII} lire son Tartuffe (selon sa coutume de la consulter sur tout ce qu’il faisait), elle le paya en même monnaie par le récit d’une aventure qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de cette espèce, dont elle lui fit le portrait avec des couleurs si vives et si naturelles, que, si sa pièce n’eût pas été faite, nous disait-il, il ne l’aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que le Tartuffe de Ninon85. »
En tenant l’anecdote pour vraie, convenons que Molière était trop modeste, et félicitons-nous de ce qu’il avait fait sa pièce avant d’entendre le récit de Ninon.
Malade incrédule ou plutôt désabusé86, Molière n’en avait pas moins pour ami son médecin, qui se nommait Mauvilain.Le roi, les voyant ensemble à son dîner, dit à Molière : Voilà donc votre médecin. Que vous fait-il ? — Sire, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes ; je ne les fais pas, et je guéris87. Ce n’était là {p. CXLIV} malheureusement qu’une saillie sans vérité : Molière ne guérissait pas plus que s’il eût exécuté ponctuellement les ordonnances de son docteur. C’est ce même docteur qui lui fournissait les termes de médecine dont il faisait un si plaisant usage dans ses pièces ; et, pour que tout fût singulier dans le commerce qu’ils avaient entre eux, Molière, excommunié par l’église, obtint un canonicat pour le fils dit médecin qui l’aidait à se moquer de la faculté88.
J’ai montré Molière dans son ménage, à la cour et avec ses amis. Il me reste à le faire voir au milieu de sa troupe. Cette troupe était sa famille ; il en était le père plus encore que le chef. Il l’avait formée lui-même dans les premières années de sa vie théâtrale ; et presque tous ceux qui la composaient restèrent avec lui jusqu’à sa mort. C’est en partie pour eux qu’il avait refusé le poste que le prince de Conti lui offrait auprès de lui ; c’est pour eux qu’il continua jusqu’à la fin l’exercice d’une profession que sa santé et d’autres considérations lui conseillaient d’abandonner89 ; c’est pour eux enfin, c’est {p. CXLV} pour ne point leur faire tort de quelque argent, qu’il voulut paraître sur le théâtre le jour où il en descendit pour n’y plus remonter : on peut donc dire qu’il vécut {p. CXLVI} et mourut victime de l’intérêt tout paternel qu’il leur portait.
Quelles leçons, quels exemples ne recevaient-ils pas, pour leur art, d’un homme qui, au génie du poète comique, unissait, dans un degré presque égal, le talent du comédien90 ? A quel point de perfection presque idéale ne devait pas s’élever la représentation d’une pièce de Molière, où, faisant lui-même le principal personnage, il était secondé par des acteurs qu’il avait longuement pénétrés de l’esprit de leur rôle ; et qu’il animait de sa présence sur le théâtre91 ? Quelle justesse dans les {p. CXLVII} détails, quelle harmonie dans l’ensemble ne devaient pas résulter de ce concours unique de circonstances92 ? Tous les contemporains de Molière en furent frappés, et je n’aurais que l’embarras du choix parmi les témoignages de leur enthousiasme. De Visé, parlant de l’École des Femmes, dit : « Jamais comédie ne fut si bien représentée, ni avec tant d’art : chaque acteur sait combien il y doit faire de pas, et toutes ses œillades sont comptées93 »
Segrais dit quelque part : « On a vu par son moyen ce qui ne s’était pas encore vu, et ce qui ne se verra jamais ; c’est une troupe accomplie de comédiens formée de sa main, qui ne peut pas avoir de pareille : c’est une des particularités remarquables du siècle d’où {p. CXLVIII} nous allons sortir94. »
Molière, comme s’il se fût douté que la postérité serait curieuse de savoir de quelle manière ils instruisent et dirigeait sa troupe, nous fait assister, dans l’Impromptu de Versailles, à une répétition où elle figure presque en entier. Nous le voyons dessiner chaque caractère, indiquer les traits propres à chaque ridicule, donner des instructions précises à ceux qui en ont besoin, et abandonner à eux-mêmes ceux qu’un heureux instinct guide plus sûrement que toutes les leçons de l’art95 ; nous le voyons recommander à tous le naturel, qualité qui devroit être commune, mais qui est la plus rare de toutes, parce que la sotte vanité, le faux jugement et le mauvais goût conspirent à l’envi pour la détruire.
De tous les acteurs de sa troupe, celui que Molière chérit le plus et à qui il donna le plus de soins, ce fut Baron96. Il faisait, à douze ans, la fortune d’une troupe enfantine qui courait les foires de Paris et de la {p. CXLIX} province. S’il eût continué ce genre de vie, sa jeunesse se serait flétrie dans les habitudes d’un obscur libertinage, et ses heureuses dispositions auraient péri dans le germe sur d’ignobles tréteaux peu propres à les développer. Pour l’arracher à ce double danger, Molière eut recours à l’autorité du roi : Baron lui fut accordé par lettres de cachet. Ce fut une précieuse acquisition pour son théâtre ; mais ce fut aussi un nouveau sujet de trouble dans son ménage, qui n’avait pas besoin de ce surcroît. Madame Molière devint jalouse des bontés de son mari pour le jeune Baron, et elle s’emporta même un jour jusqu’à lui donner un soufflet.La nature et Molière, ces deux maîtres dont les leçons étaient dans un si parfait accord, firent de Baron le premier comédien de son siècle. Molière ne se bornait pas à cultiver son talent ; il travaillait aussi à former son esprit et son cœur. Il profitait des moindres événements pour lui en faire démêler les causes et tirer les conséquences ; il s’appliquait surtout à lui inspirer des sentiments nobles et généreux.Un pauvre comédien, nommé Mondorge, qui avait été son camarade en province, vint un jour chez lui pour solliciter quelque secours. Comme, dans son piteux accoutrement, il n’osait se présenter lui-même, Baron se chargea de sa supplique. Il est vrai, dit Molière, que nous avons joué la comédie ensemble : c’est un fort honnête homme, et je suis fâché que ses petites affaires soient en si mauvais état. Que croyez-vous que je doive lui donner ? Quatre pistoles, répondit en hésitant Baron. Je vais lui donner quatre pistoles pour moi, répliqua Molière ; en voilà vingt que {p. CL}vous lui donnerez pour vous. Il se fait présenter Mondorge, l’accueille affectueusement, et joint au don de l’argent celui d’un magnifique habit de théâtre, dont il prétend n’avoir plus besoin.
Rien ne pourrait être plus intéressant que de connaître avec vérité, avec précision, avec détail, la manière d’être dans le monde et les habitudes privées, d’un homme tel que Molière. Mais il ne nous a été transmis qu’un petit nombre de renseignements vagues, peu caractéristiques, et, ce qui est pis encore, suspects d’exagération ou d’infidélité. Je vais essayer de rassembler le peu de traits dignes de confiance qui se trouvent épars dans les divers écrits du temps, et d’en former une esquisse qui, si elle n’offre pas la ressemblance achevée du modèle, ne présente du moins rien qui s’en écarte.
Molière n’avait pas, il s’en faut, cette gaieté de tempérament qui brille sur le visage, et éclate dans les discours de celui dont elle est l’heureux partage. L’observation, quel qu’en soit l’objet, est toujours sérieuse, quand elle est profonde ; et elle peut devenir triste, quand c’est à l’homme ou à la société qu’elle s’applique. Celui qui fit tant rire, ne riait que fort rarement et d’un rire plus que modéré. De même, il réfléchissait trop pour parler beaucoup97 ; et son esprit était trop grave pour {p. CLI} s’évaporer en saillies98. Il semble s’être peint lui-même dans ce personnage de Damon, qui, invité à souper comme bel-esprit, trompe par son silence une demi-douzaine de personnes qui attendaient de lui force bons mots et impromptus, et croyaient qu’il ne devait demander à boire qu’avec une pointe99. On a dit une semblable chose de La Fontaine. Le trait, en effet, leur convient à tous deux ; mais leur taciturnité n’avait ni le même caractère, ni le même principe. La Fontaine, rêveur, préoccupé, distrait, habitait, en esprit, le monde créé par son imagination : il songeait toujours à ses fables, à moins qu’il ne lui arrivât de ne songer à rien. Molière, dans la société, était sur le terrain même de ses études : quand sa langue était muette, son œil n’en était que plus occupé, et son oreille plus attentive. Un de ses {p. CLII} contemporains nous le montre écoutant les discours de toutes les personnes que le hasard lui fait rencontrer. « Il semblait, dit-il, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardait jusques au fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disaient pas. »
Il le représente aussi toujours muni de tablettes sur lesquelles il notait à la dérobée les paroles, les gestes même qui peignaient, qui trahissaient un vice, une passion ou un ridicule100. Un autre assure que ces tablettes lui servaient aussi à recueillir les traits sans nombre que les gens de qualité venaient à l’envi lui fournir contre leurs pareils, et quelquefois contre eux-mêmes101.Molière, à l’entendre, n’aurait guère travaillé que d’après leurs mémoires. C’est le propos d’un ennemi. Molière avait-il si fort besoin qu’on lui indiquât des ridicules ? Il savait assez bien les apercevoir lui-même, et il les voyait mieux sans doute par ses propres yeux que par ceux d’autrui. Si je ne me trompe, il y avait plus d’importunité pour lui que d’utilité dans ces révélations qu’on dit avoir été si fréquentes, et il faisait peut-être moins son profit des ridicules qui lui étaient dénoncés par ces officieux courtisans, que de ceux qu’ils venaient étaler eux-mêmes à cette occasion.
Molière apercevait, d’un coup d’œil prompt, sûr et {p. CLIII} pénétrant, le principe secret des mouvements de l’homme les plus indéterminés et en apparence les plus, indifférents. Le naturel que cachent les voiles redoublés de la dissimulation, ou que déguisent les dehors uniformes de la politesse, n’avait pas pour lui plus de mystères que celui qui se manifeste dans le naïf abandon de la candeur, ou qui se montre à nu dans l’ingénuité cynique de la grossièreté. Nul genre d’action, nulle classe d’hommes n’échappait à ses regards ou ne lui en paraissait indigne. Tout, enfin, était pour lui fertile en observations morales, et de tout il tirait des résultats philosophiques.Un jour, il fait l’aumône à un pauvre. Un instant après, ce pauvre court après lui, et lui dit : Monsieur, vous n’aviez peut-être pas dessein de me donner un louis d’or ; je viens vous le rendre. Tiens, mon ami, lui dit Molière, en voilà un autre ; et il s’écrie : Où la vertu va-t-elle se nicher ?Cette exclamation fameuse n’est pas celle d’un riche insolemment surpris de rencontrer quelque délicatesse sous les haillons de la misère ; c’est celle d’un philosophe humain qui sent profondément combien la probité, devoir facile pour l’homme opulent, quand elle ne lui commande pas de trop grands sacrifices, est une vertu pénible et méritoire dans l’homme indigent, qui toujours lui immole ses propres besoins et ceux de sa famille.
Observateur exact et peintre fidèle de la nature, Molière aimait à éprouver l’effet de ses tableaux sur ceux en qui l’âge ou l’éducation n’avait point altéré la vivacité et la justesse des impressions.Quand il lisait une pièce {p. CLIV} aux comédiens, il voulait qu’ils y amenassent leurs enfants : des mouvements libres et ingénus de ces petits auditeurs, il recevait des avertissements plus sûrs que tous les conseils de l’expérience et de la maturité. De même, il lisait quelquefois ses comédies à une vieille servante qu’il avait, nommée La Forêt, et il disait à Boileau, en la lui montrant, que, lorsque des endroits de plaisanterie ne l’avaient point frappée, il les corrigeait, parce qu’il avait plusieurs fois éprouvé sur son théâtre que ces endroits n’y réussissaient point. C’est Boileau lui-même qui nous le redit en ces termes102 ; et un commentateur de ce poète103 ajoute que Molière, un jour, ayant lu à cette servante, pour éprouver son goût, quelques scènes d’une pièce qu’il disait être de lui, mais qui était du comédien Brécourt, elle ne prit point le change, et soutint que son maître n’avait pas fait cette pièce.
Excellent maître, Molière était pourtant, à ce qu’on assure, un maître fort difficile104. Il voulait que ses {p. CLV} domestiques sussent interpréter son geste et comprendre son silence même. Il exigeait qu’autour de lui tout offrît l’apparence de l’ordre le plus exact et le plus minutieux ; et la bonne La Foret elle-même n’était pas à l’abri des marques de son impatience, quand quelque meuble, quelque livre, quelque papier ne se trouvait pas à sa place.
En tout, ses habitudes se sentaient d’un certain goût pour la magnificence, l’apparat et la représentation. Ayant un revenu annuel de près de trente mille francs, somme considérable pour le temps105, il usait libéralement de son bien. Recherché par beaucoup d’hommes de naissance ou de fortune, tous les repas qu’il recevait d’eux, il tenait à les leur rendre. Il faisait accepter d’assez fortes sommes d’argent aux jeunes auteurs que la nature avait mieux traités que la fortune : Racine en est un exemple. Fort charitable envers les pauvres, il ne leur faisait pas des aumônes ordinaires ; et il n’est pas sûr qu’il se fût trompé en donnant un louis d’or à ce mendiant qui vint le lui rendre.
Il avait aussi du goût pour le commandement, et sa gravité habituelle l’y rendait propre. Les soucis, les dégoûts attachés aux fonctions de chef d’une troupe de {p. CLVI} comédiens, semblaient être compensés pour lui par le plaisir d’avoir dans sa dépendance et de gouverner à son gré un certain nombre de personnes. Il aimait encore à paraître et à parler en public, non-seulement comme acteur, mais encore comme orateur de sa troupe. On a été jusqu’à dire qu’il n’en laissait pas échapper le moindre sujet, et que la mort d’un simple gagiste était pour lui une suffisante occasion de harangue. On conçoit qu’il se plût à ce genre d’exercice, car il y réussissait fort. Boileau, voulant vanter un discours de Baron, dit : « Il est dans le goût des compliments de Molière, c’est-à-dire que la satire y est adroitement mêlée à la flatterie, afin que l’une fasse passer l’autre
106 »
Six ans avant sa mort, la faiblesse toujours croissante de sa poitrine le contraignit, à son grand regret, de se faire remplacer dans cet emploi d’orateur par le comédien La Grange107.
L’âme de Molière semblait être au niveau de son génie : il n’y en eut pas une plus droite, une plus élevée, une plus généreuse. La contemplation habituelle des {p. CLVII} vices et des travers de l’humanité ne lui avait fait ni haïr ni mépriser les hommes : il croyait à leurs vertus, voyait avec indulgence leurs faiblesses, avec joie leur bonheur, avec compassion leur misère. Ses manières répondaient à la noblesse de son âme et à la supériorité de son esprit. « Civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges, savant sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir, il possédait toutes les qualités qui font l’honnête homme108. »
Ce témoignage d’un contemporain est confirmé par tous les autres. Ses mœurs, sans avoir été entièrement irréprochables, furent celles d’un homme de bien, qu’une complexion amoureuse et une grande tendresse de cœur peuvent avoir engagé dans quelques liaisons répréhensibles, mais qui ne tarde pas à se les reprocher, forme le vœu de s’en affranchir, et ne différerait pas tant à les rompre, s’il devait seul souffrir de ce sacrifice.
Le satirique Guy Patin fait plus qu’élever des doutes sur les sentiments religieux de Molière : c’est un genre d’imputation auquel il fut exposé lui-même, injustement peut-être, et qu’en tout cas il aurait dû épargner aux autres. Parlant d’Hesnault, l’auteur du sonnet de l’Avorton, « Il voit souvent, dit-il, deux hommes qui ne sont pas plus chargés d’articles de foi que lui, savoir Chapelle et Molière. »
Cependant nous le verrons, à l’article {p. CLVIII} de la mort, demander avec instance les secours de la religion, et nous apprenons, par la requête de sa femme, au sujet de sa Sépulture, qu’aux Pâques qui précédèrent sa mort, il avait reçu la communion d’un prêtre qui est nommé et comme appelé en témoignage du fait. Il doit nous être doux de penser que celui qui mit dans la bouche de Cléante un si admirable portrait de la véritable piété, n’eut pas le malheur de repousser les vérités qu’elle enseigne à croire. Espérons du moins que le créateur de tous les êtres ne fut point méconnu par l’homme de génie, homme de bien, qui fut un de ses plus beaux ouvrages.
Le portrait de la personne de Molière nous a été tracé dans les termes suivans par la femme du grand comédien Poisson, bonne comédienne elle-même, qui l’avait connu dans sa jeunesse, et avait joué d’original dans une de ses pièces109. « Il n’était ni trop gras ni trop maigre. Il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle. Il marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts ; et les divers mouvements qu’il leur donnait, lui rendaient la physionomie extrêmement comique. »
Il faut ajouter à ces détails, qu’une espèce de hoquet, qu’il avait contracté en voulant modérer l’excessive volubilité de sa voix, rendait son jeu dans lac omédie plus plaisant, mais aussi le rendait ridicule dans la tragédie, que {p. CLIX} malheureusement il aimait à jouer. Cette prédilection pour le genre où il réussissait le moins, fut cause que Mignard, son ami, le peignit plus d’une fois sous l’habit romain, dans les rôles de César ou d’Auguste110.
Il avait été de bonne heure incommodé d’une fluxion sur la poitrine avec, crachement de sang. Une vie douce et régulière, un exercice modéré de l’esprit, et surtout une grande tranquillité d’âme, auraient pu arrêter le mal dans sa naissance, ou du moins en rendre les progrès beaucoup moins rapides. Mais était-il en son pouvoir de ralentir l’activité de son génie, de tempérer son ardeur pour la gloire, et de calmer cette autre passion qui fit le tourment d’une vie dont elle aurait pu faire les délices ? Il consentit bien à ne vivre que de lait et à s’abstenir des sociétés que formait l’amour du vin et de la bonne chère ; mais ce n’étaient pas là les plus utiles privations qu’il pût s’imposer. Il continuait de composer, ne voulait point renoncer à jouer la comédie, et se montrait toujours plus épris des agréments de sa femme, quoiqu’il souffrit chaque jour davantage de son indifférence et de sa légèreté. Dix mois avant sa mort, il s’était rapproché d’elle ; et, pour que tout leur fût commun, même le service de la table, il avait discontinué l’usage du lait et repris celui de la viande. Ce changement de régime, {p. CLX} et plus encore peut-être le rapprochement qui l’avait causé, lui devinrent funestes : l’irritation de sa poitrine était au comble.Dans ce misérable état, il eut la visite de Boileau ; et, comme si le sentiment de sa fin prochaine lui eût rendu la présence de ses amis plus chère, il le reçut plus affectueusement que de coutume. Boileau, touché de sa situation et encouragé par son accueil, le pressa vivement de renoncer à l’action théâtrale111. Ah ! que me dites-vous là ? s’écria-t-il ; il y a un honneur pour moi à ne point quitter.« Plaisant point d’honneur, dit en soi-même le satirique, de se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle, et de dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie ! »
Boileau, en ce moment, ne comprit pas Molière. Ce point d’honneur dont il voulait parler, était le dévouement tout paternel qui lui commandait d’achever la ruine de sa santé, et d’avancer le terme de ses jours pour soutenir jusqu’au bout des comédiens et des gagistes. Il prouva trop bien qu’il l’entendait ainsi.Le jour {p. CLXI} de la quatrième représentation du Malade imaginaire, il souffrait de la poitrine plus qu’à l’ordinaire. On voulut lui persuader de ne pas jouer : c’était lui proposer de faire relâche ce jour-là. Eh ! que feront, dit-il, tant de pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. Tout ce qu’il demanda, ce fut que le spectacle commençât à quatre heures précises. Il joua ; et, dans le divertissement de la pièce, au moment où il prononçait le mot Juro, il lui prit une convulsion qu’il essaya vainement de cacher sous un ris forcé. On, le transporta chez lui112. Il demanda plusieurs fois les sacrements. Deux prêtres ayant successivement refusé de venir, son beau-frère alla lui-même en chercher un troisième. Quand il arriva, il n’était plus temps ; Molière venait d’expirer. Deux de ces religieuses qui venaient quêter à Paris pendant le carême, étaient alors dans sa maison, où il leur donnait un asile113. Ces charitables filles lui avaient donné de {p. CLXII} leur mieux les secours de l’âme et du corps ; et c’est entre leurs bras qu’il était mort, étouffé par le sang qui sortait à grands flots de sa bouche. Ce fut le vendredi 17 février 1673, à dix heures du soir, une heure au plus après avoir quitté le théâtre, qu’il rendit le dernier soupir, âgé seulement de cinquante-un ans, un mois et deux ou trois jours114.
Comme il était mort sans avoir pu se réconcilier avec l’Église, le curé de Saint-Eustache, sa paroisse, lui refusa la sépulture ecclésiastique.Quoi ! s’écriait sa veuve, on lui refuse ici la sépulture ! En Grèce, on lui eût élevé des autels. Elle adressa, le 20 février, une requête à {p. CLXIII} l’archevêque de Paris115, qui d’abord ne jugea point à {p. CLXIV} propos d’y faire droit116. Elle alla sur-le-champ à Versailles se jeter aux pieds du roi, accompagnée du curé {p. CLXV} d’Auteuil, qui devait rendre témoignage des bonnes mœurs du défunt. Elle eut l’imprudence de dire au roi que, si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté elle-même ; et le curé, plus occupé de ses propres intérêts que de l’objet de sa démarche, crut devoir profiter de l’occasion pour se justifier d’une accusation de jansénisme dont il croyait qu’on l’avait chargé auprès du roi. Ce contre-temps acheva de tout gâter117. Le roi les congédia assez brusquement l’un et l’autre, et renvoya la veuve à l’archevêque de Paris ; mais en même temps il écrivit au prélat pour qu’il eût à faire cesser ce pieux scandale118, et Molière fut enterré au cimetière Saint-Joseph. Le jour de ses obsèques (21 février), le peuple se rassembla en tumulte devant sa maison. Sa veuve, effrayée, jeta de l’argent par les fenêtres ; et cette multitude, qui était peut-être venue pour {p. CLXVI} insulter son cadavre, se retira paisiblement en faisant des prières pour son âme119. Les pieux empressements de l’amitié suppléèrent aux pompes religieuses ; Deux cents personnes, ayant chacune un flambeau à la main, suivirent le corps, que deux prêtres seulement conduisaient de nuit et en silence, selon les ordres de l’archevêque. Les libelles calomnieux avaient poursuivi Molière pendant sa vie : les épitaphes louangeuses furent entassées sur sa tombe120L’auteur d’une de ces pièces, et des plus mauvaises, eut la malencontreuse idée d’aller l’offrir au grand Condé121. Plût à Dieu, lui dit un peu durement le héros, {p. CLXVII}que celui dont tu me présentes l’épitaphe, fût en état de me présenter la tienne !
La douleur un peu fastueuse, un peu théâtrale de madame Molière, fut-elle une douleur sincère ? il est permis d’en douter. En tout cas, elle ne fut pas durable, ou celle qui le prouvait sut bien la maîtriser ; car elle joua, dit-on, la comédie treize jours après la mort de son mari122. Après quatre ans de veuvage, elle se remaria à un obscur comédien, nommé Guérin d’Estriché. Madame Molière, tant qu’elle fut honorée de ce nom, dont elle était assez peu digne, a dû trouver place en mon récit ; mais je n’ai rien à dire de madame Guérin : le reste de sa vie n’a droit qu’à mon silence123 {p. CLXVIII}.
La troupe de Molière avait tout perdu. Ses regrets égalèrent sa perte. Le théâtre fut fermé pendant une semaine entière124. Avant la rentrée de Pâques, quatre des principaux sujets de cette troupe s’engagèrent dans celle de l’Hôtel de Bourgogne, et Lulli se fit accorder la {p. CLXIX} salle du Palais royal, pour y faire représenter ses opéras. Privés de leur chef, de leur théâtre et de leurs meilleurs acteurs, les comédiens du roi proposèrent à ceux de l’Hôtel de. Bourgogne de se réunir à eux, et ils furent durement refusés. Ils achetèrent alors le théâtre de la rue Mazarine, que le marquis de Sourdéac avait fait construire, pour y faire jouer des pièces en musique et à machines. Sur ces entrefaites, le roi déclara qu’il voulait qu’il n’y eût plus à Paris que deux troupes de comédiens français, l’une au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, et l’autre au théâtre de la rue Mazarine. En conséquence, une troupe fut formée de l’élite de la troupe du Marais et des débris de celle de Molière. Sept ans après, le roi, jugeant qu’une seule troupe suffirait pour le service de la ville et de la cour, ordonna que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et ceux du théâtre de la rue Mazarine se réunissent dans ce dernier local ; et cette réunion constitua la Comédie française que nous voyons encore subsister aujourd’hui125.