Tome CXIX, numéro 445, 1er janvier 1917 §
Échos.
Mystification poétique §
Le mois dernier le poète Olindo Guerrini mourait à Bologne.
Guerrini était moins connu, en Italie, par son œuvre poétique que grâce à une supercherie qui lui valut, pendant un temps, la notoriété.
Jeune poète, il publiait des vers qui avaient le sort de beaucoup de vers : ils n’étaient point lus. Guerrini plein de rancune résolut de se venger de ses contemporains en les mystifiant.
Il imagina de faire un choix parmi les plus beaux poèmes de Henri Heine et d’Alfred de Musset, qu’il tritura, amalgama et publia sous le pseudonyme de Lorenzo Stecchetti. Lui-même écrivit, sous sa propre signature, une préface, sorte de biographie émue sur Lorenzo Stecchetti qu’il dépeignit sous les traits d’un jeune poète mort poitrinaire à la fleur de l’âge.
Le public fit le meilleur accueil à l’œuvre posthume de Lorenzo Stecchetti et les critiques déplorèrent abondamment sa fin prématurée.
Guerrini dévoila alors sa supercherie et elle lui fut pardonnée.
Olindo Guerrini était un fervent adepte du culte bachique. Dans son testament rimé en forme de sonnet, il n’a pas oublié le vin qui lui a donné tant de plaisir :
« Qu’on n’orne point ma tombe, dit-il, de buis et de cyprès, car peu m’importe qu’elle soit belle, je désire qu’elle soit utile à autrui. Les fleurs ne réveillent pas à la vie l’âme du défunt qu’elles recouvrent ; plantez une vigne sur mon tombeau. Ses grappes célestes, foulées dans le pressoir, donneront un doux nectar étincelant comme le rubis et, mort, j’aurai la consolation de rendre service aux vivants en restituant au monde quelques coupes de ce vin qui a réjoui ma vie. »
Tome CXIX, numéro 446, 16 janvier 1917 §
Science sociale.
Memento [extrait] §
Julien Luchaire : les Démocraties italiennes, Flammarion, 3 fr. 50. L'auteur, spécialement compétent en cette histoire, étudie surtout l’organisation du consentement ou du demi-consentement dans les communes italiennes, organisation qui n’a pas été poussée assez à bout et qui a fait que les républiques italiennes se sont toutes transformées en absolutismes individuels, comme à Florence et Milan, ou collectifs comme à Gênes et Venise.
Échos §
Passe-temps §
Une revue italienne, Minerva, constate l’abus des adjectifs dans la littérature contemporaine qui contraste avec la sobriété des grands poètes tels que Virgile et Dante par exemple.
Quelqu’un, à ce sujet, s’est préoccupé de faire une statistique des substantifs et des adjectifs employés par Virgile, Dante et Leopardi : voici ce qu’il a établi :
Le deuxième chant de l’Énéide, qui compte 804 vers — la chute de Troie, — contient 1 637 substantifs et 589 adjectifs.
Leopardi employait un adjectif tous les deux substantifs et Dante, dans la proportion de 1 à 3.
Sur 6 215 adjectifs de la Divine Comédie, 17 seulement sont au superlatif.
Olindo Guerrini §
Nous avons parlé récemment du poète italien Olindo Guerrini, qui mourut le mois dernier, dans un âge avancé et qui connut quelque célébrité grâce à la supercherie littéraire que nous avons contée.
Son histoire tient en quatre paroles (en italien), qui se peuvent traduire en
français par : « Il est mort à trente ans. »
C’est dans ces termes que
Olindo Guerrini présenta au public Lorenzo Stecchetti, poète et auteur de Postuma, en 1876.
Le livre du pauvre phtisique obtint un succès énorme, inattendu. Toute la jeunesse s’enthousiasma pour lui : les jeunes hommes parce qu’ils trouvaient dans ces vers une communauté de sentiments, les jeunes filles, parce que le livre était interdit. Tous déclamaient les vers de Lorenzo Stecchetti.
Lorsqu’on apprit que le vrai auteur de Postuma n’était point mort, qu’il se portait fort bien, qu’il atteignait l’âge de la maturité et qu’il s’appelait Olindo Guerrini, il y eut une grande déception parmi les admirateurs de Postuma. Cependant on pardonna à Guerrini.
Mais pour le public et peut-être aussi pour les lettres, Stecchetti, malgré sa métamorphose, était bien mort, mort comme poète. Guerrini, dans la suite, eut beau faire, aucun des livres de Guerrini-Stecchetti ne connut le succès de Postuma.
Tome CXIX, numéro 447, 1er février 1917 §
Musique.
Opéra National. — Guillaume Tell
de Rossini §
J’ai relu récemment un volume intitulé Petits Mémoires de l’Opéra par Charles de Boigne. La lecture en est assez fatigante, et même un peu agaçante à la longue, car l’auteur se piquait d’esprit et n’en épargnait pas un paragraphe de sa prose. Outre abonné de l’Opéra et probablement membre de quelque club huppé, cet excellent Charles de Boigne devait être un vieux monsieur bavard de l’acabit de ceux que les whisteurs redoutent et que les maîtresses de maison qualifient de « charmant causeur ». Il écrit dans un style de conversation de salon des débuts du Second Empire, dont l’humour rondouillard est ostensiblement satisfait de soi-même. Cependant, s’il n’y fait guère que potiner d’un bout à l’autre, son livre n’est pas sans quelque valeur documentaire pour les musicographes, qui sont et resteront sans doute ses derniers et uniques lecteurs. On y trouve maints renseignements utiles pour la biographie de vedettes illustres, pour l’histoire et sur l’administration de notre Opéra subventionné de 1831 à 1855. Charles de Boigne n’avait évidemment pas une idée à lui, ce qui est d’ailleurs généralement le cas des gens réputés « fins et spirituels » en conversation, mais il avait celles de tout le monde, et ceci, en revanche, est précieux pour reconstituer l’ambiance théâtrale de l’époque. Aux transports de de Boigne pour Robert le Diable, on conçoit mieux le culte qu’en a gardé dévotement M. Saint-Saëns. Et leur critère est identique : la recette.
La Juive, d’Halévy, est le dernier ouvrage que M. Véron ait monté à L’Opéra. Débuter par Robert le Diable, un triomphe ! finir par la Juive, un succès ! Peste ! quelle chance ! C’est presque de l’habileté ! Robert le Diable en est aujourd’hui à sa 389e représentation, la Juive, à sa 230e. Comme Robert, la Juive est restée au répertoire et y restera toujours. À quoi bon m’appesantir sur un chef-d’œuvre que tout le monde a vu et reverra.
De Boigne était mauvais prophète, mais il donne la note du temps, de ce temps où, ainsi
que rappelait judicieusement M. Saint-Saëns, Meyerbeer, Halévy et Auber
« faisaient la gloire et la fortune de nos théâtres »
. Qui donc alors
était d’un autre avis ? Bien peu ; personne peut-être sauf… Rossini. De Boigne est un
écho fidèle. On peut le croire aussi lorsqu’il constate ailleurs sans aucune malice ou
perceptible blâme :
L’Opéra est un plaisir de vanité, et… de bien autre chose. Ce qu’on aime à l’Opéra, ce n’est pas la musique. Les femmes vont à l’Opéra pour être vues ; les hommes pour voir, lorgner les femmes dans la salle, les femmes sur le théâtre.
Assurément cela allait avec le répertoire, lequel s’agrémentait copieusement de ballets
sur quoi de Boigne est intarissable. Et on imagine Wagner perdu et ahuri dans cette
galère en 1842, ou bien tombant comme un bolide avec Tannhaeuser en ce
milieu qui, loin de s’être amendé en 1861, était plutôt devenu pire, et dont l’aréopage
abonné imposait, méprisant, sa loi au grand public. Je ne sais si de Boigne vécut assez
pour entendre du Wagner. En tout cas, d’après ses goûts proclamés, on ne peut guère
douter de l’opinion qu’il en eût eue, et il aurait été bien épaté, s’il avait pu
ressusciter vers 1905 ou 6, du chambardement opéré par l’influence wagnérienne dans le
Sérail dont il connaissait si bien tous les détours. Je me faisais ces réflexions en
écoutant Guillaume Tell à l’Opéra. Cet ouvrage, pourtant, est
antérieur à la période sur laquelle de Boigne jaspine. Il date de 1829, et c’est presque
un abîme qui le sépare de ce qui lui succéda presque aussitôt. Jusque-là, on souhaitait
certes « le succès », mais on le cherchait proprement et on aboutissait parfois à des
chefs d’œuvre, témoin la Dame Blanche, et Guillaume
Tell lui-même à maints égards. Robert le Diable, en 1831,
inaugure cette ère de dépravation niaise et d’industrialisme de plus en plus conscient,
dont l’apogée devait coïncider avec celui de ce qu’on a nommé « la pourriture
impériale », époque de notre art lyrique et de notre société parisienne à laquelle
Wagner fut particulièrement mêlé, et qu’il juge avec souvent trop d’indulgence encore,
quand il la stigmatise en 1867 sous l’appellation tendancieuse, quoique excusable chez
un étranger en voyage, de « civilisation française ». C’est peut-être surtout par
aventure que Guillaume Tell se rattache plus étroitement que ce qui le
suivit, à la « tragédie mise en musique » de Lully et de Rameau. L’auteur des paroles,
l’académicien V. Jos. Étienne Jouy, dit de Jouy, en avait paisiblement confectionné un
poème de sept cents vers, destinable à la Comédie-Française. Le musicien n’en put tirer
parti qu’après qu’Hippolyte Bis et un troisième collaborateur anonyme l’eurent retouché
à son usage. Nonobstant ce retapage, le livret conserve pourtant l’empreinte académique
indélébile. Le pathos d’alexandrins pompiers, qui remplissent les récitatifs, continue
dignement la fadeur des bouts-rimés madrigaleux de Quinault et de l’Abbé Pellegrin.
Encore qu’inspiré de Schiller, le drame en devient puéril et même assez ridicule.
Écourté et tripatouillé depuis, il est aujourd’hui d’une incohérence aussi obscure
qu’oiseuse. Les multiples entrées de danse, que l’ancien « opéra français » avait
héritées des Divertissements de Cour, s’y condensent dans « le ballet » désormais
consacré et pour longtemps traditionnel. C’est la formule du « grand opéra » qui devait
persister chez nous jusqu’à Wagner, indiscutée et despotique. Du moins, dans Guillaume Tell, le « poète » était-il sincère, aussi sincère que
Quinault jadis. Autant que lui, l’honnête académicien, de Jouy était fermement convaincu
qu’il écrivait une œuvre d’art, une noble tragédie à l’instar de glorieux devanciers. Il
éprouvait vraiment les sentiments qu’il délayait en ses vers boursouflés, bref, il
croyait que c’était arrivé. Ses successeurs eussent bien rigolé d’une telle innocence.
Avec Scribe et ce qu’on peut dénommer son école, apparut nettement le métier de
librettiste, commença sur nos scènes lyriques le règne de ces mercantis cyniques et
roublards, ayant l’unique but d’exploiter l’inculture et la sensiblerie du grand public
par l’esbroufe de spectacles pompeux et l’accumulation d’effets grossiers. Ce commerce
s’avéra bientôt d’une fructuosité exceptionnelle ; aussi s’est-il perpétué sous diverses
raisons sociales jusqu’à nos jours où il est devenu scandaleux. Il n’est pas rare que de
véritables artistes, voire géniaux, crèvent littéralement la faim tandis que certains
librettistes empochent chaque année des centaines de mille livres de rente à rédiger des
idioties pyramidales. Les lois sur la « propriété artistique » n’ont pas peu contribué à
cette industrialisation du théâtre qui s’étendit aux plus différents genres, et, en
passant par M. Sardou et quelques autres, le « librettisme » d’Eugène Scribe et consorts
est, au fond, l’ancêtre authentique de ces Mystères de la Main sale et
Masque au Dents gâtées qui sévissent en nos cinémas. Il était fatal
que la musique en pâtît. Il y avait certes pas mal de temps que Beaumarchais proclamait
déjà sans ambages : « Ce qui est trop bête pour être dit, on le chante. »
Mais il suffit qu’elle soit sincère pour que la simplicité, même excessive, permette à
l’art sonore une vérité d’expression qui est la condition de l’œuvre d’art. La
maladresse et la candeur suprême de la muse du vénérable de Jouy ne gênèrent nullement
Rossini pour atteindre, en quelques pages de Guillaume Tell, à un
lyrisme purement musical d’une humanité parfois poignante, d’un charme naturel exquis ou
d’un enthousiasme irrésistible. Parsemées dans le plus inégal des chefs-d’œuvre, ces
pages vivront autant que la musique elle-même. On en rechercherait bien vainement
l’équivalent dans la production immédiatement postérieure. Hasard et affinités
électives, Scribe et ses acolytes rencontrèrent en Meyerbeer, Halévy et Auber des âmes
sœurs et des complices prédestinés. La marque de l’époque scribo-meyerbeerienne est
l’insincérité, et insincérité pareille et pareillement avide du musicien comme du
librettiste. Aussi ne reste-t-il plus rien de ce fatras truqué ; tout cela est
dorénavant et à jamais rayé de la musique, à laquelle, au surplus, cela n’appartint
guère qu’à la manière d’une invasion de pissenlits et de chardons dans une terre arable.
Rossini l’avait deviné, « È finita la musica ! »
,
s’écriait-il en quittant Paris en 1837. Et, comme on lui demandait s’il reviendrait,
incité par la circoncision des principaux héros de cette épopée boursicotière, il
répondait : « Quand les Juifs auront terminé leur sabbat. »
Mais toutes
les confessions en furent, sans exception, si bien que Wagner pouvait écrire à propos de
son séjour à Paris en 1842 : « Parmi les musiciens parisiens, je me sentais
invinciblement attiré vers Berlioz, en dépit de son humeur rébarbative, parce qu’il
était le seul qui ne fît point sa musique pour de l’argent. »
Parole à retenir
de la part de celui dont les chefs-d’œuvre, la plupart incompris ou inexécutables
presque sa vie durant, ont fait depuis « la gloire et la fortune » de tous les théâtres
du monde en distribuant à des milliers d’êtres humains le réconfort de la beauté, tandis
que tout l’entregent des habiles ne réussit à édifier rien de durable. Aussi Wagner eut
contre lui dès l’abord et conserva dans son triomphe la haine de tous ceux « qui font de
la musique pour de l’argent » — et les intrigues de leurs éditeurs. C’est tout de même
une compensation au panmuflisme que, pour le moins dans les choses de l’art, la probité
ait toujours le dernier mot, au point que ce qu’elles contiennent de sincère est capable
à soi seul de conférer quelque pérennité aux œuvres imparfaites. Rossini fut bien
probablement sincère où que ce soit et, s’il a souvent l’air de ne pas l’être, la faute
en provient de son insouciance. « J’avais de la facilité »
, confiait-il à
Wagner en un jour d’abandon. Il en eut trop, et oublia que la facilité, même sincère,
est un danger pour la probité de l’artiste. On doit toujours faire de son mieux :
l’indolence de Rossini y pensa rarement, s’y résolut plus rarement encore. Sa fécondité
prolifique ne produisit que deux chefs-d’œuvre. Le Barbier est le coup
de génie d’une jeunesse exubérante. C’est dans Guillaume Tell, malgré
ses intermittentes faiblesses, que le génie de Rossini, parvenu à une maturité
savoureuse, s’atteste le plus probe. On comprend et il est parfait que notre Opéra, en
embarras d’un répertoire, ait repris cet ouvrage dont deux bons tiers n’ont musicalement
rien à redouter du temps. Théâtralement parlant, toutefois, c’est une autre affaire. On
s’aperçut facilement que M. Rouché laissa représenter Guillaume Tell
conformément aux pures (et pires) traditions toulousaines que le personnel de l’endroit
perpétue tant qu’il peut avec amour, délice et morgue, — car il est manifestement aussi
fier de soi que sincère en ces exploits singuliers. Les groupements ou évolutions de
masses et les moindres détails de la mise en scène dénonçaient la gaillarde origine avec
une conviction désarmante. Glabres, hirsutes, étiques ou pansus, la cohorte ankylosée
des choristes en buvait visiblement du lait et l’interprétation protagoniste s’accordait
congrûment à l’ensemble. Mlle Yvonne Gall chanta certes
admirablement, et M. Huberty déploya, en Walter, la plus superbe voix de basse
qu’oncques j’aie entendue à l’Opéra. Mais M. Destelly, en Guillaume, outre qu’il
semblait enrhumé, paraissait marcher sur des œufs et prêtait au rude héros helvète des
gestes arrondis de courtier d’assurances onctueux et persuasif, qui faisaient regretter
même M. Noté tout cru, avec son bouc et ses moustaches en crocs, Mme Germaine Manny incarna l’impubère Jemmy en menue poupée incassable dont le
soprano suraigu, pour vriller le tympan de l’oreille, traversait les chœurs les plus
denses avec la sûreté d’un fil à couper le beurre. M. Gauthier (Arnold) arborait le
costume et le gras menton de Nourrit sans en avoir évidemment l’organe (quoique le sien
pourtant ne soit point dédaignable) et sans non plus le galbe avantageux de M. Sullivan.
M. Gresse accoutrait d’un complet pourpoint velours Renaissance le légendo-moyenâgeux
Gessler, et sa perruque démontrait qu’il était sans doute le seul à ne pas être défrisé
par les discours qu’il avait à débiter. Avec, brochant sur le tout, le ballet-carnaval
en plein air et ses étoiles en tutu fignolant entrechats et pointes sur le sol nu de
« la grande place d’Altdorf », on était carrément à Guignol. Mais serait-ce jouable
autrement ? Tout cela, au théâtre, est inexorablement périmé. Sauf tout au plus le
second acte, Guillaume Tell désormais n’y est plus supportable. Si
pourtant son spectacle y lasse, déconcerte ou consterne, si, musicalement même, l’œuvre
finit en queue de poisson, la musique pure ailleurs y prodigue maintes oasis ; un
lyrisme objectif s’abstrait du simulacre dramatique qui n’en est plus que le prétexte
aisément négligeable.
Ouvrages sur la guerre actuelle.
Charles de Saint-Cyr : Pourquoi
l’Italie est notre alliée ? « La Renaissance du Livre », Ed. Wignot,
3 fr. 50 §
La réponse à la question que se pose M. Charles de Saint-Cyr : Pourquoi l’Italie est notre alliée ? ressort de l’histoire même de l’Italie depuis l’époque du Risorgimento jusqu’à ce jour. C’est cette histoire que retrace à grands traits M. Ch. de Saint-Cyr. La première partie est consacrée à Garibaldi, à la formation de l’unité italienne. Dans la seconde partie, l’auteur étudie l’Italie contemporaine, « la Terza Italia » : caractères du pays et de l’habitant, politique générale, relations franco-italiennes, et les événements du printemps de 1915. Sur la situation et le rôle de l’Italie dans la politique européenne durant les années qui précédèrent, la guerre ainsi que sur l’événement de 1915, on consultera notamment le substantiel chapitre intitulé : « Un ministre et deux souverains » (le ministre est M. Delcassé, très louangé ; les deux souverains sont l’un Édouard VII, l’autre le roi d’Italie) : c’est un exposé des circonstances qui sont dans toutes les mémoires, et qui se peuvent résumer en trois noms géographiques : Maroc, Tripolitaine, Adriatique. Cet exposé est, au point de vue italien, soigneusement déduit. Il n’est pas besoin, d’ailleurs, de feuilleter longtemps le volume de M. Charles de Saint-Cyr pour s’apercevoir que l’auteur a personnellement la pratique des hommes et des choses d’Italie. Autant qu’il le connaît, il aime ce pays ; et ses pages sont animées d’une belle chaleur latine, douce à mon cœur, si douce ! on saura peut-être plus tard à quel point.
À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait] §
M. R. Dalla Volta, Directeur de l’Institut des Sciences Sociales de Florence, dans une première étude « sur les causes de fa guerre », qu’il publie dans la Revue des nations latines, analyse un mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques de la Société royale de Naples ayant pour titre : « Le cause della guerra ».
M. Colajanni a justement observé que, pour pouvoir parler aujourd’hui de guerre de races, il faudrait admettre que les États et les nations actuels sont formés chacun d’une race unique. Nous trouvons au contraire parmi les belligérants d’aujourd’hui des États ou des nations, comme la France et l’Italie, peuplés de trois races ; en Allemagne, la population se compose de Germains, de Slaves et de Celtes, surtout dans l’Allemagne du Sud ; l’empire austro-hongrois comprend des Germains, des Finnois, des Slaves, des races méditerranéennes ; l’empire russe est une mosaïque de races et de langues, une véritable tour de Babel. En Angleterre, la race est plus pure, moins mélangée, et, parmi les nations neutres, l’Espagne et les États scandinaves.
Colajanni affirme que les écrivains qui voient dans le conflit actuel un conflit de races sont dans l’erreur. « On se rapprocherait davantage de la vérité, ajoute-t-il, quand on parle d’influences ethniques, — quand on oppose le slavisme au germanisme et celui-ci au latinisme. Le sentiment ethnique — langue, religion, coutumes, traditions, histoire faite d’intérêts, de gloires, de douleurs, de joies et de malheurs communs — se superpose aux caractères anthropologiques. Le sentiment ethnique est un produit essentiellement historique, en évolution continue. Houston Stewart Chamberlain est logique lorsqu’il affirme que Germains et Celtes sont de la même souche, mais que ces derniers ont dégénéré et que la mission de l’Allemagne est de régénérer l’humanité en la reconduisant au germanisme. L’évolution historique a fait que la même race, en Bohême, s’est partagée en Tchèques et en Allemands ; que sur la rive orientale de l’Adriatique quelques centaines de milliers de Slaves se sont italianisés, etc. On peut démontrer, par des exemples individuels, ce que vaut l’évolution historique ; Treitschke, le plus grand historien de la doctrine de l’hégémonie prussienne en Allemagne, est d’origine tchèque ; Houston Stewart Chamberlain, le plus acharné détracteur de la Grande-Bretagne, l’apologiste de l’Allemagne du Kaiser, est né en Écosse.
Les affinités ethniques peuvent d’ailleurs se trouver en lutte avec les intérêts politiques et économiques, perdant ainsi toute efficacité. De plus, les affinités ethniques sont moins importantes en réalité que les caractères psychiques de chaque peuple et son histoire. Il est inutile de démontrer combien la psychologie générale et l’histoire de l’Allemagne différent de celles de l’Angleterre, car nul n’ignore quelle conception opposée ces deux pays ont de l’État et de la guerre, pour ne citer que ces deux idées fondamentales. Depuis Kant, Hegel et Fichte, toute une école a développé une doctrine de l’État et de la guerre qui est, peut-on dire, propriété exclusive de l’Allemagne, ou plutôt de la Prusse, qui l’a conçue et réalisée.
M. R. Della Volta rappelle la conception que se faisait Hegel de l’État, conception qui se continue dans la pensée de Treitschke, pour qui l’État est la Force et la Guerre une invention sainte voulue par Dieu comme remède suprême aux maux des nations. Cette idée n’est à vrai dire pas uniquement germanique, elle est presque à la base de la morale de notre Joseph de Maistre, et, peu de temps avant la guerre, Jean Richepin, que je m’en voudrais de rapprocher si peu que ce soit de l’immortel auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, chantait devant ces demoiselles des Annales les beautés de la guerre, qu’il appelait de toute son âme à la fois pantalonnesque et lyrique.
Comme on ne peut assigner aux facteurs anthropologiques et à la différence des races une influence sur la guerre, on ne saurait davantage, sans altérer la nature des faits, alléguer les antagonismes religieux, et cependant, quelques-uns y ont vu une lutte entre le protestantisme et le catholicisme. En réalité, écrit Colajanni, « ce qui est en lutte dans la guerre actuelle ; ce sont des passions et des intérêts que je n’appellerai pas humains, mais terrestres ». On pourrait faire observer à M. Colajanni qu’outre les passions et les intérêts, d’autres sentiments sont en lutte ; ce ne sont certainement pas les sentiments religieux, au sens le plus étroit du mot, mais plutôt les sentiments inspirés par la civilisation et le progrès humain. « Il est vrai, observe l’auteur déjà cité, que, comme le sentiment ethnique, le sentiment religieux est surpassé par le sentiment national. Il n’y a qu’une religion en action : celle du sentiment national exaspéré. »
M. R. Della Volta est d’avis qu’on ne peut trouver une cause économique à la guerre qu’en ce qui concerne l’Allemagne. Il expose toute l’évolution économique de l’empire allemand, démontrant que l’Allemagne était devenue un état industriel désirant rivaliser avec l’Angleterre et la surpasser. Y serait-elle arrivée ou, comme certains le croient, se trouvait-elle engagée dans un cul-de-sac ? Colajanni combat cette dernière opinion, se basant sur ce que l’accroissement de la consommation et celui de l’épargne étaient simultanés et qu’en Allemagne on s’est appliqué autant à l’agriculture qu’à l’industrie, alors qu’en Angleterre on sacrifia à l’industrie l’agriculture.
« S’il y a eu un facteur économique dans la présente guerre, écrit Colajanni, il n’a été que le produit de la mégalomanie germanique. Comme au point de vue démographique l’Allemagne prétend que la terre entière est peuplée de gens de sa race, ainsi elle prétend, en économie, que le marché mondial soit envahi par ses produits. » L’Allemagne sentait que la position commerciale qu’elle s’était acquise dans le monde pouvait être compromise d’un moment à l’autre ; elle voyait que sa rivale, l’Angleterre, après une période de ralentissement, avait repris avec vigueur son chemin vers de nouvelles conquêtes économiques, et elle comprenait qu’il était utile, par un effort militaire puissant, immédiat et rapide, de conquérir la gloire militaire, la puissance politique et la suprématie économique. Les raisons politiques de graves dissensions internationales ne manquaient pas ; il suffisait de savoir en profiter. L’Allemagne, qui se croyait militairement invincible, aurait atteint en même temps des objectifs différents, et surtout aurait consolidé, élargi cette politique et cette économie mondiales qui, par l’œuvre de l’empereur, étaient les deux aspirations les plus profondément enracinées dans l’âme allemande.
Passons aux facteurs politiques.
Colajanni croit pouvoir affirmer que le principe des nationalités a préparé la guerre actuelle. Tel a été le ferment — selon lui — qui a provoqué des agitations continuelles en Italie contre l’Autriche et contre les tyranneaux qui en dépendaient ; dans les Balkans contre la Turquie d’abord, et ensuite entre les États qui, successivement, se sont formés à ses dépens : la Grèce, la Bulgarie, la Serbie, la Roumanie ; dans l’empire austro-hongrois, entre les diverses nationalités qui la composent ; en Pologne, contre la Russie, l’Autriche et la Prusse qui l’ont morcelée ; en Danemark pour le Schleswig-Holstein qui lui a été brutalement arraché en 1864 ; France par l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Le principe des nationalités a créé l’irrédentisme, a préparé et accru l’antagonisme entre les États, et enfin a fourni la mèche qui devait allumer les matières incendiaires qui ont flambé après la tragédie de Serajevo.
On ne peut certainement mettre en doute que le principe des nationalités a contribué à l’état de tension entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie ; et si les questions de nationalité, dans une Europe disposée désormais à tolérer les plus grandes violations de ce principe, ne pouvaient suffire à faire éclater le grand conflit, elles constituaient toutefois le ferment des agitations européennes, faisant considérer la guerre comme le seul moyen de résoudre les questions restées jusqu’alors insolubles.
Le principe des nationalités n’a été pour aucun belligérant le but initial de la guerre. On l’invoquera, observe Colajanni, après la guerre, surtout comme un moyen d’empêcher les guerres futures en donnant à l’Europe des assises fondées sur la justice. Et il fait remarquer que le principe des nationalités forme le nœud de deux sur les trois tensions politiques qui suscitèrent la guerre : la tension franco-allemande pour l’Alsace-Lorraine ; la tension austro-russe pour l’hégémonie dans les Balkans. La tension anglo-germanique au contraire a surgi pour la domination maritime et l’hégémonie européenne.
Et la réalité politique apparaît à Colajanni celle-ci : ambition de l’Autriche d’hégémonie dans les Balkans, ambition plus vaste de l’Allemagne vers l’hégémonie européenne et mondiale.
Quoi qu’il en soit, il se peut, comme le croit M. Colajanni, que le facteur capital ait été la lutte pour la domination mondiale, et qu’en lui sont compris et se fondent tous les autres facteurs : ethniques, démographiques, économiques, politiques, psychologiques. Le facteur immanent qui a fait la grande et sanglante histoire des peuples est donc l’impérialisme, qui, d’abord inconscient, arrive ensuite à désirer toujours davantage une puissance nouvelle. « Il était naturel et logique, ajoute-t-il, que l’impérialisme se développât en Allemagne et y devînt une obsession, vu la mentalité générale, c’est-à-dire les idées sur la force, sur la guerre, sur l’inutilité des petites nations, sur la fonction de l’État, qui doit être un agrandissement continu et un développement de force. »
Tome CXIX, numéro 448, 16 février 1917 §
Ouvrages sur la guerre actuelle §
Jean Alazard : L’Italie et le conflit européen, Félix Alcan, 3 fr. 50 §
Le livre de M. Jean Alazard : L’Italie et le conflit européen, remet au point nombre d’idées fausses qui, à propos de l’Italie comme à propos de tant d’autres sujets, imprègnent et égarent l’opinion publique. Nous connaissons encore mal — et c’est un plaisir d’être instruit par un homme qui possède bien la question — les détails de la vie politique italienne, l’activité des partis et la longue période d’évolution qui a précédé la décision de la péninsule. Après avoir étudié avec une grande perspicacité les bouleversements de politique intérieure et extérieure, la politique giolittienne, l’auteur examine les deux graves problèmes de demain pour l’Italie unifiée : les rapports italo-slaves et franco-italiens. On trouvera dans cette seconde partie du livre des vues qu’il faut connaître pour bien comprendre les événements qui se dérouleront autour de la paix.
Jules Destrée : En Italie pendant la guerre, G. Van Oest et Cie, 3 fr. 50 §
Que Jules Destrée a écrit de jolies pages sous le titre : En Italie pendant la guerre ! Ici, la politique passe au second plan, point d’histoire non plus : de simples notes prises au jour le jour, pleines de vie, de pittoresque, d’anecdotes actuelles et rétrospectives, pleines surtout de vieilles pierres et de tableaux, de coups de soleil et de ruelles ombreuses, de nature et de légendes, de toute l’âme enfin de cette Italie dont nous avons tous été les pèlerins passionnés. Ce décor connu et aimé, ce décor de paix et de souvenir, est étrangement mêlé à la tempête guerrière qui emporte l’Italie vers ses destinées : un défilé en armes pour la conquête des terres irrédentes et pour la gloire du Droit sous les vieux remparts de Viterbe, dans l’histoire accumulée le long des voies de Rome et sur chaque pavé de la plus petite ville. Ce livre d’impressions est un livre de vérité.
Tome CXX, numéro 449, 1er mars 1917 §
Musique.
Opéra National : Rigoletto de
Verdi §
Le malgré tout ravissant ballet de M. Stravinsky était précédé de Rigoletto, pour lequel il me faut confesser un faible que je ne parviens pas tout à fait à me justifier à moi-même. Mais les raisons que la raison ne connaît pas ne sont-elles pas peut-être les meilleures, puisque sans réplique ? Au surplus, ce soir-là, me trouvai-je en bonne et même illustre compagnie à en subir ainsi l’emprise. « C’est irrésistible », déclarait carrément dans un entracte un auditeur qui n’était rien moins que le musicien de Pelléas et Mélisande. En effet, voilà le mot juste, car on est bien tenté de résister ; on tâche presque, on le voudrait. Pourtant on ne peut pas ; on est vaincu. On ose à peine, à propos de Rigoletto, employer le terme d’œuvre d’art.
Techniquement, c’est à coup sûr de la fichue musique. Le métier ici est néant, et on se demande ce qu’en 1832, à Milan, l’honnête maestro Lavigna peut bien avoir enseigné à son adolescent élève. Pas plus trace de style, non plus, que de métier. D’un bout à l’autre, il semble que foisonnent toutes les herbes de la Saint-Jean du mauvais goût ; emphase, clinquant, redondance, contrastes forcés de nuances, foucades de trivialité. Mais, d’un bout à l’autre aussi, c’est un flot de mélos ardent, impétueux, passionné, qui vous grise, bon ou malgré, comme un vin de terroir âpre, grossier, mais capiteux. Nul n’a guère dépassé Verdi pour la géniale abondance mélodique, pas plus que pour une personnalité incisive qui nargue la réminiscence comme avec une suprême désinvolture. Et la force de cette mélodie innombrable provient de son essence profondément populaire. On pourrait en confectionner des rapsodies à la tzigane. La muse de ce fils de pauvres paysans piémontais est bien celle du peuple, du vrai peuple. Elle en a, avec l’inculture et le sans-gêne, la franchise, la verdeur et l’ingénuité. Aussi son pathos est-il sincère ; sa grandiloquence est vérace ; son panache, candide ; son romanesque, naïf et convaincu. Elle ignore, au fond, tout chiqué. Elle chante d’instinct, pour elle, comme il lui plaît et, en réalité, peut-être sans souci de plaire, pour le moins sans chercher à faire d’autre effet que celui qu’elle éprouve soi-même et qui l’emballe. Aussi, pareillement, le talent et ses artifices s’assortissent-ils plutôt mal à son genre de beauté d’enfant de la nature. Elle en est comme endimanchée d’une parure factice. On s’en aperçut bien quand Verdi s’avisa d’en avoir, par une évolution volontaire plus admirable en soi sans doute que pour ses fruits propres. Dès Aïda, l’inspiration en apparaît travestie de quelque maniérisme, çà et là pommadée et, en somme, « massenétisée ». Les fugues du Requiem suggèrent le sourire. Ailleurs, dans Othello et même dans l’éblouissant Falstaff, le métier tardivement atteint semble souligner surtout l’inconsistance spécifique tout autant que psychologique. On se dit tout au plus : « Pour lui, ce n’est pas mal. » L’authentique Verdi gît dans la trilogie Trovatore, Rigoletto, Traviata. C’est là qu’il est lui-même, avec du génie tout cru, sans talent et sans goût. C’est là qu’il est puissant parce que son instinct y domine son art. Du génie fruste, spontané, sans talent, sans goût, — entendez bien, — sans « goût » ! Quel régal pour une fois, quelle aubaine ! Et là, certes oui, il est « irrésistible ». On ne sait préférer entre ces trois chefs-d’œuvre. On perçoit résonner des accompagnements de mazurke ou de polka, et là-dessus la mélodie s’élance, limpide, toute nue, chantant l’amour, la pitié, la douleur, et on est empoigné sans défense. Quand elle s’écrie : « Pleure ! » on sent ses yeux mouillés sous sa lorgnette. On cède frémissant à l’assaut de progressions élémentaires, on s’abandonne aux crescendos de triolets cléments, on se baigne dans la volupté des tierces et des sixtes. Et ces pauvres moyens aboutissent à un Miserere du Trouvère, à un Quatuor de Rigoletto ! On est terrassé, ensorcelé, ravi. Je m’arrête pour ne pas divaguer d’enthousiasme, si ce n’est déjà fait. Je n’offense, au surplus, qu’Apollon : Dionysos m’absoudra des deux mains.
Notre Opéra a invité un chef d’orchestre transalpin à venir diriger pour nous Rigoletto. L’idée, en principe, est fort louable. D’abord, de semblables
visites ont l’avantage de secouer un peu — oh ! pas beaucoup — la torpeur où s’enlise
aisément chez nous la routine des pseudo-fonctionnaires que notre première scène lyrique
hospitalise. Ensuite, il n’est guère niable qu’il puisse être très intéressant de
connaître la manière dont l’œuvre d’un maître défunt est comprise et interprétée par les
artistes de son pays, qui sont évidemment qualifiés pour en prétendre conserver ce qu’on
nomme « les traditions ». Y a-t-il, pour Verdi, des « traditions » bien sûres ?
Peut-être. On ne saurait celer pourtant que celles dont les chefs d’orchestre italiens
nous importèrent le secret n’aient été jusqu’ici d’un acabit à plutôt nous déconcerter ;
et spécialement avec Verdi. M. Rodolfo Ferrari nous montra récemment avec quelle
dextérité fringante il est possible de disséquer un acte du Trovatore
en papillotes. Si M. Arturo Vigna ne suivit cette fois qu’à moitié son sillage, ou
peut-être aux deux tiers, c’est sans doute uniquement parce qu’il avait affaire à des
chanteurs français, au lieu de disposer, comme M. Ferrari, de virtuoses compatriotes.
Mais ce qu’il en obtint suffirait largement pour, en certains endroits, ridiculiser tout
bonnement à nos yeux l’art du maître qu’il croyait servir. En dépit de ses airs,
romances, ballades ou cavatines, la musique de Verdi fait corps avec le drame. On peut
même avancer que rarement la théorie wagnérienne reçut application plus inconsciemment
rigoureuse. La musique est ici vraiment « la servante du drame », hors de quoi elle
existe assez peu. Mais la conception dramatique italienne diffère manifestement de la
nôtre. On trouve fréquemment, en effet, chez Verdi, de subites oppositions de sfz et de ppp, ou bien vice versa,
dont le déclenchement imprévu est capable de nous décontenancer jusqu’à quelque
indélibérée désopilation de la rate. Aussi les atténuons-nous instinctivement au
bénéfice, à notre sens, du drame. M. Vigna les outre jusqu’à la charge. Le chœur des
« conjurés », « Voici l’instant de la vengeance », s’en imprégna d’une bouffonnerie la
plus cocasse, à laquelle, d’ailleurs, collaborait à son insu l’ineffable bobine
accoutumée de nos choristes. À l’instar de ses émules concitoyens, M. Vigna ne se
contente pas d’exagérer : il brode. Il enjolive, y met du sien, invente et introduit des
rubatos hystériques, de langoureux rallentandos, des galoppandos trépidants. Il impose
aux gosiers, par bonheur souvent réfractaires, des spasmes, des soubresauts, des
hoquets. Il aurait mieux valu qu’il ne tolérât point à la scène quatrième du second
acte, une coupure aussi superflue par sa brièveté que regrettable ici pour le
développement musical. Mais son pire méfait fut peut-être le niais traînando dont il sut
pesamment abîmer la gracieuse et alerte chanson. Souvent femme varie,
précisément à la mesure, où Verdi, dans sa partition, a prescrit « leggero ». M. Vigna
et ses pareils appuient sans cesse, et le plus volontiers, d’ordinaire, où il faudrait
glisser… Ils ne paraissent pas se douter du désastreux dommage que cause ainsi au drame
leur sollicitude incontinente. Évidemment, il faut savoir chanter pour jouer du Verdi,
mais il faut avant tout le jouer. Le musicien lui-même proclamait ne pouvoir composer
qu’exalté par l’action, dramatique. S’il écrivit pour des voix exercées, il est
invraisemblable que Verdi ait voulu et qu’il eût supporté l’extravagante acrobatie d’un
fignolage tout postiche qui, non seulement, détourne l’attention du drame et le
paralyse, mais le galvaude et le bafoue d’une sorte de parodie perpétuelle. Notre hôte,
nonobstant, accomplit ces prouesses avec une conviction peu banale. M. Arturo Vigna est
un homme ostensiblement énergique qui, outre par aventure le facies, semble posséder
l’élasticité de la grenouille. On dirait qu’il est fait en ressorts à boudin. Il
disparaît soudain, enfoui sous son pupitre, se détend, retombe accroupi, rebondit, se
trémousse, explose. On est sidéré de l’escrime où son bâton menace, impavide flamberge,
de tailler, d’embrocher, d’éventrer, d’éborgner les impassibles « professeurs » d’un
orchestré subventionné. Son regard, tour à tour olympien, caressant ou farouche,
foudroie, persuade, approuve, fulmine, objurgue. Sa mimique incarne, effigie péripéties
autant qu’émois ou sentiments. Il exubère, effusionne, tire-bouchonne et pâmoisonne. Il
doit avoir joliment chaud. On conçoit sans difficulté que les acteurs en apparussent
visiblement interloqués. On soupçonnait chez eux la préoccupation de se mordre les
lèvres et la terreur de rigoler. Ils firent cependant de leur mieux, ce qui n’est
peut-être pas beaucoup dire. Si la plupart n’étincelaient aucunement pour la virtuosité
vocale, ils péchaient surtout par l’allure. Seule entre tous les interprètes, Mlle Arné se signala, en Madeleine, par un jeu plein de vie, parfait de
naturel et de justesse, sans préjudice d’une voix expressive et prenante que favorisait
mal le rôle, un peu ingrat. Mlle Arné est pour notre Opéra une
recrue précieuse. Il paraît qu’elle vient de province. On n’en est point surpris. C’est
là probablement, en travaillant, comme on y est astreint, dans un répertoire constamment
renouvelé et pour un public exigeant, qu’elle acquit sa maîtrise scénique. Je me suis
toujours émerveillé, je l’avoue, que maintes de nos vedettes lyriques parisiennes,
lorsqu’elles se risquent hors de nos murs, ne soient point arrosées de pommes cuites. La
charité adjure, de passer sous silence les choristes et M. Noté. La mise en scène de
meure toulousaine. M. Rouché devrait bien remonter Rigoletto à sa
façon. L’ouvrage le mérite tout autant que le Roi s’amuse. Ce n’est
pas plus profond, mais non moins fascinant. Le romantisme de Verdi offre plus d’une
affinité avec celui d’Hugo. On s’en apercevrait davantage avec un Chaliapine en
Rigoletto et sans la traduction de Duprez, qui est d’une bêtise odieuse. Verdi eut
rarement à se louer de notre Opéra. Ses rapports avec lui jadis manquèrent de cordialité
et Verdi garda de certains procédés une rancune assez tenace. Un incident est
caractéristique. Perrin, en 1863, eut l’idée de reprendre les Vêpres
siciliennes et pria Verdi, de passage à Paris, de surveiller quelques
répétitions. Verdi convoqua donc un jour l’orchestre. Stupéfaits de l’audace, ces
messieurs résolurent de mettre cet auteur au pas. Estimant un mouvement trop rapide,
Verdi fit recommencer le morceau. L’orchestre alors le prit d’une lenteur démesurée. Le
musicien, qui n’était pas patient, frappa du pied et dit sèchement à Dietsch qui
dirigeait : « C’est une mauvaise plaisanterie, sans doute ? » — « Mon Dieu,
maître, repartit tranquillement l’autre, c’est que ces messieurs croient qu’ils
n’avaient pas besoin de répéter. » — « Vraiment ? » — « Oui, ils ont leurs affaires… »
— « Ah ! ils ont leurs affaires, qui ne sont pas celles de l’Opéra ? C’est
différent. »
Et Verdi s’en alla. Depuis, il ne remit plus les pieds à l’Opéra.
Ce Dietsch était le même chef d’orchestre qui donna tant de fil à retordre à Wagner avec
Tannhaeuser en 1861. Cette fois, il fut cruellement puni. Trois
jours après cette algarade, il recevait l’avis de sa retraite et dut céder la place à
Georges Hainl. M. Pougin, qui rapporte cette anecdote, assure qu’il en mourut de chagrin
deux ans plus tard. Comme on voit, les « traditions » de notre orchestre de l’Opéra
s’autorisent d’un long passé. L’horreur des répétitions y repose sur de fermes assises.
Qui donc aurait imaginé qu’on pût les ébranler jamais ? M. Rouché y réussit pourtant. À
l’heure qu’il est, aucune représentation n’a lieu à l’Opéra sans répétition préalable.
Il est vrai que l’innovation n’est pas à la portée de tous : il en coûte chaque fois
quinze cents francs à la caisse directoriale. En vérité, M. Rouché s’est juré de n’avoir
point de successeurs. Il a froidement égorgé la vache à lait des « loges sur la scène »,
et voici qu’il implante et prodigue les répétitions onéreuses. Il gâche irrémédiablement
le métier.
Ouvrages sur la guerre actuelle.
Robert Vaucher : Avec les armées
de Cadorna, Payot, 3 fr. 50 §
M. Robert Vaucher a, comme correspondant de l’Illustration, suivi les opérations italiennes depuis la déclaration de guerre jusqu’à la prise de Gorizia. Ses récits sont clairs, précis, et ils donnent une haute idée de la valeur italienne. Son livre, Avec les armées de Cadorna, permettra de voir combien rudes furent les combats dans les Alpes et sur l’Isonzo.
Tome CXX, numéro 450, 16 mars 1917 §
Musées et collections §
Les nouvelles salles du Luxembourg [extrait] §
Comme son collègue du département de la sculpture au Louvre, dont nous avons dit dans notre dernière chronique les heureuses initiatives, l’actif conservateur du Musée du Luxembourg s’ingénie à nous dédommager de son mieux de l’absence des œuvres que nous allions jadis chercher dans ses galeries, et aux salles nouvelles, consacrées à l’école belge, à Brangwyn et à l’école anglaise, qu’il avait ouvertes depuis la guerre, il vient d’adjoindre quatre autres salles, l’une en l’honneur des artistes de notre autre alliée l’Italie, deux autres à la gloire de nos maîtres dessinateurs, et la dernière consacrée à l’œuvre peint, dessiné ou gravé d’un des meilleurs artistes de ce temps : Auguste Lepère.
L’Italie — il faut bien le dire — n’a pas encore remonté complètement la pente au bas de laquelle depuis longtemps son art était tombé, ni reconquis pleinement son ancienne maîtrise : l’habileté de la facture, plus que l’originalité de la conception et la profondeur du sentiment, demeure sa principale qualité. Néanmoins, à côté des brillantes créations d’un Ettore Tito, d’un Pasini, d’un Michetti, et des fines notations parisiennes de J. de Nittis, on admirera, parmi les toiles très heureusement choisies par M. Bénédite, quelques œuvres particulièrement attachantes : une poétique composition de Mme Emma Ciardi, Le Jardin des Muses ; un paysage d’un large style de M. Carcano, Campagne d’Asiago, et surtout l’émouvante petite toile de M. Morbelli, Jour de fête à l’hospice de Trivulzio. Deux statuettes du prestigieux notateur des types et de la vie populaire de son pays, Gemito, et une série de médailles du bon sculpteur Trentacoste complètent cette sommaire évocation de l’art italien d’aujourd’hui.
[…]
— Et l’on saluera, en revenant sur ses pas, à l’entrée de la salle Brangwyn, les portraits, offerts par de généreux donateurs, des deux grands poètes que cette guerre a encore magnifiés : le regretté Verhaeren, peint par son compatriote Th. Van Rysselberghe, d’Annunzio par Mme Romaine Brooks.
La confiscation par l’État italien du Palais de Venise à Rome §
En représailles des destructions commises, au mépris des conventions signées par l’Autriche comme par l’Allemagne, sur les monuments d’art d’Italie par les aviateurs autrichiens (cathédrale d’Ancône, église Saint-Apollinaire le Neuf de Ravenne, église des Scalzi, S. Maria Formosa, SS. Giovanni e Paolo, S. Pietro di Gastello à Venise, etc.) l’État italien a décidé de reprendre à l’Autriche le palais de Venise à Rome, siège de l’ambassade de cette puissance près le Vatican, dont la propriété n’avait jamais été reconnue nettement à l’Autriche. On se propose d’installer dans ce bel édifice, construit par Paul II de 1455 à 1468, la galerie de tableaux du palais Corsini, ainsi que toutes les œuvres d’art, depuis la Renaissance jusqu’au xixe siècle, appartenant à l’État italien.
Lettres italiennes §
Olindo Guerrini §
On a parlé à deux reprises, dans les Échos du Mercure, du poète Lorenzo Stecchetti, de son vrai nom Olindo
Guerrini, qui est mort à Bologne le 21 octobre 1916, âgé de 71 ans. L’histoire
de la supercherie littéraire à laquelle il dut sa renommée est tout à fait exacte,
mais on va trop loin quand on écrit qu’il « imagina de faire un choix parmi les
plus beaux poèmes de Henri Heine et d’Alfred de Musset, qu’il tritura, amalgama et
publia sous le pseudonyme de Lorenzo Stecchetti »
. Guerrini n’était pas un
poète très original : il a emprunté des motifs jusqu’à Baudelaire, mais on ne peut
pas, sans injustice, le ranger parmi les plagiaires. Les meilleures et les plus
connues entre ses poésies — par exemple le Guado — sont bien à lui
et ne manquent pas d’une fraîche sveltesse. La fortune de Postuma
(1876) fut inouïe : trente-deux éditions n’ont pas suffi à épuiser l’admiration des
lecteurs. C’est le poète qui s’est le mieux « vendu » dans l’Italie moderne et comme
ici on connaît très bien Heine et Musset, les plagiats, s’ils existaient, auraient été
dénoncés tout de suite par les puritains ou les envieux. Cette fortune, qui ne se
renouvela pas avec Nova Polemica (1878), bien que Carducci lui-même
lui ait consacré un article célèbre, était due au besoin fortement senti il y a
quarante ans de se délivrer de la mièvrerie sentimentale des derniers rejetons
dégénérés du romantisme. Guerrini chanta les amours charnels, les joies défendues, les
plaisirs du vin et de la table avec une versification facile et coulante que tout le
monde pouvait goûter. Le public moyen, qui trouvait trop difficiles les Odes Barbares de Carducci, se jeta sur les rimes sensuelles et transparentes
de Guerrini. Les commis voyageurs et les polissons de province lui sont restés
fidèles. Il retrouva une partie de son succès avec les gaillardises outrées des Rime d’Argia Sbolenfi (1897) qui ne devraient pas manquer dans la
bibliothèque de l’ami Guillaume Apollinaire. Guerrini écrivait aussi des articles
d’une plume alerte et légère : ils sont réunis dans Brandelli, qui
est peut-être le meilleur de ses livres. On a de lui aussi des poésies politiques (il
était franc-maçon et blocard) et aristophanesques (contre les moralistes) qui
n’ajoutent rien à son renom mourant. On vient de publier sur sa vie et son œuvre un
volume dû à un groupe de littérateurs où l’on trouve une spirituelle préface de
Ferdinand Martini, ex-ministre des Colonies, et des pages autobiographiques (Bologna,
N. Zanichelli). Il avait survécu à sa gloire et ses poésies ne survivront pas beaucoup
à leur auteur.
Gabriele d’Annunzio §
Je suis bien embarrassé, maintenant, pour parler de Gabriele d’Annunzio, surtout en France. On est convaincu, à l’étranger, qu’on lui doit l’entrée en guerre de l’Italie. La motivation de la croix de guerre que le général Lyautey lui a tout dernièrement décernée est une preuve officielle à l’appui. On oublie qu’il est rentré en Italie au commencement de mai 1916, quand la Triple Alliance était déjà dénoncée et que les partis avancés et les intellectuels avaient déjà réveillé les sentiments et exposé les raisons qui rendaient inévitable la guerre. Son rôle a été tout à fait semblable à celui de la mouche du coche. Mais d’Annunzio était déjà connu à l’étranger et on s’est plu à imaginer le Barde qui revenait exprès de l’exil pour conduire son peuple à la victoire. Hélas ! Si tout n’avait pas été fait, ses discours seraient tombés dans le vide. D’Annunzio avait beaucoup perdu de son ancienne popularité (qui n’a jamais été cordiale) et il a accompli son geste pour conquérir sa place de « poète national » qu’il ambitionne depuis longtemps. Il a publié à cet effet, après son discours de Quarto, des Prières qui sont bien au-dessous, comme poésie, des Canzoni d’Oltremare qu’il débita pour l’expédition de Tripoli.
Maintenant il est capitaine, a gagné deux médailles et vient de perdre un œil et sa mère. On ne peut être méchant avec cet homme dont le sort, tout escompté, est triste ; mais il faut bien reconnaître que ses livres sont devenus bien lourds. Quand on les a lus jusqu’au bout, on a déjà payé la dette de respect et de reconnaissance à laquelle il a droit après trente-cinq ans de labeur acharné et fortuné.
Il vient de publier un petit livre en trois tomes qui s’appelle La Leda senza cigno (Milano, Treves). C’est un petit roman funèbre où le vieux poète s’efforce de sortir de son monde de parade. Il poursuit des pensées mystérieuses et subtiles avec son style suranné qui est bien grossier dans sa richesse même. C’est comme s’il voulait emprisonner des nuages dans les vieux bahuts où les esthètes de 1887 déposaient leurs costumes bariolés. Ce conte remplit avec ses ambages alambiqués le premier tiers du livre : le reste s’appelle Licenza. C’est une longue et fatigante rêverie entrecoupée de souvenirs de guerre et de France, où il est surtout question des chiens illustres du poète. Il aime beaucoup les animaux : il se mire volontiers dans leur matérialité élégante. On retrouve par ci par là le grand écrivain qui donne l’expression définitive et parfaite d’un paysage ou d’un être animé, — mais combien il faut peiner pour extraire ces lignes précieuses du fatras littéraire qui les noie !
Giuseppe Lipparini §
Un disciple déjà ancien de D’Annunzio est Giuseppe Lipparini qui vient de réunir ses plaquettes de vers dans un volume de presque cinq cents pages (Le foglie dell’Alloro. 1898-1913. Bologna, Zanichelli). M. Lipparini connaît bien sa langue, la métrique et les classiques anciens et modernes. Il est presque toujours un bon élève des maîtres ; il possède un sentiment païen de la nature qui n’est pas sans charme, bien qu’il n’arrive pas à créer des formes nouvelles.
Parmi les recueils qu’on retrouve ici, le meilleur est sans contredit les Canti di Melitta (1910). Ce sont les poèmes d’une petite courtisane fictive de la Grèce ancienne. Il y a des morceaux exquis comme versification et débordants de sensualité tendre. Malheureusement M. Pierre Louÿs avait publié ses Chansons de Bilitis en 1894…
Mario Puccini §
Le premier éditeur des Canti di Melitta, Mario Puccini, est doublé d’un auteur. Bien qu’il soit très jeune, on lui doit Novelle Semplici (1907), La Canzone della mia Follia (1909), l’Ultima Crisi (1911), drame, Viottola (1912), contes, Foville (1914), roman. Ce dernier marque son arrivée à un art plus savant et réfléchi. Comme réaction à l’abondance verbeuse de ses premiers livres et à la manière décorative des dannunziens, il recherche maintenant une sobriété sérieuse qui tombe quelquefois dans l’ostentation de la pauvreté. Il met son ambition dans le renouvellement de la syntaxe ; il s’efforce de rompre les allures routinières des phrases italiennes : on ressent dans ces tentatives l’influence de Niccolò Tommaseo et de Carlo Dossi, — mais il est surpassé, dans cette direction, par M. Baldini.
M. Puccini vient de publier un nouveau livre : Piccolo Mastro Spirituale (Milano, Studio Editoriale Lombardo). Mélanges, souvenirs fantastiques et militaires, croquis de gens de lettres, pensées : on y retrouve tout. Il y a des progrès dans, la technique de l’art, mais l’ensemble est décousu et dénué de force personnelle. Il faut attendre l’œuvre nouvelle que M. Puccini promet pour fixer notre jugement sur cet écrivain, qui n’a pas encore découvert son centre dominant.
Giuseppe Ungaretti §
Voici un nouveau poète, — qui est aussi un poète nouveau. Giuseppe Ungaretti, né de parents toscans en Alexandrie d’Égypte (1888), a vécu longtemps à Paris, où il comptait des amis dans les groupes littéraires du quartier Montparnasse. Il connaît admirablement la littérature française moderne et la poésie populaire arabe. Rentré en Italie au commencement de la guerre, il fait, dès le mois de mai 1915, son devoir de soldat dans les tranchées du Carso. C’est un poilu au vrai sens du mot, mais il n’a pas oublié le plus grand amour de sa vie. Il avait déjà donné à Lacerba et à La Voce de très courts poèmes, d’allure étrange et nonchalante, qui avaient attiré l’attention des connaisseurs. Au plus fort de la mêlée il a continué à exprimer sur des cartes postales sa spécieuse sensibilité. Il vient de recueillir le meilleur de sa moisson dans un petit volume hors commerce, imprimé à quatre-vingts exemplaires avec une luxueuse simplicité. Le Porto Sepolto (Udine, 1916) contient une vingtaine de petits poèmes qui sont parmi les meilleurs de la dernière génération littéraire. Ungaretti possède au plus haut degré l’art de manifester des états d’âme compliqués, des nostalgies pathétiques, des simultanéités fantastiques dans une forme sobre, avec une félicité suave qui nous enserre dans le cercle magnétique de son charme naturel. Il est tout à fait libre sans tomber dans les trucs extérieurs et typographiques du futurisme ; il est dans la ligne maîtresse de la poésie moderne. Il ne ressemble à personne : faut-il lui demander davantage ?
Littérature savante §
Malgré la guerre, la littérature qu’on peut appeler « savante » ne chôme pas en Italie.
Un éditeur de Turin, Bocca, a lancé ces jours mêmes les premiers volumes d’une collection d’études sur les littératures étrangères, dirigée par M. Arturo Farinelli, le comparatiste dont la renommée est désormais européenne. Il ouvre lui-même la collection avec un ouvrage en deux volumes dans lesquels il retrace, avec une érudition étonnante, l’histoire de l’idée de la vie comme rêve et illusion à travers les littératures et les philosophies anciennes et modernes, depuis les Chinois jusqu’à Calderon. Car cette histoire n’est que l’introduction à une étude très fouillée du chef-d’œuvre du dramaturge castillan La Vida es sueño (La Vita è il sogno, Torino, Bocca, 1916). En Espagne nous reconduit le dernier livre de M. Benedetto Croce, La Spagna nella vita italiana durante la Rinascenza (Bari, Laterza), où le célèbre philosophe, qui a commencé sa carrière comme érudit, réimprime ses anciens mémoires sur les rapports intellectuels entre les deux péninsules méridionales.
M. Aldo Mieli montre un courage surprenant. Il vient de publier le premier volume d’une histoire générale des sciences qui comprendra une vingtaine de volumes et sera la plus complète qui existe. Il commence son énorme travail avec les présocratiques (La Scuola Ionica, Eleatica, Pitagorica, Firenze, Libreria della Voce, 1916). On y trouve tout ce qu’un savant peut désirer : des expositions très claires, des citations textuelles, de riches bibliographies. Il est permis d’espérer que cet ouvrage, quand il sera achevé, nous dispensera de la lecture des Allemands, qui étaient, jusqu’ici, les plus actifs dans cette branche de l’histoire de l’esprit humain.
M. Gilardi nous offre une interprétation nouvelle de la morale originaire de Jésus dans un petit livre (Il Vangelo sconosciuto di Gesù, Firenze, Libreria della Voce, 1916), dont la lecture est pénible, mais qui donne à réfléchir. Son idée centrale est que le royaume de Dieu, promis par le Christ, est la vie elle-même, dans toute sa plénitude : son dernier mot serait la devise du chef des Hachichins : Tout est permis.
De la ville ruinée, de Messine, nous arrivent les premiers volumes d’une histoire nouvelle de la littérature italienne. Chaque volume contient un essai sur un écrivain. Sont parus déjà : M. A. Viglio, Gasparo Gozzi ; Gustarelli, V. Alfieri ; A. Albertazzi, U. Foscolo ; A. Momigliano, A. Manzoni ; G. Brognolino, T. Grossi ; E. Bellorini, S. Pellico (Messina, Principato, 1916, 1 fr. 25 le vol.). Ces monographies sont, comme il est facile de supposer, de valeur inégale, mais résument assez bien le travail qui s’est accompli depuis cinquante ans autour des écrivains les plus marquants de notre littérature.
Bien qu’il ne rentre pas dans les lettres, je ne veux pas passer sous silence le traité de sociologie de M. Vilfredo Pareto, qui est le plus grand de nos économistes et qui enseigne à l’Université de Lausanne. Son Trattato di sociologia generale (Firenze, Barbera, 1916) est une œuvre fondamentale qui marquera une date dans l’histoire de cette science. Elle ne compte pas moins de 1700 pages remplies d’idées, de faits et de classifications nouvelles. M. V. Pareto s’est efforcé de donner une méthode rigoureusement scientifique à une doctrine qui de la science avait seulement le nom et qui était toute imbibée des préjugés religieux, métaphysiques, ethniques, humanitaires et autres.
Memento §
La Voce de Florence a dû suspendre ses publications. Les autres jeunes revues : La Diana (Naples), La Brigata (Bologne), Le Pagine (Naples), La Montagna (Milan) continuent à grouper les nouveaux poètes. Une autre revue d’avant-garde, Avanscoperta, vient de paraître à Rome.
Tome CXX, numéro 451, 1er avril 1917 §
Les Revues.
Memento [extrait] §
[…]
Revue des Français (15 février) : M. Jean de Bonnefon : « Aux balcons de Rome ». […]
Tome CXX, numéro 452, 16 avril 1917 §
Nos alliés italiens §
La politique extérieure de l’Italie est liée dorénavant à la nôtre. Il nous semble donc naturel d’envisager d’une façon générale et en réservant les détails, d’une part, l’avenir de cette Puissance en Orient et d’examiner, d’autre part, ce que pourra être demain pour elle l’Adriatique.
D’aucuns peuvent penser que ces questions sont exclusivement italiennes et qu’il vaut mieux qu’elles ne soient pas traitées chez nous. Tel n’est pas notre avis. Nous tâcherons précisément de démontrer qu’elles nous intéressent aussi indirectement. Nous n’avons du reste à craindre de la part de nos alliés aucun malentendu, aucune fausse interprétation de nos intentions, car notre attitude à leur égard est simple et l’exposer, ne peut présenter aucun inconvénient.
Les ambitions orientales de l’Italie se sont laissé entrevoir avant comme pendant cette guerre.
Au mois de septembre 1913, à la suite d’une campagne de presse, une société financière italienne obtenait de la Sublime Porte l’autorisation d’effectuer des études pour l’établissement éventuel d’une voie ferrée dans la partie méridionale de l’Asie Mineure, d’Adalia à Bouldour. Les journaux italiens exprimaient à cette occasion l’espoir que l’Italie, qui faisait seulement son entrée en Asie Mineure, « saurait rattraper le temps perdu ».
Le 5 mai 1915, à Quarto, Gabriele d’Annunzio s’écriait : « Plus personne ne
parle bas, parce qu’ont cessé le malheur et la honte ; la paresse de ne pas voir et de
ne pas sentir a cessé. Et les messagers aériens nous annoncent que la Nuit de
Michel-Ange s’est réveillée et que l’Aurore de Michel-Ange, appuyant sur la pierre le
pied et le coude, rejette loin d’elle sa tristesse, et voici que déjà elle s’élance
dans le ciel des Alpes à l’Orient. »
Au mois d’août de la même année, les Italiens proposent aux alliés de collaborer à l’expédition des Dardanelles par un débarquement à Enos. Le Temps rappelle cette offre un an plus tard dans son n° du 5 1916. Pour des raisons que l’on connaîtra plus tard, elle est déclinée ; mais lorsque le camp franco-anglais de Salonique est constitué, les Italiens ne manquent pas d’y paraître. Ils s’empressent d’autant plus qu’ils ont discerné l’erreur commise par la Grèce en se tenant à l’écart du conflit et en renonçant de ce fait au gain légitime que sa participation lui eût valu en Orient. Après la guerre de Tripolitaine et la guerre des Balkans, on pouvait prévoir de sérieuses difficultés entre l’Italie et la Grèce en Méditerranée orientale. L’élément grec des îles et des côtes d’Asie Mineure, dans la région même d’Adalia dont il vient d’être question, voyait d’un mauvais œil les nouveaux venus. Les Turcs se sont chargés à leur manière de libérer les Italiens de toute inquiétude à ce sujet… Du côté de la Tripolitaine, ces derniers ont su profiter de leur alliance avec l’Angleterre pour se garer des Senoussis, par un accord avec cette Puissance en date du 31 juillet 1916.
Ainsi, quels que soient les déboires dont les Italiens aient été abreuvés en Tripolitaine et les commencements de difficultés qu’ils aient eus avec les Grecs, il ne semble nullement que ces déboires et ces discussions aient été de nature à les décourager et à les retenir sur le chemin des acquisitions lointaines. Certains parmi nous redoutent même de leur part de trop gros appétits et ne cachent pas leur appréhension de les voir prendre en Méditerranée orientale une situation considérable.
Nous ne partageons pas cette crainte. Nous posons en principe que l’Italie et la France défendant une civilisation commune qui est la base de leur existence nationale, leur amitié d’aujourd’hui doit, dans leur intérêt à chacune, demeurer l’amitié de demain. La permanence du péril, même lorsqu’il se présentera sous une autre forme qu’à présent, garantira certainement la solidité des liens franco-italiens. Personne du reste ne songe à négliger les ambitions de nos alliés, à ne pas les prendre en considération, encore moins à les repousser en bloc ; mais pourquoi les envisager d’un regard inquiet, pourquoi ces réticences, qui ne peuvent que compromettre le succès de tous ? Les questions d’Orient qui dériveront de la liquidation de la guerre seront toutes susceptibles d’un arrangement amical entre les Italiens et nous. N’est-il pas évident que l’union latine ne peut se limiter aux seuls intérêts d’Occident ? Si, comme nous le croyons, elle s’est faite profonde au cours de cette guerre et subsiste après le traité de paix, elle s’étendra naturellement aux intérêts communs d’Orient. Et là, elle ne s’exercera pas seulement politiquement, mais moralement. Nous entendons que les deux nations s’efforceront de concert d’élever des populations diverses jusqu’à leur civilisation commune et par des procédés analogues de tact et d’humanité.
Plus aisément que les continents, les mers se prêtent aux orientations politiques et économiques des peuples ; il n’est sur leur surface uniforme de routes nécessaires, d’itinéraires qui s’imposent, comme sur terre, les vallées, le contour des massifs montagneux : l’homme peut les parcourir à son gré en tous sens. C’est ainsi que certaines d’entre elles ont pu servir des politiques d’expansion lointaine vers des buts différemment orientés. L’Adriatique, par exemple, a servi deux grands courants politiques et économiques : l’un vertical, celui de la République de Venise, l’autre horizontal, celui de l’Empire romain.
Les voiles rouges de la flotte des doges montaient et descendaient le long des côtes d’Istrie et de Dalmatie et gagnaient l’Orient, les ports de la Morée, Candie, l’Archipel et Constantinople. La puissance de Venise, essentiellement maritime et côtière, s’infiltrait peu à l’intérieur des terres. L’Adriatique était son principal empire.
Les Romains n’avaient pas considéré l’Adriatique de la même manière ; pour eux, qui n’étaient point des marins, elle n’était qu’un fossé à franchir pour gagner l’Épire et pénétrer par la via Egnatia, au pas pesant mais ininterrompu des légions, dans les riches territoires de l’est qu’arrose le Danube.
Deux politiques, qui rappellent de loin les deux d’autrefois, trouvent aujourd’hui en Italie des partisans convaincus. Les uns se contenteraient avec Trieste et l’Istrie de garanties sur la côte dalmate, et, tels les Vénitiens, regardent l’Adriatique comme le libre chemin de l’Orient. Les autres, au contraire, voudraient que l’Italie possédât en propre au moins la côte et un certain hinterland à l’est de l’Adriatique. L’ambition de ces derniers se heurte naturellement à celle des Slaves. Quelle que soit la forme politique qu’obtiennent après la guerre les différents éléments slaves à l’est de l’Adriatique, il est évident que ceux-ci désireront avoir libre accès à la mer. Voilà déjà en quoi, aussi bien dans l’intérêt de la paix générale que dans celui de nos propres rapports avec le monde slave, la question dont nous parlons peut aussi nous regarder.
Ceux des Italiens qui s’en tiennent à la politique que nous avons appelée la politique verticale font remarquer à leurs compatriotes qu’un hinterland qui s’enfoncerait jusqu’aux Alpes Dinariques, qui varierait par conséquent entre 25 et 50 kilomètres, n’offrirait en réalité aucune sécurité au point de vue militaire ; c’est la Bosnie et l’Herzégovine. tout entières qu’il faudrait pour garantir une côte telle que la côte dalmate ! L’occupation de la Dalmatie simplement resterait sous la menace constante de la poussée des Slaves ; elle indisposerait en outre ces derniers, et ceux qui s’y opposent font remarquer, non sans raison, qu’il serait bien imprudent de la part de l’Italie de dresser contre elle l’inimitié des Slaves à côté de celle des Germains.
Nos alliés italiens savent que nous sommes prêts à respecter leurs ambitions, mais ils ne peuvent nous en vouloir de leur dire, sans arrière-pensée et d’un point de vue purement objectif, ce que nous trouvons qu’elles contiennent de judicieux ou de risqué. Et puisqu’ils diffèrent d’opinion sur la question de l’Adriatique, il nous est sans doute permis de leur signaler quels sont ceux d’entre eux que nous approuverions pleinement.
Or, il nous apparaît que les Italiens qui raisonnent comme nous venons de le montrer en dernier lieu font preuve de plus de clairvoyance que les autres.
Nous connaissons l’importance à tous points de vue de l’élément italien dans les ports
dalmates ; mais nous savons aussi qu’il n’en est pas de même au-delà. Nous trouverions
donc très naturel que l’Italie cherchât à conserver dans ces ports la situation qu’elle
y a déjà et à la fortifier encore. Pour cela, de bons esprits, en Italie, ont préconisé
le moyen des écoles. C’est de fait un excellent moyen que les Italiens emploient avec
succès dans bien des pays ; il maintient et répand l’usage de la langue italienne et, du
même coup, entretient le prestige et propage les idées de l’Italie. D’autres moyens qui
touchent davantage à la vie administrative, judiciaire et municipale des villes
étrangères peuvent s’ajouter à celui-là et nous croyons fermement que l’entente serait
possible sur ces terrains entre les Gouvernements intéressés. De cette manière les
intérêts de l’Italie seraient suffisamment garantis tout le long de l’Adriatique, sans
que cette Puissance fût pour cela en butte aux jalousies de ses voisins. Elle aura un
intérêt trop évident à entretenir avec eux d’aussi bons rapports qu’avec nous-mêmes pour
qu’elle le méconnaisse. Quelqu’un qui s’entendait à la psychologie des peuples, Alfred
Fouillée, cite ce vieux proverbe italien : « L’Italien dit souvent des sottises,
il n’en fait jamais. »
Grâce au bloc qu’elle formera avec eux et avec nous,
l’Italie écartera tout péril commun, nous le disions plus haut, quand après la guerre il
se présentera cette fois sous la forme économique.
Nous ajouterons que cette politique de garanties sur la côte orientale de l’Adriatique donnerait satisfaction à tous les patriotes italiens, car, en tenant compte des revendications slaves, elle faciliterait un courant d’affaires de l’ouest à l’est qui serait l’équivalent de style moderne de la politique horizontale de Rome.
On peut penser que la politique mondiale de l’avenir revêtira de plus en plus la forme de la concurrence économique. Les nations qui sauront prendre au lendemain de la guerre les meilleures positions sur le champ commercial du monde se trouveront en partie de ce fait les mieux préparées pour la lutte. Pénétrés de cette idée, les Gouvernements éviteraient, le moment venu, bien des froissements entre nations ; des avantages territoriaux, qui leur eussent semblé autrefois indispensables, ne leur apparaîtraient plus qu’au second plan et ce serait un grand pas de fait vers la paix durable que souhaitent les peuples.
Dans cet ordre d’idées, ce que nous venons de dire des Italiens et de l’Adriatique pourrait prendre quelque valeur aux yeux de nos alliés, et nous ne saurions trop nous associer à leur façon pratique d’envisager l’avenir. Reposant sur les mêmes principes, notre collaboration n’en serait que plus complète et plus efficace, et le bloc d’intérêts latins dont nous poursuivons la formation, en relation étroite avec le monde slave, n’en serait que plus solide1.
Nous voudrions ajouter aux opinions que nous venons d’émettre avec le souci constant de ne froisser en aucune manière la susceptibilité de nos alliés, mais avec l’unique désir d’aplanir pour eux et pour nous la route de l’avenir, un argument philosophique qui sera admirablement compris au-delà des Alpes. Il nous semble que cet argument milite tellement en faveur de l’action franco-italienne dans le monde après la guerre, que non seulement il n’est pas permis de le négliger, mais qu’il est du plus grand intérêt de l’exposer même sommairement, car la leçon qu’il comporte se dégage d’elle-même.
On a suffisamment dit et répété que la guerre actuelle était la lutte de deux principes de civilisations, de deux idéals sociaux, de deux manières d’entendre le progrès, pour que nous ne revenions pas sur ce point, surtout dans les limites forcément restreintes de cet article ; mais nous pouvons nous demander si la défaite de nos ennemis suffira à leur montrer l’injustice de leurs principes, la fausseté de leur idéal, le néant ou du moins l’insuffisance du progrès tel qu’ils l’entendent, autrement dit si leur défaite mettra le monde à l’abri de leur convoitise.
L’orgueil qui était au fond de leur programme national depuis quarante ans avait été pour les nations latines, pour l’Italie qui était devenue leur alliée, et même pour nous, un exemple contagieux, et peu à peu leur façon d’envisager la grandeur de la nation, si contraire fût-elle à notre jugement à notre goût, à notre sens de la mesure et de l’harmonie en toutes choses, avait fini par nous séduire et par nous faire oublier ce qui avait fait notre propre grandeur,
Les Italiens, déjà réalistes par nature, pouvaient peut-être, à leurs risques et périls, faire bon marché de ce qui leur restait d’idéalisme ; mais nous, en abandonnant le sens de l’idéal, nous n’avions pas même en compensation leur réalisme solide et pratique : nous restions entre ciel et terre. Et ainsi, le monde, sous la poussée allemande, allait vers le cataclysme un peu plus chaque jour.
Il est certain que le premier effet produit sur les Allemands par la défaite sera de les humilier. Mais l’humiliation peut être mauvaise conseillère. Ce n’est pas d’elle qu’il faut attendre la paix durable que nous désirons. Une nation humiliée n’oublie pas et l’humiliation n’est pas ce qui transforme son état d’esprit et l’améliore. Il faut pour cela autre chose : il faut que la nation vaincue reconnaisse ses erreurs, passées et en vienne à estimer chez son vainqueur les principes qui lui ont fait à elle-même défaut2.
Certes il serait illusoire d’espérer que nos ennemis prissent, au lendemain de leur défaite, celle attitude devant nous ; toutefois le monde entier nous a donné assez de témoignages de sympathie et d’approbation pendant la guerre, pour que nous hésitions à redevenir nous-mêmes et à substituer à l’exemple néfaste de l’orgueil que nous donnait l’Allemagne celui de la sagesse que nous tenons de notre latinité. Or, cet exemple peut devenir tout aussi contagieux que l’autre, d’autant plus qu’il ne fait nullement litière du progrès moderne, même au sens où les Allemands l’entendent ; mais il s’y ajoute ce que nous avons acquis en d’autres temps et que n’ont jamais possédé les Germains.
Un des hommes qui de nos jours ont le mieux exprimé ces choses est précisément un
Italien nourri des traditions et de la sagesse antiques, M. Guglielmo Ferrero, à qui
nous empruntons les lignes suivantes et dont nous voudrions pouvoir citer de nombreuses
pages : « Les civilisations antiques, dit-il, excellaient à refréner l’homme au
point de l’empêcher de commettre des folies trop grandes et trop périlleuses ; mais en
même temps elles limitaient sa force d’initiative et d’action. La civilisation moderne
a exalté l’énergie humaine, en la libérant de tous les freins, et l’a rendue capable
d’accomplir des prodiges ; mais elle lui a aussi ôté les freins qui l’empêchaient de
commettre les folies suprêmes. Notre civilisation touchera le faîte de la gloire et de
la perfection le jour où elle réussira, en tempérant la puissance nouvelle qu’elle a
créée par la sagesse antique qu’elle a oubliée, à soumettre l’énergie désordonnée de
l’homme à l’influence modératrice de règles et de principes esthétiques, moraux,
religieux, philosophiques qui en soient les limites, aussi larges
que l’on voudra, mais précises. »
Quels peuples mieux que le peuple italien et le nôtre sont capables de comprendre et de s’assimiler une si haute doctrine ? C’est en l’appliquant et en la propageant jusque parmi nos ennemis communs, que notre victoire sur eux sera complète et que notre défense sera à jamais assurée.
Histoire.
Pierre-Gauthiez : Sainte Catherine de Sienne,
1347-1380. Bloud et Gay, s. p. §
Avec son ouvrage sur Sainte Catherine de Sienne (1347-1380), M. Pierre-Gauthiez me convie à m’arracher un moment à notre horrible époque pour le suivre vers des temps moins accablants. Je le suivrai volontiers. De toute cette littérature de guerre où s’exercent tant de plumes à l’aveugle, — et quelque nécessaire que soit son action de propagande, — l’esprit ne retire rien, sinon, la plupart du temps, le sentiment d’être, un peu plus encore, roulé dans les ténèbres. Je rappelais, aux premières périodes de la guerre, en constatant l’extinction des Lettres, que de très violentes guerres, auparavant, n’avaient point vu cependant la mort de l’art. Chateaubriand écrivait Les Martyrs vers 1809, Goethe Les Affinités électives vers 1813. Hélas ! aujourd’hui, j’oserais à peine renouveler ce reproche. Rien, jamais, ne s’est vu de comparable à l’horreur actuelle. C’est la nuit du monde. Le ve et le xe siècles sont dépassés, car ils furent, ces deux vieux siècles apocalyptiques, malgré la virulence de leur esprit d’extermination, beaucoup plus vides de moyens de destruction et de mort que ne l’est le nôtre, notre maudit et exécrable siècle scientifique, qui ne compensait la férocité de son esprit d’usine et d’industrie que par les pitoyables, les vaines, les paresseuses illusions métaphysico-humanitaires d’un ramassis d’abstracteurs de quintessence sociale ! La civilisation industrialiste dépose son bilan. Ces catastrophes sans précédent, cette réalisation intensive de tout ce que la nature humaine contient, mêlé à ses aspirations vers le bien, de mauvais, de ruineux, d’implacable, de noir, — voilà ce qui était en puissance dans notre civilisation ; cela, et non le bonheur tant promis, ni même la plus modeste commune mesure de bonté et de bon sens.
Oui, mon cher M. Pierre-Gauthiez, ramenez-moi vers des temps ou cette pauvre commune mesure était encore perceptible, fût-ce sous un amas de haines et de déraisons ; ramenez-moi au xive siècle. Qu’on puisse écrire aujourd’hui cela sans paradoxe ! Il fut pourtant assez noir, ce xive siècle, et le tableau des Républiques italiennes, que trace M. Pierre-Gauthiez dans son livre, se compose de quantité de misères patentes, ou bien entrevues, ou raisonnablement supposables. La prospérité marchande de ces pays, à cette époque, une institution dominante, la Papauté, pacifique en son essence, c’étaient là de bonnes choses ; mais ces choses perdaient beaucoup de leur valeur, se trouvaient gâtées de bien des manières. La vie avait ce qu’il fallait pour être douce et large, mais il survenait de fréquents sursauts de haine et de brusques lacunes de misère. Les existences à la Dante et à la Machiavel, — moins le génie, — se voyaient fréquemment : de longs jours passés dans la douceur communale, et puis tout à coup quelque noire vicissitude. L’ouvrage de M. Pierre-Gauthiez s’ouvre sur un tableau qui fait comprendre ces destinées des gens d’Italie, à la fois monotones et abruptes. Furibondes rivalités de ville à ville, de quartier à quartier, de famille à famille ; épées et crocs intestins de la discorde communale ; luttes du bourgeois et du féodal ; et puis, la tyrannie avignonnaise, les Légats du Pape renouvelant le despotisme gibelin ; enfin des pestes, des épidémies, incompréhensibles et paniques ; une odeur de mort se mêlant, dans les rues où brûlent les cierges, à l’odeur des fleurs de Toscane enguirlandant les autels. Abattement, fièvre, menace, gens et choses intraitables. Et pourtant, je l’ai dit sur le témoignage de M. Pierre-Gauthiez, savant historien de l’Italie médiévale, et qui vraiment y est allé voir, et pourtant, il y eut toujours une certaine commune mesure de douceur, de bonne volonté, par où ces temps sombres n’ont jamais complètement démenti — comme aujourd’hui, — l’espoir humain.
Comment cela ? Par la Sainteté. Voilà une puissance de l’âme, une efficace spirituelle et en même temps fort pratique, dont jamais aucune métaphysique humanitaire et rationaliste, à La Haye ou à Washington, ne saurait nous offrir le plus lointain équivalent. Tant il y a, entre les deux, une différence d’espèce ! Par la Sainteté. Par des êtres extraordinaires tels que cette Catherine de Sienne, à qui M. Pierre-Gauthiez consacre un livre coloré comme une chronique et précis comme un document. Aux jours de vie mauvaise, jours de foi tout de même, ces êtres s’en différencient, de la vie, en tranchant, par le renoncement, certains liens charnels. Mais s’ils s’en différencient, s’ils s’arrachent à la condition commune, c’est, pourquoi est-ce ? c’est pour mieux lui porter secours, à la vie, pour mieux les sauver, ces êtres et ces choses de la condition commune. La rare grâce que de tels êtres finissent par conquérir à travers les grandes luttes de l’abstinence, — ces luttes sans beauté immédiate, par moments même laides et dégoûtantes comme un enfantement, un enfantement d’âme, — cette rare grâce est cette essence même de bonne volonté, dont une goutte, — autour de ceux qui en répandent la rosée, — suffit pour effacer les flétrissures les plus âpres de la vie.
Spontanément, les pauvres contemporains de Catherine de Sienne comprirent le rôle de la
sainteté en ce qui concernait leurs difficiles affaires. De grands personnages
appelèrent la vierge, des gouvernements l’écoutèrent ; tout ce qui avait charge d’âmes
devint à son tour charge de la meneuse d’âmes principale. Cela se fit d’une façon toute
naturelle, bien que non sans difficultés et sans l’éternelle part de négation, de
dénigrement et d’insulte. Il y eut simplement exercice et due reconnaissance d’une
autorité spirituelle extraordinaire. Parlant des rapports de Catherine avec Pierre
d’Estaing, cardinal-légat « envoyé par Grégoire XI pour pacifier Bologne »,
M. Pierre-Gauthiez remarque : « Il ne faut point chercher, quoi qu’on ait pu
dire, dans les deux lettres adressées à ce cardinal, ni presque dans aucune lettre de
Catherine »
(elles sont nombreuses, on le sait, et l’auteur en donne de
fréquents extraits, très précieux pour la connaissance « psychologique » (pardon !) de
la Sainte), « des renseignements historiques ou la moindre clarté sur les faits
réels »
. Faits réels examinés d’ailleurs autant que possible par l’historien ;
mais c’est simplement « à la suprême charité, que la vierge veut amener et fait
appel »
. C’est cet esprit de bonne volonté, de douceur, d’intelligence qu’elle
fait subsister au travers des violences et des désaccords. Elle pacifie Sienne,
éteignant le feu de la vendetta qui dévore les familles principales de la cité et, avec
elles, la cité ; elle réconcilie la Papauté et Florence brûlant contre elle d’une
classique haine dantesque ; elle ramène, selon le vœu de l’Italie, d’Avignon
Grégoire XI ; et quant au Grand Schisme (Urbain VI et l’antipape Clément VII), quelque
opinion qu’un catholique français puisse avoir sur cette question, il suffit de savoir
qu’elle y épuisa, en faveur d’Urbain VI, c’est-à-dire de son pays, le reste de ses
forces.
Dans son remarquable chapitre final sur le caractère et l’influence de Catherine,
M. Pierre-Gauthiez écrit : « En voyant combien elle fut militante, il faut songer
que l’action est propre aux Saints d’Italie. »
Natures de feu, ces saints,
d’un feu d’autant plus vif, actif et industrieux, qu’il devient, par le renoncement,
plus subtil et spiritualisé, Natures de feu. Il y a là-dessus une page prodigieuse dans
la vie de Catherine. Un jeune homme condamné à la décapitation, « furieux de
jeunesse »
, a chassé tous les confesseurs. Elle le voit. Touché de la grâce
(amoureux ?), le jeune homme meurt en une allégresse surhumaine sous le regard de la
vierge (de la femme ?). Mais attendez : son sang jaillit sur elle, et elle n’est point
non plus sans éprouver « un parfum de son propre sang »
, le tout mêlé à
l’idée fulgurante du Sang eucharistique. Une physiologie terrible, un mysticisme suraigu
sont ici miraculeusement fondus en une spiritualité formidable. Formidable, et qui peut
tout. « Je veux ! »
dit à ce moment l’extraordinaire vierge. Et, ajoute
M. Pierre-Gauthiez, — en des lignes que je tiens à citer pour finir, car elles sont
d’une suggestion vive, — et « après le je veux, prononcé sous le jet de sang que
versait sur elle un prochain conduit au seuil de l’éternité, Catherine, plongée dans
une extase que parvient avec peine à rendre un style (il y a une lettre de Catherine
sur la scène) d’inspiration furieuse, haletant, presque frénétique, où l’on retrouve
les sursauts d’agonisant et les hoquets du décapité qu’elle a tenu contre elle,
— Catherine peut tout oser, tout entreprendre et tout obtenir, dans l’existence
militante où elle se voue désormais… »
Scène inouïe ; fulguration d’amour, brûlant comme une étoile au fond d’une sombre époque. Cherchons-les, ces brûlantes étoiles, au ciel non moins noir de la nôtre, où luisent d’un feu terne les astres froids du rationalisme métaphysique.
Les Journaux.
Un article rétrospectif de Mme Mathilde
Serao : Germanie ou France ? (Le Matin,
21 septembre 1906) §
On sait quelle ardente germanophile est soudain devenue Mme
Mathilde Serao. Pour cette nouvelle Danaë Jupiter aussi s’est changé en pluie d’or. Il
est d’autant plus curieux de relire aujourd’hui un article très péremptoire qu’elle
publiait dans le Matin, le 21 septembre 1906, à une époque où on ne
pensait à la guerre que d’une façon très problématique. Cette page s’intitule : Les deux énergies. Germanie ou France ? et l’éditeur pouvait, en toute
justesse de ton, le résumer en ce petit chapeau : « Le grand écrivain italien
Mathilde Serao déclare que les peuples s’instruiront à l’école de l’énergie française,
non à l’école de la brutalité allemande. »
Voici un long passage de cet
article d’une grande sûreté d’idée, et de foi en notre supériorité latine.
………………………………………………………………………
Mais à quelle école d’énergie irez-vous retremper l’âme hésitante et inquiète, l’âme qui a trop vécu de sa vie intérieure, qui a cru que le songe avait plus de valeur que la réalité ? Vous laisserez-vous prendre à la rude fascination de l’esprit germanique ?
Certes, Arminius a pris un essor formidable, dans les cinquante dernières années du siècle précédent, et, pendant quelque temps, il sembla qu’il n’y eût plus de place que pour lui sous les cieux azurés ou voilés de brumes, et que sa suprématie militaire, sa richesse commerciale et industrielle, son prestige scientifique s’imposassent à tous, incomparables et écrasants. Arminius étendait ses bras de colosse sur l’univers tout entier, qu’il serrait et qu’il étreignait. Rappelez-vous : il y a six ans, à l’Exposition de Paris, dans la section de la marine, l’empereur Guillaume tint absolument à faire inscrire sur le pavillon germanique la fameuse devise : « N’oublie pas, Allemagne, que ton empire est sur la mer ! »
L’esprit de domination, tel est le germe brutal d’où naît, se développe et s’étend l’énergie germanique : la force, voilà son moyen d’action : le triomphe absolu, exclusif, unique, tel est son but final. C’est là tout Arminius, c’est là tout le génie germanique, dans cette pensée, dans ces moyens et dans ce but ; il est là tout entier avec sa dureté, sa froideur, sa persévérance, son égoïsme, son aveugle égoïsme, qui est, en somme, tout le fond de l’énergie tudesque. Et tout ce qui en découle, dans toutes ses manifestations, garde une empreinte germanique indélébile : c’est une violence qui, bien des fois, va jusqu’à la brutalité ; une volonté implacable, un besoin féroce de ne rien tolérer en dehors de la victoire germanique, du succès germanique ; une vanité qui ignore et qui méprise tout ce qui n’est pas germanique.
L’expression suprême en est dans leur homme de génie, Richard Wagner, en qui Arminius lui-même semble s’être réincarné, génie colossal aux proportions formidables, mais obscur et confus ; génie admirable, mais qui opprime notre âme de tendresse et de clarté par la violence même de sa force, génie que notre esprit latin ne peut pénétrer qu’en partie, et devant lequel il s’incline, parfois avec respect, parfois avec angoisse.
L’énergie germanique ! Elle donne le jour à des millions d’œuvres trahissant un singulier effort de pensée et de volonté, mais auxquelles manque le double attrait de la beauté et de la grâce. Elle s’ingénie à des manifestations scientifiques et industrielles certes très neuves et très fortes, mais qui n’ont pas ce cachet de génialité et d’originalité qui est le secret du succès universel. En art, elle essaye de donner une note personnelle, mais on y cherche vainement ce reflet de poésie qui charme les foules. Si vous avez un esprit de justice et d’impartialité, vous vous direz que les descendants d’Arminius n’ont point failli à leurs antiques légendes et qu’ils sont, dans la vie moderne, à la hauteur de leurs destinées, mais que leur génie n’est et ne sera jamais le vôtre, et que la germanisation de l’univers est une vision de l’orgueil tudesque, mais rien de plus.
Mais quelle école d’énergie attirera les esprits et les volontés, quelle école d’énergie imprimera son influence sur les masses européennes, quelle école, sinon celle qui a le génie latin pour inspirateur, et quel pays, sinon celui de France ? Si nous devons arracher notre âme à sa vie intérieure et la mettre en face de l’action, aux prises avec la vie ; si nous devons lui demander non seulement sa pensée, seulement son sentiment, mais encore des actes réels, ce n’est qu’à une énergie latine que nous ferons le sacrifice de nos antiques aspirations et de nos antiques revendications, à une énergie qui soit faite de tous les éléments spirituels, des plus humbles aux plus sublimes, des plus simples aux plus héroïques, des plus forts aux plus beaux.
C’est dans ce pays que l’originalité de la pensée, de la recherche et de l’invention a ses bases les plus solides, que la génialité éclate le mieux dans le moindre petit joujou comme dans la machine la plus grandiose, que le besoin de la beauté s’impose aux formes les plus austères de la vie, et que règne dans tout son enchantement, dans toutes ses délices, cette chose insaisissable, impalpable, lumière, sourire, poésie qui est la Grâce, Kharis, comme les Grecs l’appelaient.
Nous pouvons vivre en dehors de notre âme, mais l’ambiance dans laquelle nous vivons doit nous prendre et nous retenir par sa séduction, comme dans le pays de France ; nous pouvons nous rappeler que nous vivons parmi nos semblables, à chaque heure et à chaque moment, mais à la condition que ce qui nous entoure nous donne des impressions de beauté et de bonté ; nous pouvons sans doute préférer les triomphes de l’action à la contemplation spirituelle, mais à la condition que l’œuvre qui en résulte ait tous les caractères qui lui assurent la victoire ; nous pouvons apprécier l’énergie comme le secret du bonheur pour nous et pour nos fils, mais encore faut-il qu’elle conserve la double vertu de la justice et de la générosité.
Si vous voulez que nous vivions, désormais, sans aucun rêve, nous pourrons y consentir, et nous et tous les nôtres irons à l’école de l’énergie, mais à une seule, à l’école de l’énergie latine, dont la France tient très haut le noble drapeau. Nous irons à une énergie qui unisse la force à la beauté, le talent à la grâce et qui soit animée du souffle divin de la bonté.
Cet article est d’ailleurs remarquable par cette lucidité avec laquelle l’auteur avait compris, alors, le danger de cette brutalité germanique, qu’on ne saurait mieux définir aujourd’hui.
Tome CXXI, numéro 453, 1er mai 1917 §
À l’étranger. À travers la presse.
La presse alliée [extrait] §
La Revue des Nations latines, de Florence, a demandé à quelques personnalités intellectuelles des pays latins leur opinion sur une Fédération de tous les États dont la langue est qualifiée de latine. Donnons ces passages de la réponse de M. Victor Augagneur :
Si l’Allemagne est si formidable dans la guerre, si elle a été si envahissante dans la paix, c’est parce que, en face des Latins et des Slaves, elle avait su, tout en demeurant politiquement ou administrativement divisée, fédérer tous ces composants ethniques. Alors qu’une jeune Espagne, une France, une Belgique, une Italie, de même race, se renfermaient jalousement dans leurs frontières, l’Allemagne était une, abaissant toutes les barrières militaires, économiques qui s’élevaient entre les Nations de race germanique. Les intérêts spéciaux d’une Bavière, d’une Saxe, d’un Wurtemberg. d’une Autriche se discutaient entre Allemands, sans qu’aucun des intéressés songeât, pour renforcer ses prétentions, à en appeler à une influence étrangère à la race allemande.
Ce que cette conception réalisée de la Fédération ethnique a eu d’avantageux pour les Germains, nous l’avons trop constaté pour que la leçon ne nous profite pas à nous, Latins. Nous devons fatalement, en restant distincts politiquement, en arriver dans notre intérêt, et aussi dans celui de la paix européenne, à une fédération latine.
Cette union est préparée d’avance, la communauté d’origine entraîne des similitudes, ou tout au moins de profondes analogies intellectuelles et morales, qui se reproduisent dans les institutions et les mœurs. Un Slave s’entendra plus aisément, surtout plus profondément, avec un Slave qu’avec un Latin, un Latin avec un Latin qu’avec un Germain. Les langues de racine commune entraînent des modes de voir et de juger communs. Dans une Europe remaniée pour obéir aux affinités nationales, le groupe latin, sans modifier les limites et l’indépendance intérieure de chacun de ses composants, devra se fédérer pour évoluer en liberté en face des masses ethniques slaves et germaniques. Celle des Nations latines qui s’agrégerait politiquement, économiquement à l’un des autres groupes pourrait momentanément toucher quelques avantages ; elle demeurerait indéfiniment un satellite sans personnalité et sans avenir…
… Par quels moyens pratiques réaliser cette fédération ?
Je crois à l’influence, sinon prépondérante, au moins considérable dans notre famille latine, des facteurs d’ordre intellectuel et moral.
Je m’explique.
Je suis trop de mon temps et j’accorde aux phénomènes économiques une action trop déterminante dans l’évolution historique des peuples pour ne pas leur attribuer l’importance qui leur appartient, mais combien avec notre tendance à partir d’idées générales, avec la culture de tous nos hommes d’État, l’entente dans l’ordre matériel serait facilitée par une coopération préalable dans l’ordre intellectuel.
L’œuvre si patiente et trop réussie de pénétration économique accomplie par l’Allemagne a été en France, en Italie, en Espagne singulièrement facilitée par l’invasion préalable de ses méthodes intellectuelles, par une imprégnation de nos universités, par la science allemande, dont le prestige fut si grand et si souvent injustifié. Nos penseurs, nos professeurs, nos écrivains ont été de chaque côté des Pyrénées et des Alpes les fourriers des commerçants, des banquiers allemands. Avant que les industriels et négociants de la Germanie aient pénétré en directeurs dans nos entreprises ou les aient ébranlées par une concurrence sans merci, les maîtres de nos universités abdiquaient les méthodes et l’esprit latins, s’inclinaient devant la splendeur des universités allemandes, éblouis par leur prospérité et leur organisation matérielle. Parce que le prestige prussien rayonnait après 1870, parce que la discipline, la soumission à l’autorité avait, dans l’enseignement allemand, réalisé d’incontestables progrès d’ordre matériel, que de nos maîtres à courte vue jugèrent que la science de ceux qui travaillaient dans des laboratoires somptueusement outillés, dans des cabinets confortables devait l’emporter sur celle élaborée dans nos trop modestes établissements, du coup les échanges intellectuels entre les peuples latins se ralentirent. Alors qu’Espagnols, Français, Italiens, traduisaient fébrilement toutes les publications allemandes, se faisaient les disciples des universités allemandes, inclinaient le génie latin devant la pensée allemande, les Français connaissaient à peine ce qui se publiait en Italie ou en Espagne ; Espagnols et Italiens n’étaient pas plus curieux et avertis du mouvement intellectuel en France. Ainsi s’introduisirent, dominatrices dans notre enseignement, dans notre direction intellectuelle, les influences germaniques, dissociant les manifestations du génie latin, les laissant isolées les unes des autres. Personne ne pourrait contester que cette attitude humiliée des intellectuels latins n’ait été une aide précieuse pour les entreprises des négociants, industriels et banquiers d’Outre-Rhin. Dans notre race les mobiles d’ordre moral, je le répète, agissent puissamment ; leur action combinée est nécessaire pour que les facteurs matériels exercent leur influence. La tension funeste, trop prolongée pour l’intérêt de tous, qui se manifesta jadis entre l’Italie et la France, fut essentiellement, au début, d’ordre sentimental…
… Les mobiles de l’ordre matériel ne se découvrirent que lorsque le terrain eût été préparé sentimentalement.
Si nous voulons constituer une Fédération des États Latins, nous avons à réaliser d’abord le groupement des penseurs, des savants, de tous ceux qui, dans les sciences, les lettres, dans les organisations collectives du domaine économique et social, ont les moyens et l’autorité nécessaire pour déterminer une opinion publique.
Je conçois la puissance d’une fédération de nos organismes d’enseignement et de vulgarisation. Italiens, Espagnols, Français, tiendraient des assises communes dans lesquelles, à propos de chacune des questions envisagées du point de vue d’une Fédération, se dégagerait l’idée pratiquera formule de réalisation…
… Comme solution pratique, immédiate, je conçois que dans chaque pays intéressé, les sociétés, les associations, tous les organismes publics ou privés soient prêts à entrer en relations avec les institutions similaires des autres Nations. Qu’il se forme un Comité Central prenant l’initiative de mettre en rapport chacun de ces organismes avec ses similaires actuellement étrangers ; et que l’ordre du jour de tous ces congrès particuliers soit : La Fédération des Nations Latines.
Échos.
Pétrarque et le vin §
On se plaint avec raison de l’énorme renchérissement du vin que nous a amené la guerre.
Qu’on se console en lisant ce qu’à 66 ans, Pétrarque écrivait à un médecin de Padoue.
Nos aïeux devaient être bien malheureux, avant la plantation de la vigne, et cependant ils vivaient près de mille ans.
Qu’elles étaient à plaindre ces matrones romaines des premiers siècles, pour lesquelles l’usage du vin constituait un délit capital, au point que lorsque l’une d’elles en avait bu, son époux pouvait la tuer, sans encourir ni un châtiment ni un blâme !
Toutefois, elles n’étaient point anémiques, ces matrones qui donnaient le jour à ces fils valeureux dont nous admirons les grandes actions.
Étaient-ils donc si infortunés, ces vieux Gaulois qui ignoraient l’usage du vin que Rome leur enseigna ?
Sont-ils si misérables les philosophes de l’Inde dont le maître buvait en abondance l’eau des fontaines ?
Presque tous les peuples de l’Orient ont mis l’abstinence de vin au nombre de leurs lois.
Il n’y a que nous, en définitive, qui soyons heureux d’être des barils de vin !
Tome CXXI, numéro 454, 16 mai 1917 §
Le Mouvement scientifique §
Edmond Perrier : À travers le monde vivant, Bibliothèque de Philosophie scientifique, E. Flammarion, 3 fr. 50 §
Sous ce titre : À travers le Monde Vivant, M. Edmond Perrier a réuni un certain nombre de ses chroniques scientifiques du journal Le Temps. On sait avec quel talent l’éminent directeur du Muséum expose les grands problèmes de la vie. Au premier abord, les questions traitées dans ce nouveau livre paraissent assez disparates ; mais rapidement l’enchaînement apparaît aux yeux du lecteur, qui s’aperçoit que l’auteur s’est laissé guider par une idée fondamentale : les êtres vivants, tout en évoluant, ont été façonnés en quelque sorte par le milieu extérieur ; leurs genres de vie ont été imposés par les conditions du milieu, et ont déterminé les diverses formes et organisations. M. Edmond Perrier, qui a occupé au Muséum la chaire de Lamarck, est un grand admirateur de l’illustre créateur de la théorie transformiste ; aussi attache-t-il la plus grande importance à l’étude des divers milieux dans lesquels les animaux vivent ou ont vécu. Il cherche à s’imaginer quelles sont les conditions de vie à la surface de la planète Mars, et à reconstituer ainsi les conditions de vie à travers les âges géologiques. Un des milieux actuels qui a été le plus étudié par M. Edmond Perrier est la Mer.
De tous temps, le monde de la mer a fasciné les imaginations. À cet égard, il y a, dans le livre de M. Perrier, une histoire merveilleuse, qui ressemble quelque peu à un conte de fées, mais qui est intéressante, non seulement au point de vue de la psychologie féminine, mais encore à celui de l’histoire des sciences. L’héroïne, Lilli Villepreux, est d’ailleurs une compatriote de l’auteur du livre.
Née dans un modeste bourg de la Corrèze en 1794, dès qu’elle fut en état de servir, on en fit une bergère qui gardait vaches et moutons. À 16 ans, après un amour malheureux, elle s’enfuit à Paris ; M. Louis de Nussac a raconté ce voyage mouvementé. À force d’errer parmi les rues, et de s’arrêter, avec une mine candide et émerveillée, aux devantures des modistes, elle finit par attirer l’attention de la patronne d’un magasin à riche clientèle. Apprentie, puis rapidement première, elle fut chargée de créer une toilette splendide destinée au mariage de la fille du roi de Naples. Un riche Irlandais, de passage à Paris, admira cette robe couverte de magnifiques broderies ; il demanda à voir l’artiste et, séduit, il ne tarda pas à l’épouser. Lili Villepreux, devenue mistress James Power, vint s’établir à Messine. La petite bergère, qui maintenant parlait et écrivait plusieurs langues, éblouissait par sa beauté et son esprit l’aristocratie napolitaine.
Or, le détroit de Messine est célèbre parmi les naturalistes. C’est là qu’on recueille les animaux marins les plus extraordinaires de la mer. Successivement il fut visité par Delle Chiaje, Milne-Edwards, de Quatrefages, Blanchard, Haeckel, H. Fol. Mme Power, en artiste, se mit à admirer, elle aussi, les Polypes et les Méduses multicolores et chatoyantes qui flottent au gré des flots. Pour les étudier à loisir, elle organisa un véritable laboratoire maritime, muni d’aquariums, de barques, d’engins de pêche. Ce fut le premier établissement de ce genre. Plus tard de nombreux laboratoires ont été créés sur les côtes de France : Roscoff et Banyuls, par Lacaze-Duthiers, Wimereux, par Giard, Tatihou par M. E. Perrier. Les Allemands installèrent un Aquarium à Naples, et lui firent comme d’habitude beaucoup de réclame ; des savants de tous les pays, envoyés aux frais des divers gouvernements, vinrent y travailler ; la discipline y était un peu rude, mais les animaux de cette région sont si merveilleux ; on venait quand même pour les admirer et les étudier. La France seule se montra récalcitrante, et ne donna pas sa subvention.
La guerre a changé cet état de choses ; l’Italie a mis sous séquestre le laboratoire de Naples, et a confié à des savants italiens sa direction. Le Ministère des affaires étrangères de France, pour cimenter l’union avec l’Italie, y a envoyé en mission des zoologistes éminents, les professeurs Joubin, Houle ; M. Gravier, du Muséum, y est actuellement, et doit visiter le détroit de Messine. Il est question d’internationaliser ce laboratoire après la guerre.
Eugenio Rignano : Pour une quadruple entente scientifique, Revue générale des Sciences, 30 janvier 1917 §
Bien qu’on conspue l’ancienne Internationale des socialistes, on parle maintenant de plus en plus d’internationalisation : internationalisation des détroits ; internationalisation de certains services et établissements scientifiques.
À ce sujet, il faut lire le fort intéressant appel aux savants, de M. Eugenio Rignano, le distingué directeur de la Revue italienne Scientia et intitulé : Pour une quadruple entente scientifique. La science, comme l’industrie et le commerce, doit échapper au danger de l’emprise allemande. Avant la guerre l’Allemagne faisait tous ses efforts pour monopoliser à son profit la science.
Tous ces innombrables Archiv, Jahrbücher, Zeitschriften, Centralblætter, etc. qui, en Allemagne, allaient en augmentant tous les ans de nombre et de volume, monopolisaient peu à peu toute la production scientifique mondiale, en accueillant largement, en sollicitant même instamment la collaboration des savants de tous les pays ; et ils devenaient ainsi, en apparence, des organes scientifiques internationaux, et, en fait, des instruments allemands de contrôle et de monopole scientifiques.
M. Rignano n’est pas de ceux qui veulent, après le retour de la paix, chercher à conserver bien vives les haines et les rancœurs soulevées par la guerre ; il désire une coopération entre les divers peuples et le développement du sentiment de la solidarité internationale. Dès maintenant les savants de tous les pays de l’Entente devraient songer à collaborer en vue de créer, dans les principales branches de la science, des « Archives », « Annuaires », « Périodiques » internationaux. Il ne faudrait pas imiter servilement les recueils allemands. Il s’agirait surtout de mettre en évidence les résultats les plus intéressants de recherches vraiment importantes, de lancer des idées fécondes, et non de chanter les louanges de la science de tel ou tel peuple, plus ou moins privilégié. Les nouvelles archives annuaires et périodiques devraient donc publier moins et choisir mieux, et contenir, à côté de relations analytiques, des articles synthétiques. Ces publications devraient être internationales, quant à la collaboration et au contenu.
L’internationalisation de certains laboratoires se rattache au même ordre d’idées.
On aura beau faire : l’Internationale, loin de mourir, aura certainement, après la guerre, de nombreuses imitatrices ; mais il sera de toute nécessité d’empêcher l’Allemagne de mettre la main sur elles, de s’en servir comme instruments de propagande.
Échos.
L’Affaire Donizetti §
La revendication des héritiers de Donizetti, qui viennent de réclamer, lors de la reprise récente de la Favorite, la mise sous séquestre de la recette des représentations éventuelles de ce chef-d’œuvre de l’ancien répertoire, a étonné certains de nos confrères. Il paraît assez singulier, à première vue, que les arrière-neveux d’un compositeur mort en 1848 prétendent toucher les droits d’auteur de la Favorite ou de la Fille du Régiment, derniers vestiges d’une carrière glorieuse.
Or, l’affaire Donizetti est déjà ancienne, également connue dans le monde judiciaire et dans le monde dramatico-lyrique, ayant commencé, il y a quelque dix-neuf ans, voici de quelle façon fortuite.
En 1898, de grandes fêtes eurent lieu à Bergame, accompagnées d’une Exposition donizettienne, pour célébrer le cinquantenaire du compositeur. À cette occasion, M. Charles Malherbe, au double titre de collectionneur éminent et de bibliothécaire de l’Opéra, fut désigné pour y représenter la France. Au cours de son séjour à Bergame, Ch. Malherbe eut l’occasion de s’entretenir avec les uniques héritiers du compositeur, les deux frères Donizetti, petits-neveux de l’illustrissimo maestro. Grande fut sa stupéfaction lorsqu’il apprit que ces derniers, non plus que leurs parents, n’avaient jamais touché un sou des droits d’auteur fort respectables que, de 1848 à 1898, la Société française des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique avait perçus sur les œuvres de Donizetti, et notamment sur la Favorite, la Fille du Régiment, fort goûtés jadis tant à Paris qu’en province.
De retour en France, Ch. Malherbe s’enquit à la Société, établit de longues et laborieuses statistiques, prouva le bon droit des héritiers Donizetti, et… n’obtint rien.
Il fallut plaider, huissiers et avoués entrant dans la danse ; on épuisa toutes les juridictions, on évoqua l’affaire devant toutes les compétences ; la Société tenait bon, forte… du fait accompli : deux ou trois présidents moururent, se léguant cette affaire épineuse qu’aucun ne se souciait de voir liquider pendant son ministère. Charles Malherbe lui-même disparaissait, n’ayant vu qu’une lueur de justice apparaître, après treize ans de travail et de démarches, d’ennuis de toutes sortes, emportant l’estime et l’admiration même de ses adversaires, qui ont toujours reconnu son parfait désintéressement.
La guerre suspendit une procédure languissante : la reprise de la Favorite en rouvre probablement la phase définitive. Une transaction, souhaitée dès longtemps, de part et d’autre, va-t-elle intervenir, aidée par l’alliance des peuples français, italien et autres ligués pour la défense du Droit ?…
« Quoi qu’il arrive ou qu’il advienne »
(comme disait M. Scribe dans les
Huguenots), ce sera une rude épreuve pour la Société des Auteurs,
car il s’agit d’une somme de plusieurs centaines de mille francs, d’aucuns disent même
d’un million à restituer, le cas échéant, aux ayant-droits.
Après dix-neuf ans d’attente, qui oserait contester, sinon le capital même, au moins une rente correspondante, aux héritiers d’un auteur qui a fait gagner des millions à nos scènes lyriques et à nos éditeurs de musique ?
On peut être collectiviste (bien qu’en pense notre excellent confrère Snell dans l’Humanité du 22 avril dernier), on peut même être capitaliste, et ne pas désirer que des sommes indûment perçues pendant cinquante ans, durée du délai légal, par une Société de perception, deviennent la propriété de celle-ci.
L’affaire Donizetti, on le voit, n’est rien moins qu’une question artistique ; ce n’est qu’une tentative très licite de « reprise individuelle ».
Tome CXXI, numéro 455, 1er juin 1917 §
La Peinture d’avant-garde §
Le machinisme de l’art (Reconstruction de l’Univers). — Il est certain qu’à chaque civilisation correspond une forme d’art, et que pour créer cette forme d’art, l’artiste doit comprendre et aimer les objets et les corps qui vivent dans son époque.
J’ai proclamé et défendu la beauté des locomotives, des aéroplanes, des linotypes, etc…, cependant cela n’implique nullement, comme pas mal d’artistes semblent le croire, que pour faire une œuvre moderne, il soit nécessaire de représenter exclusivement ces corps et objets nouveaux.
J’ai dit dans un article précédent (Mercure de France, 1er février 1916) que
« si la physiologie humaine et son produit l’intelligence sont immuables, la psychologie, étant relative au contenu variable de l’intelligence et aux transformations de la vie extérieure, n’est pas immuable.
Les grands événements intellectuels modifient graduellement notre notion de l’Univers et tous les éléments de notre civilisation. »
Je crois que tout le monde est d’accord en admettant que ces événements intellectuels et ces objets nouveaux influencent notre expression d’art, dans laquelle ils existent virtuellement, à l’état de « force », même si l’œuvre d’art ne les représente pas réellement.
Cet aphorisme de Jean Cocteau résume cela avec justesse : « L’artiste doit
avaler une locomotive et rendre une pipe. »
Je n’entends faire aucune restriction sur le choix du sujet ; je voudrais seulement qu’on comprenne que les objets familiers qui nous entourent, et dont nous nous servons couramment, constituent des « sujets modernes » et qu’il n’y a pas besoin de se creuser la tête pour aller chercher ailleurs que chez soi des « sujets » qui seraient, forcément, inspirés par des convictions intellectuelles, d’ordre plus ou moins philosophique, et non pas par un sens purement plastique, par un désir de faire uniquement de la peinture.
La précision, le rythme, la brutalité des machines et leurs mouvements, nous ont sans doute conduits vers un nouveau réalisme que nous pouvons exprimer sans peindre des locomotives.
Tous les efforts des peintres d’avant-garde tendent vers l’expression de ce réalisme nouveau qui, étant tributaire de la sensation et de l’idée, avait été défini par moi dans mon article précédent : réalisme idéiste, en adoptant l’expression de Remy de Gourmont qui me paraît très exacte3.
La hantise de pénétrer, de conquérir avec tous les moyens le sens du réel, de s’identifier avec la vie par toutes les fibres de notre corps est à la base de nos recherches, et des esthétiques de tous les temps.
Il faut voir en ces causes d’ordre général les origines de nos constructions géométriques et exactes, de nos applications sur la toile de matières différentes, comme étoffes, paillettes, verres, papiers, et de toutes les tentatives qui, malheureusement, furent plus ou moins mal comprises ou systématisées.
Dans des recherches personnelles, j’ai poussé mes expériences jusqu’à combiner des plans mobiles en carton et en papier, auxquels on pouvait imprimer un mouvement de rotation et de translation.
De là à appliquer des moteurs ou autres forces mécaniques il n’y a plus aucun effort de pensée à faire. Mais nous avons tous abandonné ces moyens d’atteindre le réalisme et le mouvement dans le tableau, le rapport entre des « quantités » de couleurs et les directions des lignes, moyens exclusivement picturaux, devant donner seul le sens du réel que nous cherchons.
Car si le rôle de l’artiste était de donner une apparence, un simulacre de vie réelle, son but serait manqué d’avance. Toute réalité étant parfaite, comme disait Spinoza, je ne vois pas ce que l’artiste pourrait faire de mieux, si son effort tendait vers cette perfection, sinon de renoncer à l’art. Sans compter que sur ce chemin, il serait depuis longtemps surpassé par le constructeur de machines.
L’inventeur est aussi un créateur, et l’artiste est avant tout un inventeur, mais jusqu’à présent, je pense que les deux créations, quoique analogues, ne peuvent s’identifier.
Il y a cependant analogie entre une machine et une œuvre d’art. Tous les éléments de matière qui composent un moteur, par exemple, sont ordonnés selon une volonté unique, celle de l’inventeur-constructeur, qui ajoute à la vitalité intégrale de ces différentes matières une autre vie ou action, ou mouvement. Le procédé de construction d’une machine est analogue au procédé de construction d’une œuvre d’art.
Si on considère aussi la machine du point de vue de l’effet qu’elle produit sur les spectateurs, nous découvrons aussi une analogie avec l’œuvre d’art.
En effet, à moins d’être esclave d’un parti-pris quelconque, on ne peut pas ne pas éprouver une sensation de plaisir, d’admiration, devant une belle machine.
L’admiration est en elle-même un plaisir esthétique, et puisque le plaisir esthétique produit en nous par une machine peut être considéré comme Universel, nous pouvons conclure que l’effet produit sur le spectateur par la machine et celui produit par l’œuvre d’art sont analogues.
En continuant jusqu’aux extrêmes limites ces raisonnements, il serait facile de créer une esthétique qui, pour être logique, devrait supprimer le mot art (ne signifiant plus rien) et le remplacer par les mots : création scientifique, ou industrie.
Cette esthétique donnerait naturellement la même signification à un aéroplane qu’à un tableau ; deux réalités que je persiste, malgré leur analogie et mon admiration sans bornes pour les machines, à considérer comme différentes l’une de l’autre. L’esprit d’invention qui préside à la création de l’œuvre d’art n’est pas le même que celui qui préside à la construction d’une machine.
Le premier reconstruit l’Univers pour une fin désintéressée, l’autre en prend des éléments pour atteindre un but déterminé qui est sa raison d’être. La vie ou action que le constructeur donne à la matière ne sera jamais une synthèse de vie indépendante, et la machine ne vivra jamais la vie autonome de l’œuvre d’art. Les deux inventions ne peuvent pas non plus se compléter ou se fondre.
Le genre d’empirisme qui, issu de nos premières recherches réalistes, tend, paraît-il, à cette union des deux esprits d’inventions a une origine seulement intellectuelle, abstraite, et, par conséquent, ne peut conduire qu’en dehors de l’art plastique, vers des créations arbitraires qui voudraient être autonomes, et qui ne seront qu’amorphes, anonymes.
L’œuvre d’art plastique ne sera autonome et universelle qu’en gardant ses attaches profondes dans la réalité ; elle sera une réalité en elle-même, plus vivante, plus intense et plus vraie que les objets réels qu’elle représente, qu’elle reconstruit, pourvu que les éléments qui la composent n’appartiennent ni à l’arbitraire ou caprice, ni à l’imagination, ni au bon goût décoratif.
J’entends par « bon goût décoratif » cette logique qui suggère parfois à des artistes de mettre, par exemple, une ligne courbe près d’une ligne droite, parce que cette ligne droite en a besoin, en prenant ainsi le « moyen » pour le « but ».
Cette logique est plus près de la modiste que du peintre.
Lorsqu’une forme ou une couleur n’ont comme raison d’être que la forme et la couleur qui leur est voisine, cette forme et cette couleur ne sont ni vraies, ni essentielles, ni plastiques.
Elles sont simplement arbitraires et décoratives ; elles n’appartiennent pas aux objets, et ne peuvent, par conséquent, les reconstruire.
Cette reconstruction de l’Univers est un phénomène bien simple, appartenant au mécanisme de la perception en général, car il est certain que nous recréons les objets chaque fois que notre œil les regarde pour les connaître. Elle est donc relative à la psychologie de l’artiste, dont la vraie fin, affirme Guyau, est de créer la vie, la réalité ; mais, par une « sorte d’avortement », il ne peut pas arriver jusque-là.
C’est pourquoi, ne pouvant pas être Dieu, « il se fait Dieu à sa manière », c’est-à-dire, qu’il reconstruit l’Univers en créant une vie à soi, vie représentative qui est le côté essentiel qualitatif, et éternel, de la vie réelle.
Intelligence et sensibilité. — Les formes qui constituent notre reconstruction de l’objet ne prennent pas leur vie dans l’imagination ou dans la culture, mais dans l’objet lui-même.
Les lignes et les plans qui le composent ont des directions, des volontés, des sympathies et des aversions ; en d’autres termes ils ont un mouvement propre qui est la vie ou rythme de l’objet4.
Il s’agit de sentir ce mouvement et d’enrichir cette sensation par la connaissance complète que nous avons de l’objet ; car l’idée intensifie, élargit la sensation et donne à l’objet-image qui est devant nos yeux les dimensions équivalentes, identiques, qu’il a dans l’espace. Cela se produit en nous spontanément, la sensation et l’idée étant deux exercices virtuels de notre mécanique naturelle.
En somme, la sensation et la perception sont relatives à la nature de l’objet et du sujet en même temps et participent de ces deux vies-forces.
Ici apparaît de nouveau la question de l’objectivisme et du subjectivisme que les philosophes n’éclairent pas suffisamment de notre point de vue.
Cependant, à mon avis, le rôle de l’artiste est de croire à des vérités subjectives, et, par là, variables, dynamiques, infinies. « Le monde est notre représentation. » Car nous savons que tout ce qui existe, existe par notre pensée, et que même nos propres sensations n’existeraient pas sans notre pensée.
Lorsque la sensation produite en nous par un objet, après avoir produit une excitation dans nos nerfs centripètes ou sensitifs, se transmet, par le contact des prolongements, dans les nerfs centrifuges ou moteurs, l’objet-cause de ce travail mécanique, a déjà perdu de sa valeur objective et il n’existe plus que par notre organisme physique et psychique auquel il peut bien avoir imprimé un mouvement ou direction.
Jusqu’à quel point les objets et les corps peuvent-ils influencer notre propre mouvement ?
La psychométrie, la psychophysique et même la métapsychie (dynamiste ou associationniste) ne peuvent encore éclairer complètement ce côté de la psychologie comprenant les phénomènes de la perception.
Mais il est certain que chaque individu est un centre d’irradiation universelle, en même temps qu’un point d’intersection des forces centripètes. Chacun de nous est le carrefour où se croisent et se compénètrent toutes les vies de l’univers en même temps que de nous-même part une vie-force qui se répand en expansion centrifuge.
Et plus cette vie, centrifuge ou force expansive, est puissante et domine les forces centripètes, et plus l’individu marque de son sceau les êtres et les choses qui l’entourent, et qui vivront de ce fait, de son propre, authentique mouvement.
Cette faculté de dominer, par notre propre activité, l’activité des forces universelles, l’homme en général et l’artiste en particulier la portent en soi.
En conclusion, le but de l’art appartient à la subjectivité, tandis que les « moyens » doivent être ordonnés selon des lois objectives.
C’est pourquoi l’œuvre d’art ne peut pas être uniquement le réflexe immédiat d’une sensation reçue du monde extérieur, mais quelque chose de plus complexe et de plus organisé.
Car dans l’art plastique d’aujourd’hui, tout en faisant la part d’un côté inconscient,
on ne doit laisser aucun rôle au hasard de l’improvisation ; d’un côté à l’autre le
tableau doit être « composé », « voulu » et techniquement parfait. Je trouve
virtuellement juste cette expression de Courbet qui m’a été dite par Matisse :
« On doit pouvoir recommencer un chef-d’œuvre au moins une fois, pour être bien
sûr qu’on n’a pas été le jouet de ses nerfs et du hasard. »
Cette question de la composition et architecture du tableau est une chose très complexe, car nous ne procédons pas uniquement par « déformation », mais par « déformation et reconstruction »5. L’exemple qui va suivre explique, j’espère, la raison d’être artistique de ce procédé et l’indispensable intervention de la volonté dans la création : Matisse me montrait un jour une maquette qu’il avait faite « d’après nature » dans une rue de Tanger. En premier plan, un mur peint en bleu. Ce bleu influençait tout le reste, et Matisse lui a donné le maximum d’importance qu’il était possible de lui donner en gardant la construction objective du paysage. Malgré cela, il a dû s’avouer qu’il n’a pas rendu la centième partie de « l’intensité » de ce bleu ; c’est-à-dire de « l’intensité sensorielle » produite en lui par ce bleu. Il a atteint dans une autre toile (les Marocains) ce degré d’intensité, mais ici l’architecture réelle du paysage a disparu pour laisser la place à une architecture volontaire et cependant sensorielle.
Il me disait que s’il avait dû se décharger de cette sensation de bleu qui dominait toutes les autres, il aurait dû peindre en bleu, ainsi qu’un badigeonneur, tout le panneau ; mais, par cette action réflexe, n’ayant d’importance qu’au moment de la sensation, il n’aurait pas atteint l’œuvre d’art. S’il était si simple de faire une œuvre d’art, dans une civilisation comme la nôtre, tout le monde ou presque ayant une certaine sensibilité, il y aurait un grand nombre d’artistes, tandis qu’il y a simplement beaucoup de dilettantes.
Cela confirme l’idée que notre sensibilité, même grande et raffinée, ne suffit pas à la création sans l’aide de notre volonté et de notre raison, de même que notre intelligence resterait superficielle sans « le sentir » et « le vouloir ».
Il est évidemment difficile de déterminer, dans une œuvre d’art, jusqu’où la sensibilité ou la raison ont dirigé et influencé le peintre.
Mais il est certain qu’il y a une relation plus qu’étroite entre le côté physique et le côté psychique de l’individu, entre le côté matériel et le côté moral, entre l’organisme et ce qu’on appelle l’âme. Toute philosophie tendant à séparer le corps de l’esprit est anti-scientifique et me paraît absurde.
L’effort que nous devons faire aujourd’hui, en tant qu’artistes, est d’établir un équilibre entre l’intelligence et la sensibilité, car, à mon avis, l’intelligence était en train de prendre une part trop exclusive et j’estime cela très nuisible au point de vue artistique et même social.
Certainement cet équilibre est très rare et ce n’est que chez l’artiste doué et
cultivé ; vrai « architecte de la sensibilité »
, selon l’expression de
Cocteau, qu’il peut se vérifier.
Nous sommes cependant sur le chemin de le réaliser le plus possible, d’amalgamer ce que
Max Jacob appelle spirituellement « le côté cœur et le côté jardin »
,
c’est-à-dire l’instinct et la raison.
La sensibilité et l’intelligence ne sont pas, au fond, deux éléments si incompatibles, et on les retrouve, dans des mesures différentes, dans l’œuvre de chaque artiste.
Au sujet de l’instinct, Matisse me disait un jour : « Il faut le contrarier ; il
est comme un arbre dont on coupe les branches pour qu’il pousse plus
beau. »
D’autre part, Guyau écrit que tout instinct qui tend à devenir conscient se détruit ;
mais il ajoute : « L’instinct ne disparaît que devant une forme d’activité
mentale qui le remplace en faisant mieux. »
Si cette forme « d’activité mentale » est une synthèse du côté conscient et du côté inconscient de l’individu, c’est-à-dire de toutes ses facultés physiques et psychiques, maîtrisons l’instinct, car elle me paraît réaliser cet équilibre dont l’artiste a besoin pour atteindre la perfection dans l’œuvre d’art.
Sur ces bases générales, il est permis d’appeler l’œuvre d’art subjective et qualitative, et, pour ces raisons, faire un tableau est à la fois une chose très « bêêête », comme dit Picasso, et une chose très difficile.
Nous n’avons pas la prétention d’établir des idées fixes réglant la construction de nos tableaux, car cela aussi est une question de qualité ; cependant des accords, des affinités, existent dans nos œuvres, et c’est sur ces affinités que je baserai la démonstration générale de nos moyens constructifs.
Mesuration de l’espace et 4e dimension. ― L’espace étant amorphe, nous ne pouvons le définir que par la géométrie, convention créée par notre esprit afin de pouvoir représenter l’équivalent des corps solides.
Pour situer un corps dans l’espace, la géométrie est le seul « moyen » employé, d’ailleurs, d’une façon plus ou moins apparente, par les peintres de toutes les époques.
Le temps est amorphe aussi, c’est-à-dire relatif aux instruments qui peuvent le mesurer.
L’espace et le temps sont donc relatifs et c’est le rôle de l’artiste de les rendre absolus.
Le géomètre a besoin d’instruments de plus en plus parfaits pour mesurer l’espace et le temps ; ces instruments ne servent à rien à un peintre : son organisme possède au plus haut degré le sens de l’espace. Il l’exprime en créant des formes, en mettant des couleurs, qui le définissent, le matérialisent, d’une façon plus complète que le géomètre.
L’espace ordinaire de celui-ci se base en général sur la convention inamovible des 3 dimensions ; les peintres, dont les aspirations sont illimitées, ont toujours trouvé trop étroite cette convention.
C’est-à-dire qu’aux 3 dimensions ordinaires, ils tâchent d’ajouter une 4e dimension qui les résume et qui est différemment exprimée, mais qui constitue, pour ainsi dire, le but de l’art de toutes les époques. On a dit beaucoup de bêtises à propos de cette 4e dimension plastique ; je tâcherai donc d’en donner une idée le plus possible exacte.
On dit que Matisse fut le premier à se servir de cette expression devant les premières recherches cubistes de Picasso. C’est une légende comme on en prête souvent à Matisse. Ce qui est certain, c’est qu’on a essayé souvent de nuire au cubisme en appliquant l’épithète de « mathématicien » à des peintres comme Braque, Picasso, Gris et Metzinger dont les premières analyses, plastiques malgré tout, constituent un sérieux apport à l’art pictural. Le fait que ces recherches ont une correspondance dans certaines vérités géométriques et mathématiques, comme je le ferai constater tout à l’heure, ne constitue, aux yeux de toute personne impartiale, qu’une raison d’intérêt et de confiance.
Boccioni, à propos de nos anciennes recherches de mouvement, en définissant ce qu’il
appelle le « dynamisme », fait allusion à une sorte de 4e dimension,
qui serait « la forme unique donnant la continuité dans l’espace »
. Cette
forme devrait donner la relativité entre le poids et l’expansion, entre le mouvement de
rotation et le mouvement de révolution, entre l’objet et l’action, le visible et
l’invisible…
Désormais nous sommes tous d’accord sur cette question, mais il s’agit de trouver une définition le plus possible simple et vraie, au point de vue artistique.
C’est pourquoi, et pour satisfaire ma curiosité, j’ai cherché dans la géométrie qualitative (Analysis Situs) la démonstration la plus évidente de cette 4e dimension, en sachant d’avance, cependant, que la science géométrique ne pourrait que soutenir des convictions déjà établies par l’intuition artistique de nous tous. Et j’ajoute que, si j’aime chercher souvent un appui sur les vérités de la science, c’est que je vois là un excellent moyen de contrôle, et d’ailleurs aucun de nous ne saurait négliger les notions que la science met à notre portée pour intensifier notre sens du réel.
Cette sympathie pour la science existait aussi à l’époque de Paolo Uccello, de Andrea del Castagno, de Domenico Veneziano, Luca Signorelli, Léonard, etc., qui étaient des peintres réalistes dans le sens le plus vaste du mot, comme nous le sommes.
Pour mesurer l’espace, il faut d’abord « établir un continu », ce que fait un peintre chaque fois qu’il crée une forme.
Il s’agit ici, bien entendu, d’un « continu intuitif », celui qui a le plus de rapport avec nos réalisations, et non d’un « continu mathématique ». D’ailleurs, même selon H. Poincaré, la notion du continu doit être intuitive et non « arithmétisée ».
On peut évidemment construire un objet avec des matériaux mathématiques, mais par ce moyen, on peut faire de ce même objet beaucoup d’autres constructions.
Tandis qu’une construction basée sur la notion intuitive du continu ne peut pas être autre chose ; les matériaux sont disposés d’une façon et ne peuvent pas l’être d’une autre.
Ce continu qui nous est révélé par nos sens est appelé par H. Poincaré « continu
physique »
.
On appelle un continu « physique » lorsqu’on peut considérer deux quelconques de ses éléments ou sensations comme les extrémités d’une chaîne d’éléments-sensations appartenant tous à un même ordre.
Poincaré, en tant que géomètre, appelle une surface « continue » lorsqu’on peut
« joindre deux quelconques de ses points par une ligne continue qui ne sorte
pas de la surface ».
Ces points, cette ligne, et cette surface, sont les éléments qui nous donnent l’image de l’espace : le géomètre les appelle « coupures », parce qu’elles découpent le « continu physique » en un nombre fini d’éléments.
Dans un langage plus simpliste, les coupures sont les lignes qui renferment les formes géométriques que nous connaissons ; c’est-à-dire que 2 points dans l’espace sont les limites d’une ligne ; que les lignes sont les limites des surfaces, et que les surfaces sont les limites des volumes6.
Ainsi la mesuration de l’espace peut se réduire à ce mécanisme des « coupures », c’est-à-dire aux surfaces géométriques, et par conséquent à des continus à 1 dimension.
Pour établir un « continu physique » à plusieurs dimensions, il faut que l’on puisse considérer comme identiques les deux extrémités de la chaîne d’éléments-sensations.
Cela n’est possible que si par un effort de l’esprit « nous convenions de
considérer comme identiques deux états de conscience en faisant abstraction de leur différence »
.
(Voilà donc l’intervention de l’intelligence dans la sensibilité.)
Pour obtenir cette « identité » condition essentielle, Poincaré suggère « l’hypothèse » de faire abstraction de certains sens, c’est-à-dire de chercher à considérer un objet soit exclusivement par son poids, ou par sa couleur, ou par sa forme, etc. 7…
Mais cette abstraction est une hypothèse impossible à réaliser, car même en admettant qu’on puisse isoler un sens de l’autre, chacun de nos sens nous donne une quantité de sensations qui n’ont rien à faire avec l’espace.
Selon Poincaré, le sens qui peut donner le mieux un « continu physique », et par là
l’espace, est le sens de la vue, dans lequel il est « tenté de localiser toutes
les autres sensations »
.
J’appelle l’attention sur cette conclusion de Poincaré qui me paraît intéresser particulièrement les peintres. J’ajoute que les sensations relatives à l’organe de la vue sont plus lentes à pénétrer au cerveau, restent davantage dans les « centres d’association » et sont par conséquent les plus conscientes et les plus claires.
En voulant combiner, en outre, l’espace visuel, pris à part, avec l’espace tactile, pris à part, on aurait 5 dimensions ; si on voulait y ajouter un espace relatif à un autre sens, on aurait encore 2 dimensions, et ainsi pour chaque sens.
Cette coopération de toutes les forces actives de notre corps étant une des conditions essentielles à la création et à notre création en particulier, on comprend aisément que l’espace à 3 dimensions soit trop limité pour le peintre d’aujourd’hui qui considère son tableau, selon l’expression de Metzinger, comme une étendue divisible en plusieurs espaces, affectés, chacun, à une classe de sensation.
Mais voilà qu’en principe, le géomètre et le mathématicien peuvent obtenir, ou en avoir l’intuition, un espace à plus de 3 dimensions.
Ces considérations ont comme point de départ un point de vue purement qualitatif, subjectif, psychologique ou physiologique ; puisqu’on a envisagé l’espace, d’une part, nos sens et notre intelligence, de l’autre.
Mais en se plaçant au point de vue de la physique, il est possible de créer un monde nouveau dans lequel les phénomènes naturels seraient localisés dans un espace à 4 ou N dimensions. On pourrait ainsi établir un « parallélisme » entre les phénomènes du monde 1 et ceux du monde 2.
Les inventeurs (télégraphie sans fils, etc…) procèdent ainsi ; et cela est également
possible pour l’artiste, car, comme observait justement le peintre Rivera, d’après
Poincaré, « un être qui vivrait dans un milieu à réfringences différentes et non
à réfringences homogènes serait obligé de concevoir une 4e dimension »
. Ce milieu à réfringences différentes est réalisé sur un
tableau si une multiplicité de pyramides remplace le cône unique de la perspective
italienne.
Ce qui est le cas de certaines recherches personnelles de Rivera, lequel voit dans l’hypothèse de Poincaré une confirmation à des intuitions de Rembrandt, Greco et Cézanne.
Et on peut désormais abandonner le champ de la science géométrique, qui nous a démontré la possibilité de réaliser une 4e dimension, et rentrer dans notre propre champ de la création, car, en parlant de perspective, nous touchons à la base même de notre art.
En effet, la peinture est un art de construction, et la perspective est la grammaire de cette construction.
Jusqu’ici la perspective italienne a été notre base, mais nous savons désormais qu’elle ne permet pas au peintre d’exprimer intégralement l’espace visuel.
Cet espace est composé principalement d’éléments verticaux et d’éléments horizontaux. Or, la perspective italienne, plus imitative que plastique, ne tient pas compte des premiers. Elle étudie les déformations des lignes horizontales, mais elle ne signale même pas celles des lignes verticales.
Elle est faite pour un œil absolument immobile en face d’un point donné.
Or, notre but enivrant de pénétrer et donner la réalité nous a appris à déplacer ce point, de vue unique, parce que nous sommes, au centre du réel et non pas. en face, à regarder avec nos deux yeux, mobiles, et à considérer parallèlement les déformations horizontales et verticales. Ces moyens nous permettent d’exprimer un hyperespace, c’est-à-dire un espace aussi complet que possible. Ainsi que je le disais tout à l’heure, je ne prétends pas trouver dans la science autre chose qu’une confirmation, un soutien ; mais, observe avec raison Metzinger, n’est-il pas très significatif que des peintres nullement mathématiciens, soucieux seulement d’exprimer leurs sensations et, conduits par leur seul instinct, aient pu rencontrer les bases de l’une des hypothèses les plus élevées de la science moderne ?
Tout raisonnement mis à part, il n’est pas douteux que ces 3 dimensions de l’espace ordinaire n’ont jamais satisfait entièrement le désir du peintre de prendre possession du réel, et qu’il a eu toujours l’intuition d’une 4e dimension indéterminée, exprimée soit par la couleur, soit par des déformations, et qui fasse passer dans le domaine de la « représentation » la sensation immédiate reçue du monde extérieur.
Ainsi, cette 4e dimension n’est, en somme, que l’identification de l’objet et du sujet, du temps et de l’espace, de la matière et de l’énergie8. Le parallélisme du « continu physique » qui, pour le géomètre, n’est qu’une hypothèse, se réalise par le miracle de l’art.
Cette conclusion de caractère philosophique et esthétique se trouve confirmée dans
Platon, Bacon, Gracian, et peut être encore soutenue au point de vue mathématique. En
effet, aussi selon H. Poincaré, par la synthèse de l’espace ordinaire et du temps on
réalise un hyperespace à 4 dimensions. Mais, pour que cette synthèse puisse se justifier
mathématiquement, « il faudrait attribuer des valeurs purement imaginaires
(émotives pour l’artiste) à cette quatrième coordonnée de l’espace : les quatre
coordonnées d’un point de notre nouvel espace ne seraient pas x, y, z et t, mais x, y,
z et √- 1 »
.
En envisageant ainsi le temps et l’espace comme « deux parties inséparables d’un
même tout »
, la mathématique atteint le domaine de l’art…
Je crois que de toutes les idées exprimées résulte clairement l’esprit profondément réaliste de notre esthétique. Réaliste en ce sens que nous voulons saisir l’unité et la continuité du réel. C’est d’ailleurs le rôle de l’artiste de communiquer vraiment avec la nature, pour en donner aux autres une image claire, dénuée de tout symbole.
C’est pourquoi ceux qui nous accusent de représenter la réalité d’une façon discontinue se trompent grossièrement.
Cette hypothèse est absurde au point de vue artistique : car elle impliquerait un arrêt de notre propre mouvement.
Or, un artiste, au moment de la création, ne cesse ni de regarder ni de penser, son activité est au contraire poussée au maximum.
Sans compter que, à cause même de son unité, tout être vivant est un continu.
Il est vrai que, selon Remy de Gourmont, le mouvement, tout en étant continu, ne peut être perçu que discontinu ; c’est-à-dire que nous ne pouvons pas le concevoir indécomposable, échappant à la possibilité d’une mesure. Nous le percevons donc dans ses états successifs qui sont les phénomènes.
Si le rôle de l’artiste était de représenter l’image accidentelle de ces phénomènes, nous aurions une œuvre discontinue, non universelle et relative.
Mais le rôle de notre art moderne est de chercher et fixer la direction, la finalité, l’étendue du phénomène, en le reliant à tout l’univers, c’est-à-dire à tous les phénomènes dont il n’est pas réellement séparé, et qui appartiennent au domaine de notre connaissance en dehors de toute notion de temps et d’espace. Ce qui nous rapproche de l’idée platonicienne.
Le mouvement redevient ainsi ce qu’il est en réalité, une continuité, une synthèse de matière et d’énergie.
Car notre art ne veut pas représenter une fiction de la réalité, mais veut exprimer cette réalité telle qu’elle est.
Cette réalité esthétique est indéfinissable et infinie, elle n’appartient intégralement ni à la réalité de vision ni à celle de la connaissance, mais participe des deux ; elle est pour ainsi dire la vie même, ou la matière pensée dans son action et chaque artiste est le centre de cette action.
La discontinuité apparente de nos tableaux est donc, surtout, le résultat de l’inéducation optique de celui qui le regarde et de la mauvaise habitude qu’il a de vouloir y trouver un seul point de vue prospectique.
Cependant une raison d’ordre constructif et esthétique nous oblige à séparer effectivement des éléments d’un même objet ; ce qui, tout en donnant une apparence de discontinuité, ne veut pas dire de le représenter discontinu.
Car nous tâchons d’atteindre le plus possible de pureté qualitative ; et si nous plaçons parfois la couleur, p. ex., en dehors de sa « forme locale », c’est uniquement pour en garder la sensation dans toute sa force. Si nous placions cette même couleur dans sa forme locale, qui peut, comme dans l’exemple du « bleu » de Matisse, être trop petite, nous tomberions dans une expression fausse par défaut ou par surcroît9.
Cette séparation est, comme tout dans notre esthétique, d’une extrême logique ; car, comme j’ai dit plus haut, nous ne voulons pas représenter l’accidentel, le momentané, mais l’essentiel, l’éternel, et, pour cette raison, lorsque un objet se présente à notre esprit, ce sont, avant tout, ses qualités essentielles que nous voyons, c’est-à-dire les différentes perspectives qui constituent sa forme totale, ou sa couleur.
Au sujet de celle-ci, le fait de la voir à part, de la projeter, pour ainsi dire, en dehors de sa forme, ne lui marque pas son importance ; au contraire, elle devient ainsi une dimension.
C’est souvent le cas de Matisse et des recherches personnelles de Zarraga, dont la
construction va de la couleur à la forme, et non de la forme à la couleur. Ce qui
concorde avec ce que disait Cézanne : « Il faut peindre d’abord et dessiner
ensuite10. »
Et quant aux autres « qualités quantitatives », poids, transparences, etc., si on les exprimait dans une forme locale de l’objet, elles perdraient toute leur vitalité et leur valeur universelle, et prendraient la valeur descriptive de simples échantillons de matière.
J’ai trouvé la confirmation scientifique de cette vérité intuitive dans le « Rapporteur
esthétique » de M. Charles Henry : « La sensation visuelle se décompose en trois
fonctions : sensation lumineuse, sensation de couleur, sensation de
forme. »
Ces trois fonctions constituent trois directions différentes de notre faculté de
perception. M. Charles Henry, qui synthétise tout mouvement d’un être vivant par des
« cycles », représente la sensation : Lumière
« sur le 1er tiers du cycle, à gauche en haut ; la sensation
de Couleur, à gauche et à droite en bas (lumineuse à gauche,
pigmentaire à droite) ; la sensation de Forme à droite en
haut »
.
Et voilà le résultat de cette expérience : « la perception de lumière et la
perception des formes sont considérablement modifiées par l’exercice ou le repos de
l’appareil visuel, tandis que la perception de couleur en est indépendante »
.
Ce qui donnerait raison à la construction par la couleur, élément fixe.
Je crois qu’il est dans la tradition de toute la peinture de tenir compte de la qualité moléculaire, matérielle, de la réalité, et de s’en servir comme des éléments de contraste. Cela ne nuit pas à l’unité de l’œuvre d’art et en augmente le mouvement.
Car, en conclusion, tout l’art plastique, depuis le premier peintre jusqu’à nous, n’est que le rapport entre une surface et une autre, entre deux ou plusieurs grandeurs, entre une quantité de matière et une autre, et l’étincelle de vie que les peintres ont toujours cherchée n’est réalisable que par une Unité architecturale formée par des contrastes.
Les idées que j’ai exposées dans le courant de cet article sont le résultat de nos conversations et de nos expériences ; elles sont approuvées et partagées par tous les peintres qu’on appelle « d’avant-garde » et dont le but est de faire de la peinture, tout court.
Car l’époque des réactions en « isme » est finie, et, des œuvres, une sorte d’esthétique collective se dégage graduellement, résultat des efforts combinés de plusieurs artistes.
Cela n’implique pas nécessairement la renonciation à la personnalité, car, comme nous en avons l’exemple dans la tradition de l’art plastique que nous continuons, l’originalité a pu avoir des bases esthétiques collectives.
Mais on confond souvent aujourd’hui l’originalité avec la singularité ; et on a l’illusion qu’une originalité plus ou moins apparente puisse constituer à elle seule la valeur d’une œuvre d’art.
J’entends faire une brève allusion à cette tendance ultra-individualiste, qui, singulièrement en retard, surgit aujourd’hui sur les ruines de nos réactions violentes d’il y a 7 ou 8 ans.
Cette tendance semble prendre comme point de départ ce qui constitue justement le mauvais côté de ces réactions ; oubliant que les limites de l’art sont gardées par l’absurde, et que le désordre et l’arbitraire n’ont jamais abouti à la construction d’une œuvre d’art.
À cette tendance ultra-individualiste s’oppose, paraît-il, une autre tendance tout à fait impersonnelle, créée par un dilettante notoire de la peinture. Celui-ci voudrait supprimer totalement l’individualité chez l’artiste, ou la renfermer dans un cercle fermé de systèmes inamovibles.
Les ultra-individualistes, comme les impersonnels, aboutissent également au dilettantisme et non pas à l’art.
L’insaisissable vérité étant, en général, entre les deux extrêmes, je pense que l’esthétique collective et anti-individualiste à laquelle je viens de faire allusion prépare une époque d’art réalisant enfin l’universalité et le style.
Naturellement nous sommes loin d’établir des conclusions définitives comme Maurice Denis, car, comme dit justement Juan Gris, nous sommes tous assez jeunes pour apporter dans nos œuvres la même évolution de notre esprit…
Cependant, une large interprétation de cette esthétique, qui est, comme j’ai lâché de le démontrer, l’esthétique de toute la peinture, constitue le seul chemin qui puisse conduire l’artiste moderne loin du trompe-l’œil, de l’archaïsme, de l’imagerie ou du dilettantisme.
Les Revues.
Memento [extrait] §
[…]
Le Correspondant (25 avril) : — « Le jubilé de Dante et le Saint-Siège », par M. H. Cochin.
[…]
Revue des Nations latines (1er mai) : M. E. Driault : « Les Napoléons et l’alliance latine ». — M. L. Rosenthal : « L’expansion de l’art français à l’Étranger ». — M. Julien Luchaire : « Expansion, expansions… » et « Autorité et liberté en temps de guerre ».
Échos.
Papillons de guerre §
M. Leblanc, qui a créé un musée de la guerre, est concurrencé en Italie par M. Emanuele Sella, qui collectionne les timbres spécimens ou papillons dont on fait usage en Italie depuis la guerre.
M. Sella les a divisés en diverses catégories. Le premier album est consacré aux Comités de défense civile, où l’on remarque tout d’abord l’« étiquette » employée par le Comité romain pour l’organisation civile en vue de la victoire, qui représente une victoire ailée au front ceint de chênes et de lauriers.
Une des plus riches sections de cette collection est celle qui se rapporte aux figurines consacrées aux terres irrédentes.
Sur une de ces « étiquettes » on lit les deux vers fameux de Dante.
Si come a Pola presso del Quarnaroche Italia chiude e i suoi termini bagna.
Sur une autre on voit ces vers de Carducci
Alto, o fratelli, i cuori, alto le ingegne ;Avanti, avanti, o Italia !…
Une d’elles porte cette épigraphe de d’Annunzio :
Patria ai Veneti tutto l’Adriatico.
Échos.
La Gazèle, poème oriental §
Ceux qui n’admettent pas en Italie les audaces et les libertés politiques des futuristes commencent à sentir qu’il faut, pour lutter contre les écoles d’avant-garde, renouveler les genres épuisés de la poésie et les formes surannées de la versification.
On tente, par exemple, de sauver la rime en la ramenant à ses origines orientales. On sait que les poètes orientaux aimaient la rime au point de bâtir des poèmes entiers sur une rime. Aussi est-ce un curieux, sinon un important événement littéraire de voir des poètes italiens s’essayer dans la gazèle, forme poétique d’un nombre indéterminé de distiques dont le premier est rimé, tandis que dans les autres le second vers seulement rime avec le premier distique, le premier vers de ces distiques supplémentaires étant privé de rimes.
Cette forme poétique est encore peu connue en France.
Tome CXXI, numéro 456, 16 juin 1917 §
Échos.
Le Ciné et ses comédiens [extrait] §
[…]
Les auteurs de cinéma ont, au demeurant, sur leur art des idées arrêtées et l’un d’eux, qui connaît les caractéristiques de tous ses films admis chez les Alliés en temps de guerre, nous a fait à ce propos les déclarations suivantes :
« J’aime avant tout les films américains et les films français, chacun pour des raisons différentes, mais je les aime également.
« Le film anglais est un peu bonbon, mais il a ses qualités. Les films que je n’aime pas sont : les films italiens, les films espagnols et les films scandinaves. Voici pourquoi :
« Le film italien nous jette toujours dans un imbroglio inextricable et tragiquement banal. Les héros trop fardés sont toujours des personnages des classes riches, ils ont des attitudes outrées : palais, parcs, valets, autos, toilettes de luxe, effets spécialement heureux du point de vue photographique, en tout se retrouve le goût italien pour la virtuosité, qui éteint l’intérêt de l’intrigue. Le film italien est celui dont la lecture est le plus difficile. Comment ne point comprendre l’absurdité de faire parler longuement des personnages dont on voit remuer les lèvres sans entendre les paroles qu’ils prononcent ?
« Le film scandinave est empreint de préoccupations morales et humanitaires, de cas de conscience où se débattent des personnages, descendants directs des héros d’Ibsen ; il est long, difficile à suivre, — sans grand effet cinématique.
« Le film espagnol, inférieur encore au film italien, n’a même pas l’intérêt de la somptuosité banale. C’est plat et ennuyeux. »
Tome CXXII, numéro 457, 1er juillet 1917 §
Les Revues.
Memento [extrait] §
La Revue de Paris (1er juin) : Giosuè Borsi : Lettres d’un officier italien. […]
À l’étranger. À travers la Presse.
La presse neutre §
Les Suisses, qui possèdent de grandes qualités d’humour, ne passent pas pour être des ironistes. Je ne crois pas que M. G. W., du Journal de Genève, fasse exception à la règle. Pourtant certain bulletin signé de lui, qui porte le titre de « Wilson contre Machiavel », publié en même temps que l’Italie avançait en Albanie et prenait siège dans Jannina la Grecque, pourrait porter quelques esprits mal faits comme le mien à lui attribuer un peu de voltairianisme, pas déplaisant au surplus.
Au xvie siècle, Machiavel, voulant délivrer l’Italie du joug humiliant et odieux des étrangers, formula une série de conseils et de préceptes sur l’art de gouverner et de vaincre et dédia son écrit à Laurent de Médicis. Machiavel républicain, qui avait lutté et souffert pour sa foi politique, n’hésitait pas à souhaiter un prince pour commander. Machiavel, honnête homme, fonctionnaire de vie modeste, écrivain érudit et de haute inspiration, en arrivait à proclamer que le salut de l’État est la loi suprême et que tous les moyens sont bons s’ils assurent le succès. Avant tout il faut réussir : « Tous sont las, disait-il, de la domination de ces barbares. »
Ces barbares étaient les Espagnols, les Allemands, les Français et les Suisses. Ces derniers occupaient le Milanais et Machiavel les redoutait plus que tous les autres.
C’est dans « le Prince » que Machiavel a développé les maximes qui l’ont rendu célèbre :
« Les hommes sont plus portés à ménager celui qui se fait aimer. »
« Un prince prudent ne peut ni ne doit tenir sa parole, que lorsqu’il le peut sans se faire tort… Le point est de bien jouer son rôle, et de savoir à propos feindre et dissimuler. »
« Un prince doit s’efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de fidélité à ses engagements, et de justice ; il doit avoir toutes ces bonnes qualités, mais il doit rester assez maître de soi pour en déployer de contraires, lorsque cela est expédient… Un prince ne peut exercer impunément toutes les vertus, parce que l’intérêt de sa conservation l’oblige souvent à violer les lois de l’humanité, de la charité et de la religion… »
« Il ne faut s’attarder qu’aux résultats…, les moyens quels qu’ils soient paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne juge que par l’événement. Or le vulgaire, c’est presque tout le monde… Le prince… ne prêche jamais que la paix et la bonne foi ; mais s’il eût observé l’une et l’autre, il eût perdu sa réputation et ses États. »
« Quiconque devient maître d’une ville accoutumée à jouir de sa liberté et qui ne la détruit pas, doit s’attendre à être détruit par elle… »
Le nom de Machiavel est demeuré pour cela synonyme de perfidie et de déloyauté. En somme, il n’avait fait que dépeindre fidèlement les principes qui gouvernaient la plupart des États. Napoléon eut l’intelligence de comprendre le patriote florentin et la franchise de l’admirer.
Les temps ont changé. Les préceptes de Machiavel nous paraissent exécrables et d’une époque à jamais condamnée. Cependant M. de Bethmann-Hollweg se les approprie dans ses discours et ils inspirent complètement toute une série d’ouvrages retentissants signés Clausewitz, Bernhardi et d’autres noms que la guerre rendit illustres et qui ont façonné, en Allemagne, l’esprit de toute une génération. Dès le début de la guerre, dans les paroles et les actes du gouvernement impérial, dans la conduite des armées allemandes et jusque dans les dévastations des régions « accoutumées à un régime de liberté », on retrouve les doctrines du « Prince » appliquées avec une brutalité et un cynisme que Machiavel n’eût jamais imaginés. Des Allemands libéraux, éclairés, révoltés par tant d’horreurs, nomment machiavélisme ce que l’on désigne hors d’Allemagne par les mots nouveaux et un peu vagues d’impérialisme, de pangermanisme, de militarisme prussien.
Ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans les messages et les discours de M. Wilson, c’est leur contraste avec des principes qui ont trop longtemps servi de règle, sous des voiles plus ou moins épais, à la diplomatie et à la politique du monde entier et qui s’étalent à cette heure avec insolence dans les livres et dans les actes de l’Allemagne impériale. Son message au peuple russe est, à ce point de vue, digne d’être médité. Sans doute l’Amérique avait à venger la mort de ses nationaux et à défendre son commerce menacé par le blocus. Mais ces raisons, à elles seules, n’auraient pas suffi à lui faire tirer l’épée. Elle se lève pour le droit et la liberté des autres, sans ambitions personnelles, sans arrière-pensées d’annexions, sans idées de lucre. Elle jette 35 milliards et le sang de ses enfants dans une entreprise où elle n’attend aucun bénéfice.
La victoire poursuivie par les Alliés, dit M. Wilson, n’a pour but ni la conquête, ni le butin. Si les États-Unis s’engagent à fond dans cette conflagration générale sans y être contraints, ni provoqués, c’est pour reconstituer le monde politique sur des assises nouvelles et solides.
« Aucun peuple, proclame M. Wilson, ne peut être forcé d’accepter la souveraineté qu’il repousse, aucun changement de pouvoir ne pourra être effectué s’il n’a pour but d’assurer la paix au monde et le bonheur du peuple… La fraternité universelle ne doit plus être une phrase creuse, mais une réalité… Si nous sommes unis, la victoire est certaine… nous pourrons alors nous permettre d’être généreux… »
Un si noble langage, l’élan qu’il provoque dans la grande république américaine, l’autorité qui en résulte pour elle dans le concert des nations, ce sont là des faits immenses et qui permettent de croire au progrès du monde.
Tome CXXII, numéro 458, 16 juillet 1917 §
Histoire.
Memento [extrait] §
Revue Historique (mars-avril 1917). […] Émile Haumant. Un problème
ethnographique. La slavisation de la Dalmatie. (« Publicistes italiens ou
slaves », constate M. Haumant, « proclament ce pays, les uns slave, les autres
latin. »
Sans essayer de les accorder, M. Haumant suit dans l’histoire, et
jusqu’à l’époque moderne, « le progrès ou le recul des deux éléments que
l’histoire a juxtaposés en Dalmatie »
). […]
Lettres américaines.
Memento [extrait] §
[…] North American Review, « Giovanni Pascoli », par Ruth Shepard
Phelps, professeur à l’université de Minnesota. « Pascoli fut un des poètes le
plus purement personnel qui ait jamais écrit. C’est le poète des choses infiniment
petites ; il trouva l’emploi le plus heureux des talents de son fanciullino. »
Miss Phelps donne en vers anglais des Traductions très
heureuses du fanciullino. […]
Échos §
Angelo Musco §
Musco est considéré en ce moment comme le plus grand acteur comique de l’Italie. Il ne tardera pas à partager avec Charlot la gloire de faire rire le monde entier. C’est un sicilien de Catane. Tour à tour chapelier, pâtissier, gantier, maçon et tailleur, cet homme aux cheveux crépus a d’abord fait partie de la troupe de Giovanni Grasso. La réputation grandissante d’Angelo Musco gênait la gloire autoritaire de Grasso, et Musco forma une troupe. Puis en avril 1914, Milan s’engoua de Musco et le voilà célèbre. Il vient d’être nommé commendatore…
Une Université à Nice §
Il est question de créer après la guerre une Université à Nice. Cette grande ville, qui a pris un développement rapide depuis vingt ans, est sensiblement éloignée des centres universitaires de Marseille et d’Aix ; elle compte une clientèle d’hôtes d’hiver et de printemps qui s’accroît sans cesse, et qui désirerait avoir à proximité, pour les jeunes gens, des établissements d’enseignement supérieur.
On pourrait donner à cette Université un caractère original et d’utilité générale en en faisant un centre d’études franco-italien, si l’on songe que les relations intellectuelles entre les deux pays latins deviendront plus étroites après la guerre. On pourrait aussi y faire place à des enseignements pratiques, comme l’utilisation de la houille blanche et l’économie politique appliquée au tourisme.
À défaut d’Université, il pourrait être créé, comme jadis à Alger, une École Supérieure relevant de l’Université d’Aix-Marseille, — ce qui nécessiterait des crédits moins élevés et soulèverait moins d’objections de la part des villes concurrentes.
Le général Goiran, maire de Nice, et la municipalité, qui s’est déjà imposé de gros sacrifices pour les lycées de la ville, sont très favorables au projet. De la part de l’État il ne saurait y avoir que des objections d’ordre financier. Sans doute ne sont-elles pas insolubles, surtout si de généreux donateurs, comme il s’en trouve tant sur le littoral, se proposaient pour fonder quelques chaires.
Le Prix de poésie latine §
Dans une assemblée récente, l’Académie Royale d’Amsterdam a décerné le prix international de poésie latine qui fut tant de fois remporté par Giovanni Pascoli.
Cette année encore le lauréat du premier prix, qui fut disputé entre vingt-neuf concurrents, est un Italien : Francesco-Sofia Alessio, de Radicena (Calabre).
On pourrait croire que ce latiniste éminent est professeur dans une université, un lycée.
Nullement, il enseigne à lire et à écrire comme maître d’école dans un village.
Il n’y a pas qu’en France que l’on sache utiliser les compétences.
Tome CXXII, numéro 460, 16 août 1917 §
Art.
Vittorio Pica : Attraverso gli Albi e le Cartelle
(Institut italien d’art graphique) §
M. Vittorio Pica, le critique italien bien connu, un des plus subtils des écrivains d’outre-monts, a groupé sous le titre d’Attraverso gli Albi e le Cartelle, une série d’intéressantes études. Il y traite de J.-F. Raffaëlli en se limitant à la notation du grand rôle de Raffaëlli comme descripteur de la banlieue parisienne et rend justice à ce grand effort de vérisme. Il nous promène à travers une Italie décrite par les graveurs étrangers et rencontre les belles œuvres des Whistler, des Chahine. Il analyse le talent curieux de M. Alberto Martini, un commentateur d’Edgar Poe par l’illustration. C’est des artistes dont il parle celui qui nous est le moins connu. Il nous présente en lui un visionnaire violent et habile, qui a des points d’attache avec certains de nos romantiques français. Ses compositions sont d’un art très littéraire, mais qui n’est pas sans tenir compte de la plastique, et il y a de la saveur dans l’étrangeté de ses audacieuses transcriptions ; à noter aussi une bonne étude sur Steinlen, des pages sur Zorn, sur Guys et Toulouse-Lautrec réunis en un seul essai par leurs affinités intellectuelles. C’est de la critique large et judicieuse.
Échos.
Le Latin, l’Italie et la guerre §
À l’occasion de la clôture des cours universitaires d’Oxford, sir Herbert Warren parla en latin du peuple italien et de la guerre qu’il soutient.
Italus, interea, ut olim, de suo agit, Italiam illam a patribus abreptam, nerdam redemptam, sibi iterum vindicare obstinatus.
Iam Alpes cum Alpinis transcendit, cacumina montium faniculis ferreis connecta, per nives, per glaciem, viam sternit, rupes, ab Hannibale ipso olim ductus, perforat vel perfringit, flumina transiit, oppida occupat. Iam Tridentum, iam Tergeste tremit dum spolia opima, nec procul a campis illis ubi olim Marcellus, a barbaris Cadorna capit, paratus ille quoque velut Antenor alter.
Illyricos penerare sinus atque intima tutusRegna Liburnorum, et fontem superare Timavi.
Presque en même temps, l’illustre professeur de latin Ettore Stampini, pour célébrer le 40e anniversaire de son doctorat, vient d’écrire une épigraphe latine : Post — XL — Annos, où il célèbre la jeunesse italienne et son sacrifice.
Stampini évoque les traits de ses anciens maîtres.
Venerendæ — Magistrorum — Meorum — ImaginesQuorum — Nemo — Iam — VivitIn — Mentem — Veniunt — Et — Pectus — Mœstitiæ — Perfundunt
Il célèbre aussi ses compagnons, les professeurs qui Italam gentem
ad latinitatem informant
et élève ainsi sa pensée et son lyrisme
jusqu’aux combattants :
Qui — Nunc — Pro — Patria — PugnantQui — Nunc — Pro — Patria — Mori — Non — DubitantImmortale — Æqualium — Morum — Exemplum — Seculi
et il finit en souhaitant que Dieu les conserve :
Salvete — Discipuli — Mihi — Egregiæ — Præter omnes — cariVosque — Servet — Deus — Rebus — Italiæ — Secundus.
Il eût été étonnant que la langue latine fût restée muette quand la civilisation latine même est en jeu.
Tome CXXIII, numéro 461, 1er septembre 1917 §
Questions coloniales.
Giuseppe Piazza : La Nostra pace
coloniale, Roma ; « Ausonia », 1917 §
Souhaitons donc que l’Entente victorieuse trouve de bons diplomates pour asseoir et confirmer sa victoire. Souhaitons que les appétits de chacun de ses participants aux prises avec la formule traîtresse de la Paix sans annexion ne vienne pas compromettre, par un particularisme maladroit, les résultats de l’œuvre commune. Un livre qui a fait beaucoup de bruit en Italie, La Nostra pace coloniale, de M. Giuseppe Piazza, autorise toutes les inquiétudes à cet égard… Heureusement, les conférences des Alliés auront, nous l’espérons, à cœur de prévenir ces difficultés futures.
Ouvrages sur la guerre actuelle.
Ettore Ponti : La guerre des
peuples et la future confédération européenne. Alcan, 3 fr. 50 §
Le livre du sénateur italien Ettore Ponti, La guerre des peuples et la future confédération européenne, a été écrit avant que l’Italie s’engage à nos côtés dans la grande croisade pour le droit des nations ; il a donc, en sus de son mérite technique, un intérêt documentaire très réel, puisqu’il montre que, même prise encore dans les rets de la Triple Alliance, l’Italie se délivrait de l’idéal germanique de violence et de brutalité pour revenir à l’idéal occidental de coopération spontanée et libre. Ce fut d’ailleurs toujours le sien ; dès 1867 Mazzini demandait le rétablissement de la Pologne et l’institution d’un Congrès international et permanent au-dessus de tous ; et cet antique fonds de sagesse respectueuse du droit d’autrui permet de ne pas attacher d’importance aux quelques bouffées d’esprit impérialiste qui fusent de temps à autre chez nos frères transalpins ; ce n’est pas impunément qu’on lie partie pendant trente ans avec une puissance d’orgueil et de haine comme l’Allemagne, on gagne un peu sa maladie ; c’est déjà très beau que l’Italie se soit reprise d’elle-même, et que depuis une dizaine d’années elle ait commencé à éliminer son virus tudesque ! Au jour de la paix, tout d’ailleurs s’arrangera facilement, et bien des avidités s’apaiseront. Entre Yougoslaves, Hellènes et Italiens, il n’y a que des malentendus faciles à éclaircir, et nous pouvons faire crédit à la générosité de tous. Qui perd son âme la sauve, dit l’Évangile ; des politiques d’esprit étroit ont souvent reproché à Napoléon III d’avoir fait l’unité italienne contre notre intérêt national. Comme ils se trompaient ! Avec une Italie comme celle de 1859, tout entière, sauf le Piémont, inféodée à l’Autriche, nous aurions eu sur les bras un million de baïonnettes de plus ; grâce à notre second empire, ce million-là travaille pour nous tous sur le dos des Austro-Allemands ; qui a perdu son âme la sauvera.
Ouvrages sur la guerre actuelle.
Luigi Barzini : La Guerre
moderne, Payot, 3,50 §
De M. Luigi Barzini, on a publié encore un curieux ouvrage : La Guerre
moderne, sur terre, dans les airs et sous les eaux, traduit de
l’italien par Jacques Mesnil. C’est, en quelque sorte et au point de vue de nos alliés,
le bilan des nouvelles méthodes de combattre, des nouveaux procédés. La guerre moderne a
pris des formes inattendues, dit l’auteur ; elle présente des situations inédites, offre
des problèmes étranges, graves, angoissants, urgents ; elle bouleverse les principes
fondamentaux de la science militaire, — arrête la bataille le long d’une ligne,
transforme en pression ce qui était mouvement, réduit l’action à la forme unique de
l’attaque de front ; et cette attaque ne ressemble à aucun combat du passé ; elle se
développe en dehors des lois traditionnelles sur l’emploi des différentes armes ; elle
prend des apparences étranges et réclame des tactiques nouvelles. La cavalerie a
disparu, les forteresses ne comptent pas, ou à peine ; on arrête les armées avec des
réseaux de fils de fer. La guerre de tranchées a pris naissance dans l’immobilité des
deux adversaires, le Français et l’Allemand, après la bataille de la Marne. En essayant
de se tourner réciproquement ils prolongèrent la lutte sur leurs flancs, mais avec de
petites forces, sans autre résultat que de porter le front retranché jusqu’à la mer ; et
avec la résistance du front, la tranchée se révéla, dépassant les prévisions et les
calculs. — L’ancienne tranchée est devenue dès lors une chose formidable et neuve ; le
principe de la marée humaine, — sur laquelle comptaient les Allemands, — est désormais
caduc. Quand les colonnes arrivaient aux retranchements, elles étaient si réduites et si
fatiguées que les contre-attaques les rejetaient en arrière. — Le rôle de l’artillerie
de même s’est modifié ; les batteries maintenant s’éparpillent, se dissimulent, — tant
qu’il faut pour les atteindre bombarder des régions entières. Les conditions de
l’assaut, de l’attaque, — de même que celles de la résistance, — ont été en somme
complètement modifiées. — Nul ne prévoyait aux débuts, de même, le rôle de
l’aéronautique, — dont nous comprenons maintenant très bien l’importance ; mais l’auteur
de ce travail a peut-être un peu trop exagéré en écrivant : « Tous les jours, à
la même heure, quelque taube, quelque aviatik
planait sur Paris, rigide, impassible, inapprochable, et mitraillait et
bombardait. »
Il suffit qu’il nous montre la lutte des systèmes allemands et
des systèmes français ; l’organisation de la défense, — qui a tout de même fait quelque
progrès depuis trois ans. — Il illustre ses considérations, ensuite, en nous racontant
une bataille entre avions sur le front italien (La Représaille,
19 février 1916) et une nuit de Venise sous les bombes, — où il y eut d’ailleurs
quelques dégâts.
La partie surtout originale de ce travail est enfin celle qui concerne les expéditions maritimes, — sur lesquelles il n’a été donné jusqu’ici que d’assez rares indications. On peut y suivre les navires de pêche, frétés spécialement pour aller cueillir les mines disposées par l’ennemi ; la lutte contre les submersibles de l’adversaire, qui disparaissent heureusement parfois dans l’explosion de leurs propres engins. Je citerai encore les détails sur le transport et la pose des torpilles, — l’installation et le mouillage des mines ; la lutte continuelle organisée contre l’action de l’adversaire ; puis de curieux tableaux de la vie à bord d’un sous-marin, les trucs de la guerre sous l’eau, — par exemple à propos des torpilles que la flottille vient disposer, de nuit, à l’entrée d’un port autrichien ; les ruses et stratagèmes dont se servent les submersibles ennemis, — allant jusqu’à projeter, lorsqu’ils sont poursuivis, des flots de naphte, qui servent à la fois à troubler l’eau et à faire croire que le bâtiment pris en chasse a été atteint par les projectiles et coulé. Des détails encore sont donnés sur les grappins à crochet avec lesquels on traîne entre deux eaux des chaînes d’explosifs ; les râteliers de grappins munis de bombes immergées, que remorquent des systèmes de câbles, tirés par des couples de torpilleurs, etc… — On ne saurait trop admirer, on le voit, le génie malfaisant dont fait montre l’humanité depuis qu’elle est sur « le sentier de la guerre ». L’auteur de ces récits s’intéresse d’ailleurs à nombre de choses qui restent trop souvent dans l’ombre au cours des relations qui ont été données jusqu’à présent. Son livre ensuite a été écrit, sobrement, mais dans une jolie langue harmonieuse et claire — ce qui est bien un avantage. On peut ajouter dès lors qu’avec le plaisir d’apprendre des choses nouvelles, — ou du moins dont il a été peu parlé jusqu’alors, — il a encore l’agrément d’offrir une lecture attachante.
Échos §
À propos de la peur à la guerre §
Le général italien Giulio Manzoli racontait dernièrement une anecdote qu’il dit avoir lue dans un livre ou une revue dont le titre lui échappe :
« En Crimée, durant la guerre contre la Russie, autour de Sébastopol, un groupe d’officiers étaient tranquillement à table sous la tente, quand un obus, tombant à l’intérieur, y éclata.
« Tous, épouvantés se jetèrent par terre, tandis que le commandant, nullement ému, continua tranquillement à sabler le champagne sans que la coupe qu’il tenait à la main oscillât seulement.
« On peut imaginer l’admiration que suscita un sang-froid si héroïque.
« Mais le jour suivant, on était de nouveau à table. Tout à coup on déboucha une bouteille de champagne et le commandant, surpris par la détonation, tomba évanoui. »
Sans commentaires… Mais l’anecdote vaut qu’on la raconte, qu’on la répande…
Bari et le Barisien §
Bari, dans les Pouilles, ville natale de Ricciotto Canudo, vient d’avoir sa première exposition d’art, exposition discrète où l’esthéticien qui vint à Paris, il y a quelques années, comme corrispondente del « Corriere delle Puglie » ne trouverait pas matière à esthétiser.
Le Barisien, ancien correspondant du Courrier des Pouilles, est aujourd’hui capitaine dans l’armée française et décoré de la croix de guerre, de la Légion d’honneur et de la médaille italienne al valore ; sous le pseudonyme anagrammatique du capitaine Oudanc, il a publié ses souvenirs d’officier de zouaves pendant la retraite de Serbie.
On l’a vu à Rome tandis que les Ballets russes préparaient leur saison de Paris, après quoi il a été se faire blesser sur le front de Macédoine en songeant à Dante, à l’amour, à ses deux patries unies pour le triomphe de la même cause.
C’est un Barisien bien parisien…
La plus petite société du monde §
La plus petite société du monde officiellement constituée était celle des vétérans de Villafranca, près de Vérone (Italie), laquelle n’avait plus qu’un seul membre, un certain Joseph Fumagalli, qui réunissait toutes les charges sociales de président, caissier, etc.
Il était le dernier survivant de la Société qui, au temps de sa prospérité, réunissait une trentaine de membres.
Il vient de mourir, mais jusqu’à son dernier jour, Fumagalli, qui avait été Garibaldien et Bersaglier, ne manquait aucune réunion officielle. Il y paraissait portant la bannière de sa société. Maintenant qu’il est mort la municipalité va prendre possession de la bannière et de la caisse sociale contenant une centaine de lires qui serviront à la constitution d’une nouvelle société de vétérans de la guerre actuelle.
Paesiello en Russie §
L’auteur célèbre de La Serva padrona eut dans Catherine II une grande admiratrice. On raconte qu’un soir d’hiver où elle l’avait invité dans son appartement pour l’entendre toucher le clavecin, le maître ne pouvant remuer les doigts à cause du froid, la tsarine ôta sa pelisse d’hermine enrichie de six brillants en guise de boutons et la mit sur les épaules de Paesiello, le priant d’accepter ce vêtement pour le préserver du climat russe.
Après huit ans de séjour en Russie, pris de nostalgie, Paesiello entreprit de revenir dans sa patrie.
À Naples, Ferdinand IV le nomma son maître de chapelle. C’est alors qu’il écrivit La Nina pazza… sans allusion à la Grande Catherine. Il ne quitta plus Naples que sur l’ordre de Napoléon, qui l’accueillit aux Tuileries avec magnificence, lui allouant 30 000 francs annuels, un carrosse de cour et le prix de la chère pour douze personnes journellement.
Il ne regretta jamais la Russie, mais pensait parfois avec une douce mélancolie au manteau immaculé dont la tsarine l’avait enveloppé un jour d’hiver.
Le Musée de l’Aéronautique §
La courte mais déjà glorieuse histoire de l’aéronautique, qui traverse aujourd’hui une période de grand progrès, a suggéré au général Marieni l’idée excellente d’en réunir les documents les plus importants et les souvenirs les plus curieux dans un musée destiné à conserver pour la postérité les monuments de la plus nouvelle des sciences.
Le musée de l’Aéronautique sera donc constitué à Rome et l’on avait parlé de l’installer au Castel Saint-Ange. Pourtant il paraît que l’étroitesse des locaux, qui abritent déjà le musée du Génie, ne laisse pas penser que le nouveau musée puisse s’ouvrir dans le mausolée historique et l’on croit qu’un autre emplacement sera définitivement choisi.
Tome CXXIII, numéro 462, 16 septembre 1917 §
Les Héritiers de la Succession d’Autriche [III] [extrait] §
[…]
Moins que l’histoire et moins que la religion, la politique, c’est-à-dire l’histoire prochaine et contemporaine, favorise l’unité yougoslave. Je ne parle pas seulement des difficultés internationales qui pressent de toute part la future Illyrie. Imaginez, pour en avoir quelque idée, une Suisse qui serait en désaccord sur ses propres frontières avec l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie et la France, et tenez compte encore du coefficient permanent de complexité que comportent les choses d’Orient. De tous ces différends, le plus cruel, — je dis le plus cruel pour nous, car j’éprouve, à l’égal de nos difficultés nationales, la tristesse des querelles qui déchirent l’Alliance, — c’est la question des rivages adriatiques contestés entre Italiens et Yougoslaves.
Je suis disposé pour ma part, et très résolument, à laisser les Italiens eux-mêmes
juges de ce qu’exige leur suprématie navale dans l’Adriatique. Mon brillant ami
M. Victor Bérard, qui pourtant est bien, je crois, le patron de tous les Yougoslaves qui
viennent chez nous, une sorte de Saint Sava français, a coutume de dire que pour
examiner les problèmes de l’Adriatique, il veut chausser des lunettes italiennes : je
les lui emprunte bien volontiers pour mon compte. D’abord, il y a des traités, condition
de l’entrée en guerre de l’Italie. Oserai-je ajouter aux considérations générales
invoquées par les Italiens la futilité d’un scrupule personnel ? Avant la guerre,
quelques publicistes français, montrant à l’Italie, alors triplicienne, sa rive
adriatique abandonnée et infertile, les ports rares de sa côte basse, où dorment
quelques vaisseaux aux voiles pendantes, en un temps où « l’Adriatique entourait
l’Italie comme un fossé entoure une prison »
, s’efforçaient de rappeler
l’attention italienne sur son véritable empire maritime qui est d’abord adriatique. Il y
aurait quelque pharisaïsme à le lui contester aujourd’hui, alors que la guerre n’a fait
qu’ajouter un argument puissant de stratégie navale à cette démonstration d’ordre
économique.
Cette bataille de Dalmatie a été conduite.de part et d’autre avec grande ardeur et à
grand fracas ; le tintamarre des brochures, des volumes et des arguments, ethniques et
linguistiques d’un côté, historiques et stratégiques de l’autre, n’a cependant jamais
empêché les personnes « autorisées » par leur information où par leur sagesse, de tomber
toujours d’accord que tout devait nécessairement s’arranger. Ni les Serbes ne contestent
le principe de la suprématie navale de l’Italie dans l’Adriatique11, ni les Italiens ne méconnaissent que
le premier principe de la politique balkanique à laquelle ils seront attachés aussi bien
par leurs traditions les plus sûres que par la délégation de l’Entente sera l’accord
permanent avec la Serbie agrandie. C’est, par exemple, la conclusion à laquelle arrive
l’esprit ferme, judicieux et clairvoyant de M. Andrea Torre, député de Salerne et
Président du syndicat de la Presse italienne, au bout de sa polémique avec un publiciste
britannique12. Je ne me hâterai point de dénoncer d’avance la gloutonnerie
impérialiste d’un peuple conduit par des hommes si habiles, et prudents. Ils sauront
bien trouver le régime juste qui convient à ces terres slaves « nées sous le
sourire de l’Italie »
, suivant la charmante expression du poète dalmate
Niccolò Tommaseo13.
Échos.
Deux Mantegna §
Une galerie transatlantique vient d’enlever, moyennant 5 000 000 de francs, un Mantegna de la collection Pembroke, — l’un des trente-trois Mantegna actuellement connus, nous apprend notre confrère Vauxcelles.
Au temps où l’on répartissait les œuvres d’art conquises sous la République, Mantegna n’était considéré qu’en tant que monnaie d’échange contre d’autres tableaux plus en vogue. C’est ainsi que le célèbre retable de San Zeno, de Vérone, dont le morceau central de la predella est encore au Louvre, ayant été morcelé, le musée provincial de Tours en reçut un premier fragment, la Résurrection, en 1703 ; trois ans plus tard, l’État envoyait un second morceau, le Christ au jardin des Oliviers, en échange duquel le musée tourangeau avait dû envoyer… un Chasseur buvant de Luca Giordano, — lequel d’ailleurs ne lui était jamais parvenu.
Les deux Mantegna de Tours font face aujourd’hui à un Rubens amené de Belgique, comme eux-mêmes l’avaient été d’Italie. En 1815, on ne sait comment, le Calvaire du Louvre, la Résurrection et le Christ aux Oliviers de Tours, furent « oubliés » dans les restitutions.
Ne pourrait-on réunir, aujourd’hui, ce triptyque rarissime ?
Tome CXXIII, numéro 463, 1er octobre 1917 §
Quelques lettres de Michel-Ange §
[Présentation] §
Bien que cela puisse paraître fort étrange, et malgré tout l’intérêt qu’elles présentent, les lettres de Michel-Ange n’ont jamais été intégralement traduites en français. Alors que, dès leur apparition, ses poésies, promptement répandues par ses amis, trouvaient de chauds admirateurs, sa correspondance, même en Italie, semble avoir été négligée. Et cependant, tout autant et même peut-être plus que ses sonnets, elle nous donne de nouveaux et curieux aperçus, non seulement du caractère de ce merveilleux génie, mais aussi de la vie italienne à son époque.
Vasari, dans la Vie de Michel-Ange, insère seulement les lettres qui lui furent personnellement adressées. Gaye, dans le Carteggio, en publie quelques autres ; mais ce n’est qu’en 1875 que parut le premier recueil sérieux publié par M. Milanesi, à l’occasion du centenaire du grand artiste. Cette publication renferme toutes les lettres et fragments de lettres retrouvés jusqu’à ce jour. En 1913, la collection populaire italienne « Scrittori nostri » les réunit toutes en deux petits volumes afin de les rendre accessibles au grand public. M. Papini, qui fut chargé de cette dernière édition, nous parle de plusieurs lettres dont personne n’a jamais pu jusqu’ici obtenir communication. Quelques-unes, dit-il, enfermées à la Galerie Buonarroti à Florence, sont rendues inaccessibles par suite de clauses mystérieuses d’un mystérieux testament, ou, plutôt, par la mauvaise volonté de ceux qui en ont la garde. Le docteur Karl Frey qui a pu, soit grâce à la haute influence d’un ministre, soit avec la complicité d’un subalterne, pénétrer dans les archives michelangelesques, n’a réussi qu’à rendre la consigne plus sévère encore.
En France, Piot en a publié un très petit nombre dans le Cabinet de l’Amateur. Dans la traduction des Vite de Vasari par Leclanché On retrouve les lettres adressées par Michel-Ange à son ami, et dans Michel-Ange poète et épistolier de M. Alex. Sturdza, celles adressées à Vittoria Colonna. M. Boyer d’Agen (Œuvre littéraire de Michel-Ange), sur 495 lettres n’en traduit que 50 intégralement, et pour celles adressées à Vasari donne la traduction de Leclanché. Il ajoute à cela des extraits plus ou moins étendus de seulement 47 autres prises au hasard. M. Romain Rolland : La Vie de Michel-Ange, a eu beaucoup plus souvent recours aux poésies qu’aux lettres, et les quelques passages qu’il a empruntés à celles-ci sont très courts et relativement peu nombreux.
La nouvelle traduction que nous donnons ici d’un certain nombre de lettres jusqu’ici inconnues en France a été faite d’après l’édition du centenaire, et nous remercions M. Lemonnier de nous avoir aimablement accordé l’autorisation de faire ainsi connaître, autrement que par des extraits trop hâtivement choisis et forcément incomplets, la vie familière et intime du grand maître florentin.
À la famille §
I.
À Buonarroto di Lodovico di Buonarroto Simoni à
Florence. §
À remettre en la boutique de Lorenzo Strozzi,
Arts de
la laine à la Porta Rossa.
J’ai reçu, aujourd’hui ce 19 décembre, la lettre où tu me recommandes Pietro Orlandini14 pour que je m’emploie à lui avoir ce qu’il me demande. Il m’écrit de lui faire faire la lame d’une dague et de faire en sorte que ce soit une chose admirable. Pourtant je ne sais si je pourrai le servir vite et bien ; d’abord parce que ce n’est pas ma profession, ensuite parce que je n’ai pas le temps de m’en occuper. Cependant je m’efforcerai à ce que d’ici un mois il soit servi, et du mieux que je pourrai.
J’ai compris toutes vos affaires, surtout celles de Giovansimone15. Je suis content qu’il s’occupe à ta boutique et qu’il ait la volonté de bien faire, parce que j’ai le désir de l’aider autant que vous autres ; et, si Dieu m’aide comme il l’a toujours fait, j’espère au carême avoir achevé ce que j’ai à faire ici16, et retourner à Florence faire ce que je vous ai promis.
Tu m’écris que Giovansimone veut mettre de l’argent dans une boutique. Il me semble qu’il devrait attendre encore quatre mois et faire ainsi d’une pierre deux coups. Je sais que tu me comprends, cela suffit. Dis-lui de ma part qu’il s’applique à faire pour le mieux ; si cependant il voulait de l’argent comme tu me l’écris, il faudrait prendre celui de Florence, parce qu’ici je ne peux rien encore lui envoyer. Je reçois des prix dérisoires pour ce que je fais, encore n’est-ce pas sûr, et il pourrait, m’arriver une chose qui me perdrait. Pourtant je vous encourage à prendre patience pendant quelques mois, jusqu’à ce que je retourne là-bas.
Je ne conseille pas à Giovansimone de venir, car j’habite ici dans une mauvaise chambre ; j’ai acheté un seul lit dans lequel nous sommes déjà quatre personnes, et je n’aurais pas la possibilité de le recevoir comme il le demande. Mais s’il veut cependant venir, qu’il attende que j’aie achevé la statue que je fais ; je demanderai à Lapo et à Lodovico17 de m’aider et lui enverrai un cheval pour qu’il ne vienne pas comme une bête. Rien d’autre. Priez Dieu pour moi et pour que tout aille bien.
sculpteur à Bologne.
II.
Au même. §
J’ai eu il y a plusieurs jours une lettre de toi par laquelle j’appris toute l’histoire de la dague de Piero Aldobrandini. Je te préviens que si ce n’était par affection pour toi, je le laisserais pérorer tant qu’il voudrait. Sache que la lame que j’ai envoyée et que tu as reçue est faite sur la mesure donnée par Piero. Il m’en envoya une en papier dans une lettre et m’écrivit de la faire faire exactement de la même façon. Je fis ainsi. S’il voulait une dague il ne devait pas m’envoyer la mesure d’un poignard ; mais à ce propos je veux t’écrire ce que j’ai voulu taire jusqu’ici : c’est que tu n’aies plus de rapports avec lui, car il n’est pas une fréquentation pour toi. Il suffit. S’il venait chez toi pour la susdite lame, ne la lui donne pas ; fais-lui bon visage et dis-lui que je l’ai donnée à un de mes amis. Il suffit. Sache qu’ici elle m’a coûté dix-neuf carlins plus treize liards d’impôt.
Mon affaire va bien, grâce à Dieu, et j’espère couler ma statue d’ici un mois. Priez Dieu pour que la chose se termine bien et que je retourne vivement à Florence, car je suis décidé à faire ce que je vous ai promis. Réconforte Giovansimone et dis-lui de m’écrire quelquefois, dis à Lodovico18 que je me porte bien et que je le préviendrai avant de couler ma figure. Il le saura de toute façon. Recommande-moi à Granaccio19 quand tu le verras. Je n’ai rien d’autre à le dire. Ici la peste commence et quoiqu’il n’y en ait pas encore beaucoup, elle est mauvaise. Où elle entre personne ne reste. D’après ce que l’on m’a dit, il y en a peut-être dans quarante maisons.
sculpteur à Bologne.
Si tu avais donné la dague à Piero ne lui dit rien d’autre, mais si tu ne la lui as pas donnée, ne la lui donne pour rien au monde.
III.
À Lodovico di Buonarroto Simoni à Florence. §
J’ai appris par votre dernière lettre comment vont les affaires là-bas, et comment se conduit Giovansimone. Depuis dix ans je n’ai pas eu de plus mauvaise nouvelle que le soir où je lus votre lettre. Je croyais avoir arrangé leurs affaires pour qu’avec l’aide que je leur avais promise ils puissent avoir une bonne boutique. Dans cet espoir je pensais qu’ils s’appliqueraient à devenir habiles et à apprendre leur métier pour pouvoir s’établir quand le moment serait venu. Or je vois qu’ils font tout le contraire, surtout Giovansimone. Je me suis aperçu que faire le bien ne sert à rien, et si je l’avais pu, le jour où j’ai reçu votre lettre je serais monté à cheval, et maintenant j’aurais tout arrangé. Ne pouvant le faire, je lui ai écrit une lettre comme je crois devoir l’écrire, et si d’ici quelque temps il ne change de conduite ou s’il prend à la maison ne fût-ce qu’un fétu ou fait une chose qui vous déplaît, je vous prie de me le dire, car je tâcherai d’avoir une permission du Pape et irai là-bas lui montrer son erreur. Je veux que vous soyez certain que toutes les fatigues que j’ai toujours endurées ont été bien plus pour vous que pour moi-même. Ce que j’ai acheté, je l’ai acheté pour que ce soit à vous durant votre vie ; si vous n’aviez pas été là, je ne l’aurais pas acheté. Si donc il vous plaît de louer la maison et d’affermer la terre, faites-le à votre gré, et avec cette rente et ce que je vous donnerai, vous vivrez comme un seigneur. Si je n’allais pas là-bas l’été prochain, je vous dirais de le faire maintenant, et devenir demeurer avec moi. Mais ce n’est pas le moment, parce que l’été on reste peu ici. J’ai pensé reprendre l’argent que j’avais sur la boutique et le donner à Gismondo20 pour qu’avec Buonarroto ils s’associent du mieux qu’ils pourraient. Vous loueriez les maisons et la ferme de Pazolatico ; avec le revenu et ce que je vous donnerais en plus, vous pourriez vous retirer soit à Florence, soit hors de Florence, en quelque endroit où vous seriez bien, tenir à distance celui qui veut commander, et laisser ce vilain avec le cul en main. Je vous prie de réfléchir à vos projets. Lorsque vous saurez ce qu’il vous convient de faire, je vous aiderai dans la mesure du possible. Prévenez-moi. Au sujet de Cassandre on m’a déconseillé de ramener ici le procès. On m’a dit que la dépense serait trois fois plus forte ici que là-bas ; et c’est certain, car ce qui se fait là-bas avec un grosso ne se fait pas ici avec deux carlins. Une autre raison est que je n’ai aucun ami à qui me fier, et que je ne peux m’occuper d’une pareille chose. Il me semble, si vous voulez vous en occuper, qu’il faut aller par la voie ordinaire comme le veut la raison. Défendez-vous comme vous le savez et le pouvez et l’argent qu’il faudra dépenser ne vous manquera pas tant que j’en aurai. N’ayez pas peur, car ce n’est pas de cela que dépend la vie. Rien d’autre. Avisez-moi comme je vous l’ai dit plus haut.
IV.
À Lionardo21
di Buonarroto Simoni, à Florence. §
Je t’ai mis au courant dans ma dernière lettre de ma maladie de la pierre qui est très douloureuse, comme le sait celui qui en a été atteint. Depuis on m’a fait boire une certaine eau qui m’a fait rejeter par l’urine une matière grosse et blanche, avec quelque morceaux et fragments de pierre ; je vais beaucoup mieux, et j’espère bien que d’ici peu j’en serai complètement délivré ; ceci grâce à Dieu et à quelques bonnes personnes. Je vous tiendrai au courant de ce qui m’arrivera. Pour l’aumône dont je t’ai parlé, il n’y a rien à ajouter, car je sais que tu chercheras consciencieusement.
Celle maladie m’a fait penser à mettre en ordre mes affaires spirituelles et temporelles plus tôt que je ne l’aurais fait ; j’ai commencé un brouillon de testament qui me semble bien, si je peux je l’écrirai et vous l’enverrai dans ma prochaine lettre pour que vous me disiez ce que vous en semble ; mais je voudrais bien que les lettres aillent par la bonne voie. Rien d’autre pour l’instant.
V.
Au même. §
Tu m’écris dans ta dernière lettre que Cepperello veut vendre la ferme voisine des nôtres à Settignano, et que cette femme en a la jouissance pour toute sa vie, de sorte qu’elle y restera jusqu’à sa mort. Si Cepperello trouvait à la vendre maintenant, ce ne serait qu’à un prix en rapport avec le temps que cette femme peut vivre, puisque l’on n’entrerait en jouissance qu’après sa mort. Il ne me semble pas que l’on doive conclure l’affaire, à cause des complications qui pourraient arriver et qui seraient dangereuses, puisque nous ne serions pas propriétaires. C’est pourquoi il faut attendre qu’elle meure. Si Cepperello vient me parler, je lui dirai ce que je pense. Je ne suis pas prêt à aller le trouver.
Tu m’as écris que tu avais compris pour les deux Brefs ; si tu vois que tu peux les envoyer par un, homme de confiance qui me les remette, envoie-les : sinon laisse-les tranquilles.
Quant à ton mariage, tu me dis qu’auparavant tu veux venir me parler de vive voix. À cause de ma maison j’ai beaucoup de mal et de grandes dépenses comme tu le verras. Je ne te dis pas pour cela de ne pas venir, mais il me semble que tu dois laisser passer la mi-septembre ; à ce moment tu pourrais me trouver une servante qui soit honnête et propre, bien que ce soit difficile, parce que toutes sont des putains et des souillons. Préviens-moi, je donne dix jules par mois. Je vis pauvrement mais je paie bien.
Ces jours-ci on m’a parlé pour toi de la fille d’Altovito Altoviti ; elle n’a ni père ni mère et est au couvent de San Martino. Je ne la connais pas et ne sais que te dire à ce sujet.
VI.
Au même. §
Ces jours-ci avec ton oncle, j’ai parlé de ton mariage. Il m’a dit qu’il s’étonnait beaucoup que tu te sois retiré, car il estimait que quelque méchant ladre t’en avait détourné pour profiter de cette fortune ou pour en hériter ; il m’a semblé bon de te rapporter ces paroles.
Maintenant, pendant que j’écris, on m’apporte la lettre dans laquelle tu me parles de la fille de Carlo di Giovanni Strozzi. J’ai connu Giovanni Strozzi quand j’étais enfant ; c’était un homme de bien, je n’ai rien d’autre à t’en dire. J’ai connu aussi Carlo. Je crois que ce pourrait être une bonne chose.
Quant aux domaines dont tu me parles, ils ne me plaisent pas parce qu’ils sont près de Florence. Il me semble qu’à Chianti cela conviendrait mieux. Si tu y trouvais quelque chose de sûr, il faudrait le prendre et ne pas regarder à deux cents écus.
Au sujet de ton mariage, je ne peux rien te dire, parce que je ne connais aucun Florentin, et encore moins d’autres.
Je suis vieux comme je te l’ai écrit dans ma dernière lettre, et pour ôter toute vaine espérance à quiconque pourrait en avoir je pense faire mon testament et laisser tout ce que j’ai là-bas à Gismondo mon frère et à toi mon neveu, sous condition que l’un ne puisse rien faire sans le consentement de l’autre. Si vous restiez sans héritiers légitimes, tout irait à San Martino, c’est-à-dire que l’on donnerait les rentes pour l’amour de Dieu, à de pauvres honteux, ou à des citoyens indigents, ou autrement en faisant pour le mieux, comme vous me le conseillerez.
VII.
Au même. §
Lionardo. — J’ai reçu les paniers que tu m’as envoyés, c’est-à-dire douze fromages. Ils sont très beaux et très bons. J’en ai donné quelques-uns aux amis et le reste est pour la maison. Rien d’autre à te dire à ce sujet. Quant à ma santé, eu égard à mon âge, elle ne me semble pas pire que celle des autres du même âge. Je vous ai tous en grande affection ainsi que Cassandre22. Recommande-moi à elle et dis-lui que je prie Dieu pour qu’elle fasse un autre beau garçon. Rien d’autre.
VIII.
Au même. §
Voici plusieurs jours que j’ai reçu ta lettre, à laquelle je n’ai pas répondu plus tôt parce que je n’en ai pas eu le loisir. Maintenant je répondrai à tout pour que tu ne t’étonnes pas et comprennes. Voici plus d’un mois, le travail de la fabrique de Saint-Pierre étant suspendu, je me disposai à aller à Lorette faire mes dévotions. Étant à Spolète je me suis trouvé un peu fatigué, et m’y suis arrêté quelques jours23 pour me reposer. Une fois là je ne pus continuer comme j’en avais l’intention, car un homme me fut mandé en poste pour que je retourne à Rome. Pour ne pas désobéir, je me mis en route et retournai à Rome, où je suis grâce à Dieu ; et ici nous vivons à la grâce de Dieu, à cause des circonstances fâcheuses dans lesquelles nous nous trouvons24. Je ne m’étendrai pas davantage, sinon pour dire qu’ici on espère la paix. Qu’il en soit comme Dieu le veut. Sois attentif à rester en bonne santé, en priant Dieu de nous aider.
MICHELAGNIOLO BUONARROTI.
IX.
Au même. §
J’ai reçu le trebbiano25 avec ta lettre et celle de Francesca. Je n’ai pas répondu avant, parce que la main ne me sert plus à écrire. J’ai dit la même chose au Seigneur ambassadeur26 du Duc. Je te remercie de la lettre de messer Giorgio27. Pour m’excuser, dis à messer Giorgio que je suis vieux. Je me recommande à vous.
Sur l’art §
X.
À Domenico Buoninsegni, Rome. §
Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, je n’ai pu arriver à exécuter le modèle28 que je vous avais promis de faire. Il serait trop long de vous écrire le pourquoi. J’en avais d’abord ébauché un petit, en terre, dont je me servais ici ; bien qu’il fût tordu comme un beignet, je voulais tout de même vous l’envoyer pour que vous croyiez bien que je ne voulais pas vous tromper.
J’ai plusieurs choses à vous dire. Ayez un peu de patience pour me lire, c’est important. Voici ce dont il s’agit. Je me sens capable de faire pour la façade de Saint-Laurent une œuvre qui soit le miroir de l’architecture et de la sculpture de toute l’Italie.
Mais il faut que le Pape29 et le Cardinal30. se décident vivement, s’ils veulent, oui ou non, que je la fasse. S’ils le veulent, il faut en arriver à une conclusion, c’est-à-dire m’allouer un forfait, et se fier entièrement à moi pour tout31, ou bien qu’ils s’arrangent comme ils le voudront, d’une autre manière que je ne vois pas. Vous comprendrez le pourquoi de ceci.
Comme je vous l’écrivis, et depuis que je vous écrivis, j’ai retenu beaucoup de marbres, donné beaucoup d’argent ici et là, et j’ai fait extraire des matériaux en divers lieux. À plusieurs endroits où j’ai fait des dépenses, les marbres tirés ne me conviennent pas. Vu les grandes dimensions dont j’ai besoin et la belle qualité que je veux, on peut facilement se tromper. À un rocher que j’avais déjà fait tailler, j’ai trouvé du côté de Poggio plusieurs manques que l’on ne pouvait pas deviner ; de sorte que je ne pus réussir à en tirer deux colonnes comme je le voulais ; et j’y ai dépensé la moitié de ce que j’avais. Étant donné la quantité des marbres, il n’était pas nécessaire qu’il m’arrivât beaucoup de semblables malchances pour que la dépense monte à plusieurs centaines de ducats. Il m’est impossible de calculer, et je ne pourrai guère rendre compte de ma dépense totale, tant que je n’aurai pas les marbres que j’ai demandés. Je ferais volontiers comme maître Pierre Fantini32, mais je n’ai pas autant de pommade qu’il le faudrait. De plus je suis vieux33, et il ne me semble pas utile de perdre tant de temps, pour économiser au Pape 2 ou 300 ducats de marbres. Je suis si pressé à Rome pour mon travail34 qu’il me faut prendre de toute manière un parti.
Voici ce que j’ai décidé. Si je savais ce que j’ai à faire et le prix donné, je n’hésiterais pas à risquer 400 ducats, car je n’aurais pas de compte à rendre. Je choisirais ici trois ou quatre hommes parmi les meilleurs qui soient et leur commanderais tous les marbres. Il faudrait que la qualité des marbres soit la même que ceux que j’ai tirés jusqu’à maintenant ; ils sont admirables, bien qu’il y en ait peu. Pour cela faire et le salaire qu’il y aurait à donner, j’aurais pleine confiance en Luca ; avec les marbres que j’ai, et que je ferais amener à Florence, on pourrait commencer à travailler pour le Pape35 et pour moi36. N’ayant pas fait le susdit arrangement avec le Pape, cela ne peut se faire, et quand même je le voudrais, je ne pourrais amener à Florence les marbres destinés à mon œuvre, car il me faudrait ensuite les ramener à Rome. Mais il me faut aller tout de suite à Rome pour travailler, parce qu’on m’y réclame comme je l’ai dit.
La dépense pour la façade, comme j’entends la faire et l’exécuter, tout compris, et de façon à ce que le Pape n’ait plus à s’occuper de rien, ne peut, suivant le devis que j’ai fait, être moindre de 35 000 ducats d’or. Je mettrai six ans à la faire. En plus, d’ici six mois il me faudra, à cause des marbres, au moins mille autres ducats. Si cela ne convient pas au Pape, il faut ou que les dépenses que j’ai commencé à faire ici pour la susdite œuvre, restent à mon compte et à ma charge et que je rende les mille ducats au Pape, ou qu’il trouve quelqu’un qui continue l’entreprise, parce que pour plusieurs raisons je veux m’en aller d’ici de toute façon.
Quant au prix, si une fois l’œuvre commencée je reconnaissais que je peux la faire pour moins, j’agis avec tant de bonne foi envers le Pape et le Cardinal, que je les préviendrais beaucoup plus vite que si le dommage était pour moi ; mais j’entends la faire le plus vite possible de façon à ce que la somme fixée soit suffisante.
Messer Domenico, je vous prie de me répondre fermement la volonté du Pape et du Cardinal, et ceci me fera très grand plaisir, entre tous les autres que vous m’avez faits.
XI.
Au même. §
Les marbres extraits sont beaux, et ceux qui sont bons pour l’œuvre de Saint-Pierre sont faciles à tirer, et plus près de la mer que les autres, c’est-à-dire dans un lieu appelé la Corvara. De cet endroit à la mer on n’a pas à faire la dépense d’une route, sinon en ce peu de marais qui est près de la mer ; mais pour avoir des marbres comme ceux dont j’ai besoin pour mes statues, il faut élargir la roule déjà faite, de Corvara jusqu’à Seraveza sur environ deux milles. Sur un mille environ au moins, elle est complètement à faire, il faut la tailler dans la montagne avec des pics, jusqu’à l’endroit où l’on pourra charrier les susdits marbres. C’est pourquoi, si le Pape ne fait arranger que ce dont il a besoin pour ses marbres, c’est-à-dire le marais, je n’ai pas la possibilité d’arranger le reste, et je ne pourrai pas avoir de marbres pour mon travail. S’il ne le fait pas, je ne pourrais pas m’occuper, comme je le voudrais, des marbres de Saint-Pierre comme je l’ai promis au Cardinal ; mais le Pape faisant le tout, je pourrais faire tout ce que j’ai promis.
Je vous ai écrit tout ceci dans d’autres lettres. Maintenant agissez avec prudence et habileté. Je sais que vous me voulez du bien. Je vous prie d’arranger la chose à votre idée avec le Cardinal, et de me répondre bientôt pour que je puisse prendre un parti. Si cela ne s’arrange pas, je retournerai chez moi à Rome. Je n’irais pas à Carrare, parce qu’en vingt ans je n’aurais pas les marbres dont j’ai besoin. Je m’y suis fait beaucoup d’ennemis à cause de cette affaire, et pour retourner là-bas, il me faudrait beaucoup d’audace, ainsi que nous l’avons dit ensemble.
Je vous préviens que ceux de l’Œuvre37 ont déjà fait de grands projets sur cette affaire des marbres quand elle me fut accordée. Je crois qu’ils ont déjà réglé les prix, et les impôts, et les droits de passage, et que les notaires, archi-notaires, pourvoyeurs, sous-pourvoyeurs ont déjà pensé à s’engraisser malhonnêtement en ce pays. Pensez-y donc, et faites votre possible pour que cette affaire ne tombe pas dans leurs mains, parce qu’après il serait plus difficile d’en avoir d’eux que de Carrare. Je vous prie de me répondre de suite ce que vous pensez que je doive faire. Recommandez-moi au Cardinal. Je suis ici comme son représentant, c’est pourquoi je ne ferai rien, sinon ce que vous m’écrirez, car je pense que c’est son intention.
Si, quand je vous écris, je ne le fais pas aussi correctement qu’il conviendrait, ou si quelquefois je n’emploie pas le mot exact, excusez-moi, mais j’ai un grelot pendu aux oreilles, qui ne me laisse pas penser à ce que je veux.
sculpteur à Florence.
XII.
Au cardinal Jules de Médicis, à Rome. §
Espérant recevoir cette année une certaine quantité de marbre pour l’œuvre de Saint-Laurent à Florence, et ne trouvant ni dans Saint-Laurent, ni dehors à proximité d’atelier convenable pour les travailler, j’ai été forcé, pour en bâtir un, d’acheter un morceau du terrain de Sainte-Catherine au chapitre de Sainte-Marie-des-Fleurs38. Ce terrain me coûte trente gros ducats environ. Le dit Chapitre m’a fait attendre deux mois pour l’avoir. Ils me l’ont fait payer 60 ducats de plus qu’il ne vaut. Pour me prouver que ce n’était pas leur faute, ils me disent qu’ils ne peuvent pas transgresser les clauses de la Bulle de vente qu’ils ont reçue du Pape.
Si maintenant le Pape fait des Bulles qui donnent le droit de voler, je prie Votre Révérendissime Seigneurie de m’en faire donner une, à moi aussi, parce que j’en ai beaucoup plus besoin qu’eux. Si ce n’est pas l’usage de le faire, je la prie de me faire rendre raison de la façon suivante : le terrain que j’ai pris ne me suffit pas pour ce dont j’ai besoin, et le Chapitre en a, derrière celui-ci, une certaine quantité ; je prie Votre Seigneurie de m’en faire donner une autre parcelle qui me dédommagerait de ce qu’ils m’ont pris en trop sur ce que j’ai acheté. S’ils avaient à me rendre, je ne leur demanderais rien.
En ce qui concerne l’œuvre39, les début sont difficiles…
XIII.
À Berto da Filicaia, à Florence. §
Je me recommande à vous et vous remercie des services et bienfaits que j’ai reçus de vous, et me tiens entièrement à votre disposition, avec tout ce que j’ai, ce que je sais et ce que je peux. Les affaires d’ici vont très bien. La route est pour ainsi dire finie ; il reste peu de choses à faire. Il reste à abattre quelques rochers ou plutôt des grottes. L’une est à l’endroit où aboutit la route qui va du fleuve au vieux chemin de Rimagno. L’autre grotte est un peu après Rimagno, en allant à Seraveza ; c’est un gros rocher qui est en travers de la route, et l’autre est aux dernières maisons de Seraveza, en allant vers la Corvara. De plus il faudrait aplanir à coups de pics en quelques endroits. Cela serait vite fait, et demanderait quinze jours si j’avais des tailleurs de pierre qui vaillent quelque chose. Il y a peut-être huit jours que je suis allé au marécage.
À ce moment on le remplissait le plus qu’on pouvait. J’espère, si on a continué, que maintenant c’est fini. Quant aux marbres, la colonne que j’ai tirée en bas, dans le canal, à cinquante brasses de la route est saine et sauve. Ce fut une chose bien plus difficile que je ne pensais que de la mettre en bas. Un homme a eu un accident en la transportant, il a été écrasé et est mort sur le coup ; moi-même je risquai d’y perdre la vie. L’autre colonne était presque ébauchée. J’y ai trouvé une fêlure qui me l’a écourtée ; elle était si grande que pour l’éviter il m’a fallu creuser plus avant dans la colline ; ainsi ai-je fait. J’espère que maintenant elle sera bien ; on est en train de continuer le travail. Il ne m’arrive rien d’autre. Je vous prie, en parlant à la magnificence de Jacopo Salviati, de m’excuser si je ne lui ai pas écrit. Je n’ai encore pas eu à lui écrire des choses qui me plaisent ; c’est pourquoi je ne l’ai pas fait. Le lieu où l’on tire la pierre est ici très escarpé, et les hommes sont très ignorants en cette matière. C’est pourquoi il faut une grande patience pendant quelques mois, jusqu’à ce que les montagnes soient civilisées, et les hommes instruits. Après, cela ira plus vite ; l’important est que, de toute façon, je fasse ce que j’ai promis, et, si Dieu m’aide, je ferai la plus belle œuvre qui fut jamais faite en Italie.
Depuis que j’ai écrit, les hommes de Pietrasanta, qui prennent à la carrière une certaine quantité de marbre depuis environ six mois, m’ont répondu qu’ils ne veulent plus tirer de pierre ni me rendre les cent ducats que je leur ai donnés. Ils ont fait, me semble-t-il, une bonne affaire, et je ne pense pas qu’ils l’aient faite sans protection, de sorte que je forme le projet de m’adresser, aux Huit40, et de leur demander la punition de cette volerie. Je ne sais si cela peut se faire. J’espère que la magnificence de Jacopo Salviati me fera rendre raison.
XIV.
Au révérendissime Monseigneur de Médicis à
Rome. §
Pour l’œuvre de Saint-Laurent on tire beaucoup de pierres à Pietra Santa. Ayant trouvé les Carrarais plus conciliants que de coutume, j’ai encore donné ordre de tirer une grande quantité de marbres, de sorte qu’aux premières eaux j’espère en avoir une bonne partie à Florence, et ne pas manquer à ce que je vous ai promis. Dieu m’en fasse la grâce, parce que je ne désire rien d’autre au monde que de vous plaire. Je crois que j’aurai besoin, d’ici un mois, de mille ducats. Je prie votre Révérendissime Seigneurie de ne pas me laisser manquer d’argent.
Je préviens encore Votre Seigneurie Révérendissime que j’ai cherché et n’ai pas encore trouvé une maison où je puisse faire mon œuvre, c’est-à-dire les figures de marbre et de bronze. Matteo Bartoli m’a trouvé ces jours-ci un logis admirable et commode pour faire un atelier convenable. C’est sur la place qui est devant l’église d’Ogni Santi. Les frères, d’après ce que m’a dit Matteo, consentiraient à me vendre les droits qu’ils ont dessus, et tout le monde en serait content, comme me l’a dit Matteo qui est des Syndics. Personne n’aurait à faire opposition, sinon les officiers de la Tour qui sont maîtres du mur d’Arno, auquel sont appuyées toutes les maisons du Bourg d’Ogni Santi. Ceux-ci me donneront à moi aussi la permission d’y appuyer l’atelier que je ferai. Il reste seulement que les Frères auraient aimés avoir une lettre de votre Révérendissime Seigneurie, attestant qu’elle approuve cette chose, et tout serait fait. Lors donc qu’il lui semblera bon d’en faire écrire deux, soit pour les frères, soit pour Matteo, qu’elle le fasse.
MICHELAGNIOLO.
XV.
À Pietro Urbano41, à la
maison Michelagniolo, sculpteur à Florence. §
Les affaires vont très mal. Voici la chose : samedi matin je me mis à faire hisser une colonne, avec grandes précautions. Rien ne manquait. Quand elle fut élevée d’environ cinquante brassées, un anneau de la louve qui la soutenait se rompit, et la colonne s’en alla dans le fleuve en cent morceaux. Donato avait fait faire cet anneau par son compère le forgeron Lazzero ; quant à sa valeur, sans aucun doute il paraissait excellent et capable de supporter quatre colonnes. Quand il se fut rompu nous avons vu la grande fourberie ; l’intérieur n’avait aucune solidité, la partie résistante du fer n’était pas plus épaisse que le dos d’un couteau, de sorte que je m’étonne qu’il ait même pu résister autant. Tous ceux qui étaient autour se trouvèrent en très grand danger de mort, et une admirable pierre est perdue. Ce carnaval-ci j’avais chargé Donato de s’occuper de ces fers ; il devait aller à la forge et en choisir qui fussent doux et bons. Tu vois comme il m’a traité. En enlevant la colonne, les montures des moufles se sont brisées aussi à l’anneau ; les moufles elles-mêmes ont été sur le point de se rompre. Elles sont cependant deux fois plus fortes que celles de l’Œuvre ; si elles avaient été en bon fer elles auraient soutenu un poids infini. Mais le fer était cru et mauvais ; on ne pouvait faire pire. Il est clair que Donato s’entendait avec son compère. Et moi qui l’envoyais à la forge ! Il m’a servi comme tu le vois.
Il faut prendre patience, je serai à Florence pour les fêtes et commencerai à travailler, s’il plaît à Dieu.
Recommande-moi à Francesco Scarfi.
XVI.
Au pape Paul III42. §
Comme Votre Sainteté l’a vu par le chapitre de Vitruve43, l’architecture n’est pas autre chose que l’ordonnance, la disposition, la beauté des formes, la proportion des parties entre elles, la bienséance, et la distribution44.
Premièrement : ici45 il n’y a aucune ordonnance, parce que l’ordonnance46 est la juste adaptation47 de toutes les parties d’un bâtiment, considérées soit séparément, soit dans leur ensemble, soit dans les rapports qu’elles ont entre elles. Ici, au contraire, tout est désordre parce que les parties de cette corniche sont disproportionnées entre elles, et n’ont aucun rapport les unes avec les autres.
Secondement : ici il n’y a aucune disposition. La disposition48 est une manière élégante de placer chaque chose, suivant la qualité et la destination du bâtiment. Ici il n’y a aucune qualité pour l’œuvre faite, du moins suivant les règles de Vitruve, et cette corniche ne peut, tout au plus, être autrement qualifiée que de barbarie.
Troisièmement : la beauté des formes49, est la convenance de la composition des parties en vue. En cet ouvrage on ne voit aucune convenance, tout est inconvénient. Le premier inconvénient est d’exiger une si grosse dépense que l’on risque de ne jamais voir cette œuvre terminée.
Le second inconvénient est que cette corniche menace de jeter à terre la façade du palais. Du reste il y a trois sortes de corniches, la dorique, l’ionienne, la corinthienne. Celle-ci n’appartient à aucun de ces trois ordres, elle est bâtarde.
Quatrièmement : un rapport harmonieux50 doit exister entre l’œuvre entière et chacune de ses parties, de sorte que chaque partie prise séparément répond à l’aspect général de l’ensemble, suivant la mesure de cette partie. Dans cette corniche il n’y a aucune partie dont la mesure soit en proportion avec celle de la corniche entière. Les corbeaux sont trop petits et trop peu nombreux pour une grandeur pareille ; la frise est trop petite pour une si grosse masse, et le bandeau inférieur bien trop étroit pour un aussi grand volume.
Cinquièmement : il y a la bienséance51 lorsque dans l’œuvre on voit une correction qui prouve que tout a été combiné sous la souveraine autorité de la convenance.
Dans cette corniche il n’y a aucune convenance, au contraire tout est inconvenance. Cela se voit d’abord dans ce grand fronton placé sur une si petite façade. Le fronton est plus grand que le reste et n’est pas proportionné avec si peu de hauteur. Autre inconvenance : la dimension du module ne va pas avec la dimension de l’amortissement. C’est autre chose qu’il faut faire.
Sixièmement : distribution. La distribution52 consiste à diviser les lieux d’une façon appropriée à la quantité des choses qui doivent y être placées. Ici on voit que rien n’a été bien partagé, mais tout a été divisé au hasard, et suivant le caprice du moment ; dans un endroit, on a été prodigue à l’excès, dans un autre, on a été avare à cet égard. Voilà tout ce que je dois dire à Votre Sainteté, dont je baise humblement les pieds. Si je ne suis pas allé voir Votre Sainteté, c’est parce que je suis malade, et que toutes les fois que je suis sorti, j’ai eu une rechute.
Il est une autre sorte de distribution53, quand en élevant le bâtiment on tiendra compte de l’usage qu’en veut faire le père de famille. Suivant l’argent que l’on pourra dépenser, suivant l’élégance et la beauté qu’on leur donnera, les constructions devront être plus ou moins hautes. Il faudra disposer les maisons de ville autrement que les propriétés de la campagne, où elles sont faites pour recevoir les récoltes. Tout autres doivent être celles des hommes, d’affaire ; tout autre celles des gens riches et délicats ou des seigneurs dont les fonctions sont de gouverner la république ; chacune d’elle devra être adaptée à l’usage auquel elle est destinée. La distribution des édifices doit sans faute être faite pour qu’ils conviennent au rang des personnes qui les habitent54.
À quelques amis §
XVII.
Au prudent jeune homme Gherardo Perini55, à
Pesaro. §
Tous vos amis et moi avec eux, mon très cher Gherardo, et plus que tous, ceux que vous savez vous aimer davantage, se sont grandement réjouis en recevant du très fidèle Zampino votre dernière lettre qui nous donne de très bonnes nouvelles de votre santé. Et bien que l’amabilité de votre lettre exige une réponse, je ne me sens pas capable de la faire. Je vous dis seulement ceci : que nous tous vos amis sommes également en bonne santé ; et tous nous nous recommandons à vous, spécialement ser Giovan Francesco56 et le Piloto57.
Espérant que vous serez bientôt ici, je pourrai vous faire cette réponse de vive voix, plus explicitement, et vous parler en détails de choses qui pour moi sont importantes.
Au jour je ne sais lequel, en février selon ma servante.
XVIII.
À messer Tommaso dei Cavalieri59, à
Rome. §
Inconsidérément, messer Tomao mon très cher Seigneur, je me mets à écrire à Votre Seigneurie, non pas pour répondre à une lettre reçue de vous60, mais plutôt cédant à un premier mouvement, comme si j’avais à passer à pied sec ou par un gué comme un petit fleuve n’ayant que très peu d’eau. Quand j’ai eu quitté la plage, ce n’est pas un petit fleuve que j’ai trouvé, mais l’océan avec d’énormes vagues est apparu devant moi ; si bien que si je le pouvais, pour ne pas être entièrement, submergé, je retournerais volontiers à la plage que je quittai d’abord. Mais puisque je suis là, je me ferai un cœur de roc et j’irai en avant. Si je n’ai pas l’art de naviguer sur l’onde, à travers la merde votre précieux génie, celui-ci m’excusera et ne méprisera pas mon insuffisance ; il n’attendra pas de moi ce que je n’ai pas.
Celui qui est unique en tout, en aucune chose ne peut avoir de compagnon. C’est pourquoi Votre Seigneurie, lumière de notre siècle, unique au monde, ne peut se satisfaire de l’œuvre d’aucun autre, puisqu’il n’a ni semblable, ni égal. Et cependant si, parmi les choses que j’espère et promets de faire, quelqu’une lui plaisait, je la trouverais beaucoup plus favorisée que bonne par elle-même.
Si jamais, comme je l’ai déjà dit, je savais être certain qu’une chose quelconque pût plaire à Votre Seigneurie, je lui consacrerais tout le temps présent, et tout celui qui me reste à vivre. Et je souffre infiniment de ne pouvoir reprendre le passé, afin de vous servir beaucoup plus longtemps que je ne pourrai le faire seulement avec l’avenir qui sera court parce que je suis trop vieux. Que vous dirai-je de plus ? Lisez le cœur et non la lettre, parce que « la plume ne peut pas traduire exactement la bonne intention ».
J’ai à m’excuser de ce que, dans ma première lettre, je me suis montré étonné et surpris de votre étrange talent. Je m’en excuse ici, parce que j’ai reconnu depuis dans quelle erreur je fus. On doit tout autant s’émerveiller de voir Rome produire des hommes divins, que de voir Dieu faire des miracles.
[Il existe deux autres versions presque identiques de la lettre précédente ; nous ne citons ici que la première :]
Très inconsidérément je me mets à écrire à Votre Seigneurie ; et je serais très présomptueux de l’entreprendre, si ce n’était pour moi un devoir de répondre à la lettre que j’ai reçue de vous. Combien plus depuis que j’ai reconnu mon audace, après avoir lu et avoir apprécié celle que votre Grâce m’a écrite. Bien loin de me paraître à peine né comme vous me le dites dans votre lettre, il me semble, au contraire, que vous avez eu mille autres vies en ce monde. Quant à moi, je ne me croirais pas né ou en réalité je me croirais mort-né et me jugerais la disgrâce du ciel et de la terre, si par votre lettre je n’avais vu et été convaincu que Votre Seigneurie voulut bien accepter une de mes œuvres. Cela m’a causé un très grand étonnement et non moins de plaisir ; et s’il est vrai que vous sentez en vous, comme vous me l’exprimez, de l’estime peur mon œuvre, s’il arrive qu’une d’elle satisfasse votre désir et qu’elle lui plaise, je la tiendrai pour beaucoup plus heureuse que bonne. Je n’en dirai pas plus.
Il convient de laisser dans la plume plusieurs choses à répondre pour ne pas vous ennuyer, et Pierantonio, le porteur de cette lettre, saura et voudra bien suppléer à ce qui manque.
En ce premier jour — pour moi si heureux — de janvier.
Il serait juste de nommer par leur nom les choses qu’un homme donne à celui qui les reçoit, mais par bienséance je ne le fais pas ici.
XIX.
À Frère Sebastiano del Piombo. §
J’ai reçu les deux madrigaux61 et ser Giovano Francesco les a fait chanter plusieurs fois. D’après ce qu’il me dit, on les tient pour d’admirables choses en ce qui concerne le chant ; les paroles ne méritaient pas de telles louanges. Vous l’avez voulu ainsi, cela m’a fait à moi-même un très grand plaisir. Dites-moi, je vous prie, comment je dois me conduire envers celui qui a fait la musique. Je tiens à paraître le moins possible ignorant et ingrat.
De l’œuvre d’ici62, je n’écrirai rien : d’autre pour l’instant, parce qu’il me semble en avoir parlé suffisamment ces jours-ci. Je me suis ingénié, autant que je l’ai pu, à imiter la manière et le style de Figiovanni63 dans tous les détails, parce qu’il me semble très commode à qui veut dire beaucoup de choses. Ne montrez pas ma lettre.
Vous avez donné la copie des susdits Madrigaux à messer Tomao64, je vous en suis très obligé, et vous prie, si vous le voyez, de me rappeler à son souvenir un nombre infini de fois. Quand vous m’écrirez, parlez-moi de lui pour me le tenir présent à l’esprit. Si je ne devais plus y penser, je crois qu’immédiatement je tomberais mort.
XX.
À messer Tommaso dei Cavalieri, à Rome. §
Mon cher Seigneur. — Si je n’avais pas cru vous avoir donné la certitude du très grand et incomparable amour que je vous porte, le grave soupçon que je vois dans votre lettre, où vous semblez croire que je ne vous ai pas écrit parce que je vous oubliais, ne m’aurait pas paru étrange et ne m’aurait pas étonné. Mais ce n’est pas chose nouvelle ni qui puisse provoquer l’étonnement, tant d’autres choses allant à l’envers, que celle-ci elle-même aille à rebours. Ce que Votre Seigneurie me dit, je pourrais le lui retourner, mais peut-être le fait-elle pour m’éprouver, ou pour rallumer un feu nouveau et plus ardent, si plus ardent il peut être. Mais qu’il en soit comme vous voulez. Ce que je sais, c’est qu’à cette heure je ne peux pas plus oublier votre nom que l’aliment qui le fait vivre. Et même, oublierais-je la nourriture qui me fait vivre, et qui misérablement ne nourrit que mon corps, plutôt que votre nom qui nourrit le corps et l’âme, remplissant l’un et l’autre de tant de douceur que je ne peux sentir ni l’ennui ni la crainte de la mort, tant que je le garde en ma mémoire. Si mes yeux avaient aussi leur part, pensez en quel état je me trouverais.
[De l’autre côté de la feuille est la variante suivante :]
… et si cependant vous en étiez certain et vous l’êtes, vous auriez dû, et vous devez penser que celui qui aime a très grande mémoire et peut autant oublier les choses qu’il aime ardemment qu’un affamé la nourriture qui le fait vivre ; et même un homme oubliera-t-il beaucoup moins l’objet aimé que l’aliment qui le nourrit, parce que celui-là nourrit le corps et l’âme ; le premier avec une très grande sobriété, et l’autre avec une heureuse tranquillité, et dans l’attente d’éternel salut.
XXI.
À messer Luigi del Riccio65, mon cher Seigneur et fidèle
ami. §
Messer Luigi, mon cher Seigneur. — Mon amour a ratifié le don que j’ai fait de moi-même ; quant à l’autre contrat que vous savez, je ne sais maintenant ce qu’il faut en penser. Je me recommande à vous, et à messer Donato et au troisième, après ou avant, comme vous voudrez.
Votre, bien torturé,
Vieux souvenir d’un feu qui n’a pas été reconnu.
Ouvrages sur la guerre actuelle.
Capitaine Canudo : Combats
d’Orient, Hachette, 3 fr. 50 §
Du Capitaine Canudo, on pourra remarquer encore un volume sur les Combats d’Orient (Dardanelles, Salonique 1915-1916) qui n’est pas du reste un récit suivi de la campagne, mais bien une suite de tableaux, — d’une écriture parfois un peu cherchée, — toutefois qu’ils évoquent intensément les scènes vécues, les épisodes de l’expédition. C’est à Lemnos, Castro, le port de Mudros, lors du débarquement dans les îles grecques ; des aspects, des paysages, — une population indigente et rapace, pour laquelle la venue des nôtres était la manne enfin tombée du ciel, — et dont les femmes, que convoitent les soldats et même les officiers après une longue abstinence, ne sont pas à prendre avec des pincettes. Les troupes débarquent cependant aux Dardanelles, et ce sont des combats sur ce territoire hostile que défendent, avec les hommes, des maladies répugnantes ; les impressions atroces du séjour de Kérévès-Déré dans la presqu’île de Gallipoli, la mortalité effroyable, les cadavres qui servent à élever les parapets des tranchées. Les troupes sont enfin réembarquées et passent en Grèce, à Salonique dont le capitaine Canudo évoque les mouvements de foule et les aspects cosmopolites. Le bivouac est établi assez loin de la ville, près d’un campement de comitadjis, — dont le récit évoque la sauvagerie, la rudesse nomade. Puis l’expédition gagne les hautes terres, entre en Serbie, monte le long du Vardar, et ce sont d’autres paysages, d’autres épisodes : la mort d’un village ; la messe des Trépassés ; le récit d’une attaque en montagne ; des choses sur les troupes, les services d’arrière, les prisonniers bulgares, etc. C’est enfin la retraite, la campagne de Serbie en Serbie — le retour laborieux et tragique vers la mer, épisode sur lequel le récit s’étend plus longuement et qui est d’ailleurs la meilleure partie du livre, — le témoignage qui doit demeurer en somme, à propos d’une expédition dont le résultat alors fut douteux, mais qui restera quand même une des grandes pages de la campagne d’Orient.
Échos.
Mort du poète Bellotti §
C’est dans un hôpital de Vienne qu’est mort le poète spalatin Arturo Bellotti qui pendant de nombreuses années habita à Trieste où il avait une grande notoriété.
Il était employé des postes, ce qui ne l’empêcha pas de collaborer assidûment au journal irrédentiste L’Independente et de publier des recueils de vers comme les Odi Adriatiche, qui sont tout vibrants d’amour pour son pays et pour l’Italie.
Il s’en va à 34 ans.
Tome CXXIII, numéro 464, 16 octobre 1917 §
Science sociale.
Guglielmo Ferrero : Le Génie latin et le monde
moderne, Bernard Grasset, 3,50 §
Le grand remueur d’idées qu’est Guglielmo Ferrero, qui a toujours hautement protesté contre le finis latinorum ! dont on nous a tant rebattu les oreilles, se devait à lui-même d’écrire un livre sur Le Génie latin et le monde moderne. Pour lui la terrible crise dont nous sommes témoins est avant tout le conflit de deux idéals, l’idéal de perfection qui est celui des peuples méditerranéens et l’idéal de puissance qui est celui des peuples germaniques du Nord. Non pas que l’Allemagne ait précisément créé ce dernier idéal (les Romains, en effet, l’avaient déjà fort bien conçu et réalisé), mais elle s’en est emparée avec âpreté et lui a tout subordonné, et pour elle tout devait devenir « plus sage, plus moral, plus beau et en somme plus parfait à mesure que se développait sa propre puissance ». Cette vue de M. Ferrero est en résumé juste, mais elle a besoin d’être précisée, car il y a perfection et perfection, comme il y a puissance et puissance. L’expansion indéfinie est en somme conforme à la nature et les philosophes en font l’attribut de toute monade ; il ne faut donc pas s’étonner que l’être humain cherche à aller à l’extrême dans toutes les directions où il s’engage, pacifisme ou bellicisme notamment ; mais le propre de l’être humain est également de raisonner, purifier et harmoniser ses tendances d’après un idéal supérieur, et en méprisant ce devoir l’Allemagne s’est vraiment mise en dehors de l’humanité. L’expression idéal de perfection serait mieux remplacée par idéal de justice qui a besoin aussi d’être précisée, mais qui ne souffre aucune confusion avec l’idéal de puissance. Il n’est pas contraire au juste qu’un peuple soit aussi cultivé, instruit, riche et vaillant que possible, et que de ces efforts vers l’absolu il tire un surcroît de bien-être et même de puissance pour lui, mais il est inconciliable avec la justice que ce peuple ne se serve de ses dons et labeurs que pour augmenter ses jouissances d’égoïsme et d’orgueil au détriment des autres. C’est là la grande différence qu’on peut voir entre la volonté de, puissance de l’Allemagne et celle de Rome ou de la France napoléonienne, et sa grande ressemblance au contraire avec celle des Assyriens, des Huns et des Mongols. Rome ne voulait asseoir sa puissance sur l’orbis terrarum que pour faire vivre en paix des tribus qui ne pensaient qu’à s’exterminer les unes les autres comme dans notre Occident ou pour détruire des tyrannies de petits rois qui ne cherchaient qu’à dévorer leurs sujets comme en Orient, et Napoléon n’a rêvé l’empire universel que pour faire régner les idées de liberté, de justice et de concorde de notre Révolution ; qu’il s’y soit, souvent mal pris et se soit donné les pires apparences, cela n’empêche pas qu’au fond, même quand il violentait l’Espagne, il voulait le bien de l’Espagne, et même quand il envahissait la Russie, il voulait le bien de la Pologne et de la Moscovie elle-même. Tandis que l’Allemagne ne poursuit vraiment que son bien égoïste, parasite et exploiteur. Elle se considère sans doute vis-à-vis des autres peuples comme Rome vis-à-vis des barbares, mais outre que déjà il y aurait ‘fort à dire sur cette infériorité de certains « barbares », — les Gaulois par exemple, avaient une civilisation très réelle et de bel avenir, et Vercingétorix constitue un exemplaire d’humanité magnanime supérieur à César, qui pourtant était à mille coudées au-dessus de ses compatriotes, — il ne saurait être accordé à l’Allemagne qu’elle eût une supériorité quelconque, philosophique, littéraire, artistique, scientifique, morale, etc., sur les nations qu’elle voulait soumettre à son joug ; ses deux derniers grands hommes, Wagner et Nietzsche, étaient morts depuis longtemps et n’avaient pas été remplacés, et quant à son « génie d’organisation », il trouvait ses égaux un peu partout, notamment aux États-Unis et au Japon. Il reste donc que le conflit actuel est moins peut-être celui de l’idéal de perfection et de l’idéal de puissance que le choc de l’esprit de justice et de l’esprit de violence orgueilleuse et cupide, et ceci est la revanche de la Morale dont nous avons trop eu dédain depuis un demi-siècle. Par-dessus toutes les réalités et tous les réalismes, même nationalistes, il y a un idéal qui, lorsqu’il est magnanime, commande, même quand il se dévoie regrettablement comme en Russie aujourd’hui, le respect. Nous l’avions un peu oublié, et c’est la réalité elle-même qui durement nous remémore les droits de l’idéologie.
Échos §
Oderisio Piscicelli §
1917 qui a vu mourir tant de gens illustres voit creuser dans les arts un trou profond avec la mort du père Odorisio Piscicelli, descendant d’une des plus illustres et plus antiques familles napolitaines. Il était entré à dix-neuf ans dans l’ordre de Saint-Benoît. Il fonda l’établissement typographique de Monte Cassino. On lui doit la Paleografia artistica di Monte Cassino, éditée en 1876-1877, les Miniature nei codici cassinesi (1887), les Saggi di scrittura notarile, les Pitture cristiane del IX secolo della Badia di S. Vincenzo del Volturno (1896).
Esprit éminemment latin, il racontait avec douleur, peu de jours avant sa mort, les dommages que l’occupation allemande avait fait subir à l’abbaye dont il avait été quelque temps l’abbé.
« Nous autres moines, disait-il encore, nous travaillons et nous produisons dans l’ombre. »
Et ce savant modeste et actif est mort dans l’ombre du cloître où il vivait.
Les Maisons romaines §
M. Gino Calza rappelle quelques usages des maisons de la Rome antique.
Inquilinus était le locataire et dominus le propriétaire ; vicinus celui qui habitait dans le même vicus, c’est-à-dire dans le même groupe de maisons. Conducere équivalait à prendre en location et locare à donner en location, d’où les deux contractants, le locator et le conductor, dont les rapports étaient fixés par la lex conductionis ou contrat de location. Insula était le nom générique de la maison de rapport et cenaculum l’équivalent de notre appartement, qui n’était pas toujours loué entièrement à une personne. De là vient que prospérait à Rome le métier de sous-louer : Cœnaculariam exercere. Le paiement se faisait anticipé à l’année ou au semestre, sauf en cas de rupture de contrat, quand par exemple le propriétaire ne remettait pas à neuf les portes ou fenêtres trop gâtées (ostias fenestrasque nimium corruptas locator non restituat). Le déménagement (migratio) se fait à une date déterminée, les calendæ Quintilii (premier juillet).
La Malibran à Milan §
« Peut-être est-il bien tard »… La dernière fois que la Malibran fut à Milan, on lui fit une véritable apothéose.
Les chroniqueurs du temps rapportent que le public, qui raffolait de la Malibran, dépouilla tous les jardins de Milan pour amasser la pluie de fleurs sous laquelle sembla disparaître la grande artiste.
La Malibran dit adieu aux Milanais avec la Norma et, durant le premier acte, fut rappelée en scène seize fois et cela, selon la plus ancienne tradition, constituait un fait inouï dans les annales des théâtres italiens.
Au second acte, la Malibran transporta le public, qui manifesta son admiration si tumultueusement que le chef de la police dut venir en personne rétablir le calme. Mais ses efforts furent vains. L’autorité supérieure intervint alors et le principal magistrat de Milan déclara, après avoir obtenu un instant de silence, que si le public ne cessait ses manifestations il ferait évacuer la salle.
Dans toute l’histoire du théâtre, ce fut, croyons-nous, la seule fois qu’on ait interdit d’applaudir une artiste par mesure d’ordre public.
L’Origine du drapeau tricolore italien §
On pense généralement que le drapeau tricolore italien vert-blanc-rouge a été créé à l’occasion d’une conspiration d’étudiants universitaires parmi lesquels le martyr piémontais De Rolandi. Mais il faut renoncer à cette opinion. Le drapeau tricolore italien est l’imitation du drapeau tricolore français et naquit à Milan le 6 novembre 1796, quand Napoléon institua les milices lombardes pour qu’elles combattissent aux côtés des armées françaises. Le drapeau tricolore italien reçut sa consécration de drapeau national au congrès de Reggio Emilia, le 7 janvier 1797.
Tome CXXIV, numéro 465, 1er novembre 1917 §
Les Revues.
Memento [extrait] §
[…]
Revue hebdomadaire (22 septembre) : […] M. Ch. Diehl : « Chez les Alpins des Dolomites ».
Lettres italiennes §
Mort de Giovanni Boine §
La jeune littérature italienne vient de perdre un écrivain de talent : Giovanni Boine (1887-1917). Très malade depuis une dizaine d’années, il n’avait pu réaliser tout ce qu’on avait le droit d’attendre de lui. Après des essais de philosophie et d’histoire religieuse — il avait appartenu au groupe milanais du Rinnovamento (1908), la meilleure entre les manifestations du modernisme italien, — il était passé franchement à la littérature avec un petit roman (Il Peccato, Firenze, La Voce, 1913), où sa prose, parfois très personnelle, s’épanouissait dans une sensualité teintée de mysticisme qui n’était pas sans charme. À la veille de la guerre, il avait publié les Discorsi Militari (Firenze, La Voce, 1915), commentaire moral du règlement de l’armée. Dans les derniers temps il donnait à la Riviera Ligure des petits poèmes en prose (Frantumi) et de spirituelles revues de livres nouveaux (Plausi e Botte) qu’on va réunir en volume par le soin de ses amis. Esprit solitaire et tourmenté, avec un mélange d’aigreur et de tendresse, maltraité par la vie, il n’a pu donner sa mesure ni comme penseur ni comme poète. Mais ce qu’il nous laisse, arraché aux répits de la fièvre, lui donne le droit de n’être pas oublié.
Guido Gozzano : Alla Cuna del Mondo, Milan, Treves §
Un revenant. On vient de réunir les lettres que le poète Guido Gozzano, mort l’année dernière, avait envoyées à un journal de Turin, pendant son voyage cinématographique et entomologique dans l’Inde. Ce livre, Alla Cuna del Mondo, n’ajoute absolument rien à la renommée discrète de l’auteur des Rifugi, quoi qu’en dise son préfacier Borgese. Il y a de la couleur — la manière de l’esquiver dans ces pays-là ! — et des tableautins de villes assez bien enlevés, celui de Goa la morte surtout. Un vague relent de tristesse nihiliste ne suffit pas à relever le goût frelaté de ce reportage nonchalant.
Francesco Pastonchi : Campo di Grano, Milan, Studio Editoriale Lombardo. —Trasfigurasioni, Milan, Treves §
M. Francesco Pastonchi n’a pas beaucoup de bonheur comme littérateur. Autrefois il a offert à l’admiration des connaisseurs des poèmes presque parfaits au point de vue de la technique. Malheureusement il n’y avait pas beaucoup de poésie et moins encore de nouveauté. Depuis quelque temps il est tombé dans la prose : deux volumes de contes, parus à peu de distance, témoignent de ses louables efforts pour conquérir une maîtrise d’écriture sienne, en dehors des styles usuels. Dans Campo di Grano et dans Trasfigurazioni, il y a des petites nouvelles fantastiques ou symboliques qu’on peut tout de même lire, surtout quand la guerre ne figure pas parmi les ingrédients obligés ; mais l’ensemble est morne et sans relief, fatigant et sans vie. La langue est assez pure et sobre, mais avec des marbrures de mauvais goût et des velléités de sveltesse qui retombent en pesanteur. M. Pastonchi est un travailleur opiniâtre et de bonne volonté : il lui manque simplement les dons naturels de l’artiste.
Marino Moretti : Il Sole del Sabato, Milan, Treves. — La Bandiera alla Finestra, Milan, Treves §
M. Marino Moretti est bien autrement doué. Il n’est pas un écrivain précieux et joaillier. Il affecte au contraire une simplicité de vocabulaire qui pourrait passer pour banalité. Mais on reconnaît bien vite dans son esprit une veine de sentiment très délicat et personnel qui le place parmi les meilleurs de ceux qu’on a nommés les « poètes crépusculaires ». Il a transporté ses qualités de finesse, de tendresse et d’humour dans ses romans et dans ses contes. Il Sole del Sabato, qu’il a publié l’année dernière, est peut-être son chef-d’œuvre en prose. Il raconte l’histoire d’une jeune fille des champs qu’un chasseur, après l’avoir rendue grosse, amène dans sa petite ville soi-disant pour l’épouser. Mais la victime timide de cet exploit n’est pas assez adroite pour s’attacher le grossier personnage qui oublie bientôt son caprice et la délaisse. Son enfant meurt et la faible infortunée s’enfuit et retourne à ses marécages solitaires. Histoire très commune, au fond, et sans complications de nobles aventures. Mais la saveur du livre réside toute dans la peinture des caractères et des milieux de cette ville étrange, où les hommes sont presque toujours saouls de vin fort et de politique révolutionnaire et les femmes des victimes bavardes ou résignées de ces hommes à demi fous. M. Moretti aime surtout à peindre les sacrifiés, les souffre-douleur, les humbles, les faibles, les naïfs, les miséreux, les malheureux, les enfants pauvres, les servantes, les vieux paralysés, — toutes les victimes du sort et de la méchanceté. Les êtres subordonnés, assujettis, passifs sont de son ressort. Il donne à leurs piteuses aventures un-rayonnement de poésie qui nous attache malgré nous. Avec les riens qui arrivent à des êtres nuls il réussit à créer une émotion qui semble nouvelle même aux lecteurs de Dickens et Dostoïevski. Le dénombrement des fleurs d’un petit jardin qu’une jeune fille qui va se faire religieuse fait à la jeune fille qui va devenir mère est une page de touchante beauté.
Le dernier recueil de contes de M. Moretti, La Bandiera alla Finestra, est au-dessous du roman au point de vue de l’art : il se ressent de l’actualité guerrière. Mais jusque dans ces zones presque héroïques qui ne sont pas faites pour lui, M. Moretti réussit à sauver son caractère d’intimité pathétique.
Giovanni Zuccarini : Ettore Spiombino, Milan, Studio Editoriale Lombardo. — Salvatore Gotta : Il Figlio Inquieto, Milan, Baldini Castoldi §
On écrit toujours des romans, mais qui ne sont pas, heureusement, des romans de guerre. Il y a le roman autobiographique : Ettore Spiombino, de M. Giovanni Zuccarini, récit gauche et débraillé des aventures louches d’un raté avec des appels emphatiques à la vie des champs, ou bien Il Figlio Inquieto, de M. Salvatore Gotta, narration touffue et inégale de la vie d’un jeune homme sensible et sensuel dans les milieux bourgeois de la province piémontaise.
Bruno Corra : Sam Dunn è morto, Milan, Poesia. — Carlo Linati : Barbogeria, Milan, Studio Editoriale Lombardo §
Il y a aussi le roman fantaisiste : Sam Dunn è morto, de M. Bruno Corra, courte histoire humoresque d’un très moderne thaumaturge qui ne manque pas de verve. Et enfin le roman intime : Barbogeria, de M. Carlo Linati, aventure sentimentale d’un dilettante européen exilé au fond d’une petite ville sommeillante et vieillotte dont il découvre, au jour le jour, les beautés secrètes, la saveur et la couleur. Linati, dont j’ai parlé autrefois ici même avec l’admiration à laquelle il a droit, a progressé dans le sens d’une écriture plus souple et déliée, mais qui n’a rien perdu de sa verdeur. Telles peintures de rues, de campagnes et de types qu’on peut glaner dans ce petit livre sont des chefs-d’œuvre de spirituelle fraîcheur.
Ada Negri : Le Solitarie, Milan, Treves §
Mme Ada Negri, qui avait conquis d’un coup, il y a vingt ans, une célébrité bruyante par des poésies socialistes et larmoyantes, a réuni dans Le Solitarie dix-huit nouvelles où elle décrit, dans une prose recherchée, les différentes formes de la chasse au bonheur, presque toujours malchanceuse, auxquelles se livrent les femmes de notre temps.
Bruno Cicognani : 6 Storielle di Nuovo Conio, Florence, La Voce §
En sortant de ces psychologies dont les complications n’ont pas l’excuse de la nouveauté, on renaît à la santé naturelle et intelligente avec les 6 Storielle di Nuovo Conio, de M. Bruno Cicognani. On pourrait ranger M. Cicognani parmi les régionalistes : ses nouvelles, en effet, sont des anecdotes, émouvantes ou amusantes, de la vie florentine contemporaine racontées dans un toscan alerte et colorié qui rappelle nos meilleurs conteurs de terroir. L’analyse de ses héros bourgeois est souvent sommaire, mais ils sont tout de même bien vivants.
Arturo Onofri : Orchestrine, Naples, La Diana §
La poésie italienne, après les ravages de M. d’Annunzio, traverse une crise de renouvellement comparable au mouvement symboliste. On commence à comprendre — enfin ! — ce que c’est que la poésie et en particulier la poésie moderne. Soffici, Palazzeschi, Govoni sont des poètes dont la France même pourrait s’enorgueillir.
Je dois m’abstenir — et je le regrette — de juger mon dernier recueil lyrique (Opéra Prima. 1914-1916. Firenze, La Voce), car il ne me sied pas, d’après les conventions littéraires, d’en signaler l’importance.
M. Arturo Onofri, dont l’évolution vers la poésie nouvelle a été suivie avec une sympathie attentive, vient de réunir dans Orchestrine la fleur de ses poèmes lyriques en prose. Onofri a figuré parmi les théoriciens de la poésie pure et sans sujet appréciable : il adore les anciens poètes chinois et les français modernes : Mallarmé, surtout, auquel il a même dédié un petit essai très intelligent. Il a quitté les vers réguliers et tout ce qui ressemble à la logique ordinaire : il s’efforce de traduire ses sensations directes devant les choses avec une adresse verbale tellement savante qu’elle peut sembler primesautière. Ces poèmes, très courts et souvent ramassés autour d’une image dominante, atteignent quelquefois, dans la représentation désintéressée des choses extérieures, la perfection. Mais ils laissent presque toujours, malgré le bonheur étonnant de l’expression, un sens de vide et de froid : il y a là certes de l’art et un art raffiné mais il n’y a presque jamais le frisson de la poésie.
Maria Ginanni : Montagne transparenti, Florence, Italia Futurista. — Antonio Bruno : Fuochi di Bengala, Florence, Italia Futurista. — Raffaello Franchi : Incantamento, Florence, Tempra. — Corrado Alvaro : Poesie in Grigioverde, Rome, Lux §
Mme Maria Ginanni s’est adonnée dans ses Montagne Trasparenti, aux pratiques de la magie cérébrale avec un talent qui ne manque pas de ressources ; M. Antonio Bruno, dans Fuochi di Bengala, publie des fragments de journal intime et des poèmes en prose qui se ressentent beaucoup de Baudelaire, de Laforgue et de Soffici ; M. Raffaello Franchi poursuit ses maladroits pastiches du lyrisme contemporain avec son Incantamento ; M. Corrado Alvaro, enfin, avec Poesie in Grigioverde, fait de la poésie de guerre qui n’est pas gâtée par la rhétorique et où l’on rencontre parfois des accents émus sur des rythmes presque populaires.
Gherardo Marone : Poesie Giapponesi, Naples, Ricciardi §
M. Gherardo Marone, avec l’aide de M. Harukichi Shimoi, vient de publier un choix de poètes japonais modernes (Akiko Yosano, Suikei Maeta, Tekkan Yosano, Nobutsuna Sasaki, Isamu Yoshii) tout à fait inconnus aux lecteurs de l’Occident : Poesie Giapponesi. Il paraît qu’au Japon il y a eu aux dernières années un renouveau poétique dans le genre de ceux qui se succèdent en Europe. Ces poètes ne manquent pas de grâce et de fantaisie, mais ils ne donnent pas, dans la traduction, la certitude d’une originalité extraordinaire.
Giovanni Bertacchi : Un Maestro di Vita, Bologne, Zanichelli §
M. Giovanni Bertacchi, poète des Alpes et du patriotisme, de gauche, très apprécié et répandu en Lombardie, s’est appliqué à la tâche de réduire et atténuer le pessimisme de Leopardi dans un petit livre, Un Maestro di Vita, où il s’évertue à confirmer son incompétence notoire dans l’histoire de la pensée et de la poésie.
Luigi Tonelli : Lo Spirito Francese contemporaneo, Milan, Treves §
M. Luigi Tonelli a voulu donner un aperçu, pendant la guerre, de la France contemporaine. Dans son livre, Lo Spirito Francese Contemporaneo, il prétend que la France s’est transformée de fond en comble ; qu’elle a déjà rejeté les idéologies démocratiques et les folies romantiques et symbolistes. Désormais, au dire de M. Tonelli, tous les Français sont acquis aux doctrines de l’Action Française, et des écrivains maladifs et corrupteurs de l’avant-guerre ne surnageront que les représentants de l’ordre et de la tradition, les catholiques et les nationalistes.
Luciano Gennari : Poesia di Fede e Pensieri di Vittoria, Milan, Studio Editoriale Lombardo §
Dans le même ordre d’idées — qu’il n’est pas urgent de réfuter dans cette revue — patauge M. Luciano Gennari qui, dans un volume d’essais sur la littérature, française de nos jours, Poesia di Fede e Pensieri di Vittoria, après avoir résumé les idées de M. Lasserre sur le romantisme et exalté en même temps M. Romain Rolland, s’abandonne sans frein à son admiration pour Claudel, Jammes, Bertrand, Baumann et autres génies catholiques. Suivant M. Gennari, les foyers de la nouvelle littérature française sont les Cahiers de M. Vallery-Radot et la Revue des Jeunes.
Renato Fondi : Chamfort, Pistoria, Rinascimento §
Il faut signaler un petit livre de M. Renato Fondi sur Chamfort, essai de reconstruction de la pensée du grand moraliste où l’enthousiasme l’emporte quelquefois sur l’exactitude.
Échos §
La Maison de Galilée §
Sous le portail du Palais des Tribunaux, à Florence, on a affiché cette annonce de vente aux enchères :
« Un bâtiment avec cour, jardin et boutique…, situé à la Costa San Giorgio, portant une plaque de marbre indiquant que Galileo Galilei habita dans une aile de l’édifice… »
La Costa San Giorgio est une localité peu fréquentée. C’est là que se trouve la maison où Galilée écrivit la défense de son système dans l’ouvrage intitulé : Quatre dialogues sur les deux principaux systèmes du monde, celui de Ptolémée et celui de Copernic, et d’où il partit pour attendre la sentence de l’Inquisition romaine.
Il y revint répétant sa fameuse protestation : « Eppur, si muove ! »
Cette maison extrêmement modeste, qui se vend par autorité judiciaire était pour ainsi dire ignorée, au sommet de la colline où Galilée cachait, loin de la ville, ses profondes études.
Aujourd’hui, on l’a modernisée et la façade est égayée d’un médaillon de Galileo
Galilei. Une ancienne plaque de marbre porte cette inscription : Ici où habita Galilée — Ne dédaigna point de s’incliner devant la puissance du
génie — La majesté de Ferdinand II de Médicis.
La maison qui sera bientôt vendue aux enchères publiques est située dans un lieu solitaire et plein de poésie.
La Statue de Pie X §
Le sculpteur Enrico Astorri, à qui a été confiée l’exécution du monument funéraire de Pie X dans la basilique vaticane, a choisi à Serravezza un bloc de marbre de 24 tonnes qui sera avant tout transporté à la gare de Rome et de là à l’atelier du sculpteur dans un chariot qui sert depuis longtemps à ces transports artistiques.
Dans la basilique de Saint-Pierre on a creusé une niche où sera placé le soubassement de la statue, qui sera double de la grandeur naturelle.
Un modèle de plâtre sera placé à l’endroit du monument et visité par la commission cardinalice nommée par le pape pour l’érection du sépulcre de Pie X, commission présidée par le cardinal Merry del Val, ex-secrétaire d’État du Pontife défunt.
Littérature valdôtaine §
Un peu partout maintenant on s’est aperçu de l’intérêt humain que présentaient les dialectes. On les étudie, on les cultive. Plusieurs provinces dans tous les pays ont leur littérature dialectale ; poésie, prose, grammaire, dictionnaire. Ainsi en est-il en Wallonie, dans le Piémont, la Catalogne, mais surtout en Provence. Le patois valdôtain n’est pas très connu, il n’a eu ni poète, ni prosateur célèbres. Ce n’est qu’en 1850 que parut une vraie nouveauté : une lettre en ce dialecte, insérée dans l’Almanach du duché d’Aoste.
Le félibrige contribua à mettre ce dialecte en honneur. On sait que ce grand mouvement dialectal en Provence a ses journaux, sa revue et sa librairie avec près de quatre mille ouvrages en langue d’oc, parmi lesquels ceux en patois valdôtain qui y figurent « comme attenant à la langue d’oc ».
Le Roumanille valdôtain fut le chanoine Bérard, et aujourd’hui le digne abbé J.-B. Cerlagne, qui en son jeune âge a été ramoneur, cultive d’agréable façon la prose et la poésie de la vallée d’Aoste.
Cependant aussi bien dans la cité d’Aoste que dans les bourgades du val, le patois tend à disparaître. Cela vient de l’obligation imposée aux Valdôtains, qui ont toujours parlé français, de connaître désormais l’italien. L’émigration et la conscription, comme dans la Wallonie prussienne, aident aussi à empêcher l’usage du français.
Peu à peu le piémontais et l’italien remplacent le valdôtain et le français, langue à laquelle, il faut le dire, les autorités italiennes font la guerre bien à tort, car le particularisme dialectal n’a jamais été un danger pour l’État. Au contraire.
Le Communiqué de Cadorna §
Le grand condottier des armées italiennes, le général Cadorna, n’a pas de prétentions d’écrivain, mais il parle bref et écrit brièvement dans un style dépouillé de toute rhétorique. On sait qu’il dicte lui-même ses communiqués depuis le second jour de la guerre italienne.
On lui avait donné un écrivain fin lettré, pour rédiger ces communiqués. Il crut qu’il fallait orner les brèves communications de l’État-Major et, le premier jour de guerre, ayant rédigé le premier communiqué le soumit au général Cadorna qui le signa ; mais dès le second jour, il jeta la prose du fin lettré au panier, disant qu’il y avait trop d’adjectifs, et rédigea son premier bulletin que les journaux publient toujours avec la mention : Signé Cadorna, en italien Firmato Cadorna, si bien qu’un brave paysan des Abruzzes, peu au fait des choses de la guerre, voulut donner le nom de Firmato à son fils nouveau-né, et l’employé de la mairie eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’il ne s’agissait nullement d’un prénom.
Tome CXXIV, numéro 466, 16 novembre 1917 §
Lettres américaines.
Memento [extrait] §
[…] Yale Review avril : « Patriot and Poet », par Beulah B. Amram, qui raconte l’histoire de la mort des soldats-poètes Byron et Brooke, anglais ; Koerner, allemand ; Mameli, italien ; et Petöfi, hongrois. […]
Échos.
Le jubilé de Dante Alighieri et le Saint-Siège apostolique §
L’article que, sous ce titre, M. Henry Cochin, ancien député, a publié dans le Correspondant du 25 avril dernier, article que les circonstances de mon service à la mer ne m’ont pas permis de lire avant aujourd’hui, me paraît nécessiter les observations suivantes :
Dans son bref du 28 octobre 1914, moins de deux mois après avoir pris possession de la
tiare pontificale, bref adressé à l’archevêque de Ravenne d’où était venu à la fin de
1913 le premier appel pour la célébration, le 14 septembre 1921, du 600e anniversaire de la mort de l’illustre poète florentin, Benoît XV s’écrie :
« Alighieri, notre Dante est à nous ! Il n’arriva jamais qu’il se soit écarté
des vérités de la doctrine chrétienne. »
Dans l’article en question, je relève la phrase suivante :
En somme les gens qui interprétaient contre l’Église la pensée de Dante connaissaient fort mal cette pensée et encore moins la théologie. Ils s’arrêtaient aux apparences. Dante a parlé de plusieurs papes avec une liberté, une violence, une verve injurieuse que nul n’a dépassées. C’est à quoi ses doctrines n’ont rien à voir.
En lisant cette phrase, je n’ai pu m’empêcher de me répéter à moi-même les vers si connus du 19e chant de l’Enfer, où Dante répond en ces termes au pape Nicolas III qui avait poussé le népotisme jusqu’au scandale :
Deh or mi di guanto tesoro volleNostro Signore in prima da san Pietro,Che ponesse le chiavi in sua balia ?…………………………………………………………………………………………
J’arrête ici la citation en italien pour en donner la traduction entière :
De Pierre qu’exigeait jadis le divin maître,Alors qu’entre ses mains il n’avait point encorDes deux célestes clefs dépose le trésor ?Il ne dit que ces mots : Approche, et suis ton guide ;Et quand la voix du sort eut au rang d’un perfideÉlevé Mathias66, cet ineffable honneurFut-il jamais payé par un or suborneur ?Combien tu méritais tes douleurs vengeresses !Ombre, conserve ici tes coupables richesses.Pour t’en rassasier, ô scandale des lois !Ton bras, armé du glaive, a menacé les rois67 ;Ton audace a blessé la majesté du trône.Ah ! si le saint respect de la triple couronneN’enchaînait ma parole, ô pontifes pervers !J’appellerais sur vous le cri de l’univers.Vos jours sont dévoués à l’infâme avarice ;Vous foulez l’équité, proclamez l’injustice.C’est vous que désignait l’inspiré de Pathmos68,Quand son œil découvrit, assise sur les eaux,Celle qui se souillait d’un amour adultère,Et livrait sa pudeur aux princes de la terre.Elle naquit pourtant sous la voûte des cieuxSept têtes que ceignaient dix rayons glorieux,Tant que de son époux la vertu fut chérie,Vous avez ramené l’aveugle idolâtrie.Des dieux d’argent et d’or reçoivent votre encens ;Mais l’infidèle, au pied des autels impuissants,N’encense qu’une idole, et votre affreux délireDes dieux et des forfaits multiplia l’empire.Ô honte ! ô sacrilège ! ô temps infortunes !Constantin, que de maux et de crimes sont nés,Non de ton changement, mais de la dot immense69Qui du premier pontife, en grandeur, en puissance,Assura le partage, et devint à la foisEt la terreur du monde, et l’arbitre des rois !
On sait que le passage ci-dessus, presque tout entier, est mis à l’index dans les éditions de la Divina Commedia dont l’introduction est permise en Espagne. Si mettre à l’index une portion d’une œuvre quelconque, — et par suite son auteur — autorise M. Henry Cochin à écrire la phrase citée ci-dessus, c’est ce dont je fais juge les lecteurs de notre Mercure. M. Cochin me paraît être dans la circonstance plus royaliste que le roi, en interprétant à sa façon les pensées contenues dans les vers de Dante, alors que certains de ces vers — ceux dont nous avons donné plus haut la traduction — sont en majeure partie mis à l’index par la fameuse Congrégation de ce nom.
Tome CXXIV, numéro 467, 1er décembre 1917 §
L’Esprit de guerre en Italie §
Lorsqu’au mois de mai 1915 l’Italie fut secouée d’un mouvement de révolte contre les partisans de la paix à tout prix, les plus enflammés eux-mêmes crurent que la guerre ne durerait plus très longtemps, que l’intervention de leur pays en abrégerait le cours, qu’on pouvait demander à la nation un effort considérable, mais de courte durée. Si quelques hommes prévoyants soupçonnèrent les difficultés de la tâche et, se rendant compte des conditions de la guerre moderne, mesurèrent l’ampleur des sacrifices nécessaires, l’opinion publique eut, dans son ensemble, l’impression qu’on atteindrait vite la paix victorieuse. Les Russes étaient encore les maîtres en Galicie et en Pologne ; nul ne prévoyait que la retraite qu’ils esquissaient à peine dût les amener bien au-delà de Varsovie.
Cette conviction que le conflit serait plus rapidement résolu s’affaiblit au fur et à mesure que la retraite russe s’accentua. Partie pour une guerre qu’elle avait d’abord espérée courte, l’Italie dut s’accoutumer à l’idée qu’elle serait très pénible. Elle eut le courage de se mettre très vite à la besogne, de s’organiser militairement et industriellement pour de longs mois de lutte. C’est dans la continuité de ce labeur, dans la méthode avec laquelle il l’a poursuivi que le peuple italien a montré une volonté, une énergie que beaucoup ne soupçonnaient pas. Passés les moments de grand enthousiasme, on dut préparer minutieusement les corps et les consciences à un choc terrible dont il était difficile de prévoir la durée.
La France brusquement envahie se fit immédiatement une forte âme guerrière. L’évolution ne fut pas aussi rapide en Italie. Il y eut chez elle plus de réflexion et un peu moins de spontanéité. Pour que l’évidence du péril germanique lui soit devenue familière, il a fallu qu’elle le découvre dans son industrie, dans son commerce, même dans son enseignement. Ces observations de chaque jour, l’analyse précise de ses propres intérêts et de ceux de l’Europe libérale, ont insensiblement fait comprendre à la nation entière ce que l’élite avait saisi d’emblée. L’« esprit de guerre » est peu à peu devenu ardent sur toute la terre d’Italie…
L’appel de toutes les catégories de soldats s’est fait progressivement. De dix-huit à quarante-deux ans, tous ceux qui sont capables de servir portent l’uniforme « grigio-verde ». Les étrangers qui venaient dans les villes de Piémont ou de Toscane peu de temps après le mois de mai 1915 manifestaient quelque étonnement d’y noter rarement les marques extérieures d’une mobilisation totale des forces du Royaume. Dès le 24 mai le front de bataille était complètement garni ; tous les régiments se trouvaient à leur poste, prêts pour l’offensive. L’Italie passait, sans fortes secousses, de l’état de paix à l’état de guerre. La vie du pays n’en souffrait pas au même degré que celle des nations qui en août 1914 avaient été brutalement précipitées dans l’action. Les communications continuaient à être assez faciles entre les divers points du royaume ; il n’y avait aucun arrêt dans le mouvement régulier des affaires.
Ce n’est qu’à la fin de l’année 1916 que commencèrent les restrictions, et que changea la physionomie des villes. La crise du charbon eut sa répercussion dans toutes les branches du commerce : il fallait dès lors économiser les aliments, fermer les boucheries le jeudi et le vendredi, instituer la carte de sucre ; toutes mesures de précautions qui furent imposées au peuple avec prudence et habileté.
Il n’y eut pas d’à-coups dans l’application. Le Commissariat des vivres sut atténuer ce que les nouvelles mesures pouvaient avoir de vexatoire. À un peuple qui est trop épris de sa liberté et de son indépendance pour se laisser gouverner à « la manière forte », il sut taire accepter les réformes qu’exigeait la situation actuelle. C’est un des aspects les plus curieux de la guerre, ce besoin qu’a le peuple italien d’être convaincu, de saisir les raisons essentielles de sa conduite. Il ne croit pas aveuglément à la vertu d’une loi, uniquement parce qu’elle est loi. Sa discipline est consentie et raisonnée. De là tous les discours et toutes les conférences par lesquels on a voulu l’éclairer. Quand le gouvernement a rendu les décrets « luogotenenziali » qui restreignaient la liberté du consommateur, il a dû les expliquer au peuple non seulement par des considérants clairs et précis, mais aussi par la voix d’orateurs allant de ville en ville commenter les mesures qu’exigeaient les circonstances présentes. Il en a été de même à chaque émission d’emprunt. La propagande par l’affiche, la parole et la brochure a été saisissante d’intensité et d’habileté. Il y a de grandes maisons de crédit qui ont demandé des économistes connus de véritables « consultations » sur les résultats financiers de la guerre, et les ont réunis en de petits « tracts » riches d’idées et de faits.
Toutes les régions d’Italie ne manifestent pas de la même façon leur volonté guerrière. En Sicile, dans les Pouilles et dans la Calabre, dans la Romagne aussi, on est plus expansif et la haine contre les Autrichiens et les Allemands, aujourd’hui également détestés, se manifeste avec violence. En Ligurie ou en Piémont, on est plus calme, mais tout aussi tenace dans l’antipathie. Quelle que soit la région d’Italie où il se trouve, quel que soit son auditoire, un orateur est toujours sûr d’avoir l’approbation générale, dès qu’il parle de l’écrasante responsabilité de l’Allemagne.
Si l’on veut peser tous les mérites de l’Italie, apprécier toute la ténacité de son
effort, il faut se représenter les sacrifices auxquels ont dû se soumettre certaines
régions. Prenons l’exemple du Midi italien, de ces provinces des Pouilles, de Calabre et
de Basilicate, qui, déjà en temps de paix, étaient si peu favorisées au point de vue
économique. Les gouvernements qui ont précédé le ministère Salandra avaient négligé de
s’intéresser à leur sort, de diminuer le poids de leurs impôts, d’y développer
l’agriculture, qui est malheureusement leur seule ressource, et de donner le plus vite
possible l’eau potable à un pays qui en manque à peu près totalement. Les Méridionaux
d’Italie espéraient qu’avec le cabinet de 1914 leur situation serait améliorée, et qu’on
commencerait à songer à des réformes précises. La déclaration de guerre du mois d’août
fit évanouir ces espérances. Leur destinée ne s’améliorait point et leurs ressources
continuaient à être si restreintes qu’ils envisageaient sans joie la possibilité de
l’intervention militaire de l’Italie. « Pendant les dix mois qu’a duré notre
neutralité, dit M. Romolo Caggese, les habitants du Midi ont conservé l’espoir qu’on
ne sortirait pas de la neutralité, et dans toutes les provinces le sentiment était que
l’on ne devait pas en sortir70. »
Les questions de politique internationale,
la menace directe de la tyrannie germanique n’étaient rien auprès des problèmes
agricoles à résoudre, de la pauvreté des paysans, des riches terrains qui restaient
incultes par la faute du gouvernement central.
Malgré cette pénible situation, la déclaration de guerre du 23 mai 1915 fut accueillie avec calme. Les mobilisés rejoignirent leurs régiments sans protester, abandonnant une moisson qui s’annonçait très belle. Et ceux qui restèrent comprirent très vite la gravité du moment.
La résignation entre pour beaucoup dans leur discipline consentie, car ils n’ont pas
les mêmes compensations que le Nord ou le Centre : les industries de guerre sont à peu
près inconnues chez eux ; il n’y a que le maigre rendement du sol. Or, les bras font
défaut. Malgré leur dévouement, qui est admirable, les femmes ne réussissent pas à
pourvoir aux besoins de la région. La crise économique y est plus pénible qu’en toute
autre région d’Italie. Leur résistance morale n’en est que plus émouvante. On y a
« gardé un calme digne et une force d’âme presque incroyable »
. La côte
est sans cesse menacée par les bombardements d’avions autrichiens ; au lieu de déprimer
l’esprit public, cela lui donne un « mordant » qui alimente la haine contre
l’agresseur.
Ayant, au cours d’une tournée de conférences, admiré la vigueur de ce moral, je fus
étonné du sang-froid avec lequel tous les habitants envisageaient les nécessités
d’aujourd’hui et celles de demain. Les habitants se plaignaient à peine du mauvais
rendement des récoltes. « Nous sommes très frappés par la guerre, disait l’un
d’entre eux, mais cependant il n’y a pas de défaillance chez nous. Nous espérons de
cette guerre la disparition d’un danger dont nous avons enfin constaté toute
l’importance, mais nous voulons aussi qu’elle donne à l’Italie une autre conception de
la politique intérieure. De ce renouveau nous attendons la solution de la douloureuse
question méridionale : nous ne sommes pas exigeants : nous savons bien que nous
n’aurons jamais un développement économique pareil à celui de certaines régions
d’Italie. Nous ne demandons qu’un peu d’aisance. »
C’est un raisonnement que
j’ai entendu faire souvent dans les Pouilles, en Sicile, en Calabre et dans le pays
napolitain. Cette guerre devra élargir la mentalité des gouvernants et leur donner une
conscience plus haute des intérêts généraux de la nation.
Les Méridionaux ont l’espérance d’autant plus tenace qu’ils savent l’héroïque conduite de leurs compatriotes sur le front et qu’ils en sont fiers. La guerre a révélé la valeur individuelle du soldat italien, qui a dépassé de beaucoup l’idée qu’on s’en pouvait faire. Le dévouement à la lutte nationale les a pris tout entiers, alors qu’ils ne s’étaient intéressés que modérément aux lointaines expéditions coloniales. Cette fois-ci l’armée italienne a démontré des qualités de discipline et d’endurance qui l’ont égalée aux armées les plus aguerries d’Europe. Les soldats du Midi y ont brillé par l’ardeur de leur esprit guerrier. On n’a pas oublié les merveilleux assauts de la division de Brindisi au moment de l’offensive autrichienne dans le Trentin. Autant le Piémontais est solide et résistant, autant le Méridional est irrésistible dans son élan. On s’attendait bien à ce que les soldats du nord et du centre fussent remarquablement entraînés. On se demandait au contraire ce que donneraient les divisions méridionales, habituées (c’était un peu la faute du climat) à plus de nonchalance dans la vie militaire. Or, l’expérience de deux années de guerre a prouvé leur intrépidité et leur vaillance. Puisque les soldats du Midi ont été un si bon élément de la défense nationale, il est naturel que les provinces méridionales espèrent une amélioration de leur sort après la guerre. Et c’est ce qui contribue à soutenir leur moral, malgré les malaises économiques dont ils souffrent.
D’une manière générale l’héroïsme des soldats au front, leur patience et leur énergie sont les meilleurs remèdes contre le découragement possible de l’arrière. Aux propagandes perfides, aux bruits étranges que les agents germanophiles font circuler, il n’y a pas de plus émouvante réponse. Peu à peu le public italien, dans toutes ses classes, a compris la grandeur de la lutte, et la nécessité de la continuer jusqu’à la victoire, quelle que soit la durée de l’effort à accomplir.
Il ne faut pas oublier non plus la grande publicité qui est faite à tous les éclatants faits d’armes. Il n’y a pas en Italie la même littérature de combattants qu’en France. Rien de comparable à ce qu’ont publié Henri Barbusse, Adrien Bertrand, Maurice Genevoix ou René Benjamin ; quelques lettres des tranchées, quelques récits comme celui d’Ambrosini et rien d’autre à signaler. Ce sont les correspondants de guerre qui ont la mission de raconter au grand public ce qui se passe sur le front. Presque tous les quotidiens italiens d’une certaine importance ont dans la zone des opérations un représentant qui envoie régulièrement de longues lettres grâce auxquelles arrive partout l’écho des batailles de première ligne. L’institution des correspondants de guerre est beaucoup mieux organisée qu’en France : les livres où ils réunissent leurs impressions finissent par jouer en Italie le même rôle que chez nous les « mémoires » des combattants. On comprend d’après cela qu’il n’y ait pas eu en Italie de succès de librairie analogue à celui du « Feu » de Barbusse. Les œuvres de Luigi Barzini ont beau être littérairement intéressantes, elles ne peuvent avoir l’attrait de l’inédit, puisque tout le monde en a lu les chapitres, écrits au jour le jour, dans le Corriere della Sera. Barzini est d’ailleurs le type parfait du correspondant de guerre. Ayant assisté à l’évolution de tous les conflits armés du xxe siècle, il n’a pas voulu manquer une seule grande bataille depuis 1914. Il a parcouru tous les fronts d’Occident, et en a rapporté une série de lettres qu’il a réunies en volume. Celles qu’il a envoyées du front italien en 1916 ont été parmi les plus remarquables. On ne saurait trop insister sur l’importance « d’impressions » de ce genre qui, publiées dans tous les journaux de la péninsule, habituent le peuple à admirer et à aimer son armée nationale.
La presse étrangère a su, elle aussi, rendre aux fantassins du Carso et aux Alpins du Trentin l’hommage qu’ils méritent. Au début de la guerre on se plaignait souvent en Italie qu’on n’insistât pas assez sur leurs efforts et qu’on ne reconnût pas les difficultés énormes au milieu desquelles ils menaient la lutte. Quiconque a observé sur la rive droite de l’Isonzo la série ininterrompue de hauteurs abruptes qui barrent l’horizon, a immédiatement compris les avantages considérables dont jouit l’armée autrichienne. Les envoyés des journaux étrangers ont pu le constater, et ils en ont conçu beaucoup d’admiration pour l’œuvre militaire de l’Italie. Leur intervention est loin d’avoir été inutile, étant donné le prix que le peuple italien attache aux jugements de l’opinion publique internationale.
Quel est en tout cela le rôle du Parlement ? Et quelle influence a-t-il dans l’histoire qui s’écrit en ce moment ?
Son importance est loin d’égaler celle de la Chambre française ; le seul fait que le conflit ait éclaté en grande partie contre sa volonté suffit à l’expliquer. Alors qu’en France les députés sont intervenus dans toutes les questions de la défense nationale, en Italie ils n’ont pu s’y intéresser que d’une manière générale et théorique. Le Parlement français siège presque en permanence ; à Montecitorio il n’y a que les sessions réglementaires. Tous les appels de classes sont faits chez nous après approbation de la Chambre et du Sénat ; à Rome il suffit d’un décret rendu, après proposition ministérielle, par le Lieutenant Général du Royaume, le Duc de Gênes. La plupart des mesures qui concernent l’organisation militaire du pays dépendent du Ministère auquel ont été conférés les pleins pouvoirs.
Pendant les deux premières années de guerre une session parlementaire s’est presque toujours passée de la façon suivante. D’abord les déclarations du Cabinet, faites par le Président du Conseil, ou quelquefois par le Ministre des Affaires Étrangères. Les députés semblent prendre intérêt à la discussion de ces déclarations et à celle des divers budgets. Mais les pièces de résistance sont les discours prononcés par quelques giolittiens ou quelques socialistes officiels sur l’état de guerre. Ils déchaînent des tumultes, et les journaux « bien informés » dénoncent les habituelles manœuvres des ex-neutralistes, décidés à renverser le ministère qui fait la guerre. Des intrigues de ce genre n’auraient d’ailleurs pas rendu possible en 1916 la chute du ministère Salandra, s’il ne s’y était ajouté le profond mécontentement des milieux démocratiques, fatigués de l’apathie ministérielle.
Un des plus acharnés à combattre les cabinets de guerre a été pendant longtemps
l’ancien directeur de l’Avanti, M. Enrico Ferri, devenu très désireux
du pouvoir, et adversaire de tous ceux qui l’occupent. M. Salvatore Barzilai le lui fit
remarquer, un jour qu’il attaquait avec virulence le Ministère Salandra : « La lingua batte dove il dente duole »
, s’écria-t-il. Presque à
chaque session on entendait en effet une harangue où M. Ferri déplorait ce qui était
arrivé, la guerre et ses tristes conséquences. « Ah ! s’il n’y avait pas eu
M. Salandra au pouvoir ! »
Les anciens neutralistes ne pouvaient pas pardonner
à M. Salandra d’avoir eu assez d’habileté pour passer outre à la volonté du Parlement.
Même après sa chute, on continua à l’attaquer violemment à la session du début de 1917,
un député socialiste officiel voulut provoquer un incident et, espérait-il, un scandale,
en portant à la tribune de la Chambre une mesquine affaire de fonds de bienfaisance, où
il avait même impliqué la personnalité de la fille de l’écrivain Fogazzaro.
M. Enrico Ferri, qui, lorsque je le vis au mois de janvier 1916, parlait avec émotion de la vieille amitié qui l’unissait à M. Salandra, son collègue à l’Université de Rome, n’a donc cessé, pendant plus de deux ans, de blâmer sa conduite. Lui qui fut si maltraité par les « socialistes officiels » lorsqu’il abandonna leur parti, retrouve aujourd’hui, dans ce groupe qui lui fut dévoué, quelques rares admirateurs. Nous disons « rares », car M. Ferri n’a plus d’autorité à la Chambre. On écoute ses discours, on s’amuse à ses interruptions et à ses saillies ; on reconnaît qu’il est un des orateurs les mieux doués du Parlement. Mais il reste un isolé.
Au temps où M. Salandra avait encore la direction du gouvernement, c’était M. Ettore Ciccotti qui s’était attribué le rôle de « terre-neuve du ministère ». À l’éloquence pointue de M. Ferri il opposait des périodes émouvantes qui faisaient taire pour quelques heures les divergences d’opinion et provoquaient des espèces de « baisers Lamourette ». Son évolution est une des plus intéressantes auxquelles la guerre nous ait permis d’assister. Il était avant 1914 l’ennemi implacable des ministères bourgeois dont il critiquait tous les actes avec ironie ; ses interventions dans une discussion étaient celles d’un homme férocement sceptique. Or, le voici devenu maintenant un catégorique défenseur de la politique du front unique et mué en véritable apôtre. Convaincu que le Ministère de guerre pouvait rencontrer à chaque instant les obstacles les plus imprévus, il sut réunir autour de lui des hommes politiques de toute nuance, depuis le républicain Eugenio Chiesa jusqu’au nationaliste Medici del Vascello, tous désireux d’intensifier une « guerre sacrée ». Ce fut le groupe de « l’Azione Nazionale », qui n’eut malheureusement pas assez de force pour jouer un rôle important.
À vrai dire, la « politique de guerre » n’a jamais été sérieusement menacée par les intrigues parlementaires. Avant la chute de M. Boselli, on entendait souvent dans les couloirs de Montecitorio des plaintes sur la durée de la guerre, et les sacrifices qu’elle impose. Mais dès que la question était nettement posée en séance plénière, il n’y avait que peu d’opposants à l’ordre du jour de confiance : les socialistes « officiels », quelques membres du groupe giolittien et toujours M. Chiaraviglio, le gendre du député de Dronero. Si les amis de M. Giolitti, M. Schantzer ou M. Facta, intervenaient dans les débats, c’était au moment où le « Ministère de guerre » était menacé. Non pas qu’ils eussent l’espoir de prendre sa place ; ils sentaient très bien que l’opinion publique ne leur avait nullement pardonné leur attitude du mois de mai 1915. Ils croyaient seulement faire arriver au pouvoir quelques-uns des hommes n’ayant jamais pris nettement position et capables de se montrer pleins de bienveillance à leur égard. M. Giolitti lui-même restait loin de Montecitorio. Brusquement on annonçait qu’il venait de faire un voyage à Rome ; il avait réglé quelque affaire de famille, vu M. Enrico Ferri ou tel autre de ses amis. Puis il repartait pour Cavour ; et c’étaient ses partisans qui au Parlement se chargeaient de soutenir sa politique. Il donnait rarement signe de vie. Cependant il était et il est encore très puissant. « Vous verrez qu’il redeviendra l’homme nécessaire. Il attend son heure », dit-on souvent. Mais il lui sera tout de même désormais impossible de redonner vigueur aux conceptions « terre à terre » de politique intérieure qui avaient été le fondement de sa fortune. Il s’en rend compte : pour qu’on ne dise pas de lui qu’il s’est détaché de l’âme nationale, comme le lui avait reproché M. Salandra dans son discours du Campidoglio, il se montre « guerrafondaio », les rares fois qu’il lui arrive d’exprimer publiquement son opinion. M. Giolitti évolue habilement vers la politique qu’il a d’abord essayé de faire échouer ; et les derniers événements lui ont d’ailleurs permis de se laver de bien des reproches qui lui avaient été adressés.
Dans un discours prononcé à Muro Lucano, le 25 octobre 1916, un des économistes les
plus remarquables d’Italie, M. Francesco Nitti, voulut cependant justifier aux yeux du
public l’ancien Président du Conseil dont il fut le fidèle collaborateur. Il le fit avec
beaucoup d’habileté. Nul d’après lui n’avait songé à défendre une politique de
neutralité à tout prix. « S’il y avait eu une lointaine possibilité de
neutralité, ce n’aurait pu être qu’à la condition d’un complet renoncement ; et cela,
aucun homme politique éminent ni ne l’a voulu ni ne l’a proposé. »
Une
fatalité irrésistible conduisait l’Italie à l’intervention ; « ce qui est arrivé
était inévitable »
. « Neutralité négociée signifiait pour l’Italie la
guerre. Je suis certain, dit M. Nitti, que les hommes qui représentèrent devant le
pays le programme de la neutralité auraient donné aux événements la même solution,
parce que celle-ci était supérieure à la volonté des hommes71. »
Ce qui divisa la nation en deux camps au mois de
mai 1915, ce qui provoqua des « luttes excessives », ce fut uniquement une question
d’opportunité : les uns voulaient agir plus tôt, les autres plus tard ; mais au fond
leurs intentions étaient identiques.
Cette démonstration, habilement faite, devait permettre aux amis de M. Giolitti, sinon à M. Giolitti lui-même, d’ambitionner à nouveau le pouvoir. M. Francesco Nitti, défenseur du giolittisme de 1915, n’est-il pas devenu un des principaux ministres du ministère Orlando72 ? Et M. Orlando n’a-t-il pas pris comme sous-secrétaire d’État à l’intérieur M. Valenzani, dont on connaît l’intimité avec le député de Dronero ?
Si beaucoup de députés qui avaient été en toute sincérité neutralistes se sont ralliés rapidement à la politique du « Ministère de guerre », il est resté bien des irréductibles, qui pendant longtemps n’ont pas voulu avouer qu’ils avaient pu se tromper. Ce sont en grande majorité des « socialistes officiels ». Leur « cas » a été déjà étudié ; quand il fut question, au début de 1917, de convoquer un congrès des socialistes de l’Entente, on réclama avec énergie l’admission des collectivistes italiens qui avaient été partisans de l’intervention. Les « officiels » s’y opposèrent avec énergie. Ce fut une des raisons qui rendit le congrès impossible. Il n’y a pas eu de manifestation antibelliqueuse à laquelle ils n’aient adhéré. Non contents d’avoir présenté par deux fois au Parlement italien une motion en faveur de la paix immédiate, ils n’ont cessé dans leur journal l’Avanti de rendre hommage aux efforts des socialistes allemands, de dénigrer les « majoritaires » français au profit des « minoritaires », de déformer les événements aux yeux de leurs lecteurs. Lorsqu’est survenue la révolution russe, ils ont été un moment embarrassés. Mais ils ont eu vite fait de la qualifier de révolution bourgeoise, et de la déprécier puisqu’elle ne signait pas la paix. N’ont eu leur sympathie que les collectivistes russes qui se sont déclarés partisans d’une immédiate entente avec la social-démocratie allemande. L’intervention américaine ne les a pas davantage pris au dépourvu. Une caricature de l’Avanti représenta le dollar américain venant s’ajouter à la livre sterling, au franc et à la lire sur le plateau de la balance où s’accumulent les capitaux de l’Entente. La guerre actuelle n’est donc, après l’entrée en ligne de l’Amérique comme avant, qu’une lutte d’intérêts capitalistes.
On a voulu justifier cette attitude des socialistes officiels italiens au point de vue
théorique. « Leur premier mouvement en face de la guerre a été un mouvement de
recul, a-t-on dit73. Il y a eu beaucoup d’idéalisme intransigeant dans ce
mouvement, une volonté ferme de vaincre la brutalité matérielle des faits par la force
de la pensée pure. Et c’est cet idéalisme poussé à outrance, ce dédain des réalités
mêlé à un sentiment pur et élevé d’humanité qui donne à l’attitude étrange des
socialistes italiens ce caractère de beauté morale que même les adversaires ne peuvent
lui refuser. »
Ce jugement ne vaut, à notre avis, que pour un petit groupe de
dirigeants cantonnés dans leur souverain mépris pour la politique de guerre. La plupart
ont songé à leurs intérêts personnels, à l’avenir électoral du parti, et ont refusé de
s’associer à toute manifestation qui ne fût pas de tendances pacifistes, parce qu’ils
ont spéculé sur le mécontentement des masses. L’incident de l’université populaire de
Bologne éclaire la thèse qu’ils ont soutenue. Le conseil d’administration avait préparé
en octobre 1916 tout un programme de conférences, où étaient largement traités les
problèmes soulevés par le conflit actuel. En novembre, ses membres interventionnistes
ayant été inopinément remplacés par des « socialistes officiels », ceux-ci annulèrent ce
programme, pour ne faire étudier que des questions historiques, scientifiques ou
sociales, sans rapports avec les événements d’aujourd’hui. Le parti socialiste
« officiel » veut ignorer le grand bouleversement contemporain ; au lieu de rechercher
ses causes profondes, il s’obstine dans son internationalisme intransigeant. Il a créé
au gouvernement toutes sortes de difficultés. Il en est même arrivé à « boycotter » des
réunions organisées au profit des malheureux « déportés » belges ! En sorte que les
partisans de M. Mussolini et de M. Bissolati ont pu regretter à juste titre que cet
internationalisme théorique se soit transformé dans la pratique en germanophilie !
Les chefs eux-mêmes eurent des regrets et ils les exprimèrent sous une forme qui fit
croire, au début de 1917, à un changement d’attitude. M. Graziadei, dans deux
conférences faites à Milan, se prononça en partie pour le programme des revendications
idéales de l’Entente. L’Avanti protesta. On crut quelque temps à la
possibilité d’un schisme. On déclara que M. Turati partageait les idées de M. Graziadei.
Durant la session parlementaire de mars, le discours pacifiste de M. Enrico Ferri
l’avait exaspéré et il était sorti en disant : « Si je reste plus longtemps, je
sens que je vais devenir interventionniste. »
C’est au moins la réflexion
qu’on lui prêta ; et lorsqu’il fut interrogé à ce sujet, il se borna à répondre :
« Si je ne l’ai pas dit, je l’ai pensé »
… Quoi qu’il en soit, il n’y
eut que des velléités de scission. Au congrès officiel du parti tenu à Rome en
février 1917, la tendance intransigeante, représentée par les directeurs de l’Avanti, MM. Serrati et Lazzari, reprit le dessus. Et pour ne rien perdre
de sa popularité et de son influence, M. Turati les laissa imposer leur volonté. Le
schisme fut ainsi momentanément conjuré.
Les journaux giolittiens ont eu une toute autre conduite que l’Avanti. Leur mauvaise volonté s’est manifestée sans violence de langage, par insinuations perfides. La Stampa fourmilla pendant longtemps de sous-entendus malveillants pour le gouvernement ; un habile choix de titres à effets, la mise en valeur des nouvelles tendancieuses, au bout desquelles se cachait le désir de la paix immédiate : tout cela fut parfaitement dosé par le directeur du grand journal turinois. Très lu, parce que très bien informé, il utilisa sa puissance contre les ministères de guerre. Il est vrai qu’on n’y trouvait plus la signature du député Cirmeni accusé d’austrophilie. Mais les opinions du directeur, que M. Giolitti fit sénateur, et de ses collaborateurs n’avaient guère changé. Dans tout le Piémont et dans une partie de la Ligurie il a eu plus d’influence qu’on ne l’aurait voulu ; influence heureusement contrebalancée par celle que prend de plus en plus le grand quotidien libéral milanais, le Corriere della Sera.
Sauf l’Avanti, presque toute la presse lombarde est d’ailleurs très ardemment germanophobe. Le Secolo et le Popolo d’Italia représentent les tendances démocratiques, le premier ayant une longue tradition d’hostilité à l’Austro-Allemagne, qui s’est accentuée avec la guerre, le second poursuivant implacablement tout ce qui rappelle le souvenir du neutralisme et peut en faire craindre le retour. Leur puissance est malgré tout loin d’égaler celle du Corriere qui doit à l’intelligence et à l’énergie de son directeur, M. Albertini, une place privilégiée dans la presse italienne. Aux heures de découragement, aussi bien qu’à celles d’enthousiasme exagéré, il intervient comme le régulateur de l’opinion publique. On ne peut lui comparer aucun quotidien français ; il a en même temps les qualités du bon journal d’informations, et celles du quotidien sérieux ; certains de ses articles ont presque la valeur d’articles de revue. Le rôle important qu’il a joué à la veille de la déclaration de guerre, il le joue encore ; il calme les nerfs du public et il sera le grand facteur de modération et d’équilibre lorsqu’on verra les prodromes de la paix exciter les convoitises de chacun.
Les journaux romains ont aussi une grande place dans la vie de la nation, surtout dans le sud et le centre de l’Italie. Bien souvent les éditoriaux du Giornale d’Italia sont considérés comme étant de nature officieuse ; car on n’oublie pas les liens qui unirent pendant longtemps ce journal à M. Sonnino. Pourtant le ministre des Affaires Étrangères est si peu expansif qu’il n’est pas probable qu’il consente à communiquer quelques-unes de ses intentions même au représentant d’un journal ami. C’est la diversité dans la collaboration qui fait l’intérêt du Giornale d’Italia, beaucoup plus que les notes diplomatiques soi-disant officieuses. Son influence sur l’opinion publique en est d’ailleurs affaiblie ; car ne sont vraiment agissants que les journaux qui suivent une ligne politique déterminée, et non ceux qui exposent à leurs lecteurs toutes les tendances. La Tribuna est à ce point de vue plus importante que le Giornale d’Italia. Avant mai 1915, elle représentait les théories neutralistes, et elle était connue pour ses excellentes relations avec M. Giolitti et avec son ami, le marquis Garroni, qui fut le dernier ambassadeur italien à Constantinople. Au cours des journées historiques qui décidèrent l’avenir de l’Italie, elle ne modifia pas sa ligne de conduite. Mais lorsque la guerre eut été déclarée, elle en arriva peu à peu à soutenir les « Ministères de Guerre ». À l’encontre de la Stampa, la Tribuna accepta le fait accompli sans arrière-pensée.
Cela n’a rien d’étonnant ; car même pendant la période de neutralité son directeur, M. Malagodi, avait des sympathies très prononcées pour l’Entente. Il a vécu longtemps à Londres et il en a rapporté une grande admiration pour l’Angleterre. Sur toutes questions ou militaires ou diplomatiques, il a des vues nettes et souvent originales. Qui ne se souvient en Italie de ces précieux commentaires sur les opérations militaires qu’il publiait dans les premiers mois de la guerre européenne ? Ils étaient remarquables d’intelligence et pleins de sympathie pour les soldats de l’Entente. Il a abandonné depuis quelque temps ce métier de critique militaire, et il se consacre aux « éditoriaux » qui dans son journal analysent les grands problèmes de politique internationale. Parti du socialisme qui l’avait fait pendant quelque temps directeur du Punto Nero, devenu directeur d’un des principaux quotidiens conservateurs d’Italie, après avoir failli l’être d’un grand organe démocratique, il a affirmé au cours de cette guerre d’exceptionnelles qualités de journaliste. Très positif dans ses prémisses comme dans ses conclusions, il examine les questions avec une hauteur de vues et un sens des situations politiques qui le met au premier rang parmi les publicistes de l’Entente.
On constate donc que la majorité des grands organes a toujours soutenu très énergiquement le gouvernement.
Certains journaux de province ont cependant laissé passer quelquefois des notes où se trahissait le découragement ; ils étaient heureusement peu nombreux et peu lus. Il y a quelques mois M. Palamenghi-Crispi, ancien rédacteur en chef du journal la Concordia qui avant mai 1915 était ardemment germanophile, fonda une curieuse petite revue : Voci del tempo ; il y réunissait scrupuleusement et habilement les articles, les notes des différents quotidiens italiens ou étrangers qui pouvaient contribuer à discréditer l’Entente et à donner la meilleure idée de la force et de l’organisation germaniques.
Cela nous montre que d’anciens neutralistes ont essayé d’entamer la résistance morale de l’« arrière ». Il n’est pas douteux que de nombreux parlementaires ont souvent voté à contrecœur les ordres du jour de confiance. Cela ne contribuait pas à rehausser leur prestige. Combien d’articles ont paru depuis le début de la guerre, mettant en parallèle le Parlement et la Nation, ou bien le Parlement et l’Armée ! À côté des attaques des journaux d’opinions extrêmes, comme le Popolo d’Italia ou l’Idea Nazionale, il y avait les sévères remontrances du Giornale d’Italia et du Corriere. Par une étrange fatalité, c’étaient les socialistes « officiels » qui devenaient les meilleurs défenseurs de la Chambre des Députés. Cette institution qu’ils dénigraient autrefois parce qu’elle représentait la bourgeoisie capitaliste, ils la défendaient désormais parce que là seulement ils pouvaient exprimer leur volonté de paix à tout prix. Ils demandaient qu’elle fût convoquée beaucoup plus souvent et que ses droits fussent respectés ou augmentés.
Parfois le pays fut impressionné par l’attitude ambiguë de certains groupes de députés. À la fin de 1916, quand on était encore sous le coup de l’émotion provoquée par la retraite roumaine, les éléments hostiles à la guerre en profitèrent pour répandre des nouvelles tendancieuses. Les thèmes de presque tous les discours étaient simples : invincibilité de l’Allemagne, impossibilité de coordonner les efforts de l’Entente ; et surtout égoïsme de l’Angleterre. Dans une violente discussion parlementaire, M. Agnelli, député radical de Milan, fut accusé par un député socialiste d’être « vendu à l’Angleterre ». D’après les nouveaux anglophobes, ce n’était pas dans l’intérêt supérieur de l’humanité civilisée que l’Angleterre était intervenue dans la lutte ; elle n’avait songé qu’à son avenir économique menacé. Elle désirait la défaite complète de l’Allemagne, parce qu’elle voulait remplacer le pangermanisme par le pananglicisme. Pourquoi s’obstinera continuer une pareille lutte, du moment qu’il s’agissait tout simplement de savoir qui l’emporterait, de l’Allemagne ou de l’Angleterre ? Il serait puéril de nier que cette campagne n’ait pas fait de mal. Après la retraite de Roumanie, quand les Empires Centraux firent leurs premières propositions de paix, il y eut un fléchissement momentané dans la résistance de l’arrière. Malaise analogue à celui qui se manifesta chez tous les peuples de l’Entente et qu’aggravait alors une pénible situation économique.
La presse libérale dans sa presque totalité, toute la presse démocratique et nationaliste, et les organes socialistes non officiels réagirent avec vivacité. Ils réclamèrent une énergique « défense interne ». En France la censure n’a pas d’autre tâche que d’empêcher la publication des nouvelles d’ordre militaire ou diplomatique ; car « l’union sacrée » y est à toute épreuve. Mais en Italie la censure du ministère de l’intérieur dut sévir contre « l’œuvre quotidienne d’empoisonnement ». Il est aussi grave de laisser paraître un article sournoisement favorable aux propositions de paix austro-allemandes, que de dévoiler trop tôt une heureuse manœuvre diplomatique. La vigueur avec laquelle on réclama, en décembre 1916 et en janvier 1917, une action efficace de la censure contre toute propagande intempestive en faveur de la paix prouve la ténacité des gens qui étaient uniquement soucieux de retrouver le « dolce vivere » d’avant la guerre.
Cette campagne fut salutaire. Puis vint la rupture des relations entre les États-Unis
et l’Allemagne ; la révolution russe, qui fit naître des espérances et des craintes :
craintes atténuées par la grande intervention américaine. Cette série d’événements eut
la meilleure influence sur le moral du pays. À ceux qui parlaient d’impérialisme
anglais, le message de M. Wilson donna la réponse qu’il fallait, et ce document
contribua à dissiper les malentendus qu’avaient fait naître les hésitations et, il faut
bien le dire, les fautes des derniers mois de 1916. Dans un bel article intitulé
« Guerre au règne de la guerre », M. Malagodi exprima l’opinion de l’immense majorité de
la nation. Y avait-il une intervention qui pût impressionner davantage même ceux qui
étaient le plus attachés aux vieilles conceptions pacifistes ? Justement la guerre des
États-Unis était avant tout « la guerre du pacifiste exaspéré ». « Aujourd’hui la
révolution russe et l’intervention américaine font de cette guerre une véritable
guerre de délivrance, continue M. Malagodi. Et alors persister dans la négation,
rester à l’écart, c’est pour les socialistes rester comme perdus dans le vide. La
guerre, avec son idéal sacro-saint, les a même dépouillés de ce patrimoine qu’ils
croyaient et proclamaient jalousement leur propriété personnelle. La valise de leur
programme s’amincit, se vide ; et si quelque douanier de la pensée y faisait une
perquisition, il n’y trouverait probablement plus que de la misérable contrebande,
c’est-à-dire l’espérance de profiter après la guerre, dans un intérêt électoral, des
sacrifices inévitables et des douleurs de la guerre74 !… »
Si nous avons insisté sur les difficultés qu’a rencontrées le gouvernement et sur les hypocrites propagandes qui ont entravé son action, c’est afin que justice complète soit rendue au merveilleux effort par lequel l’opinion publique a assuré « la défense interne ». Puisque les survivances de l’ancien neutralisme ont été nombreuses, le peuple italien n’en a eu que plus de mérite à les rendre peu à peu inoffensives. Il n’y a plus d’hésitations nulle part ; toutes les insinuations perfides ne vaudraient pas contre ce fait : les Italiens ont compris la grandeur et l’importance de la lutte, et ils se sont fait un état d’esprit de guerre qui égale, en solidité, celui des autres peuples de la Quadruple Entente.
Pensons aux sacrifices qu’il a consentis, du plus grand cœur et avec enthousiasme, avant ceux que lui imposèrent les journées tragiques de la fin d’octobre 1917. Les économistes, ayant évalué à 80 milliards la richesse globale de l’Italie, constatent qu’elle en a consacré pendant 18 mois 20 milliards, c’est-à-dire le quart, à la défense nationale. Il ne faut peut-être pas accorder à ces chiffres une importance exagérée : mais un fait n’en reste pas moins indéniable : bien que les ressources financières de l’Italie soient très inférieures à celles de l’Angleterre et de la France, elle n’a pas lésiné, quand il s’est agi de la préparation militaire. Ce qu’il y eut de plus difficile, ce fut la mobilisation industrielle. L’Italie ayant peu de fer et n’ayant pas de charbon, il fallut faire « des miracles » ; avant la guerre, elle ne produisait que 800 000 tonnes d’acier, ce qui était à peine le cinquième de la production française. On dut improviser et les résultats ont été remarquables, puisqu’on est arrivé à faire construire des armes et des munitions dans plus de 3 000 établissements industriels, où travaillent environ 600 000 ouvriers. Pour la seule artillerie lourde l’Italie est encore en partie tributaire de ses Alliés. Elle a acquis dans le reste une espèce d’autonomie industrielle dont elle a le droit d’être fière, elle qui était jusqu’ici une nation essentiellement agricole75.
La bonne volonté du gouvernement et du pays s’est manifestée également dans l’organisation de ce qu’on a appelé la « mobilisation civile », ou plus exactement « l’assistance civile ». On n’a pas forcé la main aux habitants comme en Allemagne. Ce qui se fait en Italie est strictement volontaire. Dans chaque ville de quelque importance, des Comités se sont créés, avec l’appui du Ministère, pour subvenir aux besoins des familles des soldats et adoucir les souffrances de la guerre. Leurs attributions sont très diverses. Peu à peu ils sont devenus des organismes officiels ; et M. Orlando, suivant l’exemple de M. Boselli, en a confié la direction à un ministre spécial, qui est M. Comandini. L’État fournit des secours aux femmes des mobilisés ; ils sont en général insuffisants ; et une des principales attributions des Comités de préparation civile est de les augmenter : on donne des subsides en argent ou en bons de pain et de lait. Il faut y ajouter les services sanitaires, la création de cuisines économiques, ce qui regarde la protection de l’enfance, et aussi la propagande morale76. Toutes, les villes d’Italie, petites et grandes, ont soutenu les comités d’assistance par de grosses contributions volontaires. Au mois de juillet 1916, Milan avait donné 17 370 040 lire. Turin plus de 9 millions et Gênes près de 6 millions.
On s’est intéressé à la guerre sous toutes ses formes. On a intensifié la production
des armements, on a beaucoup donné aux Comités de secours, on a fait pour les Emprunts
nationaux la propagande la plus active. Mathilde Serao elle-même a donné des conseils
aux femmes de province dans ce curieux livre de germanophile impénitente qu’elle a
intitulé « Parla una donna »77. Tout en rendant furtivement hommage à
« Hindenburg l’invincible », elle reconnaît la grandeur de l’effort accompli par son
pays. Si elle insiste sur l’espérance de la paix, elle parle aussi avec enthousiasme des
« victoires civiles et militaires ». « Là-haut, dit-elle, sur les Alpes et sur le
Carso, l’âme du soldat se fait plus vigoureuse et plus impétueuse, et il devient
capable d’une somme d’héroïsme innombrable ; à l’arrière, nos vertus de résistance se
font plus fermes, plus intenses, plus tenaces. »
Du temps que le peuple prend conscience de son énergie et de sa vigueur, l’élite intellectuelle sent qu’elle a des devoirs nouveaux. Il y a des publicistes qui continuent leurs déclamations sur la fécondité du génie « latin », et qui l’opposent au « génie allemand », par amour des contrastes violents. L’opinion publique n’y est pas sensible, car elle s’aperçoit bien vite de la vanité de pareilles dissertations. Elle s’intéresse plutôt aux critiques serrées qui ont été faites, en Italie, des méthodes allemandes. Sans parler de l’espionnage (et dans peu de pays on en a si bien démonté les rouages), on s’est attaché aussi au côté intellectuel du pangermanisme. Les études italiennes s’étaient beaucoup ressenties, dans l’Enseignement supérieur, de l’influence prépondérante de l’Allemagne. Des professeurs allemands enseignaient à l’Université de Rome ; c’était Beloch qui y faisait les cours d’histoire romaine. De nombreux historiens et philologues italiens se considéraient comme leurs élèves.
Or, contre toutes les méthodes allemandes, d’invasion économique aussi bien que d’invasion intellectuelle, il y a eu une campagne continue et multiforme : non seulement des pamphlets comme ceux d’Ezio-Maria Gray, mais aussi des livres de savants sérieux : celui d’Ettore Romagnoli78. L’élite a compris qu’il fallait enrayer le pangermanisme sous toutes ses formes ; elle en a expliqué le danger au peuple, et elle-même désire ardemment se libérer de son emprise ; on veut remplacer les collections Teubner, les guides Baedeker ; l’Italie ne doit plus dépendre en rien de l’Allemagne, ni dans son industrie, ni dans sa science.
L’opposition brutale que la guerre a fait naître entre deux conceptions de la
civilisation a permis à l’Italie de saisir tout ce que la sienne avait d’original.
L’ayant constaté, elle s’est de plus en plus rapprochée de la France. À l’élan
sentimental qui entraîna le peuple italien, après la déclaration de guerre d’août 1914,
est venu s’ajouter l’élan intellectuel. On a beaucoup parlé ces temps derniers
d’alliance latine, de cohésion latine. Et le symptôme le plus rassurant pour l’avenir de
cette idée, c’est qu’on n’en parle plus comme autrefois en termes vagues et génériques.
Jusqu’en 1914, l’amitié latine n’avait été pour beaucoup qu’un simple prétexte à
déclamations. Maintenant les économistes et les industriels s’y intéressent ; c’est la
preuve que l’avenir est plein d’heureuses promesses. Le danger du Mitteleuropa suffit à grouper contre lui toutes les énergies latines.
L’Angleterre, restant maîtresse des mers, étant soutenue par son magnifique empire des
dominions, sera un pôle d’attraction. L’Allemagne en deviendra un autre. Les États
slaves formeront un bloc formidable. Devant ces grandes masses ethniques, l’Italie et la
France, si elles étaient séparées, ne pourraient se défendre. L’idée latine perdrait
ainsi de son individualité et de son originalité. M. Borgese, qui n’était pas avant la
guerre un ami de l’Entente, a été un des premiers à faire cette observation, et à
conseiller la formation d’un « immense bloc latin, formé de la France, de
l’Italie et de l’Espagne, géographiquement compact en Europe, possesseur de terres
nombreuses en Afrique et en Asie, capable d’exercer une influence irrésistible sur
l’Amérique méridionale79 ».
Parmi ceux qui parlent aujourd’hui plus volontiers d’alliance latine, il y a les
anciens nationalistes comme M. Borgese et il y a les nationalistes tout court. Ils en
parlent avec précaution en laissant volontairement de côté toute phraséologie
sentimentale. Ils ne veulent que des réalités, ayant sur le conflit actuel des idées
tout à fait opposées à celles des milieux démocratiques. « Ce n’est pas la
dernière guerre du Risorgimento que nous faisons, dit Coppola, mais la première guerre
de l’Italie comme grande puissance, la guerre contre l’impérialisme allemand pour
l’impérialisme italien. Les limites à la conquête sont dans la puissance actuelle et
non dans le droit. Le droit à la conquête est illimité dans chaque nation. »
Comme on peut le penser, les nationalistes italiens ont confiance dans l’issue de la
guerre actuelle ; l’expansion de leur pays y trouvera toutes sortes d’avantages. Le
problème qui se pose désormais pour l’Italie, dit avec force M. Borgese, n’est plus
« un problème d’existence, mais un problème de puissance »
. Une des
conséquences de la guerre doit être de fournir à l’Italie les moyens de se constituer un
empire colonial important, et il est à souhaiter qu’on « lui facilite au moins
l’acquisition d’une vaste colonie de peuplement dans le Levant. »
Les nationalistes sont en même temps partisans d’une ample politique industrielle. L’avenir se ressentira beaucoup de l’élan qui a été donné aux industries de guerre. Les nombreuses fabriques de munitions qu’ont été créées depuis deux ans devront être utilisées à d’autres fins. Quelles perspectives pour l’Italie, surtout si l’on songe aux ressources que représentera pour elle la houille blanche destinée à remplacer le charbon qui lui vient de si loin !
Un nationalisme aussi actif est la preuve d’une crise de croissance décisive. M. Savj-Lopez, en comparant son pays au Japon, veut indiquer qu’il a pour lui la jeunesse, et les grandes espérances de la jeunesse. La guerre actuelle lui a donné, en même temps qu’une excellente armée, la foi en l’avenir et la confiance en ses forces. C’est une notion qu’il avait un peu perdue au cours des années précédentes, occupé qu’il était à des luttes mesquines de politique intérieure. Lui avoir redonné aussi le sens de sa « latinité », lui avoir fait comprendre qu’il se devait à lui-même d’acquérir, dans le domaine intellectuel comme dans le domaine économique, une autonomie complète ; avoir convaincu son élite que cette autonomie recevrait son développement le plus parfait par la création d’un grand et solide bloc latin opposé aux autres blocs ethniques d’Europe : voilà quels ont été à nos yeux les heureux résultats de la guerre actuelle.
L’« esprit de guerre » s’est donc développé avec continuité, en Italie, depuis le mois de mai 1915. Nous avons insisté sur les nombreux obstacles qui pendant longtemps l’ont empêché d’être partout également ardent. Ces obstacles ont à peu près complètement disparu. Voyant son territoire envahi, le peuple italien a réagi comme tous les peuples qui ont une forte conscience nationale. Tant que son armée combattait en territoire ennemi, il pouvait continuer à discuter sur la nécessité de la guerre : on était à l’abri. Mais une fois forcée la ligne du Natizone, tout ce qui pouvait diviser la nation devait être annihilé, et l’a été en effet. Le premier moment de stupeur passé, l’union sacrée s’est faite, plus forte que jamais. La Stampa a tenu les mêmes discours que le Corriere della Sera. La nécessité de défendre des provinces belles et riches a donné un renouveau d’esprit guerrier à l’Italie. À l’encontre de ce qu’espéraient les Austro-Allemands, les souffrances de l’invasion n’ont fait que tremper davantage son caractère. Cela a secoué la masse des indifférents : et la volonté de vaincre est devenue générale.
D’Annunzio a parlé avec lyrisme du « printemps d’Italie, printemps de bonheur et
de sang »
. La destinée de l’Italie en sort renouvelée. Au cours de ces années
d’épreuves l’âme de l’Italie s’est révélée semblable à celle de la France : les deux
nations ont souffert, dans leur cœur et dans leur esprit, de l’impérialisme germanique.
Elles tireront de la guerre les mêmes conclusions, et seront fatalement amenées à
conduire, côte à côte, après la guerre, la même lutte avec la même énergie.
Histoire.
Memento [extrait] §
Revue Historique (juillet-août 1917). […] Bulletin historique : Histoire d’Italie. Période moderne, par Julien Luchaire et Jean Alazard (1re partie). […]
Questions militaires et maritimes.
La Manœuvre de l’Isonzo §
Les Italiens avaient remporté un très vif succès sur le plateau de Bainsizza, au cours des journée du 24 au 28 août. Leur avance très sensible, puisqu’elle atteignait une douzaine de kilomètres en profondeur, avait été accompagnée d’une tentative d’enveloppement de l’aile droite ennemie. La manœuvre ne fut pas poursuivie pour des raisons que nous ne connaissons pas : sans doute insuffisance des effectifs, épuisement des troupes engagées, hésitation du Commandement devant les sacrifices exigés, etc. Cette affaire du plateau de Bainsizza, qui leur livra 300 000 prisonniers avec un matériel considérable, fut assurément le plus franc succès de toute la campagne de 1917. Il était tout à l’honneur des troupes italiennes.
Le 24 octobre, à 7 heures du matin, tout le front autrichien du Monte Rombo, près de Plezzo, au plateau de Bainsizza s’enflammait devant la deuxième armée italienne. Après une heure de bombardement violent, les divisions autrichiennes s’ébranlaient sur toute la ligne. La deuxième armée n’attendait pas le choc ; elle se repliait dans un état de démoralisation, dont la soudaineté serait inexplicable. La troisième armée, au sud, voyant sa gauche découverte, commençait dès le lendemain son mouvement de repli. L’ordre de retraite était conforme à la situation.
La troisième armée a effectué son repli dans un ordre relatif, en procédant aux mesures de salut imposées par les circonstances. — Elle ne paraît pas avoir été très inquiétée au cours de sa retraite. Gorizia est prise le 28 après complète évacuation. Le 29 l’aile droite autrichienne, venant de la direction Tolmino-Cividale, se trouvait à mi-chemin entre Udine et le Tagliamento, après avoir marché à une allure de 10 kilomètres par jour. Le 31 l’ennemi arrivait sur le Tagliamento, bien que son aile droite ait été retardée quelque peu par des forces italiennes qui garnissaient les hauteurs de San Daniele del Friuli (sans doute un détachement de la deuxième armée). Un combat semble s’être livré en cet endroit. Nous ne savons rien sur son importance. Le premier novembre, les fronts s’immobilisaient d’un côté et de l’autre du Tagliamento.
Ainsi, en quelques heures, tout le front italien des Alpes Juliennes, composées de troupes aguerries qui avaient donné des preuves de leur valeur et de leur endurance, fléchissait et coulait comme un château de cartes. Sa gauche complètement désorganisée, se volatilisait. Tout ce formidable appareil de défense dont on nous a si longtemps entretenu était devenu inexistant ; les fameuses hauteurs du Mont Gabriele, du Mont Santo, du Vodice, du Mont Nero, et tant d’autres, dont on s’était si souvent disputé la possession dans des combats stériles, sous le prétexte qu’une compagnie ou un demi-bataillon se trouvait juché dessus, ne constituaient plus aucun obstacle. Plus de difficultés de terrain. Les contreforts des Alpes Juliennes semblaient s’être aplanis pour former un glacis favorable à la marche de l’adversaire. Que s’était-il donc passé ? Ce n’est pas la violence de l’attaque frontale, qui s’est produite dans la journée du 24, tout le long de la ligne de Plezzo à Tolmino, sur un front de 50 kilomètres, qui a déterminé le reculade la deuxième armée. De l’aveu de l’adversaire cette attaque n’était qu’une fausse attaque qui avait pour but de fixer la deuxième armée sur ses positions, pendant que les divisions allemandes, descendant par les cols de Tarvis, de Pontafel et de Plocken, gagneraient sur les derrières de cette armée pour couper ses lignes de retraite et tenter ultérieurement son enveloppement. Les troupes de la deuxième armée connaissaient depuis plusieurs jours la présence des divisions allemandes, dans les hautes vallées des Alpes Carniques ; c’est la menace de la manœuvre d’encerclement dont elles étaient obsédées qui a causé leur démoralisation. Ainsi, c’est le fait de la manœuvre à peine esquissée qui détermine le fléchissement de tout le front italien des Alpes Juliennes. Si les troupes austro-allemandes s’étaient bornées à des attaques frontales depuis la coupe de Plezzo jusqu’à Monfalcone sur la mer, et si les troupes italiennes avaient eu la certitude que les hautes vallées dont les routes conduisaient sur leurs lignes de communication étaient libres de tout ennemi, des fléchissements se seraient peut-être produits en certains points du front, mais sans entraîner son disloquement général. Depuis les premiers jours d’octobre le bruit se répandait de plus en plus de l’arrivée de contingents allemands sur les confins italiens. Une inquiétude sourde agitait toute l’Italie. La menace qui planait n’était un mystère pour personne. Les communiqués des journées qui ont précédé le 24 octobre laissent percer l’annonce d’une action à grande envergure. Toujours est-il que nous venons d’assister à une brusque et violente reprise de la guerre de mouvement sur un théâtre où les difficultés de terrain semblaient la condamner d’avance. Du premier coup, la manœuvre a manifesté sa vertu efficace, son action souveraine, décisive. Basée sur la connaissance des mauvaises dispositions de l’adversaire, de sa psychologie, de l’état de ses effectifs, de son ordre de bataille, elle apparaît claire, compréhensible et d’une remarquable simplicité. Le groupe d’armées italiennes de l’Est tendait depuis le début de la guerre tous ses efforts vers la route de Trieste, à travers un terrain hérissé de difficultés. Dans cette formidable tension vers l’objectif convoité, il semble qu’on ait négligé de s’assurer la maîtrise des débouchés des cols, qui permettaient une avance rapide sur les lignes de communication des armées orientées vers Trieste ; et le péril devait augmenter avec la progression de celles-ci vers leurs objectifs. Il y a toute apparence que la manœuvre a été montée par le fameux von Mackensen. Elle porte sa griffe. Exilé sur les rives du Sereth après avoir été réservé pour des besognes estimées secondaires dans les différents secteurs du front oriental, le voici qui apparaît sur un théâtre plus important. Apparemment il n’a pas fait figure jusqu’ici d’un général bien en cour auprès des Princes chefs de l’armée. Il n’appartient pas à l’École des fruits secs ou des courtisans de l’entourage des Kronprinz de Prusse et de Bavière. Suivra-t-il la fortune d’Hindenburg ?
En résumé, l’attaque du front italien semble avoir été conduite par deux groupes de forces distinctes : l’un composé de divisions amalgamées austro-allemandes, comme on en a déjà vu sur le front galicien, marchant de l’est à l’ouest ; un autre composé uniquement de divisions allemandes, qui a débouché par les hautes vallées des Alpes Carniques avec une direction générale de marche du nord au sud. C’est ce dernier groupe de forces qui, au moment où nous écrivons, tente de forcer le passage du Tagliamento supérieur pour tourner une fois de plus la gauche de l’adversaire. L’armée italienne cependant a fait résolument front derrière le cours du Tagliamento. Souhaitons qu’elle ne soit pas forcée à un nouveau recul. Le secours que lui apportent les alliés ne sera mesuré, espérons-le, ni en nombre ni en qualité. La situation est d’une sérieuse gravité, car une menace plane à cette heure sur le front du Trentin. Il serait étonnant que l’ennemi ne cherchât pas de ce côté le complément de sa manœuvre sur l’Isonzo.
À l’étranger. Italie.
L’offensive austro-allemande et l’opinion publique §
Ce n’est pas à nous qu’il appartient de déterminer les raisons qui ont rendu vulnérable le front italien entre Plezzo et Tolmino. Ce qu’il est important de connaître (pour mieux peser les responsabilités), c’est la réaction de l’opinion publique en face d’une si foudroyante opération militaire. Le jour même où le communiqué du général Cadorna annonçait le repli de ses troupes vers la frontière (26 octobre), le Parlement écoutait discours sur discours, et couvrait d’applaudissements les déclarations de tous les ministres, — aussi bien d’ailleurs que celles des chefs de l’opposition.
La situation politique était en effet extrêmement embrouillée ; et il faut remonter à plusieurs semaines en arrière pour comprendre ce qui se passait alors. Le ministère Boselli, présidé par un homme très âgé dont on résumait volontiers les qualités dans les formules de : « venerando uomo » ou « venerando patriota », était attaqué à peu près par tous les partis. M. Orlando, ministre de l’intérieur, devenu depuis lors président du Conseil, avait eu, disait-on, pendant longtemps, une politique trop ondoyante et trop souple à l’égard des anciens « neutralistes » et des « socialistes officiels ». Cette accusation, lancée par les journaux qui avaient voulu l’intervention, prit corps le jour où on découvrit qu’un des directeurs de l’Avanti, M. Lazzari, avait essayé d’organiser une « grève » des maires socialistes. La « circulaire Lazzari » fit grand bruit. On y vit la conséquence de la faiblesse gouvernementale ; et l’on s’aperçut que l’autorité judiciaire était absolument désarmée devant une pareille provocation. Le décret que rendit alors M. Sacchi, ministre de la justice, pour réprimer la propagande contre la guerre, vint trop tard, à une heure où le mal était déjà fait. — À qui la faute ? À celui qui était chargé de protéger la « santé publique », n’hésitait pas à dire le Corriere della Sera.
M. Orlando, écrirait-il le 4 septembre 1917, a une théorie de gouvernement qui, pour la politique intérieure d’un pays en guerre, n’est pas dissemblable de celle qui a obligé M. Malvy à quitter le pouvoir. Nous n’avons pas chez nous d’affaire Almereyda ; mais nous savons que des membres de l’entourage du ministre, à qui incombent de graves responsabilités, ne font pas mystère de leurs bonnes relations avec les prédicateurs de révolte. Jouissant de la plus grande autorité, les collaborateurs les plus intimes du ministre ont fait de leur longanimité à l’égard des empoisonneurs de la conscience nationale le fondement de leur science administrative. Et tout cela arrive parce que, d’après le ministre responsable, c’est faire preuve de géniale prévoyance que d’user de tolérance envers ceux qui entament la force de résistance du peuple.
Si « l’œuvre d’empoisonnement » se poursuivait avec continuité, et malheureusement parfois avec quelque succès, la faute en était à la passivité ministérielle. À ce grief s’en ajoutait un autre, également grave : on n’avait pas pris de mesures assez énergiques pour enrayer la crise alimentaire. Les chefs du Commissariat des vivres s’étaient montrés incompétents : et on s’étonnait que la direction d’un service aussi important eût été donnée à un avocat génois, M. Canepa, socialiste réformiste notoire, mais organisateur médiocre. Pourquoi n’avait-on pas agi comme pour les « Voies et communications » dont la gestion avait été confiée à un excellent spécialiste, M. Riccardo Bianchi ?… Il y avait malaise dans le pays et dans les milieux politiques. De là, le paradoxal développement des séances de Montecitorio, durant la deuxième quinzaine d’octobre : un Parlement qui rend hommage à presque tous les ministres les uns après les autres, à celui de la Guerre, le général Giardino, à celui des Affaires Étrangères, M. Sonnino, à M. Boselli lui-même ; qui applaudit d’ailleurs aussi vivement les réquisitoires des opposants, et vote finalement, à une énorme majorité, un ordre du jour de méfiance au ministère que depuis un an et demi on appelait « le ministère national ». En sorte que la situation était extrêmement confuse au point de vue politique. Les socialistes « officiels » avaient violemment pris à partie le ministre Bissolati, coupable d’avoir déclaré publiquement qu’il combattrait sans pitié les « empoisonneurs de la conscience populaire ». M. Canepa était venu présenter la défense de son œuvre, et avait rendu le ministre de l’intérieur et le président du Conseil responsables de la désorganisation des services d’approvisionnement : M. Enrico Ferri avait développé sa motion pacifiste, mais sans trouver, à vrai dire, grand écho ; et ce qui était beaucoup plus important, M. Francesco Nitti, porte-parole des anciens « neutralistes », avait exposé le programme que devrait avoir tout « cabinet de guerre », adressant quelques aimables paroles eux socialistes, ménageant à peine M. Salandra, mais se gardant de critiquer M. Sonnino ; s’inclinant avec un respect quelque peu ironique devant le patriotisme de M. Boselli, mais faisant l’éloge de M. Orlando.
La crise politique, qui résultait de ces séances souvent chaotiques, aurait été peut-être difficilement résolue, si la situation militaire n’avait brusquement modifié l’état des esprits. Presque du jour au lendemain on fit un ministère : et on appela, pour le présider, l’homme d’État qui avait été accusé d’avoir laissé s’accumuler les raisons de mécontentement. Les journaux qui l’avaient le plus attaqué lui firent crédit. On reconnut que la nouvelle combinaison était loin d’être satisfaisante, qu’en des circonstances si graves on avait laissé trop de place aux « médiocres ». Mais il fallait cependant tout espérer d’un ministère qui était, plus encore que le « ministère national », celui de « l’Union sacrée ». La présence au gouvernement d’hommes si différents que MM. Orlando, Sonnino, Bissolati, Nitti, Mada, Cinfelli, était la preuve qu’on n’avait plus fait de distinction, à l’heure du péril, entre les partis, qu’anciens neutralistes comme anciens interventionnistes avaient accepté toutes les responsabilités. M. Francesco Nitti, dans son discours du 20 octobre, avait prévu cette fusion des forces de la nation, en disant :
J’espère que la communion dans la douleur et dans le succès fera que les ressentiments du passé ne seront bientôt plus qu’un souvenir ; j’espère que nous oublierons toutes les erreurs commises d’un côté et de l’autre : et l’Italie sortira victorieuse de l’épreuve.
À la fin d’octobre et de novembre, l’Italie a offert, en effet, à peu près le même
spectacle que la France en août 1914. Les appels à la résistance venus de tous côtés ;
les conseils municipaux proclamant la nécessité pour les populations de l’arrière de ne
pas protester si on leur demande des sacrifices ; le Parlement s’adressant à la nation ;
le Roi parlant un langage de sobre patriotisme ; et le nouveau généralissime lançant à
l’armée le laconique ordre du jour : « Je compte sur l’abnégation de tous. » Les villes
du centre et du midi ont assisté au douloureux défilé des réfugiés du Frioul et de la
Vénétie : et ceux qui jusqu’alors avaient suivi l’évolution de la guerre avec
indifférence ont compris tout le danger que représentait pour l’Italie la menace
germanique. Au lieu de provoquer les désordres sur lesquels comptaient les Allemands,
cet exode a raffermi les cœurs. Il importe de noter, pour rendre toute justice à
l’Italie, que pas une fois son moral n’a faibli au cours de ces journées malheureuses du
début de l’invasion ; la soudaineté de l’événement aurait pu provoquer de rabattement,
et étant donnée la façon dont ce pays était entré en guerre, il aurait pu y avoir des
récriminations, pour ne pas dire plus. Or, dès les premiers communiqués de Cadorna
annonçant l’invasion, il y a eu dans l’opinion publique la même conscience du danger que
dans la presse ; — et le même calme. Les divers partis ont tout de suite pris position.
Dans les journaux milanais et romains, de gauche et de droite, on n’a pas trouvé une
note discordante. Le Giornale d’Italia du 1er novembre le constate : « Si avant le rude coup qui les a frappés, les
Italiens se permettaient de discuter sur telle ou telle question concernant la guerre,
aujourd’hui ils ne discutent plus ; mais ils affirment d’une façon éclatante et
unanime leur volonté de victoire. »
On organise la « défense interne » qui
avait été jusqu’alors un vain mot ; et on commence à appliquer énergiquement les décrets
de M. Sacchi sur la « propagande néfaste ».
L’Union sacrée implique naturellement l’adhésion des giolittiens et des « socialistes
officiels » à la formule : « Tout pour la défense nationale. » Pour les giolittiens,
l’évolution a été simple. Ou plutôt il n’y a pas eu évolution, mais affirmation d’un
patriotisme qu’ils ont déclaré extrêmement clairvoyant. Qu’on songe à leur
raisonnement : « En mai 1915, nous avons dit que la guerre contre
l’Austro-Allemagne était une entreprise très périlleuse. Nous nous sommes rendus
compte des difficultés, et nous avons proposé une solution plus prudente. On ne nous a
pas écoutés. C’est une “minorité” », ainsi que l’a dit M. Nitti dans son discours du
20 octobre, qui a voulu la guerre. Nous nous sommes inclinés. Maintenant nous nous
trouvons devant une situation que nous n’avons pas créée. Mais nous n’hésitons pas une
minute : nous mettons toutes nos forces au service de la patrie. Il n’y a plus
maintenant ni neutralistes, ni interventionnistes ; il n’y a que des
Italiens. »
La Stampa, qui eut durant deux ans et demi de
guerre une attitude souvent équivoque, tient à peu près ce langage : elle rend hommage à
l’homme « qui depuis mai 1915 s’est renfermé dans un digne silence »
,
M. Giolitti. Et on voit celui-ci rentrer en scène avec un télégramme ardemment
patriotique, adressé à M. Orlando. Sa participation à la séance du 14 novembre montre
qu’il donne tout son appui au nouveau gouvernement et qu’il usera de toute l’autorité
dont il jouit encore en Italie pour le bien de son pays… Si nous passons des hommes
politiques aux théoriciens, aux philosophes qui, avant la déclaration de guerre, avaient
des tendances nettement germanophiles, et qui ne s’en étaient pas débarrassés après le
déchaînement du conflit, nous retrouvons la même volonté. M. Benedetto Croce,
remarquable commentateur de Hegel, n’avait pas dédaigné, en 1915 et 1916, de soutenir
dans sa revue La Critica des paradoxes que n’auraient pas désavoués
les philosophes allemands ; et ses « postille » y étaient souvent
perfides. Mais le danger que court sa patrie lui fait prononcer les plus graves paroles,
et d’un coup il se réhabilite : « Une victoire facile et une défaite morale et
réelle ; une bataille perdue, si elle l’a été après une âpre défense, est une victoire
autant morale qu’effective… De tristes doctrines ont trompé quelques-uns de nos
compatriotes en leur donnant des illusions sur la dure réalité de la vie et de
l’histoire… Heureusement les derniers résidus de ces pernicieuses illusions
disparaissent avec rapidité, consumés qu’ils sont par le feu de la guerre, qui,
brûlant ce qu’il y a de plus mauvais en nous, nous redonne la pure, la religieuse
conscience d’hommes qui défendent des choses sacrées, et qui savent qu’ils possèdent
toute la puissance leur permettant de les défendre. Si nous n’avons plus que cette
pensée pour nous guider et pour consolider notre œuvre, quoi qu’il arrive, nous sommes
sûrs de vaincre. »
(Giornale d’Italia, 5 novembre 1917).
Pour les « socialistes officiels », l’adhésion à la politique de défense nationale a
été détournée et incohérente. À lire les communiqués du groupe parlementaire d’une part,
et les articles de l’Avanti de l’autre, on sent très bien qu’il y a
deux tendances au sein du parti collectiviste : celles des intransigeants, et celle des
opportunistes. Dès que l’Avanti connut les premiers résultats de
l’offensive austro-allemande et qu’il put constater que son influence n’y était pas
étrangère, il y vit un sujet à dissertations historiques et sociales. Quand les organes
bourgeois invoquèrent l’union sacrée, il fit de l’ironie, et déclara qu’il ne changerait
rien à son attitude. Aussi est-il depuis le 26 ou le 27 octobre largement « échoppé »
par la censure : le numéro du 4 novembre offrit à ses lecteurs une première page
entièrement blanche. MM. Lazzari et Serrati restent donc intraitables, et parmi les
députés « socialistes officiels », M. Maffi et deux ou trois autres sont de leur avis.
Ce sont à vrai dire les moins influents. MM. Turati, Treves, et Graziadei sont décidés à
ne pas les écouter, à faire trêve aux discussions politiques, et à soutenir le
gouvernement. Ils n’ont pourtant pas eu assez d’esprit de décision pour donner,
immédiatement, et publiquement, la preuve de leur bonne volonté. Ils n’ont pas signé le
manifeste du Parlement à la Nation. Et c’est dans une revue qui n’est pas très lue, la
Critica sociale, que MM. Turati et Treves ont exprimé leur opinion.
Par bonheur, tous les journaux ont fait à cet article la plus grande publicité ; et il a
été considéré comme, définissant ce que sera désormais l’attitude de la grande majorité
du groupe « socialiste officiel ». Il vaut la peine d’en citer quelques passages :
« Le socialisme, dit-il, est une doctrine réaliste même dans le sentiment, même
dans l’amour : famille, patrie, humanité sont des échelons qu’on ne peut sauter. Et
ainsi, quand la patrie est accablée, quand l’envahisseur la menace, les colères contre
les hommes et les événements qui amenèrent cet état de choses semblent passer en
seconde ligne ; notre âme est seulement livrée à l’atroce douleur pour les dommages et
les deuils ressentis, à la ferme volonté de combattre, de résister jusqu’au bout. En
cela, le socialisme n’abjure aucun de ses principes. Il reste lui-même, et s’adresse
au prolétariat, en criant : “À l’aide ! à l’aide ! C’est l’heure suprême du devoir et
du sacrifice”… Dans la douleur cuisante que provoque l’invasion de la patrie, le
prolétariat souffre pour des raisons personnelles. Et voilà pourquoi, dans toutes les
grandes heures de l’histoire, il se soulève et tend ses bras musclés pour la grande
épreuve. Il brise le petit réseau des connexions formelles, pour s’attacher à la
grande idée fondamentale de la vie et de l’amour : il ne se renie pas lui-même et il
sauve la patrie. »
(Critica sociale, 11 novembre 1917.)
Ce document suffirait à prouver que l’union sacrée n’est plus un vain mot en Italie. Il est à prévoir du reste que les résistances des quelques extrémités du « socialisme officiel » tomberont, et ainsi l’ordre du jour présenté le 14 novembre par MM. Giolitti, Luzzatti, Boselli, Salandra, et soutenu par Turati, et voté par le Parlement, reflète parfaitement les sentiments de la nation entière.
À l’étranger. À travers la presse.
La presse neutre §
M. G. W., dans le Journal de Genève, s’émeut ainsi de l’entrée des troupes austro-allemandes en Italie :
Ce n’est plus le moment de discuter sur les raisons qui ont poussé l’Italie dans le conflit, sur ses buts de guerre, sur ses revendications territoriales et maritimes. Ce n’est plus l’heure d’examiner si l’Italie devait rester neutre. Le pouvait-elle ? Grande puissance mêlée depuis longtemps à la grande politique européenne, elle devait être fatalement entraînée tôt ou tard dans la bataille, pour tenir son rang et travailler à la formation de l’Europe nouvelle, pour « vivre, suivant le mot de Cavour, dans l’Europe de demain ».
Aux objections et aux réserves formulées dans certains journaux, nous répondrons par une seule question. L’Italie invitée en 1913, comme l’ont révélé les documents diplomatiques, à concourir à l’asservissement de la Serbie, s’y était refusée : pouvait-elle, en 1914, joindre ses forces à celles de l’Autriche pour l’écrasement des Serbes ? La nation de Cavour et de Garibaldi pouvait-elle se faire la complice de la violation de la Belgique ? Mazzini écrivait en 1859 à la jeunesse italienne : « Bien au-dessus de tous les calculs, de toutes les tactiques humaines, il existe une loi morale que les peuples ne violent jamais impunément. » Voit-on les fils de Mazzini s’associer au crime de Louvain ?
On a voulu, d’autre part, nous effrayer en nous montrant certains excès du nationalisme italien. On a fait bondir nos cœurs de patriotes en brandissant sous nos yeux la carte de géographie où le sieur Brentari écorne notre frontière du sud. Mais rendrons-nous tout un peuple responsable de l’erreur de quelques hommes ? Laissons tout ce passé. Ne voyons que le présent tel qu’il résulte de ce fait nouveau : l’Italie trahie par la révolution russe, les Austro-Allemands aux portes de la Lombardie.
Le nationalisme des grandes puissances est une menace constante pour les petits pays. Nous, Suisses, nous devons tous exécrer ce système des nationalités qui voudrait remanier la carte d’Europe, suivant d’abominables théories de langues, de races et de partage des eaux, et non pas d’après le vœu des peuples et les traditions de leur histoire. Mais quelle est la nation qui incarne à cette heure avec le plus de force ces détestables principes ? L’Alsace-Lorraine annexée contre le vœu de sa population est gouvernée depuis quarante-sept ans comme un pays sujet. La Prusse, bien avant la guerre, s’est arrogé le droit d’exproprier les Polonais de Posnanie parce que, n’étant pas allemands de langue et de race, ils sont un danger pour l’État. Quel est le pays qui, profitant du malheur et de l’écrasement de la Belgique, cherche à creuser entre Flamands et Wallons un fossé de méfiance et de haines ? Quel est le pays où les Treitschke de l’Université et les Bernhardi de l’armée s’accordent dans leur mépris des petits peuples et dans leur culte de la force qui suffit à leurs yeux à créer le droit ? Et que restera-t-il de la Suisse si l’esprit de cette Allemagne nouvelle, si éloignée de l’ancien ne venait à triompher en Europe ?
La Suisse — et cela doit être pour toutes les Suisses une raison de plus de l’aimer et de la défendre — est par elle-même une protestation vivante et éternelle contre cette conception brutale et sauvage du principe des nationalités. La Suisse est une image réduite de cette société future des nations qui peut seule mettre un terme aux massacres et assurer la paix, cette paix à laquelle l’humanité entière, abîmée de douleurs, aspire de tous ses vœux. Mais l’Allemagne nouvelle, seule parmi les nations, méprise tout idéal qui n’est pas celui de sa propre race. Comment édifier avec elle, si elle est victorieuse, cette Europe de demain ?
Les ennemis de l’Italie peuvent accumuler contre elle tous les griefs du monde. Elle garde une vertu unique et triomphante : elle se fait aimer. Aucun pays n’a été, à travers les siècles, l’objet de tant d’amour. Or toute l’expérience de l’humanité nous apprend que la raison est stérile et que l’unique vérité est dans le cœur des hommes.
Les Allemands à Bellune et demain peut-être à Trévise, à Vicence, à Padoue, à Venise, merveille du monde… Tout homme, si neutre qu’il soit, s’il est capable d’une pensée libre, doit frémir en son âme et souhaiter que l’Italie, dans ces plaines où triomphèrent ses armes et celles de la France en 1859, retrouve son souffle, sa vie, sa liberté.
Échos.
Les officiers français en Italie §
Voici un petit document historique qui vaut la peine d’être signalé, que tous les journaux italiens ont publié en français.
AUX OFFICIERS des Armées Françaises en Italie
la
Banca Commerciale Italianachez toutes ses Filiales, se chargera « franco de commission » de tous transferts de fonds de et à Paris ou autres localités en France, pour compte de MM. les Officiers de l’Armée Française, par l’intermédiaire de la
BANQUE FRANÇAISE ET ITALIENNE
pour l’Amérique du Sud
41, Avenue de l’Opéra, PARISElle payera les chèques émis par MM. les Officiers sur leurs banquiers, jusqu’à 125 francs, contre présentation du carnet de chèques en leur nom. Pour des montants supérieurs l’autorisation télégraphique des banquiers sera demandée.
Cette annonce fait pendant à une autre identique mais en langue anglaise et destinée aux officiers de l’armée de Sa Majesté britannique.
Tome CXXIV, numéro 468, 16 décembre 1917 §
Questions militaires et maritimes.
Sur les lignes de la Piave §
Ma dernière chronique, consacrée à la rupture du front italien de l’Isonzo, s’arrêtait aux événements qui ont marqué la journée du 4 novembre. À cette date, les deux armées des généraux Boreovic, au Sud, et von Below, au Nord, marchant de l’est à l’ouest, avaient forcé le passage du Tagliamento, à la vérité peu défendu. D’autre part, toute la vallée du Fella, affluent de gauche du Tagliamento, dont l’accès est commandé par la trouée de Pontafel, l’un des cols carniques que nous avons signalés comme ayant servi de voie d’invasion aux divisions de l’armée du général von Krobatine, était au pouvoir de celle-ci. Ainsi, dès le 3, l’ennemi s’était trouvé, toutes ses forces réunies, face à l’ouest, derrière une ligne d’eau continue, formée par la Fella et le Tagliamento inférieur, des Alpes Carniques jusqu’à la mer. Remarquable exemple de marches de concentration, qui ne peut être obtenu que dans le premier élan de troupes exaltées par la victoire.
Les trois armées d’invasion continuaient, l’une dans la région montagneuse en remontant la vallée du Tagliamento supérieur, par Tolmezzo, Ampezzo, en direction de Pieve di Cadore ; les deux autres à travers la plaine, l’aile droite de l’armée Von Below suivant la route qui borde le pied des hauteurs et passant par Maniago, Aviano, en direction de Conegliano. Dans la plaine, le front d’invasion s’étendait sur une longueur de 40 kilomètres. Il semble que l’armée Boreovic, déjà retardée au passage du Tagliamento par la résistance d’une fraction de la 3e armée italienne, qui ne réussit d’ailleurs pas à se dégager, ait continué sa marche en échelon refusé par rapport à l’armée von Below. Le 7, l’aile droite de celle-ci avait déjà franchi le cours supérieur de la Livenza, qui coule parallèlement au Tagliamento et à la Piave, à peu près à mi-distance de l’un à l’autre ; cette aile se trouvait aux prises avec des forces italiennes, retranchées entre les hauteurs de Vittorio, la Livenza et le cours du Monticano affluent de droite de celle-ci. La gauche des armées d’invasion n’avait pas encore franchi la Livenza moyenne et inférieure ; l’aile droite du dispositif se trouvait donc en l’air, dans une situation où l’on pouvait espérer lui infliger une sévère correction. D’une manière générale, dans cette journée du 7, l’ennemi se trouvait à une quinzaine de kilomètres à l’est du cours de la Piave. Sa vitesse de marche avait atteint une moyenne de 12 à 15 kilomètres par jour. À partir de ce moment, celle-ci se ralentit. En présence de cette progression, tout le front italien allant des Dolomites au Val Sugana se repliait d’une manière assez confuse et quelque peu hâtive, semble-t-il, en laissant de nombreux éléments aux mains de l’ennemi. Les troupes italiennes abandonnaient ainsi un nouveau front de 80 kilomètres ; la situation le commandait, bien que d’autres solutions pussent être envisagées. Le 9, au moment où les armées von Below et Boreovic arrivaient sur la Piave, l’attaque sur le front du Trentin se déclenchait par les vallées du Cordevole, de la Brenta, ainsi que sur le plateau des Sette Communi, en direction d’Asiago. Une quatrième armée ennemie entrait en jeu, prenant de flanc et à revers, si sa poussée l’emportait, les armées italiennes retranchées derrière le cours de la Piave. Cette armée était celle du maréchal Conrad. Il faut rendre justice aux troupes italiennes, chargées de la défense du plateau et des vallées qui s’étendent entre la Piave et la Brenta, elles ont supporté le choc avec vaillance, et bien qu’elles aient fléchi peu à peu sous les efforts intensifiés de l’adversaire, elles ont permis de maintenir une situation, pleine de périls, mais non désespérée. Les corps chargés de la défense du cours de la Piave ne se sont pas moins bien acquittés de leur tâche. Au moment où nous écrivons, à la date du 22 novembre, cette magnifique défense, pied à pied, se prolonge depuis une quinzaine de jours. Que va-t-il se passer ? Tout dépend de l’entrée en jeu des troupes de secours franco-anglaises, de leur mode d’action, de leur nombre, de leurs masses. Où sont-elles ? nous l’ignorons encore. M. Lloyd George, dans son beau discours du 12 novembre, a raconté qu’il avait salué sur son retour d’Italie des troupes françaises à Solférino. Il sera facile au lecteur de retrouver à quelle date cette rencontre a eu lieu. Solférino se trouve un peu à l’ouest du cours du Mincio, qui descend du lac de Garde pour se jeter dans le Pô, au sud-est de Mantoue. Ces troupes étaient-elles en position d’attente avant de se porter plus avant, ou bien leur présence à Solférino indiquerait-elle que la ligne de résistance, primitivement choisie, suivrait le cours du Mincio puis le cours inférieur du Pô ? Nous ne pouvons répondre par l’affirmative ni à l’une ni à l’autre de ces questions. Les journaux annoncent que le général Fayolle, nommé commandant en chef des armées françaises en Italie, a quitté Paris le 19 pour remplir sa mission. Il se trouvera donc en Italie à pied d’œuvre, environ un mois après l’attaque brusquée, qui a si profondément modifié la situation sur le front occidental.
Tel est, en raccourci, tout ce qui s’est passé au cours des mauvais jours qu’a vécus l’Italie, jusqu’à la date du 22 novembre. Il nous est loisible, maintenant, de revenir quelque peu en arrière, pour nous livrer à quelques réflexions. Si le lecteur veut bien se reporter à la chronique que nous écrivions ici même le 1er janvier 1916, il verra qu’à cette date nous préconisions déjà la constitution d’une réserve stratégique, convenablement placée, avec tous ses services, ainsi que l’amalgame des troupes alliées. Si des difficultés pouvaient surgir à ce sujet lorsqu’il s’agissait de troupes anglaises et françaises, aucun obstacle sérieux ne s’élevait entre ces dernières et les troupes italiennes. J’étais en ce moment en Italie, et il était aisé de prévoir que la stratégie du généralissime italien, si prudente en apparence, si enveloppée de sécurité, ne pouvait être que stérile, tout en exigeant de lourds sacrifices et en restant exposée à de graves périls. À la guerre, les occasions de terrasser un adversaire puissant ne se représentent pas indéfiniment. On a laissé passer les occasions favorables. Mais ceci appartient à un passé lointain. Il en est un autre qui est plus près de nous ; nous nous y arrêterons plus longtemps. La débâcle du front italien de l’Isonzo, qui s’est résolue en quelques heures, a rempli de stupeur les nombreux illusionnistes qui se sont enfermés une fois pour toutes dans un optimisme aveugle, comme on s’enveloppe dans un confortable manteau pour traverser la saison des intempéries. Des personnes, qui ne sont pas les premières venues ont cru que le front italien, pas plus que tout autre front, d’ailleurs, ne pourrait jamais être enfoncé. Leur foi indéfectible dans la valeur d’un puissant matériel, dans la mise en œuvre de tous les moyens nouveaux et étranges auxquels l’industrie a donné le jour, leur assurait une parfaite sérénité. Mais ce qui achevait de les transporter au septième ciel de la paix intérieure, lorsqu’il s’agissait du front italien, c’était leur émerveillement devant la multiplicité des ouvrages d’art qui escaladaient tous les pics, les postes fortifiés qui s’installaient aux plus hautes cimes, les pièces de gros calibre que l’on traînait sur la neige jusqu’à des plateaux presque inabordables, bref, en un mot, tout ce qu’illustrait d’une manière si merveilleuse cette guerre au chat perché. L’événement a révélé la fragilité de tout cet appareil. Les critiques militaires n’ont pu que constater que l’adversaire pour tourner ce décor guerrier, n’avait fait que suivre les vallées. Celles-ci ont toujours été les routes naturelles des armées. Cette multiplicité, cet abus de toutes les formes de la fortification n’ont pas empêché les facteurs psychologiques, les seuls d’importance capitale, d’agir, en donnant leur plein effet et leurs pires conséquences, lorsqu’est intervenue une cause efficiente pour les altérer et les transformer. Il est indéniable que les troupes de la 2e armée, en particulier, ont désespérément lâché pied devant les premiers assauts de l’ennemi ; d’autres n’ont même pas attendu ce moment. Il ne faut pas oublier, cependant, que ces mêmes troupes, quelques semaines plus tôt, avaient conquis le plateau de Bainsizza et s’étaient attiré les éloges mérités du monde entier. Au moment où elle fut accomplie, cette conquête apparut comme la plus belle opération militaire qu’avait vue l’année 1917.
Il n’est donc pas juste d’imputer le désastre à la seule attitude de ces troupes. Il est arrivé, dans les guerres du passé, lorsque les armées étaient composées en grande partie de professionnels ou de vétérans, que des troupes fussent prises d’une panique irraisonnée. Je crois qu’il a toujours été possible dans la suite d’attribuer à ces paniques une cause venant de l’entrée en jeu d’un facteur psychologique, avec lequel on n’avait pas compté. La puissance du feu de l’adversaire exaspère une troupe, exalte ses moyens d’action pendant un temps quelquefois très court, dont les chefs doivent profiter ; mais elle ne la démoralise qu’après que cette troupe a subi des pertes au-delà d’une proportion, qu’on ne peut pas humainement dépasser. Il ne se passa rien de tel, sur l’Isonzo, où, si l’on fait exception de quelques corps mieux en main, la défense a été nulle. On a tôt fait, cependant, de dire : c’est la faute des troupes. La cause est toute simple ; puis, il est si facile de rejeter sur les petits le poids des responsabilités. On a parlé de propagande défaitiste. Qu’on me permette quelque scepticisme à ce sujet. S’il y a eu propagande de ce genre, c’est plutôt ailleurs qu’il faudrait la chercher que parmi les troupes, dont la correspondance depuis les premiers jours de la guerre est soumise à une censure extrêmement rigoureuse. Lorsque nous écrivions notre dernière chronique, nous avions eu connaissance, grâce à une circonstance fortuite, du télégramme adressé à Rome par le généralissime italien, pour expliquer le désastre. Nous n’avons pas voulu en faire état ; nous ferons de même aujourd’hui. Une accusation aussi grave, aussi directe, aussi véhémente et, ajouterons-nous, aussi unilatérale ne devait être prise que comme l’accent du désespoir d’un chef trahi dans ses plus chères espérances et peut-être trop gâté par une popularité de presse, habilement dosée chaque jour. Une troupe est trop dans la dépendance de celui qui a charge de la diriger pour se trouver la seule coupable. Sans toujours en connaître exactement, elle a l’instinct obscur de sa situation stratégique, du plus ou moins d’excellence des dispositions arrêtées, et cela est surtout vrai quand il s’agit de nos amis italiens, dont l’impressionnabilité est en rapport avec leur vive imagination et leur extrême sensibilité. Les critiques militaires, qui écrivaient au lendemain même de la débâcle, ont été frappés de constater l’absence intégrale de toute réserve, placée en arrière du front, avec la mission de recueillir, de rallier les troupes en déroute. Nulle part, aucun dispositif en profondeur ; mais partout cette disposition en cordon, qui s’échelonnait des crêtes au fond des vallées, et dont il semble qu’il ne dût rien exister après les jugements sévères qui lui furent prodigués dans un passé récent.
Nous nous bornerons à ces quelques réflexions. Nous évitons de parler à nouveau de la véritable cause qui, à notre sens, a suffi pour déterminer la débâcle du front de l’Isonzo. Cette cause a été suffisamment indiquée dans notre précédente chronique. À quelque chose, dit-on, malheur est bon. De la déconvenue, éprouvée par tous les Alliés, sur le front italien est né un organe, le conseil de guerre interallié de Versailles, dont il serait de la dernière banalité de dire que le besoin s’en faisait sentir. Tel qu’il a été improvisé, dans l’extrême urgence qu’imposaient les circonstances, il répond assez médiocrement aux nécessités qui ont décidé sa création. En un mot, ce n’est pas le rêve ; mais, comme l’a laissé entendre l’un de ceux qui ont travaillé à sa naissance, le mieux pourra en sortir quelque jour. Il faut espérer qu’il suffira de l’expérience de quelque temps pour déterminer sa métamorphose, sans qu’il soit besoin de la leçon d’une nouvelle épreuve.
Ouvrages sur la guerre actuelle.
G.-A. Borgese : L’Italie contre
l’Allemagne, Payot, 3,50 §
Au cours d’une étude récemment parue sur le rôle et les ambitions de l’Italie dans la
guerre présente : l’Italie contre l’Allemagne, M. G.-A. Borgese,
professeur à l’Université de Rome, a cherché d’abord à établir quelle est l’idée que les
Allemands se font de leur supériorité, — duperie qu’ils acceptent en général parce
qu’ils y voient la justification de leurs appétits et une démonstration de la nécessité
pour leur pays très peuplé de s’épandre au dehors. Mais on peut dire que l’auteur a
entrepris surtout de faire une critique générale de l’adversaire, de ses prétentions et
de ses tendances, tout en semblant lui rendre justice. — Le caractère allemand, en
général, est d’ailleurs beaucoup plus complexe qu’on n’a voulu dire, et quelle que soit
la chose qu’il entreprend, il ira plus loin que tout autre. C’est qu’il fait tout avec
excès, avec zèle — avec la manie de la discipline, qualité ou travers qu’on retrouve
même dans le pillage et les massacres de Belgique. On peut ajouter le travers de se
croire toujours persécuté et le cynisme dont il fait de suite étalage dès qu’il se
trouve le plus fort. Toutefois, l’Allemand n’est jamais sceptique ; le scepticisme est
une sorte de dilettantisme qu’il est incapable d’atteindre. — Mais M. Borgese qui
continue cet éreintement a bien d’autres choses à dire. L’Allemagne manque de sens ou de
talent politique, constate-t-il ; mais elle a celui de l’intrigue, à défaut de conquêtes
morales. La conception de l’État dans le pays en est encore à la forme féodale, — à
l’idée d’une classe sociale supérieure aux autres, tant qu’elle se trouve dépositaire
d’un pouvoir despotique. L’Allemagne s’est manifestée surtout par l’exaltation de la
violence ; depuis Goethe au moins, elle s’en est fait un idéal, car elle est
foncièrement anti-chrétienne. Cependant la Triplice, en théorie, prétendait ne vouloir
que la paix, conserver l’état présent de l’Europe. — M. Borgese donne ensuite d’assez
médiocres raisons pour expliquer pourquoi l’Italie s’était alliée aux Empires du Centre,
— peut-être parce qu’il n’en peut parler franchement, — mais le fait certain, c’est que
ceux-ci jusqu’au dernier moment espérèrent qu’elle s’abstiendrait si elle ne venait pas
se mettre à leurs côtés. — L’Italie, toutefois, devait intervenir, au moins pour donner
une preuve de virilité, et M. Borgese développe les raisons qu’elle eut de partir en
guerre, — après des débats multiples. Je passerai sur des dissertations quelque peu
accessoires de son livre, concernant l’influence que purent avoir sur la mentalité
allemande des hommes comme Fichte, qu’il qualifie de Machiavel d’outre-Rhin, les
criailleries et sarcasmes d’Henri Heine, le surhomme de Nietzsche, comme sur un poème
épique consacré à Bismarck par une célébrité de Hambourg, ou les poésies « d’une
férocité innocente »
que l’Allemagne a vu éclore à l’occasion du conflit
actuel. En Italie, il en est d’autres qui leur répondent — et même ailleurs, — ce qui ne
peut que faire du bien aux marchands de papier. Mais nous attendons autre chose de
l’auteur. Il parle de la vanité des prévisions qui ont été faites sur la guerre, mais
croit pouvoir annoncer quand même la faillite de la Germanie, « déjà battue
malgré le travail qu’elle a fourni et qui n’a réussi à susciter ni respect, ni amour,
mais seulement une admiration froide et récalcitrante »
. Malgré une
« colossale préparation à la violence, en effet, elle n’a pas réussi à éveiller
la peur ; elle a excité au contraire chez les peuples surpris à l’improviste,
affaiblis par une longue paix et par un optimisme aveugle, une volonté désespérée de
résistance »
. Mais les Allemands, ajoute-t-il ailleurs, « n’auraient pu
choisir un symbole plus expressif de leur civilisation et de leur guerre que les gaz
asphyxiants. On a l’impression que toute l’humanité se débat pour ne pas mourir
étouffée »
. — Il passe cependant en revue les erreurs et les fautes de
l’Entente, qu’il cherche à expliquer et à excuser. Quelques mots encore sont dits sur le
rôle du Pape, auquel on aurait pu souhaiter sans doute un autre personnage. Plus loin,
il parle à nouveau de l’Allemagne reconstruisant le Saint-Empire, mais dont c’est le
tragique destin « de travailler sur des données vieillies » et sans doute les choses
seraient à déplorer si l’Allemand n’avait pas crié à tous les carrefours qu’il est le
Surhomme, qu’il a tous les droits et les autres peuples à peine celui de cirer ses
bottes. — Nous arrivons cependant à la conclusion, mais qui paraît plutôt diffuse. Si la
guerre finit bien, les nations coalisées auront échappé au danger de la servitude et de
la mort civile. Les peuples conserveront le droit de disposer d’eux-mêmes ; et il
examine l’état et l’avenir des diverses nations en guerre, la fédération des colonies
anglaises, etc… Quant à l’Italie, le conflit présent est pour elle une guerre de
libération, de rachat. Elle veut vivre désormais pour et par elle-même, — non plus à la
remorque, dans le sillage des Empires de l’Europe centrale qui restaient ses suzerains.
Pour contrebalancer les paissances germanique et austro-allemande, il verrait volontiers
cependant une alliance ou fédération des États latins, — la France, l’Italie,
l’Espagne, — proposition qui a été mise en avant quelquefois déjà, et à propos de
laquelle les objections ne manquent pas. C’est d’ailleurs un avenir et des souhaits qui
peuvent sembler au moins problématiques.
Curieux à plus d’un titre toutefois, ce livre était paru avant l’agression qui a rejeté récemment nos alliés du Trentin, — et sans doute il ne sera pas inutile pour montrer la communauté d’idées et en somme d’intérêts qui nous unit au moment où les nôtres passant les Alpes vont guerroyer aux côtés des troupes italiennes. Libres du côté russe, les Austro-Allemands ont pensé pouvoir détruire par un coup de hardiesse les avantages et la résistance du royaume latin qui a déserté leur cause, — et malgré ce qu’ils ont fait dire à la presse intéressée, nous savons qu’ils n’en rêvent que le massacre et le pillage.