Réfutation des Sentiments relâchés d'un nouveau théologien touchant la comédie
[FRONTISPICE] §
Decision
faite en Sorbonne
Touchant
La comédie,
avec une refutation
des Sentimens relâchés d’un nouveau
Théologien, sur le même sujet.
Par M. l’Abbé L** P****
A PARIS
Chez Jean-Baptiste Coignard, Imprimeur
et Libraire ordinaire du Roy, ruë Saint Jacques, près S. Severin, au Livre d'Or.
M DC LXXXXIV
Avec Privilege de sa Majeste.
REFUTATION
DES
SENTIMENTS RELACHES
D’UN
NOUVEAU THEOLOGIEN
TOUCHANT
LA COMEDIE.
AVERTISSEMENT §
Par la date du Privilège que j’ai obtenu pour l’impression de cette Réfutation, il est aisé de voir qu’elle était prête à paraître, lorsqu’on publia la Lettre écrite à Monseigneur l’Archevêque de Paris, pour désavouer celle d’un Théologien qui favorisait la Comédie. Le Public l’attribuait à celui qui l’a désavouée, et j’étais aussi de ce sentiment sur des préjugés qui semblaient assez forts ; mais je ressentis une véritable joie de ce désaveu Iorsqu’il parut, et je doutais même si je ne supprimerais pas entièrement ma Réfutation, et si le tort qu’avait pu causer cette Lettre, n’était pas suffisamment réparé. Cependant comme je vois que ceux qui ont écrit sur cette matière, ne laissent pas pour cela de donner leurs Ouvrages au Public, sans doute parce que les raisonnements de la Lettre subsistent toujours, et qu’on ne doit rien oublier pour les détruire : je me trouve engagé à joindre mon Ouvrage à ceux qui ont déjà paru, croyant qu’on ne peut trop écrire là-dessus, et qu’il est bon pour contenter les goûts différents, qu’on écrive en différentes manières. Au reste je ne combats plus dans ma Réfutation celui qui a désavoué la Lettre avec édification du Public ; mais celui qui en est le véritable Auteur, et non pas tant l’Auteur même que les raisons dont il se sert pour soutenir une si méchante cause.
Réfutation des sentiments relachés d'un nouveau Théologien touchant la Comédie. §
Vous ne devez pas être surpris, Théologien aussi illustre, dit-on, par votre qualité, que par votre mérite, que la Lettre que vous avez écrite à votre ami, pour lui marquer vos sentiments touchant la Comédie, ait engagé quelqu’un à les réfuter. {p. 2}Il est vrai que quand on examine de près vos raisonnements, on ne voit rien de si faible, et qui mérite moins une réfutation. Je demeure d’accord cependant qu’ils sont revêtus de quelque vraisemblance, et par là capables de faire un méchant effet dans l’esprit de ceux qui se contentent de la seule apparence de vérité, surtout dans les Sentiments qui flattent leurs passions et qui les autorisent dans le mal. C'est ce méchant effet que je veux tâcher de prévenir ou de détruire. Si on ne trouve pas qu’il y ait lieu de me louer d’y avoir réussi, je ne crois pas du moins que l’on me blâme de l’avoir entrepris.
Pourrait-on exprimer quelle a été la surprise de tous les gens de bien, de voir un Théologien prendre un parti pour lequel un homme du monde aurait eu de la peine à se déterminer. J'en connais même un, distingué par son esprit et par son mérite, qui supprima un Ouvrage qu’il avait fait sur le même sujet, par le conseil d’un seul de ses amis qu’il consulta, et qui lui fit voir le danger qu’il y avait à le {p. 3}publier. Ou vous n’avez point eu de tels amis à consulter, ou si vous en aviez vous ne les avez pas consultés, ou enfin si vous les avez consultés, vous n’avez pas profité de leurs avis : et c’est ce qui fait notre surprise.
Car enfin qu’il y ait des gens qui fassent des Comédies, et les donnent à représenter à des Comédiens, on les souffre avec peine, et l’on attribue leur conduite ou à l’intérêt qui les fait agir, ou à la corruption du siècle dont ils suivent le torrent, dont ils goûtent et approuvent les plaisirs. Qu’il y ait des Comédiens de profession, on déplore leur malheur et le fatal engagement dans lequel ou la naissance, ou la nécessité, ou le libertinage les a mis. On se console par l’espérance que l’on a que Dieu leur fera miséricorde, qu’il les éclairera, qu’il leur fera voir le malheureux état dans lequel ils sont engagés ; et la retraite que quelques- uns font, quoique rarement, fortifie les gens de bien dans leur espérance, et leur fait redoubler leurs prières et leurs vœux au Ciel pour ces malheureux. Qu'il y ait enfin des gens qui assistent {p. 4}aux Comédies, on ne peut qu’on ne le blâme dans la plupart, quelquefois on le tolère dans quelques-uns, et la charité cherche à excuser ce qui pourrait paraître blâmable.
Mais de voir un Théologien entreprendre de justifier en même temps ceux qui travaillent pour le Théâtre, ceux qui y montent et ceux qui y assistent ; qui peut n’en être pas surpris ? quelle excuse la charité peut-elle suggérer ? Les Impies peuvent après cela ne pas désespérer de voir un jour la Morale de Jésus-Christ entièrement renversée, puisqu’un Théologien pousse si loin le relâchement. Et ce qui augmente notre surprise, c’est qu’on dit dans le monde, illustre Théologien, que vous êtes d’un Ordre Régulier. Vous en êtes sans doute plus digne de blâme, et en même temps plus digne de compassion. Je plains votre Ordre, je suis persuadé que votre Lettre lui a fait de la peine, on en ressentirait à moins : peut-être même lui fera-t-elle du tort. Pour moi je lui rends justice, je sais que les fautes sont personnelles, et qu’il est innocent {p. 5}de la vôtre. Il ne tiendra pas à votre Supérieur que vous ne la répariez, ou par la pénitence ou par une rétractation. Je prie le Seigneur qu’il veuille vous ouvrir les yeux, et vous donner des Sentiments d’une véritable componction.
Je veux bien croire pour vous justifier en quelque manière dans mon esprit, que vous avez été trahi par votre ami, que c’est sans votre consentement qu’il a publié votre Lettre, que ce n’était pas pour tout le monde, mais pour lui seul que vous l’aviez écrite, et qu’en voulant apaiser ses justes scrupules, vous n’aviez pas prétendu les dissiper dans les âmes les plus timorées. Voilà ce que je pense en votre faveur ; mais je vous avertis en même temps que votre ami dit tout le contraire, et qu’il ne fait pas un mystère de votre nom. Ceux qui le croiront, n’auront pas pour vous des sentiments aussi favorables que moi : cela me fait de la peine.
Votre ami devait se contenter de vous faire passer pour un homme de naissance ; la qualité ne sied pas si mal {p. 6}à un fauteur de la Comédie. On aurait pris patience ; mais on l’a perdue quand on a vu qu’il voulait vous faire connaître pour un Théologien de mérite. Le Public n’a pu là-dessus se conformer à votre ami. Jugez de l’opposition que les Théologiens d’un véritable et solide mérite auront de vous accorder cette distinction, par la facilité que j’ai de vous la refuser, quoique je n’y prétende rien. Je ne sais en quoi votre ami fait consister votre mérite, on ne l’en croira pas sur sa parole, tant qu’il ne donnera pas de meilleures preuves de ce qu’il avance ; au contraire, on sera bien fondé à dire que vous vous êtes distingué par un méchant endroit. Je ne sais aussi où vous avez étudié en Théologie ; mais à mon sens, jamais Théologien n’a raisonné plus faux, et d’une manière plus captieuse, comme nous allons voir.
Dessein de la Lettre. §
Le dessein que vous avez dans votre Lettre est de justifier la Comédie, et de faire voir qu’elle est permise tant par rapport à ceux qui travaillent aux pièces de Théâtre, que par rapport à {p. 7}ceux qui les représentent, et à ceux qui en voient les représentations ; et votre justification tombe sur la Comédie de notre temps. Parce que vous ne pouviez pas nier absolument que les anciens Pères n’aient déclamé contre la Comédie de leur temps, vous avez pris le parti de les expliquer, et de faire voir que ce que les Pères avaient dit, doit être appliqué aux excès qui se trouvaient dans les Spectacles des Anciens, et que l’on ne voit plus dans les nôtres. Vous prétendez que les Pères n’ont condamné que ces excès, et non pas la Comédie prise en elle même, c’est-à-dire, purgée de ces excès. Pour faire voir que les Théologiens ne sont pas en cela d’un sentiment différent de celui des Pères, vous tâchez de montrer que Saint Thomas plus spécialement que les autres Théologiens, l’a regardée comme un jeu permis, supposé néanmoins certaines conditions que vous admettez, et que vous appliquez. Voilà le but de votre Lettre.
Dessein de la Réfutation. §
Pour combattre votre dessein et le renverser entièrement, il faut que je fasse voir que quand les Pères ont déclamé {p. 8}contre les Spectacles, ce n’a pas été seulement à cause des excès qu’on voyait dans ceux des anciens, mais aussi pour les mêmes désordres et les mêmes défauts qui se trouvent encore dans ceux de ce temps ou dans la Comédie que vous prétendez justifier, et que quand Saint Thomas l’a mise au rang des jeux permis, il l’a fait non seulement sous les conditions dont vous avez parlé ; mais encore sous d’autres que vous avez ou ignoré, ou tu adroitement, ou enfin oublié, et que ni les unes ni les autres de ces conditions ne se rencontrent point dans votre Comédie ; et que par conséquent ce n’est pas celle que Saint Thomas et les autres Théologiens ont permise.
Voilà en général le dessein de ma Réfutation, dans laquelle je ne prétends pas examiner le sentiment de tous les Pères, et de tous les Théologiens qui ont parlé de la Comédie ; je veux m’arrêter particulièrement à ceux auxquels vous vous êtes arrêté vous-même, et vous faire voir la fausseté des conséquences que vous tirez de leurs pensées et de leurs paroles, après {p. 9}les avoir fait raisonner à votre fantaisie. Je tâcherai de ne rien omettre de ce que vous avez dit de plus plausible et de plus spécieux, afin qu’en faisant voir et la fausseté de vos raisonnements, et la faiblesse des objections que vous vous proposez, mettant dans leur jour celles que vous aviez affaiblies en vous les proposant à vous-même ou à votre ami, je puisse réparer le tort que la lecture de votre Lettre aurait pu faire aux personnes qui se seraient laissé trop facilement persuader par la fausse lueur de vos raisons ; ou le prévenir dans celles qui pourraient la lire dans la suite, et que je leur fasse connaître ce qu’elles doivent croire dans une matière si délicate.
Je ne puis, que je ne sois d’abord surpris de l’irrésolution que vous faites paraître au commencement de votre Lettre page 2 « du parti que vous devez prendre dans l’opposition que vous trouvez entre les Conciles, les Pères, et les Théologiens
». Peu s’en faut que vous n’abandonniez les Conciles et les Pères, pour suivre les Théologiens. Qui s’est jamais avisé de {p. 10}balancer l’autorité des premiers par celle des derniers ? Un autre que vous se serait, ce me semble, déterminé sans hésiter à faire voir que les Théologiens n’étaient point opposés aux Conciles ; mais la vérité a arraché cet aveu de votre bouche, que les Conciles et les Pères ne vous sont pas favorables.
Cela seul pourrait me dispenser de les citer contre vous, du moins les Conciles ; aussi ne vous êtes-vous pas mis en peine de nous en rapporter aucun Canon. Peut-être avez-vous vu qu’ils .ne prouvaient que ce qu’il fallait : car vous n’auriez pas manqué après avoir cité les plus forts, de nous dire que ces Canons ne prouvaient rien, parce qu’ils prouvaient trop, comme vous avez fait de Tertullien, de Saint Cyprien et des autres Pères, dont vous n’avez choisi exprès que les passages où ils combattent les plus grands désordres ; mais je vous ferai voir que ce n’a été que pour nous éblouir.
Vous vous attachez d’abord à Saint Thomas ; mais c’est pour le quitter peu après pour parler des Pères, après lesquels vous reprenez Saint Thomas. Je {p. 11}crois qu’il est plus à propos de voir d’abord quel est le sentiment des Pères ; permettez-moi donc de ne pas suivre votre ordre. J’y trouve plus de confusion que dans celui que je me forme : car il ne s’agit pas, ce me semble, d’attirer les Pères dans le sentiment de Saint Thomas, comme il paraît que vous l’ayez voulu faire ; mais plutôt de faire parler Saint Thomas dans le sentiment des Pères, comme je ferai.
Je commence donc par les Pères, et me contente de me servir présentement de Tertullien et de Saint Cyprien, me réservant de parler dans la suite de ceux dont vous avez voulu éluder l’autorité et les sentiments. Tertullien et Saint Cyprien me suffisent à présent pour faire voir que vous vous êtes trompé. D’ailleurs je ne me soucie pas de faire paraître tant d’érudition que vous ; mais seulement plus de solidité, et plus de régularité.
Pour connaître donc clairement quel est le sentiment de ces deux Pères touchant les Spectacles, il faut supposer qu’il y avait parmi les Païens plusieurs {p. 12}sortes de Spectacles : personne n’en peut disconvenir. Il faut distinguer ces Spectacles, et vous avez pris grand soin de les confondre ; cela vous était de conséquence dans le dessein que vous aviez. Je ne prétends pas faire une grande dissertation sur la diversité de ces Spectacles, assez d’Auteurs en ont parlé ; mais par la distinction que chacun peut en faire, pour peu que l’on connaisse l’antiquité, on mettra une grande différence entre les Spectacles des anciens qui faisaient une partie de leur culte et de leur idolâtrie, les Fêtes dédiées et consacrées à leurs Dieux, leurs Bacchanales, Lupercales, Courses, Luttes, etc. et leurs Pièces de Théâtre Tragiques, Tragicomiques et Comiques.
Cela supposé, je conviens avec vous que Tertullien, Saint Cyprien et les autres Pères, et Auteurs Chrétiens, soit ceux dont je parlerai, soit une infinité d’autres, nous ont dit des choses qui font horreur touchant les Spectacles des anciens, pour la condamnation desquelles, comme vous dites page 19, « on n’a besoin que des lumières de la raison
».
{p. 13}Mais voici en quoi vous vous êtes trompé, ou en quoi vous trompez les autres. Vous avez attribué généralement à toute sorte de Spectacles ce que les Pères ont rapporté de plus infâme touchant les Spectacles des anciens : ce qui cependant ne convenait qu’à certains Spectacles qui étaient parmi eux, et nullement aux Pièces de Théâtre Tragiques, Tragicomiques ou Comiques. Il s’agit donc de vous prouver que ces infamies qui se passaient dans les Spectacles des anciens ne convenaient pas à toute sorte de Spectacles, et que les Tragédies et les Comédies en étaient exemptes ; et que par conséquent si elles ont été condamnées par les Pères, ce n’a pas été seulement à cause de ces excès, comme vous l’avez prétendu. Pour la preuve de cette vérité, je puis me servir des Pères, des Pièces de Théâtre de ce temps-là que nous avons encore, et des Auteurs profanes qui ont parlé des Spectacles, et de ce qui s’y passait.
Pour commencer par les derniers, j’admire leur silence, et leur affectation à ne point invectiver contre ces {p. 14}infamies des Spectacles. Les plus zélés et les plus sages parmi eux n’ont pas manqué de déclamer contre les mœurs corrompues du siècle avec beaucoup de violence ; mais à peine ont-ils ouvert la bouche pour parler contre les infamies des Spectacles. Et quand je compare les déclamations et les livres entiers que les Pères nous ont laissés sur ce sujet, avec la retenue qui me paraît dans les Auteurs païens, la profonde soumission que j’ai pour l’autorité des Pères ne me permettant pas de croire que leurs déclamations soient appuyées sur le mensonge ; j’insère qu’il faut que les anciens aient eu des raisons pour se taire, que les Pères n’ont point eues. Voici une remarque que j’ai faite là-dessus, appuyée sur la pensée et les paroles de Saint Augustin dans son Livre de La Cité de Dieu. Je remarque que les plus sages et les plus réglés d’entre les Païens étant persuadés que le Peuple faisait consister presque tout son culte et son idolâtrie dans les Fêtes dédiées à leurs Dieux, dans certains Spectacles et dans les infamies qui s’y passaient ; ils n’avaient garde de s’opposer à ce {p. 15}torrent, et se dispensaient de déclamer contre des choses qu’ils détestaient dans le fond du cœur, et pour lesquelles ils avaient beaucoup d’horreur ; ils se taisaient, dis-je, de peur de passer parmi le peuple pour impies et pour libertins. On rend cette justice aux gens d’esprit et de Lettres qui étaient parmi les Païens, de croire qu’ils désapprouvaient et traitaient de superstition les cérémonies de Religion populaires, parmi lesquelles je ne fais pas difficulté de mettre une bonne partie de ce qui se passait dans certains spectacles ; et les plus sages étaient ceux qui savaient cacher leurs sentiments. Et comme il y en a toujours eu qui ne les ont pu trahir, ils ne pouvaient parler sur cette matière avec quelque liberté, sans s’attirer la haine du Peuple, et sans être accusés d’impiété ; ce qui me fait regarder la 34e Ode du Ier Livre d’Horace, Parcus Deorum cultor, etc. comme une espèce de rétractation de toutes les libertés qu’il s’était données : car on sait que jamais homme ne fut plus libre en matière de Religion, aussi passa-t-il dans l’esprit du Peuple pour un impie.
{p. 16}Je crois donc que généralement parlant, on doit attribuer le silence des Auteurs profanes et leur retenue criminelle à ne point déclamer contre les infamies des Spectacles, à la crainte qu’ils avaient de passer pour impies, s’ils invectivaient contre des pratiques, qui, quelque honteuses qu’elles fussent, entraient dans le culte de l’idolâtrie populaire : car je ne vois pas quelle autre raison a pu empêcher tant d’Auteurs et tant de Poètes qui ont si souvent déclamé contre la corruption des mœurs, de déclamer encore plus fortement contre ces infamies. Sans cette raison, l’illustre Stoïcien Sénèque qui avait entrepris de régler les actions et les occupations les plus particulières de l’homme, nous aurait sans doute laissé des volumes entiers sur cette matière. L’on sait assez quel était le dessein de Cicéron dans son Livre De la Nature des Dieux ; cependant voyez les tours qu’il a pris pour combattre la pluralité des Dieux, et ses ménagements pour ne pas passer pour un impie. Et quoique Sénèque, Cicéron, Pline, Tacite et quelques autres Auteurs {p. 17}aient quelquefois parlé contre la Comédie : ce qu’ils en ont dit n’est rien en comparaison de ce qu’ils auraient dû dire, si la Comédie eût été aussi infâme que les autres Spectacles, et n’est pas suffisant pour convaincre de l’infamie prétendue de la Comédie.
Or voici la conséquence que je tire de ma remarque. J'insère que la raison qui a empêché les Auteurs profanes de déclamer contre les infamies des Spectacles qui faisaient partie de l’idolâtrie populaire, n’ayant point lieu à l’égard des Comédies, puisqu’il est indubitable que les Pièces de Théâtre Tragiques ou Comiques n’ont jamais été regardées comme une partie de ce culte ; les Auteurs profanes n’auraient pas manqué de déclamer avec beaucoup plus de liberté et de violence contre les infamies des Comédies, si, comme vous le prétendez, ces infamies avaient été communes aux Comédies comme aux autres Spectacles : ainsi leur silence et leur affectation me persuade que les Comédies étaient exemptes de ces infamies.
Il me semble que je vous entends {p. 18}dire que je n’ai donc pas lu les témoignages des anciens que vous avez rapportés. Pardonnez-moi, je les ai lus. Aussi n’ai-je pas avancé que tous les anciens avaient gardé le silence ; mais au contraire, qu’il s’était toujours trouvé des gens, quoiqu’en petit nombre, qui n’avaient pu trahir leurs sentiments. Vous pourriez mettre ceux dont vous parlez de ce petit nombre. Je vous prie pourtant de remarquer que Valère Maxime que vous citez page 17 et Lampridius page 18, sont des Historiens qui ne font que rapporter des exemples, ou parlent de certains faits avec une liberté convenable à des Historiens, sans pourtant se mettre en état de déclamer que fort légèrement contre ces désordres : et quand vous trouveriez d’autres Auteurs qui vous seraient favorables, ramassez tout ce qu’ils ont dit sur ce sujet, et comparez-le avec ce que nous lisons dans les Pères, vous comprendrez mieux l’affectation des premiers, et la raison qu’ils ont eue de se taire, par la violence et la fermeté des derniers qui n’étaient pas retenus dans le silence par la même {p. 19}considération. D’ailleurs je vous défie de nous faire voir, comme vous le devriez conformément à votre dessein, que ce que vous rapportez de Caton et d’Héliogabale après Valère Maxime et Lampridius, se soit passé dans quelques Comédies. Pour peu que vous y fassiez de réflexion, vous verrez que ce qui est dit de Caton, s’était passé dans les jeux dédiés à la Déesse Flore, ou comme d’autres veulent, dans les jeux que le peuple Romain faisait pour célébrer la mémoire de la Courtisane Flora, en reconnaissance de ce qu’elle lui avait laissé les grandes richesses qu’elle avait amassées par ses honteux commerces. Quoiqu’il en soit, il est constant que ce ne fut pas dans une Comédie, mais dans la rnaison, qu’Héliogabale parut avec infamie ; ce ne fut pas d’une Comédie que Caton fut obligé de se retirer pour donner lieu à la licence du peuple que sa seule présence empêchait de demander une chose honteuse. On peut donc, avec raison, conjecturer de cette première preuve que les Comédies étaient exemptes des infamies des {p. 20}autres Spectacles, comme vous l’allez encore mieux voir.
Je tire la seconde preuve de cette vérité, des Pièces de Théâtre de ce temps-là, Tragiques ou Comiques, que nous avons encore entre nos mains. Je ne les ai que trop lues autrefois ; j’y ai trouvé quantité de bons mots qui pouvaient être accompagnés de gestes et de postures risibles, comme l’on fait encore tous les jours ; mais je n’y vois point d’endroit où l’on puisse appliquer et inférer l’exécution des infamies dont il est question. Pensez-y bien vous-même, et vous serez obligé d’en convenir, à moins que vous ne disiez peut-être qu’elles se passaient dans les entractes ; mais sur quel fondement avanceriez-vous cela, je n’en vois point. Nous direz-vous que les crimes dont il est parlé dans Sénèque, Plaute, Térence ou autres Poètes, se commissent effectivement sur le Théâtre ; Saint Cyprien nous en désabusera dans sa Lettre à Donat, où il dit en parlant des Tragédies, qu’on y représentait des crimes qui avaient été commis autrefois et que par là on en éternisait la {p. 21}mémoire. « Ne saeculis transeuntibus exolescat quod aliquando commissum est.
1 » Et si ce que vous pouvez dire avait lieu, quand on aura cessé de représenter les Pièces de Corneille et de Molière, ou de votre ami M. Boursault, ceux qui ne les auront pas vu représenter, n’auront qu’à dire la même chose de leurs Pièces, que vous dites de celles des anciens. Ils n’auront pas moins de raison que vous.
J’infère donc encore par le silence que je remarque de toutes ces infamies dans les anciens Poètes, que leurs Pièces en devaient être exemptes, et que c’était dans d’autres Spectacles qu’elles devaient se commettre, s’il est vrai qu’elles s’y commissent effectivement, comme vous me paraissez l’avoir cru, par la traduction outrée que vous avez faite page 14 d’un passage de Tertullien, tiré du Chapitre 17 de son Livre des Spectacles, où vous avez affecté de mettre le mot de faire et de commettre en des endroits où il ne s’agit que de simples représentations : il est aisé de le voir.
Je tire enfin des Pères la 3e preuve de {p. 22}la vérité que j’ai avancée. Il n’y en a point qui soit entré dans un plus grand détail de tous ces Spectacles et qui en ait mieux distingué toutes les espèces que Saint Cyprien : or s’il a eu soin de les distinguer, il n’en a pas moins eu de dire ce qui se passait dans chacun en particulier. Voyez la Lettre qu’il écrit à Donat, dans laquelle après l’avoir prié de jeter les yeux sur tout ce qui se passait sur la terre pour en connaître la vanité ; après lui avoir parlé des jeux de Luttes, des Combats de Gladiateurs, dans lesquels l’homme était sacrifié au plaisir de l’homme : « Homo occiditur in hominis voluptatem
2 », il passe aux Tragédies et aux Comédies, dans lesquelles, à la vérité, il nous dit que l’on faisait de sales représentations ; mais, personne ne doit conjecturer de ces paroles que les incestes et les adultères honteux dont il parle se commissent sur le Théâtre. Les paroles que j’ai déjà citées suffisent pour vous en convaincre. « De parricidis et incestis horror antiquus expressa ad imaginem veritatis actione replicatur, ne saeculis transeuntibus exolescat quod aliquando {p. 23}commissum est
» : où je vous prie de remarquer ces mots de « antiquus ad imaginem veritatis, et de aliquando
», qui marquent qu’on ne faisait que représenter vivement à la vérité des parricides et des incestes anciens, et qui avaient été commis autrefois ; et toutes les Tragédies ou Comédies que nous avons des anciens en font foi et ne nous permettent pas d’en douter. Ce qui vous doit faire voir que ce que Saint Cyprien dit dans la suite de plus fort en parlant des Comédies, ne doit aussi s’entendre que d’une simple représentation des crimes passés. Comme quand il dit3 : « Adulterium discitur dum videtur
», qu’on apprend l’adultère en le voyant, il faut sous-entendre « représenter ». Ainsi quand vous avez cité Saint Cyprien, et que vous avez dit qu’il décrit au long dans le Livre des Spectacles, d’où vous tirez le « delectat in mimis
», qui n’est pourtant que dans la Lettre à Donat ; qu’il décrit, dis-je, toutes les infamies qui s’y pratiquaient : il fallait ajouter, ou qui s’y représentaient, parlant généralement, comme vous faisiez, de toute sorte de Spectacles : car enfin comment {p. 24}pourrait-on entendre autrement toutes les représentations que l’on faisait, à ce qu’il dit, des métamorphoses que les Poètes ont attribuées à Vénus, à Mars, et surtout à Jupiter, lorsqu’ils voulaient assouvir leurs sales passions.
Pour vaincre entièrement la peine que vous pourriez avoir de vous laisser persuader, passons, je vous prie, au Livre des Spectacles que l’on attribue ordinairement à Saint Cyprien : (je n’examine pas ici si c’est à faux.) Il y prend encore plus de soin d’en distinguer les différentes sortes, jusqu’à n’en point omettre, et entre dans un plus grand détail de ce qui s’y passait. Or après avoir parlé des Fêtes et des jeux consacrés à l’idolâtrie, et avoir rapporté ce qu’il pouvait y avoir de plus honteux et de plus criminel ; après avoir aussi parlé des sales représentations que l’on faisait des Fables de l’antiquité, et des crimes qui étaient déjà ensevelis dans l’oubli, ce qu’il attribue à l’amour qu’on avait pour tout ce qui était défendu. « Ita amatur quod non licet, ut quae etiam aetas absconderat sub {p. 25}oculorum memoria reducantur.
» Il passe ensuite aux Spectacles de Musique, dans lesquels il ne dit pas qu’il s’y commît ou représentât rien de mauvais, et parlant plus particulièrement des Comédies, il les appelle « comicas et inutiles curas
», les occupations vaines et inutiles de la Comédie ; pour ce qui est des Tragédies, il les nomme « magnas tragica vocis infanias
», les clameurs insensées de la Tragédie. La manière particulière dont il parle des Tragédies et des Comédies, nous fait voir qu’il en avait une autre idée que vous, et qu’il les croyait plus honnêtes que les autres Spectacles. Je devrais vous faire voir qu’en cela la pensée et les expressions de Tertullien n’ont pas été différentes de celles de Saint Cyprien ; mais outre que vous pourrez le voir dans ce que je vais rapporter de Tertullien, il me semble que ce que j’ai dit vous doit suffire pour vous persuader que les infamies dont les Pères et les Auteurs profanes ont parlé, ne convenaient pas à toute sorte de Spectacles : et si ce que j’ai dit ne suffit pas, je ne sais ce qui pourra vous en
convaincre.
{p. 26}Il faut présentement vous faire voir d’une manière plus précise que ce n’est pas seulement à cause de ces excès que les Pères ont condamné les Spectacles, comme vous l’avez prétendu, et que ce qu’ils y ont condamné, se trouve encore dans les Spectacles que vous voulez justifier.
Après que Tertullien a fait voir au commencement de son Livre des Spectacles, que les Chrétiens n’y pouvaient assister, tant parce que c’étaient des Fêtes consacrées à l’idolâtrie, qu’à cause des infamies qui se commettaient ou que l’on représentait dans ces Fêtes ; il pousse la chose plus loin, et prouve au Chapitre 14 que ces Spectacles ne sont pas seulement défendus à cause de l’idolâtrie ; mais à cause de la concupiscence du siècle qui y régnait, et répond en même temps à ceux qui prétendaient que ces Spectacles étaient permis, parce que l’Ecriture ne les défendait pas, que leur défense est renfermée dans celle des concupiscences du siècle. « Quasi parum etiam de Spectaculis pronuncietur, cum saeculi concupiscentiae damnantur.
4 » Or, dit-il, {p. 27}comme l’avarice, la gourmandise, l’impureté, la vaine gloire et l’ambition sont des.espèces de concupiscence ; la volupté en est une autre, et les Spectacles sont une espèce de volupté. « Species autem voluptatis spectacula
». Et par conséquent les concupiscences du siècle étant défendues, cette espèce particulière de la volupté qui le trouve dans les Spectacles l’est aussi.
Ne me dites pas que Tertullien ne parle que des Spectacles infâmes. Pour vous en désabuser, vous n’avez qu’à lire le Chapitre 15 suivant, où vous verrez qu’il condamne généralement tous ceux où les passions et la vanité règnent, en faisant voir l’opposition qu’il y a entre l’émotion que ces Spectacles nous causent, et la tranquillité du Saint Esprit que nous devons conserver. Car Dieu, dit-il, nous a commandé de traiter avec douceur et paix le Saint Esprit, parce que c’est un esprit de douceur et de paix ; mais comment cela s’accordera-t-il avec les Spectacles, puisqu’il n’y a point de Spectacles sans émotion. C'est en effet ce qui ne se peut accommoder, et c’est pour cela qu’il condamne même {p. 28}ceux qui pourraient y assister avec modération, et avec quelque espèce de sûreté par rapport à leur dignité, à leur âge ou à leur naturel ; parce que s’ils y cherchent le plaisir, il n’y a point de plaisir sans affection et sans émotion, puisque c’est elle seule qui le procure et qui le fait goûter ; s’ils n’y cherchent pas le plaisir, c’est donc un vain amusement qui les y attire, et dont ils sont coupables. « Si cessat affectus, nulla est voluptas, et est reus jam ille vanitatis.
5 » A votre avis, tout cela ne convient-il pas le mieux du monde aux Spectacles que vous voulez justifier ?
Ne vous moqueriez-vous pas de moi, si de ma propre autorité je m’avisais de condamner vos Spectacles seulement à cause de l’affectation que les hommes et les femmes ont d’y paraître avec leurs habits et leurs ornements les plus magnifiques, et à cause du désir qu’ils y portent d’y voir et d’y être vus. Je ne ferais pourtant en cela qu’imiter Tertullien, qui nous dit Chapitre 15 que cette affectation des hommes et des femmes, de paraître avec magnificence dans les {p. 29}Spectacles, y est d’un grand scandale, et que la première pensée qu’on a en y allant, c’est de voir et d’être vu. « In omni Spectaculo nullum magis scandalum apparet, quam ille ipse mulierum et virorum accuratior cultus ; nemo denique in Spectaculo obeundo prius cogitat nisi videri et videre.
6 » Encore une fois, tout cela ne convient-il pas aux Spectacles que vous approuvez ; et quand vous diriez que Tertullien a poussé les choses trop loin, et que j’en demeurerais d’accord, ne faut-il pas du moins que vous conveniez avec moi que ce n’est pas seulement à cause des excès prétendus qu’il condamnait les Spectacles des anciens. Soyez-en vous-même le Juge, surtout si vous voulez bien lire encore le Chapitre 27 dans lequel il exhorte les Chrétiens de fuir les Spectacles, quoiqu’il y ait des choses douces, agréables, simples, et même honnêtes parmi les indécentes. « Sint dulcia, licet et grata et simplicia, etiam honesta quaedam.
» Ajoutez enfin à tout cela le Chapitre 29 où vous verrez qu’en substituant aux Chrétiens d’autres Spectacles à la place de ceux qu’il leur défendait, il {p. 30}ne leur retranche pas seulement les plus honteux, mais même l’harmonie du Théâtre, à la place de laquelle il leur offre les Cantiques de l’Eglise et la Trompète de l’Ange.
Voyons si Saint Cyprien vous fera plus de quartier. Dans sa Lettre à Donat dont nous avons déjà parlé, ne montre-t-il pas le danger qu’il y a à voir représenter les parricides et les incestes, qui font le sujet de Tragédies ; les Fables et les Métamorphoses, qui sont celui des Comédies ? Traite-t-on présentement d’autres sujets dans vos Spectacles ? et ne peut-on pas dire qu’il y a autant de danger à les voir représenter, qu’on y éternise le vice en lui donnant de nouveaux agréments par les peintures délicates qu’on en fait, qu’on y apprend l’adultère en l’y voyant représenter. « Adulterium discitur dum videtur.
7 » Que celle qui était peut-être chaste quand elle est allée aux Spectacles, en est sortie impudique, et est retournée en sa maison du moins avec des sentiments impurs. Ce que j’ajoute pour adoucir les paroles de Saint Cyprien. « Quae pudica fortasse ad Spectaculum {p. 31}matrona processerat, de Spectaculo revertitur impudica.
8 » Et qu’il n’y a rien enfin qu’on ne doive craindre de ces Acteurs mols et efféminés, insinuants et adroits qui touchent, qui émeuvent les passions, surtout quand elles sont flattées par le mal même dont ils parlent.
Peut-être insisterez-vous toujours à dire que le danger dont parle Saint Cyprien, n’était fondé que sur les infamies des Spectacles, et qu’ainsi c’est toujours à cause de leurs excès seulement qu’il les condamne. Mais quelque fort que peut vous paraître ce retranchement, Saint Cyprien vous y forcera et vous en chassera par ce qu’il en dit dans son Livre des Spectacles. Je vous ai déjà fait voir que Saint Cyprien dans ce Livre avait parlé des Spectacles de Symphonie, des Tragédies, des Comédies, et des autres Spectacles d’une manière bien différente : ce qui fait voir qu’il croyait ceux-là bien plus honnêtes que ceux-ci. Cependant Saint Cyprien défend aux Chrétiens les uns et les autres indifféremment, et chacun en particulier. « Non licet, inquam, {p. 32}non licet omnino adesse fidelibus Christianis, nec illis quos ad oblectamenta aurium, etc.
» Non, dit-il, il n’est pas permis aux fidèles d’assister aux Spectacles dont je viens de parler, pas même à ceux qui ne consistent que dans les Symphonies et dans les Concerts de voix et d’instruments ; mais pesez encore mieux ce qu’il ajoute. « Quid loquar comicas curas, quid illas magnas Tragicae vocis insanias ; haec etiamsi non essent simulacris dicata, obeunda tamen et spectanda non essent Christianis fidelibus, quae etsi non haberent crimen, habent in se et maximam et parum congruentem fidelibus vanitatem.
9 » Que dirai-je de ces inutiles et vaines occupations de la Comédie, de ces folles clameurs de la Tragédie, je dis que quand même ces Spectacles ne seraient pas consacrés aux Dieux, les Chrétiens n’y doivent point assister, parce que quand ils ne renfermeraient rien de criminel, on y trouve toujours une très grande vanité, ou un vain amusement très dangereux et peu convenable à des fidèles. Et peu après il ajoute une autre
raison pour les en détourner : C’est, dit-il, que nous nous {p. 33}accoutumons facilement à commettre le crime dont nous avons entendu parler. « Cito in hoc assuescimus quod audivimus scelere.
»
Ou vous serez peu raisonnable et capable de nier qu’il est jour en plein midi, ou il faut que vous conveniez que j’ai suffisamment prouvé que tous les Spectacles des Anciens n’étaient pas également infâmes, et que ce n’est pas seulement à cause des infamies que les Pères ont tant déclamé contre, et les ont défendus aux Chrétiens. Je dis les Pères, car quoique je n’aie parlé que de Tertullien et de Saint Cyprien, je prétends que les autres que vous avez cités n’ont pas été dans des sentiments différents. Comme je vous ai déjà dit que je ne me souciais pas de faire paraître tant d’érudition et d’esprit que vous, mais seulement plus de solidité et plus de régularité : je me dispense d’examiner dans le particulier tous les autres Pères ; j’aurai peut-être occasion dans la suite d’en justifier quelques-uns du tort que vous leur avez fait. Je me contente à présent de vous dire que Lactance, Saint Jérôme, {p. 34}Saint Augustin, Saint Chrysostome, Alexander Alexandro que vous citez pages 16 et 17, en parlant des infamies des Spectacles des Anciens, n’ont pas prétendu comme vous que ces infamies fussent communes à toute sorte de Spectacles. Et quand ils ont déclamé généralement contre tous les Spectacles, ce n’a pas été seulement à cause de ces infamies, mais encore pour les autres et les mêmes raisons que nous trouvons dans Tertullien et Saint Cyprien, et qui conviennent, sans que vous puissiez le nier, aux Spectacles que vous approuvez.
Voilà donc quel est le sentiment des Pères, voyons présentement quel est celui des Théologiens : Et parce que vous vous attachez à Saint Thomas pour le faire servir de modèle à tous les autres, je veux bien vous imiter en cela, mais nullement dans l’effort que vous avez fait de conformer les sentiments des Pères à ceux de Saint Thomas. Je crois qu’il est plus raisonnable de conformer les sentiments de Saint Thomas à ceux des Pères ; quand ils n’auraient que le droit d’ancienneté, {p. 35}on leur doit cette déférence, et Saint Thomas nous en a donné lui-même l’exemple pendant toute sa vie, n’ayant jamais voulu refuser la soumission à l’autorité d’un Père, quelque opposé qu’il parût à son propre sentiment, se contentant de l’expliquer le plus favorablement qu’il pouvait pour lui.
A quoi bon, je vous prie, nous citer toutes ces Bulles pour donner du poids à la doctrine de Saint Thomas ? Appréhendiez-vous qu’on refusât de s’y soumettre ? on le pouvait absolument surtout dès que vous le mettez en concurrence avec les Pères et les Conciles. Saint Thomas est un Docteur particulier qui n’est pas infaillible ni suivi en tout ce qu’il a dit ; mais vous avez affaire à un homme qui a mille fois plus de vénération pour ce Saint que vous n’en avez fait paraître : et le seul titre de Docteur Angélique que personne ne lui dispute, donne assez d’autorité à sa doctrine, sans qu’il fût besoin pour nous y soumettre, de toutes les Bulles que vous avez citées page 5, ni des témoignages des savants page 6, après avoir fait, si je ne me trompe, {p. 36}votre extrait de la Préface du cours de Philosophie de la fameuse Université d’Alcala, où toutes ces Bulles sont citées.
J’avoue que Saint Thomas dans sa 2.2. q. 168. a. 2. et 3, traite des Jeux, et qu’à cette occasion il dit tout ce que vous en rapportez p. 7, 8, 9, 10. et 12 avec pourtant quelque altération du texte à votre ordinaire. Quand il n’y en aurait pas d’autre que celle que vous faites en traduisant le « secundum se » de Saint Thomas par « selon moi », celle-là seule devrait suffire pour vous ôter toute créance. Je ne répéterai pas pour abréger tout ce que. Saint Thomas dit, outre que je serai obligé de le citer dans la suite. De tout ce qu’il dit et de tout ce que vous en rapportez, vous tirez deux conséquences. La première, que Saint Thomas parle de la Comédie ou des Comédiens que vous avez dessein de justifier. La seconde, qu’il justifie lui-même la Comédie, tant par rapport aux Acteurs, qu’aux Auteurs et aux spectateurs.
Je pourrais d’abord nier la première conséquence, et soutenir que Saint {p. 37}Thomas par le mot « d’Histriones », n’a pas voulu parler de ceux que nous appelons à présent Comédiens. Je ne sais pas même si dans une autre occasion, vos bons amis les Comédiens vous pardonneraient de les avoir ainsi confondus avec ceux que nous pourrions avec tous les Calepins appeler proprement Farceurs ou Bateleurs. Vos amis prétendent sans doute faire corps à part, et quiconque dans le monde ne les distinguerait pas, leur ferait une grosse injure : Mais comme vous ne les avez confondus avec les Farceurs que pour les justifier ensemble, et que vous n’avez sacrifié ce petit point d’honneur que pour la sûreté de leur conscience, je n’ai pas de peine à croire qu’ils vous pardonneront facilement, ce qu’ils ne souffriraient qu’avec chagrin dans tout autre. Ainsi faisant plus de justice à vos amis que vous, je pourrais nier la première conséquence, et dire que Saint Thomas n’a parlé que des Farceurs et non pas des Comédiens, tels qu’ils sont dans votre idée, dans la mienne, et dans celle de tout le monde, entre lesquels {p. 38} et les Bateleurs on a toujours on mis, on met encore, et on mettra toujours dans la suite une grande différence du consentement même de vos amis, dans toute autre occasion que celle-ci. Cependant pour ne pas faire ici une question de nom, je veux bien vous accorder que Saint Thomas sous le mot « d’Histriones », a compris les Comédiens ; mais je nie que Saint Thomas dans tout ce qu’il a dit dans ces deux articles 2 et 3, en parlant de la Comédie seulement par occasion, l’ait justifiée telle qu’elle est dans l’usage ordinaire, et telle que vous la considériez. Pour faire voir, sur quel fondement je nie cette conséquence, je n’ai pour cela qu’à examiner les conditions sous lesquelles il permet le relâchement de l’esprit par le moyen du Jeu, et les précautions qu’il veut que l’on prenne en se le procurant, ou en le donnant.
La première condition que Saint Thomas exige pour rendre le Jeu permis, et sous le nom du Jeu la Comédie, est que la fin du Jeu ou de la Comédie soit le divertissement ou le relâchement du {p. 39}corps ou de l’esprit : « Quod ordinatur ad solatium hominibus exhibendum.
10 » Nous convenons avec ce saint Docteur et avec vous qu’il en est de l’esprit comme du corps, et que le corps ne pouvant subsister dans une fatigue continuelle, à moins qu’il ne reprenne de nouvelles forces dans le repos, l’esprit ne pourrait point aussi durer dans une action longue et violente, s’il ne se donnait quelque relâche par le divertissement ; par là le divertissement en général est non seulement permis, mais même nécessaire. Il n’y à point d’Ordre quelque austère qu’il soit, si on en excepte celui de la Trappe, qui n’ait des heures de récréation et des journées de relâche, tant pour le corps que pour l’esprit. Penser et agir de cette manière, c’est se conduire par la raison ; appliquez à cela l’exemple et les paroles de Saint Jean l’Evangéliste, que Saint Thomas rapporte dans le corps de l’article 2. Ainsi à prendre cette première condition à la rigueur, il faudra que la Comédie, et que ceux qui la jouent, et que ceux qui y assistent, n’aient d’autre but, soit en jouant, {p. 40}soit en y assistant, que de donner ou de prendre quelque soulagement pour le corps ou pour l’esprit, afin qu’ils trouvent dans cette récréation de nouvelles forces pour agir.
La seconde condition que Saint Thomas exige pour rendre le divertissement du Jeu et de la Comédie permis, est qu’on ne donne point, ou qu’on ne se procure point le plaisir par des paroles ou des actions déshonnêtes et défendues, « non utendo aliquibus illicitis verbis vel factis
11 ». Je ne ferai que parcourir à présent ces conditions, et je les examinerai plus particulièrement dans la suite.
La troisième condition, est qu’on ne dise rien d’injurieux à Dieu, ni de préjudiciable au prochain, « vel etiam his quae vergunt in nocumentum proximi
12 ».
La quatrième est de prendre garde qu’on ne dissipe pas l’harmonie des bonnes œuvres, en détruisant entièrement la gravité de l’âme par ce divertissement, « ne totaliter gravitas anima tollatur
13 ».
La cinquième, est qu’en prenant ce divertissement on n’aille pas contre les Commandements de Dieu ou de {p. 41}l’Eglise14, « Ita quod contra praeceptum Dei vel Ecclesia talibus ludis uti non refugiat.
»
La sixième enfin est, que dans le plaisir on ait égard aux circonstances du lieu, du temps, des affaires, et des personnes, « Non adhibendo ludum negotiis et temporibus indebitis.
15 »
Voilà les conditions sous lesquelles Saint Thomas permet le Jeu et la Comédie ; vous en avez examiné quelques-unes, mais vous en avez oublié ou ignoré d’autres, quoique comme vous voyez je ne les tire pas d’ailleurs que de Saint Thomas. J’ajoute que les autres Théologiens que vous citez pages 22 et 23, Albert le Grand, S. Bonaventure, et Saint Antonin, ont tous exigé les mêmes conditions : Vous en demeurerez sans doute d’accord, puisque vous prétendez qu’ils ont été en cela du même sentiment que Saint Thomas. Je ne crois pas même devoir m’embarrasser de citer ici contre vous tous les autres Théologiens ou Casuistes en grand nombre, dont les sentiments sur ce sujet paraissent différents de celui de Saint Thomas et des Théologiens qui le suivent. En admettant {p. 42}une fois les conditions dont je viens de parler, et posant certains principes, il n’est pas fort difficile de les accorder ensemble. Mais voyons si ces conditions admises, Saint Thomas et les autres Théologiens ont beaucoup risqué de permettre la Comédie, et s’ils vous sont aussi favorables que vous vous l’êtes imaginé.
Vous aviez déjà conclu page 4, sur les simples paroles de Saint Thomas que vous aviez rapportées, qu’il avait parlé de la Comédie, et qu’il l’avait justifiée et permise ; « qu’ainsi les Auteurs pouvaient en sûreté de conscience travailler pour le Théâtre, les Comédiens y monter, et les Fidèles y assister et fournir à l’entretien des Comédiens
». Tout cela est clair selon vous par les seules paroles de Saint Thomas ; mais vous verrez qu’il n’y a rien de plus obscur dans l’application, si vous admettez les conditions que Saint Thomas exige.
Vous tirez une conséquence plus précise page 20, où après avoir rapporté les passages les plus forts de quelques Pères contre les horribles désordres des {p. 43}Spectacles des Anciens, pour marquer qu’ils ne combattent pas la Comédie d’aujourd’hui ; vous dites que « vous avez été bien aise de rapporter toutes ces choses avant que de découvrir précisément votre sentiment sur ce sujet, et que sur les principes incontestables que vous avez posés, selon vous les Comédies de leur nature et prises en elles-mêmes indépendamment de toute circonstance bonne où mauvaise, doivent être mises au nombre des choses indifférentes
».
Quand on vous passerait cette conséquence, je ne vois pas quel avantage vous en pourriez tirer pour justifier la Comédie de ce temps qu’en faisant un sophisme, et passant comme vous faites tout d’un coup d’un sens à un autre. Car, soit. Je vous accorde ce que vous dites, j’ajoute même que la Comédie considérée comme un Jeu, revêtue de toutes les conditions que Saint Thomas exige, doit être mise non seulement au nombre des choses indifférentes, mais aussi bonnes dans un sens, et quelquefois nécessaires, soit pour le délassement du corps, soit pour celui {p. 44}de l’esprit. Cependant tout cela n’empêche pas que je ne soutienne que la Comédie que vous aviez en vue, et que vous prétendiez justifier par les Pères et par Saint Thomas, n’étant revêtue d’aucune des conditions que ce Saint exige, bien loin d’être mise au nombre des choses indifférentes, doit être réputée mauvaise et très dangereuse.
Ne me dites pas que considérer la Comédie avec ces conditions, ce n’est pas la considérer en elle-même ; mais dépendamment des circonstances : car Saint Thomas en disant qu’elle n’était pas défendue en elle-même « secundum se », ajoute immédiatement après les conditions qui la rendent licite, et celles qui la rendent illicite. J’avoue que ces conditions ne sont pas essentielles à la Comédie prise en général ; mais je soutiens qu’elles entrent dans la nature de la Comédie permise ou défendue, ou que l’on veut permettre ou défendre : ainsi, dès que vous voulez la mettre au nombre des choses permises, vous ne pouvez pas la séparer de ces conditions qui la rendent licite.
{p. 45}Que si vous n’êtes pas content de cela, et que vous demandiez encore si la Comédie prise en général et séparée de cette condition est permise, je réponds que c’est une question Métaphysique et inutile dans l’usage, qu’une telle Comédie n’est que dans votre idée, et n’a nulle réalité. Si vous n’entendez par une telle Comédie qu’une représentation d’une action passée, sans songer ni à la bonté ni à la malice de l’action : cette représentation n’a d’abord rien de méchant dans mon idée, et je la crois permise ; mais venez au fait, et mettez cette représentations sur le Théâtre, vous y trouverez toujours quelque circonstance bonne ou mauvaise, par laquelle elle sera permise ou défendue. C’est ainsi que Saint Thomas l’a considérée, quoiqu’il paraisse d’abord la séparer des circonstances en disant qu’elle n’est pas mauvaise en soi, « secundum se ».
Ce qui me fait encore mieux voir que Saint Thomas, en disant que la Comédie n’était pas illicite en elle-même, « secundum se », n’a pas prétendu la justifier selon l’usage ordinaire, c’est {p. 46}qu’il semble au contraire qu’il ait blâmé cet usage quand il a dit q. 167. a.2. ad 2 de sa 2.2. que l’assistance aux Spectacles devient mauvaise en ce qu’elle porte l’homme aux vices de l’impureté ou de la cruauté, par les représentations qu’on y fait. « Inspectio Spectaculorum vitiosa redditur, in quantum homo sit pronus ad vitia vel lasciviae vel crudelitatis, per ea quae ibi repraesentantur.
16 » Il confirme sa pensée par celle de Saint Chrysostome, en ajoutant que ces sortes de représentations rendent les adultères effrontés. « Unde adulteros inverecundos reddunt tales inspectiones.
» Mais ce qui nous peut encore mieux faire conjecturer que Saint Thomas désapprouvait la Comédie dans l’usage, c’est qu’il y a beaucoup d’apparence que lorsque Saint Louis chassa les Comédiens de son Royaume, il ne le fit pas sans l’avis de Saint Thomas : car on sait la déférence que Saint Louis avait pour ce Docteur, et qu’il le consultait dans les occasions les plus importantes.
Vous avez cru surprendre votre ami en lui prouvant votre conséquence par {p. 47}Tertullien et Saint Cyprien ; mais j’ai été beaucoup plus surpris que lui, quand j’ai vu que vous la prouviez si mal. Vous rapportez pour cela le Chapitre 2 du Livre des Spectacles de Tertullien, et l’Imprimeur sans doute contre votre intention, a cité le 20e à la place du 2e. Le but de Tertullien dans ce Chapitre 2 est de faire voir que tout ce que Dieu a créé, est bon, et que s’il y a quelque chose sur la terre que l’on trouve mauvais et nuisible, cela ne vient que de la malice des hommes, de leur corruption et du mauvais usage qu’ils font des créatures de Dieu. Il prouve cela par l’exemple du fer dont les hommes se servent pour l’homicide, par l’exemple des herbes dont ils composent les poisons, et par l’exemple enfin de tout ce qui entrait dans la composition des Spectacles. Voilà en abrégé le but et le raisonnement de Tertullien. Mais voici comme vous le faites raisonner et parler page 21. « Dieu, dit Tertullien, a établi toutes choses, et les a données aux hommes, et par conséquent elles sont toutes bonnes
», comme le Cirque, les lions, les voix, {p. 48}etc. En vérité peut-on pousser la malice plus loin ! avec quelle pudeur et quelle religion pouvez-vous faire dire à Tertullien que Dieu a établi le Cirque ? Si vous entendiez par le Cirque les Spectacles du Cirque, comme il est évident par votre raisonnement, qui ne conclurait pas sans cela, puisque vous insérez des paroles de Tertullien, que le Cirque ou plutôt la Comédie considérée en elle-même, n’est pas plus mauvaise que les Anges etc. Mais afin qu’on ne m’accuse pas d’être un imposteur. Voici les paroles de Tertullien. « Omnia a Deo instituta et homini attributa, sicut praedicamus, et utique bona, ut omnia boni autoris ; inter haec deputari universa ista ex quibus spectacula instruuntur, equum, verbi
gratia, et leonem et vires corporis et vocis suavitates.
17 » A votre avis est-ce le Cirque que Tertullien dit avoir été établi de Dieu, ou bien les choses qui entrent dans la composition des Spectacles, qui étant bonnes d’elles-mêmes deviennent mauvaises par l’usage et l’application qu’on en fait dans les Spectacles. Dites après cela qu’il faut {p. 49}raisonner de la Comédie comme du fer, des herbes, des Anges, etc. et que les choses n’étant mauvaises que par le méchant usage que les hommes en font, il faut dire la même chose de la Comédie, comme si la Comédie était l’ouvrage de Dieu. Je veux croire que c’est plutôt manquer de réflexion, que par malice que vous avez fait parler Tertullien de cette manière : car sans cela, qui pourrait excuser une si grande faute d’avoir donné une si horrible pensée à Tertullien.
Mais voyons si vous vous servez moins mal de Saint Cyprien, que de Tertullien. Saint Cyprien déclame au commencement du Livre des Spectacles contre les Chrétiens qui prétendaient autoriser les Spectacles des Gentils par les Ecritures, « de Scripturis caelestibus vindicare
18 » : et se servaient pour cela de la danse de David devant l’Arche, du chariot d’Elie, des instruments de Nabla et des combats dont parle Saint Paul aux Ephésiens et aux Corinthiens ; et soutenaient qu’il était permis aux Chrétiens de regarder des Spectacles dont il était parlé dans l’Ecriture, et que ceux-là étant justifiés et permis, {p. 50}ceux des Gentils le devaient être de même. Saint Cyprien leur répond d’abord, qu’il vaudrait mieux pour eux n’avoir jamais lu l’Ecriture que d’en faire une si méchante application, (paroles admirables que je pourrai bien vous adresser dans la suite,) que ces exemples n’ont pas été mis dans l’Ecriture pour porter les Chrétiens à assister aux Spectacles des Gentils ; mais pour les animer à la vertu Evangélique par l’espérance d’une céleste récompense. Que si Elie est monté sur un chariot, ce n’a pas été pour courir dans un Cirque ; que si David a dansé devant l’Arche, ce n’a pas été avec des mouvements lascifs, et que c’est par l’artifice du Démon que ces exemples tout saints qu’ils sont, leur deviennent défendus par le scandale qu’ils en prennent mal à propos. « Diabolo artifice ex sanctis in illicita mutata sunt.
» Voilà fidèlement la pensée de saint Cyprien ; et voici ce que vous lui faites dire. « Saint Cyprien, dites-vous, en parlant de David qui dansa devant l’Arche au son des flûtes, des tambours, et des autres instruments,
{p. 51}avoue que ce n’est pas un mal de danser, et de chanter.
» Je pourrais le nier : car Saint Cyprien n’avoue rien précisément, mais vous lui faites avouer ce que vous avouez, et ce que j’avoue moi-même ; ainsi passe pour cela. Mais il prétend, ajoutez-vous, que « cela n’excuse point les Chrétiens qui assistent à des danses lascives et à des chants impurs
», c’est ce que nous prétendons aussi bien que vous. Doù, poursuivez-vous, il vous est facile de juger que « ce saint Docteur ne condamne pas absolument les Danses, les Chants, les Opéra, et les Comédies
» : et moi je trouve plus de facilité à juger tout le contraire, et à dire que puisque Saint Cyprien condamne les Danses et les chants des Spectacles des Gentils, à cause de ce qu’il y avait de lascif, il condamne en même temps les Danses et les chants des Opéra et des Comédies, puisque l’amour profane et lascif y règne et domine presque partout, comme tout autre que vous en demeurera d’accord sans peine. En vérité pour des gens qui conviennent dans certains principes, on nous trouvera bien {p. 52}opposés dans les conséquences que nous en tirons ; mais chacun raisonne à sa manière, et ce sera au Lecteur de juger qui de nous deux raisonne plus juste dans ses principes.
Vous voyez qui a eu plus de sujet et plus d’occasion d’être surpris, ou votre ami de voir prouver l’indifférence de la Comédie en elle-même par Tertullien et Saint Cyprien, ou moi de la voir si mal prouvée, avec si peu de réflexion et si peu de justesse d’esprit. Vous appuyez encore cette preuve de l’indifférence de la Comédie par l’autorité de Saint Bonaventure, de Saint Antonin, d’Albert le Grand, page 22. Mais comme je conviens avec vous que ces Théologiens n’ont pas eu en cela d’autres sentiments que Saint Thomas, tout dépend de bien connaître et de bien entendre la doctrine de ce Docteur Angélique.
Il faut pourtant dire quelque chose en particulier de Saint Antonin, quand ce ne serait que pour faire connaître les bévues que vous avez faites sur son sujet. Je ne parle pas de votre manière de le citer, je veux croire que s’il {p. 53}est mal cité, c’est la faute de l’Imprimeur ; vous lui aviez sans doute marqué les paragraphes de Saint Antonin par deux § ensemble, il les a pris pour des sessions ou des séances, et de peur de s’y tromper, il a mis session presque tout au long, ce serait tout au plus section ; mais c’est paragraphe qu’il faut citer. C’est là une bagatelle à laquelle je ne m’arrête pas davantage. J’ai quelque chose de plus sérieux et de plus solide à dire. Vous deviez vous contenter de citer les endroits où Saint Antonin parle de la Comédie, sans lui faire dire dans d’autres ce qu’il n’a pas pensé. J’avoue que ce Saint dans la 2e Partie de sa Somme titre 2 Chapitre 23, §. 14, et dans la 3e Partie titre 8. Chapitre 4. § 12, parle de la Comédie ; mais lisez bien ce qu’il en dit19, et vous verrez qu’il parle conformément aux sentiments de Saint Thomas qu’il cite, qu’il admet les mêmes conditions que lui, qu’il appuie ce qu’il dit par Saint Cyprien et par Saint Augustin ; mais si ces Pères et Saint Thomas ne vous sont pas favorables, comment Saint Antonin le {p. 54}sera-t-il. Je remarque même que dans le dernier endroit cité, ce Saint dit formellement que quand les Comédiens se servent indifféremment de leur profession pour faire de sales représentations, et pour blâmer ou se moquer de certaines personnes, leur profession est défendue, qu’il faut qu’ils la quittent, et que c’est un péché d’assister à leurs Spectacles, et
d’y contribuer en donnant quelque chose pour y assister. « Sed cum histriones utuntur indifferenter tali exercitio ad repraesentandum etiam turpia, ut vituperandum et irridendum personas spiritales, illicita est ars, et oportet eam dimittere, et peccatum esse talia aspicere et talibus pro illo opere aliquid dare, ut dicit August. in Joan. et Psalm. 102 et distint. 8. c. Donare.
» où vous voyez qu’il appuie son sentiment par Saint Augustin et par le Droit Canon, et se sert pour condamner cette profession de la saleté des représentations et de la raillerie que l’on fait des personnes spirituelles ou d’Eglise, et consacrées à Dieu, en quoi il me semble qu’il enchérit par-dessus Saint Thomas.
{p. 55}Mais venons à la bévue que vous avez faite, que l’on peut appeler personnelle, sans qu’il y ait moyen de la rejeter sur l’Imprimeur. Il faut que vous vous serviez d’un Saint Antonin en lettres Gothiques, où il y ait des abréviations que vous n’entendez pas : car vous citez le § 1 du Chapitre 23, du titre 1 de la 2e partie de sa Somme, et vous en tirez le « scenicus ludus », etc. Je trouve malheureusement pour vous qu’au lieu de « scenicus », il y a « secundus ludus » Le « secundus », est sans doute en abrégé dans votre livre, comme dans le mien ; il y en a où il est sans abréviation. Vous vous êtes un peu trop pressé en lisant cet Auteur et la trop grande envie que vous aviez de trouver des endroits qui vous fussent favorables, ne vous a pas donné le temps de réfléchir sur ce que vous lisiez : car pour vous apercevoir de votre erreur, vous n’aviez qu’à jeter les yeux sur les trois lignes qui précèdent ce paragraphe, vous auriez vu que Saint Antonin distingue trois sortes de Jeux. Le premier que l’on doit aimer, est, dit-il, celui dont la dévotion est le {p. 56}principe, comme les chants de l’Eglise, les danses de David, de Michol et des autres dont il est parlé dans l’Ecriture. Le second que l’on doit tolérer, consiste dans un mélange de paroles et d’actions agréables pour son divertissement ou celui des autres. « Secundus ludus est, cum quis utitur aliquibus verbis vel factis solatiosis ob recreationem sui et aliorum.
20 » Enfin le troisième Jeu que l’on doit éviter, est celui que le Démon suggère, où l’on fait de sales représentations comme celles des Comédiens. « Tertius ludus procedens ex diabolica suggestione, est ludus ubi fiunt turpes repraesentationes, ut mimorum.
» C’est ce Jeu dont il fallait parler et
dont vous n’avez rien dit parce qu’il était condamné par Saint Antonin et que celui que vous vouliez justifier, s’y trouvait renfermé contre votre intention. Comment donc avez-vous pu attribuer à la Comédie ce que ce Saint ne dit que de la conversation, en parlant du second Jeu que l’on doit tolérer ? Comment avez-vous pu prétendre nous donner le change ? comment en un mot avez-vous pu mettre « scenicus » {p. 57}au lieu de « secundus ». Il n’y a point là, ou je suis fort trompé, de faute d’Imprimeur, et c’est sans doute la vôtre. Je souhaite que tout le monde soit aussi bien disposé que moi à vous la pardonner.
Vous ajoutez à l’autorité des Théologiens celle de Saint François de Sales et de Saint Charles Borromée ; mais ces deux Saints vous sont aussi peu favorables l’un que l’autre. Pour ce qui est du premier vous n’avez pas cité en quel endroit de son Introduction il parle de la Comédie ; si c’est de son Chapitre 23. de la 1ère Partie que vous tirez son sentiment, je ne vois pas que Saint François de Sales y considère la Comédie d’une autre manière que Saint Thomas. Il dit d’abord que la Comédie en sa substance est indifférente ; mais cependant toujours dangereuse, de même que la Danse et les Festins dont on peut faire un bon et méchant usage. Peu après il parle des Comédies honnêtes, et c’est à celles-là seulement qu’il permet à sa Philotée d’aller, et par cela seul il condamne celles que vous voulez justifier. Outre cela quelque {p. 58}honnêtes qu’elles soient, il dit encore qu’elles sont dangereuses, qu’elles détournent de la dévotion, qu’elles empêchent l’âme de se remplir de pieux sentiments et de courir après Dieu, et qu’enfin c’est un mal de s’y affectionner. Je ne vois rien dans tout ce Chapitre qui vous soit favorable, au contraire Saint François de Sales m’y paraît ôter à sa Philotée d’une main ce qu’il lui donnait de l’autre. Ce Saint était naturellement doux et accommodant ; mais il savait bien à qui il parlait, et voyait que pour peu que l’on fasse connaître à une âme pieuse qu’il y a du danger dans une pratique, et du mal à s’y affectionner, il n’est pas nécessaire de la lui défendre, elle se la défend assez elle-même ; d’ailleurs s’il permet quelque Comédie, ce sont les honnêtes seulement, qu’il croit cependant dangereuses. Ainsi ce n’est pas pour vous qu’il parle, comme nous verrons dans la suite, en examinant combien sont peu honnêtes celles de ce temps. Au Chapitre 33 de la 3e Partie, il parle à sa Philotée du Bal et des Danses d’une manière plus particulière ; mais {p. 59}faites réflexion à qui, et de quelle manière il en parle, dans quels cas, sous quelles conditions et avec quelles précautions il permet à sa Philotée d’aller au Bal, comment il veut qu’elle s’y comporte. Voyez quelles préparations il veut qu’elle y apporte, les dispositions qu’il souhaite qu’elle y conserve quand elle y sera, les réflexions qu’il lui dit de faire quand elle en sortira, la comparaison enfin qu’il fait des Danses avec les champignons ; et vous verrez de tout cela que ce Saint avait une autre idée du Bal que vous.
Pour ce qui est de Saint Charles, j’aimerais mieux m’en rapporter aux Actes de son troisième Synode, où il veut que les Prédicateurs n’oublient rien pour inspirer de l’horreur aux fidèles pour les Spectacles. Je retoucherai cet endroit dans la suite ; mais vous voulez vous en rapporter à ce qu’en dit Fontana de Ferrare. Je pourrais absolument rejeter l’autorité et le témoignage de cet Historien ; on m’a assuré qu’il était fort suspect. Comme je ne l’ai jamais lu, et que je ne me mets pas fort en peine de le lire, {p. 60}je veux bien vous en croire sur votre parole ; mais faites plus de réflexion, je vous prie, sur la précaution qu’il dit que Saint Charles avait de faire examiner les Pièces de Théâtre par son Official. Cette précaution fait d’abord voir que Saint Charles se défiait de la Comédie, et qu’il ne la croyait pas si honnête et si innocente que vous. D’ailleurs cette permission qu’il donnait à la Comédie sous cette condition, ne l’engageait pas beaucoup : car il n’ignorait pas que son Official, après avoir lu les Pièces, ne manquerait pas de prétexte pour en défendre la représentation, à moins qu’elles n’eussent été de la dernière pureté et purgées de tout sentiment dangereux. Et si vos bons amis voulaient à présent se soumettre à la même condition, ou demander des Docteurs de Sorbonne pour l’examen de leurs Pièces, tant pour la Poésie que pour la représentation, qui quelquefois, et pour l’ordinaire est plus dangereuse que la Poésie toute seule : ces Censeurs pourraient par leurs soins mettre le Théâtre sur un bon pied ; mais il y a apparence qu’il n’y aurait {p. 61}pas tant de foule à la Comédie : car la plupart n’y cherchent que le plaisir qu’ils trouvent dans des paroles et des gestes peu honnêtes ; et les pièces purgées et châtiées par un Official ou par des Docteurs, ne seraient pas sans doute du goût de ces gens-là. On n’a qu’à l’éprouver.
Mais reprenons pour une bonne fois l’examen que nous avions trop interrompu, des conditions que Saint Thomas exige pour rendre la Comédie un divertissement licite. Je vais tâcher de renfermer dans cet examen tout ce qui me reste à parcourir de votre Lettre, du moins ce que je croirai le plus plausible et le plus spécieux.
La première condition que Saint Thomas exige, est que l’on prenne le divertissement du Jeu ou de la Comédie, pour le soulagement et délassement du corps ou de l’esprit. « Officium histrionum quod ordinatur ad solatium homnibus exhibendum.
21 » L’emploi des Comédiens, dit Saint Thomas, qui n’a rien, en soi, « secundum se », d’illicite, est celui qui a pour fin de donner du soulagement aux hommes ; ce qui est différent de ce que {p. 62}vous faites dire à Saint Thomas, « Que l’emploi des Comédiens qui est établi pour le soulagement des hommes est permis
» : comme si cet emploi était véritablement et uniquement établi pour cela ; ce n’est pas la pensée de Saint Thomas, « quod ordinatur » ne veut pas dire seulement « qui est établi », mais « qui doit être établi », ou « qui a pour fin ». Saint Thomas ne considère pas tant la fin que l’emploi a, que celle qu’il doit avoir, il en peut avoir plusieurs, et n’en a en effet que trop ; mais celui que Saint Thomas prétend justifier, doit avoir principalement, et s’il se pouvait uniquement, celle de soulager les hommes dans leurs fatigues par une honnête récréation.
Voilà donc d’abord quelle doit être la fin de la Comédie, et celle que les Comédiens doivent se proposer ; mais est-ce celle qu’ils se proposent ? Demandez-leur ce qu’ils en pensent, et vous verrez qu’ils ne pensent à rien moins qu’à cela. On n’est que trop persuadé que la plupart ne sont engagés dans leur profession que par la vue d’un intérêt sordide ou par le libertinage. Ce {p. 63}n’est pas un crime, à la vérité, de se proposer le salaire après le travail ; mais quand on n’a d’autre vue dans le travail que le salaire, cette vue est entièrement mercenaire, et indigne des gens qui ne prétendent pas déroger à leur noblesse par leur profession. Ainsi si vos amis n’y sont engagés que par l’intérêt ou par le libertinage, vous ne pouvez pas dire que la fin de leur emploi soit le soulagement des hommes. Vous direz peut-être que quand même les Comédiens n’auraient pas cette fin, elle subsiste toujours dans la nature de leur emploi qui n’en a pas d’autre, et qu’il faut distinguer la fin de l’ouvrier de celle de l’ouvrage ; que celle-là peut subsister indépendamment de l’autre, tout cela est vrai. Aussi pour ne pas outrer les choses, laissons les Comédiens en repos sur la fin qu’ils se proposent ; contentons-nous de leur faire connaître celle qu’ils doivent se proposer pour exercer leur profession, selon la règle de Saint Thomas.
Venons à ceux qui vont à la Comédie. .De tous ceux qui y courent en {p. 64}foule, combien peu y en a-t-il qui y cherchent, le délassement du corps ou de l’esprit ? A votre avis quelles grandes fatigues de corps ou d’esprit ont souffert tous ces jeunes gens qui vont se donner des airs de Théâtre, dont ils font la plus riche décoration ? Quelles grandes fatigues de corps ou d’esprit ont souffert tant de Dames mondaines qui vont y remplir les loges ? Quelles grandes fatigues de corps ou d’esprit ont souffert toutes ces filles coquettes qui occupent gratis l’amphithéâtre par des billets qu’on leur donne libéralement en apparence, mais qu’on leur fait payer bien cher tôt ou tard ? Enfin quelles grandes fatigues de corps ou d’esprit ont souffert la plupart de ces personnes qui grossissent et font regorger le parterre ? Vous serez sans doute obligé de réduire le nombre de ceux qui vont à la Comédie pour délasser le corps ou l’esprit à quelques gens d’affaires, de commerce, d’étude, de barreau, ou de quelque autre profession laborieuse. J'avoue que ces gens là pourraient peut-être bien assister à la Comédie avec moins danger et {p. 65}moins de mal que les autres, s’il était vrai qu’ils y cherchaient uniquement le soulagement du corps ou de l’esprit ; mais examinez-les bien, et parmi ceux-là même combien peu en trouverez-vous qui se proposent cette fin en allant à la Comédie ? le nombre en sera bien petit. Mais pour ces jeunes gens qui y font foule, qui fatigués des plaisirs de toute sorte, ne cherchent dans la volupté que de nouveaux ragoûts ; pour ces Dames mondaines, dont la vie est une oisiveté continuelle, qui n’ont d’autre occupation que celle d’idolâtrer leur corps, de le satisfaire dans tous ses désirs, de s’ajuster et de faire parade de leur vanité depuis le matin jusqu’au soir ; pour ces coquettes, dont l’esprit n’est rempli que d’intrigues ou de commerces, qu’elles cherchent ou à commencer ou à entretenir à la Comédie ; pour ces fainéants de profession, ces batteurs de pavé, dont la présence à la Comédie est la fin d’une journée inutile et pour eux et pour le public, tant d’autres enfin de ce caractère dont la Comédie est remplie : quel besoin ont-ils, je vous prie, de chercher {p. 66}à la Comédie à délasser leur corps ou leur esprit ? est-ce ce qu’ils y cherchent ? Ne craignez-vous point qu’ils ne soient accablés sous le pesant fardeau de leurs occupations, et de leur travail ? Comptez-bien, et parmi ceux-là et parmi les autres, et vous verrez que le nombre de ceux en qui se trouve la première condition que Saint Thomas exige est bien petit, s’il est vrai qu’il y en ait.
La seconde condition est, qu’on ne cherche pas le plaisir par des paroles ou des actions déshonnêtes. C'est ici où vous croyez triompher, et où vous vous congratulez de votre triomphe. Vous dites page 17 que « la Comédie est un tableau où sont représentées des histoires ou des fables pour divertir, et plus souvent pour instruire les hommes en les divertissant, et en les délassant de leurs occupations sérieuses
». Et vous ajoutez page 28, que « vous ne trouvez rien que de fort bon dans le premier dessein de la Comédie, où l’on doit peindre le vice avec les plus noires, mais les plus vives couleurs pour le faire craindre ; où l’on doit mettre la {p. 67}vertu dans le plus beau jour, et l’élever par les plus grands éloges, pour la faire pratiquer
».
Voilà sans doute une belle idée que vous nous donnez de la Comédie, et qui ne la connaîtrait que par là, n’en pourrait avoir qu’une grande estime. Mais vous voyez sans doute que je ne suis pas un homme à me contenter d’une connaissance superficielle comme celle-là : aussi par celle que j’en ai qui est un peu plus profonde, je soutiens que le premier dessein de la Comédie est entièrement corrompu, et renversé dans celle de notre temps : Que si on y instruit, c’est plutôt dans le vice que dans la vertu ; que si on y divertit, c’est aux dépens de l’innocence et de la pureté ; que si on y fait de noires peintures du crime, elles ne donnent point ni l’envie ni les moyens de l’éviter que par quelque autre crime ; et qu’enfin si on y élève la vertu, ce n’est pas pour la faire pratiquer par des principes Chrétiens, mais par des motifs de vaine gloire.
Vous m’allez dire sans doute que j’avance tout cela sans fondement, {p. 68}mais je vais vous mettre hors d’état de me faire ce reproche. J’aurai occasion avant de finir de parler plus particulièrement du premier dessein de la Comédie, de sa fin et de ses effets ; ainsi j’en parlerai ici plus succinctement, et en examinant si ce qu’on y dit ou ce qui s’y passe est honnête ou déshonnête, sur quoi roule principalement la seconde condition que Saint Thomas exige.
Or pour cela je ne veux pas me servir d’autres moyens que de ceux que vous avez employés vous-même pour vous en informer. J’en ajouterai un seulement dont vous ne vous êtes pas servi, comme moi. « Il y a, dites-vous page 8, trois moyens fort aisés de savoir ce qui se passe à la Comédie. Le premier est de s’en informer à des personnes de poids et de probité. Le second est de juger par les Confessions des fidèles du mauvais effet que les Comédies produisent dans leur cœur. Le troisième est la lecture des Comédies.
» Le quatrième que j’ajoute, est d’y assister et d’en juger par soi-même. Vous n’avez pas, dites-vous, employé ce {p. 69}dernier, je veux bien vous avouer à ma confusion que je ne l’ai que trop employé ; mais ce qui cause présentement ma confusion, me donne pourtant dans cette occasion cet avantage sur vous qu’on aura plus de raison de m’en croire, puisque j’aurai eu plus de moyens que vous de m’éclaircir sur ce sujet. Vous protestez que vous vous êtes servi avec beaucoup d’exactitude des trois premiers moyens, et que vous n’avez pu trouver dans la Comédie, la moindre apparence des excès que les saints Pères y condamnaient avec tant de raison. Je pourrais en demeurer d’accord si je convenais avec vous que toutes les infamies dont les Saints Pères ont parlé, se passaient sur le Théâtre des Gentils, comme vous paraissez l’avoir cru : car Dieu merci, on n’en voit point de cette nature sur le nôtre. Mais parce que je vous ai fait voir ailleurs qu’on devait expliquer et entendre les saints Pères dans ce sens, que les Gentils représentaient d’une manière peu honnête des crimes qui avaient été commis autrefois, ou dans un autre temps, « quod aliquando commissum est
» ; je puis {p. 70}dire qu’on voit encore dans un sens la même chose sur notre Théâtre, puisqu’on n’y fait pas de moins vives peintures de l’inceste, de l’adultère, du parjure, et de tous les autres crimes qui à la vérité y
sont un peu mieux marqués et déguisés, de manière pourtant qu’on ne laisse pas de les reconnaître ; et si on les fait passer pour des vertus, ce n’est que pour rendre plus agréables les passions et les mouvements déréglés du cœur qu’on les revêt du nom de vertus. D’ailleurs qu’était-il nécessaire que vous découvrissiez par les moyens dont vous vous êtes servi, les excès que les Pères condamnaient ? Est-ce que vous n’en trouverez pas de moindres qui vous paraîtront encore blâmables ? et ne condamnerez-vous point notre théâtre à moins que selon votre idée, il ne soit entièrement semblable à celui des Gentils ? Pour moi qui conviens avec vous que le nôtre est beaucoup plus épuré, je crois qu’il ne l’est pas encore assez, et qu’on y trouvera bien des choses à réformer et à condamner ; et mon sentiment n’est fondé que sur les lumières que j’en ai {p. 71}tirées par les moyens dont je me suis servi comme vous, mais avec un succès bien différent.
Vous avez d’abord consulté des personnes de poids et de probité, qui avec l’horreur qu’elles ont pour le péché ne laissent pas d’assister à la Comédie. Il faut que vous demeuriez d’accord que quand la Comédie ne serait pas une occasion prochaine de péché pour tout le monde, elle l’est sans doute pour quelques-uns, et éloignée pour les autres, quand ce ne serait que par hasard dans vos principes. Or vous deviez juger que les personnes que vous avez consultées, n’avaient pas une véritable horreur pour le péché, dés qu’elles s’exposaient à l’occasion ou prochaine ou éloignée volontairement, avec témérité, et sans quelque nécessité. Les personnes dont vous parlez me paraissent de ce caractère, vous ne nous dites pas les raisons qu’elles pouvaient avoir d’aller à la Comédie : ainsi permettez-moi de douter de leur horreur pour le péché. Celui qui est pénétré d’une sincère et forte horreur du péché, ne se contente pas de le fuir, {p. 72}mais s’éloigne avec soin de toutes les occasions quelles qu’elles soient qui l’y peuvent porter. Je ne prétends pas dire pour cela que l’on soit obligé d’éviter même les occasions éloignées de pécher, on trouverait peut-être que j’outrerais la matière, et je ne veux pas ici faire le Casuiste ni donner des décisions : mais je dis seulement que les personnes qui ont une véritable horreur du péché, ne fuient pas seulement les occasions prochaines ; mais la peur qu’elles ont de la seule ombre du péché, leur fait éviter les éloignées, quoique je ne prétende pas les y obliger. Ce n’est pas que quand je le ferais, je ne m’éloignerais pas de la pensée de Saint Chrysostome, qui dans la quinzième Homélie au peuple, etc. veut que nous ne fuyions pas seulement les péchés, mais les choses même indifférentes qui nous y font tomber insensiblement. « Ne tantum itaque peccata fugiamus, sed etiam quae videntur indifferentia, quae paulatim in haec nos pertrahunt.
22 » Car, dit ce Père, comme un homme qui marche prés d’un précipice est en danger d’y tomber par la seule {p. 73}crainte qu’il en a. « Ita et non procul peccata fugit, sed secus ipsa vadit, cum timore vivit, et in ipsa labitur.
» De même celui qui ne fuit pas le péché du plus loin qu’il le voit, est toujours exposé d’y tomber.
Vous voyez par là que suivant la pensée de Saint Chrysostome, et l’appliquant à la Comédie quelque indifférente qu’elle puisse être dans votre idée, on a toujours raison de la regarder comme défendue. Quand même elle ne serait pas une occasion prochaine de péché pour tout le monde, il suffit qu’elle le soit pour quelques-uns et éloignée pour d’autres, de sorte pourtant qu’elle les engage insensiblement dans le péché ; cela suffit, dis-je, pour que tout le monde la doive éviter. Et pour croire que la Comédie ne nous est pas une occasion prochaine, ce n’est pas assez que de dire, et d’avoir même expérimenté qu’on n’y a point péché, car il y a bien des occasions prochaines, dans lesquelles on ne pèche pas toujours. Cependant si nous appliquons à notre Comédie ce que Saint Clément d’Alexandrie a dit {p. 74}de celle de son temps, nous la regarderons sans doute comme une occasion prochaine, par cela seul que les hommes et les femmes s’y trouvent pêle-mêle pour se regarder. « Occasio conventus causa est turpitudinis, cum viri et feminae mixtim conveniant alter ad alterius spectaculum.
23 » Ajoutez à tout cela que quand même on supposerait que la Comédie serait une occasion éloignée pour certaines personnes, l’assistance en serait toujours blâmable à cause du dangereux exemple, ou de la dépense, ou de la mauvaise édification que ces personnes donneraient à d’autres ; et s’il était possible qu’elles pussent y assister sans y commettre de péché, on pourrait toujours dire qu’elles auraient autorisé par leur présence, et ceux qui y pèchent qui sont en grand nombre, et ceux qui les portent au péché ; et cela seul serait toujours blâmable.
Ce n’était donc pas des personnes qui assistent encore à la Comédie qu’il fallait consulter, pour savoir s’il y a du mal ou non ; vous deviez bien croire que si ces personnes avaient envie {p. 75}d’y retourner, elles n’auraient garde de vous avouer qu’elles fissent mal en y allant, ou qu’elles en vissent en y assistant. On ne trouve que trop de gens qui dans la Confession même ne veulent pas demeurer d’accord qu’ils ont cru faire du mal, quand ils en ont fait effectivement ; ils cherchent à le revêtir de quelque apparence de bien. Ceux que vous avez consultés étaient apparemment de ce caractère, ainsi vous vous êtes mal adressé pour être éclairci dans votre doute. Il fallait plutôt consulter des personnes qui ayant autrefois assisté à la Comédie, n’y assistent plus présentement, et s’en sont retirées par la vue du danger qu’elles avaient couru, par l’expérience des mauvais effets qu’elle avait produits en elles, et par la connaissance de l’aveuglement dans lequel elles avaient vécu. C'est à ces personnes à qui je me suis adressé outre l’expérience que j’en ai pour moi-même, il ne faut pas être surpris si je suis mieux instruit et mieux éclairci que vous ne l’avez été.
Pour savoir donc s’il y a du mal {p. 76}pour les Auteurs de travailler pour le Théâtre, ce n’est pas à votre ami M. Boursault qu’il fallait vous adresser, puisqu’il travaille toujours ou est dans la disposition de le faire, il n’avait garde de se condamner lui-même ; mais c’est à M. Racine qui a cessé de travailler depuis quelques années par les purs principes de la piété et de la religion, dans le temps même qu’il faisait l’admiration du siècle par son caractère de tendresse ; sacrifiant le vain honneur qu’il s’était acquis à une plus solide vertu. Pour savoir si c’est un mal pour les Acteurs de monter sur le Théâtre, il fallait vous adresser à Mademoiselle Moreau qui a quitté l’Opéra pour se réfugier dans un Monastère, et y réparer par la pénitence et par la retraite tout le mal qu’elle avait fait, ou auquel elle avait donné occasion pendant qu’elle a paru sur le Théâtre de l’Opéra. Il fallait vous adresser à Monsieur Bonnenfan qui est mort depuis peu de temps dans l’humiliation et dans la pénitence qu’il avait embrassée et pratiquée depuis plusieurs années qu’il avait {p. 77}abandonné la Comédie, après avoir été contemporain de Molière, et avoir excellé dans le sérieux et dans les grands rôles, autant que Molière dans le Comique. Il fallait encore vous adresser à M. Hubert qui est plein de vie, et qui a renoncé au Théâtre depuis longtemps, pour passer le reste de ses jours dans des exercices continuels de piété, soit qu’il demeure dans la solitude de Suresnes, où il mène une vie d’Anachorète peu différente de celle de MM. les Directeurs du Mont Valérien, ou des Ermites ; soit qu’il demeure à Paris, où il édifie son prochain par sa charité et par son assiduité à sa Paroisse ; et par le sacrifice qu’il a fait de son fils unique au service de Dieu et de l’Eglise : afin que ce fils achève de réparer dans la sainteté de son état ce qui aura échappé à la pénitence du père.
Enfin pour savoir s’il y a du mal d’assister à la Comédie, il fallait vous adresser aux personnes dont je vous ai déjà parlé ; il fallait, dis-je, choisir à la Cour, à la Ville, dans la Robe, dans l’Epée, dans le Monde, dans le Cloître, des personnes qui eussent été {p. 78}autrefois dans la passion et dans l’aveuglement dans lequel vous êtes encore ; mais qui éclairés présentement par les lumières de la grâce, voient avec étonnement et frayeur les dangers qu’elles avaient couru, et dont elles sont à couvert, et ne songent qu’à s’en éloigner toujours avec soin et à remercier Dieu de la grâce qu’il leur a faite en dissipant leur aveuglement : semblables à ces Marchands qui après avoir échappé des périls de la tempête et du naufrage, se trouvant en sûreté dans un Port, ne pensent qu’avec tremblement au risque qu’ils ont couru, bénissent le Ciel de les en avoir garantis, résolus de ne plus s’exposer sur la mer. Ces personnes vous auraient sans doute tenu un autre langage sur la Comédie que celles que vous avez consultées, qui avec l’horreur qu’elles ont pour le péché, ne laissent pas d’y assister. Voilà deux dispositions qui me paraissent bien opposées : et je n’aurais jamais cru qu’on pût unir ensemble une véritable horreur du péché avec une disposition habituelle de s’exposer aux occasions qui peuvent y engager. Je {p. 79}suis persuadé que les personnes donc je vous parle, pensent comme moi, et qu’elles ne s’éloignent présentement de la Comédie avec autant de soin, qu’elles ont pu avoir d’empressement pour y aller autrefois, que par la sincère horreur qu’elles ont du péché qui les porte et les engage à en fuir les moindres occasions. Comme elles ont éprouvé par leur propre expérience que la Comédie leur a souvent été une pierre d’achoppement elles prennent toute sorte de mesures et de précaution pour n’y pas heurter davantage : voilà ce que j’appelle une véritable horreur pour le péché. Et je ne vois pas d’autre raison qui puisse engager ces personnes à changer si fort de conduite : car aimant tous naturellement le plaisir comme nous faisons, pourquoi se priver de celui-là s’il est si honnête que vous dites, et s’il est compatible avec l’horreur du péché et avec une piété véritable et solide ; malheureusement pour vous tout le monde n’en convient pas.
Mais voyons si le second moyen dont vous vous êtes servi pour savoir {p. 80}ce qu’il pouvait y avoir de malin à la Comédie, vous a mieux réussi et a été plus capable de vous éclaircir que le premier. « Le second moyen, dites-vous page 38, est encore plus sûr, c’est de juger par les Confessions des fidèles du mauvais effet que produisent les Comédies dans leur cœur : car, ajoutez-vous, il n’est point de plus grande accusation que celle qui vient de la bouche même du coupable.
» Voilà sans doute une maxime bien expliquée et bien appliquée. Les personnes que vous avez confessées ne se sont point accusées d’avoir péché à la Comédie, donc elles sont innocentes. Prétendiez-vous qu’on vous accordât cette conséquence ? Une Dame mondaine ne s’accuse pas de tout le mal qu’elle a pu faire par les airs affectés et par les immodesties : donc, diriez-vous, elle n’est pas coupable. Elle ne s’accusera pas de l’inutilité d’une vie passée dans l’oisiveté, donc elle est innocente ; un libertin ne s’accusera pas de tous ses rendez-vous dans l’Eglise, en voilà assez pour qu’il n’en soit pas coupable ; un Religieux ne s’accusera {p. 81}pas d’avoir mis la main à la plume pour justifier la Comédie, et d’avoir par là causé un grand scandale et fait un grand tort à plusieurs âmes ; une infinité d’autres personnes enfin ne s’accuseront point de tant de péchés, qui quelque grands qu’ils soient devant Dieu, leur paraissent légers par la seule facilité et l’habitude qu’elles ont à les commettre, en voilà assez, et le Religieux et tous ces gens-là sont innocents : car, selon vous, il n’est pas de plus grande accusation que celle qui ment de la bouche même du coupable ; ainsi l’innocence est une suite du silence, quand même ce silence serait affecté et malicieux.
A ce que je vois, vous devez bien expédier promptement ceux qui se soumettent à votre Tribunal, et à ce compte il n’y a point de Confession de dix années dont vous ne puissiez venir à bout dans un quart d’heure : car nous savons par expérience, aussi bien que vous, qu’il n’y a pas de gens plus expéditifs, si on les laisse faire et dire, que les grands pécheurs, et ceux qui vont plus rarement à Confesse. Ou ils {p. 82}ne se souviennent pas de leurs péchés, ou le grand nombre les étourdit, ou ils ne se croient pas coupables par le peu d’horreur qu’ils ont pour le péché ; leur aveuglement fait leur tranquillité, comme dit Saint Augustin, « ex coecitate securitas
», une poutre leur paraît un fétu. En voilà assez, ils sont justifiés par les principes de votre Morale. Je vous assure qu’ils plairont à bien des gens, et sans doute à trop. Cela seul est capable de vous faire assiéger dans votre Confessionnal, et de vous attirer beaucoup de Pénitents et de Pénitentes, ou pour parler plus juste, d’impénitents et d’impénitentes. Quoi on en sera quitte, en vous disant, voilà, mon Père, tout ce dont je me sens coupable, cela sera commode : car enfin on n’aime pas ces grands raisonneurs qui damnent à ce qu’on prétend, tout le monde, qui font mille questions pour découvrir le fond et le secret des consciences, qui font naître mille scrupules sur les choses du monde les plus communes et les plus usitées, qui en veulent plus savoir qu’on n’a envie de leur en faire connaître, {p. 83}vous serez le fait de ces gens-là : car vous vous contenterez de ce qu’ils vous diront ; et s’ils ne vous disent pas que la Comédie ait fait aucun méchant effet en eux, s’ils ne se confessent pas même d’y avoir été, ils seront innocents à vos yeux, et vous les renverrez absous sans scrupule.
En vérité, pouvez-vous vous vanter de savoir par la Confession que la Comédie ne produit aucun méchant effet, tant que vous n’aurez confessé que les gens dont vous nous parlez. On voit bien que Dieu ne se sert guère de votre ministère pour convertir le pécheur, ou pour entretenir le pécheur converti dans l’horreur du péché. Vous auriez, sans doute, une autre expérience, et vous sauriez que quand un pécheur se donne sincèrement à Dieu, s’il a été autrefois entêté de la Comédie, la première marque qu’il donne de sa conversion, est de s’en priver. Que fit feu Monsieur le Prince de Conti d’abord après la sienne, il congédia la troupe de Comédiens qu’il avait auparavant entretenue. Montrez-moi un seul pécheur, qui dans quelque {p. 84}entêtement qu’il ait été pour la Comédie, le conserve après et pendant sa conversion ; et je vous promets qu’après cela je croirai de vous tout ce que vous voudrez me dire. On se persuadera bien de pouvoir accommoder la passion pour la Comédie, avec une vie réglée selon les maximes du monde ; mais avec une vie pénitente, avec une solide et austère piété, avec des sentiments véritablement Chrétiens, il n’y a point de Théologien qui l’ait cru ni dit avant vous. Ainsi soyez convaincu que les personnes que vous avez confessées, ne pouvaient pas vous faire connaître le mal qu’il y a d’assister à la Comédie : c’étaient des malades ou qui ne connaissaient pas leur mal, ou qui n’en voulaient pas guérir, et vous un Médecin qui n’approfondissiez pas leurs plaies, qui n’en aviez qu’une légère et superficielle connaissance, et qui ne pénétriez pas assez avant dans leur cœur pour en découvrir la corruption, et pour l’en purifier. Ainsi pour être mieux éclairci, priez Dieu qu’il vous envoie quelqu’une de ces âmes pénitentes dont je vous ai {p. 85}parlé. Vous entendrez un langage bien différent, et vous éprouverez un grand changement dans la Direction, puisqu’au lieu que le Confesseur inspire dans toute autre occasion au Pénitent l’horreur du péché en le lui faisant connaître ; dans celle-ci ce sera le Pénitent qui l’inspirera au Confesseur, en lui montrant qu’on est véritablement coupable dans des choses qu’il croit innocentes. Un autre que moi vous aurait fait un crime de vous être servi sur ce sujet de ce moyen, c’est-à-dire, de la Confession, surtout l’ayant fait si mal à propos, et pour autoriser le vide. Mais il me suffit de vous avoir montré que ce moyen ne vous a pas mieux réussi, et n’a pas été plus sûr pour vous éclaircir que le premier.
Le troisième moyen dont vous vous êtes servi pour votre éclaircissement, devrait me paraître plus sûr, puisque vous jugez du fond de la chose par vous-même ; et n’ayant pu assister aux Comédies, par la lecture que vous en avez faite, vous vous êtes convaincu qu’elles ne contiennent et ne renferment rien de malin ni de vicieux. {p. 86}J’avoue avec vous que les Pièces de Théâtre sont présentement aussi épurées qu’elles l’aient été dans un autre temps. Nous sommes dans un siècle où on aime la délicatesse, surtout dans le plaisir, et comme je vous ai déjà dit, il y a des gens qui ne cherchent pas tant de nouveaux plaisirs que de nouveaux ragoûts dans le plaisir : ainsi les saletés qui ont été goûtées dans un temps, ne le seraient pas présentement, et quand vous faites dire à votre ami que les Comédiens prient les Auteurs d’éviter ces saletés dans leurs Pièces, ce n’est pas tant par un esprit de pureté et de régularité que pour se conformer au goût du siècle. On voit même que dans les conversations du monde poli uneparole sale ne fera pas tant rire qu’une parole enveloppée de plusieurs sens. Ce sont ces mêmes paroles qu’on a substituées dans la Comédie à la place des saletés ; par là on n’a pas éloigné entièrement ceux qui ont perdu toute pudeur, et on attire davantage ceux qui en veulent conserver les dehors. Mais si je conviens avec vous que les Pièces de Théâtre sont présentement {p. 87}plus châtiées qu’elles n’étaient autrefois, il faut que vous demeuriez d’accord avec moi, que plus une Pièce est modeste et honnête dans la Poésie, plus on la gâte et plus on la corrompt dans la représentation par les gestes et les postures. On doit rendre cette justice à votre ami Boursault, que son Esope est peut-être une Comédie des plus modestes dans les Vers, que l’on ait encore jouées ; c’est je crois la dernière que j’ai vu représenter, et je fus extrêmement surpris de voir qu’une Pièce dont la lecture ne m’avait pas paru beaucoup dangereuse, fut si gâtée dans la représentation. Mais parce que par sa Morale continuelle elle aurait bientôt ennuyé et fatigué les spectateurs, les Comédiens crurent être obligés de suppléer par l’immodestie des gestes à la modestie de la Poésie : car jamais feu Raisin ne s’est plus étudié à plaire par son geste aussi bien que la Beauvale ; et tout le monde sait que sans cet Acteur qui jouait le personnage d’Esope, et sans cette Actrice qui représentait celui de Doris, confidente d’Euphrosine, cette {p. 88}Pièce aurait échoué dès la première représentation. C’est ce que je puis assurer, non par la simple lecture que j’en ai faite ; mais par les représentations que j’en ai vues.
D’ailleurs, ne prétendez pas vous imaginer et nous persuader que la Poésie en soit si épurée, qu’il n’y ait point du tout de danger à la lire. Qu’on l’examine un peu de prés, et qu’on fasse réflexion à tous les conseils que Doris donne à Euphrosine, on verra qu’elle l’entretient dans l’entêtement d’une folle passion, qu’elle lui inspire la désobéissance à ses parents, qu’elle autorise son chagrin et son désespoir, qu’elle lui suggère des moyens d’envoyer en l’autre monde, ad patres, un amant incommode et qui n est pas aimé. Qu’on examine encore de près la Fable de l’Ecrevisse, et l’on verra qu’elle tend plutôt à justifier la conduite d’une fille qui s’est perdue en suivant les méchants exemples d’une mère, qu’à blâmer celle de la mère. Je ne parle pas de tant de pensées coupées, dont on laissait à l’auditeur dans la représentation le soin de finir et de suppléer la mauvaise {p. 89}application ; de tant de paroles à double sens qu’Esope et Doris avaient soin d’expliquer par leurs gestes, de manière qu’une seule expression renfermée dans la Fable de l’Ecrevisse, et accompagnée du geste d’Esope, était capable de faire rire pendant un temps considérable. Or je vous demande, puisque vous l’avez vue, où était dans l’expression le mot pour rire, si ce n’est dans le geste et dans la posture indécente de l’Acteur.
Quoique je ne parle que fort succinctement de toutes ces sottises, je m’y arrête peut-être encore trop : car je ne puis pas entrer dans un plus grand détail, sans laisser moi-même contre mon dessein de méchantes idées dans l’esprit du Lecteur. C’est pour cette raison que je ne dirai rien de tout ce que je pourrais trouver de malin dans les Pièces de Molière ; il me suffit de faire remarquer que ce Poète moderne a si bien réussi à imiter Plaute, que quiconque blâmera les libertés qui se trouvent dans cet Ancien, ne pourra pas justifier celles dont les Pièces de ce Moderne sont remplies. Ceux qui dans ces derniers temps ont {p. 90}écrit contre la Comédie ont rapporté des Vers de Tragédies les plus dangereux et les plus capables d’exciter dans le cœur de l’homme toute sorte de passions. Je ne crois pas devoir répéter ce que ces Auteurs ont déjà dit, et le temps ne me permet pas de parcourir toutes les Pièces de Théâtre pour chercher de nouveaux endroits. Quoique vous n’en croyiez pas la lecture défendue à un Théologien, il y a longtemps que je suis persuadé qu’il doit mieux employer son temps. Ainsi pour ce qui regarde les Tragédies, je renvoie le Lecteur à ce que d’autres en ont déjà dit. Je ne vois pas que ces Auteurs aient rien rapporté des Comédies, je ne sais si c’est par scrupule ; pour moi je m’en fais un véritable. Si je me contente d’en citer les endroits, cela ne sera pas suffisant pour persuader le Lecteur qui n’en aura point de connaissance, et peu de gens auront les livres pour vérifier mes citations. Si je rapporte au long ce que je trouve de blâmable, le danger me paraît fort grand pour ceux qui n’auront ni lu, ni vu représenter ces Pièces ; tous les autres {p. 91}conviendront sans peine avec moi de ce que j’en dirai. Car peut-on, par exemple, rien entendre de plus sale qu’une Règle de Despaute que l’on fait dire dans une Comédie ou Farce à un enfant pour leçon, que les Ecoliers disent tous les jours sans crime ? Quel gros volume ne ferait-on pas si on voulait ramasser tous les endroits sales et dangereux soit dans la Poésie, soit dans la représentation de toutes les Comédies. Mais dispensez-moi de les étaler ici, je ne le pourrais faire sans danger peut-être pour moi-même. En voilà assez pour vous convaincre que la lecture des Pièces de Théâtre n’a pas été un moyen suffisant ni sûr pour vous éclaircir du mal qu’il y a d’y assister, soit que la trop grande prévention en leur faveur ou votre aveuglement vous aient empêché d’en découvrir la malignité, soit que votre propre malice vous ait porté à cacher celle que vous aviez découverte. Peut-être auriez-vous raisonné d’une autre manière, si après avoir lu ces Pièces vous les aviez vu représenter ; surtout si après avoir été comme moi dans l’aveuglement, il {p. 92}eût été dissipé par les lumières de la grâce.
J’ai été sans doute un peu trop long dans l’examen de la seconde condition que Saint Thomas exige pour rendre la Comédie un Jeu et un plaisir permis ; mais je ne suis attaché à suivre la méthode ; et les moyens dont vous vous étiez servi pour vous éclaircir. Je ne sais si vous trouverez que j’en ai dit assez, pour vous persuader que cette seconde condition ne se trouve pas dans les Comédies que vous avez eu dessein de justifier. La plupart de ceux qui y vont s’y ennuieraient, s’il n’y avait pas des paroles ou des actions déshonnêtes. C’est en elles seules qu’ils trouvent du plaisir, sans cette malignité ou ouverte ou cachée, peu de gens y iraient : et par conséquent ce n’est pas en faveur de vos Comédies que Saint Thomas a parlé, quand il a exigé cette seconde condition.
La troisième condition que ce Docteur demande, est que dans le plaisir que l’on prend ou que l’on donne, on ne dise rien d’injurieux à Dieu ni de préjudiciable au prochain. Pour ce {p. 93}qui est de Dieu, vous croyez être à couvert de blâme et d’insulte, lorsque vous dites page 44, « qu’il y a des Lois terribles dans ce Royaume contre les blasphémateurs, qu’on leur perce la langue, qu’on les condamne même au feu, et qu’on n’entretiendrait pas les Comédiens, qu’on ne leur donnerait pas des privilèges, s’ils étaient blasphémateurs, libertins ou impies
». Je réponds d’abord que le châtiment ou la récompense d’une action ou d’une parole n’en change pas la nature, et n’est pas une preuve de sa bonté ou de sa malignité. Quand on ne punirait pas les blasphémateurs, ils n’en seraient pas moins coupables devant Dieu ; appliquez cela aux Comédiens, puisque vous avez fait la comparaison. Je vous ai déjà dit que quoique les grossièretés soient bannies du Théâtre, aussi bien que les impiétés, de la manière qu’elles pouvaient y être reçues autrefois, elles y paraissent pourtant toujours en une autre manière ; c’est-à-dire, enveloppées de nuages, au travers desquels l’homme par la force de sa corruption, s’aperçoit toujours trop tôt de tout ce que ces nuages couvrent {p. 94}de malignité. Ainsi ne dites pas qu’on ne blasphème point sur le Théâtre, et qu’on n’y dit point d’impiétés. Comment excuser d’impiété ce que Molière fait dire à son Tartuffe, qu’on trouve avec le Ciel des accommodements. Je pourrais vous en citer assez d’autres aussi formelles ; mais vous me diriez qu’on n’en parle que pour les combattre, et pour en donner de l’horreur, comme dans le Tartuffe et particulièrement dans le Festin de Pierre. Mais cette belle Pièce qui à votre avis n’aura été faite que pour combattre l’impiété, quoiqu’elle finisse par une terrible punition de l’Impie, et que depuis qu’on l’a faite, elle ait été vue par une infinité d’Impies ; combien, dites-moi, en a-t-elle converti ? vous les aurez bientôt comptés. L'Impie en sort à la vérité un peu étonné de cette dernière catastrophe, son imagination en est frappée ; mais prenez garde que son cœur a été auparavant pénétré des sentiments de l’impiété, qu’il les conserve, et les porte chez lui ; au lieu que l’impression qu’a faite dans son imagination le châtiment de l’Impie se {p. 95}dissipe dès qu’il est dans la rue. Il sait bien que ce n’était pas le dessein des Comédiens de le convertir, et que ce n’est pas sur le Théâtre que Dieu fait briller les lumières de la grâce, qu’on ne voit plus de Saint Genest dans ce temps. Aussi ne songe-t-il qu’à perdre le souvenir de ce qu’il a vu de funeste, et à pratiquer ce qu’il a vu de pernicieux. Car quoique la Piété finisse par quelques Vers de Morale, remarquez que les paroles ridicules que l’on fait dire au valet de l’Impie, qui voyant le malheur de son Maître ne songe qu’à demander ses gages, sont plus d’effet sur l’esprit de l’auditeur, que la Morale froide qu’il entend peu après, et quand on est sorti de la Pièce on pense bien plus au Valet qu’au Maître, et on a plus de soin de se divertir du ridicule que de s’appliquer la Morale et le sérieux.
Ne me dites donc point que les Comédiens ne sont pas blasphémateurs et impies, ou je vous répondrai que toutes les maximes que vous trouverez à la Comédie contraires aux maximes de l’Evangile et de la Religion, sont autant de blasphèmes et {p. 96}d’impiétés. Cela supposé, combien n’en trouverai-je pas ? il faudrait sans doute que j’entreprisse un ouvrage tout nouveau si je voulais m’attacher à faire voir l’opposition de ces maximes. Il faut malgré vous que vous conveniez de cette opposition, et que vous demeuriez en même temps d’accord que des maximes opposées à celles de l’Evangile sont injurieuses à Dieu, et ce sont celles qui sortent de la bouche de vos amis. C’est à vous à voir si cela suffit pour les faire passer pour des blasphémateurs, des impies et des libertins : car qu’on les punisse ou qu’on ne les punisse pas, qu’on les entretienne ou qu’on ne les entretienne pas, tout cela ne décide pas la difficulté, et je n’en dis rien présentement, parce que j’en parlerai peut-être dans la suite. Mais enfin ni l’entretien, ni le défaut de châtiment, ne les justifie pas devant Dieu de ce qu’ils peuvent dire qui lui soit injurieux.
Ce n’est pas tout, ils disent encore et font des choses préjudiciables au prochain : car ou ceux qui les voient sont dans le désordre, ou ils n’y sont pas ; s’ils {p. 97}y sont, ils ne voient et n’entendent rien qui ne les y entretienne ; s’ils n’y sont pas, il n’y a rien qui ne les y porte. Consultez pour cela les personnes à qui je vous ai adressé, et vous saurez quel préjudice peut porter à un jeune cœur une passion de tendresse bien exprimée ; quel préjudice peut porter à une âme, dont l’innocence est chancelante, le récit honteux de mille intrigues d’amour. Demandez-leur ce que Saint Cyprien demandait à Donat, si l’on peut conserver longtemps la pudeur et l’innocence dans ces Spectacles. « Quaere jam nunc an possit esse qui nunc spectat integer et pudicus
24 ». D’ailleurs quoiqu’on n’y nomme pas les personnes que l’on peut avoir en vue quand on déclame contre quelque vice, ne sait-on pas qu’on y fait bien souvent des portraits si naturels, qu’il n’est pas difficile d’y reconnaître les originaux. Et quand une fois on a par ce moyen perdu quelqu’un de réputation, si dans la suite touché de Dieu il change de sentiments, s’il quitte le vice qu’on lui a reproché pour embrasser la vertu ; tout cela n’est pas pour l’ordinaire {p. 98}capable de détruire la méchante idée qu’on en a donnée au public. Or peut-on porter au prochain un plus grand préjudice et plus irréparable ? Ne l’a-t-on pas éprouvé du temps de Molière, qui avait presque toujours en vue de jouer quelqu’un en particulier dans ses Pièces ; ne peut-on pas l’éprouver encore, et ce qui est arrivé du temps de Molière, ne peut-il pas arriver encore tous les jours dans vos Comédies, et n’y arrive-t-il pas en effet. Rayez-en donc cette troisième condition que Saint Thomas exige.
La quatrième précaution est, que dans le plaisir que l’on prend au Jeu ou à la Comédie, on ne dissipe pas entièrement l’harmonie de l’âme. C’est ici où il faut parler plus particulièrement du premier dessein de la Comédie, de la fin, et de ses effets. L’harmonie de l’âme consiste sans doute dans l’accord et la subordination qui se trouve entre ses facultés, dans la soumission de la partie inférieure à la supérieure, et de la supérieure à la Foi et à Dieu. Les Chrétiens sont persuadés, que cette subordination, cet accord et cette {p. 99}soumission ne saurait être parfaite et inaltérable dans cette vie, que tant que leur âme est enfermée dans ce corps mortel, la partie inférieure se révolte contre la supérieure, qu’ils ressentent dans leurs membres une autre loi qui répugne sans cesse à la loi de leur esprit ; et que c’est ce qui a fait dire à Saint Paul, que la vie de l’homme Chrétien doit être un combat continuel sur la terre, dans lequel on ne peut demeurer victorieux que par la victoire que l’on remporte sur les passions ; et dans lequel on est infailliblement vaincu dès que les passions dominent et prennent le dessus. Les Stoïciens ont travaillé inutilement à former un Sage qui fût le maître ablolu de ses passions, ils ont éprouvé que leur Sage prétendu n’était que dans leur idée, que s’il savait mieux cacher que les autres les effets et les marques extérieures des passions, il n’en ressentait pas moins la violence au-dedans de lui-même ; qu’il ne pouvait en dompter une sans se soumettre à l’autre et qu’il ne pouvait venir à bout de son orgueil par la vertu de l’humilité, mais par un plus grand orgueil.
{p. 100}Cela ne doit pas nous surprendre, le triomphe des passions était réservé à la Religion Chrétienne ; tout son but est de les calmer, de les abattre, de les mortifier, et de les détruire autant qu’on le peut en cette vie. C’est elle seule qui peut régler et mettre d’accord les facultés de l’âme, qui peut soumettre la partie inférieure à la supérieure, qui peut leur procurer cette paix, à condition pourtant qu’elle ne sera jamais inaltérable. C'est dans cette paix que consiste l’harmonie de l’âme. Ainsi tout ce qui contribuera à troubler cette paix, contribuera en même temps à dissiper cette heureuse harmonie ; et comme cette paix ne vient que de l’affaiblissement des passions vaincues et soumises, cette paix sera troublée par tout ce qui pourra réveiller, exciter, fomenter, et fortifier ces passions.
Or c’est ce que fait la Comédie de notre temps. Vous en demeurez d’accord page 46, en ajoutant pourtant que tout cela n’arrive que par hasard. Mais il faudra sortir de ce retranchement si je vous fais voir que le dessein, la fin et tout le but de la Comédie d’à présent est {p. 101}d’exciter et d’émouvoir les passions : sans doute ce ne sera pas par hasard qu’elle les excitera. J’avoue que le dessein et la fin de la Comédie ou plutôt de la Tragédie dès son premier commencement, ne fut que d’instruire les peuples d’une manière qui fût capable de les frapper davantage que la simple exposition des choses qu’on voulait leur inspirer. Comme le culte des Anciens consistait dans des sacrifices et des cérémonies, qu’ils n’avaient point d’exposition ni d’interprétation de leur Religion, ni de dogmes certains ; avant qu’on eût inventé les Théâtres, on assemblait les peuples dans les places publiques, où on leur inspirait par le moyen des Spectacles les sentiments qu’on prétendait leur donner. L’expression ou la peinture qu’une personne considérable faisait de quelque cérémonie, frappait davantage leur imagination que l’instruction qu’ils eussent pu recevoir d’une autre manière plus simple et moins vive. Après avoir instruit les peuples on songea à les corriger par le même moyen, ou si vous voulez on les instruisait dans le même temps qu’on les corrigeait. Ce {p. 102}dessein étant bon ne pouvait guère avoir de méchants effets, l’idolâtrie à part, s’il n’eût été corrompu dans la suite.
Il serait par là fort aisé de faire une apologie du Théâtre des Anciens, si les licences et les infamies ne l’avaient gâté dans la suite des temps. Et c’est par là aussi que vous voudriez faire l’apologie du vôtre, en nous disant qu’on en a entièrement banni les infamies des Anciens, et qu’on a toujours conservé le premier dessein d’instruire et de corriger. Mais que votre aveuglement est grand ? si on l’a purifié dans un sens, on l’a bien corrompu dans un autre ; et si on n’y aperçoit plus les infamies des Anciens, on y aperçoit encore moins leur véritable dessein de corriger ou d’instruire ; que si on en conserve quelqu’un, c’est plutôt celui d’instruire dans le mal. L’on peut encore, avec raison, dire des Comédiens de ce temps, ce que Saint Isidore de Diamette disait de ceux du sien : qu’ils n’ont en aucune manière le dessein de rendre meilleurs ceux à qui y parlent ; mais plutôt de les rendre pécheurs. « Scenicis {p. 103}summum hoc studium est, non ut peripsorum cavillos multi meliores reddantur, verum ut multi peccent.
25 » Que quand même ils le voudraient ils n’en sauraient venir à bout, puisque leur profession n’est inventée que pour nuire, « nec si velint id possint ; mimica enim eorum ars natura tantummodo ad nocendum comparata
».
Ceux que vous appelez réformateurs, page 45, par une raillerie qui leur est fort agréable et fort honorable ont raison de vous dire, que quoiqu’on ne voit plus sur la Scène les licences des Anciens, il reste pourtant toujours quelque chose de cette première corruption déguisée sous de plus beaux noms, qu’on ne joue aujourd’hui aucune Pièce où il n’y ait quelque intrigue d’amour, où les passions ne soient dans tout leur éclat, où l’on ne parle d’ambition, de haine, de jalousie, et de vengeance ; ils pourraient ajouter que la plus belle Pièce est celle où 1’amour est traité d’une manière plus délicate, plus tendre et plus passionnée ; et que sans cela quelque belle qu’elle soit d’ailleurs, elle n’a d’autres succès {p. 104}que celui de dégoûter la plupart des spectateurs, et de faire mourir de faim les Comédiens ; que toute la différence de la beauté des Pièces ne consiste pas tant dans la beauté des Vers, mais dans les diverses manières de traiter l’amour, soit qu’on le fasse servir à quelque autre passion, pour la relever et lui donner de l’éclat, ou bien qu’on représente l’amour comme la passion qui domine dans le cœur. Quelle instruction, à votre avis, peut-on tirer de ces sortes de Pièces ? ne sont-elles pas des leçons dangereuses pour la jeunesse ? et ces passions peuvent-elles être tranquilles lorsque tout contribue à les émouvoir ?
Pouvez-vous disconvenir de tout cela ? non sans doute ; mais vous vous tirerez de ce pas glissant en homme d’esprit, et vous me direz page 45, « que ce sont de belles paroles pour un Orateur austère ; mais peu solides pour un équitable Théologien, et qu’il faut faire différence entre ce qui peut exciter les passions par hasard, et ce qui les excite en effet
». Je veux bien faire cette différence avec vous ; mais il faut que {p. 105}j’ajoute, qu’il y en a encore entre exciter en effet, et avoir le dessein et la fin d’exciter, quoiqu’on n’excite pas toujours ; et c’est ce qui vous a trompé, ou que vous n’avez pas connu, ou que vous avez tu par adresse. Parce que la Comédie n’excite pas toujours les passions, vous avez cru, ou du moins dit, que sa fin et son dessein n’était pas de les exciter, et que si elle les excitait quelquefois, ce n’était que par hasard : et moi je prends le contre-pied, et je dis que si la Comédie dans l’usage ordinaire d’à présent n’excite pas toujours les passions, ce n’est que par hasard, parce que sa véritable fin et tout son but est de les exciter.
Vous vous êtes contenté de nous donner votre différence, et de nous déclarer votre pensée sans la prouver ; mais voici comme je prouve la mienne. La Comédie de ce temps ne peut avoir d’autre dessein que celui qui est renfermé dans la Pièce, dans l’Auteur qui l’a composée, dans l’Acteur qui la joue et dans le spectateur qui la voit représenter. Or l’Auteur en la {p. 106}composant n’a d’autre dessein que de traiter une passion avec tant de tendresse, de délicatesse et de force, qu’il puisse l’inspirer et la faire ressentir ou aux Lecteurs ou aux spectateurs de sa Pièce, qui ne contient en elle d’autre dessein que celui que l’Auteur s’est proposé : plus il est habile, mieux il réussit dans son dessein. L’Acteur en jouant se propose de représenter si vivement une passion, qu’il puisse l’insinuer dans le cœur de ceux qui voient la peinture qu’il en fait, jusqu’à leur arracher les larmes des yeux, si c’est un sujet de compassion jusqu’à faire rire les plus tristes et les plus sérieux, si c’est un sujet de joie et risible. Enfin le spectateur ne cherche, à ce que vous dites vous-même, que le plaisir ; il faut donc qu’il cherche en même temps à émouvoir ses passions, puisque, comme dit Tertullien, il n’y a point de plaisir où il n’y a point d’émotion et d’affection, « sine commotione spiritus, et ubi nullus est affectus, ibi nulla voluptas
26 ». Ainsi si son dessein est de se procurer du plaisir, il doit vouloir qu’on excite les passions, il n’y {p. 107}pense peut-être pas ; mais c’est infailliblement la disposition habituelle de son esprit et de son cœur. Le désir, et le dessein de plaire, est ce qui conduit l’Auteur et qui anime l’Acteur, celui d’être touché, est ce qui attire le spectateur : ce qui ne pouvant s’exécuter sans que les passions soient excitées, il est évident que tout le but de notre
Comédie est de les exciter, que ce n’est pas par hasard qu’elle les excite, et quoiqu’elle ne les excite pas toujours, c’est contre sa véritable fin et son principal dessein ; qu’il est toujours vrai de dire qu’elle les excite dans un grand nombre, qu’elle peut les exciter dans tous, et qu’elle le doit même faire plus ordinairement, si on considère de bonne foi, quel est l’empire naturel d’une représentation vive, jointe à une expression passionnée sur le tempérament des hommes. En effet la Comédie en nous peignant les passions d’autrui, émeut notre âme d’une telle manière quelle fait naître les nôtres, qu’elle les nourrit quand elles sont nées, qu’elle les polit, qu’elle les échauffe, qu’elle leur inspire de la {p. 108}délicatesse, qu’elle les réveille quand elles sont assoupies, et qu’elle les rallume même quand elles sont éteintes. C'est ce que Saint Augustin nous dit avoir éprouvé, lorsqu’il parle dans ses Confessions de la joie intérieure qu’il ressentait, lorsqu’il voyait sur le Théâtre les désirs des amants passionnés accomplis et la tristesse dont il était saisi, lorsqu’il voyait leurs intrigues rompues ; que cependant cette tristesse ne lui était pas moins agréable que la joie, parce que ses passions étaient émues, et qu’il s’appliquait à lui-même ce qui se passait dans les autres. « Sed tunc in Theatris congaudebam amantibus, cum sese fruebantur per flagitia ; cum autem sese amittebant, quasi misericors contristabar, et utrumque me delectabat tamen.
27 » Et c’est ce qu’approuvent ceux qui y vont encore, s’ils veulent l’avouer de bonne foi, et tout cela non point par hasard, comme vous dites ; mais parce que c’est la fin et le véritable dessein de la Comédie. De là vient que si une Pièce de Théâtre n’est remplie que de sentiments qui ne soient pas contraires ni {p. 109}à la piété ni aux bonnes mœurs, si elle est d’ailleurs bien faite et bien représentée, elle plaira en émouvant les passions, sans pourtant faire du tort ni inspirer la corruption, parce que ce sont des passions innocentes : et ce sont ces Pièces qu’il serait à souhaiter que l’on représentât, et que nous croyons permises avec Saint Thomas, en admettant les autres conditions. Mais tant qu’on ne représentera sur le Théâtre que des Pièces pleines de sentiments d’amour impur, de haine, de vengeance et d’ambition, etc. la fin de ces Pièces sera d’inspirer ces mêmes sentiments à ceux qui les verront représenter ; et ce ne sera pas par hasard que leurs passions seront excitées.
Ainsi gardez pour une autre occasion les exemples que vous avez rapportés page 46, pour nous persuader que l’on ne doit pas défendre les paroles ni les actions qui n’excitent les passions que par hasard. Nous le savons aussi bien que vous ; mais vous supposez faux quand vous avancez, sans le prouver, que la Comédie est de cette nature. {p. 110}Qu'une belle femme aille donc à l’Eglise tant qu’elle voudra, pourvu qu’elle n’y aille pas dans le dessein de plaire et d’employer ses appas, ses airs affectés, et ses immodesties pour exciter les passions des personnes, ce sera par hasard qu’elle les excitera, et sa seule beauté avec des ornements modestes sans méchant dessein ne la rendra pas coupable. Qu’un homme de Cour s’habille aussi magnifiquement que la bienséance de son état le demandera, il est innocent du luxe qu’il inspirera par hasard aux autres qui voudront l’imiter sans raison. Qu'un Gentilhomme porte l’épée tant qu’il voudra, pourvu qu’il ne s’en serve jamais hors des actions militaires pour tuer personne, quand il arrivera par hasard qu’en se défendant il donnera la mort à celui qui l’aura attaqué, il faudra qu’il gémisse devant Dieu d’avoir trempé les mains, quoique innocemment, ou malgré lui dans le sang de son frère, et qu’il demande grâce et à Dieu et aux hommes. Qu’on lise enfin tant de livres que l’on voudra, s’ils sont méchants, il ne faut pas {p. 111}les lire sans permission, sans nécessité ni sans précaution, et pour lors le risque n’est pas grand, et je ne vois pas qu’il y en ait du tout s’ils sont bons. En un mot tous ces exemples ne prouvent rien pour la justification de la Comédie.
Vous auriez pu vous dispenser aussi de rapporter page 49, « l’exemple de la Bible, dont on défend, dites-vous, la lecture en Langue vulgaire, parce qu’elle est une occasion de scandale pour quelques-uns
» ; vous servant de cet exemple pour prouver, que quoique la Comédie ne nuise que par accident dans vos principes, il faut pourtant la condamner. Que vous vous plaisez à vous faire de frivoles objections ? Quelqu’un vous a-t-il accordé que la Comédie que vous vouliez justifier ne fut nuisible que par accident ? ou vouliez-vous nous engager à vous l’accorder ? non je ne l’accorderai jamais, et je soutiendrai toujours qu’elle nuit en excitant les passions déréglées de l’âme, qu’elle les excite, parce que c’est là tout son but, soit par rapport aux Auteurs, soit par {p. 112}rapport aux Acteurs et aux spectateurs ; que si elle ne les excite pas toujours, ce n’est pas sa faute, ou plutôt c’est sa faute en un sens, ou celle des Acteurs : car c’est une marque ou que la Pièce n’est pas bonne, ou que les Acteurs ne l’ont pas bien représentée, et quoique son premier dessein demeure sans exécution, il n’en subsiste pas moins réellement et dans le fond de la Pièce, et dans l’intention de celui qui l’a faite, et des Comédiens qui l’ont représentée.
Tout cela supposé, et à ce que je crois suffisamment prouvé, il est aisé de conclure que l’harmonie de l’âme ne peut être que dissipée par la Comédie, puisque cette harmonie consiste dans le calme des passions et que votre Comédie les excite et les émeut. « Mais, dites-vous page 48, mille gens y assistent sans éprouver la moindre émotion dans leur âme, et sans qu’elle fasse plus d’impression sur eux qu’en fait un Vaisseau fendant les eaux.
» Cela peut-être sans doute ; mais je soutiens ou que ces gens-là sont en petit nombre, ou qu’ils ne sont pas de bonne {p. 113}foi, et si vous les examinez de près, vous verrez peut-être que la seule raison pour laquelle la Comédie ne leur a point fait, disent-ils, de mal, ni de méchante impression, c’est parce que leur corruption était si grande, qu’il n’y avait rien à y ajouter. Ou si vous voulez en juger plus favorablement, ce seront des gens qui par le caractère de leur esprit et par leur tempérament, ou par le dégoût des plaisirs ou par leur âge seront supérieurs et insensibles à certaines choses qui en toucheront d’autres : car ne voit-on pas tous les jours des personnes qui seraient bien fâchées de rire de ce qui fait rire les autres. On remarque même quelquefois qu’on se fait un point d’honneur de garder le sérieux dans les loges, tandis que le parterre éclate. Ou si vous voulez encore, ceux dont vous parlez, seront des gens qui se seront garantis du poison par les préparatifs qu’ils avaient, n’étant allés à la Comédie que par complaisance ou obéissance, comme une femme à l’égard de son mari, un mari à l’égard de sa femme, une fille à l’égard {p. 114}de les parents, ou par devoir et engagement comme ceux qui sont attachés aux personnes de qualité ou à la Cour : car comme je suppose que ces gens-là ne vont pas à la Comédie de leur mouvement, ni par inclination et par leur propre volonté ; je ne doute pas que Dieu ne leur donne des grâces pour les garantir d’un
danger dans lequel ils ne sont pas exposés volontairement. C’est pour cela que je ne voudrais pas les condamner si vite, sans les entendre et sans les examiner ; il se peut faire qu’ils assistent à la Comédie sans péché et sans y recevoir aucune méchante impression, non pas que la Comédie telle qu’on la représente à présent ne soit mauvaise et dangereuse, et que le lieu ne soit contagieux et empesté ; mais ne s’y étant engagés que par une espèce de devoir et de nécessité, Dieu ne les y a point abandonnés à leur passions, et à leurs désirs déréglés. D’ailleurs il se trouve des gens qui faute d’instruction ou de connaissance sur cette matière, vont à la Comédie sans savoir le mal ou le danger qu’il y a.
{p. 115}Au reste, je ne veux pas entrer ici dans le détail de quelques autres occasions extraordinaires, où l’on pourrait prétendre que certaines personnes qui iraient quelquefois à la Comédie, n’offenseraient pas Dieu, du moins mortellement, il faudrait toujours supposer dans ces occasions où l’on voudrait faire quelque exception des règles communes et générales, ou que ces personnes ne recevraient point de mauvaise impression de la Comédie, ou que leur exemple ne causerait point de scandale, ou qu’elles ne feraient point pour cela de dépense blâmable, qui contribuât en partie à faire subsister la Comédie. On aime mieux laisser à la discrétion des Confesseurs et des Directeurs habiles et prudents, de voir s’il y a lieu en effet de faire quelque exception aux règles générales dans des occasions rares et extraordinaires, que de donner lieu à certaines gens de s’imaginer faussement qu’on pourrait avec raison faire souvent ces sortes d’exceptions. Ou enfin les gens dont vous pourriez parler, ne ressentent pas encore l’effet de ce {p. 116}venin, qui est d’autant plus dangereux qu’il est imperceptible, et ne se fait sentir que quand il veut donner la mort. C’est pour cela qu’il est inutile que vous nous disiez page 48, que « quand quelqu’un s’apercevra du méchant effet de la Comédie, il n’a qu’à n’y pas retourner
». Voilà un expédient bientôt donné ; mais il n’est pas si facile que vous pensez de le pratiquer. Une jeune personne qui aura jusqu’alors vécu dans l’innocence, s’apercevra bien que depuis le temps qu’elle va à la Comédie, la partie inférieure de son âme n’est plus si soumise à la supérieure qu’elle l’était autrefois, qu’elle lâche plus la bride à ses passions qu’elle ne faisait dans un autre temps ; elle forme peut-être quelque léger désir de remédier à ce mal, mais il n’est déjà plus temps. Le venin a entièrement gagné son cœur, il faut qu’elle en meure : ainsi cette jeune personne a pris plaisir à la Comédie. En voilà assez, elle a été flattée dans ses passions, elles y ont été excitées, elle y a appris l’art de plaire, d’aimer et de se faire aimer, {p. 117}de conduire tendrement et avec adresse une intrigue, il faut bon gré mal gré qu’elle mette en pratique ce qu’elle a appris. En effet quand un homme veut corrompre le cœur innocent d’une fille et lui inspirer de l’amour, a-t-il de plus sûr moyen pour en venir à bout que de la porter à lire les Romans et à aller à la Comédie ou à l’Opéra. Quand il lui en a une fois donné l’envie, qu’elle y a été, qu’elle y a pris goût, le reste ne coûte plus rien au corrupteur, il s’est épargné de la peine ; les Acteurs ont soin de parler pour lui, et d’inspirer à cette jeune fille d’aussi tendres sentiments qu’il pourrait lui inspirer lui-même. Il n’est pas nécessaire qu’il l’a traîne au précipice, elle s’y conduit elle-même. Pour peu qu’on ait d’expérience du monde, on ne sait que trop que je n’avance rien de faux ; mais si vous avez de la peine à m’en croire, peut-être ajouterez-vous plus de foi aux Vers d’un Poète du siècle, illustre par ses Satyres. Quelque instruit que je sois de toutes ces choses, vous croyez sans doute, et je le crois aussi, {p. 118}que ce Poète le doit être mieux que moi ; lisez ce qu’il dit page 6, de la dernière Satyre qu’il vient de donner au Public sur les défauts des femmes, vous verrez qu’on ne peut pas mieux confirmer tout ce que je viens de dire. Quoiqu’il ne parle que de l’Opéra, tout ce qu’il en dit peut être appliqué à la Comédie, comme je ne prétends rien dire de la Comédie que l’on ne puisse appliquer à l’Opéra. Après avoir donc dit à son ami que la femme qu’il doit prendre, dont il lui vante la vertu, ne sera pas sans doute à l’épreuve de toutes les attaques qu’on lui donnera dans le monde, qu’il ne l’aura pas plutôt menée lui-même à l’Opéra, qu’elle sera touchée de ces Spectacles, des Danses, des Chants, des Discours qui ne roulent que sur l’amour, et qu’enfin elle apprendra des Renaud et des Rolland :
« ...Qu’à l’amour, comme au seul Dieu suprême,On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même,Qu'on ne saurait trop tôt se laisser enflammerQu’on n’a reçu du Ciel un cœur que pour aimer,{p. 119}Et tous ces lieux communs de Morale lubrique,Que Lully réchauffa des sons de sa Musique.Mais de quels mouvements dans son cœur excités,Sentira-t-elle alors tous ses sens agités ?Je ne te réponds pas, qu’au retour moins timide,Digne Ecolière enfin d’Angélique et d’Armide,Elle n’aille à l’instant pleine de ces doux sonsAvec quelque Médor pratiquer ces leçons. »
Peut-on en moins de Vers décrire plus naturellement le caractère et le génie des Spectacles de ce temps, il n’y a point là d’infamie des Anciens, cependant le Poète ne fait pas assurément l’éloge de l’Opéra. On ne peut pas dire au contraire qu’il ne le blâme, son expression et sa pensée sont trop claires : notre Théâtre est donc encore blâmable même dans l’idée des gens du monde, quoiqu’il soit purifié des infamies des Anciens. On ne peut pas dire non plus que ce portrait ne convienne qu’à l’Opéra, et qu’on n’est pas si sensible à la Comédie : car il y en a qui prétendent qu’on l’est davantage, et qu’une passion bien exprimée et bien poussée par un bon Comédien, fait plus d’effet dans un cœur que toutes les danses et les chants de l’Opéra. Pour moi je {p. 120}crois que cela est fort égal ; et si on a dit autrefois qu’une Dame devint amoureuse d’un Danseur en le voyant danser, n’a-t-on pas dit d’une autre qu’elle fut éprise d’un Comédien en lui voyant jouer un Rôle de tendresse ? D’où vient tout cela, c’est qu’infailliblement la Comédie telle qu’elle est à présent, excite pour l’ordinaire, réveille et fortifie les passions dans l’âme de ceux qui y assistent : cette heureuse harmonie y est dissipée ou altérée, et ce n’est que par accident que cela n’arrive pas toujours.
Mais si cela est vrai dans ceux qui vont à la Comédie, que dirons-nous des Auteurs et des Acteurs. Je crois qu’il est inutile de recourir ici à la distinction, si c’est par accident ou non. En effet comment un Auteur peut-il donner la gêne à son esprit pour exprimer vivement une passion sans la ressentir lui-même ? Comment un Acteur peut-il s’étudier si fort à la représenter naturellement, sans en être en quelque manière pénétré ? et ne sait-on pas que ceux qui réussissent le mieux à jouer les Rôles les plus tendres, ce sont ceux {p. 121}qui ont le cœur le plus passionné ? ceux, dis-je, qui à force de conduire des intrigues secrètes dans leurs maisons, apprennent à les mieux représenter sur le Théâtre, ou peut-être à force de les représenter sur le Théâtre, s’accoutument et apprennent à les mieux conduire ailleurs. Dispensez-moi d’en faire l’application dans des exemples, cela n’est que trop public.
Vous connaissez pourtant, dites-vous page 54, de « fort honnêtes gens de cette profession
». Cela peut-être, et j’avoue que comme la corruption de l’âme ne paraît pas toujours au dehors, et que d’ailleurs les hommes savent mieux cacher leurs désordres, ou qu’on les leur pardonne plus facilement et qu’on en est moins scandalisé ; j’en ai connu aussi bien que vous qui hors du Théâtre étaient ou paraissaient fort honnêtes gens, modérés dans leurs actions, châtiés dans leurs discours, aumôniers, officieux, ayant en un mot tout ce qui fait l’honnête homme selon le monde. Mais tout ce qui fait l’honnête homme selon le monde, ne suffit pas pour faire le Chrétien : c’est dans {p. 122}ces mêmes honnêtes gens, selon le monde, que la corruption du cœur est quelquefois plus grande ; mais comme j’ai déjà dit, elle ne paraît pas toujours au dehors. Les hommes ont plus d’adresse pour la dissimuler et pour la cacher, et on leur pardonne plus qu’on ne fait au sexe. Cependant si on les examinait de prés, on trouverait sans doute généralement parlant plus de corruption de cœur parmi les Comédiens que partout ailleurs ; parce que portant eux-mêmes le poison dans le cœur des autres, comment pourraient-ils s’en garantir sans des préservatifs extraordinaires qu’ils n ont pas.
Mais pour ce qui est des femmes qui ont plus de faiblesse, dont la conduite a plus d’éclat, et pour qui on est moins indulgent ; combien s’il vous plaît a-t-on vu de Comédiennes qui n’eussent ou qui n’eussent eu dans leur temps des intrigues d’amour ? Ne dit-on pas publiquement, une telle est à un tel Marquis, une telle à un tel Comte. Et ne puis-je pas ici vous dire ce que Saint Cyprien disait à Donat. Si vous pouviez porter vos yeux dans les lieux secrets {p. 123}où ces gens-là se retirent, vous verriez qu’il s’y passe des choses que votre vue ne pourrait pas soutenir. « Si possis oculos tuos inserere secretis, recludere cubiculorum obductas fores, aspicias ab impudicis geri, quod non possit aspicere frons pudica.
28 » Mais il est bon, comme dit Tertullien, que les infamies qui se passent soit dans les Loges, soit derrière le Théâtre, soit ailleurs, n’aient d’autres témoins que les Auteurs, et qu’elles demeurent ensevelies dans l’obscurité et dans les ténèbres, de peur qu’elles ne souillent la lumière. « In tenebris et speluncis delitescere decet, ne diem contaminent.
29 » C’est pour cela que je n’ai garde d’en faire ici le moindre détail, elles ne sont que trop connues, et ceux qui les commettent avec tant de liberté, n’en parlent pas avec moins de facilité. N’est-ce pas aussi à cause de cela, que dès qu’on voit une jeune fille monter sur le Théâtre, on dit d’abord, c’est une fille perdue ? Elle même se regarde comme ayant déjà un pied dans le précipice, et comme une victime que l’on doit bientôt immoler. Et dans ces sentiments bien loin de {p. 124}s’éloigner de ce honteux sacrifice, elle s’y dispose et s’y offre volontairement. On voit encore mieux cette persuasion
dans celles que l’on a sollicitées d’entrer ou à l’Opéra ou à la Comédie, et qui s’en sont défendues. J’en ai trouvé qui m’ont avoué franchement que si elles n’avaient appréhendé de se perdre, elles se seraient tirées par là de la misère ; mais que l’honneur avec la pauvreté leur plaisait davantage et avait pour elles plus de charmes, que les commodités que le vice procure ; que la perte des autres leur avait fait peur, et qu’elles n’en voient pas une seule qui se garantit de la corruption. Cela me fait souvenir d’une fille qu’on a vu monter sur le Théâtre de l’Opéra il y a quelques années. Presque tout le monde disait alors que c’était une vestale, une fille d’une vertu austère qui se garantirait infailliblement de l’infection générale et ferait honte aux autres Actrices. Mais hélas ! à peine y eût-elle paru dix-huit mois, qu’elle fut obligée de disparaître pour quelque temps, tant il est vrai que l’innocence est incompatible avec cette profession : car il n’y {p. 125}en a point dans laquelle on avale plus 1’iniquité comme l’eau que dans celle-là. Dans toutes les autres professions que la cupidité et la corruption de l’homme n’a pas inventées parmi les personnes qui vivent dans le désordre, il y en a toujours quelqu’une qui se distingue des autres par sa vertu et par sa piété ; mais si on a pu dire de quelque Comédien ou de quelque Comédienne, c’est un honnête homme, c’est une honnête femme, a-t-on jamais pu dire, c’est un homme d’une piété exemplaire, c’est une femme d’une vertu austère : d’où vient cela, si ce n’est, de ce que leur profession n’est point un ouvrage de Dieu, mais de la corruption de l’homme, et que la piété et l’innocence ne peuvent pas compatir avec elle.
Après tout ce que je viens de dire, pouvez-vous faire paraître tant de surprise pages 30, 31 et 32, de ce que le Digeste de Justinien note d’infamie les Comédiens, et qu’ils soient regardés comme tels dans le monde. Tous les exemples que vous rapportez d’un soldat, d’une veuve, des écoliers, des cabaretiers ne sont rien pour vous. Ne {p. 126}confondez pas les infamies, il y en a sans doute de plusieurs sortes, et qui viennent de plusieurs endroits ; mais il n’y en a pas de plus noire ni de plus durable que celle qui vient de la corruption du cœur répandue dans nos actions, que les Canonistes appellent « ex delicto ». L'infamie des cabaretiers est dissipée, dites-vous, mais celle des Comédiens subsiste toujours : Où est votre comparaison ? tout ce que vous pouviez dire, c’est qu’on avait tort dans le monde de la laisser aux Comédiens, puisqu’on l’avait ôtée aux Cabaretiers ; mais ce n’est pas ma faute, et ce n’est pas à moi seul que vous avez affaire. Les Lois peuvent à la vérité décharger et purger d’infamie des gens qu’elles en auraient notés dans un autre temps ; mais le public ne réforme pas toujours l’idée qu’il a une fois conçue lorsque les Lois s’adoucissent à leur égard ; et1'Eglise ne reçoit pas toujours ces adoucissements. Ainsi quoique l’Ordonnance du 16 Avril 1641 ait relevé les Comédiens de leur infamie, elle l’a fait sous des conditions qu’ils n’exécutent pas, et par là même ils retombent dans {p. 127}l’infamie dont ils étaient notés auparavant, sans qu’ils en puissent disconvenir. Quoiqu’il en soit, ils sont toujours exclus des Charges publiques, l’Eglise les regarde et les traite comme des Excommuniés, et le Public comme des Infâmes. Oui, je l’avoue, l’intérêt qui les fait jouer ne serait pas seul capable de leur attirer cette infamie, il était inutile de vous faire cette objection. L’exclusion de cet intérêt n’est pas aussi la seule cause qui en purge les écoliers qui jouent dans les Collèges. Quand on aura mis votre Théâtre sur le même pied que celui des Collèges, il n’y aura pas sans doute plus d’infamie dans la suite de monter sur l’un que sur l’autre. Mais on ne s’attend pas à voir cette réforme, on se contente de la souhaiter. Cependant sans cela, quoique le Pape assiste à Rome aux Jeux de Collège, comme vous dites page 28, quoique tout le monde indifféremment y coure en France, on ne cessera point de condamner votre Théâtre.
Cette infamie dont on le note, n’est pas seulement dans l’idée de quelque {p. 128}réformateur, mais, comme j’ai déjà dit, dans celle du Public que vous aurez de la peine à faire changer. Les Comédiens en sont assez persuadés eux-mêmes par l’éloignement qu’ils trouvent souvent dans le commerce de la vie : car y a t-il un honnête Bourgeois qui voulût s’allier à une famille Comédienne ? La Grange avec tout son argent ne fut-il pas obligé de reléguer sa fille unique en Basse-Bretagne ? Il n’y eut qu’un Officier d’une Province même éloignée de Paris, sans doute mal dans les affaires, qui songea à les accommoder en prenant en mariage la fille plutôt l’argent de La Grange. Que dis-je, un simple Artisan pour peu de cœur et d’honneur qu’il eût, voudrait-il épouser une fille qui montât sur le Théâtre ? Les Comédiens semblables aux Juifs ou à des Excommuniés séparés du reste des hommes, ne sont-ils pas obligés de renfermer leurs alliances dans la race comique ? Dans le commerce du monde quelqu’un oserait-il mettre parmi ses belles connaissances et ses liaisons honnêtes celle d’un Comédien, ou d’une Comédienne ? {p. 129}Osera-t-il en faire parade ? ou plutôt ne voit-on pas tous ceux qui veulent vivre avec quelque réserve et quelque honneur s’en séparer et s’en ’éloigner avec soin ? De manière que sans le crédit qu’ils entretiennent parmi la Bourgeoisie par leurs billets de gratis pour l’Amphithéâtre, on pourrait dire que leur vie hors du Théâtre serait bien solitaire. Je connais une Demoiselle qui a demeuré plus de quatre années dans une maison dont un Comédien était le principal locataire, et qui pendant tout ce temps ne fréquenta et ne visita la famille Comédienne que quand elle ne le pouvait éviter, quoiqu’on ne manquât pas de la gratifier souvent de billets d’Amphithéâtre qu’elle avait soin ou de renvoyer ou de supprimer. Elle se faisait une véritable peine dans le monde de dire avec qui elle était logée, et dès qu’elle en fut la maîtresse, elle n’eut point de repos qu’elle n’eût délogé : Elle m’a même dit depuis peu que des Comédiennes l’ayant accostée aux Tuileries, elle fut dans le dernier chagrin ; elle s’imaginait que tout le monde la {p. 130}dût montrer du doigt, et ne fut point tranquille qu’elle ne fût sortie plutôt qu’elle n’aurait pas fait sans cette malheureuse rencontre. Tout le monde, me direz vous, n’est pas si scrupuleux : il est vrai, mais il suffit qu’il s’en trouve quelqu’un. Et d’où vient ce scrupule, si ce n’est de l’infamie dont ils sont notés dans le Public. Détruisez cette idée si vous pouvez, mais je vous en défie tant que les choses seront sur le même pied, et tant que la cause de l’infamie subsistera en eux.
Je dis plus encore, à savoir, que les Comédiens se regardent eux-mêmes comme infâmes, qu’ils ont pour la plupart de l’horreur et du mépris pour leur profession. Voici une histoire qui vous en convaincra : je la sais de la personne même à qui elle est arrivée, c’est d’un Prêtre, et par conséquent digne de foi, qui a demeuré autrefois dans la Communauté de Saint Sulpice. Il me dit qu’étant un jour chez un Comédien, je crois qu’il me dit Beauvalle, pour les affaires de son ministère (car à cela près, les Messieurs de Saint Sulpice n’ont pas plus de commerce avec {p. 131}vos bons amis, que les Juifs en avaient, avec les Samaritains) ce Comédien fit venir devant lui toute sa famille, assez nombreuse et assez jolie ; il lui fit le détail de l’éducation qu’il donnait à ses enfants, il lui parla de leur génie, de leurs petits talents, de ce à quoi il les croyait propres, et de la profession à laquelle il les destinait. Ce Prêtre qui ne manquait pas d’esprit, remarqua qu’il n’en destinait point pour la Comédie, et lui dit qu’il était surpris que de tant d’enfants qu’il avait, il n’en réservât pas un seul pour lui succéder. Le Comédien soit qu’il ne s’aperçût pas du dessein du Prêtre, soit qu’il fût sincère et de bonne foi, lui sut mauvais gré de sa remarque, s’en formalisa, et lui dit que quoi qu’il fût Comédien, il ne prétendait pas que ses enfants le fussent, qu’il n’estimait pas assez sa profession pour cela. Mais ce Prêtre se servit de la réponse pour le Confondre, et lui dit qu’il ne devait pas être surpris si dans le monde on avait un si grand mépris pour sa profession, et qu’on la regardât comme infâme, puisque lui-même n’en avait {p. 132}pas d’autres sentiments. Il demeura d’accord de tout cela, en ajoutant cependant, j’ai une grosse famille à nourrir, je n’ai pas d’autre métier pour l’entretenir, je ne puis me résoudre à la voir mourir de faim après l’avoir mise au monde : tout ce que je puis faire, c’est de mettre mes enfants dans un autre chemin que celui dans lequel je suis malheureusement engagé. Ce sont là en effet les sentiments des plus honnêtes Comédiens qui ne demeurent dans leur profession que par nécessité, comme ils ne s’y sont souvent engagés que par libertinage.
Or je dis que la véritable cause de cette infamie dont le Public les note, et dont ils se croient eux-mêmes notés, vient de ce que ceux qui en jugent sainement, regardent les Comédiens comme des gens corrompus, capables de corrompre les autres. Comment donc voulez vous que dans une si grande corruption qu’ils portent en eux-mêmes et qu’ils répandent partout, l’harmonie de leur âme ne soit pas entièrement dissipée ? Je crois {p. 133}la chose impossible.
Je n’ai plus qu’une chose à ajouter, qui est que je ne connais point d’esprit plus opposé à l’esprit du Christianisme, et qui le sape plus dans le fondement que l’esprit de la Comédie. J’en ai été peut-être aussi entêté qu’un autre, mais j’avoue à ma confusion que je n’ai jamais été moins Chrétien que pendant cet entêtement. On se trouve dans une certaine indolence pour les devoirs du Christianisme, dans un certain relâchement, dans un je ne sais quel vide de Dieu, dans une indisposition et une inapplication si grande dans les exercices de piété, que quand même on ne serait pas engagé dans de grands désordres, on peut dire que l’on vit parmi les Chrétiens d’une manière toute païenne ; et c’est un mal qui ne vient pas tout d’un coup, mais peu à peu, d’une manière imperceptible et par degré : car le crime a les siens, de même que la vertu.
Ne parlons donc plus de cette quatrième condition que Saint Thomas exige, concluons enfin que l’harmonie de l’âme est entièrement dissipée {p. 134}à la Comédie, puisqu’on y perd ordinairement les sentiments de la pudeur, de la piété et de la Religion, si on en est l’Auteur ou l’Acteur, ou si on y va souvent ; qu’elle y est fort ébranlée pour peu qu’on y aille, en ce qu’elle exciteI et réveille les passions ; qu’elle fait ou doit faire cet effet dans tout le monde, parce que c’est son but, sa fin et son dessein, et que ce n’est que par accident qu’elle ne le fait pas toujours.
La cinquième précaution de Saint Thomas, est qu’on n’aille pas contre le Commandement de Dieu et de l’Eglise. Vous dites page 3, que vous auriez « bientôt décidé la question de la Comédie, si l’Ecriture Sainte s’en expliquait de quelque manière que ce pût être
». Et quelques lignes après, page 4, vous dites « qu’on lise et relise l’Ecriture, qu’on n’y trouvera point de précepte formel et particulier contre la Comédie
». Vous avez bientôt oublié ce que vous venez de dire. En voyant que vous souhaitiez que l’Ecriture s’expliquât en quelque manière que ce pût être, je ne croyais pas que vous {p. 135}demandassiez un précepte formel : mais vous vous êtes d’abord aperçu sans doute qu’il était facile de vous confondre ; c’est pourquoi vous vous êtes retranché promptement dans le précepte formel, et vous prétendez qu’il n’y en a point dans l’Ecriture contre la Comédie, appuyant votre sentiment sur celui de Tertullien que vous puisez dans le Chapitre 16, de son Livre des Spectacles. Mais j’ai été surpris en le lisant de n’y pas trouver un seul mot de ce que vous dites, encore moins le « plane nusquam », que vous citez à la marge. Tout ce que je vois dans Tertullien, c’est qu’aux Chapitres 14, 18, 19 et 20, il prouve que les Spectacles sont plus que suffisamment défendus par l’Ecriture. Il y combat vigoureusement l’opinion de ceux qui prétendaient que l’Ecriture ne les avait pas défendus : ainsi, sauf meilleur avis, je crois qu’il combattait la vôtre pour la détruire entièrement. Je n’ai qu’à vous adresser ses paroles du Chapitre 14, et vous dire : Comment pouvez-vous prétendre que l’Ecriture n’a pas défendu la Comédie ? comme si elle {p. 136}ne l’avait pas assez suffisamment défendue et condamnée, en condamnant les concupiscences du siècle ? « Quasi parum de Spectaculis pronuncientur cum concupiscentia saeculi damnantur.
30 » Demandez après cela un précepte formel, et appuyez votre sentiment sur celui de Tertullien.
Vous faites parler Albert le Grand, page 26, et lui faites dire, que « l’Ecriture sainte ne condamne pas les Jeux, les Danses, et les Spectacles ; mais au contraire les justifie en quelque manière, par les exemples qu’elle nous donne de la danse de Marie, sœur d’Aaron, de Benjamin et des autres.
» Je n’ai autre chose à vous dire là-dessus, si ce n’est que notre sentiment n’est pas différent de celui d’Albert le Grand ; mais que si par les Danses dont il est parlé dans l’Ecriture, vous prétendez justifier celles des Opéras, des Comédies et des autres Spectacles, comme faisaient les Chrétiens, contre lesquels Saint Cyprien déclame dans son Livre des Spectacles ; je vous dirai ce que ce grand Saint Docteur disait, qu’il vaudrait mieux pour {p. 137}vous n’avoir jamais lu l’Ecriture, que d’en faire un si méchant usage et une si pitoyable application. « Melius fuisse nullas litteras nosse, quam sic litteras legere.
31 »
Il n’est pas nécessaire que Dieu, pour défendre la Comédie, en ait fait un précepte formel dans l’Ecriture : il n’en a pas non plus contre les excès qui peuvent s’y trouver, et que vous condamnez cependant aussi bien que nous. Combien de choses y a-t-il que nous croyons défendues par l’Ecriture, dont elle n’a pourtant point fait de précepte formel. On n’en voit point qui défende à un Religieux d’écrire en faveur de la Comédie ; cependant quand vous voudrez, je vous ferai voir par l’Ecriture que cela lui est défendu. En un mot, c’est assez pour que la Comédie soit défendue dans l’Ecriture, que nous y trouvions la défense des maux dont elle peut être la source, et ceux dont elle peut elle-même tirer son origine, entre lesquels et la Comédie il y a un fatal enchainement : car c’est assez pour aimer et rechercher la Comédie, que d’être {p. 138}dans certains dérèglements du siècle ; et c’est assez aussi pour tomber dans ces dérèglements que d’aller à la Comédie. Or vous pouvez comprendre la défense de toutes ces choses dans la condamnation des concupiscences du siècle, comme dit Tertullien, Chapitre 14, ou dans la condamnation des péchés qui règnent à la Comédie, comme il dit Chapitre 20, ce qui prévient même la réponse que vous pourriez faire, que Tertullien n’a parlé que contre les Spectacles des anciens : car, comme je vous ai déjà fait remarquer, ce qu’il dit convient encore à ceux de ce temps, puisque les concupiscences du siècle n’y règnent pas moins que dans les autres. La Comédie est donc défendue et condamnée par l’Ecriture, et par conséquent on ne peut y assister sans aller contre le Commandement de Dieu. Mais que pensez-vous du précepte de l’Eglise ? Vous voudriez bien la justifier encore de ce côté-là ; voyons ce qui en est.
Le précepte de l’Eglise ne peut être renfermé que dans les Conciles, les {p. 139}Pères, et les Ordonnances ou Rituels des Eglises particulières. Pour ce qui regarde les Conciles, je suis dispensé de les citer contre vous ; parce que vous demeurez d’accord page 4, qu’ils ne vous sont pas favorables. Mais afin que vous ne vous rétractiez pas, ou que vous ne disiez pas que ce ne sont que les excès de la Comédie que les Conciles ont condamné : en voici trois ou quatre Français qui condamnent formellement la profession des Comédiens. Vous allez voir que c’est inutilement que vous avez remarqué page 23, qu’on s’est adouci en faveur de la Comédie dans la suite des temps, parce que le Théâtre se purifiait : car ces Conciles n’ont pas seulement condamné les Comédies des anciens, mais aussi celles qui se représentaient en France de leur temps. Que si les derniers Conciles ne les ont pas condamnées, c’est qu’ils supposaient qu’elles l’avaient été suffisamment par les précédents.
Le premier Concile d’Arles, tenu l’an 314, prive de la Communion, ou si vous voulez, excommunie et sépare {p. 140}de la Communion des fidèles, ceux qui montent sur le Théâtre. « De Theatricis et ipsos placuit quamdiu agunt, a Communione separari
32 », pendant le temps qu’ils exercent cette profession. Le 20e Canon du second Concile d’Arles, tenu l’an 452, porte la même chose, en ajoutant seulement, « de Theatricis qui fideles sunt
33 », qui sont fidèles.
Le second Concile de Chalons, tenu l’an 813, Canon 9, veut que non seulement les Prêtres s’abstiennent des Spectacles ; mais qu’ils persuadent aux fidèles de s’en abstenir et de s’en éloigner. « Non solum ipsi respuant, verum etiam fidelibus respuenda percenseant.
34 »
Le Concile de Bourges, tenu l’an 1584, exhorte tous les Chrétiens d’éviter autant qu’ils pourront, les Comédies et les autres Spectacles, « mimos quantum fieri poterit devitent
35 ». Je ne rapporte pas les Canons tout entiers, comme vous voyez, pour abréger. Ce que j’en dis, suffit pour vous faire voir quel est le sentiment de ces Conciles.
Je m’en tiendrais même à ces quatre Conciles, si je ne croyais être {p. 141}obligé de justifier Saint Charles Borromée de l’injure que vous lui avez faite, page24, de vouloir l’attirer dans votre sentiment, lui qui y était si fort opposé. Je ne sais pas de quel endroit du troisième Concile Synodal, tenu l’an 1568, vous tirez ce que vous dites, que « ce Cardinal approuva dans ce Synode les Comédies modestes et honnêtes
». (Quand il l’aurait fait, vous n’en pourriez tirer aucun avantage, il n’aurait pas pour cela approuvé celles que vous vouliez justifier.) Mais je vois au contraire qu’il les condamne généralement sans en faire aucune distinction. Vous n’avez qu’à lire le commencement de la quatrième Partie des Actes de Milan, où il traite des obligations des Prédicateurs à reprendre les coutumes pernicieuses, et vous verrez qu’il veut qu’ils représentent sans cesse au Peuple fidèle, combien les Spectacles sont contraires à la discipline Chrétienne ; qu’ils prêchent souvent avec force contre les Danses et les Bals, par lesquelles sont excitées les passions les plus dangereuses ; qu’enfin ils emploient tous {p. 142}leurs soins à faire voir avec un zèle pieux, et avec autant de véhémence qu’il leur sera possible, combien les Comédies qui sont la source et la base presque de tous les maux et de tous les crimes, sont opposés aux devoirs de la discipline Chrétienne, « a disciplinae Christianae officiis abhorrentes
». Et ce qu’il y a de particulier et qui fait encore plus contre vous, c’est que Saint Charles veut que les Prédicateurs se servent pour tout cela des mêmes raisons et des mêmes arguments dont Tertullien, Saint Cyprien, Salvien et Saint Chrysostome s’étaient servis. Ce qui fait voir que Saint Charles ne croyait pas, comme vous, que ces Pères n’eussent déclamé que contre les excès et les infamies des Spectacles des anciens, puisque sans doute ces excès ne duraient plus du temps de Saint Charles. Et comment
avez-vous pu entreprendre d’attirer Saint Charles dans votre sentiment, surtout si vous avez lu le Livre 3 des Actes de Milan, où il croit qu’il est à propos d’avertir et d’engager les Princes de chasser les Comédiens de leurs Etats. {p. 143}« De his etiam Principes et Magistratus commonendos esse duximus, ut histriones, mimos, etc. de suis finibus ejiciant.
36 » Et quoique Saint Charles dans la première Partie des Actes du Synode de l’an 1572, ne paraisse défendre les Comédies que les jours de Dimanche et de Fête, on n’a qu’à examiner les raisons dont il se sert pour cela, et l’on verra qu’elles conviennent généralement à tous les jours de la semaine.
Pour ce qui est des Pères en qui le précepte de l’Eglise est encore renfermé, je crois que ce que j’ai dit de Tertullien et de Saint Cyprien., est plus que suffisant pour vous faire voir que les autres Pères ont condamné la Comédie, et qu’ils n’ont pas seulement déclamé contre les Spectacles des anciens, à cause des excès qui s’y trouvaient ; mais aussi à cause de la vanité, du danger, et pour les autres raisons qui subsistent dans ceux de ce temps. Il me sera sans doute permis de juger de leurs sentiments par celui de Tertullien, et de Saint Cyprien, puisque vous l’avez fait vous-même. Cependant parce que vous avez cité {p. 144}Salvien page 15, et Lactance page 16.et que je n’en ai point encore parlé, souffrez que j’en dise quelque chose pour les mettre à couvert du tort que vous leur avez fait, et pour vous faire voir combien vous vous êtes trompé sur leur sujet ; qu’en un mot ce n’est pas seulement pour tous vos excès prétendus qu’ils ont condamné le Théâtre, mais pour tout ce qu’on y voit encore.
Lactance dans le Chapitre 20 du Livre des Institutions divines, après avoir parlé en général des Spectacles publics, et les avoir condamnés, entre dans le détail. Je ne sais, dit-il s’il y a moins de dérèglement dans les Théâtres que dans les autres Spectacles : car on ne parle dans les Comédies que de l’incontinence des filles et des amours des femmes de mauvaise vie. « In scenis nescio an sit corruptela vitiosior, nam et comicae fabulae de stupris virginum loquuntur, aut amoribus meretricum.
37 » Voilà donc ce qui porte Lactance à condamner la Comédie. A votre avis, approuverait-il la vôtre ? Y parle-t-on d’autre chose ? Dans la Tragédie, ajoute-t-il, on expose aux yeux du peuple les parricides, les {p. 145}incestes, et toute sorte de crimes. « Tragicae historiae subjiciunt oculis parricidia, incesta
» ; en voilà assez pour Lactance, cela lui suffit pour les condamner. Pourquoi cela même ne nous suffira-t-il pas pour condamner les vôtres, puisqu’elles ne roulent toutes que sur les mêmes crimes.
Mais, direz-vous peut-être, on n’en parle que pour en donner de l’horreur, on ne fait paraître le vice sur le Théâtre que pour le corriger. Et qui vous a dit que les Anciens n’eussent pas le même dessein que vos bons amis ? Lactance ne l’ignorait pas sans doute, et cependant cela n’empêche pas qu’il ne condamne leurs Comédies. D’ailleurs vous me faites pitié avec votre correction que vous prétendez inférer dans le dessein du Théâtre. Je voudrais bien que vous me disiez qu’elle différence vous faites d’un Prédicateur qui déclame contre le vice, et un Comédien ? Est-ce que l’un parle en Prose, et l’autre en Vers ? est-ce que l’un est dans une Chaire et l’autre sur un Théâtre ? Pitoyable différence ? celle que j’y trouve, c’est qu’un Prédicateur a véritablement {p. 146}ou doit avoir le dessein de détruire le vice en déclamant contre, et que son ministère et toutes les circonstances qui l’accompagnent portent à cela. Mais un Comédien dans le temps même qu’il moralise le plus, n’a pas un véritable dessein de corriger ni de réformer personne : on ne s’y attend pas, le temps ni le lieu n’y sont pas propres, et on ne prétend pas même qu’il ait ce dessein. C’est pourquoi on est surpris avec raison, que quelque soin que prennent les Prédicateurs de détruire le Vice, ils y réussissent cependant si peu, et que les Prédications étant si fréquentes, les conversions soient si rares. Mais quelqu’un s’est avisé d’être surpris qu’on ne se convertisse pas à la Comédie ? non sans doute, on s’en moquerait. Je m’aperçois que j’ai trop tôt abandonné Lactance, reprenons-le pour un moment.
Après que ce Père a condamné les Comédies et les Tragédies, il passe aux Farceurs et aux Bouffons. Que font, poursuit-il, les Bouffons par leurs mouvements impudiques, qu’enseigner et inspirer l’impureté ? Ces efféminés {p. 147}démentent ce qu’ils font, et s’étudient à paraître des femmes dans leurs habits, dans leur façon de marcher, et dans leurs gestes lascifs. A ce caractère je reconnais vos Farceurs, qui paraissent sur le Théâtre après la Pièce sérieuse, où l’on voit souvent les hommes changer d’habit, et prendre celui des femmes pour les mieux contrefaire, et prendre des libertés qui ne conviendraient pas à une femme quelque immodeste qu’elle fût. « Impudicas foeminas in honestis gestibus mentiuntur.
» C’est ce que l’on fait encore tous les jours, et c’est ce que Lactance condamne. Enfin, ajoute-t-il, que dirai-je de ces Bouffons qui tiennent école de la débauche, qui par de feints adultères, enseignent à en commettre de véritables, « qui docent adulteria dum fingunt, et simulatis erudiunt ad vera
». Que feront, continue Lactance, les jeunes hommes, et les jeunes filles voyant toutes ces représentations ? Ils apprennent, répond-il, par là ce qu’ils peuvent faire. « Admonentur utique quid facere possint.
» Ces objets allument dans leur cœur le feu de l’impureté qui s’enflamme par la vue, « et {p. 148}inflammantur libidine quae aspectu maxime concitatur
». Chacun selon son sexe se représente à son imagination dans ces Spectacles ; on les approuve quand on en rit, « ac se quisque pro sexu in illis imaginibus praefigurat, probantque illa dum rident
». Et emportant les vices du Théâtre, on s’en retourne en sa maison plus corrompu et plus déréglé qu’on n’était. « Et adharentibus vitiis corruptiores ad cubicula revertuntur
». Je ne vois pas qu’on puisse rien dire qui convienne mieux à tout ce qui se passe aujourd’hui dans vos Farces et vos Comédies, et je
ne vois pas aussi qu’on en puisse trouver une condamnation plus formelle.
Si vous voulez prendre la peine de lire un peu plus exactement que vous n’avez fait Salvien Evêque de Marseille dans le 6e
Livre de la Providence de Dieu, vous verrez qu’il y parle des Jeux publics que les Chrétiens faisaient eux-mêmes pour rendre grâces à Dieu des Victoires qu’ils avaient remportées sur leurs ennemis ; qu’il y parle des Jeux qui n’étaient faits que pour exciter la joie. Cependant c’est contre ces Jeux {p. 149}et ces Spectacles qu’il déclame, et non point contre ceux des Païens. Après avoir cité un passage de Saint Paul pour la condamnation de ces Chrétiens, il leur dit que dans leurs Spectacles ils se déclarent en quelque manière apostats, transgresseurs de la Loi, et ennemis des Sacrements. « In Spectaculis quaedam apostasia fidei est, et a Symbolis ipsius et caelestibus Sacramentis lethalis praevaricatio.
38 » Parce qu’ayant protesté dans le baptême de renoncer au diable, à ses pompes, à ses Spectacles, et à ses ouvrages, ils les pratiquent toutefois après le baptême ; et qu’ils n’ont pas plutôt fait profession de croire en Dieu, qu’ils font voir par leur conduite qu’ils suivent les maximes du diable, puisqu’il est dans les Spectacles et dans ses pompes. « Et ideo qui revertitur ad diabolum, relinquit Deum ; diabolus autem in Spectlaculis est et pompis suis.
» Qu’en un mot on abandonne la Foi de Jésus- Christ par cette seule démarche.
Mais c’est assez faire parler Salvien, voyons quel avantage nous pouvons tirer de ce qu’il dit. Je vois d’abord que ce n’est pas des Spectacles des Païens {p. 150}qu’il parle ; mais de ceux que les Chrétiens faisaient eux-mêmes pour rendre à Dieu des actions de grâces des Victoires qu’ils avaient remportées sur leurs ennemis. « Aut victoria de hostibus a divinitate praestatur
». Ainsi ne pensez plus aux Spectacles des Païens. J’infère ensuite que les Chrétiens faisant eux-mêmes les Spectacles, et sur tout pour une cause si sainte, ils n’avaient garde d’y insérer toutes ces infamies dont vous nous avez tant parlé. Celles dont Salvien leur parle, c’est qu’ils ne se contentent pas de rire et de se divertir, si leur joie n’est mêlée avec le péché, la folie et les impuretés. « Nobis autem ridere et gaudere non sufficit, nisi cum peccato et insania gaudeamus, nisi risus noster impuritatibus misceatur.
» Ces folies, ces péchés et ces impuretés contre lesquelles Salvien déclame, ne consistaient sans doute que dans les paroles ou dans les gestes déshonnêtes, dont ces Spectacles étaient toujours remplis et gâtés, et nullement dans des actions d’impureté qui se fissent sur le Théâtre. Enfin je m’aperçois que quoique que ces Chrétiens {p. 151}ne fussent pas si coupables que vous le voudriez bien, Salvien leur dit cependant, qu’ils ne profitent pas des exemples que Jésus-Christ leur a donnés, ni des leçons que Saint Paul leur a laissées, et qu’au lieu de bannir de leur cœur l’impiété et les désirs déréglés pour vivre librement dans la piété et dans la justice, ils renonçaient aux vœux du baptême, et pratiquaient le contraire de ce qu’ils avaient promis si solennellement.
Or que trouvez-vous dans tout ce discours plein de zèle, à la vérité, que je ne puisse avec raison adresser à tous ceux qui vont encore à la Comédie ? Ne puis-je pas leur dire avec Salvien qu’ils ne profitent pas des exemples de Jésus-Christ, ni des leçons de Saint Paul, qu’ils ne bannissent pas de leur cœur les désirs déréglés, qu’ils renoncent aux vœux du baptême, et qu’ils pratiquent tout le contraire de ce qu’ils y ont promis ? Sur tout les Spectacles de ce temps n’ayant pas une intention sainte, comme ceux des anciens Chrétiens paraissaient l’avoir, lorsqu’ils les faisaient, comme dit Lactance, pour rendre {p. 152}grâces à Dieu de quelque victoire qu’ils avaient remportée sur leurs ennemis.
Ce sera faire l’Orateur, me direz-vous peut-être : je veux bien imiter en cela Salvien. Et puisqu’il ne condamnait pas les Spectacles seulement à cause des excès, mais parce qu’il voyait qu’en cela les Chrétiens ne vivaient pas conformément à leur état et à leur vocation ; souffrez que pour la même raison je condamne les vôtres, quoiqu’ils soient exempts des excès des Anciens. Je pourrais sans peine vous faire voir que Saint Chrysostome, Saint Augustin, et tant d’autres Pères dans tous les siècles, ont parlé conformément à ceux dont j’ai rapportés les sentiments. Mais quand je le pourrais sans peine, je ne le pourrais pas sans être encore bien long, et je m’aperçois que je ne l’ai déjà été que trop. D’ailleurs puisque vous n’avez cité Tertullien, Saint Cyprien, Salvien, et Lactance que pour appuyer votre sentiment, j’ai cru qu’il me suffisait de les justifier, et de faire voir que quoique vous prétendiez au contraire, les Pères vous étaient entièrement et directement opposés.
{p. 153}« Mais, dites-vous, pages 24 et 25, toutes les déclamations des saints Pères contre la Comédie, ne doivent pas faire tant d’impression sur notre esprit, et nous paraître d’une si grande autorité, puisque ces mêmes Pères n’ont pas déclamé avec moins de violence contre le luxe, l’intempérance, etc. qu’on en voit des Homélies entières dans Saint Chrysostome ; qu’on en voit un détail particulier dans le Pédagogue de Saint Clément d’Alexandrie, que Saint Augustin en parle fort au long dans la plupart de ses Ouvrages, et surtout dans la Lettre à Possidius ; et que cependant nonobstant tout cela on ne fait pas tant les scrupuleux sur ce Chapitre que sur celui de la Comédie, et qu’on ne fait pas difficulté de s’habiller selon sa condition et de vivre à son aise, pourvu qu’on le fasse avec une honnête modération ; que c’est une injustice de ne pas étendre cet adoucissement aux Spectacles, et de ne pas dire, que comme on applique les reproches des Docteurs de l’Eglise au luxe, à l’intempérance, à la dissipation des biens, et non pas à leur usage modéré {p. 154}et innocent, l’on peut aussi interpréter leurs paroles, des Comédies impies et déshonnêtes, et non pas de celle où l’on ne trouve rien que de conforme aux règles de la sagesse et de l’honnêteté.
» Voilà votre beau raisonnement dans toute son étendue.
Il n’y en a guère dans votre Lettre qui ne soit captieux ; et si j’avais voulu les examiner tous par les règles de la Logique, j’aurais fait voir qu’il n’y a presque point d’espèce de Sophisme que vous n’ayez employé pour établir votre sentiment. Mais vous vous êtes surpassé dans celui-ci, et vous avez enchéri par dessus tous les autres : il me sera fort aisé de vous le faire voir. Mais auparavant vous voulez bien que je vous dise, que quand je vous accorderais la conséquence de tout votre raisonnement, il ne conclurait pas en votre faveur, à moins que vous ne prouviez un peu plus solidement que vous n’avez fait, que la Comédie que vous prétendiez justifier, est conforme aux règles de la sagesse et de l’honnêteté, ce que je vous ai nié, et que je vous nie encore, surtout si vous entendez {p. 155}parler non d’une sagesse, et d’une honnêteté mondaine, ce qui est trop vague, mais d’une sagesse et d’une honnêteté Chrétienne. Ne nous arrêtons pas là, et examinons votre raisonnement.
Vous dites que les Pères ont déclamé contre le luxe et 1’intempérance, personne n’en doute : et que cependant on ne fait pas tant les scrupuleux sur ce chapitre, puisqu’on ne fait pas difficulté de s’habiller selon sa condition et de vivre à son aise. Mais en cela va-t-on contre les déclamations et les défenses des Pères ? Et ces saints Docteurs en déclamant contre le luxe et l’intempérance, ont-ils déclamé contre ceux qui s’habillent selon leur condition et qui vivent à leur aise ? il n’y a que vous qui le puisse dire. Le luxe consiste-t-il à s’habiller selon sa condition, et l’intempérance, à vivre à son aise ? Non sans doute, en tout temps on a toujours su faire beaucoup de différence de l’un à l’autre. Pouvez-vous dire qu’on s’est radouci sur cet article ? encore moins. Le luxe est toujours luxe, l’intempérance est toujours intempérance, {p. 156}et le luxe aussi bien que l’intempérance, contre lesquels les Pères ont toujours déclamé, sont encore tous les jours le sujet des plus belles et des plus fortes Prédications de notre temps ; mais ni les Pères, ni nos Prédicateurs n’ont jamais déclamé contre ceux qui s’habillent selon leur condition et qui vivent à leur aise, pourvu qu’on ne s’abuse pas et qu’on ne se flatte pas là-dessus. Ainsi ne dites pas qu’on n’est plus si scrupuleux sur le luxe et l’intempérance, on ne l’est pas moins à présent, qu’on l’a été autrefois ; mais à présent comme autrefois chacun peut s’habiller modestement, honnêtement et richement selon sa condition, et vivre sans mollesse, sans excès et sans délicatesse à son aise, sans être taxé de luxe ni d’intempérance. Ces vices sont toujours vices ; mais ce qui est vice dans l’un, ne l’est pas dans l’autre. Qui ne sait qu’une Dame de qualité peut se distinguer dans ses habits d’une Bourgeoise ? Mais dès que la Bourgeoise voudra prendre les habits d’une Dame de qualité, ces mêmes habits qui n’étaient pas un luxe dans la Dame de {p. 157}qualité, le seront dans la Bourgeoise. Quand le Roi ordonne aux Seigneurs de sa Cour, ou aux Officiers de sa Maison ou de ses Armées, de se galonner d’or et d’argent, ces habits qu’on appelle d’Ordonnance ne pourront jamais faire condamner de luxe ceux qui les portent. Mais si un Artisan, un Bourgeois même voulait en faire et porter de semblables, qui pourrait l’en excuser ? tout de même de l’intempérance. Si un particulier, quelque riche qu’il fût, voulait faire couvrir sa table aussi splendidement que les Officiers Généraux dans les Armées, les Gouverneurs et les Intendants des Provinces qui y sont obligés et qui sont gagés par le Roi pour cela ; qui ne voit que le premier manquerait à son devoir, tandis que les autres n’en passent pas les bornes : Ceux-là sont toujours dans une grande dépense de table sans crime, au moins par cet endroit-là, et ce particulier par ce seul endroit ne serait pas excusable. Quand nos Prédicateurs déclament avec violence contre le luxe et l’intempérance, ils prennent grand soin de distinguer ce qui est luxe, et ce qui {p. 158}ne l’est pas ; ce qui est intempérance et ce qui ne l’est pas, et vous n’en avez pas moins pris de le confondre. Ce n’est que dans la confusion que vous trouvez votre compte : malheur à celui qui marche dans les ténèbres et les aime.
Ne dites donc plus que « puisqu’on s’est radouci sur le luxe, on doit prendre quelque juste tempérament de la Comédie
». Vous supposez faux, car votre conséquence ne saurait être bonne. Aussi bien loin de vous l’accorder je dis que puisque de votre propre aveu les Pères ont condamné la Comédie de la même manière que l’intempérance ; il est aisé de conclure que les Pères ont condamné la Comédie que vous vouliez justifier. Et je tire cette conséquence de vos propres sentiments, et du désir que vous témoignez que l’on prenne à l’égard de la Comédie, le même tempérament que vous supposez que l’on a pris par rapport au luxe et à l’intempérance. Mais comme je nie votre supposition et que je prétends qu’on n’a point mis de tempérament à l’égard du luxe et {p. 159}de l’intempérance, que l’on condamne toujours également, suivant le plus fidèlement que je puis, les traces des Pères ; je condamne, comme eux, non seulement le luxe et l’intempérance, mais encore votre Comédie telle quelle est à présent, sans recevoir aucun tempérament, ni touchant la Comédie, ni sur le luxe et l’intempérance ; que je condamne, dis-je, sans pourtant condamner ceux qui s’habillent honnêtement et modestement, selon leur condition, et qui vivent à leur aise sans mollesse, sans excès et sans délicatesse. Apprenez donc à bien distinguer l’un de l’autre, pour ne vous y plus tromper, et ne croyez pas nous surprendre par vos raisonnements captieux et par vos subtilités. Poursuivons.
J’ai dit que le précepte de l’Eglise était encore renfermé dans les Ordonnances ou Rituels des Eglises particulières, c’est ce qui me reste à examiner. Vous avez sans doute prévu qu’il y avait de la difficulté dans ce point : car vous faites dire à votre ami, page 35, que « des Docteurs, ou du moins {p. 160}qui se piquent de l’être, lui ont montré certains Rituels qui défendent aux Confesseurs d’administrer les Sacrements aux Comédiens, ce qu’ils confirment par plusieurs Conciles
». On peut dire en passant qu’on ne voit guère de gens qui se piquent d’être Docteurs s’ils ne le sont pas ; vous avez confondu doctes avec Docteurs. En effet on voit beaucoup de gens qui veulent passer pour doctes, sans être Docteurs ni doctes, il ne vous est pas difficile d’en connaître. Mais combien en voit-on qui prennent la qualité de Docteurs, et qui se piquent de l’être, s’ils ne le sont pas ? Pour moi j’avoue que je n’en ai pas trouvé en mon chemin ; et j’ai remarqué au contraire, que ceux qui ne sont pas Docteurs, prennent ordinairement le parti de mépriser cette qualité, bien loin de se l’attribuer à faux. Que Ceux qui l’ont véritablement, sont bien aise de la porter, on ne peut pas leur en faire un crime, ni se moquer d’eux en disant qu’ils se piquent d’être Docteurs, surtout s’ils le sont de Sorbonne. Il en coûte assez de peine, de {p. 161}veilles et d’argent, pour pouvoir mériter et porter la qualité, sans être exposés à vos railleries.
Mais, revenons à notre sujet. On croirait d’abord que cette difficulté que vous vous faites proposer par votre ami, vous dût embarrasser : point du tout, on se trompe. Vous avez votre distinction dans la poche toute prête. Vous répondez à cela sans hésiter, que ces Rituels et les Canons de ces Conciles n’en veulent qu’aux Comédiens qui jouent des Pièces scandaleuses, ou qui ne les représentent pas assez honnêtement. Sans aller plus loin, je pourrais tirer cette conséquence, que c’est donc à vos amis qu’ils en veulent. Pour vous faire voir sur quel fondement je la puis tirer, je ne me sers que d’une raison qui me paraît sans réponse. Sans examiner tous les Rituels qui parlent contre la Comédie, qui ne sont pas en petit nombre, quand il n’y aurait que celui de Paris, de Sens, d’Orléans, de Reims, de Chalons, d’Alès, de Langres, de Bayeux, et de Constance ; en voilà, ce me semble suffisamment. Sans examiner aussi {p. 162}la manière dont ces Rituels. parlent contre la Comédie, aussi bien vous paraissiez demeurer d’accord qu’ils ne vous sont pas favorables, puisque vous ne répondez à leur autorité qu’en prétendant que leur défense touchant la Comédie, n’est pas plus forte et plus expresse que celle qui regarde les autres Jeux ; je ne m’arrête qu’à celui dont on se sert actuellement dans le Diocèse de Paris : car les plus nouveaux, et qui sont autorisés par la pratique et l’usage, sont sans doute ceux dont on a pu tirer la condamnation de vos amis, sans que votre distinction puisse vous être d’aucune utilité ni d’aucun secours. Or le Rituel de Paris condamne la Comédie et défend d’administrer les Sacrements aux Comédiens, s’ils ne renoncent à leur profession. II n’y a point là de distinction à donner : car quelque épuré que vous prétendiez que votre Théâtre soit, le Rituel ne reconnaît pas d’autres Comédiens, que ceux qui montent actuellement, que ceux que vous voulez justifier ; et ce sont ceux-là même à qui il défend d’administrer {p. 163}les sacrements. Cette défense est toujours en vigueur, puisque MM. les Curés de Paris l’exécutent autant de fois que l’occasion s en présente, et ne reçoivent point les Comédiens à la participation des Sacrements, qu’ils ne renoncent au Théâtre. Dans la Paroisse même de Saint Sulpice, pour l’administration du Saint Viatique, on ne se contente pas d’une renonciation verbale ; mais on en exige une par écrit, signée du malade. Il n’y a que peu de jours qu’on vous en a donné un exemple, sans parler d’une infinité d’autres dont vous pouvez vous informer. Ne distinguez donc plus la défense des Rituels, ou bien niez-en l’autorité ; ou enfin attendez que vous ayez assez de crédit pour les faire réformer.
« Que ces Docteurs, dites-vous à votre ami, vous montrent donc la différence qu’ils mettent entre la défense des autres Jeux et des Comédies : Car pour les Rituels et les Canons [ils] n’en mettent aucune, et les défendent également.
» Et pour justifier ce que vous avancez, vous citez quelques Conciles {p. 164}et quelques Pères. Vous n’avez qu’à examiner de prés les Canons des Conciles et les passages des Pères, vous trouverez vous-même de la différence entre la défense des Jeux de la Comédie, soit à cause de l’excommunication qui est attachée à l’une et non pas à l’autre, soit à cause des autres circonstances qui s’y montrent. Et quand vous n’y trouveriez point de différence, et que le péché et le scandale serait égal [sic] dans les Jeux immodérés et excessifs, et dans les Comédies déshonnêtes, vous devrez croire que la défense en sera égale. C'est ce que l’on peut dire en général des Jeux défendus, dans lesquels on doit toujours considérer l’excès et le scandale. Je n’entre pas dans la distinction et l’examen de ceux qui sont défendus, ou qui ne le sont pas, vous n’en avez point parlé en particulier, trouvez bon que je m’en dispense aujourd’hui.
Mais comment, me direz-vous, accommoder et allier cette défense du Rituel de Paris, avec toute la conduite de Monseigneur l’Archevêque. S’il croyait la Comédie si scandaleuse, {p. 165}n’emploierait-il pas toute son autorité pour l’empêcher ? Je réponds à cela que personne ne peut douter du zèle de Monsieur de Paris ; mais quelque zèle que l’on ait, l’on ne fait pas toujours le bien que l’on voudrait faire. L’Eglise n’est pas responsable de tous les désordres qu’elle ne détruit pas ; et il y a bien des choses dont elle gémit sans y pouvoir remédier. Au reste, l’indignation que ce grand Prélat a témoignée de votre Lettre, et les peines qu’il vous en a fait ressentir, vous doivent maintenant, plus que toute autre chose, détromper là-dessus de vos sentiments.
On savait déjà d’ailleurs que dans toutes les occasions qui se sont présentées, Monseigneur de Paris a fait paraître son zèle contre les désordres de la Comédie, et l’aversion qu’il a pour cette profession, les Comédiens eux-mêmes pourraient vous en rendre témoignage. Tout ce qui se passa à la mort de Molière, suffit pour vous en convaincre, et la sépulture de Rosimond, dont on a dans le monde l’idée plus fraiche, ne vous perrnet pas {p. 166}d’en douter. Comme la mort de ces deux Comédiens avait été semblable presque dans toutes les circonstances, leur enterrement ne fut pas beaucoup différent ; et quelques instances que pût faire toute la Troupe Comique, quelques mouvements qu’elle se donnât, elle ne put jamais engager Monseigneur de Paris à faire enterrer les Comédiens, que d’une manière qui répondît à l’indignité de leur profession, quoique l’on dît que Molière avait demandé un Confesseur avant de mourir, ce qui était un signe qu’il voulait renoncer à sa profession : tous ceux qui meurent encore sans avoir renoncé, doivent s’attendre à pareil traitement. Dites après cela que Monsieur de Paris tolère la Comédie, parce qu’il ne la détruit pas : ce n’est pas toujours par les effets qu’il faut juger du zèle des personnes.
Non content d’avoir intéressé Monseigneur l’Archevêque dans votre réponse, vous voulez y faire entrer le Roi ; et l’on voit que vous remuez Ciel et Terre, l’Eglise et l’Etat, pour servir la plus méchante cause qui fut jamais. {p. 167}Pour réponse, je n’ai qu’à vous déclarer que ce n’est ni à vous ni à moi à examiner les raisons de la conduite que tient Sa Majesté pour le gouvernement de ses Sujets, il tolère ceux-ci, il ne tolère pas ceux-là ; il a ses raisons pour le faire, et nous n’en avons point de nous plaindre, ni vous de vous en prévaloir, ni de vous servir de sa conduite pour autoriser aucun mal. Je suis convaincu de la droiture des intentions de Sa Majesté, dans tout ce qu’il fait, ou qu’il fait faire ; mais quelque bonnes qu’elles soient, elles n’ont pas la vertu de communiquer leur bonté à tout ce qu’elles regardent. La vue du bien public et de la tranquillité de l’Etat, est cause que l’on tolère de certains maux pour en éviter de plus grands ; et que l’on fait dans un temps, ce que l’on trouve mauvais et que l’on détruit dans un autre. La dernière révolution des Hérétiques nous en est une preuve convaincante. Quand Sa Majesté voudra chasser les Comédiens de son Royaume, elle le pourra, et la Religion lui en fournira des motifs ; sa conduite {p. 168}sera autorisée par l’exemple de Saint Louis, et d’autres de ses Prédécesseurs. Que s’il les laisse dans l’exercice de leur profession, la Politique ne manquera pas de raisons pour le mettre à couvert et pour l’excuser des mauvaises suites qui arrivent contre son intention, et qui n’arriveraient peut être pas, si les Comédiens étaient plus fidèles à suivre les Ordonnances qui leur défendent de mêler rien de déshonnête dans leurs Pièces de Théâtre. Enfin pour vous fermer la bouche, je vous demande si le Roi, quelque protection qu’il donne à la Comédie et aux Comédiens, a jamais obligé MM. les Curés de Paris de les recevoir à la participation des Sacrements, à leur laisser donner le Pain
bénit dans leurs Paroisses, à faire Corps dans l’Eglise par quelque Confrérie, comme ils le font dans la Police ? Eux qui se vantent tant de la protection du Roi, l’ont-ils pu demander, ou l’ont-ils pu obtenir par une chose qui leur tient si fort à cœur. Si MM. les Curés de Paris en usaient de même à l’égard des Officiers que {p. 169}le Roi entretient dans sa Cour ou dans ses Armées, qui ne seraient pas d’ailleurs scandaleux, n’auraient-ils pas raison de s’en plaindre hautement, d’en faire des affaires à MM. les Curés, et d’implorer sur ce sujet la protection du Roi ? Vous voyez que le fondement que vous tirez de cette protection, pour la justification de la Comédie, n’est guère solide. Vous n’avez pas lieu non plus de vous prévaloir de ce que font Messieurs les Magistrats : ils peuvent ne pas punir pour la publication des Affiches, puisque tout ce qui se fait dans la Police n’est pas examiné par les règles sévères de la Morale, et que la Police ne prétend pas justifier tout ce qu’elle permet. En cela, la Police évite de plus grands maux par un moindre qu’elle tolère ; et comme dit Saint Isidore de Diamette, elle achète par là le repos et la sûreté de l’Etat. « Minoribus id quod majus est ementes quietem et securitatem.39
» Et c’est avec raison que Saint Thomas dit que les Lois humaines laissent certains crimes impunis, à cause de certains hommes imparfaits dans {p. 170}lesquels on empêcherait de grands biens, si elles leur défendaient toute sorte de péchés à la dernière rigueur. « Si omnia peccata districte prohiberentur.
40 »
Je crois avoir suffisamment prouvé que la Comédie que vous avez prétendu justifier, est non seulement contre le Commandement de Dieu ; mais encore contre celui de l’Eglise. Ainsi la cinquième condition que Saint Thomas exige, ne lui convient pas mieux que les précédentes que j’ai examinées.
Enfin la sixième précaution dont Saint Thomas veut que l’on se serve dans les Jeux, consiste à prendre garde aux circonstances du temps, des lieux et des personnes. J’avoue que cette condition dépend presque entièrement des autres : car si celles dont nous avons déjà parlé, se trouvaient dans la Comédie de notre temps, il ne serait pas difficile de faire voir qu’on n’y pècherait pas dans cette dernière circonstance : comme au contraire les autres y manquant, rien de plus aisé que de montrer que cette dernière ne s’y trouve pas. En effet, je {p. 171}vous avais une fois convaincu que la Comédie que vous avez voulu justifier, n’est pas un plaisir que l’on donne, ou que l’on prenne précisément pour procurer quelque soulagement au corps ou à l’esprit ; que les paroles ni les actions déshonnêtes n’en sont point bannies ; qu’il y a toujours quelque chose d’injurieux à Dieu, et de préjudiciable au prochain ; que l’harmonie de l’âme y est dissipée ou altérée ; que les Commandements de Dieu et de l’Eglise n’y sont point gardés, comme je crois l’avoir suffisamment prouvé : il sera inutile d’examiner les circonstances du lieu, du temps et des personnes, puisqu’il n’y aura point de temps dans lequel on puisse se procurer ce plaisir ; il n’y aura point de lieu dans lequel on puisse le donner ou le prendre, et personne enfin ne pourra être excusé de l’avoir ou donné ou pris. Vous voyez par là, qu’il n’est pas fort nécessaire de s’arrêter beaucoup sur cet article, et sur cette condition qui me paraît renfermée dans les autres. Cependant il en faut dire quelque chose.
{p. 172}Pour ce qui regarde la circonstance du temps, je puis me servir pour condamner la Comédie, par rapport au temps, des mêmes endroits de Saint Jean Chrysostome et de Saint Jean de Damas, dont vous vous êtes servi page 53, pour la justifier, et que vous ne citez que pour nous éblouir et nous surprendre à votre ordinaire. Je vais vous faire voir que ces Pères vous sont en effet plus contraires qu’ils ne vous ont paru favorables. Saint Chrysostome à l’ endroit que vous avez cité, ne dit pas ce que vous lui faites dire que « les Chrétiens de son temps n’allaient pas simplement à la Comédie, mais qu’ils y étaient si fort attachés, qu’ils demeuraient des jours entiers à ces infâmes Spectacles, sans se mettre en peine des divins Offices, ni d’aller un moment à l’Eglise rendre leurs devoirs à leur Créateur.
» Quelle nécessité d’outrer si fort les paroles de Saint Chrysostome ? Les voici en Latin. « Isti qui non simpliciter neque fortuito, sed studio et tanto studio ut Ecclesiam quoque contemnant.
41 » Il se contente de dire que ce n’était pas par {p. 173}hasard que ces Chrétiens allaient aux Spectacles ; mais avec un attachement si grand, qu’il leur faisait mépriser l’Eglise. Il ne dit pas ni que ces Spectacles fussent infâmes, ni que les Chrétiens y passassent les jours entiers ; mais vous supposez toujours que tous les Spectacles des Anciens étaient infâmes, et j’ai prouvé le contraire. Il était outre cela de votre intérêt, de faire dire à Saint Chrysostome que les Chrétiens y passaient les jours entiers. Mais Saint Chrysostome se contente de dire que leur attachement leur faisait négliger l’Eglise. « Ut Ecclesiam quoque contemnant.
»
Or je vous demande si on ne peut pas avec raison dire la même chose des Chrétiens de ce temps que vous voulez justifier. A votre avis ceux qui vont à la Comédie ou les Dimanches et Fêtes, ou les autres jours sont-ils les plus réguliers à s’acquitter des devoirs de Chrétiens ? Sont-ils les plus assidus aux Eglises ? Ces Dames mondaines qui font en dînant une partie d’Opéra ou de Comédie, et qui envoient sur le champ un laquais retenir une Loge avec précipitation, sans lui donner le {p. 174}temps de dîner lui-même : ont-elles le même empressement pour en envoyer un autre retenir des chaises au Sermon ? Qu’en pensez-vous ? Si vous n’en savez rien, informez-vous-en. Vous en connaissez sans doute, ou vous en connaîtrez facilement, si vous vous déclarez pour Auteur de votre Lettre ; elles seront d’assez bonne sorte pour vous avouer que non. N’a-t-on pas raison après cela, de soutenir que dans ce temps aussi bien que du temps de Saint Chrysostome l’attachement qu’ont les Chrétiens pour les Spectacles, leur fait mépriser l’Eglise. « Ut Ecclesiam quoque cortemnant
».
« Saint Jean de Damas42, continuez vous, condamnait aussi le même excès en ces termes. ‘Il y a certaines Villes où les habitants sont depuis le matin jusqu’au soir à repaître leurs yeux de toute sorte de Spectacles, et à entendre sans se lasser des chansons déshonnêtes, qui ne peuvent faire naître dans leur cœur que de mauvais désirs’. Trouve-t-on, ajoutez-vous, rien de pareil dans nos Comédies ?
» Je n’examine pas les paroles de Saint Jean de Damas, je {p. 175}veux supposer que cette unique fois votre traduction est fidèle : il faut vous condamner par vous-même ; permettez-moi donc d’abord de vous dire, que quand Saint Jean de Damas parle de ces habitants, qui depuis le matin jusqu’au soir repaissaient leurs yeux de toute sorte de Spectacles, vous êtes trop injuste de prendre cette manière de parler si fort à la lettre, à moins que vous ne fassiez voir que l’on donnait à manger dans ces Spectacles. Je crois que Saint Jean de Darnas n’a rien dit que l’on ne puisse encore dire de ceux qui vont voir les Danseurs de corde à la Foire, ou de ceux qui sont les piliers de l’Opéra ou de la Comédie. Et quand il ajoute que ces gens entendaient des chansons déshonnêtes, etc. pouvait-il rien dire qui convînt mieux à l’Opéra ? Car enfin par ces chansons déshonnêtes, vous ne voulez pas sans doute que nous entendions seulement celles où il y a des impiétés et des saletés ; mais vous nous permettrez d’y comprendre aussi celles qui parlent d’amour et de tendresse, et qui peuvent, comme dit Saint Jean de Damas, faire naître dans le cœur de {p. 176}mauvais désirs. Celles de l’Opéra ont-elles un autre caractère ? Vous ne nous persuaderez pas qu’elles inspirent de saintes pensées et de pieuses affections : rapportons-nous-en aux Vers de la Satyre dont j’ai déjà parlé.
Pour ce qui est de ce que vous ajoutez, que vos Comédies commencent à cinq ou six heures, quand l’Office est achevé, les Prières terminées, le Sermon fini, quand les portes des Eglises sont fermées : tout cela est vrai et faux en partie. Vous savez mal l’heure de la Comédie, les portes en sont ouvertes longtemps avant que l’on ne ferme celles des Eglises, et surtout de celle de Saint Sulpice, où l’on prolonge les Offices autant qu’on le peut, pour gémir devant Dieu de tout le mal qui se fait dans le même temps, surtout à la Comédie. Mais quand cela ne serait pas, et que la Comédie commencerait à la même heure que le Sermon, il n’y aurait ni plus, ni moins de monde au Sermon ; ou à la Comédie ; puisque comme je vous ai déjà dit, et que tout le monde sait, ce ne sont pas ordinairement ceux qui ont assisté l’après-midi {p. 177}au Service divin qui se trouvent le soir à la Comédie. Ainsi toutes vos précautions sont inutiles et quand on ne les prendrait pas, il n y aurait ni plus, ni moins de mal.
Puisque dans une autre occasion vous vous étiez muni de 1’autorité de Saint Charles, vous deviez dans celle-ci avoir un peu de déférence pour ses sentiments, et faire réflexion que dans le 3e Synode de Milan dont j’ai déjà parlé, ce grand Prélat avait cru que la Comédie était particulièrement défendue les jours de Dimanche et de Fête quand on voulait les passer saintement. Au reste il semble que vous ayez reconnu une partie de la vérité, lorsque vous dites page 54, que les Chrétiens doivent moins fréquenter les Spectacles pendant le Carême, parce que leur état les oblige à se mortifier en ce temps. Il faut que sans y penser vous regardiez la Comédie comme un plaisir opposé à l’esprit de pénitence, comme il l’est en effet, et en ce cas vous deviez faire réflexion que la vie d’un Chrétien doit être une pénitence continuelle, que cet esprit de pénitence ne doit jamais le quitter, qu’il {p. 178}doit se priver de tous les plaisirs qui le détruisent, se contentant de se procurer ceux qui sont nécessaires pour le soulagement du corps ou de l’esprit, et qui ne sont pas opposés à cet esprit de pénitence. On pardonnerait avec peine à un homme du monde d’ignorer ces premiers principes de la Religion, mais qui pourra le pardonner à un Théologien ? Ou si on ne peut pas s’imaginer qu’il les ait ignorés, qui pourra l’excuser d’en avoir été si peu pénétré, et d’avoir eu l’esprit plus rempli de Comédies que de l’Evangile et des Epîtres de Saint Paul, qu’il faudrait que je copiasse, si je voulais rapporter tout ce que ce grand Apôtre a dit pour établir ces vérités fondamentales de la Religion ?
Mais ce qui m’étonne davantage, illustre Théologien, c’est la comparaison que vous faites page 55, du repos que l’on prend les Dimanches à la Comédie, avec celui que Dieu prit le septième jour. Qui croirait, à moins que de le voir, qu’un Théologien pût faire une si étrange application ? Quand une fois on est conduit par l’esprit d’erreur, il n’y a point de précipice dans lequel {p. 179}on ne puisse tomber. Les Pères nous ont sans doute laissé de belles déclamations contre la Comédie ; mais il ne paraît pas qu’ils reprochent aux Chrétiens de leur temps d’y assister les Dimanches et les Fêtes, ce qui me fait croire que dans les premiers siècles le dérèglement n’allait guère jusqu’à ce point.
Mais quand cela serait, ce qu’il y a d’incontestable, c’est qu’assurément les Pères n’ont jamais comparé le repos que les Chrétiens de leur temps pouvaient prendre aux Spectacles, à celui que Dieu prit le septième jour. Le Dimanche est un jour consacré à Dieu, c’est un jour que Dieu s’est réservé pour lui en nous laissant les autres pour nous ; c’est un jour dans lequel il veut être servi et honoré d’une manière plus particulière que dans les autres, c’est le jour du Seigneur, il lui appartient tout entier ; et si la faiblesse de l’homme ne lui permet pas de le donner absolument à Dieu par une application continuelle, au moins ne doit-on prendre que les divertissements nécessaires pour délasser le corps ou l’esprit. C’est en ce sens que c’est un jour de repos et de cessation des {p. 180}œuvres serviles, d’un repos cependant qui nous doit mettre en état de vaquer plus précisément à la sanctification de nos âmes, à rendre à Dieu des actions de grâces de tous les biens que nous en avons reçus pendant la semaine ; et à lui demander la continuation. C’est ce que font les Chrétiens, qui les Dimanches et les Fêtes n’abandonnent leurs occupations ordinaires que pour être assidus au Service divin, dans lequel même ils trouvent du soulagement pour leur corps et leur esprit, et de nouvelles forces pour remplir leurs emplois. Mais c’est ce que ne font pas ceux qui dans ces jours consacrés à Dieu vont à la Comédie, où ils ne sauraient prendre le repos du Seigneur : et quelque soulagement qu’ils y trouvent, c’est toujours un soulagement blâmable, puisqu’ils ne se le procurent que par des divertissements contraires, et à la sainteté du jour, et à celle à laquelle les Chrétiens sont obligés. Cela étant, il est évident que la Comédie doit être encore plus défendue les Dimanches et les Fêtes que les autres jours, avec d’autant plus de raison qu’on ne pourra {p. 181}jamais faire entrer l’assistance à la Comédie dans la sanctification du Sabbat que Dieu nous ordonne, et que personne ne s’avisera d’offrir cette assistance à Dieu et de la rapporter à sa gloire, comme Saint Paul nous recommande de lui rapporter toutes nos actions, même celles qui paraissent plus de l’homme charnel, comme le boire et le manger : « sive manducatis, sive bibitis, omnia in gloriam Dei facite
». Voyez ce que Saint Charles dit dans son 3e Synode de Milan, dans la première page des Actes au titre F, du Culte des Fêtes. C’est particulièrement dans ces jours-là qu’il défend et condamne les Spectacles.
En un mot, si les Chrétiens doivent être toujours occupés de Dieu ou par l’action de leur esprit, ou du moins par la disposition de leur cœur, comme personne n’en peut disconvenir, comment, dit Tertullien, voulez-vous que l’on pense ou que l’on puisse penser à Dieu dans un endroit où il n y a rien de Dieu ? « An ille recogitabit eo tempore de Deo, positus illic ubi nihil est de Deo.43
» Tout cela vous doit faire voir combien peu de raison vous avez eu d’appuyer sur {p. 182}Saint Thomas votre sentiment de l’assistance à la Comédie le jour de Dimanche ; et de faire dire à ce Saint dans l’article 2 de la 168e question in corpore de la 2a 2ae, qu’il était permis d’y assister « ce jour-là ». Relisez Saint Thomas, et vous verrez qu’il ne parle point en cet endroit en aucune façon ni de la Comédie, ni du Dimanche. Pourquoi nous tromper et nous donner le change ?
Pour ce qui est de la circonstance des lieux, j’avoue avec vous qu’on ne joue pas votre Comédie dans des Eglises, qu’on ne s’est pas même avisé d’y penser, quoiqu’on y ait fait autrefois des Jeux saints qui ont été dans la suite défendus pour de solides raisons, et qui, à ce qu’on m’a dit, sont encore en usage en quelques endroits d’Espagne. Mais cela seul vous fait voir qu’on a toujours mis une grande différence entre ces Jeux et vos Comédies ; et que vous devez en mettre encore entre elles, et les Jeux des Collèges qui se font pour exercer les Ecoliers, et dans lesquels il n’y a rien de malhonnête. Aussi vous ne devez pas être surpris, {p. 183} si le Pape assiste à ceux-ci à Rome, et si tout le monde s’y trouve indifféremment en France. On pourra sans doute assister de même à vos Jeux Comiques, si vous pouvez une fois bien persuader tout le monde qu’il n’y a point de différence entre les uns et les autres ; mais c’est de quoi vous ne viendrez pas facilement à bout.
Pour ce qui regarde la circonstance des personnes, j’avoue encore avec vous que les Acteurs qui jouent vos Comédies, ne sont pas des personnes consacrées ni vouées au Seigneur. Mais faites réflexion que ce sont des personnes baptisées et Chrétiennes, des âmes chères à Dieu, rachetées par le Sang précieux de son Fils unique, et qui cependant par leur profession renoncent entièrement aux vœux de leur baptême, par lesquels ils avaient renoncé aux pompes de Satan. « Omnes qui in Christo baptisati estis, Christum induistis.
44 » Que s’il y a parmi eux quelques honnêtes gens, ils sont bien rares, et plus rares que dans toute autre profession : Et ces honnêtes gens, si on les regarde de près, ne seront à nos {p. 184}yeux que d’honnêtes gens selon le monde ; mais toujours méchants Chrétiens. Quoique vous en confessiez, dites-vous, quelques-uns, on ne s’en rapportera pas entièrement à vous, votre témoignage paraîtra suspect ; et il vaudrait mieux pour vous ne vous en point vanter, et ne les avoir jamais confessés, puisque vous ne l’avez fait qu’en les souffrant dans leur désordre. Votre conduite n’est pas en cela conforme à celle de l’Eglise, qui en leur refusant la Communion, suppose qu’ils sont indignes de l’absolution, tant qu’ils demeurent dans leur état.
Pour ce qui est de ceux qui assistent à la Comédie, vous tombez dans une contradiction manifeste : car vous vous montrez sévère page 58, à l’égard des Evêques, des Abbés et des Religieux, et vous ne voulez pas les excuser de péché mortel. Mais c’est trop tôt oublier ce que vous aviez dit page 39, que « tous les jours à la Cour les Nonces du Pape, les Cardinaux et les Evêques, ne font pas difficulté d’y assister : ce qui est, dites-vous, une marque que la Comédie est si pure et {p. 185}si régulière, qu’il ne peut y avoir de honte ni de scrupule à s’y trouver
». Accordez-vous donc vous-même avec vous-même. « Ce n’est pas, ajoutez-vous, que ces Spectacles soient mauvais ; mais c’est que ces personnes étant consacrées à Dieu, elles doivent se priver des divertissements du siècle, outre que leur présence en ces sortes de lieux pourrait causer du scandale, et que pour vous servir des paroles de Saint Augustin, ils doivent mépriser tous les vains amusements du monde pour ne se nourrir l’esprit que de la lecture et de la méditation des saintes Lettres.
» Plût à Dieu que ce fût là votre unique occupation. Je n’aurais pas sans doute eu la peine de réfuter vos sentiments. Arrêtez-vous donc à cette dernière pensée qui est sans difficulté bien meilleure que celle que vous aviez dans la page 39, et en cela votre sentiment sera conforme à celui des Prélats, des Ecclésiastiques et des Religieux, qui ont le véritable esprit du Christianisme et de leur profession. Si ceux dont vous parlez n’étaient pas plus éclairés que vous, et qu’ils {p. 186}voulussent se soumettre à votre conduite, dans quels précipices ne tomberiez-vous pas tous ensemble, tant que vous n’aurez pas de meilleures règles, et que vous ne raisonnerez pas mieux ? Mais Dieu merci l’Eglise de France est gouvernée par des Evêques, et servie par des Religieux qui ont bien d’autres sentiments que vous sur la Comédie, et
ce n’est pas sur leurs esprits que je crains que votre Lettre ait fait aucun méchant effet.
Voilà, illustre Théologien, les réflexions que j’ai pu faire sur votre Lettre, en examinant les passages des Pères que vous aviez cités, et les conditions que Saint Thomas exige pour rendre le plaisir de la Comédie licite. Il s’agit présentement de concilier les sentiments des Pères avec ceux des Théologiens. Quoique je ne doute pas que ceux qui auront lu mes réflexions avec quelque attention, ne se soient d’abord aperçus qu’on ne trouve rien dans la doctrine des Théologiens qui soit contraire à celle des Pères ; c’est pourquoi sans m’arrêter beaucoup là-dessus, je concilie les {p. 187}uns et les autres, en disant que quand les Pères avec Tertullien et Saint Cyprien ont condamné la Comédie, parmi toutes les raisons dont ils se sont servis outre celle de l’infamie, ils n’ont pas exclu, mais plutôt supposé les conditions sous lesquelles Saint Thomas et les autres Théologiens ont dit qu’elle pouvait être permise. Et que Saint Thomas et les autres Théologiens en admettant ces conditions, n’ont pas exclu, mais plutôt supposé a fortiori les raisons dont les Pères s’étaient déjà servis pour la condamner.
Il me semble qu’après tout cela vous mériteriez bien qu’à la place de l’éloge que vous avez fait de votre ami, que vous pouviez embellir, en faisant remarquer l’honneur qu’il vous a fait de mettre votre Lettre, c’est-à-dire, une décision de Morale des plus importantes à la tête de ses Comédies ; vous mériteriez, dis-je, qu’on finît cet ouvrage par une satire contre votre personne. Mais, je respecte votre caractère et votre Ordre beaucoup plus que vous ne l’avez fait vous-même. Je me contente de vous dire que vous auriez {p. 188}sans doute mieux fait, illustre Théologien, de vous défendre toujours de donner par écrit votre sentiment touchant la Comédie. Un Théologien ne doit mettre la main à la plume que pour défendre les intérêts de l’Eglise, et vous avez employé la vôtre pour les combattre.
Quel dommage que vous n’ayez plutôt paru sur la Scène, et dans le temps que feu Monseigneur le Prince de Conti, éclairé par les lumières de la grâce, et revenu des égarements de sa jeunesse, n’oubliait rien pour détruire la Comédie et pour en faire voir le danger. On aurait trouvé ce renversement étrange. Quoi ! un Religieux prendre le parti de la Comédie, pendant qu’un Prince du Sang l’aurait combattue ; qui n’en aurait été surpris ? ou plutôt qui n’aurait pas loué le zèle de ce Prince, en déplorant votre aveuglement ?
Je ne vois pas quelles raisons vous ont pu engager à prendre un si méchant parti. Ni l’importunité d’un ami, ni l’amour de la vérité, ni l’intérêt, ni le désir de plaire aux Comédiens, {p. 189}ne sont pas, à ce que je crois, les motifs qui vous ont fait agir. Plus j’en chercherais et moins j en trouverais qui puissent vous excuser.
Il est fâcheux pour vous, que votre Lettre ait paru particulièrement dans le temps de Carême : car il n’y a point eu de Prédicateur qui n’ait pendant ce temps là déclamé contre la Comédie. J’en connais qui l’ont fait plusieurs fois contre votre Lettre. Il y en a même un qui a dit en Chaire, qu’elle méritait le feu, et que l’Auteur devait en faire une pénitence publique. En un mot vous avez eu autant de Censeurs et de Critiques, qu’il y avait de Prédicateurs.
Rentrez donc en vous-même, et commencez à gémir du tort que votre Lettre aura pu ou pourra faire à tant de personnes qui balançant peut-être encore le désir et le penchant qu’elles avaient pour la Comédie, par quelque reste de piété, n’auront pas mieux aimé que de se voir autoriser dans leur penchant par un Théologien. Gémissez d’avoir peut-être empêché votre ami de réparer par la pénitence le {p. 190}mauvais usage qu’il a fait des talents que Dieu lui a donnés. Gémissez devant Dieu de tant de faux pas que vous avez fait faire à ceux que vous avez conduits. Humiliez-vous, pleurez votre faute, demandez à Dieu qu’il vous éclaire et vous touche, implorez sa miséricorde sur vos égarements, songez sérieusement à les réparer par la pénitence, et dans ces dispositions réglez pour une bonne fois et vos actions et votre doctrine sur les sentiments de l’Eglise. Que si la condescendance qu’il faut avoir pour l’infirmité de l’homme, vous porte quelquefois à vous accommoder à ses faiblesses, que ce ne soit jamais au préjudice de votre prochain, et en trahissant votre ministère ; c’est la grâce que je demanderai pour vous à Dieu avec instance.