Décision faite en Sorbonne touchant la Comédie, avec une réfutation des Sentiments relachés d’un nouveau Théologien, sur le même sujet
[FRONTISPICE] §
Decision
faite en Sorbonne
Touchant
La comédie,
avec une refutation
des Sentimens relâchés d’un nouveau
Théologien, sur le même sujet.
Par M. l’Abbé L** P****
A PARIS
Chez Jean-Baptiste Coignard, Imprimeur
et Libraire ordinaire du Roy, ruë Saint Jacques, près S. Severin, au Livre d'Or.
M DC LXXXXIV
Avec Privilege de sa Majeste.
Avertissement. §
Vers la fin du mois de Décembre de la précédente année 1693, quelques difficultés s’étant formées dans une Paroisse de Paris touchant la Comédie, on jugea à propos de consulter en Sorbonne quelques Docteurs, pour les prier d’en dire leur sentiment. Ces Messieurs crurent qu’on ne pouvait les résoudre, sans en venir au fond, et sans examiner la question principale, qui est celle de la Comédie même ; ce qu’ils ont fait en appuyant leur résolution par les raisons qui font le corps de cet Ouvrage. Plusieurs personnes ayant souhaité d’en avoir des copies, ceux qui ont eu cette Décision, se sont déterminés à la faire imprimer pour satisfaire à leur désir.
Extrait du privilège du Roi. §
Par Grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le 8 Mai 1694. Signé, par le Roi en son Conseil, Boucher : Il est permis au Sieur L * * p * * * * de faire imprimer, vendre et débiter un Livre intitulé, Réfutation des Sentiments relâchés d’un nouveau Théologien touchant la Comédie, avec une Décision de Sorbonne sur la même matière, par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, tout ensemble ou séparément et en tel volume, marge et caractères, qu’il jugera à propos : et ce pendant l’espace de Six Années. Avec défenses à tous autres qu’à ceux qui auront droit dudit Sieur * * * * d’imprimer, vendre, ni débiter ladite Réfutation, etc. sur les peines portées à l’Original dudit Privilège.
Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris le 5 Juillet 1694.
Signé, P. Aubouyn Syndic.
Et ledit Sieur L * * P * * * a cédé le présent Privilège à Jean Baptiste Coignard, Imprimeur et Libraire ordinaire du Roi à Paris, suivant l’accord fait entre eux.
Achevé d’imprimer pour la première fois, le 7 Juillet 1694.
Décision faite en Sorbonne touchant la Comédie. §
L’on demande premièrement, ce que l’on doit dire des Comédiens, et de ceux qui assistent à la Comédie.
Secondement, des Auteurs qui composent les Pièces pour le Théâtre ; et généralement de tous ceux qui coopèrent à la Comédie.
Troisièmement, si l’on doit {p. 2}dire la même chose de l’Opéra.
Quatrièmement, si une personne peut aller à la Comédie par une simple complaisance à ses parents.
Les raisons de douter, sont que les spectateurs de la Comédie sont comme en possession de jouir d’un divertissement, qu’ils trouvent déjà établi. Leur possession est certaine, il faut donc des raisons certaines pour les en déposséder ; or il ne se trouve rien de certain ni d’incontestable jusqu’à présent, qui puisse les faire déchoir de ce droit.
Car premièrement, c’est avec beaucoup de fondement que dans cette question l’on récuse l’autorité des Pères des cinq premiers siècles. Lactance1, {p. 3} S. Chrysostome2 et Salvien3 qui semblent condamner davantage la Comédie même d’à présent, y supposent toujours de l’idolâtrie, beaucoup d’impureté et de dissolutions. Ces choses étant ôtées de la Comédie, les premiers Pères de l’Eglise ne la regardent plus, que comme une vaine curiosité, et s’ils condamnent cette vaine curiosité avec force, c’est dans des Sermons où l’on porte ordinairement l’Auditeur à la perfection, et où l’exagération peut être permise ; mais dans la rigueur Scholastique, on ne compte point absolument pour péché une chose qui n’est point de la perfection.
En second lieu, l’Eglise des {p. 4}derniers siècles a toujours gardé une grande modération à ne condamner la Comédie que pour les jours de Fêtes, comme il paraît par les Conciles4 de Milan sous saint Charles, et par d’autres Conciles5 du dernier siècle. Le Rituel de Paris ne demande rien davantage que cela dans l’endroit du Prône, où il est parlé des Comédiens ; et comme le Rituel doit s’expliquer par lui-même, ce qui y est dit dans le titre de la communion des malades, peut souffrir interprétation.
Tous les Auteurs modernes ne s’opposent pas beaucoup à la fréquentation de la Comédie d’à présent ; saint François de Sales semble y donner les mains en parlant des Bals et de ceux {p. 5}qui y vont ; saint Thomas6 en parlant de la Comédie, a dit que ce n’était point une chose mauvaise.
Plusieurs Comédies, particulièrement celles des Comédiens Italiens, ne contiennent que des choses que7 Sylvestre célèbre Casuiste appelle vaines et divertissantes, plusieurs Pièces des Comédiens Français sont de même ; ainsi tout au plus on pourrait s’abstenir d’aller à celles qui représentent beaucoup de passions et des choses fort impures : Multum turpia, comme disent saint Antonin8 et Sylvestre.
En troisième lieu, l’on peut regarder la représentation d’une Comédie comme celle d’un tableau, plus il est animé et plus {p. 6}on le regarde avec plaisir, on admire l’art du Peintre sans se laisser toucher des choses qu’il représente. Voilà justement ce qui se passe dans la Comédie pour l’ordinaire, la vue et l’imagination se satisfont de cette représentation vive et naturelle que fait le Comédien, sans y intéresser le cœur ; on loue l’Acteur et son action, sans approuver la chose qu’il représente.
Si l’on appréhende que ces passions dont nous parlons ne fassent impression sur les faibles, il faut leur défendre d’aller à la Comédie, et non point aux autres, ou bien l’on peut inférer dans la Comédie quelques traits forts et vifs qui donnent le dessus à la vertu en condamnant le vice, à l’imitation de Virgile qui ayant dépeint Neptune dans l’impétuosité de sa {p. 7}colère, lui fait prendre ensuite le parti de la douceur, cela se pratique dans beaucoup de Comédies d’à présent ; ou si l’Auteur de la Comédie ne le fait point, le spectateur le peut faire lui-même. Jamais personne n’a pris pour règle de conduite ce qu’il a vu représenter sur un Théâtre et dans une Comédie. On regarde cela comme une histoire ou une aventure représentée au naturel, dont la représentation et l’idée disparaît entièrement au même moment que le rideau est tiré.
Enfin si l’on condamne la Comédie, on doit donc condamner pareillement les Tragédies des Collèges.
A l’égard des Ouvriers qui travaillent pour la Comédie, on ne peut point les condamner. Ils ne prétendent coopérer qu’à une {p. 8}chose bonne en elle-même, et qui ne devient mauvaise que par la malice de ceux qui l’exercent : ils voient cette Comédie publiquement exercée et tolérée. Etant ouvriers ils ne songent qu’à gagner leur vie en exerçant un métier et une fonction que d’autres feraient : ainsi on pourrait dire à ces ouvriers de se tenir en repos, et de rejeter la faute sur ceux qui abuseraient de leur profession. La source de la damnation, dit Tertullien en parlant des Comédiens, est le mauvais usage de sa condition ; et au pis aller on pourrait ce semble les réduire à en juger de même que d’un valet dont le maître prête quelquefois à usure et quelquefois sans usure, ou d’un marchand qui vend des cartes à des personnes qu’on soupçonne tromper quelquefois au jeu.
{p. 9}Le Conseil de conscience soussigné, estime que les demandes de l’exposé dépendent d’une principale, qui est de savoir si la Comédie est une chose permise ou non ?
Si l’on regarde la Comédie en elle-même et en général, c’est-à-dire, comme une représentation qui de soi est capable de divertir et de réjouir l’esprit humain, il n’y paraît rien de mauvais. L’homme a besoin de divertissement pour ne pas succomber dans les occupations sérieuses auxquelles il est engagé par son état, et pour être dans la disposition de les reprendre dans la suite. Le plaisir est le véritable relâchement de l’esprit humain, comme le repos, dit Saint Thomas9 dans sa Somme, {p. 10}l’est à l’égard du corps fatigué, de sorte que selon ces principes, la Comédie qui est entre les divertissements un des plus grands en soi, séparée de toutes circonstances, n’est point une chose mauvaise, selon ce Saint Docteur au même endroit article 3. « La profession des Comédiens, dit-il10, qui a pour but le divertissement des hommes n’est point de soi illicite et mauvaise.
» Cette idée de la Comédie séparée de toutes circonstances, dont Saint Thomas a parlé, est une idée générale et spéculative de la Comédie que l’on peut regarder comme une chose de soi indifférente, qui n’est ni bonne, ni mauvaise. Mais elle n’a pas cette {p. 11}indifférence dans son usage, lorsqu’on la considère avec les circonstances qui l’accompagnent ordinairement. En effet, on ne trouvera pas que Saint Thomas ait approuvé la Comédie dans la pratique, et comme elle se représentait de son temps, il paraît au contraire qu’il en ait voulu blâmer l’usage : car en
répondant à l’objection qu’il se fait, que la curiosité n’est point un péché, parce que l’inspection des Spectacles n’est point une chose mauvaise, il nie cette dernière proposition, et il dit11 que l’assistance aux Spectacles est quelque chose de mauvais, en tant qu’elle incline l’homme aux vices ou de l’impureté, ou {p. 12}de la cruauté par le moyen des choses qui y sont représentées ; et pour faire voir que cette particule en tant, in quantum, marque la raison pourquoi c’est une chose mauvaise d’assister aux Spectacles, c’est qu’immédiatement après les paroles ci-devant il ajoute : d’où vient que Saint Chrysostome dit, que la vue de ces Spectacles rend les personnes impudiques et effrontées. L’on voit tant par la fin que se propose Saint Thomas, que par les paroles qu’il rapporte de Saint Chrysostome, qu’il parle de la Comédie dans la pratique et comme elle se représentait de son temps ; l’on montrera encore ceci davantage, lorsque dans la suite on parlera de Saint Louis qui chassa les Comédiens de son Royaume, du vivant duquel était Saint Thomas.
{p. 13}Il est vrai que Saint Thomas, dans le lieu cité de la question 168 marque de certaines conditions qui pourraient rendre l’usage licite de la Comédie si elles étaient observées, mais ordinairement elles ne le sont pas. On ne peut donc rien conclure de la doctrine de Saint Thomas en faveur de la Comédie, sinon qu’elle n’est point de soi mauvaise ; or dans la pratique elle a toujours été regardée comme une chose mauvaise; et comme telle, elle a toujours été condamnée par les Saints Pères et les Canons de l’Eglise.
On ne peut pas dire de la Comédie, ce que l’on dit de certaines choses indifférentes : comme, par exemple, de l’or, de l’argent, du fer, etc. Quand on s’en sert mal, cela vient de la mauvaise disposition de ceux {p. 14}qui s’en servent, souvent on fait un bon usage de ces choses, souvent aussi on en fait un mauvais ; c’est pourquoi quand Tertullien et les autres Pères ont comparé le désir déréglé de l’or et de l’argent avec le plaisir de la Comédie, et qu’ils ont condamné l’un et l’autre, ils n’ont pas supposé pour cela, que comme on peut se servir bien de l’or et de l’argent, on peut en faire de même de la Comédie dans la pratique. Il n’est pas nécessaire que les choses que l’on compare, conviennent en tout, il suffit qu’elles conviennent en quelque point ; ces choses conviennent en ce que, comme le désir déréglé de l’or et de l’argent est mauvais, de même le désir du plaisir que l’on prend à la Comédie l’est aussi. Jamais les Pères, ni les Conciles ne sont demeurés {p. 15}d’accord que les Comédies fussent permises ou que l’usage en fût quelquefois licite. On trouve des Canons12 qui permettent à quelques personnes, dans la vue de quelque utilité et non de quelque plaisir, qui permettent, dis-je, de lire les Comédies et les Fables des Anciens ; mais on n’a jamais permis d’assister aux Comédies et d’en être spectateurs.
Les Pères ont condamné les Comédies, soit à cause de l’idolâtrie, ou de l’impiété, ou de l’impureté dont elles étaient remplies, soit par la raison générale, qu’elles portent ordinairement à la corruption des bonnes mœurs ; comme à exciter et à enflammer notablement les passions, quelque soin que l’on {p. 16}ait apporté d’en réformer de temps en temps les abus : ce qui marque la vérité de la proposition ci-dessus : que la Comédie moralement parlant et dans son usage ordinaire, est mauvaise ; c’est ce qui a fait qu’elle a toujours été défendue jusqu’à présent aux Fidèles.
Que l’idolâtrie ait été une des raisons pour laquelle on a condamné la Comédie dans les premiers siècles, c’est une proposition dont on demeure d’accord : mais les Saints Pères l’ont encore condamnée par les autres raisons qu’on a touchées ci-dessus, et encore par cette raison générale, qu’ordinairement elle corrompt les bonnes mœurs, soit par rapport aux sujets qui y sont représentés, soit par rapport aux circonstances mauvaises qui en sont inséparables dans {p. 17}la pratique. Il n’est donc pas vrai, comme on va le prouver, que les Pères dans les premiers siècles, en condamnant les Spectacles, n’ont eu en vue que l’idolâtrie dont ces premiers siècles étaient souillés ; ou qu’ils ont supposé qu’ils ne méritaient d’être condamnés, que parce qu’il y avait toujours beaucoup d’impuretés et de dissolutions.
Tertullien dans son Livre des Spectacles les condamne dans plusieurs endroits par des raisons si particulières, que l’on peut s’en servir tant pour condamner les Comédies d’aujourd’hui, que pour répondre aux raisons de ceux qui en entreprendraient la défense. Il faut supposer que Tertullien ne parle pas toujours des Spectacles par rapport à l’idolâtrie, comme il paraît par ces paroles du {p. 18}Chapitre 1413. « Laissant-là, dit-il, tout ce qui s’appelle idolâtrie ; quoique néanmoins cela seul devrait suffire pour abolir entièrement les Spectacles, examinons-en la question par d’autres raisons comme de surcroît
» ; et sur ce que quelques-uns prétendaient, que l’Ecriture ne parlait point des Spectacles, et par conséquent qu’ils ne devaient point être défendus, Tertullien montre que l’Ecriture les défend, lorsqu’elle condamne la concupiscence du siècle ; « comme14 si, dit-il, les Spectacles n’y étaient pas assez condamnés dans la condamnation qui se trouve dans l’Ecriture Sainte des concupiscences du siècle
».
{p. 19} Tertullien prouve par d’autres raisons dans les Chapitres suivants, que les Spectacles sont défendus.
Premièrement, il montre en général qu’ils sont opposés aux dons du Saint Esprit, en ce qu’ils excitent le trouble des passions dans l’âme15 : « Car, dit-il, l’esprit de l’homme n’est pas assez insensible pour n’être pas agité de quelque passion secrète, même dans l’usage le meilleur et le plus modéré des Spectacles. Personne, continue-t-il, ne vient jouir du plaisir qui s’y trouve sans quelque passion, et cette passion ne se fait point ressentir sans quelques chutes
» ; enfin il conclut en disant que ceux qui en sont spectateurs et {p. 20}qui y prennent plaisir, se rendent coupables des crimes qui y sont représentés. « Pour ce qui est16, dit-il, de nous autres Chrétiens il ne nous suffit point de nous exempter de faire de telles choses, si en même temps nous ne prenons garde à ne point consentir à ceux qui les font.
»
Secondement, il prouve que les Spectacles doivent être condamnés par le jugement que font les hommes de ceux qui les représentent, qui passent dans le sentiment commun pour des gens infâmes17. « Peut-on, dit-il, un aveu plus fort de la méchanceté de ces Spectacles que la note d’infamie qui est attachée {p. 21}à ceux qui les font, quelques plaisants et agréables qu’ils soient d’ailleurs » ; d’où il infère18, que si les hommes les traitent de cette manière, Dieu punira ces Acteurs bien d’une autre sorte.
Troisièmement, il dit19 que les spectacles méritent d’être condamnés, parce qu’ils sont la pompe du diable, à laquelle nous avons renoncé par le baptême.
Quatrièmement, il ajoute qu’on doit juger des Spectacles par le jugement que les Païens en faisaient, ils croyaient qu’un homme était devenu Chrétien quand il s’en abstenait. « Le refus20, dit-il, qu’un homme fait {p. 22} d’aller aux Spectacles, est la marque par laquelle les Païens reconnaissent qu’il est devenu Chrétien, pour nous faire connaître que l’instinct de la Religion Chrétienne doit éloigner du Théâtre ceux qui en font profession.
» En effet, comme, remarque ce même Auteur, un Chrétien doit toujours en avoir les sentiments dans le cœur, ce qu’il ne peut pas lorsqu’il assiste à ces sortes de divertissements21 ; « pourra-t-on penser à Dieu dans un temps et dans un lieu où il n’y a rien qui ait rapport à lui
».
Cinquièmement, supposé, dit encore Tertullien, qu’il y ait dans les Spectacles quelque chose d’honnête, de généreux, etc. les Chrétiens ne les doivent {p. 23}regarder que comme un miel enluminé dont ils ne peuvent goûter sans danger de se donner la mort : « Je22 veux, dit-il, que dans ces Spectacles tout y soit honnête ou généreux, néanmoins ne laissez pas de considérer ce qui s’y passe comme des rayons de miel tirés d’un vase envenimé, et que l’amour du plaisir n’ait pas tant de pouvoir sur vous que la crainte qu’il y a dans sa douceur.
»
Sixièmement, les Spectacles ne s’accordent point avec l’état d’un Chrétien en cette vie, dont l’esprit consiste à fuir, non seulement toute sorte de plaisir, mais à mettre encore sa joie dans les larmes de la pénitence23. « Chaque chose, dit-il, a {p. 24}ses différents états, maintenant les Païens se réjouissent tandis que nous autres Chrétiens nous sommes dans le combat. Les gens du siècle, dit l’Ecriture, se réjouiront ; et vous, vous serez tristes : demeurons donc dans la tristesse, pendant que les Païens se réjouissent, afin que lorsqu’ils commenceront à pleurer, nous commencions à nous réjouir, et de crainte qu’en nous réjouissant avec eux, nous ne pleurions un jour avec eux-mêmes.
» L’esprit du Christianisme consiste encore à obtenir le pardon de ses péchés, il consiste dans la connaissance de la vérité et dans le mépris même des plaisirs24. « Y a-t-il rien, dit Tertullien,
{p. 25}de plus agréable que d’être réconcilié avec Dieu, d’avoir une parfaite connaissance de la vérité, que de reconnaître ses erreurs et que d’avoir la rémission de ses péchés passés ? Quel plus grand plaisir peut-on avoir, que celui que l’on trouve dans le dégoût du plaisir même ?
»
Saint Cyprien dans le Traité des Spectacles, ne les condamne pas seulement par rapport à l’idolâtrie, il suppose que quand il n’y aurait même rien de mauvais, il serait toujours très malséant à un homme qui fait profession du Christianisme d’y assister25. « Quand ces Spectacles, dit ce
{p. 26}Père, ne seraient point dédiés aux Idoles, les Chrétiens ne devraient point pour cela les fréquenter ou y assister : car, quoiqu’ils n’eussent rien de criminel, ils contiennent toujours une vanité très grande et peu convenable à des Chrétiens
». L’on ne peut pas dire que ce Père suppose en cet endroit que les Comédies soient sans péché, ou qu’elles ne soient opposées qu’à la perfection Chrétienne : car il montre ensuite que l’homme fidèle doit fuir tous les Spectacles, à cause du penchant qu’il a au mal, il les regarde comme une occasion prochaine de tomber26 : « Car, dit-il, l’esprit de l’homme ayant {p. 27}une pente naturelle vers le mal, que deviendra-t-il s’il a devant les yeux des exemples d’une nature fragile ? Que fera en lui cette nature qui d’elle-même n’est capable que de tomber, si elle vient à être poussée ? On doit retirer son esprit de ces sortes de choses ; le Chrétien peut, s’il le veut, trouver des Spectacles plus solides et meilleurs
».
Saint Cyprien avait dit auparavant dans l’Epître à Donat en faisant abstraction de l’idolâtrie, que ce qu’on voyait sur les Théâtres n’était capable de donner que de la douleur ou de blesser la pudeur. « Jetez27, dit-il, les yeux sur les différents endroits contagieux des Spectacles, voyez si vous pourrez rien {p. 28}trouver sur le Théâtre qui ne puisse en même temps exciter en vous la douleur et blesser la pudeur
».
Saint Clément Alexandrin, et Saint Basile condamnent les Spectacles, par la raison qu’ils corrompent les bonnes mœurs. Saint Clément représente en détail quelques maux auxquels les Spectacles donnent lieu28. « C’est dans ces Assemblées, dit ce Père, où les personnes de différents sexes se trouvent, et où les hommes et les femmes {p. 29}s’accoutumant à se regarder trop librement, donnent lieu à des mouvements et à des désirs qui ne servent qu’à irriter davantage la concupiscence ; le loisir qu’ils prennent pour se donner un divertissement qui leur doit servir de relâche, est une occasion qui augmente en eux le feu des passions. Il conclut, que ces Spectacles doivent être défendus, dans lesquels on ne voit que des choses malhonnêtes, où l’on n’entend que des paroles bouffonnes et vaines, où les représentations sont contre la pudeur, où les Comédiens et les Farceurs disent des paroles trop libres pour faire rire
».
Saint Basile au commencement de son Homélie quatrième sur l’Hexaméron, parle des chants de Musique, dont on se {p. 30}servait dans les Spectacles qu’il dit être fort dangereux29. « Ils vont, dit-il, avec tant d’ardeur écouter certaines chansons qui ne respirent que la mollesse, et qui ne tendent qu’à corrompre les mœurs, et qui font naître dans l’esprit des auditeurs, déjà assez effrénés d’eux-mêmes, toute sorte d’impudicités ; de telle manière qu’ils ne peuvent jamais se rassasier de ces chansons. Il ajoute ensuite que ces Spectacles sont des écoles publiques d’impureté30. Je crois, ajoute-t-il, qu’ils ne savent pas que l’Orchestre où tous ces {p. 31}spectacles lascifs se voient fréquemment, est comme une école publique d’incontinence pour tous ceux qui y vont avec tant d’empressement
».
Et dans un autre endroit, savoir dans son Homélie 24 touchant la lecture des livres des Païens, vers la fin il dit : que pour conserver la pureté de son âme il faut éviter le plaisir des sens, qu’il faut fuir à cette fin les Spectacles et la musique que l’on y chante qui n’est propre qu’à corrompre l’âme, et à irriter les passions31. « Il ne faut point, dit-il, être curieux de voir ces Spectacles, et les vaines {p. 32}représentations de ces Charlatans, il ne faut point non plus prêter l’oreille à ces airs qui ne tendent qu’à corrompre l’âme : car cette espèce de musique ne porte point ordinairement d’autre fruit que l’esclavage et la dégradation de l’âme, outre cela elle irrite les passions ; et il conclut en disant : nous avons une autre musique bien meilleure que celle-là, et qui nous porte à nous attacher à des choses bien plus excellentes.
»
Saint Chrysostome parle des Spectacles dans plusieurs endroits de ses ouvrages ; mais il les condamne particulièrement dans son Homélie 42 sur les Actes des Apôtres32. « Dans les {p. 33}théâtres, dit-il, il n’y a que des ris dissolus, que des choses honteuses, qu’une pompe diabolique, qu’une dissipation d’esprit, qu’une perte de temps, que des projets d’adultère, ce n’est qu’une Académie d’impureté et une école d’intempérance. C’est pourquoi, dit ce Père, les Théâtres causent dans les Villes de grands maux que l’on ne comprend pas.
»
Dans l’Homélie troisième de Saül et de David, S. Chrysostome 33 {p. 34}expliquant ces paroles du Chapitre onzième de saint Matthieu : « Celui qui voyant une femme, concevra un mauvais désir envers elle, a déjà commis le péché dans son cœur
» ; ce Père parle du danger qu’il y a d’assister à la Comédie, par rapport aux femmes qui paraissent sur le Théâtre. « Si une femme négligemment parée, dit-il, qui passe par hasard par la place publique blesse souvent par la seule vue de son visage celui qui la regarde avec trop de curiosité ; ceux qui vont aux Spectacles et non par hasard, mais de propos délibéré et avec tant d’ardeur qu’ils passent un temps considérable à regarder des femmes infâmes, auront-ils l’impudence de dire qu’ils ne les voient pas pour les désirer, lorsque leurs paroles dissolues et {p. 35}lascives, leurs voix et leurs chants impudiques, les portent à la volupté ?
» C’est pourquoi saint Chrysostome dit que les spectateurs des Comédies ont tort de se plaindre de ce qu’on leur a interdit l’entrée de l’Eglise et de participer à la
communion de cette sainte Assemblée34. « Comment ces gens-là, dit ce Père, pourront-ils prétendre d’approcher des lieux saints et participer aux biens de cette illustre assemblée, sans avoir fait pénitence ? Il conclut en disant35 : j’exhorte et je prie ceux qui vont aux Spectacles, de se purifier par la confession et par la {p. 36}pénitence et par tous les autres remèdes salutaires des péchés qu’ils y ont contractés, afin qu’ils puissent être admis à entendre la parole de Dieu, car ces péchés ne sont pas médiocres.
» Dans son Homélie 38 sur le même Chapitre onzième de saint Matthieu36 sur la fin, il dit que « les Acteurs des Comédies ont été déclarés infâmes par les Lois des anciens
».
Saint Augustin au Livre 3 de ses Confessions Chapitre 2 suppose que les Comédies excitent les passions, conformément aux choses qui y sont représentées, autrement on n’y prendrait point de plaisir, et il avoue que lui-même y assistant, il s’est souvent réjoui quand il voyait les mauvais désirs des amants accomplis37. {p. 37}« Alors, dit-il, lorsque je hantais le Théâtre, je me réjouissais avec les amants lorsqu’ils accomplissaient leurs mauvais désirs, ce qu’il condamne. Et il ne faut pas s’en étonner, parce que j’étais, dit ce Père38, une brebis malheureuse et égarée de votre troupeau, parce que je ne pouvais souffrir d’être sous votre conduite, Seigneur !
»
Dans le second de la Cité de Dieu Chapitre 9, Saint Augustin39 parlant des Comédies en général, rapporte ce qui avait été dit autrefois par un Ancien, que jamais on ne les eût approuvées {p. 38}ni les crimes qu’elles représentent, si les mœurs des hommes qui étaient souillées des mêmes vices ne les eussent souffertes.
Un ancien Auteur, parmi les ouvrages de saint Augustin40 dit, que « pour obtenir le pardon entier de ses péchés, on doit s’abstenir des Spectacles : car si Dina ne s’était point exposée à voir ce qu’elle ne devait point voir, elle ne se serait point perdue
».
Salvien au Livre 6 de la Providence, parle amplement contre les Spectacles et les Comédies. Il fait une comparaison des autres péchés avec celui de la Comédie : « les autres péchés, dit-il41, ne corrompent ordinairement {p. 39}qu’une portion de notre âme ; mais celui que l’on commet lorsqu’on assiste aux spectacles souille et infecte toutes les puissances de l’âme, le cœur par les concupiscences, les oreilles par les choses qu’on entend, et les yeux par celles qu’on y voit. Il ajoute que dans les Théâtres on y représente les pompes du diable auxquelles un Chrétien a renoncé dans le baptême ; de sorte que, dit-il42, c’est une espèce d’apostasie que d’aller aux Spectacles, et une prévarication mortelle.
» Or dans la pensée d’un ancien Auteur {p. 40}parmi les ouvrages de saint Augustin ; par les pompes du diable, on doit entendre les vanités du siècle et tout ce qui peut exciter au-dedans de l’homme l’ambition, et les mauvais désirs de la chair. Les pompes du démon43, dit cet Auteur, sont les désirs de la chair, les désirs des yeux, et les ambitions du siècle.
Si l’on examine quel a été l’esprit de l’Eglise dans les Conciles, l’on verra qu’il n’a pas été différent de celui des Pères, et qu’ils ont condamné les Spectacles et les Comédies par les mêmes raisons, tant particulières que générales.
Le Concile d’Elvire de l’année 305 Canon 62. Si un Comédien {p. 41}veut embrasser la foi, il doit auparavant quitter son exercice44. « Que si nonobstant cet interdit et cette défense il voulait exercer sa profession, qu’il soit chassé hors de l’Église.
» Et dans le Canon 67, on défend aux femmes Fidèles et Catéchumènes d’épouser des Comédiens45. « Celle qui le fera, dit le Canon, qu’elle soit privée de la Communion.
»
Le Concile d’Arles premier de l’année 314, Canon 546. « Pour ce qui est des joueurs de Théâtre, nous voulons qu’ils soient privés de la Communion tant qu’ils en feront profession.
»
Dans le Code des Canons {p. 42}d’Afrique, Canon 129, qui est tiré du Concile de Carthage de l’année 419, et qui est inséré dans le Droit Canon, on défend aux infâmes tels que sont les Comédiens de pouvoir former des accusations. « Toutes personnes, dit le Canon47, qui ont quelque tache d’infamie, c’est-à-dire, les Comédiens et les autres gens de profession honteuse, ne seront point reçus à former d’accusations.
»
Il est vrai que dans le Canon 61 de l’Eglise d’Afrique, on demande aux Empereurs Théodose et Valentinien qu’ils défendent les Spectacles aux jours de Dimanches et autres grandes Fêtes de la Religion Chrétienne ; mais cela ne prouve pas que {p. 43}l’Eglise ait cru qu’ils fussent permis les autres jours, puisqu’il est marqué dans ce Canon que les Spectacles sont contraires aux Commandements de Dieu. « Qu’il ne soit point permis, dit le Canon48, de forcer aucun Chrétien à aller à ces spectacles qui sont contre les Commandements de Dieu.
» L’Eglise en usa avec cette modération pour lors, à cause que l’attachement du peuple pour ces Spectacles était trop grand pour les défendre tout à fait.
Le sixième Concile tenu à Constantinople, in Trullo, Canon 51. condamne ceux que l’on appelle Comédiens, et défend leurs Spectacles, comme aussi les danses qui se font sur le {p. 44}Théâtre49. « Si quelque Ecclésiastique, dit-il, contrevient à ce décret, qu’il soit déposé, dit le Concile, que si c’est un Laïc qu’il soit excommunié.
»
Dans le Concile de Tours troisième de l’année 813, Canon 750. « Les Ecclésiastiques doivent s’abstenir de tous les attraits qui flattent les oreilles et les yeux, et qui en les flattant amollissent la vigueur de l’âme, ce que l’on peut ressentir dans de certains airs de musique et dans quelques autres choses; ils doivent s’en abstenir, parce que par les {p. 45}charmes des oreilles et des yeux le vice entre dans l’âme.
»
Et dans le Canon 9 du Concile de Chalon-sur-Saône de la même année, il est ordonné51 que les Prêtres ne doivent pas seulement rejeter et fuir les Comédiens ; mais qu’ils doivent encore représenter aux Fidèles l’obligation qu’ils ont de les rejeter et de les fuir.
Dans un Synode de la Province de Cambrai, qui fut tenu l’année 1550 au mois d’Octobre52 : on ne doit rejeter aucun Fidèle de la Communion, à moins qu’il ne soit excommunié ou interdit, ou marqué {p. 46}de quelque crime notoire : comme les femmes publiques, les Bateleurs, les Comédiens.
Dans un Synode de la Province de Tours de l’année 1583, il y a eu des Décrets qui ont été corrigés et approuvés par le Saint Siège, comme il est dit dans un Recueil53 des Décrets de la Province de Tours, par lesquels on défend sous peine d’anathème de faire les jours de Dimanche des festins publics, des danses, etc. des Comédies, des jeux de Théâtres, et autres Spectacles de la sorte qui sont contraires à la Religion.
Dans le même Concile, Titre onzième de la célébration des {p. 47}Fêtes, on appelle les Comédies54 des charmes trompeurs de Satan.
Dans le Manuel des Curés pour la Province de Salzbourg de l’année 1582 au Chapitre 12 du Titre de l’Eucharistie, où l’on demande à qui on doit accorder ou refuser d’approcher de la Sainte Table : Que l’on chasse, dit ce Manuel55, toutes les personnes infâmes, comme sont les voleurs, les femmes débauchées, les Comédiens, les Bateleurs.... et tous ceux qui ont une fort mauvaise réputation dans le public, avec qui l’Apôtre nous défend de demeurer et de manger.
Dans le même Manuel, au {p. 48}Titre de la disposition qu’il faut avoir pour prendre les Ordres, on lit ces mots56 : « que l’on prenne garde que ceux qui se présentent à l’Ordination ne soient souillés d’aucuns de ces crimes, dont doivent être exempts ceux que les saints Canons veulent que l’on ordonne : par exemple, si un Comédien se présentait, un Bouffon, un Hérétique
».
L’on objecte que saint Bernard dans un de ses Ouvrages, traite les Spectacles de vanité seulement57. Et dit qu’il ne fait pas de plus grandes imprécations à ceux qui assistent aux Spectacles, sinon qu’ils courent {p. 49}toujours après, puisqu’ils fuient la paix d’un agréable repos, pour se repaître d’un plaisir qui n’est qu’une inquiétude curieuse.
Si l’on avait lu l’Epître 87 de saint Bernard n. 12, on verrait que ce Père a cru qu’il y avait autre chose dans les Spectacles que de la vanité : il rapporte ce que les gens du monde disent de la vie Religieuse, qui n’est à leur avis qu’un jeu ; « il répond58 et demeure d’accord que c’est un jeu, non d’enfant, mais un jeu qui est une occupation sérieuse, et digne d’attirer les regards des Esprits célestes ; que ce n’est pas un jeu qui ressemble à celui des Théâtres, qui n’est propre qu’à irriter les {p. 50}passions par la représentation des intrigues de femmes et des choses impures
». Il ne s’ensuit donc pas que saint Bernard, pour n’avoir pas souhaité plus de mal à ceux qui assistent aux Comédies, qu’une soif ardente de courir toujours après, n’y ait trouvé qu’une simple vanité, comme les défenseurs de la Comédie le prétendent.
On ne peut pas douter que du temps de saint Bernard on n’ait condamné les Comédies. Jean de SalisberyI Evêque de Chartres qui vivait au même temps, a réprouvé les Spectacles, quand il a dit que de son temps les Spectacles allumaient le feu de l’impureté, que les Comédiens entretiennent l’oisiveté de ceux qui ne peuvent vivre sans quelque amusement, que c’est un dérèglement pernicieux, {p. 51}puisqu’une simple oisiveté serait encore plus avantageuse qu’une si honteuse occupation59. « Dans le siècle où nous vivons, dit ce savant Evêque, où l’on est fort adonné à tout ce qui ressent la fable et la bagatelle, on ne se contente pas de prostituer ses oreilles et son cœur à la vanité ; mais on est encore ravi de charmer sa paresse par le plaisir des oreilles et des yeux, on est ravi d’enflammer la luxure en cherchant à fomenter le vice. La paresse est à fuir comme un écueil {p. 52}dangereux, mais les Comédiens entretiennent les hommes dans cette paresse : car des esprits sans occupation s’ennuieraient bientôt et auraient peine à se souffrir eux-mêmes, s’ils n’étaient flattés dans leur oisiveté par
le ressentiment de quelque plaisir. C’est donc pour cela que les Spectacles ont été introduits avec mille autres apprentissages de vanité, dans lesquels on trouve une espèce d’occupation bien plus pernicieuse qu’une entière oisiveté, il valait bien mieux demeurer oisif que de s’occuper d’une manière honteuse
».
Dupleix au Chapitre premier de la Vie de Philippe Auguste qui vivait au douzième siècle, qui était celui auquel vivait aussi saint Bernard, rapporte que « ce Prince consacra les prémices de sa Royauté à la gloire {p. 53}de Dieu en chassant de sa Cour les Comédiens, comme gens qui ne servent qu’à efféminer les hommes et à les exciter à la volupté, par des mouvements, des discours et des actions sales et lascives.
»
Saint Louis dans le siècle suivant chassa les Comédiens de son Royaume, comme il est rapporté dans sa Vie. Il faut remarquer que saint Thomas écrivait de ce temps-là, et que ce Prince prenait ses avis en beaucoup de choses, comme il est marqué en la Vie de ce saint Docteur, qui est au commencement de ses Ouvrages60 : où il est dit que « saint Louis avait une estime toute particulière de sa personne et de sa doctrine ; et autant que {p. 54}les guerres étrangères des Sarrasins le lui pouvaient permettre, il s’est toujours servi des conseils très solides de ce saint Docteur
».
On peut dire en cet endroit, pour fortifier davantage ce qui a été remarqué ci-devant de la doctrine de saint Thomas touchant la Comédie, qu’il n’y a guerre d’apparence que saint Thomas eût voulu parler dans ses écrits de la Comédie selon l’usage commun ordinaire dont on la représentait de son temps, et la justifier, pendant que saint Louis qui estimait sa doctrine, qui prenait autant qu’il pouvait ses avis et les suivait toujours, chassait les Comédiens de son Royaume. Il est donc constant que quand Saint Thomas a dit que l’exercice des Comédiens et de la Comédie était licite, il n’a {p. 55}jamais voulu parler que de cet exercice considéré en lui-même, et non de la manière dont il se fait dans la pratique ordinaire.
Si l’on examine même de près l’objection que l’on a déjà citée, l’on verra que ce saint Docteur n’a jamais approuvé les Comédiens dans la pratique ordinaire : car dans cette objection il se propose de montrer que l’excès du divertissement peut être sans péché. Pour cela il apporte l’exemple d’un Comédien ou d’un Joueur de flûte dont il est parlé dans la Vie de saint Paphnuce qui devint Saint ; Saint Thomas ne répond rien de particulier à ce fait : mais si l’on juge de la profession d’un Comédien, par rapport à ce que fit cet homme, dont Ruffin61 {p. 56}raconte l’histoire, Livre second, Chapitre16. et Livre 8. Chapitre 62, comme il ne devint Saint qu’après avoir quitté son exercice, il s’ensuivrait qu’un Comédien en devrait faire de même pour assurer son salut : car en effet, il est plus facile de le quitter que d’entreprendre d’en réformer les abus ; puisque moralement parlant, un Comédien ne saurait garder la modération que l’honnêteté et la raison prescrivent dans ces sortes de divertissements, qu’il donne selon sa profession au public.
Saint Antonin au quinzième siècle dit, que l’exercice de Comédien de soi n’est pas illicite, comme le dit saint Thomas, pourvu que l’on observe les circonstances requises des lieux, des temps et des personnes. « Mais lorsque les {p. 57}Comédiens62, dit cet Auteur, se servent de leur profession pour représenter des choses déshonnêtes, pour blâmer ou pour se moquer des personnes consacrées à Dieu, c’est un péché ; et l’on doit quitter cet exercice comme étant illicite. C’est pareillement un péché de regarder ces représentations, ainsi que saint Augustin le déclare dans ses Commentaires sur saint Jean, et sur le Psaume 102, d’où l’on tire le Canon Donare distique 86.
»
De sorte que quand Saint Antonin dit ailleurs, que c’est un péché mortel de représenter des choses fort déshonnêtes, comme {p. 58}c’en est un de les regarder63 : on ne doit point entendre les paroles de cet Auteur, comme si pour faire un péché mortel, il ne suffisait pas que les choses représentées fussent déshonnêtes, mais encore qu’elles fussent beaucoup déshonnêtes. Saint Antonin s’est expliqué par ce qu’il a écrit dans la troisième Partie, et par ces paroles qui suivent immédiatement celles qu’on vient de citer64 : « Et de regarder volontairement, dit-il, ces sortes de choses, c’est un péché mortel, tant parce que c’est prendre plaisir à des choses sales, que parce que le spectateur s’expose de plein gré {p. 59} au péril de la tentation
». Il n’est pas nécessaire qu’une chose soit beaucoup déshonnête pour être une occasion de tentation, il suffit qu’elle soit déshonnête. Saint Antonin appelle des choses beaucoup déshonnêtes, par rapport à celles qui ne le sont que légèrement, autrement il s’ensuivrait qu’on ne pécherait point à représenter des choses déshonnêtes et à les voir, ce qui est contre le sentiment des Pères et celui des Théologiens. On doit expliquer ce qu’a dit Sylvestre sur le mot Ludus, §.8, dans le même sens : en effet, cet Auteur parlant ailleurs de la profession des Comédiens, il dit que si les représentations sont de choses déshonnêtes, c’est un péché mortel pour ceux qui les font ou qui y
assistent65. {p. 60}« C’est, dit-il, un péché mortel, si ces représentations se font par exemple, avec des paroles sales et avec des actions déshonnêtes, ou avec des enchantements ; parce qu’à ces sortes de gens on leur refuse la participation du Corps de Jésus-Christ, comme il est rapporté dans le Chapitre Pro dilectione dist. 2 de Consecr. et par le Chapitre Qui venatoribus. dist. 86, Où saint Augustin dit que c’est un grand péché de donner de l’argent à ces sortes de gens, il veut dire aux Comédiens, pour leur peine, parce qu’on les entretient dans leur crime ; et c’est un péché qui paraît mortel, {p. 61}parce que par là on coopère à une action qui est péché mortel.
»
L’on pourra peut-être croire qu’en approchant plus près du siècle présent, les Théâtres se sont purifiés et ont beaucoup changé, mais on en peut juger par ce qui s’est passé du temps de saint Charles, et depuis lui jusqu’à présent.
Dans les Actes de Milan, Livre troisième, il est défendu aux Clercs d’assister aux Comédies, comme étant des divertissements criminels66. « Ils prendront garde, dit saint Charles, en parlant des Clercs, de ne point assister à toutes ces représentations fabuleuses, aux Comédies, à certains exercices d’armes et {p. 62}aux autres Spectacles vains et profanes, de crainte que leurs oreilles et leurs yeux qui sont consacrés aux divins Offices, ne soient souillés par ces actions et par ces paroles bouffonnes et impures
». De la manière dont saint Charles parle de la Comédie, on ne peut pas dire qu’elle ne soit défendue qu’aux Clercs ; de même quand il est dit au Titre de la célébration des Fêtes, nombre 11 et 12 du troisième Concile de Milan, que la Comédie doit être défendue aux jours de Fêtes67, du moins aux heures du Service divin, on ne peut pas conclure légitimement qu’elle soit permise aux autres jours : car saint Charles apporte des raisons générales qui prouvent qu’elle est défendue à toute sorte de personnes {p. 63}en tout temps ; elle doit néanmoins être plus défendue aux Ecclésiastiques, qui sont des personnes attachées à l’Eglise qu’aux Séculiers, et elle doit être plus défendue aux heures du Service divin qu’en tout autre temps.
Que ce soit là le sentiment de ce saint Prélat, la preuve en est claire ; car dans le même endroit il parle en général de la Comédie, il veut qu’on avertisse les Princes et les Magistrats, afin qu’ils chassent les Comédiens de leurs terres et de l’étendue de leur Juridiction68. « Nous avons, dit-il, jugé à propos qu’il était bon de remontrer aux Princes, et d’avertir les Magistrats qu’il fallait chasser hors de leurs {p. 64}terres les Comédiens, les Farceurs, les Bateleurs et tous les autres méchantes gens qui sont de cette sorte.
» Après cela on ne sait pas comment on peut avancer, comme on a fait, que saint Charles n’a jamais condamné la Comédie et les Comédiens, que lorsqu’ils la représentent aux jours de Fêtes et aux heures du Service divin.
Mais afin qu’il n’y ait plus aucun lieu de douter sur le sentiment de saint Charles, on peut voir l’instruction qu’il donne aux Prédicateurs touchant les choses qu’ils doivent enseigner aux peuples : « Ils leur représenteront continuellement, dit ce saint Cardinal69, combien les {p. 65}Spectacles, les jeux et les divertissements semblables qui tirent leur origine du Paganisme, sont contraires à la discipline de l’Eglise ; chaque Prédicateur en donnera de l’horreur, les détestera et montrera combien ils attirent de maux sur le peuple Chrétien
».
Saint Charles ordonne ensuite que chaque Prédicateur pour persuader plus efficacement le peuple de tous les maux que produit la Comédie70, « il emploiera les preuves dont se sont servis ces grands personnages, savoir, Tertullien, Saint Cyprien Martyr, Salvien et saint Chrysostome
». Pour comprendre la force de ce passage et les conséquences que l’on en peut tirer, il faut faire trois réflexions.
{p. 66}La première est, qu’il n’est pas vrai, comme le prétendent ceux qui prennent la défense de la Comédie, que les Pères des premiers siècles n’aient condamné la Comédie que par la raison seule de l’idolâtrie ; ils l’ont encore condamnée par d’autres raisons, puisque l’on ne peut pas présumer que l’idolâtrie fut du temps de Saint Charles dans son Diocèse.
La seconde est, qu’on ne peut pas dire non plus que Saint Charles ait défendu les Comédies de son temps, par rapport seulement aux grandes impuretés dont elles étaient remplies, puisque ceux qui entreprennent la défense de la Comédie et de la justifier, prétendent que ce grand Prélat ne la condamne que pour les Fêtes et pour les heures du Service divin, et qu’il l’a cru {p. 67}permise les autres jours ; il faut donc supposer que ces grandes impuretés et ces grandes dissolutions n’étaient pas dans ces Comédies : car autrement ce grand Saint ne les aurait pas cru permises les autres jours. Mais la vérité est que saint Charles en suivant l’exemple de l’esprit des Pères de l’Eglise, a condamné la Comédie par des raisons particulières prises du côté des choses fort sales ou impies qui y étaient représentées, et encore par une raison générale tirée des circonstances qui en sont dans la pratique inséparable, c’est à savoir qu’elle porte à la corruption des mœurs.
C’est en quoi l’on a pu se tromper, quand on a dit dans l’exposé que les Auteurs Ecclésiastiques des premiers siècles de l’Eglise, comme Salvien et {p. 68}Lactance n’ont condamné les Spectacles que par des raisons particulières qui ne se rencontrent pas dans ceux de ce siècle : on a apporté ci-devant l’autorité de Salvien. Pour ce qui est de Lactance, il condamne les Spectacles par des raisons particulières qu’il explique en détail au Livre 6 des Institutions divines Chapitre vingtième71 « Je ne sais, dit-il, s’il se peut trouver une plus grande corruption que celle qui se rencontre dans les Comédies : car il y est fait mention des violementsII de vierges et des amours de femmes débauchées, et plus l’éloquence {p. 69}des Auteurs de ces fictions de crimes est forte, et plus les auditeurs en sont touchés et persuadés par la beauté du style, leur mémoire retient plus facilement ces vers d’une belle cadence ; les histoires tragiques qui y sont représentées, leur mettent devant les yeux des parricides, des incestes et d’autres crimes qui sont les sujets des Tragédies.
» Il les avait condamnés auparavant en général, quand dans le même endroit il avait dit72 : « Ces Spectacles publics doivent être abolis, parce qu’ils irritent beaucoup les vices et qu’ils sont très propres à corrompre les esprits, et bien loin de contribuer à nous faire mériter la vie bienheureuse, ils {p. 70}y nuisent beaucoup.
» Cette raison générale est donc que les Comédies par les sujets qu’elles représentent ou par les circonstances qui les accompagnent, excitent et enflamment les passions.
Enfin la troisième réflexion est, que si saint Charles avait cru, comme le veulent ceux qui soutiennent la Comédie, que les saints Pères eussent regardé quelquefois la Comédie comme une simple vanité, ou que leur raisons pour la condamner dans leurs Sermons eussent été des exagérations, ou bien que les Comédies séparées des grands crimes n’eussent été capables que d’éloigner de la perfection Chrétienne, il n’aurait pas ordonné absolument et sans distinction aux Prédicateurs de son Diocèse, de se servir des {p. 71}arguments73 et des preuves des Saints Pères, ces termes ne conviennent point à des exagérations ni à des figures de Rhétorique, ils signifient quelque chose de plus, il n’aurait point ensuite marqué à chaque Prédicateur de faire voir au peuple les grands maux dont les Comédiens sont cause. « Le Prédicateur74, dit-il, montrera fortement les maux qui en proviennent et qui se répandent sur le peuple.
» Ce que l’on ne peut point appliquer à ce qui n’est qu’une simple vanité ou qui ne fait qu’éloigner de la perfection Chrétienne.
Si on avance vers le siècle où nous sommes, on ne trouvera pas que la Comédie ou les Comédiens aient été traités plus favorablement.
{p. 72}75L’Université de Paris dans son Statut 19 rapporté par Fontanon, veut que l’on chasse les Comédiens hors de l’Université, et qu’on les renvoie au-delà des ponts : « afin, dit ce Statut, d’ôter toute occasion qui pourrait détourner les Ecoliers de l’étude ou les porter au mal. Nous voulons que tous les Comédiens soient chassés hors du territoire de l’Université et au-delà des ponts
».
Lorsqu’il fallut entériner les Lettres Patentes des Comédiens qui étaient venus d’Italie sous le règne d’Henry III, l’an 1577. « Au rapport de Mezeray, jamais le Parlement de Paris ne le voulut faire ; au contraire il rebuta lesdites Lettres, comme {p. 73}étant en faveur de personnes que les bonnes mœurs, les saints Canons, les Pères de l’Eglise, et nos Rois ont toujours réputés infâmes ; ce sont les paroles de cet Historien. Le Parlement leur fit défense de ne plus jouer ni d’obtenir de pareilles Lettres, sous peine d’être condamnés à dix mille livres d’amende. Il est vrai que cet Historien ajoute que les Comédiens ne laissèrent pas de jouer au petit Bourbon, lorsque la Cour fut de retour de Poitiers : ce qui ne montre que trop évidemment, dit Mezeray, la dissolution où la Cour était plongée pour lors.
»
En l’année 1584, le même Parlement par un Arrêt de la Chambre des Vacations donné sur la Requête de Monsieur le Procureur Général, fit {p. 74}défenses aux Comédiens qui étaient pour lors à l’Hôtel de Cluny près des Mathurins, de jouer leur Comédies et de faire aucune assemblée en quelque lieu et Faubourg que ce fût, et au Collège de les recevoir à peine de mille livres d’amende.
En l’année 1588, sur la remontrance faite par Me Antoine Séguier Avocat du Roi, parlant au lieu du Procureur Général et ayant égard aux Conclusions par lui prises, le Parlement de Paris fit défenses à tous Comédiens tant Italiens que Français, de jouer aucunes Comédies, soit aux jours de Fêtes ou ouvrables à peine d’amende arbitraire et de punition corporelle, s’il y échoit, quelques permissions qu’ils eussent impétrées ou obtenues.
En effet si l’on considère les {p. 75}sujets ordinaires des Comédies, et les circonstances qui les accompagnent, elles méritent d’être condamnées par l’une ou par l’autre de ces raisons.
Premièrement les choses que l’on représente dans la Comédie sont pour l’ordinaire des intrigues d’amour et des sujets de quelque violente passion, comme d’amour, de vengeance, d’ambition, de jalousie, etc. Il faut que les passions qu’on y représente aient quelque chose de fort, de vif et de touchant, afin qu’elles puissent exciter dans l’âme l’effet que l’on prétend ; afin que les sujets que l’on choisit puissent plaire, ils doivent être conformes à la disposition de la plupart des spectateurs qui sont des personnes du monde qui en ont les maximes et l’esprit. Si ce sont, par exemple, {p. 76}des sujets de haine, d’amour, de colère, d’orgueil, il faut qu’un Acteur pour exprimer ces passions le plus naturellement, et le plus vivement qu’il lui est possible, il faut, dis-je, qu’il en excite en lui-même les mouvements. De sorte qu’au lieu que le devoir d’un Chrétien, selon l’esprit de l’Evangile, est de mortifier en soi les passions et de les détruire ; au contraire l’exercice ordinaire d’un Comédien est de les exciter en soi et dans les autres ; et pour faire aimer ces mouvements déréglés du cœur et les rendre agréables, on les colore du nom de vertus, comme l’ambition et la vengeance de grandeur d’âme ; le désespoir et l’opiniâtreté, de constance invincible, ainsi du reste.
Les Comédies les plus honnêtes {p. 77}sont toujours mêlées de quelques transports de passions, de quelques artifices et intrigues mauvaises pour y réussir, et l’on montre par là le chemin aux personnes qui peuvent être un jour possédées de pareilles passions de se servir des mêmes adresses pour obtenir l’accomplissement de leurs mauvais désirs. L’on détruit souvent ce qu’il y a d’honnête dans ce qui fait la matière de la Comédie, par des discours profanes, pleins de dogmes et de maximes Païennes ; et bien loin de purifier le Théâtre par des sujets honnêtes qu’on y représente, on profane au contraire l’honnêteté des sujets par des fictions d’amour, par des paroles lascives ou trop libres qu’on y mêle.
Ce fut pour cette raison que le Parlement de Paris, par son {p. 78}Arrêt du 9 Décembre 1541, défendit aux Maîtres de la Confrérie de la Passion établie à l’Hôtel de Bourgogne de jouer leurs Pièces, quoique saintes, jusqu’à ce que Sa Majesté en eût ordonné autrement. M. Le MaîtreIII Avocat du Roi pour lors, et qui fut depuis Premier Président, parlant dans cette occasion pour Monsieur le Procureur Général, à la requête duquel l’Arrêt fut rendu, remarqua entre autres choses, que l’on mêlait dans ces Comédies de piété des farces et des discours lascifs au commencement ou à la fin, pour attirer ou divertir le peuple, qui ne demande, dit-il, que ces sortes de folies et de voluptés.
Secondement, si l’on regarde les circonstances qui accompagnent les Comédies, elles {p. 79}sont ordinairement mauvaises, quelque honnête qu’en soit le sujet ; l’on n’y voit que des femmes parées, qui ne s’étudient qu’à plaire à ceux aux yeux desquels elles s’exposent ; qui dans leurs ajustements, dans leurs gestes, dans leurs actions, dans leurs regards, dans leurs parodies n’ont rien qui ne blesse la modestie de leur sexe, qui ne respirent que la vanité et l’esprit du monde. Si la chaussure de Judith fut capable de ravir les yeux et le cœur d’un homme guerrier, que fera le visage, la taille, la bonne grâce, la danse, le chant d’une femme qui n’a point d’autre dessein que de paraître belle et de plaire pour attirer plus de monde à la Comédie.
Le lieu où se joue la Comédie, présente encore une infinité {p. 80}d’occasions pour offenser Dieu, dans les assemblées qui s’y font et les rendez-vous que l’on y donne. C’est ce que remarque Monsieur Le Maître dans son Plaidoyer déjà cité nombre 6IV. Le temps que l’on choisit pour la représenter qui est le soir, ne contribue pas peu à favoriser le vice, de sorte que le seul péril où l’on s’expose dans ces assemblées est un motif suffisant pour les éviter. « Que l’amour du plaisir dit Tertullien76, n’ait pas plus de pouvoir sur vous que la crainte du péril qu’il y a dans sa douceur.
»
On n’est pas seulement obligé d’éviter le péché ; mais encore les choses qui nous y portent ordinairement, dit saint Chrysostome77, Homélie 15. au {p. 81}peuple d’Antioche : il en est en cela, ainsi que remarque ce Père78, comme d’un homme qui marche près du précipice, la crainte seule qu’il doit avoir d’y tomber est capable de l’y précipiter ; ainsi, dit-il, celui qui ne s’éloigne pas entièrement du péché, mais qui s’en approche facilement, doit s’attendre que la crainte dans laquelle il vit le fera tomber dedans. En effet, dit ce même Père, une malheureuse expérience nous apprend que les vierges qui vont à ces Spectacles ont moins de pudeur, les jeunes gens y deviennent impudents et effrontés, les vieillards retombent dans la débauche, d’où naissent les souillures des mariages et {p. 82}quantité d’autres crimes. L’on voit partout ce raisonnement qu’on ne doit point comparer, comme on a fait dans l’exposé, la Comédie dont le sujet serait malhonnête, ou bien dans laquelle on représenterait quelque passion violente avec un tableau qui représenterait l’une de ces choses. Il est évident et cela n’a pas besoin de preuves, que la représentation de la Comédie, est bien plus vive et fait beaucoup plus d’impression que celle d’un tableau ; et quand elle est jointe avec toutes les circonstances qui l’accompagnent ordinairement, elle est bien plus dangereuse que ne serait une peinture.
Ce que l’on vient de dire de la Comédie ne peut s’appliquer aux Tragédies qui se jouent dans les Collèges, selon les Lois {p. 83}Académiques, qui sont plutôt des exercices pour ceux qui en sont les Acteurs, que des divertissements pour les personnes qui y assistent. Les sujets en sont bien plus purs : la modestie du Théâtre est bien plus grande, les passions en sont moins vives et moins violentes ; les circonstances enfin du lieu, du temps auquel les Tragédies se jouent, et encore des personnes qui s’y trouvent fournissent bien moins d’occasions d’offenser Dieu, par conséquent elles sont bien moins dangereuses, et on ne doit point en faire comparaison avec les Comédies dont il s’agit. Et en tout cas s’il y avait quelque chose contre l’honnêteté dans ces exercices publics qui se font dans les Collèges, on en devrait blâmer l’usage comme celui des Comédies.
{p. 84}Ceux qui prétendent excuser les personnes qui vont à la Comédie, disent trois choses.
La première, qu’il faut faire une grande différence entre les choses sales et malhonnêtes qui sont représentées dans une Comédie, et la manière de les représenter. A l’égard des Comédies où l’on représente des choses mauvaises, il y a du péché d’y assister quand le plaisir a pour objet les choses déshonnêtes ; mais il n’y en a point, disent-ils, quand le plaisir vient de la manière ingénieuse et spirituelle qui se trouve dans l’invention et dans la représentation : par exemple, par rapport à l’Acteur qui fait bien son personnage ; quelques Auteurs sont de ce sentiment.
La seconde, quand il y aurait quelque chose de libre dans {p. 85}le corps de la Pièce, ou dans ce qui la finit, cela ne pourrait rendre la Comédie mauvaise, que par rapport à ceux à qui elle serait une occasion prochaine de péché, et non pas à l’égard de ceux qui vont à la Comédie, sans en recevoir aucune impression, ni sans en remporter aucune mauvaise idée, et qui par conséquent sont hors de danger de péché.
La troisième, les Comédies ne sont plus aujourd’hui, comme elles étaient par le passé ; Le Théâtre est bien plus pur qu’il n’était ; l’on n’y représente rien qui soit opposé à l’honnêteté et à la pureté des mœurs.
L’on peut dire pour réponse générale à ces trois moyens, que comme il n’y a point de divertissement plus agréable aux gens du monde que la Comédie, il {p. 86}leur était fort important de chercher les moyens pour s’en assurer une jouissance douce et tranquille, et de faire en sorte que la conscience s’accommodant avec la passion, elle ne la vînt point troubler par ces remords. Mais ces moyens que l’on propose, et que le relâchement dans la Morale n’a inventé que pour cacher à ceux qui vont à la Comédie le mal qu’ils font en y assistant, ne les exempte point de péché devant Dieu.
On répond donc premièrement, que la distinction que l’on fait de la chose représentée d’avec la manière de la représenter ; ou de l’habileté de l’Acteur qui fait bien son personnage, d’avec ce qu’il représente, est l’effet d’un raisonnement spéculatif et trop subtil, dont l’application ne peut avoir lieu dans {p. 87}la pratique, en matière d’impureté. Si l’homme n’avait point été corrompu par le péché, et qu’il fût demeuré parfaitement le maître des mouvements de son cœur, on pourrait croire qu’en voyant la représentation d’une chose malhonnête, il laisserait le mauvais plaisir que la chose est capable d’inspirer, pour se rendre seulement sensible à la manière de la représentation ; mais dans l’état de la nature corrompue, ces deux plaisirs sont trop voisins pour pouvoir, moralement parlant, prendre l’un et laisser l’autre. Il s’ensuit donc que le plaisir de la représentation, particulièrement en fait d’impureté, est une occasion prochaine de consentir à l’autre.
De plus, si ce sentiment ou si cette distinction avait lieu, {p. 88}on aurait facilement éludé la force du raisonnement des Pères de l’Eglise contre les Spectacles et contre ceux qui les fréquentaient, et tout leur zèle serait demeuré sans effet, parce qu’avec une subtilité pareille, ceux qu’ils condamnaient, pouvaient répondre qu’ils ne prenaient de plaisir que par rapport à la manière dont on avait inventé les choses et qu’on les représentait, et non aux choses mêmes. Enfin, il s’ensuit, qu’il n’y a point de mal d’aller à la Comédie quelque malhonnête et sale qu’elle soit ; parce que séparant le plaisir que la vue de la chose représentée peut produire, d’avec celui de la représentation, une personne peut répondre que ce dernier la touche et non pas le premier.
{p. 89}L’on ne croit pas aussi que les Auteurs dont on a parlé dans l’objection demeurassent d’accord de cette conséquence. En effet quand les Théologiens ont dit qu’on pouvait prendre du plaisir dans la manière de représenter des choses déshonnêtes, sans en prendre de la chose représentée, ils n’ont considéré la Comédie qu’en général et spéculativement et non moralement ou dans la pratique. Car dans la vérité ces deux plaisirs sont différents et peuvent être dans la spéculation l’un sans l’autre.
Secondement, il suffit que la Comédie soit mauvaise, par rapport aux sujets qui y sont représentés, ou que par les mauvaises circonstances qui l’accompagnent ordinairement, elle produise de méchants effets dans {p. 90}l’âme de ceux qui y vont, afin qu’on puisse dire qu’elle est défendue à toute sorte de personnes : car une personne doit éviter ce qui est communément une occasion prochaine de péché ; et quoique selon sa pensée elle soit persuadée qu’elle n’y tombera pas, néanmoins la connaissance qu’elle a de la faiblesse humaine doit la porter à se défier de soi-même, et à ne point s’exposer dans une occasion qui est mauvaise, et dans laquelle on offense Dieu ordinairement. Elle doit craindre que cette occasion ne l’engage au péché, et ne l’y porte insensiblement ; ou que peut-être ce ne soit un effet de son endurcissement et de l’abandon de Dieu, si elle ne sent pas les méchantes impressions que cette occasion fait dans les autres.
{p. 91}Quoiqu’il en soit, quand on supposerait même qu’une personne serait assurée de ne point offenser Dieu en allant à la Comédie ; c’est-à-dire, que la Comédie ne produirait en elle aucun des mauvais effets qu’elle produit dans les autres, il ne suit pas de là qu’elle n’est pas coupable du péché des Comédiens. Il y a quelque sorte de pacte entre ceux qui représentent la Comédie et ceux qui y assistent, qui rend le péché des uns commun aux autres ; ceux qui donnent leur argent, sont censés engager les Comédiens à jouer, c’est pourquoi les Comédiens seraient obligés par titre de justice à rendre l’argent qu’ils auraient reçu, s’ils ne représentaient pas la Comédie, comme il est arrivé quelquefois qu’ils n’ont point joué quand ils {p. 92}n’ont pas eu assez grand concours de monde, et par conséquent un gain assez considérable pour se dédommager des dépenses qu’il fallait faire, et pour se récompenser de leurs peines. Saint Thomas au lieu déjà cité de la question 168 semble admettre cette espèce de pacte, lorsque parlant des Comédiens qui joueraient avec les conditions qu’il marque, ce qui n’arrive pas dans la pratique, dit79 « qu’on leur fait justice en leur donnant les récompenses de leur service
». De plus il y a une espèce d’union et de commun accord entre ceux qui se trouvent dans le lieu de la Comédie, dès le moment qu’ils y sont tous assemblés pour la faire jouer : ce qui fait que le {p. 93}péché qu’il y a en cette occasion, devient celui de chaque particulier.
Dans la pensée de Saint Chrysostome, ceux qui louent les Comédiens, sont censés les engager à faire leur exercice, et par là ils se rendent dignes du supplice que les Comédiens méritent ; de même ceux qui les autorisent par leur présence sont complices, et sont la cause80, poursuit ce Père, de ce qui se dit et de ce qui se fait dans ces Spectacles. On doit conclure que ceux qui outre cela donnent encore de l’argent pour assister à la Comédie sont plus coupables, puisqu’ils contribuent d’une manière plus {p. 94}efficace à la faire jouer ; de sorte que l’argent qu’on donne aux Comédiens, dit Saint Augustin81, tend à les entretenir dans leur iniquité, comme celui que l’on donne à une femme débauchée. C’est ce qui a fait dire à Saint Antonin82, que c’est un péché d’assister à la Comédie et de donner pour cela quelque chose aux Comédiens. Sylvestre83 a suivi ce sentiment, et il ajoute qu’il semble que c’est un péché mortel, parce qu’on les entretient dans leur profession, et que l’on coopère à quelque chose qui est mortel ; Comitolus84 {p. 95}est pareillement de ce sentiment.
Il faut remarquer que l’on ne joue pas la Comédie pour une seule personne, c’est un Spectacle que l’on expose à toute sorte d’esprits, dont la plupart sont faibles et corrompus, et à qui par conséquent il est extrêmement dangereux. Il est vrai que c’est leur faute d’y assister en cet état ; mais aussi ceux qui leur donnent mauvais exemple, contribuent à leur faire regarder la Comédie comme une chose indifférente. Plus une personne est réglée dans ses actions, plus ils sont hardis à l’imiter, son exemple est un scandale pour eux : car quoique, dit Saint Jean Chrysostome85, « par la force de {p. 96}votre esprit, vous vous soyez garantis de toute sorte de souillure, néanmoins à cause que par votre exemple vous avez inspiré de l’amour pour ces Spectacles à d’autres plus faibles : comment pouvez-vous dire que vous n’êtes pas coupable, vous qui avez donné aux autres le moyen de se rendre coupables. Ce Père conclut de la sorte, c’est pourquoi quoique votre grande modération vous ait mis à couvert de tout ce qui vous aurait pu nuire, ce que je ne crois pas possible : néanmoins parce que plusieurs personnes ont beaucoup péché à l’occasion de ces divertissements, vous en serez grièvement punis. »
Et {p. 97} dans l’Homélie 7, il dit86 : « En regardant ces choses peut-être ne vous rendrez-vous pas coupable d’aucune faute, néanmoins vous êtes responsable du scandale que vous avez donné aux autres.
»
Enfin ceux qui prétendent qu’en allant à la Comédie, elle ne leur fait aucune impression, ce que saint Chrysostome ne croit pas, ils doivent bien prendre garde de se tromper : « Que les curieux, dit saint Jean Chrysostome87, qui ont un empressement pour les Spectacles qui va jusqu’à la folie ; qui disent, nous la regardons à la vérité, mais nous n’en recevons aucun dommage, soient attentifs à ce {p. 98}que je leur dis.
» La Comédie peut produire d’une manière insensible, et presque sans qu’on s’en aperçoive, une disposition dedans l’âme qui étant venue à un certain point, peut être la cause de la chute d’une personne. Les vices se glissent facilement dedans notre âme, quand c’est à la faveur du plaisir : car il est moralement certain que l’on apprend à faire ce que l’on s’accoutume de voir, comme remarque saint Cyprien88, dans son Livre des Spectacles, c’était à peu près ce qu’avait dit Tertullien dans son Livre touchant la même matière Chapitre 1589. « Car quand bien même quelque personne assisterait {p. 99}à ces Spectacles d’une manière honnête et
modeste, eu égard à son rang et conformément à son âge, et à la disposition de son tempérament, elle ne peut néanmoins s’exempter d’être émue, et elle ne peut y être sans quelque passion secrète qui s’élève dans son cœur.
»
C’est pourquoi saint Chrysostome, Homélie 5 de la Pénitence, conclut absolument90 : « Dès le moment, dit-il, que vous avez regardé l’iniquité du Théâtre, vous êtes coupable.
» Il est toujours certain que la Comédie amollit et attendrit le cœur, et le rend non seulement moins fort pour résister aux impressions des plaisirs défendus; mais encore, elle éloigne l’homme Chrétien de pratiquer la {p. 100}pénitence qu’il est obligé de faire depuis le péché, et qui consiste dans une vie laborieuse et dure à soi-même. « Qui est-ce, dit Cassiodore91, qui a jamais exigé la gravité des mœurs dans les Spectacles : les Caton, c’est-à-dire les sages, ne se rencontrent point dans le Cirque.
» Saint Chrysostome dans son Homélie 38. sur le Chapitre 11 de Saint Matthieu, vers la fin, parlant en particulier de la chasteté et de la vie mortifiée qu’il faut mener pour la conserver, dit ces paroles pour éloigner de la Comédie, et de celle particulièrement où l’on chante la musique : « Comment, dit ce Père92, pourrez-vous supporter {p. 101}la peine qu’il y a à conserver la chasteté, vous qui vous laissez aller éperdument à la joie, et qui prenez tant de goût à des chansons lascives : car si celui qui en est éloigné a beaucoup de peine à embrasser cette vertu ; comme se pourra-t-il qu’en jouissant de ces plaisirs, on puisse vivre chastement ? Ignore-t-on que nous avons un très grand penchant au vice ? Si nous mettons donc toute notre étude et tous nos soins à courir après ces choses, comment pourrons-nous éviter les flammes éternelles ?
»
Troisièmement, cette apparence d’honnêteté et ce retranchement de choses immodestes {p. 102}que l’on a fait, à ce que l’on prétend, dans la Comédie, la rend plus dangereuse et plus à craindre, ce retranchement n’étant pas entier et parfait, c’est un artifice du démon de faire jouer quelques Comédies, où il n’y ait rien ce semble contre les bonnes mœurs, afin d’accoutumer les hommes par le plaisir qu’ils y prennent à se plaire insensiblement à celles qui sont sales et malhonnêtes ; c’est pour lors qu’il faut s’en défier davantage dans le sentiment de Tertullien93 : « Je veux, dit-il, qu’il y ait des choses honnêtes dans les Spectacles, mais c’est un artifice du démon. Personne n’a jamais mêlé le poison avec le fiel et {p. 103}l’hellébore ; mais on le met dans des mets bien assaisonnés et agréables au goût : c’est ainsi que le démon mêle ce qu’il y a de plus doux et de plus agréable avec le poison mortel qu’il nous présente.
»
Si l’on n’avait rien retranché dans les Comédies, et qu’elles fussent aussi mauvaises qu’elles l’ont été, il n’y aurait que les libertins qui y iraient : les personnes de qualité et de vertu en auraient de l’horreur : au lieu que l’état présent de la Comédie, ne faisant ce semble aucune peine à la pudeur, on ne se défend pas d’un poison qui est d’autant plus dangereux qu’il est caché ; qu’on l’avale sans le connaître, et qu’on l’aime lors même qu’il tue.
L’on ne demeure point d’accord que la plupart des Comédies {p. 104}soient réformées à un point qu’elles n’impriment, ou qu’elles ne laissent point de mauvaises idées capables de corrompre la pureté des mœurs d’un Chrétien. Que s’il n y a rien de trop libre dans le corps de la Pièce, il y a des farces à la fin qui ne sont jamais bien pures. On ne peut point appeler des ouvrages tout à fait honnêtes, dans lesquels on voit des intrigues d’amour, de vengeance, d’ambition ; que l’on commence, que l’on continue, que l’on achève avec beaucoup d’artifice, et d’adresse d’esprit, que l’on accompagne de belles paroles, que l’on représente avec des actions vives avec une prononciation agréable, ce qui imprime plus facilement, et plus fortement le mouvement de ces passions {p. 105}dans le cœur des spectateurs.
La manière donc parle l’Eglise contre les Comédiens dans ses Rituels, ou dans les instructions que les Evêques y donnent, est une marque infaillible que les Comédies d’à présent, ne sont point purifiées de toutes ce qu’elles avaient autrefois de mauvais, et qu’il reste encore un retranchement considérable à y faire.
Dans le Sacramental de l’Eglise de Ferrare94, imprimé en l’année 1610, au Titre du Sacrement de l’Ordre, en parlant des empêchements aux Ordres : « On ordonne que le Curé fera connaître au peuple les empêchements, dont une personne {p. 106}étant liée ne peut, et ne doit recevoir le Sacrement de l’Ordre ; il marquera quelquefois, et s’il est nécessaire il expliquera ces empêchements : ceux qui ont ces empêchements, ce sont les personnes suspectes d’hérésie, les Usuriers, les Bouffons, les Bateleurs, les Comédiens
».
Le Rituel d’Orléans de l’année 1642, page 340, exclut des saints Ordres les Comédiens, Bateleurs, etc.
Dans les Instructions Synodales de M. Godeau Evêque de Vence, de l’année 1644, Chapitre 4, Titre 9 du Sacrement de l’Ordre n.5. « Il y a plusieurs personnes, dit ce grand Prélat, qui ne doivent point se présenter aux Ordres, et qui pèchent en les recevant, et tombent dans l’irrégularité : ce sont les Usuriers, {p. 107}les Comédiens, et tous ceux qui montent sur le Théâtre
».
Le Rituel de Châlons-sur-Marne, de l’année 1649, page 12, défend de recevoir pour parrains du baptême les pécheurs publics ou les personnes infâmes : comme les Femmes de mauvaise vie, les Concubinaires, les Comédiens, etc. Et à la page 139, il prive de la Communion ces derniers, comme pécheurs publics. Et page 224, en parlant de ceux qui sont exclus des Ordres, il met ceux qui servent aux Théâtres ; savoir les Bouffons, les Bateleurs, les Comédiens, les Farceurs.
Dans le Rituel de Paris, imprimé en l’an 1654, page 108, il est ordonné qu’on rejettera de la Communion ceux qui en sont publiquement indignes : tels que sont ceux qui sont notoirement {p. 108}excommuniés, les interdits et ceux qui sont manifestement infâmes : comme sont les Femmes débauchées, les Concubinaires, les Comédiens, etc. Et à la page 291, on exclut des saints Ordres les Bouffons, les Bateleurs, les Comédiens et les Farceurs.
L’Eglise de Paris, avant ce dernier Rituel, avait commencé à faire des Ordonnances touchant la Comédie et les Comédiens. Messire Jean de Gondy qui fut le premier Archevêque de Paris en l’année 1623, avait signalé son zèle contre les Comédiens. Entre autres articles que fit ce grand Prélat pour maintenir la discipline de son Diocèse, il y en a un par lequel il prive les Comédiens de l’usage des Sacrements ; il déclare leur profession infâme et indigne {p. 109}d’un Chrétien, il les prive de la sépulture Ecclésiastique, s’ils ne la quittent avant que de mourir. Cet Archevêque, dit95 « le Synodicon de l’Eglise de Paris, fit des Statuts très saints, et particulièrement de ne point recevoir à la participation des Sacrements, et de priver de la sépulture Ecclésiastique les Comédiens qui n’auraient pas voulu renoncer à leur profession infâme et indigne d’un Chrétien.
» Ce Synodicon a été imprimé par l’ordre de Monseigneur l’archevêque en 1674.
L’on ne peut pas dire que le Rituel doive s’entendre des Comédiens qui jouent aux heures du Service divin, les Fêtes et {p. 110}Dimanches ; à cause qu’il est porté dans l’endroit du Prône, que l’on excommunie tous ceux qui vaquent aux Spectacles des Farceurs et Bateleurs auxdits jours et heures. Car outre que les paroles du Synodicon ci-dessus sont trop générales et précises contre les Comédiens pour souffrir cette interprétation puisqu’elles condamnent l’exercice des Comédiens sans distinction, et indépendamment du temps et de l’heure ; c’est qu’il n’est parlé en cet endroit du Rituel que de ceux qui assistent aux Spectacles et non de ceux qui les représentent. Et quand il en serait question, cela ne prouverait pas que la Comédie fut permise les autres jours ; mais seulement que c’est un plus grand péché d’y assister ou de la représenter aux jours {p. 111}et heures particulièrement consacrés par l’Eglise pour honorer Dieu, qu’en un autre temps ; et c’est pour cette raison particulière qu’ils sont plutôt excommuniés.
Le Rituel de Sens au Titre de la Communion des malades page 90, parle des Comédiens en ces termes : Mais il faut prendre garde surtout de ne la pas donner à des indignes, ce qui ne se peut faire sans scandale, tels que sont des Usuriers publics, des Comédiens et des Farceurs, des Concubinaires et des gens notoirement criminels.
Le Rituel d’Alet de l’année 1667, page 74, rejette de la Communion ceux que l’on sait publiquement être indignes, comme sont les excommuniés, les interdits, les infâmes ; par {p. 112}exemple, les Comédiens, les Farceurs et Bateleurs jusqu’à ce qu’ils aient fait pénitence et réparé le scandale.
Le Rituel de Langres, page 73, exclut aussi de la Communion ceux qui sont manifestement infâmes, comme sont les Comédiens.
Celui de Senez de l’année 1678, page 372. « Nous déclarons pour excommuniés, ceux qui vaquent aux jeux des Spectacles et Farceurs.
»
Le Rituel de Coutances de l’année 1682, au Titre du Sacrement de l’Eucharistie et de la Communion des infirmes, page 14796. « Il faut prendre garde, dit ce Rituel, de ne point porter la sainte Eucharistie aux indignes, {p. 113} ce qui ne serait point sans scandale ; ces indignes sont les Usuriers publics, les Concubinaires, les Comédiens, ceux qui sont notoirement criminels, et les excommuniés nommément.
» Et au Titre du Sacrement de l’Ordre page 343 et 34497. « Voici quels sont ceux qui ont des empêchements pour recevoir les Ordres, les Usuriers publics, les Farceurs, Bateleurs, Comédiens, les Infâmes,
etc. »
Le Rituel de Bayeux de l’année 1687, page 1687, compte parmi les pécheurs publics et infâmes, ceux qui s’appellent Comédiens et Bateleurs.
Le Rituel de Reims, page 119, met entre ceux à qui il faut refuser la Communion, les {p. 114}Pécheurs publics, les Bateleurs, les Farceurs ; et à la page 619, il les prive de la sépulture.
Le Catéchisme de Montpellier de l’an 1687, page 230, met entre les choses qu’il faut éviter pour conserver la chasteté, les divertissements malhonnêtes, les excès de bouches, les bals, les danses, les Comédies, les mauvais livres, etc.
Le Catéchisme de Bourges de l’an 1693, page 437, sur le sixième Commandement, marque les choses qui font tomber dans l’impureté : le bal, la danse, la Comédie et les Romans.
La Morale de Grenoble tome 3, page 175, déclare infâmes et incapables d’être Parrains ; et page 290, elle déclare incapables de la sainte Communion les Farceurs, Bateleurs et les Comédiens.
{p. 115}Les Evêques dans leur Rituels ou dans leurs Instructions touchant les Comédiens n’ont point fait un droit nouveau, ils ont suivi en cela les Pères de l’Eglise et les Conciles dont on a rapporté ci-devant les autorités. Dans le Droit Canonique98, ils sont réputés infâmes et irréguliers ; or l’infamie et l’irrégularité que les Comédiens contractent, n’est point une infamie ou une irrégularité pareille à celle que contractent, par exemple, ceux qui se marient deux fois que l’on appelle Bigames, ou qui sont dans de certains emplois de Justice : celle-ci ne suppose point de péché : elle est, comme parle le Droit, une irrégularité par défaut99 de Sacrement ou de douceur, {p. 116}mais l’autre suppose toujours un péché : c’est pourquoi les Canonistes l’appellent une infamie ou une irrégularité ex delicto, c’est-à-dire, fondée sur quelque péché. Telle est l’infamie ou l’irrégularité des Comédiens : car on ne peut pas douter que des personnes que l’on rejette de la sainte Communion, que l’on prive de la sépulture Ecclésiastique, que l’on regarde comme pécheurs publics, et que l’on excommunie, ne soient infâmes et irréguliers ex delicto.
L’on apporte ordinairement sur cette matière l’autorité de saint François de Sales, lequel dans quelques endroits de son Introduction à la vie dévote, semble favoriser la Comédie.
L’on répond que saint François de Sales considère la {p. 117}Comédie en elle-même et spéculativement et quant à la substance, comme il parle. Première Partie, Chapitre 23, de son Introduction, il dit que les Comédies même honnêtes sont dangereuses et nuisibles à la dévotion. Et quand il parle des bals et des danses dans la pratique, 3e Partie, Chapitre 33, il dit que « c’est une chose dangereuse ; et selon l’ordinaire, façon avec laquelle cet exercice se fait, il est fort penchant et incliné du côté du mal, et par conséquent plein de danger et de péril
» : ce sont les paroles de ce saint Evêque, que l’on peut appliquer à plus forte raison à la Comédie. Ainsi comme on est obligé d’éviter le péril du péché, et particulièrement celui où on offense Dieu ordinairement, on ne peut point aller à {p. 118}la Comédie. Enfin saint François de Sales dans cet endroit de la 3e Partie, met tant de conditions pour assister à ces sortes de divertissements, qu’il est plus facile de n’y point aller que d’y aller avec tant de restrictions.
L’on objecte encore une Déclaration du Roi du 16 Avril 1641, enregistrée au Parlement le 24 suivant, par laquelle il paraît que les Comédiens ont toujours été notés d’infamie jusqu’en ladite année 1641. Mais ils en sont relevés pour l’avenir, sous cette condition, que dans les Comédies qu’ils joueront il n’y ait rien qui blesse l’honnêteté publique par une parole même à double entente : ce sont les termes de la Déclaration, d’où l’on peut inférer qu’on a cru en ce temps-là, qu’on pouvait jouer la Comédie sans péché.
{p. 119}Bien loin que cette Déclaration soit favorable aux Comédiens, elle renferme au contraire de quoi les condamner. Car l’on demande, où est la Comédie dans laquelle il n’y a point de parole même à double entente, et où l’honnêteté ne soit point blessée ? Cette Déclaration montre évidemment la vérité de la proposition qui a été avancée au commencement, que la Comédie est mauvaise moralement parlant et dans la pratique, soit par rapport aux sujets qu’on y représente, soit par rapport aux circonstances qui l’accompagnent, et qu’il est très difficile et presque impossible dans l’usage, de retrancher tout ce qui y est de vicieux ; puisque les Comédiens quelque soin qu’ils aient semblé avoir voulu apporter, n’ont {p. 120}point satisfait à la condition qui leur a été marquée par ladite Déclaration de 1641, c’est pourquoi on ne les a pas considéré moins infâmes ; ils sont exclus comme auparavant des charges publiques, ils sont excommuniés, on leur refuse l’absolution s’il ne promettent de quitter : de sorte que l’on peut dire en cet endroit qu’il est plus facile de défendre tout à fait de jouer les Comédies, que d’entreprendre de les reformer entièrement.
Saint Isidore de Damiette100 a dans son Epître 336, suppose cette vérité, quand il dit que « les Comédiens {p. 121}n’ont jamais dessein de rendre meilleurs ceux qui vont à la Comédie, et quand ils le voudraient, ils ne le pourraient pas, parce que leur profession ne tend et n’est propre qu’à nuire.
» Il avait dit une ligne auparavant : « de sorte que si ceux qui vaquent à ces bouffonneries deviennent meilleurs, la profession de ces Comédiens s’anéantira
».
S’il n’est pas permis d’aller à la Comédie, au moins quelquefois, dira-t-on, il ne reste presque plus de divertissement dans une grande Ville comme Paris, où il y a beaucoup de gens qui sont occupés à des travaux purement d’esprit. Le Spectacle est un des divertissements qui le délassent davantage. De plus, il semble qu’après l’exemple de tant de personnes distinguées par leur caractère et leur profession, qui {p. 122}y vont, il n’y a plus tant de péché à y aller pour les Séculiers. Si l’on veut enfin que les Comédies soient mauvaises, les Magistrats ne devraient point les souffrir.
Il y a longtemps que Saint Chrysostome dans son Homélie 38 sur le 11e Chapitre de Saint Matthieu a répondu à la première Partie de cette objection101 : « Lorsque, dit-il, vous voudrez vous relâcher l’esprit, vous pourrez prendre beaucoup d’autres divertissements que ceux des Spectacles : vous pourrez vous aller promener dans des {p. 123}jardins, ou sur le bord des ruisseaux et des rivières, vous pourrez réjouir votre vue par la beauté de la campagne, vos oreilles par le chant des cigales, vous pourrez visiter les Temples des Martyrs ; tout cela contribuera à votre santé, et ce qui servira à vous divertir bien agréablement, vous sera d’un grand avantage pour l’âme : car vous n’en souffrirez aucun dommage, vous n’en aurez aucun chagrin, ni aucune tristesse. N’avez-vous point votre femme ? n’avez-vous pas vos enfants ? n’avez-vous pas un grand nombre d’amis ? tout cela porte ordinairement à la douceur de l’amitié, à l’honnêteté et même souvent il en revient de grands émoluments et de grands profits
».
En un mot, si la Comédie est ordinairement mauvaise dans la {p. 124}pratique, comme on l’a montré, elle ne peut point servir de divertissement. « Peut-on, dit l’Empereur Justinien102, appeler des jeux, ce qui est la source des crimes
» ; il ne nous suffit point, s’écrie Salvien103 au Livre cité, de « nous réjouir, il faut encore que notre divertissement soit un crime, ce qui est manifestement condamné dans l’Ecriture
», dit cet Auteur.
Quant à l’exemple que donnent ceux qui vont à la Comédie ; on répond qu’il ne peut rendre légitime ce que l’Eglise a toujours condamné, et condamne encore aujourd’hui. Ce {p. 125}jugement que l’Eglise a porté contre la Comédie, a paru si certain dans la Tradition, que les Hérétiques même l’ont reconnu, et en ont fait un point de leur discipline dans le Livre de la Discipline des Eglises Réformées en France, imprimé en l’année 1675, Chapitre 14 des Règlements, n. 28. « Il ne sera permis aux Fidèles d’assister aux Comédies ; vu que de tout temps cela a été défendu entre les Chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs. Ce sont les paroles de ce Livre.
»
A l’égard des Magistrats qui tolèrent la Comédie, c’est par prudence et pour éviter un plus grand mal. C’est ce que répondit autrefois Isidore de Damiete104, quand il dit que de « son {p. 126}temps, les Spectacles quoique pleins d’iniquités, étaient néanmoins considérés par les Empereurs comme un moindre dérèglement ; rachetant par un mal qui leur paraissait de moindre importance, le repos et la sureté publique, qui sont des biens plus considérables
». Cette conduite est conforme à la doctrine des Théologiens après Saint Thomas, lequel parlant des Lois humaines qui laissent beaucoup de péchés impunis, dit105 que si elles les défendaient tous, cela empêcherait plusieurs biens qui en pourraient revenir. Saint Augustin106 l’avait dit autrefois dans {p. 127}le même esprit : que l’on tolérait des choses mauvaises pour empêcher de plus grands maux. Mais quoique les Magistrats tolèrent la Comédie, cela n’empêche pas néanmoins qu’elle ne soit mauvaise et qu’elle ne soit toujours défendue par
l’Eglise.
On répond à la seconde demande de l’exposé, que si la Comédie est mauvaise, comme on l’a prouvé, et que par cette raison tant les Acteurs que les spectateurs pèchent grièvement, quoique différemment ; tous ceux qui coopèrent à la Comédie d’une manière prochaine et déterminée, pèchent pareillement, et particulièrement ceux qui composent pour le Théâtre les Pièces que l’on y représente ordinairement, parce que leur action tend d’une manière déterminée à une chose mauvaise.
{p. 128}A la troisième demande, on répond que l’Opéra est d’autant plus dangereux, qu’à la faveur de la Musique dont les tons sont recherchés et disposés exprès pour toucher, l’âme est bien plus susceptible des passions qu’on y veut exciter, et particulièrement de celle de l’amour, qui est le sujet le plus ordinaire de cette sorte de Comédie. L’on peut voir ce que l’on a rapporté ci-devant de saint Basile, de saint Chrysostome et des autres touchant la Musique des Théâtres, pour être convaincu qu’il n’y a rien de si propre pour corrompre le cœur que ces airs languissants et tendres d’une Musique accommodée à des paroles capables par elles-mêmes d’émouvoir beaucoup, et qui est soutenue de gestes et de mouvements convenables à ce dessein ; de {p. 129}sorte que l’on peut appliquer ici ce que saint Basile a dit de la différence qu’il y a d’une Musique honnête, qui n’est capable que d’exciter dans l’âme les mouvements d’un plaisir réglé, pour conserver ou rétablir le juste tempérament où les puissances de l’âme doivent être, d’avec celle des Théâtres. « Il y a, dit ce Père107, une si grande différence entre une Musique honnête et celle qui ne l’est pas, que cela vous doit exciter à fuir celle qui est maintenant en usage avec autant de précaution que vous fuiriez une chose très honteuse
».
A la quatrième demande, on répond que si la Comédie est mauvaise dans la pratique, on {p. 130}n’y doit pas aller par une simple complaisance pour ses parents : car une personne peut craindre avec fondement que ce ne soit pour elle une occasion d’offenser Dieu, ou qu’elle ne soit peut-être cause que ceux qui la verront à la Comédie, n’offensent Dieu. Elle doit faire ce qu’elle pourra pour s’en exempter. L’on peut dire ici que les personnes qui mènent leurs filles à la Comédie, sont bien éloignées de l’esprit de la mère de sainte Macrine, sœur de saint Grégoire de Nysse. La mère de cette Sainte, dit ce Père, avait un grand soin de la faire instruire, et entre autres choses elle ne lui permettait point de lire les Fables, ni les Comédies : « Car108 elle regardait, {p. 131}dit-il, comme une chose honteuse et tout à fait indécente, de gâter un esprit bien élevé et encore tendre par toutes ces tragiques histoires de femmes dont les Fables des Poètes sont remplies, ou par les saletés qui se trouvent dans les Comédies
».
Il suit de tout ce qui a été dit ci-dessus, que de la manière dont les Pères et les Canons de l’Eglise ont parlé de la Comédie et des Comédiens : que les Evêques se sont expliqués dans leurs Rituels, et s’expliquent encore aujourd’hui ; on doit être persuadé que la Comédie, comme elle se joue par les Comédiens, a toujours été reconnue jusqu’à présent comme une chose mauvaise, qui excite les passions et tend à corrompre les bonnes mœurs, soit par la représentation, soit par les différentes {p. 132}circonstances qui l’accompagnent.
Ainsi on doit conclure que les Comédiens par leur profession comme elle s’exerce, sont en état de péché mortel ; c’est-pourquoi on ne doit point les absoudre, s’ils ne promettent de quitter leur profession. A l’égard de ceux qui coopèrent à la Comédie d’une manière prochaine et déterminée, ou qui y assistent de leur plein gré, quoiqu’ils ne soient pas si coupables que les Comédiens, néanmoins c’est un péché en matière importante. De sorte qu’on doit leur refuser l’absolution, si les uns et les autres ne veulent point se corriger et changer de conduite après avoir été suffisamment avertis.
Délibéré en Sorbonne ce 20 Mai 1694.
G. Fromageux. J. l’Huilier.
Th. Durieux. Ph. De la Coste.
De Blanger. Bonnet