[FRONTISPICE] §
les
MORALES
CHRESTIENNES.
L'homme particulier.
par le P. IVES de Paris, Capucin.
tome second.
Troisieme Edition
A Paris,
Chez Denys Thierry, ruë sainct Jaques
à l'Image S. Denys.
MDCXLIII
Avec Approbation et Privilege du Roy.
Des Théâtres.
Chapitre VIII. §
{p. 511}L’homme a trouvé les inventions, des tableaux, des sculptures, des livres, pour soulager sa mémoire, et pour se rendre autant qu’il se peut, les choses passées comme présentes. Néanmoins ces espèces sont mortes et trop limitées, pour rendre nos sens et nos esprits {p. 512}satisfaits ; c’est pourquoi les Théâtres entreprennent d’achever, ce qui manque à tous ces arts, et de nous faire voir les choses éloignées, avec des expressions plus vives, qui emportent même quelques avantages sur le naturel. Car les grandes choses ne paraissent ordinairement au monde, que dans des longueurs pour quiI la vie d’un seul homme ne suffit pas ; leur suite est souvent interrompue par le silence, ou par le tumulte des affaires : les faux bruits, les feintes, les passions particulières en déguisent la vérité, et sont cause que l’on prend les circonstances pour le principal, mais les théâtres recueillent ce qui sert pour la parfaite intelligence d’un sujet ; en moins de deux heures, il font voir la naissance, le progrès, les difficultés, la fin des aventures qui exercèrent le monde durant plusieurs années et plusieurs siècles. Le peuple est bien aise d’entendre le secret des cœurs et des conseils ; d’entrer dans l’intelligence des causes, que la police et que les passions lui cachent ; de se rendre juge des Princes, qui se font la guerre, pour lui donner du plaisir.
Dans ce combat de plusieurs qui prétendent une même chose, les spectateurs prennent le parti qui revient plus à leur jugement, avec des transports qui leur font sentir toutes les {p. 513}douceurs, sans les amertumes des passions, parce qu’ils savent en effet, que ces objets ne sont que des feintes. L’esprit qui ne laisse pas de prendre interêt à ce qu’on lui représente, devine les événements, découvre les embuscades, préside aux conseils, donne les avis et les ordres avec autant de chaleur, que s’il avait à vaincre lui-même la fortune ; néanmoins comme la prudence humaine n’est pas assez éclairée, pour voir bien nettement l’avenir, mille accidents font des bigarrures, et des surprises qui l’entretiennent dans une délicieuse admiration. Les disgrâces qui entrecoupent les grands desseins ; contentent, parce qu’elles excitent la miséricorde dont la nature a mis les semences dans notre cœur ; elles servent de consolation à la misère des affligés, et de lustre à la fortune des plus heureux : la magnificence des Théâtres, les changements des scènes ; la beauté, les ornements des personnages, contribuent beaucoup au plaisir, et une secrète sympathie fait que les mouvements du cœur sont plus forts, néanmoins plus doux, en ce qu’ils paraissent plus justes étant communs dans les assemblées.
Il est certain que si les théâtres ne représentaient que les choses honnêtes, la pompe de leur appareil, et les naïvetés de leurs actions, {p. 514}seraient de belles et puissantes armes, pour assurer l’empire de la vertu dans le cœur. Ces spectacles feraient un des plus doux divertissements de l’homme particulier qui vit dans les villes ; et je crois qu’il ne pourrait prendre un plaisir plus innocent, que celui où l’esprit est en état d’agir pour se perfectionner, quand il se délasse. Les Grecs le pratiquèrent ainsi, lors qu’ils représentaient sur les théâtres la vie des Héros par des personnes consacrées aux Dieux, et qui par cette action, se donnaient l’entrée aux plus grandes charges de la RépubliqueD. August. li. 2. de civit. Dei cap. 10.. Mais parce que la fin de la comédie est de délecter, et que les pratiques de la vertu ne sont pas celles qui plaisent le plus à notre nature, on les a quittées pour représenter ce qui peut être dans la complaisance des passions, et l’on se propose pour dernière fin, une volupté qui est l’amorce commune de tous les vices ; et d’autant que ces acteurs veulent donner de l’admiration, ils vous font voir des prodiges de méchanceté, des usurpateurs qui s’élèvent dessus les trônes par toutes sortes de crimes, en mettant sous leurs pieds, tous ceux qui ne peuvent servir autrement à leur fortune : des inimitiés éternelles ; des vengeances toujours extrêmes ; la cruauté n’épargne ni l’âge, ni le mérite, ni le sexe ; elle s’étend jusques {p. 515}aux derniers degrés d’une famille, et jusques aux cendres des défunts ; ce ne sont que duels, que guerres, qu’assassinats, où pour donner plus de compassion, l’innocence demeure toujours opprimée.
L’amour qui est le tyran des cœurs, est le grand sujet des théâtres, et pour expliquer sa puissance, on le décrit qui arme toutes les passions, qui commet tous les désordres imaginables, sous un prétexte de Justice. On y voit les premières complaisances, d’une beauté qui se terminent en des adultères, en des sacrilèges, en des jalousies enragées ; l’on y déploie tous les artifices de la perfidie, toutes les fureurs du désespoir ; tous les massacres, tous les venins de la cruauté, toutes les horribles cérémonies des démons ; les éléments sortent de leurs places, les furies de l’enfer, les morts des sépulcres, les Dieux de leur trône ; on va chercher les autres mondes pour soutenir les intérêts de cette funeste et malheureuse passion.
Que cet art est pernicieux qui ne laisse point mourir les crimes avec le temps, et qui fait l’extrait de ce que les siècles passés ont eu de plus abominable, qui fait renaître ces venins ; qui les donne sans le tempérament que les longueurs, ou que le mélange des affaires y apportent, {p. 516}afin d’agir avec plus de violence sur l’intégrité des cœurs. Le peuple n’est plus là comme un spectateur, mais comme un criminel à qui l’on prépare ce poison, qui fait mourir toutes les vertus. Leur face nous semble déjà bien sévère, la nature n’appréhende que trop leurs difficultés, sans qu’on leur ôte tout ce qui leur reste de crédit, en faisant voir leurs entreprises, et leurs fins toujours malheureuses : déjà les hommes ne sont que trop portés, à l’ambition, à l’ennui, aux vanités, aux colères, aux vengeances, aux injustices qui cherchent leur propre intérêt dans la ruine des autres, et qui pensent bien acquérir tout ce qu’ils peuvent usurper ? Nos inclinations ne se portent déjà que trop au mal, sans qu’il faille jeter de l’huile sur les flammes ; sans que l’on emploie ce grand appareil, tant de damnables instructions, autorisées par des exemples célèbres, par les triomphes du vice, suivis d’un applaudissement public pour assurer les courages contre les reproches de la conscience, et les menaces des lois : on met l’honneur à nourrir des haines irréconciliables, à mettre la désolation dans les familles et dans les états, pour une parole mal interprétée, pour une ombre, pour un soupçon de déplaisir : on qualifie cette fureur du nom de force, et comme au temps de l’idolâtrie, {p. 517}des vices on fait des divinités à qui l’on présente des sacrifices de sang humain, quand l’on introduit toutes les fausses déités du Paganisme, et qu’on rapporte tous les événements des affaires à la fortune ; n’est-ce pas affaiblir extrêmement la foi d’un vrai Dieu ? n’est-ce pas nous ôter la crainte de sa Justice, et les consolations de sa Providence ?
Si les comédies ont fait une leçon, les farces font un jeu des impuretés ; les rapts et les adultères y passent pour des galanteries, on les représente avec quelques rencontres lascives qui gagnent l’attention, et qui font passer l’effronterie pour une subtilité : l’esprit se fait insensiblement des habitudes du mal, par ces pernicieux exemples, et la grande compagnie qui les regarde avec plaisir, fortifie les âmes encore timides, contre les sentiments de la honte.
Si la chasteté demande les retraites, les solitudes, les pénitences, comme son élément ; si elle ne gagne ses victoires, que par la fuite des occasions ; si avec tous les secours de la vertu, elle se trouve empêchée de se conserver contre les révoltes intérieures de l’appétit animal, comment peut-elle demeurer entière dans les comédies, où elle est battue par tant de machines, et vaincre dans une presse, où tous les objets {p. 518}des sens et de l’esprit se liguent contre elle ? Ceux qui voient faire un larcin, un blasphème, un sacrilège, n’en commettent pas le crime, s’ils ni donnent point leur consentement, dit un saint Père Salvia lib. 6. de provid.. Il n’y a que les comédies, où ceux qui regardent, et qui agissent commettent un même péché ; où la vue devient contagieuse et criminelle ; où ceux qui sont venus chastes, s’en retournent incontinents.
Aussi je me figure que les Démons apaisèrent la peste qu’ils causaient à Rome, lorsque selon leurs Oracles, on institua les jeux Circenses, d’autant qu’ils faisaient plus de mal aux hommes, par les lascivetés des théâtres, que par les contagions de l’air.D. August li. 1. de civit. Dei cap. 32.
Après que les lois Romaines ont mis au nombre des infâmes, ceux qui représentent des comédies pour donner du plaisir au Peuple ; après que les lois Ecclésiastiques les ont chassés des divins mystères, comme des profanes, comme des maîtres d’impudicité et des ministres d’enfer, je ne sais quel jugement on doit faire de leurs auditeurs, et je me figure que comme en la magie, la peine de ceux qui les écoutent, et qui les enseignent serait égale, si la corruption de notre siècle, n’avait rendu ce mal trop communLib. 4. Can. de malef. et Mathem..
{p. 519}Ouvrir son âme aux cruelles, ou aux lascives idées de ce qui se joue sur les théâtres ; c’est la fermer aux inspirations de la grâce ; c’est perdre l’intégrité qui nous donne la vue de Dieu ; c’est n’avoir plus la confiance de nous approcher de son trône, de demander son secours, de recevoir ses lumières, et ses consolations comme ses enfants. Que le sage fuie donc ce divertissement, qui peut le rendre criminel, et qui hasarde, s’il ne ruine sa conscience ; s’il veut des spectacles, il a les histoires Saintes et profanes ; il a tous les jours l’exemple des Saints, il a ce qui se passe dans le grand monde, où il trouve de quoi rire par indifférence, et de quoi pleurer par compassion.