Des comédiens et du Clergé, suivi de réflexions sur le mandement de monseigneur l’archevêque de Rouen, par le baron d’Hénin de Cuvillers, maréchal de camp, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, officier de l’ordre royal de la Légion d’Honneur, membre de plusieurs sociétés savantes, etc.1
Dans le nombre si considérable de livres que chaque jour voit éclore, mon attention se porte ordinairement sur ceux dont le titre me promet le développement de quelque pensée à peu près neuve ou de quelque vérité encore contestée. Il me semble effectivement qu’un but réel et utile, si faire se peut, doit être le premier mérite de tout écrit. Le temps n’est plus où le caprice et l’oisiveté pouvaient enfanter des volumes sans objet ; les travaux de l’esprit sont actuellement vus sous un aspect plus élevé ; l’art de l’historien ne consiste plus à tourner adroitement des épigrammes ; on n’irait pas loin en estime littéraire par une élégie sur les rigueurs de la marquise ou une épitre légère sur les séductions du chevalier ; nous voulons dans les romans autre chose que les mœurs de l’antichambre ou du boudoir, et certes, ce serait à nos yeux un étrange philosophe que celui qui n’étudierait la nature morale de l’homme que pour en faire saillir toutes les imperfections, ou qui s’attacherait à éteindre toute exaltation de l’âme par un {p. 61}froid et amer dénigrement. Diverses considérations qui peuvent toutes se résumer par ce mot : la faim, donnent encore chaque jour à la vérité naissance à une foule de compositions littéraires ; mais qu’on y prenne garde, le métier se gâtera ; on aura beau manier les ciseaux avec habileté, le public finira par se lasser de ces découpures des anciens livres ; il trouvera qu’on lui fait payer trop cher des titres imprimés en caractères anglais, et des marges de quatre poucesI. Il jugera beaucoup plus avantageux pour sa bourse d’en revenir aux bouquinsII ; alors force sera à quelques littérateurs de chercher un usage plus lucratif de leurs ciseaux, et à quelques libraires d’aller à pied comme BarbinIII.
Après ce petit avis que j’ai cru utile de donner à quelques-uns de nos faiseurs, j’en viens à l’ouvrage de M. le baron d’Hénin, qu’à son titre, bien qu’il ne soit pas très clair, j’ai jugé devoir présenter des faits et des raisonnements susceptibles de fixer mon opinion sur une question intéressante : L’état des comédiens sous le point de vue religieux ; question d’ordre social qui se reproduit sans cesse, et qui ne se reproduit jamais sans altérer momentanément la paix publique.
Un comédien meurt ; le curé de la paroisse qu’il habitait refuse de recevoir dans son église la dépouille mortelle de cette brebis égarée ; le peuple s’ameute ; la gendarmerie s’avance ; on prend des pierres d’une part ; on tire le sabre de l’autre.... mais le sabre a toujours raison dans un état bien policé, de sorte qu’en définitif le char funèbre, repoussé de la maison du seigneur se dirige, au travers des murmures et des jurements, vers le cimetière, pour rendre à la terre un peu de cette poussière anathématisée. Le soir il n’est bruit que du fait dans les salons ; le lendemain plusieurs {p. 62}journaux contiennent des articles malins et ironiques que le curé se garde bien de lire ; sur ces entrefaites, l’eau court, le temps vole, les événements marchent... un autre soleil et l’on n’en parlera plus !
Cependant un pareil scandale afflige les gens de bien. Il peut se renouveler chaque jour, et chaque jour ainsi offrir a la multitude un motif d’accusations haineuses contre les ministres du culte ; il perpétue d’opiniâtres préventions qu’il faudrait s’attacher à détruire, et place l’autorité dans une situation difficile, car enfin, que répondra le magistrat au pasteur qui lui dit en substance : Un comédien est excommunié ; or, ma conscience me défend d’admettre aux prières publiques de l’église le corps d’un excommunié.
On a bientôt fait de crier au fanatisme, de se moquer du curé et de sa conscience ; mais ce n’est pas là le moyen de s’éclairer, et la discussion reste précisément au même point. Si sans attaquer a priori, comme on dit dans l’école, le principe sur lequel se fonde le ministre, on s’attachait simplement à lui démontrer qu’il n’y a pas lieu de l’appliquer ici, et qu’il peut sans blesser sa conscience admettre le corps d’un comédien, attendu qu’un comédien n’est pas un excommunié, certainement on obtiendrait un autre résultat. C’est la tâche que s’est imposée M. le baron d’Hénin de Cuvillers.
Je suis sûr que le titre militaire qui décore ce nom inspirera d’abord quelques doutes au lecteur sur le mérite de l’ouvrage. Le sujet semble, en effet, au premier aperçu, beaucoup mieux convenir à un docteur de Sorbonne qu’a un maréchal de camp ; rarement on a vu le même homme mener de front les matières cléricales et les théories stratégiques ; il est {p. 63}fort permis à un général de n’avoir pas lu Baronius, et ce n’est certainement pas dans les actes des conciles qu’on apprend à placer des batteries ou à ranger une division en ligne de bataille ; enfin, si l’on me permet cette forme triviale, canons et canons il y a, et l’on pouvait raisonnablement craindre qu’un homme habitué à vivre au milieu de ceux de Mars, ne traitât un peu cavalièrement ceux de l’Eglise. Mais on sera détrompé en lisant cet ouvrage ; il est plein de recherches curieuses ; il atteste une instruction solide, et je ne sais trop ce que l’on peut répondre aux faits que l’auteur a réunis pour appuyer son système dans la question.
Après avoir retracé l’état des comédiens chez les anciens, M. d’Hénin considère successivement leur existence aux trois âges de l’art dramatique ; sous la première et la second race de nos rois, il voit les bateleurs ou histrions qui avaient succédé à ces acteurs du cirque, flétris chez les Romains, mériter, par leurs jeux obscènes et leurs farces grossières, les censures de l’Eglise et les châtiments du bras séculier. Les conciles d’Elvire, d’Arles, les placent en dehors de la communion chrétienne, et Charlemagne les poursuit de ses ordonnances. Bientôt ils tombent dans un discrédit total, et il n’en est plus fait mention sous les premiers règnes de la troisième race.
C’est sur cette législation protectrice des bonnes mœurs à une époque reculée et dirigée de concert par l’Etat et par l’Eglise contre des excès répréhensibles, que se fondent les membres du clergé actuel pour refuser la sépulture chrétienne aux comédiens morts sans avoir abjuré. Beaucoup très certainement ignorent que telle est la base des principes qui leur ont été {p. 64}transmis et qui règlent leur conduite ; mais enfin il ne peut y en avoir d’autre, et c’est réellement parce que Charlemagne a proscrit quelques bateleurs du huitième siècle, qu’au dix-neuvième nous refusons d’invoquer la miséricorde divine, dans nos temple, en faveur de ceux qui ont consacré leur vie à charmer nos loisirs, en nous faisant entendre de beaux vers et de grandes leçons !
Et toutefois il y a là une grave erreur ; car si l’on suit avec attention l’histoire dramatique des siècles postérieurs, il devient évident que c’est par une fâcheuse méprise qu’on a cru voir le berceau de nos comédiens modernes parmi ces troupes d’histrions anathématisés dès les premiers âges de l’ère chrétienne ; qu’on ne peut, sans mauvaise foi, les regarder comme les successeurs de ces derniers, et qu’il serait tout au plus permis de considérer comme tels ces acteurs en plein air, dont les parades précèdent dignement la représentation en cire de la Chaste Suzanne ou du Jugement de Salomon.
En effet, comme le fait très bien voir M. le baron d’Hénin, les véritables auteurs de nos jeux scéniques sont ces pèlerins qui revenant de la Palestine, chantaient aux peuples émerveillés les événements anciens ou récents dont cette terre sacrée avait été le théâtre. C’est à eux qu’il faut remonter pour en retrouver l’origine réelle. Isolés dans les premiers temps, ces pèlerins reconnurent qu’ils pouvaient avoir beaucoup plus de succès en réunissant leurs efforts et en se distribuant les divers personnages qui figuraient dans leurs complaintes : de là, les Confrères de la Passion, institués par lettres patentes, en 1402, pour représenter à Paris des comédies pieuses. Ces comédies, appelées dans {p. 65}la suite moralités et mystères, furent tellement goûtées qu’on en joua bientôt dans tout le royaume. L’Eglise favorisait ce genre de spectacle, qu’elle regardait comme susceptible d’édifier les fidèles ; les membres du clergé y assistaient ; quelques-uns même y prenaient part.
Mais comme notre nation a toujours aimé le mot pour rire, on ne tarda pas à trouver que
les mystères étaient un peu graves ; et les confrères, pour varier le spectacle,
s’adjoignirent insensiblement quelques bons fils de famille ou enfants sans souci, comme il y en a dans tous les siècles, qui se
chargèrent d’égayer ceux dont les saints tableaux avaient rembruni l’imagination ; de
sorte qu’au seizième siècle s’introduisit presque généralement l’usage de représenter les histoires du Vieil et du Nouveau Testament avec la farce au bout, pour
recréer les assistants. Par malheur, on prit goût à la farce, et
d’accessoire elle devint bientôt le principal : comme elle offrait une fidèle et naïve
image des désordres du temps, elle ne pouvait être très pure et devait quelquefois causer
du scandale : c’est ce qui détermina, en 1546, les révérends Pères de la Trinité à
expulser de leur maison les confrères de la Passion, qui y avaient eu
jusque là leur théâtre. Ceux-ci, établis d’abord à l’hôtel de Flandre, puis à l’hôtel de
Bourgogne, obtinrent en 1548 un arrêt du parlement qui les confirmait dans tous leurs
privilèges, sous la condition de ne jouer que des sujets profanes, licites et
honnêtes. « C’est ici , dit l’auteur, le troisième
âge de l’existence des comédiens en France et l’origine certaine des comédiens de nos
jours : car il est bien avéré que les confrères étaient de vrais comédiens, montant sur le théâtre et débitant des scènes. Le {p. 66}parlement dans sa sagesse leur fit défense de représenter des mystères ; mais
il les autorisa à jouer des sujets profanes, et l’arrêt du parlement est confirmé par
des lettres patentes du roi (1559). Par conséquent, la comédie fut donc instituée, approuvée et consentie par les autorités suprêmes
du royaume
. » Il n’y a plus qu’un mot à dire maintenant, car les comédiens, qui
se succédèrent depuis cette époque jusqu’au grand homme à qui le curé de Saint-Eustache
refusa la sépulture chrétienneIV,
tinrent tous directement leurs droits des Confrères privilégiés, et
furent obligés de faire une réserve sur leurs bénéfices pour payer l’autorisation qui leur
était accordée. Vers le milieu du dix-septième siècle même, des comédiens de province,
qui fondèrent le théâtre du Marais où furent représentées les pièces de Jodelle, de
Garnier et enfin de Corneille, se virent tenus à payer par chaque
représentation un écu tournois aux Confrères de la Passion. C’était
l’Hôpital-Général qui profitait alors de cette redevance.
En faut-il davantage pour démontrer combien il est absurde de vouloir appliquer aux artistes de nos jours les foudres lancées par les évêques des troisième et quatrième siècles de l’ère chrétienne contre les bateleurs gallo-romains ? N’est-il pas manifeste que ces anathèmes de l’Eglise ne les concernent nullement ? Quant à la législation civile elle a été remplacée sur ce point comme sur tant d’autres par une législation nouvelle, attendu que ce qui convient dans un temps ne convient pas dans un autre. Les ordonnances, les diplômes et les lettres patentes des rois, les arrêts des parlements, les règlements de police forment une réunion d’actes publics qui constituent et consacrent, de la manière la {p. 67}plus authentique, la profession de comédien en France. Cette législation a fait de ceux qui l’exercent de véritables citoyens, supportant les mêmes charges et remplissant les mêmes devoirs que les autres. Bien plus, il avait été fait en leur faveur une exception qui prouvait le degré de considération dont on voulait les honorer : les commerçants perdaient le privilège de noblesse et les comédiens le conservaient. Une ordonnance de Louis XIII, du 16 avril 1641V, et un arrêt du parlement rendu en 1668, à la requête de Josias de Soulas, sieur de Florid, écuyer et comédien à l’hôtel de Bourgogne, en font foiVI.
M. le baron Hénin ne démontre pas moins victorieusement (et c’est là le point capital, relativement à l’administration) que, dans les principes de l’Eglise gallicane, l’excommunication, fût-elle réelle, n’étant pas consacrée par la loi civile et personnellement dénoncée, un ecclésiastique se rend coupable d’un véritable délit lorsqu’il refuse les prières publiques à un comédien.
Mais il semble qu’au dix-septième siècle on était loin d’avoir sur cette profession, en
général, les idées qui règnent de nos jours. En effet, on refuse d’admettre le corps de
l’illustre auteur de Tartuffe ; mais en même temps on inhume, dans nos
églises mêmes, Turlupin, Gautier-Gargouille, Gros-Guillaume, et plusieurs autres : en
1689, à l’époque où les comédiens français vinrent s’établir dans la rue des
Fossés-Saint-Germain, nous voyons les capucins, cordeliers et Augustins de ce quartier
leur adresser d’humbles suppliques pour avoir part au prélèvement qu’ils faisaient sur
leur recette en faveur des indigents. Celles des cordeliers se termine ainsi :
« L’honneur qu’ils (les bons {p. 68} pères) ont d’être vos voisins, leur
fait espérer que vous leur accorderez l’effet de leurs prières, qu’ils
redoubleront envers le Seigneur pour la prospérité de votre chère
compagnie.
» Enfin, en 1669, c’était l’abbé Perrin qui
remplissait les fonctions de directeur de l’Opéra. Entendez-vous,
Messieurs, un abbé réglait alors les roulades et les pirouettes de ces dames ! La chose
dura trois ans ; il céda son privilège à Lully en 1672VII. On ne voit pas qu’il ait été le moins du
monde inquiété par le corps auquel il appartenait. Il n’y a rien à ajouter à de tels
faits.
L’espace me manque pour parler de la fin de ce volume où l’auteur a rassemblé des détails piquants sur une foule de cérémonies des diverses églises de France, toutes plus ou moins analogues à ces mystères qui ont donné naissance à notre théâtre : je renvoie à l’ouvrage même le lecteur qui sera curieux de lire le récit des offices où chaque antienne était terminée en chœur par ce refrain harmonieux : Hin ! han ! de ces processions à l’issue desquelles les chanoines dansaient en rond, jouaient aux quilles et se jetaient à la tête certaines galettes qui en ont conservé la dénomination de casse-museaux. Car, ainsi qu’il a été dit plus haut, ce volume est plein de faits dont l’auteur indique toujours soigneusement la source. Entre les citations, une seule m’a paru étrange : c’est la fin d’un couplet du Gymnase dramatiqueVIII ; certes, M. Scribe ne s’attendait guère à se voir cité entre les Pères des conciles et les défenseurs de l’Eglise gallicane... Je demande ce qui manque maintenant à la gloire de M. Scribe ?
P.A.D.