Lettre CII
Sur une critique de son écrit contre la ComédieI §
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Je prendrai, Madame, la liberté d’appeler de votre critique, quelque respect que j’aie d’ailleurs pour vos sentiments ; mais ce sera en la manière qu’on appelle quelquefois des sentences qu’on ne trouve pas assez rigoureuses. En effet {p. 318} il y avait peu d’apparence de réduire à trois remarques la critique d’un ouvrage si plein de défauts ; et l’on peut dire qu’une indulgence entière aurait été moins suspecte de complaisance qu’une censure si peu sévère. Pour moi si j’ai jamais quelque juridiction sur ce livre par une seconde impression, je ne le traiterai pas si favorablementIII ; et je n’oserais dire à quoi monteraient les corrections que j’y pourrais faire, si j’en avais le loisir, tant il y a de choses à observer, quand on veut éviter la négligence de style. Je sais qu’on pourra me demander avec raison pourquoi je ne les faisais pas plutôt, et je n’ai rien à répondre, sinon que ces écrits n’ayant jamais été faits pour être imprimés, on en prit le dessein à la hâte par les raisons que l’on a marquées ; et qu’étant fort occupé à d’autres choses, je me contentai de les relire fort légèrement, en m’appliquant particulièrement aux choses. De sorte que n’étant pas capable d’une double attention, je me suis étonné combien il m’est échappé d’expressions peu exactes. Ainsi tout ce que je puis faire est de prier les personnes intelligentes de n’en rien dire, et de laisser couler cette impression à la faveur de l’indulgence publique. On sera plus exact une autre fois, si on en trouve le temps ; et si l’on ne le {p. 319}trouve pas, on se résoudra à la réputation de mal écrire, ce qui n’est pas un grand mal. Pour les trois remarques de votre lettre, je ne m’arrêterai qu’à celle qui regarde les vers du Cid,les deux autres étant indubitables, puisqu’elles ne dépendent que de l’usageIV. Il semble que vous désirassiez sur le sujet de ces vers que je ne fusse pas de votre sentiment, et que je trouvasse moyen de les défendre : mais étant condamnés comme ils sont par plus d’un arrêt souverain en ces matières, comment pourrais-je ne pas m’y rendre ? Je vous dirai seulement, Madame, qu’ils m’ont donné sujet d’admirer la diversité des vues que des personnes d’esprit peuvent avoir. Car j’en ai vu qui en défendaient la citation, justement par la même raison dont d’autres se servaient pour la condamner, qui est que ces vers ont été ordinairement tournés en ridicule, comme représentant un orgueil bas et grossier, d’où les uns concluaient que cette citation était mauvaise et les autres qu’elle était bonne. Vous savez assez quelles peuvent être les raisons des premiers, et je n’ai qu’à vous exposer celles des derniers qui consistent dans quelques remarques.
La première est qu’il y a bien de la différence entre l’orgueil tel qu’il est quand {p. 320} il se produit au dehors par les paroles, et le même orgueil caché dans le fond du cœur. Il se cache ordinairement en paraissant au dehors, de peur de choquer le monde. Mais ces déguisements n’ont point de lieu dans le cœur où les mouvements sont tous purs et sans mélange, et où ils ne sont point revêtus de ces voiles qu’ils empruntent lorsqu’ils deviennent extérieurs.
Il s’ensuit de là qu’il faut représenter d’une autre manière l’orgueil devenu extérieur par la parole, et l’orgueil qui demeure dans le cœur. Il faut couvrir l’un et découvrir l’autre : les expressions les plus délicates sont les meilleures pour le premier, et les plus grossières pour le second, parce qu’elles le font mieux connaître dans sa difformité naturelle.
La seconde remarque, est que c’est une figure ordinaire de faire parler les gens selon leurs mouvements intérieurs, et d’exprimer ainsi, non ce qu’ils disent, mais ce qu’ils pensent, ou plutôt ce qu’ils ont dans le cœur, ce qui donne lieu de leur attribuer des discours qui seraient ridicules s’ils s’en servaient effectivement. C’est ainsi que l’Écriture qui est le modèle de la plus parfaite éloquence, fait dire aux méchants dans le livre de la Sagesse : « Trompons le juste, parce qu’il nous nuit, qu’il {p. 321} est contraire à nos œuvres, et qu’il nous reproche nos péchés, nous avons même de la peine à le voir, parce que sa vie est différente de la nôtre
»Sap. 2. 12.. Ce n’est pas qu’il y ait des méchants qui parlent ce langage aux autres, mais c’est qu’ils parleraient de la sorte s’ils parlaient selon le fond de leur cœur, que ces paroles nous représentent.
Il ne faut plus qu’ajouter une troisième remarque à celle-là, pour entendre ce qu’on en veut conclure. C’est que les deux vers du Cid, n’ayant été tournés en ridicule que parce qu’ils représentent un orgueil fort grossier, incivil et trop peu déguisé, ils sont par cette raison même assez propres pour exprimer l’orgueil intérieur tel qu’il est dans le fond du cœur où il ne se déguise point. Or c’est justement là l’usage qu’on en a voulu faire. Il s’agissait en ce lieu là, non d’exprimer ce que l’on dit effectivement quand on est piqué de jalousie, mais de représenter le dépit intérieur que l’on sent quand on nous préfère quelqu’un à cause de son mérite. Il fallait donc des expressions simples et grossières où l’orgueil parût tout pur, et sans déguisement, comme il paraît en ces deux vers.
Voilà à peu près, Madame, ce que l’on peut dire sur ce sujet ; et quand tout ce raisonnement serait solide, il ne satisferait {p. 322} pas néanmoins entièrement à ce que l’on peut dire contre cette citation. Car c’est toujours un défaut d’avoir besoin d’être justifié par des raisons si recherchées, y ayant bien plus de personnes capables de sentir cette première impression qui les choque, qu’il n’y en a qui aient ou assez d’intelligence, ou assez de patience pour entrer dans ces raisons qui pourraient dissiper cette impression.
Ainsi je n’hésite pas à prendre le parti du retranchement, et je ne vous ai marqué les raisons de ceux qui n’étaient pas si contraires à ces deux vers, que parce que vous témoignez dans votre lettre quelque désir de savoir ce que l’on en pouvait dire. Si cette déférence est petite en elle-même, on la peut compter pour quelque chose par rapport à une disposition. Car je suis si extraordinairement paresseux en ces sortes de choses, que bien loin de vouloir soutenir un endroit judicieusement repris comme celui-là, j’abandonnerai tout le livre à la plus injuste censure, plutôt que de prendre de la peine à le défendre.