[FRONTISPICE] §
Critique
d’un livre
contre
les spectacles
intitulé
J. J. Rousseau,
citoyen de Genève
à M. D'Alembert
A Amsterdam
Et se trouve à Paris
Chez Lambert, Imprimeur-Libraire, rue et
à côté de la Comédie Françoise,
au Parnasse :
et Duchesne, Libraire,
rue S. Jacques,
au Temple du Goût
M DCC LX.
DISCOURS PRELIMINAIRE. §
Aimable et précieuse ignorance, véritable mère des humains ! Pourquoi vous êtes-vous défigurée à nos regards ?
Oh ! mes Pères, dans quel repos se filait la trame de votre vie ! La satisfaction de vos besoins et les connaissances utiles vous offraient toujours des plaisirs sans mélange : vous vous contentiez de croire ce que vous sentiez : Et sans vous embarrasser [iv]dans ce que vous ne compreniez pas, vous n’interrompiez point le cours naturel de vos esprits, vous ne les rassembliez point inutilement dans votre cerveau, au détriment du reste de vos organes : par l’exercice que vous faisiez, vous les aidiez au contraire à circuler par tout votre corps : vivant tranquilles, vous viviez en santé, vous étiez gais et vigoureux.
Depuis la renaissance des Lettres, que notre état est changé ! Une foule de cerveaux brûlés s’est emparée de l’Imprimerie : l’orgueil a produit des Métaphysiciens de toute espèce : ils ont chassé la [v]nature ; elle est devenue un problème. Avant que de suivre ses impressions, il faut en rendre raison, les disséquer, les évaluer, les soumettre au ton du jour. Tout n’est aujourd’hui que systèmes ridicules.
Nos Erostrates modernes, cherchant sans pudeur la célébrité, prétendent créer un homme nouveau : ils nous ont effrayés par les couleurs hideuses dont ils ont peint nos penchants naturels, et sont parvenus à nous faire honte des propriétés de notre être. « Vous êtes dans l’erreur, » nous crient-ils incessamment ; « détruisez vos passions ; cessez d’être ce que vous [vj]êtes, et devenez les fantômes de nos imaginations. »
Infidèles Rhéteurs qui embarrassez notre simplicité dans vos sophismes, quand cesserez-vous de nous alarmer vainement ? Quand commencerez-vous à nous être utiles en effet ?
Vous qui prétendez nous faire accroire tant de choses extravagantes ; qui nous assurez que nos sens nous font illusion ; apprenez que ce que vous nommez illusion, cet éternel sujet de vos déclamations, que vous nous reprochez avec tant d’aigreur, est le principe ou l’occasion de vos jugements [vij]ainsi que des nôtres. Tout n’est presque1I sur la terre qu’illusion pour les hommes ; c’est leur seule réalité : ils parlent, ils s’agitent dans le mode des impressions qui les met en mouvement ; mais la cause de ces impressions en est cachée à tous.
La vérité n’est point pour nous dans les objets extérieurs ; elle réside intérieurement dans chacun : rien n’est plus certain que ce que nous sentons, et notre sentiment est la chose la plus constante, qui [viij]existe véritablement pour nous dans l’Univers. Je n’ai pas besoin d’une boule pour en ressentir l’impression ; mes muscles, par leur propre mouvement, peuvent se trouver disposés de même que dans ce contact2. D’ailleurs, je ne sais si c’est une boule que je sens ; toutes choses n’étant que de rapport, leur essence nous est parfaitement inconnue3 : elles ne viennent [ix]point à nous dans leur propre forme, mais dans la forme que nous les présentent les divers milieux ou tamis par où elles passent, et font tels ou tels effets sur nous, selon la disposition de l’organe qu’elles frappent. Les feuilles d’un [x]arbre réfléchies sur les globules de l’air, me paraissent vertes ; et à travers les pores ou conduits d’un prisme, elles sont tout aussi véritablement rouges pour moi.
Les divers sentiments, que nous avons de la nature des choses, peuvent donc n’être que des illusions, puisque ce ne sont point les objets qui nous les procurent immédiatement, que ce ne sont point eux dans leur réalité, et qu’ils ne sont pas même nécessaires. Ce partage de vérités et d’erreurs que chacun établit arbitrairement, soutient opiniâtrement, et veut faire accepter avec tyrannie, est la preuve caractéristique [xj]de la plus honteuse ignorance. Le sentiment des autres, dans quelque nombre qu’ils soient, est un néant pour moi, jusqu’à ce que j’en éprouve un pareil.
La vérité ou persuasion intime, naît du tact particulier : elle ne peut être de convention, et on s’abuse soi-même, quand on croit croire sur caution. Les Apôtres demandaient à Dieu qu’il touchât les Gentils.
Je serais fou de ne pas croire vrai ce que je sens, par quelque organe que ce soit : mais je serais extravagant si je décidais que tout ce qui me paraîtrait être mes semblables, [xij]dût sentir comme moi, et si je voulais les y obliger : c’est cependant la prétention de tous ces dogmatistes qui nous inondent de leurs rêveries. M. Rousseau veut diriger jusqu’à mes plaisirs, et m’apprendre l’effet qu’ils font sur moi.
Lorsque je vais à l’Opéra (quoique je convienne qu’il n’est peut-être pas aussi bon qu’il pourrait être) mon sang se calme, mon imagination s’adoucit, et mon ami éprouve le même effet.
La Tragédie et plusieurs Comédies me remuent extrêmement, et me donnent une émulation inexprimable. L’impression bien faite [xiij]de la vertu ne s’efface point. La première Comédie que j’ai vue, fut Timon MisanthropeII : quand j’entendis Arlequin lui dire : « Et que me faisait cela ; je méritais, moi, de faire de bonnes actions
» : je me sentis pénétré d’une lumière qui échauffa mon cœur, qui y fit éclore une autre forme de sentiments : il semblait que j’acquérais un nouvel être : il ne s’est pas encore passé un seul jour sans que cette idée ne me soit revenue : et depuis plus de trente ans, je cherche et m’empresse à faire tout le bien qui est en mon pouvoir.
Je m’imagine que d’autres hommes [xiv]sont organisés comme moi, et par conséquent reçoivent une même impression.
Eh ! qu’on veuille nous persuader aujourd’hui, par un discours captieux, que les Spectacles sont l’école du vice, que les vertus même qu’on y présente mènent au crime, devons-nous le croire par préférence à ce que nous sentons ? M. Rousseau dit4 que quand une Française croit chanter, elle aboie5 ; que la Comédie est infâme par sa nature, et que les Acteurs [xv]et les Spectateurs sont tous des scélérats dignes du gibet.
J’avoue que cette licence effrénée d’un Particulier sans caractère, nourri dans nos Théâtres, qui ose faire publier à Paris un Libelle aussi monstrueux, contre une Nation dont il n’a qu’à se louer, m’a révolté ; et je n’ai pu m’empêcher de faire la critique de son Livre, malgré toute la faveur où sa façon d’écrire et la nouveauté des idées qu’il présente, le mettent aujourd’hui auprès du Public.
Je joins à cette Critique les endroits de son Livre même, dans lesquels, oubliant l’intérêt de son [xvj]système, il parle dans la vérité, et fait comme une espèce d’amende honorable à l’humanité.
J’ajoute l’opinion de M. de Voltaire qui, ayant travaillé, ainsi que M. Rousseau, pour le Théâtre, doit, ce me semble, être écouté dans cette cause, du moins autant que lui ; et je finis par une Lettre, que j’écrivis il y a bien des années, dont je retrouve par hasard le brouillon.
M. Rousseau saura par cette petite Dissertation sur le Théâtre, qu’on a vu tout ce qu’il voit, mais qu’on l’a vu différemment : il pourra y remarquer aussi comment les [xvij]gens vertueux se communiquent leurs idées, et que la douceur et la politesse sont les fidèles compagnes de l’honnêteté des mœurs.
On m’a dit que M. Rousseau était hypocondriaque au troisième degré ; je le plains : car M. Boerhaave (ce Descartes de la Médecine) dit que cette maladie est pire que la mort : il a raison ; car la mort peut ne point faire de mal, et l’hypocondrie livre sa victime à la noire fureur de son bitume corrosif.
Je conseille à M. Rousseau6, [xviij]s’il a quelque intervalle, d’enterrer dans ces moments-là ce que sa bile exaltée aura pu lui faire produire : les pores de tous nos mélancoliques sont ouverts pour recevoir ses poisons : et c’est doubler ses maux que de les communiquer.
Qui oublie plus essentiellement la vertu et ses devoirs, que celui qui se déclare affirmativement l’ennemi de la société ? Qui bâtit une [xix]rhapsodie de paradoxes tirés de la fable des AbeillesIII7, pour tromper les hommes, et leur faire croire qu’ils sont faits pour vivre seuls dans les forêts ?
Il se dévoile lui-même, quand il dit dans ce même Livre contre les Spectacles, page 223 : « Le plus méchant homme est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même : le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables.
»
« Blaise Pascal a tort, il faut en convenir ;Ce pieux Misanthrope ! Héraclite sublime !Qui pense qu’ici-bas tout est misère et crime.8 »
REMARQUES
SUR LE LIVRE DE J.J. ROUSSEAU, CONTRE LES SPECTACLESIV. §
Texte. §
Page 13.
« Vous serez sûrement le premier Philosophe (M. d’Alembert) qui jamais ait excité un Peuple libre, une petite Ville, et un Etat pauvre à se charger d’un Spectacle public.
»
Page 14.
« Tout amusement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte et le temps si précieux.
»
Pages 15 et 16.
« L’on croit s’assembler au Spectacle, et c’est là que chacun s’isole : c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants. Mais j’aurais dû sentir que ce langage {p. 24}n’est plus de saison dans notre siècle. Tâchons d’en prendre un qui soit mieux entendu.
»
Page 17.
« Quand à l’espèce des Spectacles, c’est nécessairement le plaisir qu’ils donnent, et non l’utilité qui les détermine9 ; si l’utilité peut s’y trouver, à la bonne heure.
»
Pages 21 et 22.
« Quand Arlequin Sauvage est si bien accueilli des Spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu’ils prennent pour le sens et la simplicité de ce personnage, et qu’un seul d’entre eux voulût pour cela lui ressembler ? C’est tout au contraire, que cette Pièce favorise {p. 26}leur tour d’esprit, qui est d’aimer et rechercher les idées neuves et singulières, et il n’y en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C’est précisément leur aversion pour les choses communes, qui les ramène quelquefois aux choses simples.
»
Page 22.
« Il s’ensuit de ces premières observations, que l’effet général du Spectacle est de renforcer le caractère national, d’augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions.
»
Page 23.
« Le Théâtre purge les passions qu’on n’a pas, et fomente celles qu’on a. Ne voilà-t-il pas un remède bien administré ?
»
Note de la Page 24.
« Qu’on mette pour voir sur la Scène Française un homme droit et vertueux, mais simple et grossier, sans amour, sans galanterie, et qui ne fasse pas de belles phrases ; [...] j’aurai tort si l’on réussit.
»
Page 26.
« L’opinion n’en dépend point (du Théâtre), puisqu’au lieu de faire la loi au Public, le Théâtre la reçoit de lui.
»
Page 30.
« Que va-t-il voir au Spectacle (le Méchant) ? Précisément ce qu’il voudrait trouver partout, des leçons de vertu pour le Public, dont il s’excepte, et des gens immolant tout à leur devoir tandis qu’on n’exige rien de lui.
»
Pages 35 et 36.
« Ces productions d’esprit, comme la plupart des autres, n’ont pour but que les applaudissements.
»
« Quand l’Auteur en reçoit, et que les Acteurs les partagent, la Pièce est parvenue à son but, et l’on n’y cherche point d’autre utilité. Or si le bien est nul, reste le mal ; et comme celui-ci n’est point douteux, la question me paraît décidée.
»
Page 49.
« Tout en est mauvais et pernicieux (de la Comédie), tout tire à conséquence {p. 32}pour les Spectateurs ; et les plaisirs même du Comique étant fondés sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe, que plus la Comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs.
»
Page 73.
« Je ne ferai pas à Dancourt l’honneur de parler de lui.
»
Page 75.
« Nos Auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des Pièces plus épurées.
»
Page 86.
« Quand il serait vrai qu’on ne peint au Théâtre que des passions légitimes, s’ensuit-il de là que les impressions en sont plus faibles, que les effets en sont {p. 34}moins dangereux ? Comme si les vives images d’une tendresse innocente étaient moins douces, moins séduisantes, moins capables d’échauffer un cœur sensible, que celles d’un amour criminel à qui l’horreur du vice sert au moins de contrepoison ? Mais si l’idée de l’innocence embellit quelques instants le sentiment qu’elle accompagne, bientôt les circonstances l’effacent de la mémoire, tandis que l’impression d’une passion si douce reste gravée au fond du cœur. [...] D’une action fort honnête faire un exemple de corruption : voilà l’effet des amours permis au Théâtre.
»
Page 93.
« Pour moi je crois entendre chaque Spectateur dire en son cœur à la fin de la Tragédie : Ah ! qu’on me donne une {p. 36}Zaïre, je ferai bien en sorte de ne la pas tuer.
»
Page 97.
« Je crois qu’on peut conclure de ces considérations diverses, que l’effet moral du Spectacle et des Théâtres ne saurait jamais être bon ni salutaire en lui-même.
»
Page 100.
« Dans une grande ville pleine de gens intrigants, désœuvrés, sans religion, sans principes, dont l’imagination dépravée par l’oisiveté, la fainéantise, par l’amour du plaisir, et par de grands besoins, n’engendre que des monstres, et n’inspire que des forfaits ; dans les grandes villes où les mœurs et l’honneur ne sont rien, parce que chacun dérobant aisément sa conduite {p. 38}aux yeux du public, ne se montre que par son crédit, et n’est estimé que par ses richesses ; la Police ne saurait trop multiplier les plaisirs permis, ni trop s’appliquer à les rendre agréables, pour ôter aux particuliers la tentation d’en chercher de plus dangereux. Comme les empêcher de s’occuper, c’est les empêcher de mal faire, deux heures par jour, dérobées à l’activité du vice, sauvent la douzième partie des crimes qui se commettraient.
»
Page 108.
« Je n’ai rien retenu de leurs mœurs, de leurs sociétés, de leurs caractères, (des Montagnons). Aujourd’hui que j’y porterais d’autres yeux, faut-il ne revoir plus cet heureux pays ? Hélas il est sur la route du mien !
»
Page 110.
« Dieu veuille qu’on n’y mette pas des lanternes, (chez les Montagnons.)
»
Page 112.
« En certains lieux les Spectacles seront utiles pour rendre les gens riches moins mal-faisants ; pour distraire le peuple de ses misères ; pour lui faire oublier ses Chefs en voyant ses Baladins ; pour maintenir et perfectionner le goût quand l’honnêteté est perdue ; pour couvrir d’un vernis de procédés la laideur du vice ; pour empêcher, en un mot, que les {p. 42}mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandage.
»
Page 113.
« De ces nouvelles réflexions il résulte une conséquence directement contraire à celle que je tirais des premières.
»
Page 115.
« Des Spectacles et des mœurs ! Voilà ce qui formerait vraiment un spectacle à voir.
»
Page 118.
« Quant au choix des instruments propres à diriger l’opinion publique, c’est une autre question qu’il serait superflu de résoudre pour vous, et que ce n’est pas ici le lieu de résoudre pour la multitude.
»
Page 133.
« Le hasard, mille causes fortuites, mille circonstances imprévues, font ce que la force et la raison ne sauraient faire.
»
Page 135.
« L’état des Comédiens est un état de licence et de mauvaises mœurs ; les hommes y sont livrés au désordre ; les femmes y mènent une vie scandaleuse.
»
Page 136. Note.
« Si les Anglais ont inhumé la célèbre Oldfield à côté de leurs Rois, ce n’était pas son métier, mais son talent qu’ils voulaient honorer.
»
Page 141.
« La Tragédie chez les Grecs n’étant d’abord jouée que par des hommes, on ne voyait point sur leur Théâtre ce mélange scandaleux d’hommes et de femmes, qui fait des nôtres autant d’Ecoles de mauvaises mœurs.
»
Page 144.
« Quel est l’esprit que le Comédien reçoit de son état ? Un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d’indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme qu’il abandonne.
»
Page 147.
« Y a-t-il rien de plus odieux, de plus choquant, de plus lâche, qu’un honnête homme à la Comédie, faisant le rôle {p. 48}d’un scélérat, et déployant tout son talent pour faire valoir de criminelles maximes, dont lui-même est pénétré d’horreur ?
»
Page 147.
« Dans ce siècle, où règnent si fièrement les préjugés et l’erreur sous le nom de Philosophie, les hommes abrutis par leur vain savoir, ont fermé leur esprit à la voix de la raison, et leur cœur à celle de la nature.
»
Page 148.
« Les Anglaises sont douces et timides.
»
Page 148.
Les Anglais et les Anglaises « ont tous deux un grand respect pour les choses honnêtes.
»
Page 149.
« Les Dames Anglaises errent aussi volontiers dans leurs Parcs solitaires, qu’elles vont se montrer à Vauxhall. De ce goût commun pour la solitude, naît aussi celui des lectures contemplatives et des Romans, dont l’Angleterre est inondée
» (t).
Note.
(t) « Ils sont, comme les hommes, sublimes ou détestables.
»
Page 150.
« La honte et la pudeur sont dans les femmes inséparables de l’honnêteté.
»
Page 150.
« A l’instant va s’élever contre moi cette Philosophie d’un jour, qui naît et meurt dans le coin d’une grande Ville, et veut étouffer de là le cri de la nature, et la voix unanime du genre humain.
»
Pages 151 et 152.
« Préjugés populaires ! me crie-t-on. Petites erreurs de l’enfance ! Pourquoi rougirions-nous des besoins que nous donna la nature ? Pourquoi trouverions-nous un motif de honte dans un acte aussi indifférent en soi et aussi utile dans ses effets ?… Par cette manière de raisonner, ceux qui ne voient pas pourquoi l’homme est existant, devraient nier qu’il existe.
»
Page 153.
« Les désirs sont égaux ! Qu’est-ce à dire ? Y a-t-il de part et d’autre mêmes facultés de les satisfaire ? Que deviendrait l’espèce humaine, si l’ordre de l’attaque et de la défense était changé ? L’assaillant choisirait au hasard des temps où la victoire serait impossible ; {p. 54}l’assailli serait laissé en paix, quand il aurait besoin de se rendre, et poursuivi sans relâche, quand il serait trop faible pour succomber.
»
Pages 158. et 159.
« L’argument tiré de l’exemple des bêtes, ne conclut point et n’est pas vrai. L’homme n’est point un chien ni un loup. Il ne faut qu’établir dans son espèce les premiers rapports de la société, pour donner à ses sentiments une moralité toujours inconnue aux bêtes. Les animaux ont un cœur et des passions ; mais la sainte image de l’honnête et du beau, n’entra jamais que dans le cœur de l’homme.
»
Page 165.
« Par le progrès de la politesse elle a dû enfin dégénérer en grossièreté. C’est ainsi que la modestie naturelle au sexe est peu à peu disparue, et que les mœurs des vivandières se sont transmises aux femmes de qualité.
»
Page 171.
« Je n’aurais rempli qu’imparfaitement ma tâche, si je ne cherchais sur notre situation particulière, ce qui résultera de l’établissement d’un Théâtre dans notre ville.
»
Page 188.
« Qu’un Monarque gouverne des hommes ou des femmes, cela lui doit être assez indifférent, pourvu qu’il soit obéi ; mais dans une République il faut des hommes.
»
Page 194. Note.
« Les écrits des femmes sont tous froids et jolis comme elles ; ils auront tant d’esprit que vous voudrez, jamais d’âme ; ils seraient cent fois plutôt sensés que passionnés. Elles ne savent ni décrire ni sentir l’amour même.
»
Pages 206 et 207.
« Le vin tente moins la jeunesse et l’abat moins aisément ; un sang ardent lui donne d’autres désirs ; dans l’âge des passions toutes s’enflamment au feu d’une seule, la raison s’altère en naissant, et l’homme encore indompté devient indisciplinable avant que d’avoir porté ce joug des lois. […] Il se rend l’ennemi public par l’exemple et l’effet de ses mœurs corrompues […] Il vaudrait mieux qu’il n’eût point existé.
»
Page 227.
« Qu’est-ce au fond que ce goût si vanté ? L’art de se connaître en petites choses.
»
Page 248.
« Je voudrais qu’en général, dans les bals que je propose, toute personne {p. 62}mariée y fût admise au nombre des spectateurs et des juges, sans qu’il fût permis à aucune de profaner la dignité conjugale en dansant elle-même : car à quelle fin honnête pourrait-elle se donner ainsi en montre au public ?
»
Page 257.
« A Sparte, dans une laborieuse oisiveté, tout était plaisir et spectacle.
»
Page 258.
« Pense-t-on qu’au fond l’adroite parure de nos femmes ait moins son danger, qu’une nudité absolue, dont l’habitude tournerait bientôt les premiers effets en indifférence et peut-être en dégoût ?
»
Pages 258 et 259.
« Ne sait-on pas que les statues et les tableaux n’offensent les yeux, que quand un mélange de vêtements rend les nudités obscènes ?
»
Réponse. §
I.
Les Spectacles par eux-mêmes ne sont point contraires à la Philosophie ; la seule erreur de M. d’Alembert est peut-être d’avoir proposé de les établir à Genève.
II.
Le mal par rapport à l’homme est la souffrance et le dégoût, non l’amusement et l’émotion dont il a essentiellement besoin.
III.
Qu’importe si les sujets sont morts ou vivants ? Ce sont les vertus qui intéressent, et elles sont toujours vivantes. La Salle d’un Spectacle est le cabinet des honnêtes gens ; c’est là qu’ils viennent penser, s’échauffer, s’exciter vers l’honnête et le beau ! un Spectacle vertueux est la nourriture des âmes, il en est l’exercice, non l’oisiveté.
{p. 25}IV.
Cette seconde condition n’est pas indifférente, c’est au contraire le principal moyen exigé, et c’est l’essence d’une bonne Pièce.
V.
La simple nature plaît dans Arlequin SauvageV, parce que nous ne pouvons nous détacher d’elle, et que nous aimons à nous voir dans cette nudité.
{p. 27}VI.
Pour rendre le Spectacle utile, il n’y a donc qu’à choisir les passions vertueuses.
VII.
M. Rousseau est prié de nous faire apercevoir le sel ou le bon sens de cette plaisanterie.
{p. 29}VIII.
Le grossier sans doute nous déplairait ; partout il nous paraît un défaut ; mais la droiture et la franchise, qui ne seraient pas traitées d’une façon burlesque, nous intéresseraient sans autre secours ; elles crient sans cesse au fond de notre âme.
IX.
L’opinion publique s’y soumet à la longue : Qui a poli les mœurs et le langage des Athéniens, si ce n’est leur Théâtre ?
X.
Le méchant pourrait profiter de la pratique des vertus qu’on ferait aimer aux hommes ; donc il ne faut pas exciter les hommes à la vertu ? Quelle conclusion !
{p. 31}XI.
Les applaudissements que les Auteurs s’efforcent de mériter, sont ordinairement ceux qui peuvent leur rapporter une réputation de bonnes mœurs et de vertu, parce qu’elle est la seule qui donne de la considération.
Si la Pièce nous arrache des larmes, ou de pitié pour un innocent malheureux, ou de joie pour un opprimé qui triomphe ; si elle peint dignement quelque vertu ; si elle inspire de l’horreur pour quelque vice, elle aura les applaudissements qui lui sont dus ; les Acteurs jouiront de ceux qu’ils méritent ; le Spectateur lui-même s’applaudira d’avoir été sensible.
Ainsi je ne conçois pas comment dans ces productions d’esprit le bien est nul, et que le seul mal reste. Je nie la majeure de cette hypothèse scolastique.
XII.
Rendre ridicule les vices et les défauts, ce qui est l’effet du Comique, c’est fortifier et rendre {p. 33}agréables les vices du cœur humain. Quel faux jour est ceci ! Heureusement il est aisé à apercevoir.
XIII.
Que M. Rousseau nous permette de trouver plaisant ce souverain mépris de l’Auteur de NarcisseVI pour l’Auteur des trois CousinesVII.
XIV.
Aveu de sa part qu’il existe des Pièces où l’on enseigne la vertu.
XV.
Qu’un sentiment faux est difficile à soutenir ! plus on parle et plus on s’avilit. Enfin, selon M. Rousseau, c’est une corruption que d’enseigner la vertu et l’innocence des inclinations, parce qu’on peut en abuser ! La passion est en {p. 35}nous, ce n’est point elle que nous acquérons au Théâtre, mais précisément les circonstances qui l’embellissent, qui s’unissent à notre penchant, et le décident pour l’honnête.
XVI.
Mauvais bon mot d’une imagination ardente de jeune homme, que les nouveaux protecteurs de M. Rousseau approuveront sans doute !
{p. 37}XVII.
Même de ces considérations diverses que nous venons d’entendre, cette conclusion positive me paraît hasardée. Qu’on la mette vis-à-vis des principes que j’ai rappelés sur les conditions d’une bonne Pièce.
XVIII.
Calomnie atroce, qui attaque par un écrit public tous les peuples policés ! Oser dire que les grandes villes ne sont pleines que de scélérats, c’est être soi-même partisans du vice, c’est lui donner le principal attribut de la vertu : elle seule fait le lien des hommes : le crime les désunit : une société qui subsiste, présente nécessairement l’idée d’urbanité et de mœurs : L’oisiveté et la fainéantise se trouvent dans les forêts, le travail et l’industrie dans les villes.
Le peuple Français est sobre, laborieux, {p. 39}spirituel, industrieux ; il a la douceur de son climat ; il n’engendre point de monstres ; il n’est point couvert de forfaits. Magistrats qui le gouvernez, punissez ses calomniateurs ; dès qu’il verra que vous l’estimez, il se respectera lui-même ; l’ambition d’être estimable germera dans son cœur ; il acquerrra du nerf ; il se perfectionnera dans la vertu et dans les mœurs.
XIX.
Ceci est une histoire détachée, dont on ne voit ni l’à propos, ni le but : M. Rousseau met ces Montagnons, dont il a oublié les mœurs, la société et le caractère, au-dessus de tous les peuples de la terre. Il lui fallait un peuple qu’il ne connût pas, pour pouvoir en aimer un. Il regrette aussi son pays : (quoiqu’il dise dans un {p. 41}autre endroit, que la politesse et l’urbanité qui commencent a y paraître dans la jeunesse, le choquent terriblement.) Qu’il se satisfasse, et nous laisse dans nos Villes avec nos défauts : il doit abandonner des hommes pervertis, et assez dégradés pour chercher à s’amuser, et pour aimer à être ensemble.
XX.
Il lui était réservé de trouver mauvais l’établissement des lanternes dans Paris.
XXI.
Répétitions des mêmes injures.
{p. 43}XXII.
Laquelle faut-il croire ?
XXIII.
Fausse plaisanterie, puisque cela n’est nullement incompatible.
XXIV.
M. Rousseau croit superflu de prouver ce qu’il avance à la multitude (c’est-à-dire, à nous autres) : mais il trouve convenable de donner plutôt des leçons sur le Tribunal des Maréchaux de France. Cette épisode de la cour d’honneur prouve combien il a de suite dans l’esprit.
{p. 45}XXV.
Le hasard est un être de raison, un mot vide, inventé par l’ignorance : ce que nous nommons hasard, ce que nous croyons fortuit, est un résultat dont nous ignorons le calcul, de même que l’axiome que nous croyons le plus certain.
XXVI.
Vices de caractère, et non de profession !
XXVII.
Cette distinction ne peut avoir lieu. Quel était le talent de la célèbre Oldfield, si ce n’était celui de son métier ? Et si ce métier eût été réputé infâme, comment aurait-on pu honorer et récompenser l’art de le bien exercer ?
{p. 47}XXVIII.
Où est le scandale à voir des hommes et des femmes ensemble ? C’est l’ordre de la nature : et il me paraît plus scandaleux de voir les hommes faire le rôle des femmes. N’imitons point en cela les Grecs.
XXIX.
Un Comédien peut n’être point cela : ce n’est point son essence.
XXX.
Est-il permis de donner ces couleurs à un amusement sans conséquence, que nous nous procurons dans nos sociétés ?
{p. 49}XXXI.
Il se peint lui-même, s’écrierait ici le Lecteur indigné, s’il ne craignait de lui ressembler.
XXXII.
On ne croyait pas que ce fussent leurs vertus caractéristiques.
XXXIII.
« Chaque homme, chaque action a son prix ; » voilà leur principe ; c’est le fondement de leur société.
{p. 51}XXXIV.
Preuve admirable de leur solidité, que leur passion pour les Romans !
XXXV.
Ils ne sont point sublimes.
XXXVI.
Pourquoi la honte ? Ce n’est pas un crime d’être femme, et la honte ne suit que le crime.
XXXVII.
La reconnaissance ne paraît point être la vertu de M. Rousseau.
{p. 53}XXXVIII.
Fausse réfutation ! La pudeur ou timidité naturelle, qui naît de la délicatesse des organes, n’est point trouvée ridicule ; mais peut-être la loi qui la met en précepte, qui en donne des règles, et qui honore et déshonore les femmes pour le même acte.
XXXIX.
Raison originale ! Il imagine les femmes bien maladroites !
{p. 55}XL.
Palinodie formelle de l’Auteur ! Un vrai Philosophe employerait-il de pareils raisonnements ?
Un homme n’est pas un chien, un singe n’est pas un renard, qu’est-ce que cela prouve ?
Il s’agit ici, ce me semble, des passions et de la façon de les satisfaire. M. Rousseau accorde aux animaux un cœur et des passions comme aux hommes, voilà la ressemblance que l’on veut établir ; il oublie le démenti qu’il vient de donner.
Qui dispute que notre espèce n’ait une idée de l’honnête et du beau ? Mais l’honnête et le beau se trouvent-ils dans une pudeur artificielle et d’éducation, plutôt que dans la candeur et la bonne foi ?
{p. 57}XLI.
Quoi, on punit d’exil et de prison, les premiers d’un Etat, pour une chanson d’un jour que leur jeunesse a fait éclore, qui ne satirise qu’en particulier ! Et on laisse vomir, imprimer, et distribuer au Citoyen de Genève, des libelles infâmes, contre ce qu’il y a de plus respectable dans les Nations !
Les femmes de qualité, dit-il, sont parvenues à avoir les mœurs des Vivandières ! J’ai voyagé ou connu toute l’Europe, et partout j’ai trouvé la décence de chaque pays généralement observée.
XLII.
Qui est-ce qui a donné cette tâche à M. Rousseau ?
{p. 59}XLIII.
Ce n’est pas précisément la quantité de monde que l’on gouverne, ni son obéissance passive qui fait la force et le crédit d’un Royaume, c’est le nerf et l’industrie de chaque membre ; et un Royaume, pour fleurir, en exige davantage qu’une République, d’autant qu’ils sont moins excités.
Ainsi il est faux qu’il soit indifférent à un Monarque de gouverner des hommes ou des femmes.
XLIV.
Le Citoyen de Genève est encore le premier qui ait accusé les femmes d’être froides, et de ne pouvoir ni exprimer ni sentir l’amour. Eh, Héloïse ? Eh tant d’autres ? Toutes ses accusations vont à notre destruction ; mais il faut espérer qu’on en rappellera, dès qu’on sera sorti de l’étonnement que la singularité et la causticité de ce nouveau Diogène cause à tout le monde.
{p. 61}XLV.
Comment la raison était-elle avant que de naître ? A quel propos cette fureur assassine contre tous les jeunes gens répandus sur la terre, et qui font l’espérance de chaque Pays ? Il ne restait plus qu’eux à détruire.
XLVI.
Quelle définition du goût ! Le goût embrasse tout : c’est la justesse du tact, c’est la vérité même.
XLVII.
Voilà une autre singularité : la danse est un exercice salutaire à la santé, comme la promenade : {p. 63}quoi ! exciter le mouvement, le broiement de nos liquides et les ressorts de nos solides, c’est profaner la dignité conjugale ?
J’ignore cette dignité conjugale, qui m’empêche de me faire du bien en me divertissant : je ne connais de dignité naturelle que la dignité paternelle, et je danse encore sans croire blesser celle-ci, tout comme ses chers Spartiates, dont il nous donne lui-même les fêtes pour modèle.
XLVIII.
Laborieuse oisiveté est volé au Prince Persiflès.
XLIX.
Serions-nous moins bien organisés que les autres animaux ?
{p. 65}L.
On ne sait point cela : une belle nudité absolue fait, selon moi, plus d’effet qu’une demi-nudité.
EXTRAIT DE QUELQUES PENSEES SAINES
Qui se rencontrent dans le livre de J.J. Rousseau contre le Théâtre, ou condamnation de son système par lui-même. §
« L’effet Page 21. général du Spectacle est de renforcer le caractère national, d’augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions.
»
« LePage 27. Théâtre [...] rend la vertu aimable…. Il opère un grand prodige de faire ce que la nature et la raison font avant lui !
»
« L’hommePage 28. est né bon, je le pense, et crois l’avoir prouvé ; la source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l’aversion pour le mal, est en nous, et non dans {p. 67}les Pièces ; il n’y a point d’art pour faire naître cet intérêt, mais seulement pour s’en prévaloir.
»
« L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même : il n’y naît pas d’un arrangement de Scènes, l’Auteur ne l’y porte pas, il l’y trouve ; et de ce pur sentiment qu’il flatte, naissent les douces larmes qu’il fait couler.
»
(APage 32. la vue des personnes infortunées), « on dirait que notre cœur se resserre de peur de s’attendrir à nos dépens
».
« LePage 40. savoir, l’esprit, le courage, ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs !
»
« LePage 42. Fanatisme n’est pas une erreur, mais une fureur aveugle et stupide que la raison ne retient jamais.
»
« ThyestePage 44. n’est point un Héros courageux, ce n’est point un modèle de vertu, on ne peut point dire non plus que ce soit un scélérat17 c’est un {p. 68}homme faible, et pourtant intéressant par cela seul qu’il est homme et malheureux.
»
« NePage 45. serait-il pas à désirer que nos sublimes Auteurs daignassent descendre un peu de leur continuelle élévation, et nous attendrir quelquefois pour la simple humanité souffrante, de peur que, n’ayant de la pitié que pour des Héros malheureux, nous n’en n’ayons pour personne ?
»
« Les Anciens parlaient de l’humanité en phrases moins apprêtées ; mais ils savaient mieux l’exercer.
»
« "
»EhPage 46.
que de maux, s’écriait un bon vieillard d’Athènes ! les Athéniens savent ce qui est honnête, mais les Lacédémoniens le pratiquent
." Voilà la Philosophie moderne, et les mœurs anciennes.
« LesPage 79. Anciens avaient pour maxime que le pays, où les mœurs étaient les plus pures, était celui où l’on parlait le moins des femmes, et que la femme la plus honnête était celle dont l’on parlait le moins.
»
« J’observe que les Anciens tiraient volontiers {p. 69}leurs titres d’honneur des droits de la nature, et que nous ne tirons les nôtres que des droits du rang.
»
« LesPage 82. vieillards dans les Tragédies sont représentés comme des tyrans, des usurpateurs : dans les Comédies, des jaloux, des usuriers, des pédants, des pères insupportables que tout le monde conspire à tromper. Voilà sous quel honorable aspect on montre la vieillesse au Théâtre ; voilà quel respect on inspire pour elle aux jeunes gens.
»
« QuiPage 83. peut douter que l’habitude de voir toujours dans les vieillards des personnages odieux au Théâtre, n’aide à les faire rebuter dans la société, et qu’en s’accoutumant à confondre ceux qu’on voit dans le monde avec les Radoteurs et les Gérontes de la Comédie, on les méprise tous également ? observez à Paris dans une assemblée l’air suffisant et vain, le ton ferme et tranchant d’une impudente jeunesse, tandis que les anciens, craintifs et modestes, ou n’osent ouvrir la bouche, ou sont à peine écoutés.
»
« TitusPage 90. a beau rester Romain, il est seul de son parti, tous les Spectateurs ont épousé Bérénice.
»
« Quand même on pourrait me disputer cet effet ; quand même l’on soutiendrait que l’exemple de force et de vertu qu’on voit dans Titus, vainqueur de lui-même, fonde l’intérêt de la Pièce, et fait qu’en plaignant Bérénice, on est bien aise de la plaindre ; on ne ferait que rentrer en cela dans mes principes : parce que, comme je l’ai déjà dit, les sacrifices faits au devoir et à la vertu, ont toujours un charme secret, même pour les cœurs corrompus : et la preuve que ce sentiment n’est point l’ouvrage de la Pièce, c’est qu’ils l’ont avant qu’elle commence.
»
« L’effetPage 92. d’une Tragédie est tout à fait indépendant de celui du dénouement.
»
« LePage 118. seul bonheur que la plupart des hommes connaissent, est d’être estimés heureux.
»
« PourPage 128. changer les actions dont l’estime publique est l’objet, il faut auparavant changer les jugements qu’on en porte.
»
« LaPage 150. vie des femmes est un développement continuel de leurs mœurs, au lieu que celle des hommes, s’effaçant davantage dans l’uniformité des affaires, il faut attendre, pour en juger, de les voir dans les plaisirs.
»
« OnPage 171. ne voit point à Genève ces énormes disproportions de fortune qui appauvrissent tout un pays pour enrichir quelques habitants, et sèment la misère autour de l’opulence.
»
« LePage 222. plus méchant des hommes est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même ; le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables.
»
« LePage 237. vice ne s’insinue guère en choquant l’honnêteté, mais en prenant son image ; et les mots sales sont plus contraires à la politesse qu’aux bonnes mœurs : voilà pourquoi les expressions sont toujours plus recherchées, et les oreilles plus scrupuleuses dans les pays les plus corrompus.
»
« IlPages 241. et 242. ne suffit pas que le peuple ait du pain, et vive dans sa condition. Il faut qu’il y vive {p. 72}agréablement, afin qu’il en remplisse mieux les devoirs, qu’il se tourmente moins pour en sortir, et que l’ordre public soit mieux établi : les bonnes mœurs tiennent plus qu’on ne pense, à ce que chacun se plaise dans son état.
»
« Le manège et l’esprit d’intrigue viennent d’inquiétude et de mécontentement : tout va mal quand l’un aspire à l’emploi d’un autre. Il faut aimer son métier pour le bien faire ; l’assiette de l’État n’est bonne et solide que quand tous se sentant à leur place, les forces particulières se réunissent et concourent au bien public, au lieu de s’user l’une contre l’autre ; comme elles font dans tout État mal constitué.
»
« Cela posé, que doit-on penser de ceux qui voudraient ôter aux peuples les fêtes, les plaisirs, et toute espèce d’amusement, comme autant de distractions qui le détournent de son travail32 ?
»
« Cette maxime est barbare et fausse ; tant pis {p. 73}si le peuple n’a de temps que pour gagner son pain, il lui en faut encore pour le manger avec joie. Autrement il ne le gagnera pas longtemps. Ce Dieu juste et bienfaisant, qui veut qu’il s’occupe, veut aussi qu’il se délasse. La nature lui impose également l’exercice et le repos, le plaisir et la peine ; le dégoût du travail accable plus les malheureux que le travail même.
»
« Voulez-vous donc rendre un peuple actif et laborieux ? Donnez-lui des fêtes, offrez-lui des amusements qui lui fassent aimer son état, et l’empêchent d’en envier un plus doux ; des jours ainsi perdus feront mieux valoir les autres. Présidez à ses plaisirs pour les rendre honnêtes, c’est le vrai moyen d’animer ses travaux.
»
« IlPage 256. faut que chacun sente qu’il ne saurait trouver ailleurs ce qu’il a laissé dans son pays ; {p. 74}il faut qu’un charme invincible le rappelle au séjour qu’il n’aurait point dû quitter ; […] il faut qu’au milieu de la pompe des grands Etats, et de leur triste magnificence, une voix secrète leur crie incessamment au fond de l’âme : Ah ! où sont les jeux et les fêtes de ma jeunesse ? Où est la concorde des citoyens ? Où est la fraternité publique ? Où est la pure joie et la véritable allégresse ? Où sont la paix, la liberté, l’équité, l’innocence ? Allons chercher tout cela34
. »
« JePages 260. 261. et 262. me souviens d’avoir été frappé dans mon enfance d’un spectacle assez simple, et dont pourtant l’impression m’est toujours restée, malgré le temps et la diversité des objets.
»
« Le Régiment de Saint-Gervais avait fait l’exercice, et selon la coutume, on avait soupé par compagnies : la plupart de ceux qui les composaient {p. 75}se rassemblèrent après le souper dans la Place de Saint-Gervais, et se mirent à danser tous ensemble, Officiers et Soldats, autour de la fontaine, sur le bassin de laquelle étaient montés les Tambours et Fifres, et ceux qui portaient les flambeaux.
»
« Une danse de gens égayés par un long repas semblerait n’offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant l’accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, et formant une bande qui serpentait en cadence et sans confusion, avec mille tours et retours, mille espèces d’évolutions figurées, le choix des airs qui les animaient, le bruit des Tambours, l’éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir. Tout cela formait une sensation très vive qu’on ne pouvait supporter de sang froid.
»
« Il était tard, les femmes étaient couchées, toutes se relevèrent : bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient un nouveau zèle aux acteurs : elles ne purent tenir longtemps à leurs fenêtres, elles descendirent ; {p. 76}les maîtresses venaient voir leurs maris, les servantes apportaient du vin, les enfants même éveillés par le bruit accoururent demi-vêtus entre les pères et mères : la danse fut suspendue ; ce ne furent qu’embrassements, ris, santés, caresses : il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurais peindre, mais que dans l’allégresse universelle on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon père, en m’embrassant, fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir et partager encore. "
»Jean-Jacques, me disait-il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois, ils sont tous amis, ils sont tous frères, la joie et la concorde règnent au milieu d’eux. Tu es Genevois, tu verras un jour d’autres peuples ; mais quand tu voyagerais autant que ton père, tu ne trouveras jamais leurs pareils.
"
« On voulut recommencer la danse, il n’y eut plus moyen : on ne savait plus ce qu’on faisait, toutes les têtes étaient tournées d’une ivresse plus douce que celle du vin. Après avoir restéVIII quelque temps encore à rire et à causer sur la {p. 77}Place, il fallut se séparer ; chacun se retira paisiblement avec sa famille, et voilà comment ces aimables et prudentes femmes ramenèrent leur maris, non pas en troublant leurs plaisirs, mais en allant les partager. [...] Non, il n’y a de pure joie que la joie publique !
»
« IlPage 263. y avait, dit Plutarque, chez les Lacédémoniens toujours trois danses en autant de bandes, selon la différence des âges, et ces danses se faisaient au chant de chaque bande ; celle des vieillards commençait la première en chantant le couplet suivant.
« Nous avons été jadis,Jeunes, vaillants et hardis.
« Suivait celle des hommes, qui chantaient à leur tour, en frappant de leurs armes en cadence.
« Nous le sommes maintenant,A l’épreuve à tout venant.
« Ensuite venaient les enfants, qui leur répondaient en chantant de toutes leurs forces.
Et nous bientôt le serons,Qui tous vous surpasserons. »
JUGEMENT DE M. DE VOLTAIRE, SUR LES SPECTACLES. §
Saint Thomas d’Aquin, dont les mœurs valaient bien celles de Calvin et du Père QuesnelIX, Saint Thomas, qui n’avait jamais vu de bonnes Comédies, qui ne connaissait que des malheureux Histrions, devina pourtant que le Théâtre peut être utile : il eut assez de bon sens et de justice pour sentir le mérite de cet art, tout informe qu’il était : il le permit, et il l’approuva. Saint Charles Borromée examinait lui-même les Pièces qu’on jouait à Milan, il les munissait de son approbation et de son seing.
Qui seront après cela les Wisigoths qui voudront traiter d’empoisonneurs Rodrigue et Chimène ? plût au Ciel que les barbares ennemis {p. 79}du plus beau des arts, eussent la piété de Polyeucte, la clémence d’Auguste, la vertu de Burrhus, et qu’ils finissent comme le mari d’Alzire !
Je regarde la Tragédie et la Comédie comme des leçons de vertu, de raison et de bienséance. Corneille, ancien Romain parmi les Français, a établi une école de grandeur d’âme, et Molière a fondé celle de la vie civile. Les génies Français formés par eux appellent du fond de l’Europe les Étrangers qui viennent s’instruire chez nous, ce qui contribue à l’abondance de Paris : nos pauvres sont nourris du produit de ces ouvrages, qui nous soumettent jusqu’aux nations qui nous haïssent : tout bien pesé, il faut être ennemi de sa patrie pour condamner nos Spectacles.
J’ai toujours pensé que la Tragédie ne doit pas être un simple spectacle, qui touche le cœur sans le corriger : qu’importe au genre humain les passions et les malheurs d’un Héros de l’Antiquité, s’ils ne servent pas à nous instruire.
La véritable Tragédie est l’école de la vertu ; {p. 80}et la seule différence qui soit entre les Théâtres épurés et les livres de morale, c’est que l’instruction se trouve dans la Tragédie toute en action, c’est qu’elle y est intéressante, et qu’elle se montre relevée des charmes d’un art qui ne fut inventé autrefois que pour instruire la Terre et pour bénir le Ciel, et qui par cette raison fut appelé le langage des Dieux.
Rien ne rend les hommes plus sociables, n’adoucit plus les mœurs, ne perfectionne plus leur raison, que de les rassembler pour leur faire goûter ensemble les plaisirs purs de l’esprit.
Les mêmes esprits qui bouleverseraient un Etat pour établir une opinion souvent absurde, anathématisent les plaisirs innocents, nécessaires à une grande ville, et des Arts qui contribuent à la splendeur d’une nation : l’abolition des Spectacles serait une idée plus digne du siècle d’Attila, que du siècle de Louis XIV.
C’est une des contradictions de nos mœurs, que d’un côté on ait laissé un reste d’infamie attaché aux Spectacles publics, et que de l’autre on ait regardé les représentations comme l’exercice {p. 81}le plus noble et le plus digne des personnes Royales.
Si on trouvait dans l’Antiquité un Poème comme Armide ou comme Atys, avec idolâtrie il serait reçu ; mais Quinault était moderneX.
Sentiment de Michel Montaigne, Ch. V. de la société.
Il n’est point de si doux apprêt, ni de sauce si appétissante que celle qui se tire de la société.
Qui a ses mœurs établies en règlement au-dessus de son siècle : ou qu’il torde et émousse ses règles : ou, ce que je lui conseille plûtot, qu’il se retire à quartier, et ne se mèle point de nous. Qu’y gagnera-t-il ? On peut regretter les meilleurs temps : mais non pas fuir aux présents….
Pourquoi sans nous émouvoir, rencontrons-nous quelqu’un qui ait le corps tordu et mal bâti, et ne pouvons souffrir le rencontre d’un esprit mal rangé, sans nous mettre en colère ? Cette vicieuse apreté tient plus au juge qu’à la faute….
La moyenne région loge les tempêtes : les deux extrêmes des hommes philosophes, et des hommes ruraux, concourent en tranquillité et en bonheur.
FRAGMENT D’UNE LETTRE A ME. DE ****. SUR LES SPECTACLES. §
Vous me demandez, Madame, quelles conditions il faudrait pour qu’une Tragédie fût parfaite ? Je n’en connais qu’une seule. Il faudrait qu’elle nous rendît meilleurs.
Exigeons cet effet, et laissons la liberté des moyens.
Pour parvenir à un succès si désirable, je crois qu’il serait nécessaire d’avoir un génie neuf, élevé, nerveux, qui, ne reconnaissant de règles que son sentiment, ne bâtisse point sur le dessein d’autrui : un tel homme serait notre Démosthène ; mais la servitude et le dégoût ne le formeront jamais, et je ne cesse pas d’être {p. 83}étonné que nous ayons encore de si bons Auteurs.
Une de nos espèces d’Automates, sans aucun fonds propre, Dogmatistes, Formalistes, Compilateurs et Dissertateurs, qu’on nomme Savants, se sont arrogés le droit de donner des préceptes sur un Art qui n’a de loi que la nature : ils ont jeté les Auteurs dans un labyrinthe de règles embarrassantes et ridicules : ils leur ont mis des entraves jusqu’à la façon de rendre leurs idées ; continuellement resserrés et contraints dans la froide et pénible méthode, le but leur échappe : cette méthode, si étrangère aux passions, produit quantité de petites beautés de détail, mais qui ne sortant pas essentiellement du sujet, forment un ensemble de pièces de rapport, sans force, et incapable de causer de grandes émotions.
Après avoir fini l’ouvrage, il faut l’aller présenter à l’assemblée des Acteurs, avoir le talent de leur plaire, se soumettre à tous leur caprices, refondre les rôles principaux à leurs volontés, chacun exigeant le sien suivant son {p. 84}talent, n’importe le caractère total de la Pièce.
Ce n’est pas tout : loin d’encourager la timidité d’un jeune Auteur, qui se distingue, par des honneurs publics, par une pension de l’Etat, on l’abandonne à une troupe de Harpies qui habite le Spectacle ; et lorsqu’il ne se trouve pas assez riche pour leur donner de la pâture, et les rassasier à une bonne table, ces animaux destructeurs déchirent son Ouvrage, et attaquent sa personne ; le Public s’en divertit, et l’Auteur sensé se retire.
C’est ainsi que, sans y faire attention, nous nous privons de bien des génies lumineux, capables, peut-être, de nous faire sortir de la médiocrité et de la frivolité dans lesquelles nous languissons.
Le goût seul devrait être le conseiller des talents ; il serait à souhaiter qu’il fût toujours le père de la critique, et que le fiel et la noirceur n’en composassent pas autant de satires empoisonnées. Un Auteur judicieux s’habituerait alors à y faire attention ; il la regarderait comme son amie, et se perfectionnerait volontiers avec elle.
{p. 85}Mais toutes ces sortes de libelles, où la haine et le mensonge prennent impudemment le langage de la vérité, dégoûtent les plus beaux génies, étouffent les talents, et détruisent l’émulation.
Anéantir le mérite, n’est pas le métier d’un honnête homme. Je n’ai jamais blâmé qu’avec peine ; rempli de plaisirs, j’approuve avec avidité, et la louange ne me paraît voluptueuse que quand je trouve à la donner.
Mais, Madame, vous désirez des détails, je vais hasarder quelques idées sur un sujet que je ne regarde point comme indifférent.
Je crois que le but digne de la Tragédie, est d’élever notre âme par des vertus mâles, de la rendre amoureuse du beau, de lui donner de l’émulation par des exemples d’un aimable héroïsme, et de la tirer enfin d’un certain engourdissement qui n’est à présent que trop général ; je voudrais qu’une Pièce de Théâtre engageât par amour-propre chaque Auditeur à être aussi honnête homme que Scipion, à être aussi constant qu’Hannibal.
{p. 86}L’amour peut faire le sujet principal d’une Tragédie, ainsi que les autres passions dominantes de l’homme, naturelles ou acquises.
Un amour vertueux peut même quelquefois se mêler avec d’autres passions par elles-mêmes peu saillantes ; il en adoucit les caractères, il anime l’action, et pour tout dire en un mot, il attendrit le Spectateur. L’esprit saisit bien une pensée, il s’en amuse, mais le profit en appartient au cœur, et la principale affaire est de le mettre de la partie. L’amour est pour lui un sentiment tellement attrayant, qu’on peut l’amener aux vertus les plus difficiles, en se servant habilement de cette passion. Elle est la sympathie des hommes, et un Héros amoureux est sûr de trouver dans chacun de nous un partisan. Nous nous en approchons avec plaisir, toutes ses actions nous intéressent, elles deviennent en quelque façon personnelles ; il aime comme nous, nous voulons agir comme lui ; la réflexion n’y a point de part. C’est une impression subite et naturelle qui nous entraîne délicieusement.
{p. 87}C’est pourquoi je ne puis supporter qu’on nous accoutume à regarder l’amour comme contraire à l’honneur, l’excuse du crime, et la source des plus noirs excès.
Quel avantage un Auteur peut-il espérer d’un portrait si odieux ? Le sentiment qu’il nous dépeint ainsi, nous est aussi propre que notre existence, et ne nous étant pas possible de le haïr, n’est-il pas à craindre que nous ne nous accoutumions enfin aux vices sous lesquels on s’efforce de nous le montrer ?
Pourquoi ne nous point faire connaître l’amour sous une forme estimable ? Il n’a point d’autre pouvoir que de donner de l’effervescence à nos penchants naturels. Il est bon, magnanime, capable des plus grandes choses dans une belle âme ; il n’est dangereux que dans un cœur criminel. Il a causé de grands malheurs, il est vrai, mais n’a-t-il pas aussi formé de grands hommes ?
Pourquoi vouloir nous donner pour modèles les scélérats de l’Antiquité ? Venons-nous continuellement infecter la Scène d’un RadamisteXI, {p. 88}d’un Cinna37, d’un Oreste, ou d’une Médée ? Quel talent malheureux que celui de nous faire prendre intérêt aux crimes les plus atroces, et de nous faire courir à des monstres qui effrayent la nature !
Un Auteur ne se rendrait-il pas plus estimable, s’il nous faisait aimer la vertu par la vertu même ? Que de faits n’a-t-on pas à nous donner pour exciter en nous une noble émulation !
Il me semble qu’il serait aussi naturel et plus touchant encore, que l’amour rappelât un criminel à la vertu, que d’entraîner dans le crime {p. 89}un cœur plein de candeur et d’innocence.
Un amour qui avilit le Héros, ne me paraît pas devoir faire le sujet d’une bonne Tragédie.
Vous voulez aussi, Madame, savoir ce que je pense des dernières Tragédies de M. de Voltaire : je vous obéirai, dans l’espérance que vous engagerez votre amie à lui communiquer ce que je vais vous en dire ; présenté par les mains de la persuasion, il sera peut-être tenté d’y faire quelque attention.
Le sublime semble être sa nature ; la perfection de ses ouvrages dépend de lui ; la solitude, le travail exact, réfléchi, long et pénible, la combinaison qui arrange toutes les parties au profit de son objet, sont des secondes qualités qui sont toujours à la volonté du grand génie.
Je ne dissimulerai point ici l’effet que m’a causé Zaïre ; elle m’a souvent touché jusqu’à me faire répandre des larmes. Cependant je ne puis la regarder que comme une Poésie Pastorale, que comme un Poème vraiment digne de notre Opéra, où l’on n’observe d’autres lois que celle {p. 90}d’amollir notre cœur : mais je la trouve absolument déplacée au Théâtre de la Comédie, qui doit être considéré comme l’Académie de nos mœurs.
En sortant d’avec Zaïre, lorsque l’on s’examine sur l’impression qu’elle nous a faite, on ne se trouve que de la tendresse, on est amant jusqu’à la fureur ! Qualité héroïque, il est vrai, pour des Bergers, mais non pour des hommes qui doivent un jour défendre la patrie, ou gouverner l’Etat, et qui tous viennent déterminer leurs penchants dans les préceptes de la Comédie.
Son Brutus est une Pièce qui marquera à jamais le génie admirable de l’Auteur.
Il aurait été à désirer qu’au milieu de tant de beautés qui composent cet Ouvrage, M. de Voltaire se fût permis de remplir son objet ; c’était la catastrophe de l’orgueil et de l’ambition ; tout annonçait un exemple terrible des précipices dans lesquels ces cruelles passions entraînent un grand homme. Les Spectateurs en étaient déjà émus : quelle surprise pour eux ? Tout à coup l’objet change, ce n’est plus une {p. 91}conjuration, c’est une intrigue amoureuse ; sans à propos, sans vraisemblance, on met gratuitement sur le compte de l’amour les crimes de l’ambition ; et M. de Voltaire se résout à s’écarter d’une histoire connue en faveur d’une épisode qui détruit le fonds de son sujet.
Avoir en même temps rendu Titus forcené d’amour et d’ambition, c’est nous avoir présenté un être impossible, que nous ne pouvons pas suivre. On a beau vouloir nous y intéresser, on ne réussit point. L’unité d’intérêt (ou de mouvement), est rompue : elle est plus nécessaire encore que l’unité de temps et de lieu : Titus ne doit pas être amant38. L’amour paraît révoltant dès qu’il est déplacé.
Nous avons de bien justes reproches à faire à M. Scudery, à sa sœur, et à M. de la Calprenède. {p. 92}Ce sont eux qui, les premiers, ont établi l’amour le principe de toutes les actions des hommes, et de généreux Français que nous étions, nous ont rendus de véritables Sybarites.
Ils ont tout perverti ! Cyrus n’a traversé l’Asie, la Médie, l’Hircanie, la Perse ; il n’a conquis tant de Provinces, n’a fondé un si puissant EmpireXII, que pour délivrer Mandâne, sa Maîtresse, qui avait été enlevée huit fois.
Ainsi de tous les autres grands hommes de l’Antiquité : ce ne sont plus que d’agréables Débauchés qui courent après des Aventurières.
En nous pénétrant de leurs Romans enchanteurs, nous avons cru nous polir ; nous nous sommes affaiblis, nous nous sommes avilis !
Il n’y a peut-être aujourd’hui que M. de Voltaire qui puisse, par la force de ses Tableaux, s’opposer avec succès au goût efféminé de ce siècle.
Qu’il soit le censeur de notre mollesse, et qu’il n’en devienne jamais le complice.