Sur l’atrocité des paradoxes §
PRÉFACE. §
Le motif qui me fait écrire n’est pas celui de contrarier par partie de plaisir : cette soif méprisable ne m’a point guidé : je me suis consulté avant d’entrer dans cette carrière dangéreuse où tant d’autres ont échoué …
J’en vois plus d’un étendu sur l’arène.
ce n’est pas non plus pour exciter l’indulgence du Public que je mets une Préface à la tête de cet Ouvrage : non, je n’ignore pas que j’en aurais besoin : jeune encore, c’est le premier que j’ai osé livrer à l’Imprimeur ; que de raisons ! elles prouvent combien elle m’est nécessaire : (si ce n’était une bassesse de l’exiger) mais prévenu qu’un Pilote n’acquiert l’expérience qu’à force d’orages, je me laisse aller à l’attrait de mon penchant.
{p. III}Si cette Brochure est bien traitée, le Public judicieux à qui seul je cherche à plaire, & dont je chéris les suffrages, ne me ravira pas le légitime salaire que mes travaux méritent : s’il la trouve faible, je le conjure de m’honorer de ses conseils. Je fais trop de cas de ses leçons pour n’en pas profiter. Oui, Lecteur, daigne exécuter ce que j’exige de ta complaisance, ne sois avare de tes lumières que pour ceux dont la présomption est le partage. C’est cet espoir qui me fait te présenter cette Brochure. J’aurais cru manquer à ce que je me dois, & aux personnes respectables de mon état, si je fusse resté muet aux imputations fausses de Jean-Jacques Rousseau. Révolté de son audace, mon ame s’est éveillée pour repousser l’imposture ; je n’ai répondu qu’à une partie de ses raisonnemens paralogiques. Si je l’eusse suivi pied à pied, c’eût été m’engager dans des longueurs inutiles. Je n’ai travaillé que sur le {p. IV}plan qui regarde les Spectacles, une partie de sa Brochure étant coupée de dissertations étrangères à son sujet & nullement faites pour le mien. Détracteur implacable, il voudrait diffamer le Théâtre, asile de la vérité opprimée, temple où la sagesse antique paraît dans toute sa splendeur. Noms immortels que la postérité révère, que les Corneille, les Racine, les Voltaire ont fait revivre sur la Scène, animez mon ame échauffée d’un zèle respectueux pour vos vertus ? secondez mes efforts pour repousser cet infâme Zoïle. Enfans chéris des neuf Sœurs, il est encore sur la terre un Pithon éclos de la fange ; sage moteur de tant de merveilles, dont le séjour impénétrable n’est ouvert qu’aux humains vertueux, lance du haut de l’Olimpe tes carreaux brûlans sur cette tête audacieuse.
Mais en le foudroyant ce serait t’avilir ;Laisse aux Filles d’Enfer le soin de le punir.Qui périt par tes coups périt moins misérable,Ils honorent celui que ta vengeance accable.
{p. V}Il manquait à Jean-Jacques Rousseau pour le compléter, & le rendre tout à fait joli homme, de jouër l’hypocrisie, art dangéreux, inséparable des imposteurs. Pour se rendre le Public favorable, il affecte des sentimens religieux, grossière amorce des lâches, heureusement trop usitée pour faire des dupes. Pour moi la nature, seul organe que je consulte, & que je fais vanité de croire, crie au fond de mon ame que le mépris est le partage de ses pareils. Dussai-je me faire des ennemis de ses partisans, s’il est possible qu’il en ait, n’importe.
« Juste ou faux, mal ou bien, je pense à découvert.… … …La fausseté toujours fut un vice inutileDont la premiere dupe est celle qui s’en sert.1 »
Je le serais sans contredit, si j’avais gardé le silence : j’aime mieux être accusé de trop de zèle, que soupçonné d’ame timide.
{p. VI}On verra dans le cours de cet Ouvrage que l’envie des succès d’autrui n’est pas l’éguillon qui m’a guidé : si ma fortune était moins bornée, la preuve serait aisé à donner : mon bien serait celui des enfans des arts ; au surplus, j’ai pour garands ceux qui me connaissent : souvent avili par des gens méprisables, c’est l’ordinaire, en état de leur faire payer cher leurs infâmes menées, j’en ai dédaigné les moyens, on le sait… un mot m’eut mis à même d’en avoir satisfaction,
Mais me venger est au-dessous de moi.
je laisse ce soin au tems. Presque tous ceux qui m’ont fait du mal, en ont été les victimes. J’en ai gémi : & lorsque j’apprenais leur infortune, le mépris que mon ame avait conservé pour eux, se changeait aussi-tôt en attendrissement.
« Il suffit qu’on soit homme, & qu’on soit malheureux. »
{p. VII}Voilà ma façon de penser ; elle ne sera pas du goût de tout le monde ; on pourra soupçonner trop d’orgueil dans l’aveu que j’en fais, mais je répondrai que je ne la détaille pas pour en être loué : tant d’autres ont pris ce tour, que j’aurais mauvaise grace de m’enservir ; ce n’est point là mon caractère : non, Messieurs, & vous pouvez m’en croire. Une Dame respectable, dont l’amitié m’honore, me fit voir la Brochure du Genevois ; elle parut desirer que quelqu’un répondît à tant d’impertinences ; je m’offris, & dans l’instant je m’armai de la plume ; heureux si ma prompte obéissance m’obtient à jamais son estime.
J.J.L.B. CITOYEN DE MARSEILLE, A SON AMI,
Sur l’atrocité
des Paradoxes du Contemptible J.J. Rousseau. §
Je viens de lire, mon cher ami, une Brochure intitulée « Jean-Jacques Rousseau, Citoyen de Genève, à Monsieur d’Alembert, de l’Académie française &c. &c. sur son article Genève, dans le septième Volume de l’Encyclopédie, & particulièrement sur le projet d’établir un Théâtre de Comédie en cette Ville. »
J’aurais sans doute été révolté, si cet écrit calomnieux fût sorti d’une plume telle {p. 2}qu’est celle de notre Homère moderne.2 mais l’auteur est si méprisable, tant par la façon de penser, que par les mœurs qu’il affecte, que je n’en ai fait que rire : en effet, peut-on s’offenser d’un écrit rempli de fiel & de passion ? au contraire, il fait le panégyrique du sujet qu’il a cru dégrader : s’il en eût fait l’éloge, le corps des honnêtes gens qui composent le Spectacle, auroit dû s’en offenser ; c’est la manière de préconiser de Jean-Jacques Rousseau. Aussi voilà le motif qui m’a fait prendre la plume pour en avertir mes Camarades qui pourraient prendre le change, & le traiter à la premiere vue comme il le mériterait.
Le mépris dans cette circonstance est le parti le plus sage. Qu’attendre d’un fanatique singulier qui se plaît à hipercritiquer l’Univers entier, & qui souvent pousse l’extravagance au point de ne pas être de son avis ? pour moi, je l’ai toujours regardé comme un dogue à l’attache, insultant aux passans, qui, d’un œil de pitié, regardent les vains efforts qu’il fait pour rompre sa {p. 3}chaîne. Plus je cherche à pénétrer les raisons qui l’ont fait écrire, moins je puis les trouver. Je ne lui découvre d’autre but que celui de se singulariser, comme chacune de ses actions le prouve : en un mot, plus j’examine le nombre des travers qui le distinguent des autres hommes, plus je vois qu’il était inutile qu’il grossît son catalogue par ce dernier, la liste étant assez considérable pour lui procurer sans rappel le titre d’original qu’il s’est acquis depuis si longtemps. Ce n’est point l’envie qui me met la plume à la main ; c’est elle qui inspire Jean-Jacques Rousseau & ses pareils ; c’est elle qui lui fait employer les armes des sophismes les plus dangéreux, & les paradoxes les plus extravagans, pour combattre les opinions reçues, & faire approuver celles que l’on est convenu de rejetter. Serpens odieux, ils dévorent le suc des fleurs pour composer les poisons les plus subtils. Pour moi la Vérité, cette chaste Fille du Ciel, siège dans mon sein ; elle fait mes délices, & je sens une joie {p. 4}voluptueuse à suivre ses douces impressions.
Le motif qui me fait écrire, doit, je crois, m’attirer les suffrages de ceux qui ne me connaissent pas. Il leur prouve la pureté de mon ame, & la droiture de mes sentimens … mais cher ami, que dis-je ? il est un garant plus flatteur, & dont mon cœur fait gloire de s’enorgueillir … tu m’estimes … qu’ai-je à souhaiter de plus … ton amitié fera ma renommée.
J’entre en matière, & ne te citerai qu’une partie des impertinences dont la Brochure du Génevois abonde.
« Il est vrai, (dit-il, page 75.) que nos Auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des Pièces plus épurées : mais aussi qu’arrive-t-il ? qu’elles n’ont plus de vrai comique, & ne produisent aucun effet ; elles instruisent beaucoup, si l’on veut, mais elles ennuient encore davantage : autant aller au sermon. »
N’admire-tu pas cette pointe élégante, fine, inespérée ? que d’esprit ! ce paradoxe {p. 5}est assommant, je lui fais grace encore dans l’épithète ; paralogisme est le terme sans contredit, la preuve en est aisée. Il est physiquement vrai que le bon ne porte l’ennui que dans le sein des sots. L’homme d’esprit en fait sa nourriture la plus chère. Les vertus sont faites pour les vertueux. L’automate vit d’une mauvaise plaisanterie, obscène ainsi que le vicieux & l’applaudit ; le spectateur éclairé en gémit, & hausse les épaules d’indignation, il n’est affecté que des sentimens vertueux. Aurais-tu jamais cru que, parce que nos Pièces sont sans comique, mais parfaitement épurées, elles doivent ennuyer, & qu’il vaut autant aller au Sermon : solution pieuse ! elle est digne de sortir de la bouche d’un Sectateur de Spinosa.
J’aurai l’avantage de lui répondre à cet égard que nos Auteurs modernes,3 {p. 6}guidés par de meilleures intentions, ne suivent en cela que le but des Instituteurs des Spectacles : si la licence en a exilé la pureté, c’est le sort des meilleures choses : mille exemples le prouvent. Je ne puis lui citer qu’Horace pour le confondre, que nos auteurs doivent avoir toujours devant les yeux : « que dans les actes (dit ce grand homme, Art Poétique,) le cœur joue le rolle d’un Acteur, & fasse les fonctions d’un seul personnage, & que dans les intermèdes il ne chante rien qui ne convienne au sujet, & qui ne lui soit naturellement lié ; qu’il protège toujours les gens de bien ; qu’il soûtienne les intérêts de ses amis ; qu’il tâche d’appaiser ceux qui sont irrités ; qu’il aime ceux qui ont en horreur le crime ; qu’il vante les mets d’une table où règne la sobriété ; qu’il loue la justice si salutaire aux hommes ; qu’il chante {p. 7}la tranquillité & la sûreté qui accompagnent toujours la paix ; qu’il garde inviolablement les secrets qu’on lui a confiés, & qu’il prie les Dieux que la fortune abandonne les méchans, & revienne remplir les desirs des justes. »
Cet avis salutaire doit servir de guide à tout Poète ; il prouve en même tems que la Comédie fut instituée pour faire aimer les Vertus.
Si nos Auteurs suivent & remplissent cet objet, le Théâtre sera comme dans sa naissance, l’asile des plaisirs purs, faits pour le galant homme, instruit & récréé.
« La flûte (poursuit Horace), dont on se servait anciennement dans nos Chœurs, n’était ni ornée de léton comme celle d’aujourd’hui, ni rivale de la trompette ; elle était petite & simple, & avait peu de trous. En cet état, elle pouvait facilement accompagner les Chœurs de nos Tragédies, & elle avait assez de son pour remplir, sans peine, un Théâtre qui n’était pas trop {p. 8}grand, & où on n’allait pas en foule ; car le peuple était encore alors peu nombreux, sage, pieux, & plein de pudeur. Mais sitôt que ce même peuple commença à s’agrandir par ses victoires qu’il se vit obligé d’étendre l’enceinte de ses murs, & qu’il se donna impunément la liberté de passer les jours de fête à boire & à se divertir, la licence s’empara des Vers & de la Musique ; car que pouvait-on attendre d’un Villageois ignorant qui n’avoit plus rien à faire, & qui se trouvait mêlé avec le citoyen ? & que pouvaient la brutalité & la grossièreté que corrompre l’honnêteté & la politesse ? c’est ainsi que le Joueur de flûte ajoûta les mouvemens & la lascivité à son Art, qui était auparavant chaste & sévère. »
Le Théâtre, dans sa naissance, n’était donc point souillé par des chansons lascives, ni par des vers licencieux, puisqu’il servait de délassement aux personnes sages, pieuses, & pleines de pudeur : le nombre {p. 9}des victoires fut la cause de sa corruption.
« Le même Poète (dit Horace) vit bien qu’il falloit retenir par quelque charme extraordinaire & par quelque agréable nouveauté, un Spectateur qui venait d’offrir des sacrifices, qui avait bu, & qui était en état de se porter aux excès les plus condamnables. »
Le déréglement du peuple au jour des fêtes, fut la première cause. L’envie de mériter les applaudissemens d’une foule de débauchés, l’emporta sur la vertu, & l’a banni des Pièces. Le Poète prit cette route dangéreuse pour accroître sa faveur, & cette complaisance criminelle jetta la Comédie dans l’avilissement. Mais son institution est toujours pure. Pourquoi persiffler nos Auteurs modernes qui cherchent à la rendre ainsi qu’à sa première aurore, chaste & sévère ? si leurs Pièces instruisent, elles remplissent le vrai but : elles sont bonnes, mais elles ennuient davantage, (raisonnement qui m’échigne) autant aller au Sermon : mauvaise épigramme, mal adroitement {p. 10}lancée contre nos Prédicateurs.
J’aime ce qu’il dit d’un valet sur la scène, qui cherche adroitement à duper le père de son maître pour lui arracher de l’argent.
« Qui de nous (p. 74) ne s’intéresse pas à ce filou, & ne serait fâché s’il venait à manquer son coup ? qui de nous ne devient pas pour un moment filou en s’intéressant pour lui ? car (poursuit-il) s’intéresser pour quelqu’un, qu’est-ce autre chose que se mettre à sa place ? »
Tu ne te serais pas attendu à ce subterfuge : tu n’aurais jamais cru que s’intéresser à un malheureux qui va recevoir le salaire dû à ses crimes sur un échaffaut, se délivre de ses gardes, perce la foule, & trouve le moyen, par une fuite précipitée, de tromper ceux qui le poursuivent, soit se mettre à sa place, quand même j’aurais servi à lui faire un passage à travers la populace ; ce sentiment est chez tous les hommes pensans, hors chez des barbares, comme Jean-Jacques Rousseau ; être l’instrument innocent de son évasion, n’est {p. 11}point s’associer à ses forfaits ; l’humanité en est garant, quoiqu’ennemie des voleurs & des assassins. « Un peuple (dit-il) voluptueux veut de la musique & des danses ; » il veut parler des Français ; son Devin de Village est la preuve qu’il connaît l’esprit & le goût de la nation ; il a donc contribué lui-même à corrompre nos mœurs. Combien ne doit-il pas sentir de remords, s’il était fait pour les connaître ?
Les Spectacles ont-ils corrompu nos mœurs ? La bravoure & l’amour de la gloire ne sont-elles pas les premières vertus des Sujets de Louis ? N’est-ce pas chez nous que, de tems immémorial, fleurissent les beaux Arts dont la France est la patrie ? N’a-t-on pas depuis peu attaché des prix, des récompenses aux Pièces de Théâtre pour encourager ? Si les Spectacles n’étaient pas utiles, qui le saurait mieux que nous autres, idolâtres comme nous sommes du vrai beau ? Si la Comédie eut été de tout tems épurée, comme elle l’est depuis Louis le Grand, {p. 12}de glorieuse mémoire, cet Art eût été, sans doute, le premier. N’est-il pas les délices des Grands de notre siècle, & des personnes d’esprit ? Et que m’importe à moi qu’une vile canaille, qui n’a pour vertu que d’absurdes préjugés, dédaigne un Art dont elle ne peut connaître les beautés : un Roquet qui m’aboie, est-il fait pour fixer mon attention ? Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il ait bien voulu jadis travailler pour un Théâtre plus récréatif qu’utile,4 & de le voir aujourd’hui par esprit de contradiction fulminer en Aristarque inspiré contre le plus instructif, absolument nécessaire pour entretenir les bonnes mœurs, & délasser de ses travaux un Spectateur laborieux. Il continue ainsi : « Un peuple badin veut de la plaisanterie & du ridicule (trahit sua quemque voluptas) il faut pour leur plaire des Spectacles qui favorisent leur penchant, au lieu qu’il en faudrait qui les modérassent. »
Notre homme se combat de ses propres {p. 13}armes. Les Spectacles sont donc utiles. Nos Auteurs ne sont donc pas reprochables de ne nous donner que des Pièces dépourvues de comique, mais parfaitement épurées, seul moyen de réprimer le penchant d’un peuple badin, plus amateur d’un Spectacle qui favorise son humeur folâtre, qu’une Pièce pleine de morale, où par des traits frappans, l’Auteur découvre ses ridicules, & le force à s’en corriger. Le Théâtre est donc l’école de la Vertu ? que veut-il donc ? … contrarier, & n’être de l’avis de personne.
« Le Théâtre dirigé (pag. 26) comme il peut & doit l’être, rend la Vertu aimable, & le vice odieux. Quoi donc ? avant qu’il y eut des Comédiens, n’aimait-on pas les gens de bien ? ne haïssait on point les méchans ? & ces sentimens sont-ils plus faibles dans les lieux dépourvus de Spectacles ? le Théâtre rend la Vertu aimable … il opère un grand prodige de faire ce que la nature & la raison font avant lui. »
{p. 14}Les Sermons ne sont-ils pas faits pour inspirer l’amour de la Vertu & la haine du vice ? Avant que l’on fit des Sermons, ne haïssait-on pas les méchans, & n’accueillait-on pas les vertueux ? Avait-on besoin de Prédicateur ? Ce sentiment n’était-il pas dans le cœur de tout galant homme ? Je ne dirai pas, comme notre Allobroge, qu’un Prédicateur opère un grand prodige de faire ce que la raison & la nature ont fait avant lui. La différence que je fais du Prédicateur au Comédien, c’est qu’il n’est que récitateur des vices & des vertus, & que le dernier rend l’un & l’autre en action. Le premier meut seul la machine à la vérité, mais l’infidèle Joram, l’impie Ochozias, ne servent-ils pas d’ombre au sage Abraham, au pieux Joad ? &c. &c.
Polyeucte ne vaut-il pas tous les Sermons du monde ? l’invocation de Samson à l’Eternel, ses regrets sur sa faute,5 {p. 15}ne sont-ils pas des chefs-d’œuvre de piété ? les Machabées, Absalon,6 Athalie, Esther, &c.… la mort de Gusman dans Alzire, n’arrache-t-elle pas des larmes sincères ? qui peut, sans être attendri, voir le second Acte de Zaïre ! ce n’est point, comme Jean-Jacques Rousseau le dit (p. 30) une émotion passagère.
Si réellement nous aimons la Vertu, une morale aussi frappante restera gravée éternellement dans notre mémoire ; mais tout vicieux obstiné à l’être toujours, n’a que faire de venir au Spectacle : il n’en sera jamais satisfait, parce qu’il ne voudra pas l’être. La certitude des supplices n’épouvante point les brigands & les meurtriers. Ils semblent au contraire servir {p. 16}d’éguillon à leurs infâmes desseins ; leur zèle en redouble ; on les voit courir à de nouveaux crimes avec plus de célérité.
« La Comédie n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. »
Je serais curieux de savoir si les Sermons en ont fait faire beaucoup ; c’est ce dont (sans donner dans le Scepticisme) on me permettra de douter très-fort. Mais enfin, en présupposant qu’il soit possible que la chose soit réelle, la présomption & l’orgueil d’être cité comme exemple, est l’attrait séduisant qui l’a produit.
Combien d’aumônes faites par ostentation ? combien de Prélats n’ont-ils pas abusé des largesses des Fidèles.
La différence de nous à cet égard, c’est que pour l’ordinaire un Prédicateur prêche l’aumône, excite l’Assemblée à soulager les malheureux ; mais il se garderait bien de se priver du superflu pour rendre leur misère plus supportable ; non, souvent il se met du nombre des pauvres, & les frustre de la moitié des charités dont il est {p. 17}l’Administrateur. Une conduite pareille n’annonce pas une conscience bien épurée, mais à cela près qu’importe.
« On peut avec le Ciel prendre un arrangement,Et ces Messieurs ont l’art de lever les scrupules. »
Ce qu’il y a de bien constant, c’est que s’il soulage ces malheureux, c’est de la sueur des autres, mais le Comédien les nourrit de la sienne ; qui des deux est plus méritoire ? Je n’ai que faire de citer des exemples : tout le monde sait que l’Opéra, année commune, donne 55000 liv. aux Pauvres ; il en est de même des autres Spectacles. L’humanité chez nous est la première Vertu.7
« Le Tyran de Phère pleuroit sur les malheurs d’Andromaque & de Priam, & se cachoit de peur qu’on ne vit ses {p. 18}larmes, tandis qu’il écoutait sans émotion les cris de tant d’infortunés qu’on égorgeait par ses ordres. »
Mauvaise preuve : je connais des gens de toutes sortes de religions, qui sont sans cesse aux pieds des Sanctuaires, ou dans des Temples, être les complices des crimes les plus atroces :8 est-ce la faute de la religion ? Ces exemples sont visibles, ils vous inspirent la vénération, le respect ; {p. 19}Ils vous attendrissent, les larmes même viennent à leur secours : ce n’est pourtant que grimaces. Plus d’un Citoyen est la dupe de leur hypocrisie. Le moyen de ne pas croire les élans de ces hommes sincères, l’abondance les couvre de ses aîles.
Je l’admire dans la critique qu’il fait du Misantrope, chef-d’œuvre de Molière, (c’est une justice que je suis obligé de lui rendre) personne ne le peut mieux que lui ; il puise dans son sein les raisons qu’il avance pour convaincre.
« Tout véritable Misantrope (dit-il) est un monstre, s’il pouvait exister, il ne ferait pas rire, il ne ferait qu’horreur. »
C’est une vérité incontestable, je le crois aisément, Molière s’est trompé, mais je ne prends point le change, c’est de lui qu’il parle, il est ce monstre « des Spectacles & des mœurs (dit notre Critique forcené) voilà qui formerait un Spectacle à voir, d’autant plus que ce serait la première fois. »
{p. 20}Persifflage pitoyable & digne de l’Auteur, comme s’il n’était pas des Comédiens honnêtes gens : lui-même avoue avoir été étroitement uni avec un.
Romagnezi, son Epouse, Silvia, ne sont-ils pas des preuves combien le Génevois se trompe ? Sarrazin, la Noue, Riccoboni & tant d’autres dont les noms ne sont ignorés que de lui, prouvent & démasquent tant d’impostures.
Je puis lui citer Agathe Sticotti, Epouse de Labédoyere, connue par ses Vertus & par ses infortunes. Isabelle Andréini, Comédienne célèbre, native de Padoue, la plus belle, la plus spirituelle, la plus vertueuse Femme de son siècle, agrégée à l’Académie des Intentis de Padoue, dont les vers sont estimés. Madame d’Erval dont j’ai fort connu le Mari à notre Cour, aussi honnête homme que sa Femme était sage, & d’une grande beauté, alluma dans le sein d’Auguste, Electeur de Saxe, l’amour le plus ardent, lui à qui nulle Femme n’avait résisté jusqu’alors, échoua auprès de {p. 21}cette Comédienne vertueuse ; cette résistance lui valut l’estime de ce Prince galant qui voulait la combler de biens. Elle mourut sans avoir profité de ses dons, préférant la Vertu à l’aisance achetée aux dépens de la pudeur. Je tiens ce dernier fait de la bouche de vingt personnes, toutes dignes de foi, & des larmes que son Mari donne chaque jour à sa mémoire.
L’antiquité m’offre la fameuse Théodora, Actrice célèbre, Femme de Justinien premier. Elle était Fille d’un Directeur des Spectacles de Constantinople ; Justinien était éperduement amoureux de cette Comédienne & l’épousa. Parvenu à l’Empire, Hypatius, Pompeïus & Probus, Neveux de l’Empereur Anastase, excitèrent contre lui une grande sédition. Il aurait succombé sans les sages conseils de Théodora, & la prudence de Bélizaire & de Mundus ; elle rétablit l’Empire Romain dans sa première splendeur. Mais comme il n’est rien que l’on n’empoisonne, je suis bien aise de citer ce qu’en dit Marc-Mic Bouquet, Auteur {p. 22}de la Cause de la Grandeur des Romains & de leur Décadence, Chapitre 20, p. 250, imp. à Lauzanne 1750. « Justinien avait pris sur le Théâtre une Femme qui s’y était longtemps prostituée ; elle gouverna avec un empire qui n’a point d’exemple dans les Histoires ; & mettant sans cesse dans les affaires les passions & les fantaisies de son sexe, elle corrompit les victoires & les succès les plus heureux. » Je n’ai point vu ce trait dans les Historiens ; Procope en touche quelque chose à la vérité, mais l’Impératrice l’accabla de bienfaits ; on ne doit pas s’étonner s’il en dit du mal9 au surplus tout ce qu’elle fit dans son règne, prouve bien la grandeur de son ame, & le peu de validité des calomnies d’ennemis méprisables que le mérite naturellement fait naître, les loix sévères qui se publièrent contre les {p. 23}Hérétiques, l’ardeur à relever les Temples, & le titre de Protecteur de l’Eglise que l’Empereur prit, ne lui fait qu’honneur. Est-ce pour avoir fait punir de mort des séditieux, salaire des assassins, que l’Impératrice doit être blâmée ? Les Perses vaincus, les Vandales exterminés, l’Afrique reconquise, les Maures défaits, les Goths d’Italie subjugués, l’empire au comble de sa gloire… tant de succès prouvent-ils qu’elle n’écoutait que ses passions & les fantaisies de son sexe ? qu’elle corrompit les victoires, & qu’elle gouvernait avec un empire qui n’a point d’exemple dans l’Histoire ? Mais si Justinien ne suivait que ses vastes conseils qu’une réussite prompte courronnait, pourquoi refuser à sa mémoire le juste éloge que mérite sa cendre ? quel plaisir peut-on trouver à aliéner la réputation & défigurer des faits ? Bon, me répondra un de ces idolâtres de l’imposture, êtes-vous assez simple, assez scrupuleux pour faire un crime à un Historien d’une licence permise par l’éloignement des {p. 24}tems ? Le Héros d’un Roman devient insupportable s’il reste vertueux jusqu’au dénouement ; il faut pour piquer le Lecteur à moitié endormi, lui prêter des vices qu’il n’a jamais eu pour le satisfaire. Un Historien peut aussi suppléer quelquefois, transplanter un événement vieilli par des siècles : voilà le grand art : qui le démentira ? Théodora était sans doute une Princesse illustre : mais que risque un Auteur ennemi secret du Théâtre, en disant (quand même cela ne serait pas) qu’une Femme de Spectacle est une débauchée : voyez le beau sujet de querelle.
« Soupçonner une Actrice, est risquer peu de chose,On peut alors parier cent contre un. »
Ah ! je vous demande pardon, je ne m’attendais pas à ce trait ; je vous suis obligé, me voilà totalement convaincu… la peste !… vous avez raison. A propos du mariage de justinien avec Théodora, je suis bien aise de citer ce qu’en dit M. Antoine Terrasson dans son Histoire de la Jurisprudence Romaine, p. 203.
{p. 25}« L’Empereur Justin abrogea entièrement le chapitre de la loi Papia Poppæa, au sujet des mariages des Sénateurs, & cela parce que Justinien que Justin avait adopté, venait d’épouser Théodora qui avait été Comédienne. Justin abrogea aussi la constitution de Constantin ; & quand Justinien fut parvenu lui-même à l’Empire, il fit une constitution10 pour achever d’anéantir des loix qui n’avaient été abrogées qu’à cause de lui. » Quelque page plus haut, il dit, que Justinien n’épousa Théodora que lorsqu’il fut associé lui-même à l’Empire, & qu’il ne l’épousa que pour ne point violer sa parole donnée. C’est une contradiction insoutenable : Justin n’abrogea donc pas la loi Papia Poppæa [c’est à dire le chapitre au sujet des mariages des Comédiennes] en faveur de son adopté. C’est malignement inventer un motif qui ne fut point la cause de la cassation de ce chapitre, & qui ne tombe pas sous les sens. Tout le monde sait qu’un {p. 26}Souverain ne reçoit de loi que de lui-même, & qu’il se dispense d’anéantir celles qui lui sont contraires, pour se justifier aux yeux de la multitude qui se trouve presque toujours de son avis. Rendons justice à la vérité : soyons sûrs qu’un génie aussi grand, aussi vaste que Justin se fut dispensé d’anéantir le chapitre de la loi Papia Poppæa, au sujet des mariages des Comédiennes, s’il n’en avait connu toute l’extravagance. Car enfin, qu’en serait-il résulté s’il ne l’eut point abrogé ? une foule d’obstacles que Justinien eut éprouvé à son avénement à l’Empire ; je veux tout cela : mais qui se seraient bientôt évanouïs d’eux-mêmes. Justin en abrogeant ce chapitre, ne fit que ce qui se fait de nos jours lorsqu’on vient à reconnoître que le préjugé seul fait la solidité d’une loi. Même page il continue ainsi : « Quelque temps après, ce même Empereur11 acheva d’anéantir la loi Papia Poppæa & la constitution de Constantin, par sa Novelle 117, chap. 6, {p. 27}par laquelle il permit aux Citoyens les plus qualifiés de contracter des mariages avec toutes sortes de personnes, pourvu qu’elles fussent libres. C’est ainsi (poursuit l’élégant M. Antoine Terrasson) que Justinien qui mérite quelques louanges par le soin qu’il prit de faire rassembler les anciennes loix, sacrifia à sa passion pour sa femme, un des établissemens des plus sages qui eussent jamais été faits par ses Prédécesseurs. »
Cette constitution me paraît sage, & je ne puis pénétrer les raisons du Traducteur qui la blâme, si ce n’est le plaisir de se trouver du parti vulgaire. Hé quoi ! parce que les Prédécesseurs de Justin & de Justinien avaient noté d’infâmie les Acteurs, quoique le goût d’en avoir leur soit venu des Grecs qui faisaient des leurs les premiers de l’Etat, il fallait absolument que l’un & l’autre (pour conserver leur gloire) adoptassent cette loi, ou plutôt cet atroce préjugé qui n’a existé & n’existe plus que chez le Clergé de France & dans quelques {p. 28}Parlemens de ce Royaume. Je ne puis même y penser sans gémir. O ma chère Patrie ! pouvez-vous donner dans une erreur aussi grossière, & faire vos délices du Théâtre ? Ne rougissez-vous pas d’entendre dire d’un pôle à l’autre que la France est l’asile des Arts, & suivre le sentier d’un absurde préjugé ? Cessons de placer au rang des grands Hommes les Corneille, les Racine, les Molière, les Voltaire, ou diffamons-les, puisqu’ils sont de nos jours l’ornement, l’ame de nos Théâtres. Le receleur est sans contredit plus criminel que le voleur, mais il est moralement sûr que sans le dernier le premier n’aurait jamais existé. Mais enfin parcourons les lieux habités de ce vaste globe, l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, &c. nous ne trouverons pas de trace d’un semblable aveuglement ; en Espagne… en Italie même, Contrée heureuse où siège le Chef visible de l’Eglise, on fait de la Comédie un des ornemens de la Solemnité des jours les plus saints.12
{p. 29}Revenons à J.J. Rousseau : quant au mélange « de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil & d’indigne avilissement qui rend le Comédien propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’Homme qu’il abandonne. »
Je ne vois pas là dedans ce qu’il y a de servile & de bas que pour Jean-Jacques, Homme fait pour tout avilir. Rendre les vices odieux, n’est pas dégrader l’humanité, si le Comédien est honnête Homme. Dois-je mépriser l’Evangile parce qu’un scélérat prêche les Vertus, & qu’il pratique le vice qu’il vient de vespériser ? non sans doute, je profiterai de sa morale & mépriserai ses mœurs. Qu’a donc l’Homme de Chair de plus que le Comédien ? quelle différence, direz-vous ! il n’en est point que celle que vous lui prêterez. La Comédie est un Sermon vivant, & remue bien différemment l’Auditeur.
Les Conférences ne sont-elles pas des dialogues comme nos Pièces ? Que l’on multiplie le nombre des Orateurs, il n’y {p. 30}aura plus de différence. N’ai-je pas entendu éclater l’Auditoire ? n’ai-je pas ri moi-même des réponses flegmatiques du Contradicteur, de ses saillies naïves ? « Un Acteur (dit J.J.) à force de représenter des filoux, des valets industrieux, ne prendra-t-il pas un jour la bourse d’un fils prodigue ? »
Il nous fait assurément beaucoup d’honneur, c’est-à-dire à Messieurs les Comiques dont il parle. Selon lui, pratiquer le vice en apparence pour deux heures, doit tourner en habitude, & fera sans contredit de Messieurs les Valets des filoux publics, & payer pour apprendre le métier au dépens même des volées, quel pitoyable raisonnement ! peut-on l’entendre sans hausser les épaules de pitié ? mais en revanche il doit en résulter que les premiers Acteurs qui ne représenteront que de grands vices ou de grandes Vertus, seront dans le même cas, ce qui conclut sans problême, que s’ils ne jouent que des Dissipateur, des Glorieux, des Ambitieux, des Polieucte, {p. 31}des Samson, des Enfant prodigue, à force de les représenter ils en prendront les Vertus. De même que ceux qui rempliront les rôles vicieux tels qu’Atrée, Oreste, Polifonte, Mahomet, Œdipe, (qui l’est sans le savoir) Catilina & tels autres, seront réputés infâmes à force de représenter ceux qui le sont. Mais je m’imagine qu’il en résulterait souvent que le premier serait un misérable, & le second au contraire un homme très-estimable, auquel cas notre Caustique se trompe furieusement. Mais il faut bien lui passer quelque chose : le bon homme végete tout au plus. Ces petits Auteurs Montagnards sont sujets aux vertiges : notre Génevois est dans le cas.
Le Contradicteur dans nos Conférences sera donc un scélérat, puisqu’il tourne en ridicule la Religion même. S’il prend la place de l’homme méprisable, menteur, irréligieux, c’est pour faire appercevoir tout le hideux du personnage qu’il feint de représenter. L’homme a besoin d’exemples {p. 32}frappans. Un Sermon fait plus d’effet sur l’Auditoire que si l’Auditoire le lisait. Le Comédien n’est pas plus vertueux que les autres Hommes & n’est pas plus corrompu. Les vices attachés à l’humanité sont de chaque état. Honnête Homme, il est estimable pétri de talens ; sans conduite, il doit être odieux.13
{p. 33}« L’Orateur, le Prédicateur paient : pourra-t-on me dire de leurs personnes ainsi que le Comédien (la différence est grande, dit-il) l’Orateur se montre, c’est pour parler, & non se donner en spectacle comme lui la risée de l’Assemblée. » L’Eloquence est un Art divin ; le Théâtre {p. 34}est son Temple. C’est là que le Prédicateur, l’Avocat viennent y chercher l’aisance & les principes contre la monotonie insupportable des Collèges. Il est des loges grillées dans presque tous les Spectacles pour le premier, l’Avocat s’y place où il lui plaît. En un mot, nos Prédicateurs, nos Avocats les plus célèbres, ne rougissent point de convenir que c’est à cette école qu’ils doivent leurs perfections. Ciceron avoue que c’est à Claudius Esope (Acteur célèbre des Romains) qu’il est redevable de l’Art de la déclamation qu’il possédait au premier degré : aussi le consultait-il sans cesse. Son amitié pour lui & pour Roscius, (dont il fait souvent l’éloge sur sa probité, ses talens14) est une preuve sûre de la {p. 35}supériorité du Comédien sur l’Orateur & l’Homme de Chaire, puisque c’est à l’Acteur qu’ils sont redevables l’un & l’autre des règles de l’Eloquence. Tout consiste donc dans le préjugé ; aveugle qui l’adopte. Souvent le Prédicateur m’a fait pitié ; & s’il était d’usage, nous les verrions plus sifflés qu’applaudis. Il en résulterait un grand bien, c’est qu’ils seraient meilleurs. S’il ne devait pas payer de sa personne, on ne s’en appercevrait pas, il ne ferait pas cet effet.
Le Bareau, la Chaire & le Théâtre sont exposés à ces disgraces, hors qu’il est permis d’éclater au Théâtre ; mais tous trois ils sont sujets à feindre, & souvent ils affectent d’être attendris d’une chose qui les fait rire au sortir de l’avoir débitée ; contraire en cela à Horace, qui dit, pleurez, si vous voulez que je pleure ; ce qui conclut qu’il faut sentir pour exprimer. Aussi qu’arrive-t-il ? c’est qu’à l’issue des Temples on critique le Prédicateur qui, sans le respect que les assistans ont pour le lieu, l’entendrait {p. 36}de ses propres oreilles ; l’Orateur est interrompu par les éclats de rire, l’Acteur est sifflé parce qu’on veut tout en lui, & qu’il doit tout avoir. Il faut des supplices pour contenir les scélérats, il faut des tyrans sur la scène pour les faire haïr. Celui qui les représente n’est pas plus avili que celui qui les cite.
« Mais, poursuit-il, un Comédien, en jouant un scélérat, déploie tout son talent pour faire valoir de criminelles maximes dont lui-même est pénétré d’horreur. p. 146.15 »
Mais le Prédicateur en mettant devant les yeux de l’Auditoire les crimes affreux {p. 37}de nos pères, ne rougira-t-il pas de citer Sodome & Gomorrhe ; les infâmes débauches des Enfans d’Israël ; celle du Roi Prophète & de son Fils ? toutes ces citations pour faire haïr le crime ne dégradent-elles pas l’humanité ? Quoi ! pour nous faire aimer la Vertu, nous citer des crimes abominables, souvent ignorés d’une partie de l’Auditoire, qui cherche la signification de ces noms infâmes, tombe le plus souvent dans l’impureté autorisée par l’exemple de ces criminels illustres qui furent de ces crimes les premiers auteurs.
A l’égard de l’Orateur, l’Eloquence d’un Avocat célèbre, a souvent fait absoudre le riche coupable au préjudice de l’innocent né dans le sein d’une fortune médiocre.16 Combien d’hommes victimes de cet Art dangéreux mais nécessaire, ont cimenté de leur sang, ou par la perte totale {p. 38}de leur bien, la réputation éclatante de ces Elèves de Patru.
Est-il possible qu’un galant Homme emploie ses talens à pallier ou faire triompher le crime : plus il a de témérité, plus je le trouve bas & coupable d’embrasser (aux yeux même de la Justice) la défence d’un scélérat qui n’est représenté sur la scène que pour en faire voir toute l’infâmie : voilà en quoi triomphe la Comédie. On y voit les tyrans dévorés de remords ou punis par les supplices, l’infâme Athalie égorgée aux portes du Temple de l’Eternel, Oreste déchiré de remords d’avoir crû Hermione qui s’immole de désespoir, le sanguinaire Hérode en horreur, Gustave triomphant du perfide Christierne, Polifonte poignardé par le Successeur légitime de Cresfonte, l’Enfant prodigue dévoré de remords, revenu au sein de sa famille implorant les bontés de son père, l’avarice, l’hypocrisie, l’envie, la médisance, l’orgueil sont les tableaux que la Comédie expose sur la scène.
{p. 39}Voyez Polieucte & Néarque, leur mort fait bénir par la pieuse Assemblée les coups qui les conduisent à la béatitude éternelle, récompense des Martyrs. Pauline couverte du sang de son Epoux abandonne les faux Dieux ; Félix frappé d’un rayon de lumière, sent entrer dans son ame le pouvoir des Vertus chrétiennes. Le Spectateur sent une sainte joie à ce dénouement qui succède aux larmes que les Martyrs lui ont arrachées ; il sort pénétré ; il l’oublie le lendemain, le moment même : est-ce la faute de l’Acteur si le vice se renouvelle sans cesse dans le cœur des humains ? Aux approches d’une quinzaine de pénitence, vous voyez tout le monde se préparer à des devoirs pieux, le temps des pénitences expire, les habitudes vicieuses prennent la place de la quinzaine d’hypocrisie : les Pasteurs doivent-ils en être responsables ?
« P. 147, si l’on ne voit en tout ceci qu’une profession peu honnête, on doit voir encore une source de mauvaises mœurs dans le désordre des Actrices {p. 40}qui force & entraîne celui des Acteurs. »
Je le dis encore, la Comédie était méprisable17 dans le sein de la maîtresse du monde, corrompue par les Farceurs ou Histrions ; ce qui la fit noter d’infâmie.
Ces Mimes18 n’étaient que de vils esclaves, {p. 41}& les Actrices d’infâmes prostituées, &c. Mais il n’en résulte pas que le {p. 42}Spectacle soit méprisable, & en horreur aux honnêtes gens : la bonne Comédie n’étant point vicieuse, mais une partie de ceux qui la composent ; j’en donnerai plus avant la preuve.
Romulus ne fonda un grand Peuple qu’ayant rassemblé un tas de brigans) tel est le sort des Colonies) ; de ces tiges viles sont sortis des modèles de Vertu qui font encore l’admiration de notre siècle. Leurs Successeurs doivent-ils être méprisables {p. 43}parce que leurs pères l’étaient ? La Grèce, je l’ai déjà dit, faisait plus de cas des Acteurs & des Poètes de Théâtre ; ils possédaient des charges honorables, récompense des Hommes de mérite. Personne n’ignore l’estime des Grecs pour Euripide, Auteur célèbre de l’Isle de Salamine. Les Athéniens défaits en Sicile rachetèrent leur vie en récitant les Vers tragiques de ce grand Homme, tant leurs vainqueurs avaient d’estime & de vénération pour les Pièces de cet excellent Poète.19
{p. 44}Machiavel, fameux Ecrivain en matière de politique, au seiziéme siècle composa une Comédie sur le modèle des Pièces grecques ; elle fut si bien reçue que le Pape Léon X la fit représenter à Rome, & honora la Pièce de sa présence ainsi qu’à Sophonisbe, Tragédie de Jean-George Trissiano. L’Histoire fournit des traits moins reculés de la bienveillance des Grands pour les Poètes & les Acteurs.
« A mesure que les Hommes se polissaient, 20 les Arts venaient en vénération. L’Empereur Mathias annoblit Piétro {p. 45}Maria Cocchini, Homme d’esprit & de Lettre, qui jouait les rolles d’Arlequin. Nicolo Barberi Detto Beltrama fut protégé par LOUIS XIII, & Giona Baptista Andreïni, qui jouait les rolles d’Amoureux, fut honoré ainsi que le premier de sa bienveillance.
« S. Charles Borromée,21 Cardinal & Archevêque de Milan signait les canevas des Comédiens, & leur donna le Privilège de cette Ville en 1583 ; il ne désapprouva que les Spectacles immodestes, comme on le voit par le troisiéme Concile qu’il tint à Milan en 1572. »
Floridor, fameux Comédien, né Gentilhomme n’en fut point jugé indigne par la profession dont il était,22 dans la recherche que l’on fit de la fausse noblesse, il fut reçu par le Roi & son Conseil à faire preuve de la vérité de la sienne qui, par droit héréditaire, a passé à sa postérité. La Thorillière le Noir, Capitaine de Cavalerie, &c.23
{p. 46}L’Académie de Musique n’a-t-elle pas le Privilège de conserver la qualité de noble à ceux qui ont l’avantage de l’être.
Dans les premiers temps du Théâtre, les Actrices guidées par le desir de plaire par leur propre talent, n’achetaient point les applaudissemens par la prostitution comme je l’ai vu souvent ; le mérite seul était récompensé ; on vénérait les talens & la conduite, au lieu que dans ce temps où la débauche est au dernier point, une malheureuse renommée par le libertinage & le nombre d’illustres Amans va ravir la palme due à l’Actrice de mérite, décorée de la sagesse. Le dégoût s’empare de son ame, indignée elle abandonne la scène, & la laisse en proie à la débauche émanée d’un public luxurieux.
Que ce même public ait plus de vénération pour un état respectable ; ces Femmes ennemies des vices se feront un devoir d’embellir le Théâtre, & de montrer qu’il faut être vertueux pour faire aimer la Vertu. La débauche exilée des Temples de {p. 47}Thalie & de Melpomène, va faire revivre ces lieux antiques révérés dans le sein de la sagesse24, séjour où la morale la plus saine doit sa naissance : en un mot. Thrône où siégait la Vertu.
« Les deux sexes ont entre eux une liaison si forte & si naturelle, que les mœurs de l’un décident toujours de celles de l’autre. Les Anglaises sont douces & timides, les Anglais sont durs & féroces … … … … … A cela près tout est semblable. »
Un petit Homme & un grand mis en parallele (quoique cela ne soit pas possible) doivent être selon lui, semblables par le contraste même ; quelle impertinence ! puisque le désordre des Actrices entraîne nécessairement celui des Acteurs, & que dans tous les pays les deux sexes ont entre eux une liaison si naturelle que les mœurs de l’un décident de celles de l’autre. Si les Acteurs, dis-je, entraînés par l’exemple {p. 48}fatal des Actrices suivent ce torrent inévitable dont la source est la débauche, pourquoi les Anglais durs & féroces ne prennent-ils pas l’esprit doux & timide de leurs compagnes aimables ? Ce raisonnement est faux incontestablement, ou pour l’un ou pour l’autre, il n’en résulte pas que parce que chez moi les Femmes y sont vives & coquettes, les Hommes ne devraient pas y être mélancoliques & naturellement un peu bourus. « Pour connoître les Hommes, dit-il, il faut étudier les Femmes. »
Système absurde ! Les Femmes ont souvent été les auteurs des forfaits les plus atroces & des actions les plus héroïques. 25 Faut-il en conclure que les Femmes {p. 49}vicieuses ou vertueuses donnent une de ces deux qualités dont elles se trouvent le plus affectées ? Jean-Jacques me permettra de ne pas être de son avis ; l’Histoire m’en fournit une preuve si autentique, que je ne puis me dispenser de la traduire ; c’est le moyen de convaincre les obstinés.
Servius Tullius eut deux filles de Tarquinie, fille de Tarquin l’ancien ; il les maria aux deux petits-fils de ce Prince, {p. 50}Lucius & Aruns, cousins germains de ses filles ; la plus âgée à l’aîné, & la plus jeune au cadet. Ses deux gendres rencontrèrent dans leurs épouses des caractères totalement éloignés de leur naturel & de leur humeur. Lucius qui était l’aîné, homme hardi, fier & cruel, eut une femme d’un esprit doux, raisonnable, pleine de tendresse & de respect pour son père ; Aruns qui était le cadet, beaucoup plus humain & plus traitable que son aîné, trouva dans la jeune Tullie une de ces femmes entreprenantes, audacieuses, & capables des crimes les plus noirs. Elle sçut gagner Lucius par ses paroles flatteuses ; enfin ils déterminèrent entre eux de se défaire l’un de sa femme, l’autre de son mari ; le parricide ne fut différé que de quelques jours après le complot formé. Dès qu’ils eurent exécuté ce double attentat, ils joignirent leurs fortunes & leurs fureurs par un mariage, auquel Servius n’osa s’opposer. Ce fut pour lors que ne voyant plus que la vie de Servius qui fit obstacle à leur ambition, il le {p. 51}firent assassiner dans la rue Cyprienne, nommée depuis Scélérate. Elle accourut au bruit que faisait la populace, & voyant le corps de son père sanglant, que son cocher lui montrait saisi d’horreur, cette vue ne fit que l’irriter, de sorte qu’oubliant non seulement les sentimens de la nature, mais même ceux de l’humanité, elle fit passer son char sur le corps de son père, quoique les chevaux, épouvantés à ce spectacle, en eussent horreur. Après cette inhumanité-elle rentra dans sa maison comme en triomphe.26 Voici une apostille, quoiqu’étrangère à mon sujet, que je ne puis m’empêcher de citer « pag. 158, les femmes sauvages n’ont point de pudeur, car elles vont toute nue … je répons dit (J.J.) que les nôtres en ont encore moins, car elles s’habillent. »
Juges, mon cher, si une proposition aussi erronée ne devrait pas procurer à son Auteur une place aux petites maisons. Il est vrai que les Lacédémoniens n’étaient point {p. 52}affectés des danses des jeunes filles nues quoique cet usage, introduit par Lycurgue, soit blâmé universellement, ainsi que son réglement barbare, d’étouffer les enfans qui venaient au monde, qui ne promettaient pas d’être bien faits & vigoureux. L’habitude chez eux faisait la sureté du sexe, ainsi que chez les Sauvages, mais il n’est pas moins ridicule d’en conclure que nos Femmes ont moins de pudeur parce qu’elles s’habillent. Il serait aussi étrange à ce peuple de se vêtir, qu’à nous de nous priver de nos habits, l’habitude d’aller couvert faisant chez nous partie de la décence ; préjugé soit. Mais s’il pense qu’au fond, l’adroite parure de nos Femmes est plus dangéreuse qu’une nudité absolue dont l’habitude tournerait bientôt les premiers effets en indifférence, & peut-être en dégoût, ce n’est pas la peine de renoncer à nos usages, le mal étant fait ; d’ailleurs j’y prévois mille obstacles qui sans contredit en naîtraient, & qui s’offrent pour peu qu’on refléchisse. Quelle différence, si les Peuples {p. 53}de l’Europe adoptaient cette méthode extravagante qui répugne à tout Etre policé ! Combien de Femmes perdraient, privées de l’usage ; mais combien en est-il qui ne pourraient suffire à l’avidité d’un tas de libertins ? Laissons les choses comme elles sont, ce serait tomber d’un mal dans un pire, tout est bien.
« Page 166, je demande comment un état dont l’unique objet est de se montrer, & qui pis est, de se montrer pour de l’argent, conviendrait à d’honnêtes femmes, & pourrait compâtir en elles avec la modestie & les bonnes mœurs. »
Je lui répondrai qu’il faut que le Public en ait,27 c’est lui qui les corrompt par toutes sortes de voies : ces exemples sont {p. 54}vrais ; une jolie Femme, vertueuse à la Comédie, devient la victime de cent complots criminels ; elle succombe, rien n’est moins étonnant.28
« Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes. »
Les bornes de la décence une fois franchies, il en naît les égaremens les plus infâmes. Dans chaque état ne voit-on pas la même chose ? Les Femmes seraient vertueuses si les Hommes l’étaient. Ce sexe naturellement crédule lorsqu’il aime, se laisse aller à sa passion sur l’espoir de promesses purement chimériques ; combien de filles abusées par une bonne foi composée ! coquinisme infâme que les loix devraient {p. 55}punir rigoureusement, s’il en était d’équitables : en un mot, s’il en est qui n’aient pas succombé aux brillantes promesses de leurs séducteurs, c’est souvent manque de sensibilité, ou qu’on s’y sera pris mal adroitement.
« Les Femmes de nos torts empruntent leurs défauts,Et leurs Vertus sont rarement les nôtres.29 »
Qui déshonore la Comédie ? qui ? c’est un tas de malheureuses & de malheureux plongés dans le vice, protégés par des gens aussi méprisables qu’eux, qui, pour se soustraire à la rigidité des parens qui ne peuvent souffrir leur infâme vie, & voulant la continuer avec plus d’aisance, embrassent un état libre, indépendant, privilège des Arts. Un nom supposé les cèle quelque temps, mais leur conduite dissolue les démasque. Je ne m’y suis jamais trompé, j’ai pris souvent plaisir à les faire connaître, ennemi juré de la canaille, & je le prouve. La Comédie est donc le refuge {p. 56}des infâmes, me dira-t-on ? mais, répondrai-je, les cloîtres, lieux consacrés à la piété & à la sagesse, renferment des abominables. Ce n’est point l’état qui dégrade, c’est la conduite de celui qui le pratique.
Je disais un jour à un de mes amis à la *** qui me rapportait les propos d’un certain fat (Marchand enrichi par l’arrière-change) tenus à lui sur notre étroite amitié. Je lui répondis :
Méprise les propos dont ici l’on te berce,Et ris ainsi que moi d’un stupide pied-plat.Oui, je me fais honneur du métier que j’exerce :Tout Homme vertueux annoblit son état.
Quand verrons-nous les Arts à l’abri de la noire calomnie : je ne puis souffrir, sans être révolté, de voir un tas de sots faire le Procès sans rappel, au talent destructeur des vices ; mais cela ne surprendra plus lorsque je dirai qu’en ce pays, une Femme chez laquelle on trouverait le vase que la décence ne me permet pas de nommer, serait réputée Femme de mauvaise vie. Eut-on jamais cru que la mal-propreté aurait mis le sexe à couvert de la médisance ?
{p. 57}Revenons à l’avilissement des Comédiens qui jouent, & jouent pour de l’argent.30 Tout état embrassé pour l’amour du gain dégrade donc l’honnête Homme ?
{p. 58}Je serais curieux de savoir si lui-même n’a pas tiré de son Imprimeur le salaire de sa Brochure cynique. Depuis le premier rang jusqu’au dernier, tous tirent le fruit de leurs peines. Un Particulier brigue la Magistrature ou tel autre grade, la perd souvent par une avidité trop mercénaire, heureux souvent d’être échappé à la fureur d’une populace effrénée. Le Marchand, pour doubler son gain, prodigue des éloges à son Acheteur idiot, imbécile : il ne le ferait pas sans l’espoir de vendre sa marchandise. L’Officier expose sa vie à prix d’argent : serait de même que les Gladiateurs de l’antiquité, sans le frivole préjugé qui fait ruiner le Gentilhomme pour sa Patrie, par l’espoir flatteur d’un grade {p. 59}éminent qui le dédommage (lorsqu’il a le bonheur de l’obtenir) de l’héritage de ses ayeux. Un noble Campagnard, pour obtenir le gain d’un procès dont la perte le mettrait dans le sein de la misère, ne trouve point d’autre expédient pour s’en assurer le succès, que de conseiller adroitement à sa chaste moitié de céder aux luxurieux desirs d’un Rapporteur. Plus d’un Macron31 moderne, s’attacha un Galigula par les charmes de son Epouse. Je vois cet usage assez généralement suivi ; ô temps ! ô mœurs ! Enfin les vertus & les vices s’achètent au poids de l’or ; ce métal fait tout entreprendre, rend tout facile ; l’illustre Successeur de la triple couronne se laisse éblouir par des offres cupides ; les entrailles dorées du Potosi, prodigalement offertes, dissipent les difficultés innombrables qu’il avoit fait d’abord. Il permet le divorce, faveur que ne peut obtenir l’indigencieux ; il se laisserait écraser de la foudre du Monarque, qui se présenterait sans ce métal, par excès {p. 60}de zèle, mais l’or anéantit les scrupules, & lui fait bien vîte obtenir le consentement de celui dont il se dit le Vicaire.
Les Sacrificateurs subalternes & journaliers, moyennant dix sols, s’obligent à me rendre favorable tel ou tel Saint ; que je double le salaire, j’aurai dans ma manche tous les Saints des deux sexes, passés, connus, inconnus.
L’Hérésiarque Augustin,32 indigné ainsi que son Général33 de l’affront fait à {p. 61}son ordre, qui les privait de commission de recueillir les aumônes des indulgences jubiliaires, entraîna le Duché de Saxe, le Royaume de Suède, celui de Dannemark dans le parti de Jean Hus34 dont il avait adopté les maximes. Avide de grossir sa fortune & son pouvoir (de concert avec Mélacton, Bucer & ses autres Disciples) il permit à Philippe Langrave de Hesse,
« Faible d’esprit & robuste de foi. »
de répudier sa première Epouse (répudiation concertée avec elle, car il la garda) {p. 62}& de convoler dans les bras de Marguerite de Saal, Fille d’un Gentilhomme Saxon. C’est ainsi que le Luthéranisme se signala en permettant la poligamie.
Le monde est un Théâtre, chaque personne y joue son rolle, & se trouve plus ou moins payé selon l’importance du personnage qu’il représente, mais qu’il ne ferait pas, s’il n’y avait point de salaire attaché.
Jouer la Comédie c’est s’avilir, & la jouer encore pour de l’argent.35 J’ai vu à la Cour du Roi de Pologne. Duc de Lorraine {p. 63}& de Bar, (à qui j’ai eu l’honneur d’appartenir l’espace de quatorze ans) j’ai vu, dis-je, une partie des personnes qui ornent ce séjour de la piété, représenter la Comédie.
L’illustre éleve36 du Chantre de la ligue nous a fait exécuter plusieurs Opéras avec le Vicomte de Rouen, Madame la Marquise de Boufflers, la Marquise de Bassompierre sa sœur, le Baron de Lucé, le Marquis d’Amenzaga, le Prince de Chimes ; Mr de Mareuil37 jouait la Comédie. Je citerais toute la France, les pays étrangers même. Louis le Grand n’a pas dédaigné d’orner le Théâtre en exécutant l’entrée triomphante de Thésée dans l’Opéra de ce nom. Les Collèges, une fois l’année, donnent des pièces. Si la Comédie était en {p. 64}elle-même méprisable, tant de gens n’en feraient pas leurs délices, & comme j’ai dit plus haut, on ne mettrait pas des récompenses pour encourager les Auteurs de notre Théâtre ; & ailleurs on n’en ferait pas l’ornement de la Solemnité des jours les plus saints. Quel a donc été le dessein du Génevois de contrarier ? Il n’a percé, on le sait, qu’à la faveur de sa singularité bourue. L’incendiaire du Temple d’Ephèse 38 eut été ignoré sans l’embrasement de cette septiéme merveille.
« Supposons, dit l’élégant Jean-Jacques en parlant des Actrices, p. 168,
Qu’il en soit jusqu’à trois que l’on pourroit nommer
je veux bien croire là dessus ce que je n’ai jamais vu, ni oui dire. Appellerons-nous un métier honnête, celui qui fait d’une honnête femme un prodige, & qui nous porte à mépriser celles qui l’exercent, à moins de compter sur un miracle continuel. » On doit par ce raisonnement {p. 65}conclure que tout Homme que le sort a fait naître en Normandie, est un Homme fourbe & de mauvaise foi, hors de compter sur des miracles perpétuels qui ne détruiraient pas encore le préjugé d’un tas de sots : cette mauvaise plaisanterie ferait donc le procès aux habitans des treize cantons ? Un Homme plongé dans la réverie par inadvertance, est surpris par quelqu’un qui le fait appercevoir de son absence, & lui demande à quoi il rêvait, répond le plus souvent [à rien.] L’Interrogateur lui riposte galamment : « il n’est pas possible, Monsieur, que vous rêviez à la Suisse. »
Il en résulterait donc que le corps entier de la nation serait un corps d’Automates ; c’est ce dont je ne conviens pas : j’en ai la preuve,39 l’esprit est de tous les pays.
{p. 66}Ainsi selon le faux préjugé de Jean-Jacques, un Suisse Homme d’esprit est un prodige. {p. 67}Un Normand & un Procureur (synonime adopté par le vulgaire) honnête Homme, prodige ! Un Français raisonnable au printemps de son âge, prodige ! Un Jésuite franc, sincère, nullement vindicatif & souple, prodige !
P. 168, « l’immodestie tient si bien à leur état, & elles le sentent si bien elles-mêmes, qu’il n’y en a pas une qui ne se crût ridicule de feindre au moins de prendre pour elle les discours de sagesse & d’honneur qu’elle débite au public, de peur que ces maximes sévères ne fissent un progrès nuisible à leur intérêt. » Cette précaution n’est que pour celles qui n’ont point de talent. Dans chaque état une partie est méprisable, les infâmes y tiennent & n’y tiennent pas : il n’y a que les honnêtes gens qui font corps. Ce que j’aime dans Jean-Jacques, c’est qu’en voulant prouver une chose, il se détruise lui-même (« les discours de sagesse, d’honneur, &c. ») la Comédie traite donc la morale la plus saine, puisque les Actrices au sortir de l’avoir débité, {p. 68}prennent un air non nuisible à leurs intérêts. En faut-il davantage pour prouver clairement combien est absurde le systême de Jean-Jacques Rousseau ?
Si chez les Romains le Théâtre eut été une école de sagesse comme il l’est de nos jours, ou comme dans son institution, nous serions comme dans la Grèce, les premiers de l’Etat.40 Il n’est donc pas deshonorant d’être Comédien, puisqu’on ne débite au Théâtre que des maximes épurées.
{p. 69}« Je n’ai pas besoin (dit-il) de montrer comme d’un état deshonorant naissent des sentimens deshonnêtes. »
{p. 70}D’un Etat saint (j’en donnerai des exemples dont l’Histoire fourmille) naissent souvent {p. 71}des sentimens déshonnêtes. Ce n’est pas la faute de l’Art que nous exerçons, {p. 72}(il n’en est point de méprisable) mais de la corruption des mœurs, le germe vicieux étant chez presque tous les Hommes.
{p. 73}Page 169, « je ne m’étendrai pas sur mille sujets de discorde & de querelle que la distribution des rolles, le partage de la recette, le choix des Pièces, la jalousie des applaudissemens doivent exciter sans cesse… » comme si le Comédien était un Etre différent des autres Hommes propriétaires des vices en général. Le partage d’une succession a mis plus d’une fois les héritiers aux prises : plus d’un aîné a fait périr son cadet pour être seul héritier : la jalousie a fait empoisonner plus d’un mortel qui avait eu la préférence sur son rival : l’entêtement d’une opinion erronée a causé la désunion d’une partie des membres de l’Eglise. Ne sait-on pas que l’envie {p. 74}d’accumuler de nouvelles richesses, la jalousie presqu’inséparable de la Profession des armes, des disputes sur le rang & la préséance, soit à la guerre ou dans les Conseils d’Etat, mis la mésintelligence entre les Templiers & les Chevaliers de St. Jean de Jérusalem, maintenant Maltais, malgré les sages remontrances de Roger Desmoulins, alors Grand Maître des Hospitaliers : cette milice intrépide qui s’était dévouée à la conservation de la Terre sainte, animée l’un contre l’autre pour des motifs indignes de leur Profession, joignirent les effets à la menace ; leur haine éclata au point que les deux Ordres en vinrent aux mains ; ils se firent la guerre avec un acharnement incroyable, que l’autorité du Pape calma en apparence.
Jean de Bavière, Evêque de Liège, se bat contre un autre Elu ; enfin pour savoir à qui demeurera la Cathédrale de Liège ; la Ville est saccagée, & presque réduite en cendres.
Cyriaque, Patriarche de Constantinople, {p. 75}meurt de chagrin de voir donner le nom d’Œcuménique aux seuls Evêques de Rome.
Alexandre VI, dont la mémoire doit être en horreur à tout vrai Catholique Romain, dévorait en espérance la succession du Cardinal Adrien Cornetto, le plus riche des Prélats ; (il avait des coffres remplis d’or) mais comme ce Vieillard vénérable vivait trop longtems à son gré, il résolut de l’empoisonner de concert avec son Fils César Borgia, qu’il avait eu étant Cardinal, de Vanota, Femme de Dominique Arimano. Le Pape invita Adrien à une Fête dans une Vigne voisine de Rome ; le poison fut préparé dans une bouteille de vin dont on ne devait servir qu’à ce Cardinal, mais le Pape & son Fils étant arrivés avant lui dans ce jardin, & ayant soif, l’Echanson, qui était seul dépositaire du secret, ne s’y trouvant pas, un autre Domestique leur présenta du vin de la bouteille empoisonnée : Alexandre en sentit bientôt l’effet : déjà avancé en âge, ruiné par ses {p. 76}débauches passées, il ne put résister long-temps à la violence du poison. « C’est ainsi que mourut le Pape Alexandre VI, dont les débordemens publics (dit le Père Daniel dans son Histoire de France, 1 Ed. t. 2, p. 721) les perfidies, l’ambition démesurée, l’avarice insatiable, la cruauté & l’irréligion en avaient fait l’exécration de tout l’Europe, dans une place où l’on ne devait être élevé que par les mérites des Vertus contraires à tous ces horribles vices. »
Son Fils (dit-on) s’étant fait mettre dans le ventre d’une Mule, réchappa. Jean Gonzale de Castiglio, célèbre Prédicateur Espagnol, est empoisonné à l’Autel dans une Hostie consacrée, qu’une Dame lui fit donner, transportée de fureur de ce qu’il avait converti un Cavalier qu’elle aimait éperduement.
Jean & Garcie, tous deux Fils de Cosme, Duc de Florence, avaient conçu l’un pour l’autre une haine dont on n’avait jamais pu les faire revenir. Etant allés avec leur Père à la chasse, ils prirent querelle, {p. 77}& de concert s’éloignèrent de la suite des Chasseurs. Garcie plus heureux tua d’un coup de poignard son Frère. Il rejoignit ensuite son Père, sans faire paraître le moindre trouble, & comme s’il se fut seulement égaré, il demanda ce qu’était devenu son Frère. Comme ce jeune Prince ne paraissait point, & que la nuit approchait, ses Officiers se partagèrent pour le chercher. Après avoir couru tout le bois, celui qui était particulièrement chargé de sa conduite, le trouva enfin étendu par terre & noyé dans son sang. Il courut porter cette affreuse nouvelle au Duc ; ce Prince soupçonna sans peine d’où le coup était parti : il eut assez de force pour dissimuler. Il ordonna à cet Officier de tenir la chose secrette, & qu’à la faveur des ténèbres il lui apportât dans son cabinet le corps du Cardinal enveloppé dans un tapis. Dès qu’il fut obéi, il fit appeller Garcie. Après s’être enfermé, il lui demanda ce qu’était devenu son Frère, ce Prince lui répondit froidement qu’il l’avait perdu de vue dans la {p. 78}poursuite du Cerf. Cosme lui commanda alors de lever le tapis qui couvrait le corps du Cardinal, dont les plaies dégoûtaient encore de sang. A ce spectacle, le Duc ne pouvant retenir sa colère & sa douleur : mal-heureux, lui dit-il, voilà le sang de ton Frère qui crie vengeance au Ciel contre toi. Faut-il que j’aie mis au monde un parricide, qui, par la perte de son Frère, s’est fait un chemin pour assassiner son Père même ? Garcie intimidé se jette à ses pieds, & pour pallier son crime, il lui allégue que son Frère l’avait attaqué le premier, & qu’il n’avait sauvé sa vie que par sa mort. Non, lui répondit son Père enflammé de colère, faible excuse : il faut, lui dit-il, que je venge moi-même la mort de l’innocent par la perte du coupable, & que tu rende la vie à celui de qui tu la tiens. En disant ces paroles, il lui arracha le poignard dont il avait tué son Frère, & le lui enfonça dans le sein.
Mainfroy, Fils naturel de l’Empereur Fréderic II, fut voir ce Prince qui était {p. 79}malade, & sous les déhors d’une feinte tendresse, l’étouffa dans ses bras en l’embrassant.
Louis le Maure, Usurpateur du Milanois, empoisonneur de son Pupille Héritier naturel, un soufflet donné par l’Electeur de Brandebourg au Duc de Neubourg, excite une guerre sanglante entre ces deux Princes, le motif était le partage de Clèves & de Juliers. Le Duc de Neubourg se fait Catholique pour avoir la protection de l’Empereur Mathias & du Roi d’Espagne, & l’Electeur de Brandebourg introduit le Calvinisme dans le pays pour animer la ligue protestante, en sa faveur. De pareils changemens font bien voir combien la Religion sert de prétexte aux politiques & aux ambitieux, que l’on s’en joue, & comme on la sacrifie dans le besoin, & fort souvent sans nécessité. La fameuse dispute agitée sous le Pape Jean XXII ; savoir si les Cordeliers avaient la propriété des choses qu’on leur donnait dans le temps qu’ils en faisaient usage ; si le pain par exemple, {p. 80}leur appartenait lorsqu’ils le mangeaient, ou au Pape ou à l’Eglise. Si leurs habits devaient être blancs, gris ou noirs. Si le capuchon devait être pointu ou rond, large, étroit, de serge ou de drap. Ces questions frivoles occupèrent un longtems la Cour de Rome ; & les disputes furent portées si loin entre les Frères Mineurs, qu’on en fit brûler plusieurs comme s’il se fut agi de l’Etat entier de la Religion & de la Chrétienté. Boniface VII, Anti-Pape, surnommé Francon, fait étrangler Benoît VI dans la prison. Après l’élection de Benoît VII, il s’enfuit à Constantinople avec les trésors de l’Eglise, il revient ensuite, & fait mourir Jean XIV ; mais le Ciel las de ses crimes, le frappa du glaive de la mort ; son corps fut traîné dans les rues de Rome.
Calvin, jaloux de Servet, le fait condamner à être brûlé vif, sous prétexte qu’il blasphémait, & fait à cette occasion un Traité, prouvant qu’on peut faire mourir les Hérétiques, tandis qu’il était lui-même dans le cas. Quoique l’élégant Editeur du {p. 81}Dictionnaire historique de Mr de l’Avocat, dont l’article par hazard me tombe sous les yeux, veuille donner à entendre que cet emportement n’était qu’un reste de Papisme. Mais le fameux Arucinius, Théologien Protestant, n’eut-il pas la douleur d’être cité à la Haye pour rendre compte de sa doctrine ? où se voyant accablé par la brigue, il mourut de désespoir. Ses Défenseurs furent condamnés au Synode de Dordrecht ; on fit subir le dernier supplice à plusieurs de ses Disciples. Dira-t-on que c’était un reste de Papisme qui fut l’auteur de leurs Arrêts ? tandis que ces Juges de sang étaient les plus zélés Défenseurs de la Religion réformée.41
{p. 82}Je ne cite ces anecdotes au Sr Jean-Jacques que je sais sans livres (par le soin qu’il a pris d’en instruire son Lecteur) que pour l’avertir obligeamment de ne point noircir un Etat dont il n’a pas sujet de se plaindre, lui prêter tous les vices, & employer les paradoxes les plus atroces pour le prouver.
Ce n’est pas la faute des Comédiens si ses impertinences l’ont fait bannir de l’Opéra. En sommes-nous responsables ? c’est à sa présomption insupportable qu’il doit s’en prendre. Cet emportement frénétique prouve bien la petitesse de son génie & le peu de valeur de sa Brochure diffamante.
{p. 83}Enfin, si le partage d’une recette, le choix des rolles, la jalousie des applaudissemens excitent parmi nous des querelles, qu’il n’en accuse que la nature. Quoiqu’il ne soit pas Comédien, s’il voulait avoir la complaisance de se consulter, il verrait sans peine que je n’ai pas tort, mais je lui crois trop d’amour propre pour se donner cette peine. Nous dépouillons ordinairement les autres pour nous décorer des Vertus qu’ils possèdent, & nous leur donnons sans rougir les vices que la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, nous cèle à nous seuls. p. 170, « défendre au Comédien d’être vicieux, c’est défendre à l’Homme d’être malade. » Mais avec sa permission, j’ai connu des Hommes à qui l’on aurait fait en vain cette défense, car ils ne l’avaient jamais été & n’existent plus : tout a sa fin, telle est la condition des Etres. Il est des Comédiens vertueux, puisqu’il y a eu des Hommes qui n’ont jamais été malades. A suivre strictement sa comparaison-je suis d’un autre avis, moi. Par exemple, défendre à Jean-Jacques de radoter continuellement, {p. 84}c’est défendre à l’Astre brillant qui nous éclaire, de poursuivre son cours annuel. Les sots sont incorrigibles, & c’est en vain que Frèron, l’élégant Aristarque de la France le persiffle dans ses feuilles périodiques, depuis leur naissance ; rien ne peut pénétrer son épais intellect.
La bonne opinion qu’il a de lui-même, le rend tel que cet animal immonde qui préfère pour se vautrer l’ordure & la fange, au plaisir de fouler l’herbe fraîche & fleurie nouvellement baignée des pleurs de l’Amante de Tithon.
Pour me servir contre lui de tous mes avantages, dès que le Luthéranisme & le Calvinisme parurent en France, ceux qui l’avaient embrassé furent longtemps persécutés. Louis XIV enfin, les bannit infâmement, plusieurs subirent les derniers supplices. J’en connais qui n’étant pas sortis du Royaume, jeunes encore, dans le temps de l’Edit, furent pris dans des lieux où ils faisaient leur prêche, & conduits aux galères. Le temps de leur captivité expiré, {p. 85}ils furent chassés du Royaume. Au Nord de la France, un Protestant n’oserait avouer sa Communion, il serait assassiné par la populace. Un Luthérien, un Calviniste honnête Homme est donc un coquin ? il doit être en horreur parce qu’il est noté d’infâmie chez les Catholiques. Non, non, l’Homme véritablement Religieux, est, selon moi, celui qui chérit les Vertus & qui les pratique, en un mot, c’est
« … Celui dont la boucheRend hommage à la vérité,Qui sous un air d’humanitéNe cache point un cœur farouche,Et qui par des discours faux & calomnieux,Jamais à la Vertu n’a fait baisser les yeux42 »
Cet Homme peut être Catholique, Calviniste, Amériquain, Arabe, &c.
P. 170, « s’ensuit-il de là qu’il faille mépriser tous les Comédiens ? il s’ensuit au contraire qu’un Comédien qui a de la modestie, des mœurs, de l’honnêteté, &c. est, comme vous l’avez bien dit, doublement estimable, puisqu’il montre par {p. 86}là que l’amour de la Vertu l’emporte en lui sur les passions de l’Homme & sur l’ascendant de sa Profession. Le seul tort qu’on lui peut imputer est de l’avoir embrassé, mais trop souvent un écart de jeunesse décide du sort de la vie ; & quand on se sent un vrai talent, qui peut résister à son attrait ? Les grands Acteurs portent avec eux leur excuse ; ce sont les mauvais qu’il faut mépriser. »
Ces grands Acteurs doivent l’être si la Comédie est méprisable ; il n’est point de voleur honnête, d’assassin vertueux, de Phriné pudique. Si son état est avilissant, il ne peut être vertueux ; l’amour de la Vertu ne pouvant s’accorder avec son état, il est impossible qu’elle l’emporte sur l’ascendant de sa profession. En quelque situation qu’un honnête Homme se trouve, il se gardera bien d’embrasser un état deshonorant, c’est une tache qui reste & que le temps ne peut jamais effacer ; quelque talent qu’il ait, à quelque dégré de supériorité qu’il atteigne, il ne pourra le mettre à l’abri de {p. 87}l’infâmie. Si les mauvais Acteurs sont méprisables, les bons doivent l’être si l’état est tel : la médiocrité d’un talent ne peut avilir celui qui l’exerce.
Cartouche, Ravaillac, Jacques Clément doivent donc être estimés ? leur crime conservé à la postérité (suite ordinaire d’une action d’éclat) la postérité, dis-je, doit donc les vénérer comme des Hommes illustres : n’importe que l’action soit atroce, dès qu’elle est téméraire & qu’elle est intrépidement exécutée. On verra leur nom dans notre Histoire ; à la place d’assassins exécrables, de monstres vomis par les Enfers, nos Historiens après avoir parlé de leur attentat, termineront ainsi le catalogue de leurs iniquités : il est vrai qu’ils ont commis de grands crimes, mais ces grands crimes en ont fait de grands Hommes ; ainsi, il n’y aura donc que les voleurs & assassins médiocres qui seront réputés méprisables.
Un Christiern II, Néron du Nord, monstres toujours souillés de sang, un Henri VIII, {p. 88}fléau de son siècle « despotique avec brutalité43 furieux dans sa colère, barbare dans ses amours, meurtrier de ses Femmes, tyran capricieux dans l’Etat & dans la religion » seraient donc préférables à un Clovis II, fils de Dagobert I, Père du peuple44 à un Dagobert II, dit le Jeune, fils de Sigebert III, dont le gouvernement pacifique & la piété le rendirent les délices de ses Sujets.
{p. 89}Si dans l’Etat comique il se trouve d’honnêtes gens, l’Etat est respectable : une Profession infâme ne peut être pratiquée que par des malheureux sans mœurs & sans sentimens. Enfin, si la Comédie était nuisible aux bonnes mœurs, n’est-il pas des gens assez éclairés pour la défendre & en faire sentir les abus ? aurions-nous besoin du Génevois pour nous réformer ? les Auteurs encouragés par le Monarque, travailleraient-ils avec tant d’amour à procurer des nouveautés au public ? ce serait donc aux Auteurs qu’il faudrait s’en prendre, mais non : le Roi ne pensionnerait pas les Spectacles si les Spectacles étaient le Temple des vices : il punit les assassins, les bandis, les usuriers, &c. il eut mis la Comédie du nombre : une Académie ne l’approuverait pas, & les Comédiens de Paris ne feraient point nombre dans leurs assemblées. Il faut être Jean-Jacques Rousseau pour avoir osé blâmer le Spectacle moderne. Non, la lecture entière de l’Héroïne de Domremi 45 ne pourrait expier tant d’audace.
{p. 90}P. 180 « soyez sûr que plusieurs personnes vont sans scrupule aux Spectacles de Paris, qui ne metteront jamais le pied à Genève, parce que le bien de la Patrie leur est plus cher que leurs amusemens. »
A Paris, on a donc le Privilège de mal faire ? La Comédie transportée à Genève sera la même que dans tout autres Villes ; je ne vois pas ce qui la rendrait plus dangéreuse que dans la Capitale de ce Royaume. On est donc vertueux à Genève & vicieux à Paris ? … c’est ce qu’il veut faire entendre. Mais pourquoi lui-même fréquentait-il la Comédie ? serait-il dans le cas du Prédicateur ; qui dit à son Auditoire de faire ce qu’il dit & non pas ce qu’il fait. Peut-on défendre une chose, l’avilir, & en avoir joui : mauvais exemple pour une République, qu’il faut convaincre, non de paroles, mais d’effets.
« Où sera l’imprudente Mère qui osera mener sa fille à cette école dangéreuse ? et combien de Femmes respectables croiraient se deshonorer en y allant ? » Pour lui {p. 91}prouver que cette école n’est pas si dangéreuse, il faut que je lui cite ce que dit l’Abbé d’Aubignac dans son Traité de la Pratique du Théâtre, t. 1, p. 3 ; « il ne faut pas qu’on s’imagine que les Spectacles ne puissent donner qu’une splendeur vaine & inutile. C’est une secrette instruction des choses les plus utiles au peuple, & les plus difficiles à lui persuader. Car pour les Spectacles où sont imprimées quelques images de la guerre, ils accoûtument peu à peu les Hommes à manier les armes ; ils leur rendent familiers les instrumens de la mort, & leur inspirent insensiblement la fermeté de cœur contre toutes sortes de dangers & de périls : d’ailleurs, la vanité gagne souvent sur l’esprit humain ce que la raison ne pourrait peut-être pas obtenir ; & cette jalouse humeur dont il ne se peut dépouiller, y fomente continuellement je ne sais quel desir de vaincre qui l’anime, l’échauffe, & qui l’emporte au-delà de ses faiblesses naturelles. D’où vient que la gloire qu’un {p. 92}autre reçoit pour avoir fait quelque honnête action en public, & le récit éclatant des Vertus héroïques de ceux-là mêmes qui ne sont plus, nous donnent toujours quelque présomptueuse croyance que nous sommes capables d’en faire autant ? cette présomption devient incontinent après envieuse : cette envie qui tient plus de la bonne émulation que de la malignité, produit en nous un noble desir d’acquérir l’honneur que nous ne pouvons refuser aux autres, & ce noble desir de les imiter nous élève le courage à tout entreprendre pour en venir à bout.
« Pour les Spectacles qui consistent autant dans les discours que dans les actions, comme furent autrefois les disputes de Théâtre entre les Poètes Epiques ou Dramatiques, ils sont non seulement utiles, mais absolument nécessaires au peuple pour l’instruire, & pour lui donner quelque teinture des Vertus morales. Les esprits de ceux qui sont du dernier ordre & des plus basses conditions d’un {p. 93}état, ont si peu de commerce avec les belles connaissances, que les maximes les plus générales de la morale leur sont absolument inutiles ; c’est en vain qu’on les veut porter à la Vertu par un discours soûtenu de raisons & d’autorités ; ils ne peuvent comprendre les unes, & ne veulent pas déférer aux autres, &c.… Toutes ces vérités de la sagesse sont des lumières trop vives pour la faiblesse de leurs yeux. Ce sont des paradoxes pour eux qui leur rendent la Philosophie suspecte & même ridicule : il leur faut une instruction bien plus grossière. La raison ne les peut vaincre que par des moyens qui tombent sous les sens, tels que sont les belles Représentations de Théâtre que l’on nomme véritablement l’école du peuple.
« La principale règle du Poème dramatique est que les Vertus y soient toujours récompensées, ou pour le moins toujours louées, malgré les outrages de la fortune, & que les vices y soient toujours {p. 94}punis, ou pour le moins toujours en horreur quand même ils y triomphent. Le Théâtre donc étant ainsi réglé, quels enseignemens la Philosophie peut-elle avoir qui n’y deviennent sensibles ? c’est là que les plus grossiers apprennent que les faveurs de la fortune ne sont pas de vrais biens quand ils y voient la ruine de cette royale famille de Priam. Tout ce qu’ils entendent de la bouche d’Hécube leur semble croyable, parce qu’ils en ont la preuve devant les yeux.
« C’est là qu’ils ne doutent point que le Ciel ne punisse les coupables par l’horreur de leurs forfaits, quand Oreste bourelé de sa propre conscience y fait ses plaintes & paraît publiquement agité de sa fureur. C’est là que l’ambition passe devant eux comme un grand mal, quand ils considèrent un ambitieux plus travaillé par sa passion que par ses ennemis, violer les loix du Ciel & de la Terre, & tomber en des malheurs inconcevables, pour avoir trop entrepris. C’est là qu’ils {p. 95}reconnaissent l’avarice pour une maladie de l’ame quand ils regardent un avaricieux persécuté d’inquiétudes continuelles, de soins extravagans & d’une indigence volontaire au milieu de ses richesses. Enfin, c’est là qu’un Homme supposé les rend capables de pénétrer dans les plus profonds sentimens de l’humanité, touchant au doigt & à l’œil, s’il faut ainsi dire, dans ces peintures vivantes des vérités qu’ils ne pourraient concevoir autrement. Mais ce qui est remarquable, c’est que jamais ils ne sortent du Théâtre qu’ils ne remportent, avec l’idée des personnes qu’on leur a représentées, la connoissance des Vertus & des vices dont ils ont vu les exemples, & leur mémoire leur en fait des leçons continuelles qui s’impriment d’autant plus avant dans leurs esprits, qu’elles s’attachent à des objets sensibles & presque toujours présens, &c. … … Il faut bien certes que les Spectacles soient très-importans au gouvernement {p. 96}des Etats, puisque la Philosophie des Grecs & la majesté des Romains ont également appliqué leurs soins pour les rendre vénérables & éclatans. Ils les rendirent vénérables en les consacrant toujours à quelques-uns de leurs Dieux, & les mettant sous la charge des premiers Magistrats.46 »
Cet Extrait de l’excellence du Théâtre & de son utilité, détruit absolument l’épithète insolente d’école dangéreuse qu’il lui donne. Mais si le Théâtre était comme il le dit, on ne devrait y voir que des débauchés, des libertins : je puis le convaincre aisément à cet égard. Combien de pieuses personnes pensionnent des Comédiens. L’Evêque de Liège va aux Spectacles, les protège, & n’irait pas ainsi que son Collège, si la Comédie n’était de nos jours une école de Vertu & de sagesse. L’illustre Grand Maître de l’Ordre Teutonique a eu fort longtemps une troupe à lui, & l’aurait encore sans les troubles de Westphalie. Le {p. 97}Légat d’Avignon fréquente les Spectacles. A Rome ils sont autorisés, permis ainsi que dans toute l’Italie : (j’en ai dit quelque chose) toutes les Cours en ont, & comblent les Acteurs de bienfaits. A la Cour de Louis le Grand, les Evêques, les Cardinaux, les Nonces du Pape ne faisaient pas de difficulté d’assister aux Pièces ; & il n’y aurait pas moins d’imprudence que de folie de conclure que tous ces grands Prélats étaient des impies & des libertins, puisqu’ils autorisaient le crime par leur présence.
Alexandre Piccolomini, Archevêque célèbre de Patras, joignait à l’étude des Belles-Lettres, de la Physique, des Mathématiques, de la Théologie, une vie exemplaire & des mœurs innocens. Il composa plusieurs Pièces de Comédie qui lui acquirent une grande réputation. Ce vertueux Prélat se fut bien gardé de salir sa plume en donnant des Pièces aux Comédiens, s’il eût été persuadé que le Théâtre est une école dangéreuse, proscrite par les bonnes mœurs. Ce fut à la sollicitation de {p. 98}l’illustre de Richelieu, que Saint Sorlin composa des Pièces de Théâtre. Ce sage Ministre, la gloire de la France, qu’en vain l’envie a tâché de noircir, en connaissait mieux l’importance & l’efficacité que notre Devin champêtre, que par pitié j’épithète de petit atôme littéraire.
Mais je ne fais pas attention que les exemples que je viens de citer au Génevois, qui est Calviniste, sont des armes dont il voudrait se servir contre moi (mais que je redoute peu) n’adoptant pour personnes estimables que celles de sa Religion, les Vertus selon lui n’étant pratiquées que par les infâmes Disciples de Farel & de Viret. Mais si nos Pièces sont tellement épurées qu’elles jettent de l’ennui dans l’Auditoire, & qu’il vaut autant aller au Sermon, je ne vois pas où serait l’imprudence d’une Mère qui menerait sa Fille à la Comédie ; ce ne serait que différencier le genre d’ennui ; pour moi je serais d’avis de l’y mener pour l’en dégoûter.
On ne se douterait pas à qui il donne la {p. 99}préférence sur la Comédie. Aux cercles, mot élégamment inventé pour désigner avec plus de décence celui de tabagie ou d’asile de crocheteurs, il prétend même qu’il ne faut pas être Philosophe pour donner à de semblables coteries le nom de corps de garde, parce qu’on y respire un peu l’odeur du tabac. « On s’y enyvre (dit-il) on y joue, on y soupe, &c. … … l’excès du vin n’est pas un crime » : ô Ciel ! peut-on, sans rougir, avancer un paralogisme aussi révoltant ? sophisme pour sophisme, j’aimerais autant dire qu’assassiner son semblable soit un acte de probité, méritoire même aux yeux du Créateur. Présomptueux Philologue, qu’ose-tu avancer ? (le théorème est indémontrable) « il en fait rarement commettre. … … … Le vin ne donne pas de la méchanceté, il la décèle. Celui qui tua Clitus dans l’yvresse, fit mourir Philotas de sang froid. Si l’yvresse a ses fureurs, quelle passion n’a pas la sienne ? La différence est que les autres restent au fond {p. 100}de l’ame, & que celles-là s’allument & s’éteignent à l’instant. A cet emportement près, qui passe & qu’on évite aisément, soyons sûrs que quiconque fait dans le vin de méchantes actions, couve à jeun de méchans desseins. »
Voilà ce qui s’appelle vouloir dorer la pilule, & tirer la quintessence d’une méchante cause. Pour moi, qui n’aime la bachique liqueur qu’autant qu’elle est nécessaire à ma santé, comme tout galant Homme, j’aurai l’honneur de répondre à cette impudence (dussai-je me brouiller avec les Partisans de Silène) que de toutes les passions, je n’en connais pas de plus basse & de plus crapuleuse ; elle rend l’Homme plus méprisable que l’insecte qui rampe sous l’herbe, puisque ce vice entraîne tous les autres. Le devoir de l’Homme le plus noble, est sans doute de travailler à se rendre maître de lui-même (par lui-même, j’entens les passions où le mortel le plus parfait est exposé :) qui les pallie ? la raison, ce feu divin qui l’élève au-dessus de lui-même {p. 101}lorsqu’il sait l’écouter, & que l’excès du vin lui fait perdre. Le vainqueur de Darius fit périr Philotas de sang froid ; s’il l’eut été lorsqu’il tua son favori Clitus, il ne l’aurait pas fait. Le regret qu’il en eut, rend témoignage que le vin seul fut l’auteur de cette violence. Sans l’excès de cette liqueur traîtresse, il n’eut pas immolé celui qu’il chérissait le plus : on sait que son humeur pétulante, secondée du vin, le porta à des excès affreux qu’il ne couvait pas à jeun. Il expira à Babylone : une gageure qu’il fit avec un de ses Lieutenans, de boire autant que lui, le mit au tombeau, fin glorieuse. Winceslas, Fils aîné de Charles IV, ne commet que des actions de barbarie.47 Dans ses accès de fureur, il fait jetter dans la Moldaw, Jean Népomucène, parce qu’il n’avait pas voulu lui révéler la confession de la Reine sa Femme. Il marchait dans les rues accompagné du bourreau, & il faisait {p. 102}exécuter sur le champ ceux qui lui déplaisaient. On remarqua qu’un matin qu’on alla chez lui pour conférer des affaires de l’Eglise, il était déja mort yvre. Pierre le Grand, Czar de Moscovie, fait pour la gloire de l’humanité : on dit que dans les derniers temps de son règne, au sortir d’une débauche, s’amusait pour se récréer à massacrer ses favoris les plus chers. Il faisait jetter des Hommes par ses fenêtres, & riait aux cris des malheureux à qui le hazard sauvait la vie aux dépens d’un bras ou d’une jambe fracassée. Ce fut dans un excès de vin qu’il fit mourir son Fils dans les tourmens les plus affreux ; s’il eut été naturellement cruel, obéi comme le sont les Empereurs des Russes, il eût pû de sang froid jouir des mêmes scènes ; il n’avait qu’à vouloir.
Les premiers effets du vin ont exposé un Père aux regards d’un Fils, dans un état que la décence ne me permet pas de dire. Le vin rendit Lot incestueux. … … … J’aurais trop d’avantage à poursuivre ; {p. 103}mes cheveux se hérissent d’effroi, en rappellant à ma mémoire les crimes affreux de nos Pères, causés par le seul excès du vin.48
« Partout (poursuit Jean-Jacques) les gens qui abhorrent le plus l’yvresse, sont ceux qui ont plus d’intérêt à s’en garantir. » Connaître le danger d’une chose, & l’éviter, caractérise le grand Homme. « En Suisse (continue Rousseau) elle est presque en estime ; » je le crois sans peine, aussi est-elle la première Vertu du Citoyen, si l’on peut placer l’yvrognerie au rang des perfections philosophiques.49 « A Naples {p. 104}elle est en horreur : tout ce qu’on a raison de blâmer en chaire ne doit pas être puni par les loix. »
La Religion nous apprend à mépriser les vices, les loix doivent les punir ; & ces mêmes loix étant émanées de la Religion, il est impossible qu’elles les tolèrent.
P. 233, parlant des Comédiens « & je dis que si nous les honorons comme vous le prétendez, dans un pays où tous sont à peu près égaux, ils seront les égaux de tout le monde, & auront de plus la faveur publique qui leur est naturellement acquise. »
Est-il possible qu’étant aussi méprisables que Jean-Jacques Rousseau veut le faire entendre, ils obtiennent la faveur publique, récompense des honnêtes gens. Mais s’ils sont vertueux, ils la méritent sans contredit, pourquoi leur vouloir ravir l’unique {p. 105}salaire des ames vertueuses ? S’il en est de méprisables, l’exemple des gens rangés est le cas que les personnes estimables feront des premiers, entraîneront indubitablement les derniers ; ils parviendront peut-être à les imiter ; ils en prendront les dehors : l’apparence sauvée tout est bien. p. 235 « les Elections, dit-il, se feront dans les loges des Actrices, & les Chefs d’un peuple libre seront les créatures d’une bande d’Histrions. La plume tombe des mains à cette idée ;50 qu’on l’écarte tant qu’on {p. 106}voudra, qu’on m’accuse d’outrer la prévoyance, je n’ai plus qu’un mot à dire. {p. 107}Quoi qu’il arrive il faudra que ces gens-là réforment leurs mœurs parmi nous, ou qu’ils corrompent les nôtres. Quand cette alternative aura cessé de nous effrayer, les Comédiens pourront venir, ils n’auront plus de mal à nous faire. »
La Comédie n’est donc plus dangereuse ; ce n’est plus maintenant le spectacle qu’il appréhende, mais ceux qui le composent. Le pauvre bon homme me divertit de le voir vaciller sans cesse. Les discours d’un homme en démence sont plus raisonnables que les siens ; il avait assurément la fiévre chaude : je ne puis le penser autrement. Car enfin, il faut qu’une porte soit ouverte, ou fermée. Ne dirait-on pas que la nation entière la prie de prendre sa défence de l’air dont il parle, comme s’il s’agissait de sa {p. 108}ruine totale ? Mais une troupe formée d’honnêtes gens, chose moins difficile à faire que Jean-Jacques Rousseau se l’imagine (en ayant omis une grande partie qui pourrait la composer) l’alternative par ce moyen se trouvera éclipsée : Genève pourra pour lors adopter un spectacle, & le pratiquer sans crainte qu’il aliéne les mœurs des habitans.
Ce qui m’enflamme de colère, c’est qu’il ait cité Marseilles, lieu où j’ai reçu le jour, où ma famille existe encore ; pour autoriser le refus des spectacles dans Genéve. Il a l’insolence d’abuser du nom de M. d’Alembert, & le cite comme tenant de lui le refus que firent mes compatriotes de recevoir davantage la Comédie dans leur Ville, piqués de ce qu’on voulait les forcer (pour faire le bien du Directeur) d’augmenter le Parterre accoutumé d’être à dix sols.51
{p. 109}Je suis redevable à cette imposture de savoir le célébre Auteur de l’Encyclopédie mon pays. Malgré l’estime que j’ai toujours porté aux grands Hommes, je la sens s’augmenter depuis ce moment, le sachant comme moi citoyen de cette Ville illustre. Pourrait-on en être étonné ? Tout Provençal est issu du même sang, & nous sommes tous freres. Oui, cher d’Alembert, cette offense me touche : l’insulte est faite à la Nation entière, heureux si je pouvais laver de tout mon sang cette flétrissure deshonorante. {p. 110}A-t-il cru nous séduire en nous flattant ? croit-il nous engager par-là à suivre ses traces ? Fanatique méprisable !… Genève… Genève… O Ciel !… Peut-il avoir eu l’audace de placer cette Ville (refuge des Novateurs) à côté de nos murs antiques, boulevards des tyrans, impénétrables aux Sectaires. Nous n’avons point à nous reprocher la mort d’un Serranus.52 Le poison est la ressource des traîtres. La bassesse n’est point notre partage : chérir les Arts, est la vertu qui nous distingue ; en un mot, c’est elle qui nous donne partout le pas. Qu’il se présente des Césars sous nos murs, des Comanus, {p. 111}53 nous prouverons que ces Arts ne nous ont point énervés : nous les aimons. L’Univers est rempli des faits de nos ayeux illustres ; ils nous servent de modèle, & {p. 112}nous en servirons à nos neveux ; notre courage ne s’aliénera jamais. Les Arts {p. 113}n’amolissent que les lâches, l’intrépide s’en nourrit.
{p. 114}Voici une note indiquée dans ses corrections, qu’il faut que je te cite ; elle est {p. 115}tirée d’un ouvrage intitulé : Instruction Chrétienne, t. 2, l. 3, chap. 16, imprimée chez Rey à Amsterdam. « Il peut y avoir des Spectacles blâmables en eux-mêmes comme ceux qui sont inhumains, {p. 116}ou indécens & licentieux ; tels étaient quelques-uns des Spectacles parmi les Payens. Mais il en est aussi d’indifférens en eux-mêmes, qui ne deviennent mauvais que par l’abus qu’on en fait. Par exemple, les Pièces de théâtre n’ont rien de mauvais qu’autant qu’on y trouve une peinture des caractères & des actions des hommes, où l’on pourrait même donner des leçons agréables & utiles pour toutes les conditions ; mais si l’on y débite une morale relâchée, si les personnes qui exercent cette profession mènent une vie licentieuse, & servent à corrompre les autres ; si de tels Spectacles entretiennent la vanité, la fainéantise, le luxe, l’impudicité, il est visible alors que la chose se tourne en abus, & qu’à moins qu’on ne trouve le moyen de corriger ces abus ou de s’en garantir, il vaut mieux renoncer à cette sorte d’amusement. » Je suis sans contredit de cet avis : des Spectacles licentieux ne sont pas faits pour d’honnêtes gens ; mais il en est donc {p. 117}qu’ils peuvent voir, puisque les pièces de théâtre n’ont rien de mauvais, & qu’elles peuvent donner des leçons utiles & agréables : la devise de Santeuil le prouve (castigat ridendo mores) si elles corrigent les mœurs, elles sont nécessaires. Mais on me dira, combien est-il de gens qui en profitent, & qui n’y vont que pour troubler les Spectacles, ou pour s’y faire voir ? mais je répondrai, combien est-il de personnes qui ne vont au Service divin que pour rire, jaser, critiquer Mr. tel, lorgner Mde. telle, nouer une partie de promenade, s’assurer d’une partie de plaisir, glisser un poulet à jeune Grisette, dont la Mère est un Argus, promettre à la Présidente de se rendre chez elle sur les minuits ? que sais-je ? ne serait-il pas décent, abstraction de cagotisme, qu’elles se tinssent dans les lieux saints, de la façon qu’exige l’idée du Temple de l’Immortel ?… Faut-il fermer les Eglises, parce que des Fats s’y comportent indécemment ? Ainsi, jusqu’à ce qu’on ait réprimé cette licence, l’accès en doit être interdit. {p. 118}Mais disait le sage Lycurgue : « faut-il arracher toutes les vignes, parce qu’il se trouve des Hommes qui boivent trop de vin » ? Faut-il, parce qu’il est des Comédiens de mauvaise vie, & des gens qui ne profitent pas du Théâtre, l’anéantir ? Faut-il, parce qu’il est des Prêtres débauchés, & des personnes qui font de l’Eglise le théâtre de leur indécence, abolir la Religion ? Ah l’admirable décision ! Le Comédien ne peut faire un pas qu’il ne soit su de toute une Ville. Quelle différence d’un Pasteur à un Comédien, direz-vous ! Je n’en vois pas, répondrai-je. Sur un Comédien vicieux, il est cent Prêtres dont les anecdotes font frémir, sans en excepter vos Sociniens ; & sur une de sue, il en est mille d’ignorées du vulgaire. N’est-il pas Homme comme l’Acteur ? il n’est pas exposé aux occasions comme lui. Mais quel est le plus criminel, à votre avis, de celui qui se laisse aller à une occasion non préméditée, ou de celui qui met tout en œuvre pour la faire naître ? Je n’ai pas besoin d’en dire d’avantage : on m’entend. Une heure de travail {p. 119}suffirait pour en donner cent exemples.
« L’institution de la Comédie en France eut pour cause un délassement d’esprit, un plaisir d’honnête Homme. Le Cardinal de Richelieu, Ministre d’un génie transcendant, l’aimait comme on le sait, passionnément. Ce fut lui qui introduisit les Muses sur la scène, & qui prêta la parole à ces beautés qu’on voit briller dans les Pièces des habiles de son temps : mais alors ces Muses étaient chastes, retenues & pleines de pudeur. Si la Comédie, contre les intentions de ses Protecteurs, a dégénéré, c’est parce que le sort des meilleures choses est de se corrompre malgré la précaution qu’on prend de les conserver dans leur intégrité ».54
Je ne parlerai pas de l’institution que notre Génevois veut faire dans son illustre République. De Censeur de sa Patrie, il {p. 120}veut en devenir le Baladin. Il condamne toute novation dans le Gouvernement ; mais veut bien permettre de tous les plaisirs le bal, qui est le plus dangéreux. Je n’ai pas besoin de le prouver, quelque décence même qu’on y puisse observer.
P. 252 « on dira (cet Homme est mécontent des Comédiens) j’ai tout sujet de m’en louer, & l’amitié du seul d’entre eux que j’ai connu particulièrement, ne peut qu’honorer un honnête Homme. » S’il n’avait pas sujet de s’en plaindre, quel motif le portait à les diffâmer ? est-ce le plaisir de dire du mal, qui l’a déterminé à écrire contre les Spectacles. « Le seul qu’il a connu ne peut qu’honorer un honnête Homme. » C’est donc à présent l’état qui est méprisable, & non celui qui l’exerce ; car il n’est pas possible que, convaincu comme il l’est de l’infâmie de cet Art, il eut société avec un Histrion : il en eut trouvé d’autres s’il eut voulu s’en donner la peine. Je sais qu’il en est qui ne sont pas voyables ; mais il est bien sûr qu’on en peut trouver {p. 121}plus de trois tant en Femmes qu’en Hommes qui sûrement pensent bien.
A l’égard du Spectacle55 dont il fut frappé dans sa jeunesse, n’imaginez-vous {p. 122}pas à ce récit qu’il a tâché de colorer du mieux qu’il a pu, n’imaginez-vous pas voir {p. 123}ces Orgies en l’honneur du Dieu de la Treille, & n’est-ce pas citer pour édifier la débauche la plus infâme ? Le joli Spectacle des Femmes à moitié nues dans les bras de leurs Maris, des Enfans dans le même état, des Hommes anéantis d’yvresse, le vin versé par des Servantes pour abreuver des Hommes qui avaient plutôt besoin de dormir que de boire. Ajoutez à cela des desirs luxurieux que le vin précurseur de la licence, excite, & que la raison troublée ne peut réprimer : quel tableau pour des Enfans !
Quelque raison qu’il allègue pour rendre ce Spectacle innocent, il ne pourra me convaincre ; l’Homme de sang froid n’est souvent pas le maître de ses passions, regorgeant de vin, peut-il espérer d’en triompher ? {p. 124}Non, attentif aux sages remontrances, aux embrassemens de M. son docte père, excité d’une foule de hoquets bachiques, (qu’il travestit en tressaillement) peut-il répondre des actions des autres ? tandis qu’il était attentif à ce discours : Dieu sait ce qui se passait loin de lui. Que de mains téméraires furent mollement repoussées ! que de Vestales éperdues succombèrent sous les efforts amoureux de leur ardent Déflorateur ! Plus d’un mur étaya ces Ménades Génevoises, bachiquement caressées par leurs maris ou leurs amans. Dieu sait combien le fils immortel de Sémèle, & l’aveugle amant de Psiché, rirent à l’aspect de la gauche allure des Sacrificateurs chancelans. Cela était intéressant à voir, à ce qu’il dit ; cela devait faire pitié, selon moi. Il est vrai que je n’ai pas ses yeux, mais chacun a son goût. Au surplus, je conviens que toute fête où Silène préside, sera du goût de la Nation.
Voici un divertissement public qu’il voudrait que ses Concitoyens adoptassent. {p. 125}Il est rapporté par Plutarque « p. 263, il y avait (dit-il) toujours trois danses en autant de bandes, selon la différence des âges, & ces danses se faisaient au chant de chaque bande. Celle des Veillards commençait la première, en chantant le couplet suivant.
« Nous avons été jadisJeunes, vaillans & hardis.
« suivait celle des Hommes qui chantaient à leur tour en frappant de leurs armes en cadence.
« Nous le sommes maintenant,A l’épreuve à tout venant.
« ensuite venaient les enfans qui leur répondaient en chantant de toute leur force.
« Et nous bientôt le serons,Qui tous vous surpasserons.
« Voilà, Monsieur, les Spectacles qu’il faut à des Républicains. »
Ne trouve-tu pas la première bande admirable ? de vénérables Vieillards à la barbe blanche, au front chauve & ridé, qui gambadent comme une troupe de Calotins. Ah ! le ravissant spectacle de voir un balet figuré par des siècles. Il ne leur manque {p. 126}plus qu’une marotte en mains ; cet attribut falot leur conviendrait à merveille.56
{p. 127}Mais il est temps, mon cher de F******** de finir une dissertation qui, quoique brièvement traitée, te priverait de momens plus précieux.
Conserve-moi toujours ton amitié ; celle d’un Homme tel que toi, illustre tout Mortel qui la mérite ; heureux si tu m’en trouve digne, tu sais que c’est-là mon ambition. C’est dans ton sein que mon ame a puisé toute sa grandeur. M’en priver, serait énerver les nobles sentimens qui l’animent : tes lumières l’ont élevée, ton refroidissement l’anéantirait ; ces nobles sentimens, dis-je, qui font toute ma gloire (en dépit de la méprisable fortune, seul bien dont elle ne peut me priver) se sont accrus par {p. 128}ton estime. Ton exemple leur a, pour ainsi dire, donné l’être. Oui, la nature les avait grossièrement placés dans mon sein… cher ami, quel triomphe pour toi ! il approche du miracle. Rougirais-tu de cet aveu sincère, puisque c’est à ta sagesse profonde que je dois tout le brillant de leur éclat ?
Je suis ton Ami, J.J.L.B.