Réflexions sur le théâtre, vol 7 §
RÉFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.
Livre Septieme.
A AVIGNON,
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire.
M. DCC. LXVIII.
RÉFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.
LIVRE SEPTIÈME. §
Plutarque compare la comédie à un repas, l’impureté à la gourmandise, & cette comparaison est juste en bien des choses. La diversité des mets & des liqueurs rappelle celle des poëmes, des chants & des décorations. Dans les rafinemens des ragoûts on trouve les finesses de la composition & de l’exécution. L’avidité qui dévore une table, c’est la fureur du public qui court au spectacle, du Comédien qui s’y consacre, du spectateur qui en est enthousiasmé. L’excès de la bonne chère, c’est l’ivresse des amateurs qui en sont épris, l’ivresse des passions qui s’en nourrissent, la faim & la soif toujours renaissante de ces objets enchanteurs. Le Cuisinier est un Acteur qui pique le goût par des épiceries, invite par la variété, la multitude, la délicatesse, l’assaisonnement, la gradation, la {p. 2}distribution des services. Telle une Actrice, par ses nudités, ses parures, ses attitudes, ses gestes, la légèreté de ses pas, le son de sa voix, le feu de ses regards, les graces de sa personne, offre un festin empoisonné aux yeux, aux oreilles, aux cœurs. On n’est pas moins occupé de l’un que de l’autre, on fait pour eux les plus grands préparatifs, on y invite des convives ; & que ne dit-on pas après la piece sur la beauté de l’ouvrage, le jeu des Acteurs, le succès de la représentation, comme sur les viandes, les fruits & la boisson ? Et ces deux divertissemens entrent également dans l’ordonnance & la solemnité d’une fête publique. La Gazette met sur la même ligne la table à cent couverts, le bal & la comédie.
On donne quelquefois des repas sur le théatre, comme dans le Festin de Pierre. C’est un embarras & une dépense qui les rend très-rares, & c’étoit pour se moquer de lui qu’on disoit d’un Poëte qui aimoit la bonne chère, dans toutes ses pieces il trouve le moyen de faire boire & manger. Les scènes à repas sont ennuyeuses pour quiconque n’est pas à table. Nécessairement monotones, tout ce qu’on peut dire d’un repas est bien-tôt dit, trivial & peu piquant ; il suspend, il fait languir l’action ; ces scènes sont peu favorables aux Comédiens, les gestes, la taille, la déclamation, les regards, toutes les graces y sont ensevelis. On se dédommage après la piece ; la vie d’un Comédien est une vie crapuleuse, tous les jours dans les festins & la débauche, très-souvent dans l’ivrognerie. On peut dire de lui, comme le disoit le Prophète : Vous passez votre vie dans la joie, un moment va vous précipiter dans l’enfer : Ducunt in bonis dies suos, in puncto ad inferna descendent. Leur profession n’est elle-même qu’une débauche perpétuelle, on n’y travaille qu’à sentir & à faire sentir les passions, à goûter & à {p. 3}faire goûter la volupté, & à allumer le feu de l’amour dans tous les cœurs, à représenter le péché, en faire disparoître l’horreur, le parer de tous ses agrémens, & le faire commettre. C’est un rêve, un délire perpétuel : on ne s’occupe que de fictions, on ne pense qu’à des fables, on ne débite que des mensonges, on ne se montre que sous le déguisement & le masque, on vit dans les siecles passés, on s’établit dans des pays lointains, on emprunte des noms bizarres ; mais en se produisant & rapprochant ainsi, mettant sous les yeux, dans les oreilles, dans les cœurs, leurs amours, leurs intrigues, leurs désordres, on ne les ressuscite, ne les réalise que trop. En ramassant, comme dans un canal, la lie des temps & des peuples ; étalant, comme dans un repas, tous leurs poisons ; exprimant, comme d’une éponge, tous leurs crimes, on les fait couler, non pas goûte à goûte, mais à grands flots dans son propre cœur, & dans le cœur de tous les autres, & comme cette fameuse Circé on change les hommes en bêtes, & ce qui est encore plus déplorable, on en fait de grands pécheurs, & on leur prépare des supplices éternels.
CHAPITRE I.
De l’Amour. §
Dans la piece d’Adam & d’Eve, au lieu de mettre après les noms des Acteurs, la scène est dans le Paradis terrestre, on auroit dû mettre, la scène est sur le Théatre. C’est là le Paradis terrestre de bien des gens. C’est le fruit de la science du bien & du mal (il y manque à la vérité le fruit de vie). C’est là que tous les jours Eve est séduite par le serpent, & Adam follement épris {p. 4}de sa femme reçoit le poison de sa main. Y entrât-on innocent, on en revient sûrement coupable. La corruption a élevé ces lieux enchantés, les cultive, les embellit, les peuple, elle en fait le rendez-vous des libertins & des femmes d’une vertu légère. En faudroit-il davantage pour en donner horreur à une femme Chrétienne ? l’empire de Vénus peut-il être celui de Jesus-Christ ? Non bene stant un à cruxque Venusque loco. Mais que servent ces réflexions ? Cette passion, d’intelligence avec le cœur humain, est trop dangereuse pour tout le monde, trop brillante pour les femmes, trop du goût de celles qui fréquentent la comédie, pour être jamais redoutée. En vain parlera-t-on contre un goût dominant, la raison qui devroit en éloigner est celle qui y attire ; la femme a commencé à perdre l’homme, elle continue à perdre sa postérité. Ces dangers firent trembler la célèbre Mademoiselle Bernard. Cette fille distinguée par sa vertu, aussi-bien que par ses poësies & plusieurs prix remportés en diverses Académies, avoit en la foiblesse de composer quelques pieces de théatre, de concert, dit-on, avec Fontenelle, dont elle avoit donné deux aux Comédiens. Madame la Chanceliere Pontchartrain, à qui elle étoit attachée, lui représenta combien la comédie étoit opposée à la religion. Mademoiselle Bernard y renonça de si bonne foi, qu’elle ne parut plus au théatre, retira aussi-tôt les deux pieces, & refusa constamment de donner les autres, ainsi que quelques poësies qu’elle trouvoit trop tendres, quoique les Comédiens & les Libraires lui en offrissent une somme considérable, & que sa pauvreté pût l’engager à profiter de sa bonne fortune.
Si les Dames ne veulent pas s’en rapporter à la morale & à l’exemple d’une Muse qui fait honneur à leur sexe, du moins ne récuseront-elles {p. 5}pas à titre de sévérité leur bon ami le tendre Ovide. C’est un Auteur grave pour elles, il est instruit & expérimenté. Je les invite à écouter les leçons qu’il leur donne & dans l’Art d’aimer & dans le Remède de l’Amour. Voici les oracles du fameux Casuiste de Cythère. Voulez-vous trouver aisément des objets à vos désirs, venez à la chasse, au théatre ; c’est là que le gibier est abondant & facile à prendre : Sed tu præcipuè curris venare theatris, hæc loca sunt votis fertiliora tuis. On ne peut exprimer le nombre de celles qui y viennent pour voir & se faire voir, & le nombre de leurs foiblesses : Spectatum venient, veniunt spectentur, & ipse locus arti damna pudoris habet. Telles que des fourmis qui vont en foule dans les guerets cherchant quelque grain de bled, ou tel qu’un essain d’abeilles qui voltigent de toutes parts dans la prairie, ainsi les femmes fourmillent au théatre, voltigent pour gagner les cœurs & donner le leur : Ut redit itque frequens longum fornica per agrum, &c. Artistement parées, elles y étalent toutes leurs graces, on est embarrassé sur le choix : Copia judicium sæpè morata me reum. Le premier fruit que Rome recueillit du théatre s’y recueille encore tous les jours ; Romulus en fit usage pour enlever les Sabines qu’il y avoit attirées, chacun y choisit la sienne, & s’en saisit aisément : Primus sollicitos fecisti, Romule, ludos, &c. Les pieges n’y sont pas moins tendus aujourd’hui, on n’y enlève pas moins de cœurs. Il est vrai qu’ils sont un peu moins chastes, & que les maîtresses qu’on y a enlevées, au lieu de ménager la paix entre deux nations, portent la division dans les familles : Ex illo solemnia more theatra nunc quoque formosis insidiosa. Ne négligez, ajoute-t-il, aucun des autres spectacles ; où ne trouve-t-on pas des femmes, quand elles peuvent s’y faire voir ? Le Cirque a mille {p. 6}occasions favorables, l’amour combat sur l’aréne avec les Athlètes, en voyant les blessures des autres, il s’est trouvé lui-même blessé, & le trait qu’il a vu voler a percé son sein : Sæpe puer Veneris pugnavit arenâ, & qui spectavit vulnera vulnus habet. Vous trouverez par-tout des conquêtes à faire, l’avantage du terrain, comme dans les batailles, vous garantit le succès & la facilité : Multa commoda circus habet, quis non invenit turbis quod amaret in illis, &c. Il s’excuse auprès d’Auguste (C. 2. Hist.), en rejetant toute la faute sur le théatre. Je suis coupable, dit-il, d’avoir écrit des vers licencieux ; mais ce n’est pas le plus grand mal, le théatre fait bien d’autres ravages. Abolissez tous les théatres, si vous voulez conserver les bonnes mœurs ; n’épargnez ni l’amphitéatre ni le Cirque, ce ne sont que des rendez-vous du crime : Semina prabent nequitiæ, tolli cuncta theutra jube. Enfin les leçons de ce grand maître pour guérir de l’amour, ne sont ni moins précises, ni moins sûres. Puisque le théatre est le moyen le plus efficace pour inspirer & satisfaire la passion, un des principaux moyens d’y remédier est de le fuir. Evitez-le donc avec soin, dit-il ; chansons, danses, décorations, instrumens de musique, tout y est rassemblé pour allumer ses feux, par-tout on y en voit des tableaux séduisans, on y enseigne avec art tout ce qui le favorise ou le traverse, l’assaisonne & le fait réussir. Je ne suis pas suspect, ajoute-t-il, je parle contre moi-même, j’interdis jusqu’aux poësies galantes, jusqu’à mes ouvrages : Non indulgere theatris, illic assiduè ficti cantantur amantes, &c. Submoveo dotes impius ipse meos. Properce, autre Docteur de Paphos, n’en parle pas moins avec connoissance & par expérience. Rien, dit-il, n’est plus capable de corrompre les mœurs que le théatre ; ô qu’il m’a été funeste ! que la danse, les chants, {p. 7}les gestes, les discours, les regards des Actrices m’ont fait des blessures ! O nimis exitio nata theatra meo, &c. Juvenal quoique moins galant, ne connoît pas moins le monde, & dût-on rabattre quelque chose de ses mordantes expressions, il ne reste que trop de vérités pour faire le procès à la comédie. Voyez-vous ces portiques, ces théatres, tout est plein de femmes qui s’offrent à vous, vous n’avez qu’à choisir, vous ne risquez point de refus. Comment seroient-elles cruelles ? le théatre les dispose & allume leurs feux : Porticibus tibi monstratur fœmina voto digna tuo en tuneis, en habent spectacula totis quod securus ames, inito mensuram Veneris languentis. Enfin Plaute dans sa Cistellaria (Scen. 1.) demandant à une Courtisanne comment elle avoit été déshonorée, lui fait répondre fort naturellement : C’est par le moyen du spectacle : ma mere m’y mena, un jeune homme s’y trouva près de moi, il me plut, me flatta, il m’eut bien-tôt séduite ; l’entrée de mon cœur étoit alors facile : Quo pacto insinuavit se ad te ? Per spectacula, mater me spectatum duxit. Tertullien rapporte un fait arrivé de son temps, qui est fort semblable : Une femme possedée du Démon ayant été exorcisée, on demanda au Démon où & de quel droit s’étoit-il emparé de cette femme : Je l’ai saisie chez moi, dit-il ; elle m’appartient, je l’ai trouvée à la comédie.
On trouve un tableau parfait du théatre dans celui que Salomon nous a tracé de son Palais & de sa Cour. J’ai rassemblé, dit l’Ecclésiaste, tout ce qui peut flatter les sens, je n’y ai trouvé que vanité & affliction d’esprit. On aime la douceur & l’harmonie du chant ; j’ai formé les plus délicieux concerts, les plus brillantes voix, les meilleurs instrumens, la plus parfaite musique ; le rendre Lulli le profond Rameau, la brillante Fel, le moëlleux Geliotte, ont agréablement flatté mon {p. 8}oreille : Feci mihi cantores & cantatrices. On se plaît dans les jardins émaillés de fleurs, dans la richesse des habits, la somptuosité des meubles, la magnificence des bâtimens, un coup de sifflet en fait dans un instant le pompeux étalage ; l’art & la nature me prodiguent à l’envi leurs chef-d’œuvres. Le seul coup d’œil de la salle du spectacle ravit & enchante ; fait & refait cent fois avec la plus grande, comme la plus inutile dépense, il vous transporte dans les plus riantes campagnes, dans les plus superbes palais, dans le pays des Fées, & semble réaliser tous les enchantemens dont on amuse, & qui ? des enfans, sans doute ; non, des hommes faits ; & quels hommes ? les personnes les plus distinguées, le plus beau monde. Les habits les plus brillans, la parure la mieux entendue & la plus lascive font adorer les Dieux & les Déesses qui habitent ces lieux enchantés : Feci mihi hortos, & pomaria ædificavi, &c. J’ai fait de grands repas, ma table fut toujours délicieusement servie, de magnifiques buffets étaloient la plus riche vaisselle ; je ne le cède qu’aux Comédiens, qui roulant de repas en repas, dans les maisons les plus opulentes, passent les jours & les nuits dans les plaisirs : Sciphos & servos ad vina fundenda. J’ai ramassé des sommes immenses, j’ai rançonné les Rois & les provinces ; le théatre est un gouffre qui engloutit, & les pensions des Princes, & les présens des Seigneurs, & les fortunes des particuliers, & les filouteries des enfans de famille. Un Acteur célèbre, une Actrice commode (eh ! qui ne l’est pas parmi elles ?), le dispute aux Princesses ; tout doit le tribut à ses charmes, elle éclipse tout : Coacervavi aurum & argentum, substantias Regum. Il faut sur-tout des femmes ; peut-on s’en passer ? Salomon en eut des centaines : le spectacle en manque-t-il ? Jamais serrail ne fut mieux pourvu, {p. 9}en voilà de tous côtés, toujours prêtes à payer l’encens de leurs adorateurs, & qui ne cherchent qu’à leur plaire. Il ne faut rien perdre de leurs graces. Des danses de toute espèce, vives, graves, enjouées, folles, grotesques, par une infinité de figures diversifiées, symétrisées, & artistement entrelassées, les mettront dans toutes les attitudes & tous les jours aux yeux des deux sexes entremêlés & enthousiasmés : Possedi servos & ancillas, delitias filiorum hominum.
Passons aux plaisirs de l’esprit, dont Salomon ne parle pas. L’harmonie des vers, la finesse du dialogue, la régularité du dessein, la finesse des plaisanteries, la délicatesse des sentimens, tout y est réuni ; Auteur & Acteur, tout s’épuise pour toucher, pour enflammer les cœurs : ils y distillent, pour ainsi dire, leur esprit & leur corps, leur adresse, leur force, leurs talens. Salomon n’avoit pas des Molieres, des Racines, des Barons, des Clairons. Veut-on du sel & de la malignité, que de bons mots, de médisances, de ridicules, de portraite satyriques ! je doute qu’on fût aussi fécond, qu’on les connût, qu’on les goûtât à Jérusalem autant qu’à Paris. Ce n’étoit pas le goût d’une nation aussi sérieuse. Aime-t-on la science légère qui éfleure tout, les Héros de tous les temps, sur-tout des temps fabuleux, remplissent la scène & les coulisses. Les maximes de la plus profonde politique coulent de la bouche des confidens & des Ministres de tous les Princes ; les Philosophes développent leurs systemes ; souvent les Théologiens y viennent débites leurs hérésies. C’est un elixir de tous les plaisirs. Salomon en goûtoit moins à la fois, il n’en goûtoit pas de si délicieux. Sa vie fut une sorte de spectacle perpétuel. A l’exception des premieres années de son règne, qu’il donna à la religion, ce Prince fut presque toujours dans {p. 10}l’ivresse des passions, parce qu’il fut dans l’enchantement du théatre. Le théatre n’est que l’imitation de la vie voluptueuse de Salomon, les Reines & ses concubines sont l’écueil de l’un & de l’autre, elles ont perdu la religion & les mœurs : Depravatum est cor ejus per mulieres.
Le théatre lui ressemble par un autre endroit. Tout le bonheur n’est qu’un spectacle ; c’est la frivolité même, semblable aux repas en peinture d’Héliogabale, où les alimens & les fruits artificiels n’offrent que des ombres au convive affamé, ou, si l’on veut, comme Tantale, que les alimens & les eaux fuyoient à mesure qu’il vouloit y porter la main. Ainsi Salomon le disoit de lui-même : Je ne me suis rien refusé, & j’ai été en état de me procurer tous les plaisirs du monde, & je n’ai trouvé par-tout que vanité & affliction d’esprit. Qu’on passe derriere le théatre, qu’on aille après la piece voir ce Héros, ce Monarque, cette Reine, cette beauté ; qu’y verra-t-on ? un vil manant, une courtisanne, qui n’existent que par le vice. Combien s’écriera-t-on plus justement que Salomon : Tout n’est que vanité. Il n’y a rien de réel que les crimes sans nombre qui s’y commettent, & qui auront une existence éternelle dans leurs châtimens. Ces plaisirs, pour être si vains, furent-ils moins dangereux pour le plus sage des hommes qu’ils firent apostasier ? Que n’en ont pas à craindre des gens certainement moins sages que Salomon, qui ne sont point fils d’un David, qui n’ont pas bâti un Temple au vrai Dieu, que les Rois ne viennent point consulter, & de qui on ne dira jamais ; heureux qui est à portée d’entendre vos oracles ! Ils ont beau affecter la joie, la décence, la fierté ; ils n’en sentent pas moins le crime & le vuide ; leurs chagrins & leurs remords ne sont pas moins amers ; à leurs yeux même le ris est une folie, le {p. 11}plaisir un songe : Risum reputavi errorem, & gaudio dixi quid frustra decipis.
Pleine de ces idées, Madame la Marquise de Lambert, dans les Conseils qu’elle donne à sa fille, ouvrage plein d’esprit, de sagesse & de vertu, tâche de la détourner d’aller à la comédie, même aux pieces les plus châtiées. Les meilleures pieces, dit-elle, donnent des leçons de vertu, & laissent l’impression du vice. Qu’est-ce que l’impression du vice ? c’est l’idée, la connoissance du vice qu’elles donnent aux ames les plus innocentes ; la familiarité, le goût pour le vice, qu’elles inspirent aux ames les plus pures ; le penchant, le mouvement pour le vice, qu’elles inspirent dans les plus indifférentes ; la facilité, les occasions de le commettre, qu’elles présentent aux plus modestes, aux plus éloignées ; l’accroissement, le rafinement, l’ivresse aux ames déjà corrompues. Celles qui le fréquentent le sont déjà ; celles qui commencent à s’y montrer, le seront bien-tôt. Leur perte est certaine, si elles continuent.
La tentation a divers degrés. 1.° On y donne la connoissance du vice, & la premiere idée à ceux qui y apportent la simplicité de l’innocence. Heureuse ignorance, vous n’y rendrez plus étranger, & les rafinemens à ceux qui n’en avoient encore que l’ébauche. Heureuse inexpérience, vous n’y rendrez plus inhabile, & les retours de ces pensées lorsqu’elles commençoient à s’effacer ou à s’affoiblir. Heureux oubli, vous n’y rendrez plus indifférent ; quel funeste levain, & qu’il va fermenter ! quel germe fécond, & qu’il va porter des fruits, & quels fruits ! 2.° On en montre l’objet ; peintures, décorations, parures, nudités, personnes répandues sur le théatre & dans les loges, tout étale la volupté. Les deux sexes y paroissent toujours ensemble ; leur mélange, {p. 12}leurs allures, leurs discours, leurs gestes, quels tableaux ! qui les voit impunément ! Ut vidi ut perii, ut me malus abstulit error ! 3.° On en inspire le goût en présentant ces objets ornés de tous les agrémens dont ils sont susceptibles, louant, ou plutôt adorant leurs graces, faisant consister le souverain bonheur à les posséder. Les traits si perçans du vice ont-ils besoin d’être aiguisés ? une vertu rigide est à peine un bouclier qui les pare ; comment les repousser quand on s’y livre ? 4.° On enseigne le grand art d’y réussir ; ruses, fourberies, artifices, intrigues, intriguans & confidens de toute espèce, le théatre est un arsenal où l’on trouve toute sorte d’armes, une académie où on apprend tous les exercices ; qu’on en revient délié & aguerri ! que de victoires sur l’innocence on va remporter ! 5.° On y est enhardi à tout commettre ; on rassure par les exemples, on affermit par la doctrine, on encourage par le ridicule donné à la vertu & les éloges prodigués au vice, on invite par le succès tôt ou tard favorable à l’amour malgré les obstacles, & que les coulisses ne sont pas long-temps attendre ; quelle modestie tiendra contre tant de batteries ! 6.° On retient dans le désordre ; l’esprit rempli de ces idées, l’imagination pleine de ces images, le cœur pénétré de ces sentimens, on porte par tout le théatre, on y pense le jour, on y rêve la nuit, on en respire l’air, on en entend les chants, on en voit les danses : cette habitude se forme & se perpétue ; qui se corrige ? Tous les pieges réunis, tous les ennemis rassemblés, laissent-ils douter d’une défaite déjà toute faite, puisqu’elle plaît ? Tout combat dans le lieu des passions ; qui en obtiendra le prix, ou plutôt qui n’en sera pas la proie ? En croira-t-on Voltaire, dans son Epître à la le Couvreur ?
Ce petit Dieu, de son aîle légère,{p. 13}Un arc en main, parcouroit l’autre jourTous les recoins de votre sanctuaire ;Car le théatre appartient à l’amour,Tous ses Héros sont enfans de Cythère.
Combien d’autres dangers pour la pureté, que la saine morale oblige de fuir avec le plus grand soin, sont ici rassemblés pour être l’appui du théatre ! 1.° L’oisiveté. Elle précipite dans les plus grands vices ; son danger a passé en proverbe. En est-il de plus dangereuse que de perdre quatre à cinq heures par jour, & presque la moitié de la vie, tout occupé de bagatelles & de galanteries ? Tout se ressent de cette oisiveté : famille, devoir, affaires, emploi, exercices de piété, tout en souffre. Il est vrai que bien des gens seroient également oisifs, quand il n’y auroit pas de spectacle. Le spectacle ne les corrige pas, & le nombre en est bien plus grand, en les habituant à une vie frivole. Il en rend une infinité qui ne le seroient pas, & en répand le goût dans le monde sur ceux-mêmes qui n’y vont pas. 2.° La compagnie. Elle est certainement mauvaise au spectacle. C’est pourtant le beau monde. A la bonne heure ; mais ce qu’on appelle beau monde n’est-ce pas aux yeux de la piété la plus mauvaise compagnie ? S’il s’y trouve quelquefois par hasard une personne vertueuse qui ne connoisse pas ce climat brûlant, elle s’en ressentira dès qu’elle l’aura connu. 3.° Les romans. La plûpart des pieces en sont tirées, & chaque piece en est un : sujet, récit, conversation, intrigue, dénouement, c’est un roman en action mille fois plus dangereux qu’un roman en récit. 4.° Les chansons, les discours licentieux. Toujours galans & passionnés, souvent très-libres, voix les plus efféminées, chant le plus tendre, tout retient, tout chante ces vaudevilles, ces ariettes, ces récits. Quelques Auteurs ont transformé ces chansons en {p. 14}cantiques par des paroles saintes. Mais des cantiques sur le théatre ! que dit-on ? quels sentimens débite-t-on ? quelles idées donne-t-on ? Pour un trait de morale froidement débité par quelque Acteur subalterne, souvent ridicule, quelle liberté de tout dire ! la piété connoît-elle le langage qu’on y tient ? 5.° Mauvais exemples. On n’y en voit point d’autres, indécence, dissipation, folle joie, ris immodéré, mollesse, amour du monde, médisance, mensonge, luxe, fourberie. Quelle vertu chrétienne ose s’y montrer ? quel acte de religion oseroit-on y faire ? Quelle facilité de les imiter, multipliés de tous côtés, étalés avec avantage, offerts avec empressement, loués à l’excès, goûtés avec transport, invitant, pressant avec une sorte de violence ! De là quelle chaîne de respect humain, quel poids de l’habitude, quel torrent de la mode ! Il n’en faut pas tant pour terrasser le plus intrépide ; un enfant, une fille, un mondain, se défendront-ils ? ils veulent être vaincus, ils le sont d’avance.
Il semble que Salomon dans ses Proverbes ait eu en vue les Actrices sous le nom de femmes étrangères, dont il recommande en divers endroits de fuir avec soin le commerce ; les fréquenter, les voir même, est un danger extrême. Rien de plus doux que ses discours & le son de sa voix : Blanda mollit sermones suos. Elle a abandonné ses parens & ses maîtres. La plûpart en effet sont des femmes sans aveu qui ont quitté leur famille. Sa maison est le chemin de la mort, & sa conduite la voie de l’enfer ; tous ceux qui s’y sont une fois engagés, n’en reviennent plus : Qui ingrediuntur ad eam non revertentur. Gardez-vous d’avoir du goût pour ces beautés séduisantes, & de vous laisser surprendre aux charmes séduisans de leurs attitudes & de leurs gestes : Ne capiaris nutibus ejus. 6. 24. Le plaisir que vous y goûterez, ne vaut pas un morceau {p. 15}de pain : Prætium vix unius panis. La voilà qui regarde par les coulisses : Per cancellos prospexi. 7. 5. J’ai vu ce jeune homme au spectacle, je vais au-devant de lui avec la parure d’une Actrice, occurrit ei ornatu meretricio, femme volage, babillarde, inquiette, qui ne peut se tenir sur ses pieds : Venez, je vous cherche, je vous prépare mille délices, je suis toute parfumée d’ambre & de bergamote, ma chambre est délicieusement meublée, mon lit est jonché de fleurs, je suis libre & seule chez moi : Intenui lectulum meum, sttravi tapedibus. Qu’arrivera-t-il ? vous verrez ces femmes, & votre cœur sera corrompu, vous serez comme un Pilote endormi qui en pleine mer a perdu le gouvernail : Amisso clavo in medio mari. Votre ivresse sera si profonde que vous ne sentirez ni la violence qu’on vous fera, ni les coups qu’on vous donnera : Verberabunt, & non senties. 23. 33.
Les Sages du monde, jusqu’aux Poëtes, tiennent le même langage : témoins ces fameux vers de Boileau que tout le monde sait, parce qu’ils disent exactement la vérité. Sat. 10.
Par toi-même bien-tôt conduite à l’opéra,De quel œil penses-tu que ta Sainte verraD’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,Ces danses, ces Héros à voix luxurieuse,Entendra ces discours sur l’amour seuls roulans,Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands,Saura d’eux qu’à l’amour, comme à son Dieu suprême,On doit immoler tout jusqu’à la vertu même ;Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer,Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer,Et tous ces lieux communs de morale lubriqueQue Lully réchauffa des sons de sa musique.Mais de quels mouvemens dans son cœur excitésSentira-t-elle alors tous ses sens agités ?{p. 16}Je ne te réponds pas qu’au retour moins timide,Digne écoliere enfin d’Angélique & d’Armide,Elle n’aille à l’instant, pleine de ces doux sons,Avec quelque Médor pratiquer ces leçons.
L’Abbé de Villiers, Liv. 2. Ep. 2. dit : Ici tout se termine au criminel amour, à l’art de séduire une fille, & de tromper un père de famille. Moquons-nous de Boileau, laissons-le dire (S. Mard, sur l’opéra). Il est vrai qu’au spectacle les préceptes sont un peu gaillards, & que tout considéré, il vaudroit mieux n’y pas aller ; mais nous sommes des malades à la foiblesse desquels il faut se prêter sans raisonner. Que penser de cette morale & de cette raison de tolérance ! quelle idée du spectacle ! Une preuve évidente que le théatre & tout ce qui le compose, déclamation, danse, geste, chant, parure, &c. excitent les passions les plus vives, & plus même que la beauté, c’est qu’on voit entretenues avec profusion, aimées avec fureur, des Actrices, des danseuses, des chanteuses d’une beauté très-médiocre, d’un esprit très-mince, souvent laides & sottes, qu’on ne daigneroit pas regarder, à qui le théatre prête des charmes.
Dorat, Matiere théatrale, Chant 2. (c’est à peu près comme les Médecins qui font des traités de la matiere médicale), Portrait du bouffon Preville : Il reçut le grelot des mains de la folie. Pour justifier les folies de ce Tabarin, il ajoûte ce bel axiome : Qui fait rire son siecle en doit être adoré. Voici une leçon dictée par la chasteté & la fidélité : Instruisez-vous des soins, des égards que mérite la femme que l’on prend, & celle que l’on quitte. L’éloge de Baron, Acteur célèbre dans les rôles de Prince, porte : Il conservoit son rang aux pieds de ses Maîtresses, & se donnoit les airs de tromper les Duchesses. Est-ce faire aussi l’éloge des Duchesses ? Voici celui de l’ivrogne Bellecour : {p. 17}Soit que sortant de table, encor tout délabré, d’un essain de buveurs il revint entouré balbutier des leçons de sagesse. Tout l’ouvrage n’est que la peinture & l’éloge de l’amour, une suite de portraits des Actrices présentés dans le jour le plus séduisant, élevées jusqu’au ciel par leurs charmes, immortalisées parce qu’elles savent inspirer la passion ; c’est le sublime, la vraie gloire, le plus beau talent, le plus doux moment de la vie : Qui voit poindre le jour de l’immortalité. Les théatres de société multipliés à l’infini, les passions des Acteurs & des Actrices (c’est-à-dire des enfans de famille qui jouent) ; très-applaudies, satisfaites décemment, parce qu’elles sont couvertes du voile du rôle (jolie décence !), & la décence même applaudit à l’amour. Tout l’ouvrage est sur ce ton d’autant plus dangereux qu’il est rendu en vers coulans, ingénieux, variés, &c.
L’Histoire du Mogol du P. Catrou, parle en plusieurs endroits du théatre, établi en plusieurs endroits de ce grand Empire, sur-tout dans le serrail de l’Empereur. La comédie, dit-il, est très-ancienne aux Indes, elle brilloit dans le serrail du Mogol dès le commencement du seizieme siecle, long-temps avant les Corneilles & les Molieres. Les Princes les plus débauchés en faisoient leurs délices, & les femmes se servoient de ce moyen pour les amollir de plus en plus. La Sultane favorite de Jean Quir lui donnoit la comédie mêlée de danses où l’on représentoit des actions par des postures (des pantomimes). Part. 1. pag. 125. Les Indiens y excellent. Elle étoit suivie d’un bain dans l’eau rose, dont elle remplissoit un petit canal, autour duquel elle se promenoit avec le Prince. Elle épuisa toutes les roses du pays, où ces fleurs sont très-communes. Schajahan son successeur, aussi débauché que son pere, perdit son humeur guerriere, qui lui avoit {p. 18}acquis beaucoup de gloire, dans la musique, la danse, la comédie. Ces amusemens étoient devenus pour lui des affaires plus importantes que l’administration de la justice, & le gouvernement de l’Etat ; ils avoient leurs temps marqués, & remplissoient toutes les heures de la journée. Les farces les plus boussonnes étoient le plus de son goût. Personne n’eut plus de part à sa faveur qu’un Poëte dont l’imagination féconde en inventoit de nouvelles, & les varioit à l’infini. P. 159. Il fit bâtir pour une danseuse une galerie superbe, tapissée de diamans (ils sont fort communs aux Indes), où sur la muraille serpentoit une vigne dont le seps étoit composé d’agathes, les feuilles d’éméraudes, les raisins de rubis artistement arrangés. Lag. 161. On croit voir un palais de fées. L’opéra n’en est-il pas un ? n’y tâche-t-on pas d’en imiter l’enchantement ? Les Actrices, les Figurantes ne sont malheureusement que trop habiles magiciennes pour ensorceler les spectateurs.
Cependant, continue l’Auteur, on méprise infiniment aux Indes les Comédiens, Musiciens, Danseurs, quoiqu’on s’en amuse, ce sont des troupes d’esclaves vendus au public, on va chez eux, on les fait venir chez soi pour son argent, comme on méprise les femmes publiques dont on se sert : & que sont en effet toutes ces femmes, que des personnes publiques ? C’est une injure atroce d’appeler quelqu’un Musicien, Comédien. Le fils aîné du Mogol, son successeur désigné, fut privé de la couronne & de la vie par le secours d’un des plus grands Capitaines qu’il avoit par mépris traité de Musicien, & qui par vengeance se donna à son frère cadet.
Celui-ci, qui s’étoit monté sur le ton de la dévotion, ne crut pas pouvoir mieux la montrer qu’en se déclarant contre le théatre & ses appartenances {p. 19}(p. 2. pag. 56.). Les Musiciens & les Danseurs composoient des corps scandaleux, qui partagés par troupes menoient une vie licentieuse, peu conforme aux maximes austères d’Orangzeb. Il proscrivit la musique par un édit. Ses Officiers avoient ordre d’entrer par-tout où ils entendoient des concerts, de dissiper les Chantres, de brûler leurs instrumens. On ne peut croire quelle destruction il s’en fit dans tout l’Indostan. La passion que les Mahométans & les Chrétiens ont également pour la musique, avoit multiplié à l’infini les Musiciens. Les Danseuses étoient encore un objet de zèle & un sujet de réforme ; le dernier Empereur, qui les aimoit avec passion, en avoit rempli sa cour. Un édit d’Orangzeb les obligea de choisir le mariage ou l’exil. Ces filles libertines demeuroient par troupes en de grands palais qui furent bien-tôt détruits ; les unes se marierent, d’autres se répandirent dans les provinces, plusieurs continuerent en secret leur ancienne profession.
Les Musiciennes se servirent d’un artifice. Un jour que l’Empereur alloit à la Mosquée, elles s’assemblerent sur son passage au nombre de plus de six mille ; elles marchoient à la file, suivant une biere, qu’elles accompagnoient de leurs larmes & de leurs cris. On auroit cru voir les obseques d’un grand Seigneur. Orangzeb fut témoin de la cérémonie, & entendit leurs cris. Il détacha un Officier pour en savoir la cause : On célèbre, lui dit-on, les funerailles de la musique, que vos ordres ont mise à mort ; & les cris que vous entendez, sont ceux de ses enfans, qui la pleurent. Le Prince eut bien de la peine à s’empêcher de rire ; J’approuve leur piété, dit-il avec un sérieux forcé, qu’ils enterrent si bien leur mère, qu’elle ne paroisse jamais plus. Je ne sais si les Ursulines de M… avoient lu ce trait d’histoire ; elles en firent un semblable. On devoit représenter dans leur Couvent {p. 20}la Zaïre de Voltaire, les rôles étoient appris, les Actrices exercées, les habits préparés, la ville invitée, lorsque l’Evêque, Prélat rempli de religion, & de la plus grande régularité, en fut instruit, & défendit de la représenter. Ce fut un coup de foudre. Toute la ville eut beau solliciter, il fut inflexible, Zaïre ne fut point représentée. Quelque temps après ce Prélat alla visiter les classes, selon sa coutume, pour examiner & récompenser les enfans ; il fut fort étonné de voir toutes les filles habillées de noir, il en demanda la raison : Monseigneur, lui dit-on, Zaïre est morte, nous en portons le deuil. On pense en Europe comme aux Indes : les mœurs des François ressemblent fort à celles des Mogols ; on voit chaque année dans toutes le villes, le jour des Cendres, un convoi grotesque qui va enterrer Carnaval.
Dans la description du Serrail du Mogol le P. Catrou (p. 1. pag. 245.) distingue divers ordres de femmes qui le composent. Les Musiciennes, les Danseuses font un ordre à part, elles sont divisées par bandes, chaque troupe a sa maîtresse pour le chant & pour la danse. La pension de ces Intendantes de musique est égale à celle des Dames du Palais. Leur emploi est de régler les concerts, d’apprendre à leurs élèves à jouer des instrumens, & fournir de nouveaux airs aux Reines & aux Princesses, car chacune à sa troupe. Tous ces chœurs se réunissent à certains jours pour chanter les louanges de l’Empereur. On ne lui épargne point les flatteries. Quand il marche, dit-on, les quatre éléphans qui soutiennent la terre (comme Atlas) sont affaissés (tant il est pesant). Le soleil lui sert de coussin pour reposer la tête (il doit avoir grand chaud). La lune est son étrier quand il monte à cheval (& comme il faut deux étriers, Saturne ou Jupiter est le second). Les {p. 21}prologues des opéras de Quinaut en faveur de Louis XIV sont dans ce goût ; ils ne sont que plus ridicules chez une nation chrétienne & philosophe. L’Empereur leur donne des noms brillans ou tendres pour exprimer leurs talens, sous lesquels elles sont connues (combien de nos Actrices en ont aussi !). Leur grand mérite est d’imaginer des divertissemens, des spectacles comiques, où elles excellent. L’Empereur en est si épris, qu’une piece bien jouée a souvent valu aux Actrices une place parmi les Reines. Si Arlequin étoit au Mogol, comme dans l’empire de la Lune, il diroit c’est tout comme ici.
Grigri, petit Roman de Cahusac., où parmi bien des indécences, on trouve de jolis portraits, des traits ingénieux, & des vérités, parlant de l’amour de théatre, prouve dans un chapitre exprès, qu’au spectacle il n’y a ni ne peut jamais y avoir un véritable amour, mais galanterie & débauche. 1.° On n’y cherche qu’à plaire, ce qui émousse le sentiment. 2.° On n’y étale que de la volupté, ce qui la partage, & l’effet de la volupté est plus rapide. 3.° On y offre le plaisir trop rapide, ce qui l’anéantit ; la pente naturelle y mène, & la passion satisfaite, le sentiment est éteint. 4.° On en éloigne le sentiment, en montrant le sexe méprisable par mille défauts & ridicules, on l’estime moins, comment aimeroit-on ? Le moyen usité de préserver le cœur des pieges de l’amour, c’est d’élever les filles dans la plus rafinée coquetterie. L’expérience apprend que la fureur de plaire absorbe le cœur, & le rend inaccessible au sentiment. Le succès étoit tel, qu’un grand nombre de femmes avoient traîné à leur char vingt amans, aussi emportés que s’ils avoient éprouvé une véritable passion, sans que jamais l’amour eût éfleuré leur ame. Elles s’étoient enivrées de ses plaisirs, le regardant comme leur {p. 22}Dieu, & elles n’avoient jamais aimé qu’elles mêmes. Les jeunes hommes élevés de même en petits-maîtres, ne connoissent, ne cherchent que l’écorce du plaisir : aucun engagement solide formé par le rapport d’humeur & l’estime mutuelle, la vie se passe à lorgner, médire, se brouiller, se raccommoder, jouer le bonheur, &c. C’est l’opinion commune que l’amour ne doit jamais avoir des chaînes ; on n’en voit que les fleurs. Le goût de la liberté séduit tout : l’obligation de s’aimer toute la vie est un esclavage effrayant. Si par hasard on découvre quelqu’une de ces unions tendres, elle est l’objet de la plaisanterie, on en fait un spectacle comme d’un ridicule dangereux. La Cour goûta extrêmement une de ces comédies où un mari & une sotte épouse, qui s’aimoient de bonne foi, sans prendre les précautions décentes pour cacher cette foiblesse, avoient été joués ainsi qu’il est convenable. C’est le Préjugé à la mode de la Chaussée.
Nous avons parlé de l’oisiveté, comme d’un des plus grands dangers du théatre pour les bonnes mœurs ; il est un autre point de vue qui mérite beaucoup d’attention. C’est un état. L’oisiveté est sans doute un vice dans tous les lieux, tous les temps, toutes les professions ; mais en France & dans ce siecle le théatre en a fair un état. Ce n’est ni la robe, ni l’épée, ni le commerce, ni la littérature, ni un art mécanique ; ce n’est ni mariage, ni domesticité, ni autorité, ni dépendance ; cet état, inconnu à tous les peuples & à tous les siecles, consiste à n’avoir aucun état, à ne servir de rien, à n’être rien dans la société. Un amateur du spectacle est un homme sans caractère, sans fonction, sans objet, sans occupation, qui circule dans une ville, ne sachant que faire, ne prenant aucun emploi, les dédaignant tous, ne pensant point à ceux dont il peut être chargé, n’existant {p. 23}que pour voir des spectacles, en parler, y figurer, y mettant l’unique, le souverain bien. C’est un composé d’activité & de léthargie, de désœuvrement & d’embarras, auquel on attache un air d’importance & de noblesse, de satisfaction & d’aisance, un titre d’esprit & de bon goût, & de mépris pour tout le reste. Il en fourmille de tous côtés de ces êtres aussi inutiles que présomptueux, uniquement pleins de leur individu, qui pourtant parleront patriotisme, population, gouvernement, & ne sont que le terme, le centre d’eux-mêmes. L’établissement fixe du théatre est l’époque de la création de ce nouveau genre de citoyens. En répandant par-tout le goût de la friuolité, fournissant un continuel amusement, érigeant la volupté en art, livrant les objets des passions & les enflammant, rendant la jouissance commune & facile par des invitations régulieres & un cercle journalier d’occupations variées & agréables, une matiere inépuisable de conversations, une source intarissable d’images, de lectures, de pensées, il donne un corps à l’oisiveté, un état à la frivolité, une consistance à la mollesse. Les plaisirs dispersé çà & là ne sont que des matériaux épars, que le hasard fait goûter un moment, qui n’ont ni enchaînement ni durée ; le théatre les ramasse, les lie, les assortit, en fait un bâtiment régulier, ouvert à tous, invite tout le monde à s’y établir, & y en entraîne un grand nombre.
Quels noms brillans & tendres n’auroit pas obtenu du Mogol l’Actrice Italienne Camille, si on s’en rapporte à l’éloge qu’en fait l’Auteur du Mercure (septembre 1768), qui assurément devoit en être amoureux ! Dès l’âge de neuf ans elle fut par les graces & son expression adoptée du public, qui n’a cessé de la chérir (sans doute pour sa vertu) & ne cessera de la regreter. Ses talens ne firent qu’augmenter avec son âge. Le {p. 24}burin transmit ses graces a la postérité ; elle attira tout Paris au théatre Italien par son jeu vif & spirituel. Un volume suffiroit à peine pour recueillir tous les jolis vers qui furent inspirés par la jeune Camille, qu’ils firent connoître d’une maniere supérieure (Camille ne fut pourtant jamais une Muse ; mais Paphos vaut bien le Parnasse). Elle faisoit verser des larmes ; c’étoit le cri de la nature, l’expression des sentimens. Rappeler tous les rôles & toutes les pieces où elle faisoit les délices du public, ce seroit multiplier ses regrets. Modeste, sans ambition, sans jalousie, son caractère se peignoit sur la figure, où l’on voyoit la noblesse, la franchise, l’efprit, la gaieté, l’ame bienfaisante, le cœur tendre, &c. Quelle héroïne ! quel prodige ! quelle oraison funebre ! Voici le comble de ses vertus. Si la sensibilité lui permit quelque foiblesse (on sent ce que c’est dans une Actrice qu’une sensibilité qui permet des foiblesses ; mais quel jargon ! la sensibilité fait excuser, mais ne permet pas), elle fut les faire pardonner par la constance de son attachement (quelle morale ! la constance rend pardonnable, la prostitution seule est répréhensible) : qualité rare dans les Actrices (on le sait bien, quel éloge), où la multitude des goûts n’énerve que trop souvent la force du sentiment, en détruisant le charme de la délicatesse. Cer abandon si commun au théatre, à toute sorte de goûts, pourquoi est-il blâmable ? est-ce parce que ce sont des crimes ? Bon, des crimes ! on s’embarrasse bien du crime ; c’est au contraire parce qu’il énerve la force du sentiment & détruit le charme de la délicatesse. C’est à dire parce que le plaisir est moins piquant ; car si l’on pouvoit conserver la même vivacité avec l’habitude de la débauche, la prostitution seroit sans prix. Voilà donc les vertus du théatre, voilà les sermons du Mercure. Feront-ils bien des conversions ? {p. 25}Les Académies se sont mises sur le pied de faire l’éloge de chacun de leurs membres, à leur réception & à leur mort ; ce qui nous a valu l’immense recueil d’Eloges de Fontenelle, tous remplis d’esprit & de graces, quoique plusieurs assez peu mérités. Le théatre s’est avisé d’imiter l’Académie. Il n’y a point d’Acteur & d’Actrice à qui on ne paye ce double tribut à son début & à sa mort. Le Mercure est son Secrétaire, à la vérité moins spirituel que Fontenelle, mais bien plus prodigue d’encens. Il loue tout, à chaque représentation, avec la même fadeur. On peut compter sur douze fois l’année, & souvent plusieurs fois chaque mois, ce qui dans vingt ans d’exercice fait deux cents quarante recueils d’adulation bien comptés. Au reste il suffit d’en lire un pour les savoir tous. C’est un quadre où il enchasse un nom, mais où il n’enchasse jamais la vertu.
L’amour est dans le dramatique la matiere d’un grand différent ; faut-il le mêler dans toutes les pieces ? faut-il l’en bannir ? Toutes les troupes sont si persuadées de sa nécessité, qu’elles ont toutes des Acteurs & des Actrices expressément chargés des rôles d’amoureux & d’amoureuses ; ce sont les plus importans, les plus fréquemment remplis. Toute la jeunesse des deux sexes qui vole au spectacle, en est la plus curieuse, la plus touchée. Tous les Poëtes se conforment à ce goût ; il n’y a guère que les vieux amateurs, ou quelques critiques de mauvaise humeur, ou quelques beaux esprits à paradoxes, qui osent, dit-on, prendre les armes contre l’enfant de Paphos, & le combattre jusque dans ses terres, jusque sur son trône. Je n’ai ni intérêt, ni envie, ni droit de prononcer sur ce grand procès ; je ne parle qu’en historien.
Voltaire, dont les pieces, la plûpart décentes, {p. 26}sont l’ornement du théatre, dans la lettre au P. Porée Jesuite, qui avoit été son Professeur, & qui s’applaudissoit & gémissoit d’avoir formé un tel élève, dit en parlant de l’amour dans la tragédie d’Œdipe : Il n’y a presque pas d’amour dans ma piece, & par cette raison j’eus beaucoup de peine à la faire recevoir des Comédiens, & sur-tout des Actrices ; elles se moquerent de moi quand elles n’y virent point de rôle d’amoureuse. Les Acteurs, qui étoient grands Seigneurs & petits maîtres, refuserent de la représenter. Je gâtai ma piece pour leur plaire, en l’affadissant par des sentimens de tendresse. Quand on vit un peu d’amour, on fut moins mécontent. A force de protection j’obtins qu’on la jouât. Il a gâté plusieurs de ses pieces par un si fade assaisonnement, & d’autres où il a su se mettre au-dessus des petits maîtres & des petites maîtresses, ne lui ont pas moins réussi. Ce trait ne prouve pas moins la corruption des mœurs que celle du goût du siecle & du théatre. Je suis fâché de trouver là le P. Porée, grand homme de bien, peu fait pour être consulté par Voltaire sur la nécessité des scènes amoureuses. Mais le théatre étoit le goût décidé, le foible des Jésuites (le P. Porée a composé & fait représenter bien des pieces, il est vrai, sans amour). M. Nicole, Pascal, Dugué, n’auroient eu, ni mérité la confiance de Voltaire. Arnaud moins sévère, quoique plus ardent Janséniste, se mêloit de tout, même des pieces de Racine, qu’il protégea, & réconcilia l’Auteur avec Port-Royal. Il n’approuvoit pourtant point le spectacle ; mais il étoit plus traitable sur la partie littéraire.
Le théatre François est le seul qui mette partout de l’amour. Les poëmes de Sophocle, Eschile, Euripide, n’en ont point ; on en voit peu dans les tragédies de Sénèque. Aristophane, Plaute, Térence, quoique comiques, n’en ont {p. 27}presque pas ; on n’y voit que des esclaves ou des femmes publiques, objets des poursuites d’un libertin. C’est moins amour que débauche. En ce sens les farces du théatre Italien, plusieurs de celles de Moliere, les parades, &c. n’en ont point ; ce n’est par-tout que libertinage. Les Anglois & les Allemands n’en font que rire. L’Espagnol avec ses langueurs & ses serénades, fait bâiller & dormir. En France, où on ne se contente pas de prendre & de dire les choses comme elles sont, mais où l’on canonise ses goûts pour s’en faire un mérite, on a imaginé un systême d’amour, qui, dit on, n’est point un libertinage, qu’on érige presque en vertu, & dont on veut que la scène ne puisse se passer. Cette double chimère de la nature & du besoin de l’amour a été combattue par divers Auteurs. L’introduction de la galanterie dans les tragédies, dit Rousseau dans ses Lettres, en ôte toute la majesté. J’appelle galanterie cette passion comique & libertine qu’on baptise du nom d’amour (cette expression triviale est ici bien indécente, le baptême de la galanterie). Le Franc, des Fontaines, les Journaux littéraires s’en sont plaints, & ont fait des réflexions judicieuses sur ce mauvais usage. Racine dans Esther & Athalie, Voltaire dans Brutus, se sont passés d’amour, & n’en sont pas moins estimés. Mais la mode & le goût ont prévalu, l’amour n’en exerce pas moins son empire.
La loi gênante de loger un si mauvais hôte, dont on devroit secouer le joug, dégénère en fadeur & platitude. Rien de plus ennuyeux que des discours galans sans obscénité ; l’esprit ni la passion ne peuvent s’y satisfaire ; toujours mêmes images, mêmes sentimens, mêmes mots, feux, flammes, chaînes, soupirs, adorations, lys & roses, &c. Cent volumes de galanterie ne feroient pas un livre médiocre ; les mêmes choses y sont {p. 28}ressassés, ce n’est qu’un jeu de dames, de des ou de cartes, qu’on ne fait que mêler & démêler, toujours mêmes figures, même marche à droit ou à gauche. Le principe d’un goût si général & si mauvais, n’est que le vice, les appuis, la coutume & la facilité. La facilité invite le Poëte, la coutume enchaîne le public, le vice entraîne l’Acteur & le spectateur. La corruption du cœur égare & aveugle tous les trois ; chacun s’y satisfait en se repaissant de ce qui le flatte. On est monté sur ce ton en France, on se pique de galanterie, c’est-à-dire on aime les femmes, on veut les séduire & se vanter de ses bonnes fortunes. Tout s’en occupe, on les met par-tout. Elles n’aiment pas moins les hommes, ne leur tendent pas moins de pièges, triomphent des passions qu’elles inspirent, veulent être de tout. Au reste c’est le sujet le plus facile à traiter, où le succès est le plus sûr & le plus agréable. Les applaudissemens & les faveurs flattent à la fois la sensualité & la vanité. On n’y exige ni fécondité, ni variété, ni force ; on n’y a pas besoin de génie, l’impureté suffit, & vaut un Apollon. Une infinité de romans, de poësies, d’historiettes de toute espèce, sont une mine inépuisable. Ce jargon est d’abord appris, tout le monde le sait, il ne faut que savoir répéter, la passion est si féconde, le cœur fait si volontiers tous les frais, il est si fort d’intelligence pour applaudir, il a si peu besoin de l’esprit, & s’il le faut, il en donne. Le berger, l’artisan, la soubrette ne tarissent point. Ce talent, s’il peut être appelé talent, est un bien mince mérite ; mais il plaît, que faut-il de plus ?
Le Dictionnaire des Arrêts (v. récusation, n. 11.) rapporte une grande affaire entre un Abbé Commandataire & le Prieur de ses Religieux. On accusoit le Prieur, à qui on avoit donné une {p. 29}grande somme pour réparer les bâtimens, & qui n’en avoit rien fait, d’être dissipateur & peu régulier. En voici, disoit l’Avocat, une preuve que je voudrois pouvoir dissimuler ; sa bibliothèque est composée des Œuvres de Corneille, Moliere, Racine, du Théatre Italien ; le Théatre y est complet, &c. L’Avocat du Prieur ne contestoit pas la force de cette preuve, il se retranchoit à dire qu’un Religieux ennemi du Prieur, & gagné par sa Partie, l’avoit trahi, & furtivement mis tous ces mauvais livres dans son cabinet. Tant il étoit reconnu de part & d’autre que l’amour du théatre supposoit la plus grande dissipation.
CHAPITRE II.
De la Danse. §
Il s’est formé de toutes parts en France une multitude d’académies de toute espèce, la langue Françoise, les arts, les sciences, médailles, inscriptions, belles-lettres, architecture, sculpture, peinture, agriculture, art de monter à cheval & de dresser les chevaux, &c. On en a établi pour tout, jusqu’à la musique & à la danse. Du moins ces Académies ont un objet utile ; mais qui se seroit attendu qu’on érigeroit des corps académiques pour apprendre à danser & à dire des chansons, objets les plus frivoles, de pur amusement, d’ailleurs très-dangereux pour les mœurs, & par eux-mêmes, & par les agrémens qu’il donnent au théatre, l’école publique la plus pernicieuse du vice ? Il s’est aussi formé une Académie de parure. Un Coëffeur de Paris, Baigneur des Dames, a fait annoncer dans les Gazettes qu’il a fondé chez lui, outre un riche magasin de toute sorte de coëffures, une vraie {p. 30}Académie de toilette, où il y a trois Professeuses de coëffure, la plus belle, la médiocre, la commune, qui en donnent des leçons, en font des expériences (& y mêlent de pieux sermons aux femmes en les coëffant). On y instruit encore les Baigneurs & les Baigneuses ; on monte d’une classe à l’autre, on y prend des dégrés, jusqu’au doctorat, comme à l’Université. Ce n’est point une plaisanterie, c’est un fait connu de tout Paris. L’Académie de musique n’est autre chose que l’opéra, qui s’est donné ce nom brillant, & par là un air scientifique. L’académie de danse fut établie en 1661, par lettres patentes bien & duement enregistrées, le nombre des Académiciens est fixé à treize, ils ont le privilège exclusif de montrer à danser par eux-mêmes ou par leurs associés honoraires, droit de committimus & autres privilèges accordés aux Officiers commensaux de la Maison du Roi.
Je m’étonne que le corps de la comédie Françoise, & après lui les Italiens, les théatres de province, les théatres de société, & le corps des Maîtres à danser, ne se soient aussi décorés du nom d’Académie dramatique, Académie de Thalie, de Terpsichore, &c. & n’aient à leur suite, aussi-bien que l’opéra qu’ils valent bien, un corps de danseurs en titre. Ils ont quelque chose d’équivalent, peut-être mieux. En 1758 on établit un prix dramatique, à l’imitation des prix académiques, pour la piece de théatre que le public auroit jugé la meilleure. Ce prix est une médaille d’or du grand module, le type représente le buste du Roi, avec la légende Artium parens. On lit dans l’exerque ces mots : Dramatis præmium instit. ann. 1758. Sur le revers Apollon tenant une couronne de laurier d’une main, & un rouleau de l’autre, où sont écrits ces trois noms, Corneille, Racine, Moliere, & au-tour de la {p. 31}médaille, Et qui pascuntur ab illis. Virgil. Peu de temps après ils se mirent noblement sur le pied des maisons de Prince, ce que n’ont pas les Académies. Chaque théatre a son conseil bien pensionné, sans compter l’entrée gratuite au spectacle, & le revenant bon des faveurs des Actrices. Ce conseil est composé de trois Avocats au Parlement, un au Conseil, un Procureur au Parlement, un au Châtelet, un Commissaire & un Notaire, qui s’assemblent régulierement pour traiter des affaires graves & importantes du corps. Les Actionnaires de … n’ont point de conseil établi, plusieurs sont dans les charges, & n’en ont pas besoin. Les Comédiens François crurent avoir trouvé le moment favorable, & présentèrent au Roi une requête tendante à obtenir l’état de citoyen, & à faire confirmer les lettres patentes de Louis XIII, qu’ils disoient le leur avoir accordé. Cette affaire de la derniere importance fut portée au Conseil des Dépêches ; on se moqua d’eux, on répondit que les lettres patentes n’ayant point été abrogées, ils pouvoient les faire réimprimer. Elles n’ont jamais été enregistrées depuis plus d’un siecle, elles sont devenues caduques, elles ne donnent rien en effet, pourquoi en demander le renouvellement, si elles existent ? il n’y a qu’à en user.
Ce goût d’Académie de Terpsichore a passé le Rhin. Fréron (Lett. 8. 1762.) nous apprend qu’un nommé Bouqueton, nom François, a fondé à Manheim, sous les yeux de l’Electeur Palatin, une Académie de danse, comme celle de Paris, où la protection & les présens, dit-il, n’ont aucun crédit (ce Mattre à danser est un vrai phénomène). Son Académie est composée de soixante jeunes figurans & figurantes, les mieux faits qu’il peut trouver, & sans doute les plus chastes, dont l’assemblage dans la même salle, & les danses {p. 32}continuelles, ne sauroient éfleurer l’inaltérable innocence. Les ballets de ce savant & pieux Maître sont des sermons très instructifs. L’histoire & la fable y sont toutes rournées du côté de la morale. Ce sont des pantomimes, des représentations vives de toutes les vertus. C’est Télémaque fuyant Eucharis & l’isle de Calipso, jeté dans la mer par Mentor, &c. Et pour faire mieux goûter cette morale, les mouvemens pittoresques, les gestes expressifs, les attitudes vraies & naturelles des plus jolies danseuses, forment les tableaux les plus attendrissans. Que de conversions doivent opérer ces charmantes prédicatrices ! quelle dévotion elles doivent inspirer au Maître & aux élèves, qui par dévotion encore imitent en cadence par symmétrie, ces gestes, ces attitudes, ces mouvemens célestes ! Ovide, qui n’étoit pas tout-à-fait si dévot que l’ex-Jesuite, pensoit plus grossierement : Enervant animos Citharæ cantusque lyrœque, & vox & numeris brachia mota suis. de Remed. Amor. où pour un remède à l’amour il exhorte de fuir la danse & les danseuses.
La danse est un art véritable, il mérite des académies, aussi-bien que les autres exercices du corps, l’art de monter à cheval, de faire des armes, de jouer des instrumens ; il n’est malheureusement que trop agréable & une source intarissable de péchés. Il faut d’abord former les pas, & ils sont sans nombre, régler les attitudes du corps, les gestes, les regards ; cela seul feroit un art. Pour des figures, la multitude en est infinie ; symmétriser les figures, & entr’elles & avec leurs correspondantes, quand plusieurs personnes dansent ensemble, quel labyrinthe ! mêler & combiner tontes ces choses pour en faire un tableau, exprimer une passion & peindre un caractère, représenter l’agitation du public à l’occasion d’un évenement qui l’intéresse, assortir tous les traits {p. 33}qui caractérisent le personnage, la profession, la passion, l’événement, jusqu’aux habits & au costume, chacun à sa place propre & ses attributs, & s’en servit avec grace, le Matelot a la rame, le Soldat son épée, le Berger sa houlette, le Roi son sceptre, la Furie ses torches. Il seroit ridicule de faire danser un paysan en habit de Magistrat, une danse gaie en habit de furies, un Turc en habit de François, un Romain sous l’habit d’un Italien. Tout cela doit suivre la mesure, agir en cadence, entrer dans le goût, le mouvement d’un air, avec l’oreille la plus exacte & la plus prompte. De là un nombre infini de danses, pour toutes les passions, l’amour, la tendresse, la colère, la fureur, la joie, la tristesse, le désespoir ; pour toutes les nations, Turcs, Chinois, Sauvages, Maures, Indiens ; pour tous les états, les sexes, les âges, les enfans, les vieillards, les femmes, Soldats, Matelots, Esclaves, Bergers. Danses nobles pour les grands ; grossieres, pour le peuple ; vives, légères pour la jeunesse. Danses pour les cieux, des Dieux, des Héros, des Génies, des Fées ; pour les enfers, Démons, Furies, Magiciens. Les anciens avoient leurs Pyrhiques, leurs Saliens, leurs Corybantes, ils leur attribuoient des miracles, qui ne sont pas sans vrai-semblance ; car il est vrai que la danse affecte infiniment, & produit toute sorte de mouvemens dans l’ame.
Je ne pense pas que la danse parmi nous, quelque parfaite qu’elle fût, excitât les passions violente qu’elle excitoit, aussi-bien que la musique, chez les Grecs & les Romains, où en voyant les Furies, les Soldats, Ajax, Hercule en fureur, on couroit aux armes, on poussoit des cris, la multitude fuyoit, les femmes accouchoient au théatre. Notre caractère est plus doux & plus modéré ; le gouvernement plus absolu contient {p. 34}bien mieux les hommes ; la politesse, la religion les adoucissent, l’habitude affoiblit l’impression. Mais pour les passions molles & voluptueuses, où l’ame se livre aux funestes délices de l’impureté, à la dissipation, à la frivolité, perd la pudeur, la religion, la charité, il n’est pas douteux que le théatre & la danse, analogues au caractère nationnal, montés sur ce ton, établis & entretenus dans ces vues, par des personnes plongées dans le désordre, exercées à exciter les passions, les peignant, les embellissant, les réalisant, étalant, offrant l’objet avec toutes ses graces au premier qui en veut, se piquant, se faisant gloire de produire ces malheureux effets, il n’est pas douteux que le théatre & la danse théatrale ne fassent dans tous les cœurs les plus grands ravages.
On a trouvé le moyen d’écrire cet immense détail, & ces règles innombrables. Les livres de Choregraphie ou d’Orcherographie, comme on les a quelquefois appelés, à la faveur de quelques lignes, tracent les pas, les gestes, les figures, comme on marque les tons, les demi-tons, jusqu’aux soupirs dans la musique. On a disputé sur l’inventeur de ces caractères. L’affaire fut plaidée au Parlement de Paris. Beauchamps obtint un arrêt qui lui assuroit la gloire de l’invention. On peut y appliquer ces vers célèbres de Brebœuf : De là nous est venu cet art ingénieux d’écrire tous les pas & de danser aux yeux, donner du mouvement & du corps aux figures (ou sur la musique), d’écrire tous les tons & de chanter aux yeux. Mais cet art est assurément bien frivole : Turpe est difficiles habere nugas. Tel est l’ouvrage très-superficiel de Cahusac sur la danse ; c’est un recueil de traits, d’anecdores amusantes sur la danse, où quelquefois même oubliant la décence & les égards dus aux choses saintes, il les tourne en ridicule, {p. 35}comme quand il fait donner un bal à Philippe II par le Concile de Trente, & le Legat du Pape qui y présidoit en fait l’ouverture.
Cet art n’est pas seulement frivole, il est extrêmement dangereux. 1.° C’est une déclamation, un langage très-énergique, très-animé, très-insinuant. Si donc on l’emploie pour peindre, pour inspirer la passion, combien n’est-il pas dangereux ? 2.° C’est un étalage du corps humain dans tous les points de vue. Si donc la danse l’expose sous un aspect séduisant, est-elle innocente, laisse-t-elle innocent ? Telle est la danse théatrale, c’est l’art porté à la perfection ; elle étale, toutes les graces du corps, elle peint toutes les passions du cœur, elle parle tout le langage de l’amour ; chaque danse est une scène pantomime qui dit tout ce qu’on veut, c’est une sorte de toilette où l’on se montre dans le jour le plus favorable. Si à tout cela on joint la musique, les décorations, les paroles, autre sorte de tableau qui fait corps avec la danse, est-il de feu criminel qu’elle ne puisse & ne doive allumer ? La nature même rend maître & grand maître dans l’art de peindre par la danse. Les Sauvages savent y représenter tous les progrès de leurs amours, & toutes les opérations de leurs guerres, la découverte de l’ennemi, l’approche du camp, le combat, la victoire. Les Nègres de la Guinée, les plus stupides des hommes, ont inventé des danses les plus expressives, entr’autres une appelée Kalenda, où par les gestes les plus lubriques ils représentent toutes les infamies de la volupté. Leurs maîtres Chrétiens n’ont pu réussir à l’abolir. Parmi nous le théatre semble l’avoir adoptée. Un Pantomime (Mercur. décembre 1766) peint une chasse de Faunes contre les Nymphes de Diane, que poursuit l’audace de ces Faunes. D’Auberval & la Dallard y exécutent si parfaitement un pas de deux, figurant le tendre {p. 36}empressement d’un Faune pour une Nymphe afflgée du penchant qui l’entraîne, résistant à ce penchant, fuyant celui qui en est l’objet, lui résistant d’abord avec fermeté, cédant enfin à l’un & à l’autre (quel édifiant tableau !). Tout cela est rendu avec tant d’énergie, & par des personnes si supérieures, qu’il est perpétuellement applaudi. On est forcé de faire grace au peu de décence (au scandale) de voir toute cette action (ce crime) se passer en présence des autres Nymphes (& du parterre) & des autres Chasseurs, spectateurs attentifs de l’événement. Les Payens faisoient-ils rien de plus ? Et la danse est chaste ! & le théatre est épuré !
Le grand art de la coquetterie est sur-tout d’exposer aux yeux toutes les graces du corps dans le jour le plus favorable, par le choix, la variété, l’harmonie des situations, des attitudes, des gestes, des couleurs, des jours, des habits, de toute la parure. Voilà ce qu’on essaie de mille manieres, ce qu’on étudie devant un miroir, ce que font ces innombrables artisans occupés à l’ornement du corps, plus nombreux peut-être que pour les besoins de la vie. Quelque variété, quelque activité qu’y jette le désir de plaire, tout cela est borné dans la société, assez lent & assez uniforme ; l’effet dépend beaucoup du hasard. On passeroit pour fou, si pour se déployer dans toutes les faces on alloit, venoit, revenoit, couroit, s’agitoit, se tournoit, cabrioloit, traçoit des figures, diversifioit, compassoit, multiplioit les mouvemens, suivoit une cadence réguliere & harmonieuses. Que de graces perdues par un peu d’inaction & cette fade décence qui supprime tant d’heureuses situations ! Voilà ce que fait la danse ; elle ramasse tout, fait tout valoir ; c’est la coquetterie parfaite. Bien plus, dans la société, quoiqu’on puisse être en contraste avec d’autres, plus {p. 37}ou moins belle, & gagner dans la comparaison, dans la société on ne figure proprement avec personne ; mais dans la danse théatrale on est plusieurs ensemble qui se cherchant, se fuyant, s’entrelassant, symmétrisant, étalant à la fois plusieurs corps avec leurs beautés, se donnent un jour mutuel par leur opposition ou leur rapport, & les font circuler rapidement. Chacun en passant lance son trait, & enfonce profondément celui des autres ; c’est un corps d’armée qui agit à la fois sur le cœur, que de blessures ! quelle ivresse ! quel transport ! Et pour y mettre le comble, ajoutez aux agrémens naturels du corps exposés, comme un Marchand étale sa marchandise, l’art de la parure la plus recherchée, l’indécence des nudités les plus dangereuses, la douceur de l’harmonie la plus attendrissante, l’éclat du théatre le plus brillant, la situation passionnée où laissent les scènes qui ont précédé, & l’art des personnes les plus exercées porté au plus haut point. Il n’est pas possible que dans ce coup d’œil enchanteur, si soutenu, si répété, si bien préparé, l’homme le plus chaste, le plus indifférent, ne tombe dans le désordre.
Riccoboni, dans sa Réformation du Théatre (p. 115.), donne pour cinquieme règle & des plus importantes, de ne laisser jamais danser les femmes sur le théatre. La comédie la plus libre, dit-il, est mille fois moins dangereuse que la danse des femmes sur la scène ; j’espère que les personnes raisonnables seront de mon sentiment. Il se plaint beaucoup de l’indécence des habits, & il soutient que la décence exige que les femmes ne laissent voir précisément que leur visage & leurs mains, encore même ont-elles soin de porter des gands. C’est pourtant un Comédien célèbre, qui pendant quarante ans a fait le métier avec applaudissement, qui déclare qu’il ne parle que d’après l’expérience, & {p. 38}avoue de bonne foi qu’en montant sur la scène il a toujours gémi de son indécence & désiré de la quitter, qu’il seroit à propos qu’on supprimât tout-à-fait le théatre ; mais que ne pouvant l’espérer, il faut du moins travailler à sa réformation, qu’il juge absolument nécessaire.
Le grand art, le vrai succès, le chef-d’œuvre du théatre, est de transformer le spectateur en secret Acteur, qui joue au-dedans de lui-même les passions qu’il voit jouer. Des couleurs mortes sur un tableau, les traits inanimés d’une statue, peuvent allumer des feux dangereux, jusqu’à rendre Pigmalion amoureux d’un bloc de marbre qu’il a travaillé. Le théatre connoît & a représenté cette fable, il en sent & fait sentir la vérité & la moralité ; que sera-ce des passions réelles, des traits de flamme, des mouvemens lascifs ? En peignant si fortement, en réalisant les mêmes objets à qui la peinture & la sculpture donnent une sorte de vie, ne jetteront-ils aucune étincelle ? Les mêmes pièges tendus à la vertu se trouvent dans les décorations, la plupart très-indécentes. La toile prépare à la piece, & quelle statue est aussi séduisante qu’une danseuse ? & quel tableau est aussi attendrissant qu’une scène de Racine, aussi piquant que les obscénités de Moliere, que les pas de deux, de trois, de quatre des Lani, des Allard ? Que sont des Actrices, que sont des danseuses ? des victimes de la passion, des esclaves de la volupté, exercées à l’inspirer, payées pour la faire goûter, ne respirant, ne travaillant qu’à l’allumer, des maîtresses d’impureté, qui en débitent, assaisonnent, pratiquent & font pratiquer les leçons. Aussi les danseuses sont communément la partie du spectacle la plus dangereuse, la plus recherchée, la plus remplie de filles perdues, beaucoup plus même que les grandes Actrices chez qui l’étude {p. 39}& l’exercice de leurs rôles, souvent même des rôles sérieux, nobles, décens, vertueux, font une diversion nécessaire. La danseuse, qui n’a autre chose à faire, est toute concentrée dans l’expression de la passion, le goût du crime & la vue de l’objet. Qu’on lise les portraits répandus dans tous les livres théatraux de cette danseuse qui s’avance sur la scène, des bras qu’elle déploie, de sa taille, de sa tête, du moëlleux de ses mouvemens, la Vestris, la Dupré, la Dangeville, &c. la seule annonce fait le portrait de la volupté, c’est Vénus elle-même, c’est le crime. Le théatre est le Temple de Gnide, l’Isle de Cythère ; toutes les occupations, toutes les fêtes de Paphos sont des danses. Est-il de personne passionnée qui ne les aime éperdument, qui n’attende avec impatience, qui ne voie avec transport dans une piece les intermèdes dansés ?
Ce n’est pas connoître la danse de la regarder seulement comme une suite réguliere des pas cadencés, qui amusent par leur légèreté, leur adresse, leur force, leur régularité, telle qu’elle est dans la grossiereté du peuple, ou la simplicité d’un enfant qui exprime la joie, ou dans un Maître qui apprend à danser ; ce n’est que la partie méchanique. L’art de la danse dans sa juste idée, est l’art de peindre & d’exciter les passions, & d’en présenter les objets par les mouvemens du corps, c’est la volupté en action, le cœur en mouvement, comme la peinture représente par les couleurs, la musique par les sons. C’est ce qui causa le crime & le malheur d’Hérode ; une danseuse fit perdre la vie au plus grand, au plus saint des enfans des hommes. Combien cependant la danse de la fille d’Hérodias étoit-elle moins dangereuse que nos danses de théatre ! Ce fut une fois, dans une fête, pendant un repas de cérémonie, & assez peu de {p. 40}temps ; la scène la répette tous les jours, les heures entieres, on en est uniquement occupé. C’étoit une fille seule ; ici c’est une foule de danseurs & de danseuses, qui figurent ensemble, se mêlent & s’entrelassent. Ce n’étoit pas l’objet des amours du Prince, c’étoit sa niece, & la parenté, sur-tout dans les ascendans, écarte l’idée du crime ; on la fait venir dans la salle du repas, comme tous les jours dans les familles on fait danser un enfant pour s’amuser & le faire briller ; une jeune Princesse, sans doute bien élevée & décente, qui n’étoit point exercée à tendre des pieges à la vertu, & ne prétendoit pas à la conquête de son vieux oncle au préjudice de sa mere, si neuve, si simple, que ne sachant que demander, elle va consulter sa mère, court répéter ses paroles, reçoit la tête de Jean-Baptiste, & la lui donne. Quelle comparaison avec les graces, les artifices, la licence d’une Actrice ! Cependant Hérode en est hors de lui-même, il jure de donner tout ce que lui demandera la danseuse qui l’a enchanté ; & pour lui plaire, il commet un crime : la tête du saint Précurseur est la récompense d’une danseuse.
Un des plus grands dangers des danses théatrales, c’est le mélange des deux sexes ; chacun y développe ses propres beautés, & agit sur les autres danseurs & sur les spectateurs de toute espèce. Ces deux genres de beautés, à qui la nature donne des rapports si marqués & si vifs, se prêtent par leur concours un secours mutuel qui les rend plus séduisantes, & conduit à leur union, dont elles offrent l’image licentieuse : image qu’on charge encore par des vis-à-vis, des regards, des langueurs, des épanchemens, des vivacités, qui la mettent sous les yeux par toutes les allures de la passion, & en font un tableau vivant. Les danses des Israélites, qu’on cite tant pour justifier les {p. 41}nôtres par l’exemple du peuple de Dieu, étoient plus décentes : nul mélange de sexe. La sœur de Moyse, après le passage de la mer Rouge, dansa à la tête des femmes ; les femmes seules vinrent en dansant à la rencontre de David vainqueur de Goliath ; la fille de Jephté vient avec ses compagnes au-devant de son père ; les filles que les Benjamites enlèverent, comme les Romains enlèverent les Sabines pour les épouser, étoient seules ; les hommes auroient-ils souffert cet enlèvement sans résistance ? David dansoit devant l’arche avec les hommes ; Moyse à la tête des hommes fit la fête, les danses, les cantiques, séparément de sa sœur (il n’est pas dit qu’il y dansa). Connoît-on en France, souffriroit-on cette séparation des sexes, même dans l’intérieur des familles ? Elle seroit ridicule, elle feroit tomber toutes les danses, & avec elles bien-tôt le spectacle même. On n’y cherche que la volupté ; ce mélange en est la coupe qui fait boire le poison jusqu’à la lie. Il faut par-tout des femmes. Rien ne peint mieux le goût François que le compliment fait par une Actrice pour prévenir favorablement le public dans une piece composée par une femme, qui quoique médiocre ne put à ce titre manquer de réussir. On ne dit que ces quatre vers :
Par de longs complimens on vient pour vous séduireEt ponr mendier des succès :Je n’ai que deux mots à vous dire,L’Auteur est femme, & vous êtes François.
La danse d’un sexe est pour l’autre le plaisir le plus vif & la tentation la plus délicate. S’il n’y avoit que des hommes au spectacle, on y feroit danser des femmes ; s’il n’y avoit que des femmes, on y feroit danser des hommes. Leur mélange satisfait tous les spectateurs, & donne encore plus de jeu aux attraits de l’un & de l’autre. Juvénal {p. 42}en fait en deux mots le plus affreux portrait : Molli saltante batillo tuscia appia gannit. Horace reproche à son siecle, comme un des plus grands désordres, qu’on obligeât les femmes de danser dans les fêtes, festis matrona moveri jussa diebus, à plus forte raison qu’on les y exerçât de bonne heure, & qu’on appelât belle éducation, comme aujourd’hui on en fait une partie essentielle, d’enseigner aux enfans ces molles attitudes, ces mouvemens lascifs, qu’ils ne goûtent déjà que trop. Ignorans dans tout le reste, sur-tout pour la religion, dont ils n’ont pas les premiers élémens, faut-il être surpris qu’ils soient initiés dans les sombres mystéres du vice ? Motus doveri gaudet Ionios. La plupart des danses & des contredanses, des figures, des positions, des pas symmétriques, qui les composent, ne sont que des peintures de lubricité. Ce fameux Poëte en prévoit le prompt effet & les funestes suites : Jam tunc & incestos amores de tenero meditatur unque. D’abord les femmes rougissoient de donner leur personne en spectacle ; c’étoit un reste de pudeur, comme parmi nous elles sont embarrassées la premiere fois qu’elles s’y montrent, elles ne sont pas encore aguerries : Inter erit satyris paulum pudibunda proterris. Bien-tôt elles s’y apprivoisent si bien, qu’elles s’y naturalisent, & en sont leurs délices, y passent, sans se lasser, les heures, les jours & les nuits. La vanité & la volupté y sont également flattées, elles aiment la danse plus que les hommes, y réussissent communément mieux, y montrent plus de légèreté, de goût, de finesse, d’élégance, souvent même plus qu’il ne convient à une honnête femme, selon la remarque de Salluste : Saltat elegantiùs quam necesse est probæ. Elles devroient rougir de danser si bien. Scipion le second Africain, parlant contre une loi de Cracchus, se plaint qu’on donne une si mauvaise {p. 43}éducation aux enfans : Docentur præstigias in honestas cum sambuca, plaustris eunt in ludum histrionum, discunt saltare quæ majores ingenuis probet ducier voluerunt. Si Saluste & Scipion venoient au bal & à la comédie, que penseroient-ils de la vertu des femmes ? S’ils étoient instruits de la sainteté, de la modestie de la loi chrétienne, que penseroient-ils de leur religion ? à combien d’elles adresseroient-ils ces paroles : Vous dansez trop bien pour une honnête femme : Saltas elegantiùs quam necesse est probæ.
Le sieur Dorat a fait un Poëme sur la déclamation, dont le quatrieme chant roule sur la danse. Il est précédé d’une préface qui a fourni au Mercure de janvier 1769 des traits singuliers où la religion & les mœurs sont peu respectées : Le ballet solemnel que Moyse fit exécuter après le passage de la mer rouge, &c. Les termes de théatre sont une dérision de Moyse & de l’Ecriture ; le peuple dansa de joie après sa délivrance, Moyse composa un cantique sublime, qui est un chef-d’œuvre. Quelle adresse dans la législation, de lier les amusemens du peuple au maintien du culte ! La religion chrétienne est trop mal-adroite pour faire cette liaison, elle n’a jamais pensé que les mystères pussent être des amusemens. Dans l’Afrique les Prêtres firent moins de mal que par-tout ailleurs, parce qu’iils intriguoient moins & dansoient davantage. Les Prêtres font donc du mal par-tout, par-tout ils sont intriguans ; pourquoi ? devinez : parce qu’ils ne dansent pas assez. C’est l’esprit de législation du Maître à danser, du Bourgeois Gentilhomme. Les danses nuptiales des Romains formoient un tableau complet des groupes lascifs que représente à l’imagination la premiere nuit de l’hymen. Je ne sais où il a trouvé ce fait : il contredit l’histoire, qui nous montre les mariages chez les Romains comme des actes de {p. 44}religion très-décens. Ce ne peut être que dans la lie du règne des Empereurs. Mais c’est là le véritable portrait des danses théatrales ; les gestes, les attitudes, les entrelassemens des danseurs & des danseuses font à tous momens des groupes lascifs. Voilà le danger de la danse & de tous les bals, c’est une suite & comme une galerie mouvante d’objets, de figures, de situations lascives, variées d’une infinité de manieres. L’Auteur du Mercure trouve mauvais qu’on mette l’hymen à côté du lascif par deux raisons très-fausses ; pour donner le change, par un air de pruderie, il prétend que le mot lascif emporte une chaleur & un emportement physique, & que le mariage est ordinairement tiede & indifférent. L’un & l’autre est faux. Lascif est en général tout ce qui porte à l’impureté, tableaux lascifs, chansons lascives, paroles lascives, gestes lascifs, indépendamment de l’emportement & de la chaleur, comme un coup d’épée, un poison n’est pas moins meurtrier pour être donné tranquillement. L’exposition du crime dans un Médecin, dans un Casuiste, peut être très-lascive, quoique très-froide. Un tableau, un détail de l’usage du mariage seroit très-lascif, quoique tiede, selon l’Auteur, & c’est ce qu’on a tant reproché à Sanchès, quoique son style soit très-froid. Il est faux que les maris & les femmes soient tous indifférens ; mais le fussent-ils, la vue de ce qui se passe dans le mariage seroit très-lascive & très-dangereuse. Les danses ajoutant la chaleur & l’emportement à tout ce qu’elles présentent d’indécent, n’en sont donc que plus lascives, dans les principes même du Mercure. Choreas, disoit Gerson, in Domini 3. difficile sine diversis peccatis agitari, & omnia peccata in choreis comitti. L’hymen, ajoute-t-on, a tant d’épithètes désavantageuses, qu’on doit le tenir quitte de celle-ci. Le mariage, ce sacrement respectable, {p. 45}cette union sainte, établie de Dieu même, n’a d’épithêtes désavantageuses, bizarres, ridicules, si propres à en dégoûter toute la jeunesse, que celles que le théatre lui donne, parce qu’on l’y profane, & qu’on ne l’envisage que du mauvais côté qu’on lui prête, pour s’en jouer, & c’est un des grands désordres du théatre.
Mahomet voyant que l’on dansoit dans les Eglises, fit danser dans les Mosquées : il étoit plein de génie. En voilà sans doute un beau trait, mais il porte à faux. On n’a jamais dansé dans les Eglises d’Orient où étoit Mahomet, ni dans l’Occident jusqu’aux siecles d’ignorance, long-temps après Mahomet, & jamais avec l’approbation de l’Eglise. C’étoient des foux ou des enfans qui faisoient ces fêtes. Les Prêtres ou les Religieux imbécilles qui se prêtoient à ces extravagances, furent toujours blâmés, & heureusement elles sont enfin abolies. L’Eglise l’a si peu approuvé dans les Eglises, qu’elle les a condamnées même dans les noces. Concil. Afric. C. 27. Vocat saltationes sceleratissimus. Item Carthagin. L. 61. Non oportet Christianos ad nuptias cantare vel saltare, sed castè conversari, sicut decet. Discipulos Christi. Concil. Laodic. Volumus publicas saltationes de nudio tolli sub pœna anathematis. Concil. Constantin. Exterminanda omninò irreligiosa consuetudo quam vulgus per Sanctorum solemnitates agit ; populique debent divina attendere, saltationibus & turpibus invigilant cantibus. Concil. Tolet. 3. &c. Les danses Mahométanes ont une origine & des règles bien différentes. Les femmes n’y paroissent jamais, & les laïques ne s’y mêlent point ; ce sont des Prêtres & les Dervis, leurs Religieux, qui dansent à titre de pénitence, en mémoire d’un fameux de leurs saints qui pirouetta pendant quinze jours sans interruption. Ils pirouettent aussi long-temps qu’ils peuvent, jusqu’à ce qu’ils tombent de {p. 46}lassitude, & celui qui tient le plus long-tems est le plus parfait. Ces danses religieuses ne sont que des traits de force & de fureur. Les femmes toujours enfermées, ne dansent, ne donnent des spectacles que dans le serrail. Pour satisfaire la lubricité du Prince, elles y développent toutes leurs graces, lui présentent toute sorte de groupes lascifs. Telles sont nos danses de théatre, plus dangereuses même & plus criminelles ; les femmes y sont mêlées avec les hommes, & dansent aux yeux du public. Au serrail il n’y a que des femmes, & un seul homme de spectateur, qui même est leur mari, ce que leur religion leur permet, & ce qu’anathématisent & l’Evangile & nos loix.
La danse, & c’est là un de ses plns beaux titres, étoit l’amusement favori d’Henri IV. C’est un fort petit éloge de la danse. Henri IV a été Protestant presque toute sa vie : est-ce une apologie de la religion Protestante ? La galanterie fut son amusement favori : est-ce une justification de l’incontinence ? Le caractère de bonté de ce Prince, sa valeur, son courage, sa politique même, n’influent en rien sur son amour pour la danse. Un tyran, un lâche, un stupide, peuvent l’aimer aussi-bien & plus qu’un bon Prince ; c’est une affaire de tempéramment, d’éducation, de climat. Tout danse dans le Béarn, où ce Prince passa sa jeunesse, c’est le goût général du pays. Henri IV lui-même, dans un âge mur, & devenu Roi de France, ne dansoit plus. Louis XIV son petit-fils, plus grand que lui en bien des choses, aussi foible en bien d’autres, mais moins populaire, fit d’abord, comme son ayeul, son amusement favori de la danse, des fêtes, des ballets. Il se corrigea de cette foiblesse en entendant quelque vers de la tragédie de Britannicus, où Racine en faisoit sentir l’indécence dans la personne de Néron. L’Empereur Albert disoit : {p. 47}Le chant est l’exercice des hommes, la danse celui des femmes. Il se moquoit des prétendus braves de la Cour, qui se disant des Césars & des Hercules, passoient leur vie à jouer ou à danser avec les femmes. L’Empereur Frédéric disoit, j’aimerois mieux avoir la fievre que danser : La danse est une véritable fievre. Alphonse, Roi de Castille, se moquoit de la légèreté des François qui aiment la danse à l’excès. Gallos potissimùm leves qui saltationis insania se oblectant. Ayant vu danser beaucoup une Dame, nous allons entendre l’oracle, dit-il, voilà la Prêtresse en fureur sur le trépied. Ayant une fois dansé par complaisance pour l’Empereur & l’Impératrice, dans une fête qu’il leur donnoit, il disoit ensuite : il faut quelquefois faire des folies pour les grands : Pro magnis aliquando insanire necesse. Ces traits sont rapportés par Æneas Silvius, L. 4. in vitâ Alphonsi. Le Roi de Sicione Clistene ayant mis sa fille au concours, & la promettant au plus digne, plusieurs partis se présentèrent pour la disputer. Tylandre, le plus apparent, ayant beaucoup dansé, le Roi lui dit : Vous dansez trop bien pour ma fille, votre danse a rompu votre mariage : De saltasti matrimonium. La danse, disoit Cicéron pro Murena, n’est qu’un fruit de la débauche ; un homme sobre ne danse pas : Intempestivi convivii, delitiarum comes, saltatio, nemo saltat sobrius, nisi fortè insanit. Aristote, dans sa politique, L. 1. C. ult. bannit la danse comme contraire au bien de la république. Croira-t-on que le grand S. Jérome assure que sa plus violente tentation dans son désert étoit le souvenir des danses des Dames Romaines qu’il avoit vu ? Epist. ad Eustochium.
Le caractère des airs de danse de Rameau, dit encore Dorat, est une harmonie si impérieuse & si déterminante, qu’on n’y tient pas. Cela est vrai ; {p. 48}tout air de danse entraîne naurellement à danser. Il n’est pas moins vrai que la danse, jointe à l’harmonie, est si impérieuse, si déterminante à la volupté, que le plus saint n’y tient pas. La danse peint tout, le désespoir, la colère, les transports, la joie des amans. Cela est vrai encore ; mais ces tableaux si ressemblans, tracés par des femmes parées, belles, exercées, peu décentes, sur tout passionnées, complaisantes, sont-ils bien chastes, rendent-ils chaste le spectateur ?
Voilà les principaux traits de la préface ; nous nous y bornons, nous n’avons garde d’entrer dans le détail des tableaux très-peu gazés ; des traits voluptueux & très-séduisans dont le chant sur la danse est rempli, ou plutôt dont il n’est qu’un tissu. Peu d’ouvrages plus dangereux ; l’harmonie des vers, la gaieté, la finesse de la poësie, ne l’excusent pas aux yeux des gens de bien, qui en redoutent d’autant plus le poison, qu’il est plus ingénieusement préparé & plus agréablement servi. Il ne s’en cache pas, il s’en fait un mérite, & conclud ainsi :
Amour, si dans mes vers je t’ai marqué mon zèle,A la postérité porte-le sur ton aîle ;Dieu charmant, tous les arts te doivent leur beautéEt tous leurs traits divers ; c’est toi que j’ai chanté.
Qu’on juge de l’indécence & du danger de la danse de théatre par ce trait de la Sallé, l’une des meilleures danseuses qui aient paru à l’opéra. C’est Cahusac qui le rapporte, comme un chef-d’œuvre de l’art qu’on ne peut trop admirer, dans son Traité de la danse. Dans une piece où elle dansoit, elle imagina, & eut l’art de placer une action épisodique d’un Sultan dans son serrail (il faut que cette Sallé ait l’imagination bien lascive pour créer & placer de pareils épisodes). Elle y paroissoit au milieu de ses rivales, avec les graces & les désirs d’une jeune Odalisque, qui a des {p. 49}desseins sur le cœur de son maître. La danse étoit formée de toutes les attitudes qui peuvent peindre la passion (la belle danse !). Elle s’animoit par degrés, on lisoit dans ses expressions une suite de sentimens ; elle étoit tour-à-tour flottante entre la crainte & l’espérance (la belle gradation !). Mais le moment où le Sultan a jeté le mouchoir à la favorite ; son visage, ses regards, tout son maintien prenoit rapidement une forme nouvelle, elle s’arrachoit du théatre avec le désespoir & l’excès d’accablement des ames vives & tendres. Cette suite d’agaceries, ces sentimens si vifs, ces prétentions sur le cœur ; voilà ce qu’on applaudit, & qu’on donne pour modèle & pour chef-d’œuvre de la danse du théatre. Il en coûte peu à une danseuse de jouer tout naturellement un rôle qui lui est si familier ; mais on sent bien aussi que ce chef-d’œuvre de l’art n’est ni un tableau ni une leçon de vertu. C’est le vice même paré de tous ses attraits. Quel effet doivent produire sur tous les spectateurs, transportés dans le centre de la volupté, des traits si licencieux & si séduisans ! quel effet sur les autres danseuses qui concourent à former le tableau, sur le Sultan si vivement attaqué, sur l’Odalisque même si ingénieuse & si amoureuse, en faisant le choix de celle qui plaît le plus après tous ces préludes ! On n’excuse que trop dans les cœurs les désordres d’un Sultan réel. Les entrechats de la Camargo, les balancemens de la Vestris, les attitudes de la Prevôt, en un mot toutes les infamies de la danse théatrale, laissent-elles respirer la vertu ? Quel crime, quelle honte pour ces misérables esclaves du vice, de n’employer qu’à perdre les ames & se perdre elles-mêmes, les graces qu’elles ont malheureusement pour elles & pour le public, reçues avec profusion de la nature ! Cahusac, qui rapporte & admire ces prétendus {p. 50}efforts de génie, convient de bonne foi que ce n’est rien moins qu’un prodige de chasteté.
Le fameux Bussi Rabutin, l’homme du monde le moins suspect de rigorisme, qui a le mieux connu les foiblesses du cœur humain, & le ton de la bonne compagnie, parle ainsi du bal : J’ai toujours cru le bal dangereux ; ce n’est pas seulement la religion qui me le fait croire, mais encore mon expérience. Quoique le témoignage des Saints Pères soit bien fort, je crois que sur ce chapitre celui d’un courtisan doit être d’un plus grand poids. Il y a des gens qui y courent moins de risque que d’autres ; cependant les tempérammens les plus froids s’y échauffent. Ce ne sont d’ordinaire que de jeunes gens qui composent ces assemblées, lesquels ont assez de peine à résister aux tentations dans la solitude, à plus forte raison dans ces lieux là où les objets, les flambeaux, les violons, & l’agitation de la danse échaufferoient des Anachorètes. Les vieilles gens, qui pourroient aller au bal sans intéresser leur conscience, y seroient ridicules, & les jeunes gens ne peuvent y aller sans s’exposer à de grands périls. Ainsi je tiens qu’il ne faut pas aller au bal quand on est Chrétien, & les Directeurs feroient leur devoir, s’ils exigeoient de leurs pénitens qu’ils n’y allassent jamais.
Le Poëme des Saisons s’exprime ainsi sur le bal :
Entrez dans ce sallon ou de bruyans ProthéesEchangent en riant leurs formes empruntées,Où la nuit le tumulte & les masques trompeursFont naître à chaque instant d’agréables erreurs ;Là le maintien décent, la froide retenue,N’imposent point de gêne à la joie ingénue ;Là le luxe, les rangs, les âges confondus,Suivent, en se jouant, la Folie & Momus.
{p. 51}Le jeune Poëte croit en faire l’éloge ; la sagesse en conclud sa condamnation ; la parole de Dieu en est le garant : Cum saltatrice ne assiduus sis, ne pereas in efficucia illius, virginem ne conspicias, ne scandaliseris in decore illius, propter speciem mulieris multi pereunt. Eccles. 9.
CHAPITRE III.
Théatre de S. Foix. §
Je ne connois pas M. de S. Foix, je sais seulement par ses ouvrages que c’est un Militaire, qu’il a été à Constantinople, que des sa jeunesse il s’est occupé du théatre & a composé des comédies, qu’il est répandu dans le grand monde, & lié avec des personnes du premier rang ; & sans avoir besoin de le dire, le ton de sa conversation & la légèreté de son style le disent assez. Il se donne des maîtresses, & leur dédie ses pieces, une entr’autres sous ce titre singulier, à Vous, comme si tous ses lecteurs, depuis les Pyrénées jusqu’en Flandres, devoient la connoître, & ne pas balancer un instant sur une personne unique en beauté & en graces, à qui dans toute la nature personne ne peut disputer la palme. Don Quichotte n’étoit pas plus enthousiasmé de Dulcinée. Ce doit être un homme caustique, tous ses ouvrages sont pleins de traits mordans, mais amusant dans la société, qui a cultivé son esprit, & en a beaucoup. A en juger par les traits qu’il lance fréquemment contre les choses saintes, on croiroit qu’il a fort peu de religion. Malgré la galanterie de toutes parts répandue à pleines mains, ce n’est pas un cœur tendre comme Racine, c’est une imagination licencieuse comme Bocace & la Fontaine dans ses Contes, qui s’égaie {p. 52}sur le corps humain dans l’état de pure nature, & en diversifie les jours & les attitudes, toujours avec agrément, un ton de politesse & un air de décence. C’est un Peintre de nudités, qui pour draperie répand une gaze légère, élégamment tissue. Les Journalistes paroissent le craindre, & n’ont pas tort. Il est très-délicat sur ses ouvrages ; il fit un procès au Châtelet à l’Abbé Dinouart, qui dans son Journal Ecclésiastique avoit dit, quoique très-modestement, quelques vérités peu flatteuses sur cet esprit d’irréligion. L’Abbé Dinouart courut au plus vîte au désaveu & aux excuses ; l’affaire n’eut point de suite. Aussi tout le loue à outrance ; c’est un génie supérieur, une fécondité inépuisable, une étendue immense de connoissances. Cela ne paroît pas dans ses productions ; on n’y trouve qu’une connoissance médiocre de l’histoire de France, & une idée très-superficielle de l’histoire de l’Eglise. Pour les poëmes, c’est par-tout le même fonds d’idées galantes, enchassées dans différens cadres sans aucun trait de génie. Mais je n’apprécie point son mérite littéraire, je n’envisage ses livres que du côté des mœurs & du théatre, & ces livres sont entre les mains de tout le monde. Si vous en doutez, prenez & lisez, tolle, lege. Qu’ai-je à craindre ? il n’y a pas même apparence qu’un ouvrage obscur enfanté dans le fond d’une province, parvienne à la Capitale, arrive jusqu’à M. de S. Foix, & que M. de S. Foix daigne lui faire l’honneur de s’en offenser. Une si petite égratignure d’une main si foible peut-elle allumer son courroux ?
Je lui connois trois ouvrages, sur la foi de son Libraire, qui en donne le catalogue ; 1.° Mémoires Turcs. Ils ont été sans doute composés à Constantinople, sur ce que l’Auteur pendant son séjour entendoit dire des serrails de cette grande {p. 53}ville. Ce sont les aventures galantes de quelques Turcs venus en France à la suite de l’Ambassadeur de la Porte, qui traitant les Parisiennes comme les Circassiennes qu’ils achettent, & s’en croyant traités de même, ne voient par-tout que des femmes de mauvaise vie. L’un d’eux y découvre un secret d’Etat, dont les innombrables avantures qu’il détaille, montre qu’il étoit bien instruit : Je ne fus pas long-temps à trouver des femmes qui volussent venir loger avec moi dans ma petite maison. Les coquettes se connoissent & font entr’elles une république, elles ont leurs émissaires. Ce petit état se conserve libre, & met la France à de fortes contributions. Les émissaires avertirent les filles qui se trouvoient vacantes, que je faisoit meubler un appartement pour quelqu’une d’entr’elles. Dès le même jour je reçus de tous les quartiers de Paris plusieurs lettres dans lesquelles on me donnoit des adresses où je trouverois des personnes dont je serois satisfait, & qui viendroient à tout prix, &c. Cette brochure, très-médiocre du côté littéraire, n’est qu’un amas de fadeurs & d’amplifications d’écolier ; mais elle est très-mauvaise dans l’ordre moral. Il est peu de livres plus licencieux, il est plein d’obscénités, d’impiétés, de sarcasmes, contre le Clergé & l’état Religieux, pour le rendre odieux & ridicule. L’impiété va jusqu’au blasphême : Sans vous, dit à son amant une Religieuse amoureuse, sans vous, Dieu, tout Dieu qu’il est, ne rendroit pas mon bonheur parfait. Les peintures les plus lascives se trouvent à chaque page. On a voulu imiter les Lettres Persanes : Quelle différence de goût, d’esprit, de finesse, d’agrément ! Cet ouvrage est tombé dans l’oubli qu’il mérite. Je ne daigne en parler que pour faire sentir l’étroite liaison de la licence & du théatre dans l’imagination des Poëtes dramatiques, même polis & gazés. Si chacun d’eux {p. 54}s’avisoit d’écrire un roman selon son goût, les peintures en seroient aussi libres. Il y a un aveu sur le danger des spectacles, que la vérité a arraché, malgré la dépravation, à un des débauchés qui y parlent. Au reste ces idées cent fois ressassées, de Mémoires & Lettres Persanes, Juives, Chinoises, Cabalistiques, Péruviennes, Espion Turc, &c. où sous le nom, les mœurs, les sentimens, les usages d’un étranger, on fait la satyre des nôtres, & on veut faire passer les folies, les horreurs de l’impiété & de la débauche, sous un masque qui la déguise, n’ont plus de sel aujourd’hui, & n’en imposent à personne. La plupart de ces fictions manquent de vrai-semblance, & à tout moment démentent le caractère étranger qu’on a pris, & laissent voir le François qui joue si mal-adroitement son rôle :
Tout a l’humeur Gasconne en un Auteur Gascon.Calprenede & Iuba parlent du même ton.
2.° Essais historiques sur Paris, en 5 petits vol. C’est un recueil d’anecdotes sur les rues de Paris. Il s’y proméne en homme qui les a souvent battues, & raconte les aventures scandaleuses qui s’y font passées. Chaque ville pourroit faire dans ce goût une jolie compilation bien édifiante. Il parcourt de même l’histoire des guerres entre la France & l’Angleterre, & ramasse avec soin tous les traits de ce genre. Il y en a plusieurs curieux & utiles ; mais la plûpart semblent n’avoir été déterrés que par l’irréligion & le libertinage contre les gens d’Eglise, les bonnes mœurs & le gouvernement, sur la foi de quelque libelle, souvent sans aucun garant, à peu près comme le Dictionnaire de Bayle, qui va fouiller tous les bouquins & en extrait toutes les ordures. Nous en rapporrerons quelques-uns, afin d’en donner une idée. Pour faire un parallèle des mœurs des François avec celles des autres peuples, il-ramasse les {p. 55}usages bizarres de toute la terre, souvent fabuleux & de son invention, & croit y trouver quelque trait de ressemblance. Mais ce qui n’est pas pardonnable, il cherche par préférence ce qu’il y a de plus obscène ; il roule continuellement sur des nudités, des grossieretés, des crimes réels ou inventés, marche de l’imagination la plus libertine, tout cela mêlé des folies, des débauches, des Prêtres idolâtres, appliqué aux Papes, aux Evêques, au Clergé séculier & régulier ; & afin qu’on ne se méprenne pas dans l’application, il substitue, contre la vérité & le costume, autant que contre la religion & la décence, aux noms du pays, Bonze, Derviche, Talapoin, &c. les noms de Moine, Ecclésiastique, Souverain Pontife. Les traits malins contre la religion, les mœurs, la levée des impôts, le despotisme des Rois, sont sans nombre. Si on supprimoit tout ce qu’un Catholique, un homme de bien, un bon François, ne se permettroit pas, ces cinq volumes n’en feroient pas un. Il va même jusqu’à imputer à l’Eglise des doctrines fausses qu’elle n’enseigna jamais.
3.° Les Œuvres Dramatiques, quatre petits volumes. Ce théatre, qui contient une vingtaine de pieces, la plupart en un acte, est proprement le théatre des femmes ; on auroit dû l’intituler, Théatre de Madame de S. Foix. C’est moins un homme qu’une femme qui parle à des femmes ; mais c’est une femme d’esprit, une femme agréable, qui conserve un vernis de modestie pour se rendre plus piquante, & par une parure d’une négligence affectée, donne à une imagination libertine la plus libre carriere. Si Sapho, si Phryné, si Laïs avoient chaussé le brodequin, c’est ainsi qu’elles auroient écrit. Ce ne sont point des ouvrages de génie ; point de grand dessein, d’intrigue bien nouée, d’heureux dénouement : ce {p. 56}sont des développemens voluptueux des passions, qui enseignent, graduent, sont savourer le vice. Socrate, disoit-on, étoit la sage-femme de la vertu ; c’est ici la sage-femme du crime. C’est un professeur qui analyse la science de l’amour, en donne des leçons, forme des élèves, en fait de grands maîtres. Il s’est tres-bien peint lui-même : Mon goût, dit-il, est de ne m’amuser qu’à des espèces de mignatures, à des développemens naïfs du cœur, des idées riantes, que je veux toujours traiter simplement, & jamais parées que de leurs propres beautés, qui souvent même se perdent sous la main. Cette finesse, cette légèreté seroit un mérite littéraire, s’il n’avoit que des objets innocens ; mais peut-on trop déplorer l’abus des talens, quand ils ne sont employés qu’à produire des mignatures de péché, des développemens de corruption, des idées riantes du vice, parées de beautés dont la naïveté fait la séduction, & qui ne semblent se perdre sous la main que pour se glisser imperceptiblement, mais trop efficacement dans le cœur ?
Le goût de l’Auteur s’annonce par le choix même des sujets. Ses pieces roulent presque toutes sur un serrail, sur la naissance des passions dans des statues qui s’animent, comme celle de Pymalion, ou dans les premiers hommes qui au commencement du monde revenoient dans l’état de pure nature. Encore même ne prend-il pas Adam & Eve dans l’état d’innocence ; l’idée de leur mariage & de leur sainteté, la présence de Dieu dans le Paradis terrestre auroit affadi l’assaisonnement du péché, qui fait le plaisir d’une passion criminelle. Il faut des Acteurs familiarisés avec le vice, qui puissent se livrer à toutes les passions. Cet état de pure nature est pour le vice ce qu’est dans la religion le systéme faux & chimérique des Philosophes qui font naître l’homme {p. 57}isolé comme une bête dans les forêts, & cherchent comment il a pu par degrés se civiliser. Dans la fable & dans l’histoire l’homme a toujours vécu dans une société toute formée, qui connoissoit la religion & la pudeur. Le premier homme fut instruit par Dieu même, ainsi que celle qu’il lui donna pour compagne ; ils instruisirent & gouvernèrent leur famille, comme on le fait aujourd’hui, & mieux encore : les parens ne perdoient pas leurs enfans par une mauvaise éducation & de mauvais exemples.
M. de S. Foix, dans sa Préface des Veuves Turques, fait beaucoup valoir que l’Ambassadeur de la Porte, alors à Paris, ayant vu représenter sa piece, la lui demanda & en accepta la dédicace, & que son fils, qui entendoit assez bien le François, la traduisit en Turc, honneur, dit-il, qui n’avoit jamais été fait à aucune piece de théatre, & qu’on la représentoit dans les serrails des Seigneurs de Constantinople, du Capitan Pacha, du grand Muphti, du grand Visir, & même dans celui du grand Seigneur, tant elle est dans le goût & l’esprit d’une nation si chaste par tempéramment & par religion, Ses deux pieces, Arlequin au Serrail, & le Derviche qui épouse six filles dans son isle déserte, méritent aussi-bien que les Veuves le double honneur, le seul qui leur convienne, de la traduction Turque & de la représentation au serrail. Il est vrai que la gloire d’être du goût & d’avoir servi aux plaisirs du serrail, flatteuse pour un Mahométan, ou pour un Comédien qui est ordinairement Mahométan d’inclination sur l’article, ne l’est guère pour un Chrétien, & que s’applaudir d’un succès qu’on devroit rougir d’avoir mérité, est bien contraire à l’esprit de l’Evangile. N’y a-t-il pas même de faux, du moins de bien peu vrai-semblable, dans ce récit ? Qui sait ce qui se passe {p. 58}au serrail ? d’où a-t-on tiré que cette piece y a été représentée ? Ce n’est pas sans doute la premiere qu’on y a jouée, ni par conséquent la seule qu’on a traduite en Turc. Les Turcs ne sont pas Poëtes dramatiques. S’il y a quelque théatre dans l’intérieur du serrail, car il n’y a certainement aucun théatre public dans l’Empire Ottoman, on n’y a pu jouer que des pieces traduites. Mais peu importe d’éclaircir ce mystere, il suffit de faire sentir le goût dominant du Théatre de S. Foix, ce qui n’en fait pas l’éloge. Au reste le dénouement d’Arlequin au serrail est plus ridicule par les déguisemens insensés, que le sac où Scapin s’enveloppe. Toute la piece n’est qu’un jeu perpétuel sur des obscénités, légèrement voilées, & très-dangereusement présentées.
La marche réfléchie qui file lentement & savoure graduellement l’objet de la volupté, en développant successivement tous ses charmes, est plus agréable & moins fatigante que l’impétuense brutalité & l’aveugle ivresse du transport qui s’y précipite, de même que dans les repas le rafinement de la gourmandise, qui mâche peu à peu, qui boit goutte à goutte, flatte plus délicieusement le palais que la volupté qui engloutit les alimens & les boissons. Cette idée favorite de notre Auteur, qui peint lui-même sous ces traits le caractère de ses productions, le développement naïf du plaisir qui règne par-tout, est la mollesse elle-même qui dédaigne les plaisirs bruyans, & s’endort voluptueusement dans les bras du vice. Tantôt c’est un prétendu Sylphe, qui d’intelligence avec la soubrette qu’il a gagnée, se déguise en fille de chambre, & rend indécemment toute sorte de services à sa maîtresse. On blâme avec raison Moliere d’avoir introduit dans son Avare un amant dans la maison de sa maîtresse sous le nom de valet de son père. N’est-il pas incomparablement {p. 59}plus indécent de donner l’amant pour fille de chambre ? Ce Sylphe abusant de la foiblesse d’une visionnaire qui croit aux esprits aëriens, lui parle pendant la nuit, la touche, l’ébranle par ses flatteries & ses promesses ; bien-tôt il se donne un corps sous une figure étrangere, paroît enfin sous sa propre figure, & séduit l’imbécille. Est-ce là respecter les bonnes mœurs ?
Tantôt c’est la nature renaissante après le déluge, dans son Prométhée, dans ses Deucalion & Pirrha, Pirrha & Deucalion, car il a été si content de sa piece qu’il l’a donnée deux fois. Après l’avoir fait jouer en prose, il l’a habillée en vers, & l’a fait imprimer. La seconde ne differe de la premiere qu’en ce qu’il y supprime la scène où sans rime ni raison deux personnes qui ne s’étoient jamais vues, & qui sont seules dans le monde, commencent par se dire des injures grossieres, & dans un moment, sans savoir pourquoi, se cherchent, se raccommodent, se marient. Les décorations même en sont ridicules. Au lieu de villes détruites, de forêts renversées, de l’univers bouleversé, suites qui doivent être répandues de toutes parts d’un déluge qui dure encore, dit-il, il fait voir les boccages du Mont Parnasse, des statues debout sur leur pied d’estal, & des Acteurs qui, comme la colombe sortant de l’arche, ne doivent savoir où mettre leur pied, se promenant, conversant tranquillement, & se disant tour-à-tour des fadeurs & des injures : Quid hoc si fractis enatat hospes navibus ? Mais ces affreuses ruines ne favorisent guère les jeux, les ris, les amours, dont une imagination galante est toujours occupée, & la passion à laquelle elle sacrifie tout. Ces pieces, ainsi que le Poëme de Madame du Boccage, sont prises du Paradis perdu de Milton, où le Poëte Anglois insére une épisode voluptueuse des premieres amours {p. 60}d’Adam & d’Eve, où la pudeur est peu respectée. Il est vrai qu’il ne la place qu’après le péché, & comme une suite du péché, ce qui y répand une sorte de contrepoison, & de sombres nuages sur le tableau ; au lieu que notre Auteur écarte avec soin toute idée de péché, pour tendre un piège plus dangereux sous un air d’innocence qui rassure & invite. Combien, sous le style le plus simple, est plus décent & plus sage le récit de l’Ecriture sainte ! Il ne présente que la vertu, ou le crime puni. Dieu crée la femme, la mène à l’homme, l’unit par le mariage. Y voit-on ces préliminaires romanesques, qui sement les fleurs sur les routes du vice, & ces fêtes voluptueuses où l’on boit à longs traits le poison ? La femme est séduite par le serpent, elle entraîne l’homme dans sa chûte ; ils en rougissent, sont déchirés de remords ; Dieu se montre, les condamne, les punit & toute leur postérité.
Tantôt c’est une statue qui s’anime & développe des graces (Conte de Fées), des hommes qui à cet aspect se livrent à une passion insensée, des statues des deux sexes, embrasées du feu de Prométhée, qui courent l’une à l’autre, s’aiment, se font des caresses indécentes. Voilà la pure, la brutale nature au-dessous de l’amour des animaux. Et comment, si tout est détruit dans le monde, se trouve-t-il dans le même instant & le même endroit des statues si parfaites, lesquelles excitent les plus vives passions ? comment dans le Silphe cette métamorphose enchante-t-elle subitement un spectateur qui n’est pas imbécille, une fille bien élevée, & même philosophe ? Quelle philosophie ! Cette piece est une satyre des hommes dans tous les états ; mais le fond de lubricité sur lequel est semée cette broderie légère, hardie & piquante, est un écueil pour la vertu. Même idée de statue qui s’anime dans Pandore. On {p. 61}diroit que l’Auteur est un Pigmalion, qui aime les statues : J’étois fort jeune, dit-il, quand je la fis. Il faut bien l’être encore pour la donner au public. Il y a pourtant bien de jolies peintures de la coquetterie des femmes, &c. qui réclament contre la date, ou qui ont été retouchées par une main plus avancée en âge, mais aussi peu chaste que la premiere.
On y voit un trait fort joli, parce qu’il est vrai ; en parlant des filles enfermées dans les Couvens : L’ombre des autels, dit-il, & la retraite où elle a été élevée, la dérobent-elles aux mouvemens de son cœur ? Non : rempli de désirs, ce jeune cœur cherche par-tout des objets qui les lui expliquent, & jusqu’aux peintures qui ornent les temples, l’instruisent. La jeune Prêtresse médite, & commente amoureusement ce qu’elle voit, & ne pense guère aux hymnes qu’elle chante à l’honneur des Dieux. Que sera-ce à plus forte raison, si on lui étale des peintures licencieuses, fussent-elles de la Vierge & des Saints ? Mais si le cœur humain est si susceptible, si, jusque dans les Couvens, jusqu’aux pieds des Autels, il sent & se développe à lui-même un penchant vicieux, que sera-ce de cette jeune personne à la comédie, au milieu des décorations & des Actrices, écoutant, méditant, goûtant les développemens des pieces de M. de S. Foix ? y sera-t-elle plus en sûreté que dans un Couvent ? Elle n’y aura nul besoin de méditation & de commentaire, & ne pensera guère à quelque trait sententieux de morale qu’on y débitera. Quelle injustice ! on méprise, on fait haïr aux jeunes personnes les asyles de la vertu, où l’on en prend les principes, où bien des personnes la pratiquent sincèrement, où l’on est éloigné des dangers & des pièges ; sous prétexte qu’on y éprouve des tentations, & que quelques personnes y succombent ; & on loue, on fréquente, {p. 62}on fait fréquenter le théatre, où tout est piège, où les chûtes sont sans nombre, d’où presque personne ne revient innocent, où dans l’instant s’allument des feux criminels qu’on ne cesse d’attiser. C’est-à-dire que parce qu’on peut être malade dans le meilleur air & le lieu le plus sain, il faut l’abandonner pour aller dans une ville pestiférée, se mêler sans précaution, se lier, se familiariser avec tout ce qu’il y a de plus contagieux.
La Colonie parut trop licencieuse au public. Elle devoit bien l’être, le public n’est pas scrupuleux ; on en fit de grandes plaintes, elle mérita l’animadversion de la police, qui en défendit la représentation. Mais ayant lu la copie qui avoit été remise & approuvée par le Censeur, & l’ayant trouvée assez décente, dit-il, on leva la défense ; mais l’Auteur piqué la retira & l’a depuis fait imprimer. Il prétend, dans sa Préface, & Freron le dit après lui, que Poisson étoit le principal Acteur de la piece, que la mémoire lui manqua, & que pour remplir le vuide il ajouta de son chef des discours & des gestes obscènes. Cela peut être, Poisson en étoit très-capable ; c’étoit un vice héréditaire, sa famille lui en fournissoit bien des modèles. Le théatre de son père est un des plus obscènes, son père étoit un libertin reconnu ; son fils peut fort bien avoir hérité de ses belles qualités. Mais si c’est l’excuse de l’Auteur, ce n’est pas l’apologie du théatre. Est-il bien difficile dans les comédies les moins licencieuses, que des Acteurs & des Actrices, qui sont le libertinage même, ajoutent de leur chef des obscénités ? y a-t-il toujours des gens zélés qui se plaignent à la police ? le cahier de l’Auteur qu’on va consulter contient-il ce que l’Acteur y a mêlé ? Mais je veux qu’on n’y ait rien défiguré, que la piece, telle qu’elle est imprimée, ne soit pas grossierement indécente, que la police en ait toléré d’autres {p. 63}qui méritoient encore moins d’être tolérées, n’est-il pas vrai que la piece tient toujours, avec un grand danger, l’imagination remplie des plus mauvais objets ? est-il bien sûr de séjourner avec des serpens dans un autre qui en est rempli ?
Je ne crois pas qu’on ait jamais mis sur la scène rien de plus extravagant que les Parfaits Amans. Tout ce qu’il y a de plus ridicule en rêve, en féerie, en métamorphose, &c. s’y trouve entassé ; l’Arioste, Cirano Bergerac, les Chevaliers de la table ronde, n’ont rien imaginé de moins vrai-semblable. C’est un vrai conte de vieille, fait pour amuser des enfans : Velut agni somnia vanæ fingentur species, ut nec pes nec caput uni reddatur formœ. Un homme transformé en buste, en mouton, en oiseau, en serpent, un homme qui mange & boit pour un autre, des morts qui reviennent du tombeau, des gens qui tout à coup deviennent hideux ou jolis, un coup de baguette qui transforme tout, des diables qui dansent, &c. M. de S. Foix, qui est homme d’esprit, & qui dans le cours de cette monstrueuse production a semé des traits ingénieux, étoit-il dans le délire quand il l’a faite ? l’étoit-il quand il l’a donnée au public ? les Comédiens n’étoient-ils pas, comme Poisson, dans l’ivresse, quand ils l’ont reçue & jouée ? Il en donne une excuse plaisante, il dit qu’ayant vu dans le magasin de la comédie Italienne des décorations qui lui parurent singulieres, on lui dit qu’elles avoient été faites pour une comédie qui n’avoit pas été jouée ; il imagina d’en faire une sur ces décorations, comme M. Duclos a composé son Acajou sur des estampes qui étoient dans les mains du Comte de Tessin. Le décorateur dans l’un, le graveur dans l’autre, sont donc les vrais Auteurs, ils ont fourni le dessein ; ces célèbres écrivains n’ont fait que répandre les couleurs & coudre des folies. {p. 64}Voilà une découverte, une mine féconde ! On n’a qu’à prendre au hasard quelques grotesques de Calot, imaginer une liaison, fût-elle aussi bizarre-que les morceaux, voilà une piece. Calot seul pourra faire un théatre complet, M. de S. Foix en tirera sans doute un bon parti.
L’aventure de l’amour dans les Graces, qui ne sait ce que c’est qu’une femme, dans Lucinde, dans l’Oracle, qui ne sait ce que c’est qu’un homme, celle de deux filles dans l’Isle sauvage, à qui leur mere fait accroire qu’on devient blanc ou noir selon qu’on aime ou n’aime pas ; qu’on l’examine bien, ce n’est qu’un thème mis en trois façons ; mais en toutes l’excès du bonheur d’un jeune cœur qui peu à peu goûte l’amour pour la premiere fois, n’annonce & ne forme qu’un voluptueux délicat, qui ne s’enivre pas tout d’un coup d’un plaisir extrême, mais qui savoure lentement, & boit à petits coups la douceur de la volupté, & se satisfait en caressant son idée, & exaltant par degrés la passion. Tout cela n’est que le conte des Oies de Frère Philippe, tourné & retourné. Ces descriptions du berger & de la bergère, du moineau & de sa femelle, des déguisemens de sexe, ne font que réaliser le mot de Virgile en répandant le poison dans les oreilles & allumant le feu dans le cœur : Est mollis flamma medullas. Ces statues de décoration qui s’animent, ce Silphe amoureux devenu fille de chambre, cette fille assez imbécille pour ne pas le deviner à son masque, à sa voix, à ses manieres, & l’attribuer à un corps aërien, cet amant statue qui s’émancipe aux pieds de sa maîtresse, & n’est repoussé que par grimace pour irriter ses désirs, ces services d’une femme de chambre amant, les libertés & désordres d’une femme qui se fait habiller & déshabiller par son amant travesti, &c. tout cela est sans doute sans vrai-semblance ; mais ce qui {p. 65}est bien plus condamnable, tout cela est sans décence & du plus pressant danger ; c’est le jeu d’une imagination libertine qui s’applique en détail & tient les heures entieres le spectateur appliqué à tout ce qu’il y a de plus séduisant. On a beau en écarter les termes grossiers, & n’employer que des expressions ingénieuses, ce n’est que le tissu plus délié de la gaze qui fait mieux appercevoir ce qu’elle semble couvrir, & par l’agréable mélange des couleurs variées & bien assorties de la soie dont il est composé, fait regarder plus curieusement & sentir plus vivement ses charmes empoisonnés.
On y trouve quelques traits d’une bonne morale ; mais tout y est plein de la morale la plus licentieuse. Qu’est-ce que cette Veuve à la mode, dont il a précieusement conservé un extrait, comme quelque chose de fort important ? C’est une déclamation contre le mariage légitime, & un éloge du célibat voluptueux, où l’on se livre à son goût sans contrainte, en voltigeant d’objet en objet. L’amant & la maîtresse pensent de même, malgré des parens qu’on trompe. C’est le goût du temps & celui de l’Auteur (comme il paroît dans ses Essais sur Paris). Jamais on n’a tant parlé contre le célibat des Religieux, en faveur de la population, on travaille même à détruire tout-à-fait ce saint état, & jamais il n’y a eu tant de célibataires. Le célibat de la débauche, plus contraire à la population que tout l’état Religieux, se multiplie à l’infini dans ceux mêmes qui frondent le plus cet état de sainteté, conseillé par l’Evangile. Dans le Deucalion & Pyrrha versifié, car il y en avoit un en prose, Deucalion, à la vue d’une belle femme, s’écrie : Que de charmes, grand Dieu ! puis-je m’en garantir ? Quelle seroit votre injustice de rendre dangereux ce qu’on ne sauroit fuir ? Que d’impiétés dans cette {p. 66}apologie du vice ? C’est la morale de tous les libertins. Dieu est-il injuste ? est-ce une injustice à lui de mettre un frein à une passion insensée, d’ordonner de fuit les occasions du péché & les objets séduisans ? Est-il vrai qu’on doive imputer à Dieu le danger auquel on s’expose & la chûte qui suit la témérité, & qu’on ne puisse l’éviter & y remédier, ou le prévenir ? Est-ce dans le fatalisme des Turcs que l’Auteur a puisé cette morale dans son séjour à Constantinople, & dans son goût pour la vie du serrail ?
Ce n’est pas mon dessein de faire l’examen des ouvrages de M. de S. Foix du côté littéraire. Il est homme d’esprit, il écrit légèrement, il a de la finesse, de l’élégance ; c’est un homme aimable. Mais n’y a-t-il rien à rabattre des éloges pompeux qu’il s’est vrai-semblablement fait donner par les Journaux, puisqu’il se les donne lui-même dans ses Préfaces ? Est-ce un génie, un esprit créateur, un homme inépuisable, qui ne se copie jamais & ne copie personne ? Jaloux de ses productions, & ne voulant pas que le public ait le malheur d’en rien perdre, il a, comme Voltaire, conservé ses variantes & ses traductions, & jusqu’à cette derniere scène assez froide qui fait tout le dénouement de sa piece tant vantée des Graces, traduite en Italien par une Dame, car c’est une piece de femme, un joli pompon, à laquelle il a substitué une autre scène, un autre dénouement, ou plutôt, soyons sincère, où il a mis les mêmes paroles, les mêmes actions sous un autre nom. Il y a un trait à remarquer : Le premier dénouement, dit-il, me parut traînant, je le changeai (c’est pourtant le même) ; au lieu de l’hymen & de la fidélité, qui sont deux personnages toujours tristes (quelle invitation à la vertu !), je fis venir Vénus (celle-ci est plus gaie). Mercure disoit, allons chercher l’hymen & la fidélité ; je {p. 67}suis presque sûr que des que l’amour les verra, il abandonnera ces lieux. Il a raison : tout ce qui sent la vertu est si traînant & si triste ! Quoiqu’il se fasse au théatre une infinité de mariages, c’est là qu’on goûte le moins l’hymen & la fidélité, & tout cela pour l’intérêt des mœurs, & par goût de la saine morale. Aussi la Déesse de la volupté en est l’apôtre, le modèle, la protectrice.
Voilà l’air de famille de toutes ses pieces ; car parmi les éloges que l’Auteur se donne par-tout d’un air nonchalant, il fait beaucoup valoir que dans toutes ses pieces il n’y a pas une scène superstue, ni rien de superflu dans les scènes ; qu’au reste c’est un grand mérite, qu’il est plus difficile qu’on ne pense de traiter une action simple sans écart, sans remplissage, avec les seuls Acteurs absolument nécessaires, & ne faisant dire à chacun que ce qu’il doit précisément dire ; qu’il y a tant de variété & de fécondité dans son théatre, que les pieces n’ont pas même un air de famille. Il y a du vrai dans ces réflexions. Le verbiage, les écarts, le remplissage, les longues & ennuyeuses tirades sont communes au théatre, & assez ordinairement l’unique fonds de bien des Auteurs ; mais il faut convenir que dans des pieces aussi courtes, dont il faudroit deux ou trois pour faire un bon acte, il seroit surprenant qu’on mît des répétitions, des longueurs & du superflu, puisqu’à peine y a-t-il assez de place pour le nécessaire. Est-ce même une beauté de n’avoir que deux Acteurs ? quels sont les événemens de la vie, du moins qui puissent fournir une piece de théatre, où il n’y ait que deux personnes ? ce qui se passe tête à tête peut-il faire une intrigue, un dénouement ? Ce ne sont que des jeux d’esprit, comme les exercices de Collèges, les conversations de Madame de Maintenon qu’on débite à S. Cyr aux étrangers qui y font des visites, avec cette différence essentielle, {p. 68}que celles-ci, avec autant d’esprit que celles de M. de S. Foix, ne roulent que sur des sujets pieux, & sont utiles à former les mœurs ; au lieu que celles-la ne sont que des galanteries agréablement tournées, qui ne peuvent que les corrompre.
L’Auteur se caractérise parfaitement dans sa Préface de Zéloide. Une Dame lui demanda une tragédie en un acte. Il y rêva beaucoup sans succès : Je me rebutai, Madame s’impatientoit, se fâchoit, prétendoit que ce n’étoit de ma part que pure paresse. De huit jours qu’elle m’avoit donné, il y en avoit déjà six de passés ; je fis un dernieo effort, & enfin j’achevai cet ouvrage. C’est donc ici un ouvrage de huit jours, ou plutôt de trois ou quatre ; car le reste s’étoit passé à se rebuter & se fâcher. C’est beaucoup moins de temps que le grand Moliere, pressé par l’ordre du Roi, n’en mit à la comédie qui lui en coûta quinze. Je suis persuadé que toutes ses autres pieces ne lui ont pas coûté, & n’ont pas dû lui coûter davantage. Le plan une fois fait, un homme d’esprit monté sur le ton du théatre, qu’il a fréquenté toute sa vie, doit écrire tout de suite, currente calamo. Les scènes ne sont que ses conversations ordinaires. Qu’un Secrétaire écrive ses entretiens avec les Dames de sa coterie, on n’aura qu’à les lier à un petit plan, comme il lia les décorations du magasin Italien, ce sera une de ses pieces ; que sa coterie monte sur le théatre, qu’elle ait une historiette convenue, & que chacun sans se gêner parle à l’ordinaire, voilà encore une de ses pieces ; & je m’étonne qu’avec sa facilité cet Ecrivain n’ait donné trente volumes de pieces. C’est l’in-promptu de l’ancien théatre Italien, infiniment diversifié, & où Dominique & quelques autres montroient beaucoup plus de fécondité & de génie que M. de S. Foix, mais, il est vrai, {p. 69}parloient un langage moins correct, moins élégant, moins noble & moins décent. C’est faire de lui une espèce d’éloge ; cette idée suppose un homme d’esprit qui parle naturellement fort bien ; mais ce n’est rien de plus. C’est l’effet de l’habitude & de l’exercice joint à quelque talent ; un Avocat exercé prend le fait de son procès, & plaide sur le champ ; un Prédicateur se fait un canevas, & prêche sans préparation ; un Poëte, comme disoit Horace, fait deux cent vers stans pede in uno.
Sur-tout quand on ne veut faire que de petits riens d’un acte même assez court, & dont une bonne partie ne sont que des liaisons monosyllabiques, nécessaires pour soutenir la charpente, & qui ne coûtent rien, ce n’est point là du génie. Ce n’est point ce que disoit Boileau : J’ai rendu service à Racine, je lui ai appris à faire difficilement des vers. Ces petits fleurons d’une couronne poëtique, quoique restés au théatre, ne conduiroient point à l’immortalité ; ce n’est qu’un amusement d’un moment. La frivolité & la paresse, esprit dominant du siecle, ont multiplié à l’infini ces colifichets dramatiques. Combien de pieces de tiroir, où on ne fait que coudre des scènes ! combien de pieces à fragment, où l’on prend des morceaux de côté & d’autre ! une ariette, une scène, une danse, une fête, un spectacle, c’est un habit d’Arlequin. Le théatre Italien, celui de la Foire, de Poisson, de Dancourt, de Vadé, &c. ne sont que des ramassis, de petits divertissemens, des farces, des drames d’un acte ; c’est une boutique de bijoutier. On a voulu depuis peu leur donner un air de nouveauté, & presque de découverte d’un nouveau genre, en leur donnant le nom de Proverbes dramatiques, dont on vient d’imprimer un recueil en deux tomes, & bien-tôt en cinquante ; car il n’y a qu’à {p. 70}ouvrir ces innombrables Recueils de Contes, bons Mots, Facéties, Passetemps, Ana, Adajes, qu’on trouve par-tout, & faire jaser des interlocuteurs, & on aura des proverbes, de bons mots, des contes, &c. dramatiques. Ces petits soi-disans drames de trois ou quatre scènes, qui dans une action d’un quart d’heure forment un croquis d’intrigue, se rapportent, dit-on, à une sentence ou proverbe (& pourroit se rapporter à trente), qui est l’ame, dit-on, le fonds, le mot de l’énigme ; comme presque toutes les fables d’Esope, de Phedre, de la Fontaine, qu’on commence ou termine par quelque trait de morale, elles forment chacune un petit drame, qu’il ne faudroit qu’étendre pour en faire des Proverbes dramatiques. Un recueil de toutes ces bagatelles pourroit être appelé le Théatre des Enfans. Tout cela peut être bon, donner des leçons utiles, être aisément saisi & joliment exécuté, pourvu qu’on n’y glisse pas de la galanterie & de la licence ; mais le théatre peut-il s’en passer ? Ce premier recueil de proverbes en est déjà farci.
M. de S. Foix n’a pas la gloire de l’invention, même dans ces petits riens dont il fait avec goût des découpures. Ces déguisemens d’une maîtresse pour éprouver son amant ; cette préférence donnée à la fortune sur sa personne, qui font toute sa Julie ; cette allégorie des Graces & des Fées, qui donnent chacune une belle qualité à Madame la Dauphine & à l’enfant qui vient de naître ; cette discorde, cette réconciliation de l’amour & de l’hymen ; ces entrées familieres & bourgeoises de ses pieces, bon jour, un tel, d’où viens-tu, où vas-tu, que fais-tu, qu’il appelle naturelles, &c. & presque toutes ses pieces bien analysées, sont usées & triviales sur la scène. La maniere de le dire peut y mettre quelque différence ; c’est un même air rendu par différentes voix ou différens {p. 71}instrumens, c’est toujours la même chanson ; on sent par-tout la même main, par-tout on trouve le même style, non-seulement dans les pieces, mais dans les personnages, les Turcs, les Sauvages, les bourgeois, les gentilshommes, les femmes, &c. tout est M. de S. Foix. C’est comme si le même Auteur changeoit d’habit, jouoit tous les rôles ; il porteroit à tous la même voix, les mêmes traits, la même taille, les mêmes allures ; on le reconnoîtroit par-tout. On disoit de Cyrus, de Clelie, de tous les anciens romans, que c’étoient les conversations de l’hôtel de Rambouillet ; toutes les romances dialoguées de S. Foix ne sont que les conversations de la coterie de… tout est passé à la même filiere, c’est par-tout un libertinage gazé, élégant, ingénieux. Telles sont les épîtres dédicatoires à ses maîtresses : il importe beaucoup au public de savoir qu’il lui donne ce soir un rendez-vous, & qu’il a à se plaindre d’une tante incommode qui traverse ses amours avec Julie !
Mais cette élégance ne sauve pas les défauts, & le libertinage ne peut plaire qu’à des cœurs dépravés. Qui peut soutenir, malgré tous ses agrémens, la puérilité de son Isle sauvage, où pour réprimer la passion naissante de deux jeunes filles, leur mère les menace qu’elles deviendront noires comme des Sauvages (d’abord il se trompe, les Sauvages ne sont pas noirs, ce sont les Negres d’Afrique), & ces filles sont assez sotes pour le croire ? Ainsi la Nourrice dit à la petite Margoton : Si vous n’êtes sage, vous deviendrez laide & noire comme la cheminée. Mais ce qui fait peur à un enfant de quatre ans, fait rire des filles de dix-huit, & fait pitié au spectateur. Freron lui-même, admirateur décidé, & trop admirateur pour n’avoir pas été payé, convient que ce stratagème, trop froid pour plaire, avoit fait tomber {p. 72}la piece. On ne l’a pas moins donnée au public. C’est une illusion de l’amour propre, une fadeur de ses flatteurs, que cette fécondité, cette variété, ce génie qui diversifie si fort ses pieces, qu’elles n’ont pas même un air de famille ; on ne sauroit s’y méprendre, c’est par-tout de la finesse, de la légèreté, de l’élégance ; mais c’est le même goût, la même gaze, le même libertinage, les mêmes allures, la même marché ; ce sont des sœurs habillées de différentes couleurs, mais tout décelle la famille, & rend en différens termes la même pensée, le même esprit, le même cœur. Corneille, Moliere, Voltaire, ont bien plus de variété, de vrai génie, quoique infiniment moins que ne l’avancent d’un ton d’oracle leurs enthousiastes, qui veulont trouver une nouvelle merveille à chaque monosyllabe.
Un autre trait qui caractérise cet Auteur, & qu’il nous fournit lui-même, c’est ce qu’il dit des obscénités imputées à la Colonie, & dont il l’excuse : Je n’ai jamais eu garde de penser qu’on pût hasarder aujourd’hui certaines plaisanteries ; jamais les oreilles ne sont si délicates que quand la dépravation des cœurs est montée à son comble. Voilà le caractère du siecle, & la prétendue décence des Comédiens de nos jours, une décence factice, une délicatesse de mots, qui voile les horreurs du vice, & assaisonne l’aliment de la corruption par un petit sel de modestie qui le rend plus piquant. Autre coup de pinceau de sa main : la réflexion de l’Amour, qu’on ne veut recevoir parmi les Graces qu’en lui liant les pieds & les mains avec des guirlandes de fleurs : Cette proposition n’est qu’une petite simagrée de vertu, & une timidité de jeune fille, qui, à la faveur de la précaution qu’elle exige, cherche à se faire illusion sur la démarche qu’elle hasarde. Elles me délieront bien-tôt, je puis m’en reposer sur leur cœur ; le principal est de m’introduire. {p. 73}Cette morale est assurément très-bonne, & l’Abbé prétendu que l’Auteur dans sa préface accuse d’avoir dit qu’on ne pouvoit extraire la moindre morale de la piece des Graces, cet Abbé avoit assurément tort, & en avoit encore plus, si comme M. de S. Foix le lui reproche, il alloit à l’opéra trois la semaine très-régulierement, où sa délicatesse devoit être encore plus blessée. Je n’ai garde de justifier ni l’opéra, ni l’Abbé qui le fréquente ; mais cette bonne morale que l’Auteur avoue ne s’être glissée que par hasard dans ses pieces, où il ne l’avoit pas en vue, n’est-elle absolument pas gâtée par la morale pratique de l’action même ? Il faut enchaîner ler passions sans doute, mais est-ce avec des fleurs qu’on les enchaîne ? idée qu’il a répétée dans la comédie des Hommes. Et après avoir lié l’amour avec des chaînes qui sont elles-mêmes de nouvelles armes pour lui, est-ce bien le maîtriser de lui donner sa main à baiser & lui faire toutes sortes d’agaceries, de l’enfermer chez soi au milieu d’une troupe de filles, comme dans un serrail ? idée familiere à l’Auteur, répétée cent fois dans ses ouvrages. Cette maniere de maîtriser l’amour doit-elle rassurer ? mérite-t-elle la couronne de l’immortalité ? Oui sans doute il la donne, car voici le systême théologique de l’Historien Poëte. (pag. 211. tom. 5.) L’amour seul auroit suffi pour établir l’immortalité de l’ame parmi le peuple le plus sauvage. C’est sans doute l’amour de Dieu ? Non : ce sera l’amour du prochain : J’aimois, jétois aimé ; l’amour m’a enlevé l’objet qui m’étoit si cher : non, je ne saurois me persuader que je ne le reverrai plus. N’est-ce pas une démonstration bien convaincante ! est-on bien persuadé de l’immortalité de l’ame quand on la croit sur de si fortes preuves ? (pag. 177. ibid.) L’Eglise a toujours regardé les secondes noces comme une fornication tolérée. Ces deux termes, si peu {p. 74}faits l’un pour l’autre, ont été réunis par le mensonge & le libertinage. Jamais l’Eglise n’a toléré la fornication ; elle l’a toujours condamnée comme un péché mortel qui exclud du royaume des cieux. Jamais les secondes noces n’ont été traitées de péché mortel, mais seulement regardées comme une marque d’un grand penchant a l’incontinence.
Voici sa religion & sa morale. (Essais, tom. 4. p. 120 & 121.) Adorer l’Etre suprême, travailler à peupler le monde, secourir ses voisins, planter un arbre fruitier, défricher une terre inculte, ne tuer que des animaux nuisibles ; voilà la belle & sage morale des Payens (& des Déistes). Après un mûr examen, tout homme qui ne sera pas Chrétien adoptera la croyance de la métempsicose, universellement répandue dans l’Asie, l’Afrique, l’Amérique (il se trompe). C’étoit l’ancienne religion des Gaulois & de tout le Nord de l’Europe (il se trompe encore). Ses dogmes sont simples, naturels & raisonnables (la métempsicose est extravagante). Les biens & les maux de la vie présente sont la récompense ou la punition d’une vie antérieure. Et cette vie antérieure, qu’étoit-elle ? Il faut de vie en vie remonter à l’infini, sans parler de la dégradation de l’humanité de faire passer l’ame dans le corps des plus vils animaux. Est-il rien de plus absurde ? Et s’il y a une premiere vie, la difficulté de l’origine du mal reste toujours la même, Cette folie ne satisfait à rien. En la donnant pour raisonnable, le Philosophe ne montre qu’un esprit faux & superficiel.
Convenons que toute cette morale de théatre, toute la prétendue décence de ces babioles galantes, ne sont, selon l’expression de leur père, que de petites simagrées de vertu, une timidité de jeune fille qui cherche à se faire illusion. L’amour sera bien-tôt délié, on peut s’en reposer sur le cœur des filles ; le principal est de l’introduire, tout le reste {p. 75}va de lui-même. Reste à décider si l’Auteur n’est qu’un enfant timide qui veut se faire illusion, ou un libertin artificieux qui veut faire illusion aux autres. Cette question n’est pas de mon ressort, j’en laisse le jugemeat à Dieu. Mais j’ose dire que l’air de pruderie & de décence dont on veut faire honneur au théatre, n’est qu’un piege pour surprendre les simples, & un libertinage qui se joue effrontément de la vertu, & en emprunte les apparences, pour lui porter les plus funestes coups.
CHAPITRE IV.
Traité de la Danse de Cahusac. §
Cet ouvrage, bien écrit & plein de recherches, est un éloge perpétuel de la danse, fait avec l’enthousiasme d’un Auteur qui en est épris. Il en fait l’histoire depuis la création du monde, & la suit chez tous les peuples. Il la voit par-tout, & où ne danse-t-on point ? A peine, dit-il, les hommes étoient sortis des mains du Créateur, qu’ils chantèrent & dansèrent, sans doute assez mal (pourquoi mal ? Adam & Eve étoient-ils des maladroits ?), pour exprimer leur gratitude envers Dieu. Ainsi la danse sacrée est la plus ancienne & la source des autres. Je ne sais de quels mémoires Cahusac a tiré cette anecdote. Il désireroit fort d’avoir été au premier bal qui fut tenu dans le paradis terrestre. La compagnie n’y étoit pas nombreuse, à la vérité, & il n’y avoit point de masque, Adam & Eve n’avoient pas même d’habits ; mais la beauté du lieu devoit rendre la salle fort agréable. Après qu’ils en furent chassés, le repentir de leur péché, la nécessité de travailler la terre, la foule des maux dont ils furent accablés, ne leur laisserent guère ni le loisir ni l’envie {p. 76}de donner le bal. Il y a bien de l’apparence qu’après le déluge les enfans de Noé danserent de joie d’être sortis de la prison de l’arche, car pendant le séjour qu’ils y firent, comment danser dans une salle de bal si étroite, si obscure, si incommode, au milieu de toute sorte d’animaux ? On ne peut guère douter qu’avant le déluge ces hommes si livrés au plaisir ne se soient accordés celui de la danse ; mais comme Cahusac n’a pas eu des mémoires de ces temps reculés, il n’en a point parlé.
En revanche il fait danser les Anges dans le ciel, ainsi que Milton dans son Paradis perdu leur fait tirer de bons coups de canon, & jeter des bombes, des grenades & des carcasses les uns contré les autres, quand S. Michel se battir avec Lucifer ; fondé sur l’autorité d’un Peintre qui représente les Anges au bal, & sur un passage de S. Basile (que je n’ai pu trouver) qui représente, dit Cahusac, les Anges toujours occupés dans le ciel à l’exercice de la da danse, & nous exhorte à les imiter : Quid beatius potest esse in terra quàm tripudium Angelorum imitari ? Il pouvoit ajouter Hermon. Hugon. pia Desideria, qui dit : Cœlestes animæ, solimæ, cœlestes alumnæ, qui tuitis niveo cœrula Templa pede. Mais comme ils n’ont ni bras ni jambes, leur danse doit être d’un genre singulier, car en vérité une danse éternelle & continuelle seroit à la longue bien fatigante ; & comment l’imiterions-nous, nous qui ne dansons qu’avec les bras & les jambes, & qui ne saurions danser toujours ? Il faut même convenir que le mot de S. Basile, tripudium Angelorum, annonce un bien mauvais goût dans la danse angélique. Tripudium signifie trépignement : qu’est-ce que des danseurs qui ne font que trépigner ? Il veut encore que les Vierges & les Moines dansent dans le ciel, chori Sanctarum Virginum, Monachorumque omnium, que les Vierges dansent en rond {p. 77}au-tour du céleste Epoux, septus choreis Virginum. Il fait encore un bal des Apôtres & des Martyrs, où sans doute S. Pierre, Prince des Apôtres, & S. Etienne, premier Martyr, sont les Rois, gloriosus Apostolorum chorus, chorus sacratus Martyrum. On juge bien que je ne garantis pas toutes ces explications. Les danses vives & légères des Vierges peignoient leurs chastes désirs, & leurs tendres regards demandoient le prix de leur amour. Cahusac croit être à l’opéra : ces Vierges seroient bien surprises de s’y voir. Il fait aussi danser les saints Innocens au-tour de leur berceau, qu’ils arrosent de leur sang. Ils savoient très-bien danser sans avoir jamais appris. Il n’y avoit pas dans la Judée de maître à danser, & il n’est pas apparent qu’avant deux ans on leur en eût donné des leçons.
L’Auteur a manqué deux forts bons traits, l’un de Calot, qui dans la tentation de S. Antoine fait danser plusieurs diables, jouer de la flute, du violon, de la trompette à d’autres, d’une maniere très-savante & de très-bonne grace. L’autre trait du P. Drexellius, de Infern. C. 8. Ce Père prétend que tous ceux qui ont été au bal, & sont morts sans faire pénitence, dansent continuellement dans l’enfer en punition. Il a fait mettre à la tête du chapitre une estampe qui représente l’enfer ; on y voit une troupe de personnes des deux sexes, dont le feu a brûlé les habits : elles se tiennent par la main, & dansent & sautent en rond au milieu des flammes, ayant un diable à la tête qui mene la danse, & bat la mesure à grands coups de fouet sur les danseurs, tandis que deux autres diables jouent du violon. Au bas on lit cette inscription : Quales choreæ, tales & choraulæ. Ce tableau, ridicule au premier coup d’œil, n’est que trop juste dans son allégorie. Le théatre est un enfer, il le mérite, & y conduit ; les flammes de la passion, en brûlant les cœurs, allument celles {p. 78}de l’abyme. Les démons n’y président pas moins : selon le sentiment d’un saint Père, c’est leur fête ; ils y tournent pour dévorer quelqu’un : Circuit quærens quem devoret. C’est le chemin qui conduit à l’enfer ; ils y mènent les danseurs, ils marchent à leur tête : Illud iter diaboli, illud sequuntur tripudiantes, ibi diabolus insidians & assessor. Au reste, si S. Basile a parlé de la joie des Saints & des Anges sous la figure d’une danse, comme on le dit, il ne dissimule pas les dangers de la danse des hommes : J’ai vu, dit-il à Chilon son disciple (Epist. 1.), ces molles tragédies qui s’insinuent si agréablement dans les cœurs, qui in animos ut in sinuant mellici & pro omnibus modis ; ces danses faites pour énerver & amollir, choreas ad enervem mollitiem compositas ; ces instrumens de musique, ces bouffons qui font éclater de-rire, citharæ modulamina, vocem scurrarum qui risum cierent.
Je m’étonne que dans la multitude de recherches qu’a fait ce grand amateur de la danse, qui n’étoit pourtant pas grand danseur, il n’ait point parlé de la danse du sabbat ; il eût aisément trouvé dans les procès des Curés de Loudun & de Marseille, qu’on fit brûler, & dans tous les livres qui traitent des Sorciers & Magiciens, que dans le sabbat le diable donne le bal, que les sorciers & sorcieres dansent en rond, y font des pas de deux, de trois, des contredanses, des bourrées, des gigues ; que le diable est, comme de raison, le Roi du bal ; que malgré ses cornes & sa queue il se fait admirer par la légèreté de ses sauts, l’agilité de ses caprioles, la souplesse de ses membres, la finesse de ses pates, la justesse de son oreille, ainsi que les violons par la beauté de l’exécution ; que les plus malotrus sorciers & les plus vieilles sorciers, tout à coup changés par la vertu de sa baguette, s’y présentent de la {p. 79}meilleure grace, comme de vrais Adonis ; qu’on y sert des rafraîchissemens, & qu’on y prend toutes les libertés qu’on veut, sans que le diable s’en scandalise, comme l’on pense bien ; mais qu’aussi on en revient bien fatigué, lorsque le matin, à cheval sur un bâton, on retourne chez soi.
Quid rides ? mutato nomine de te fabula narratur. Les visions des sorciers sont-elles si folles ? le délire de leur imagination, ou plutôt la corruption de leur cœur, a-t-elle si mal rencontré ? le bal & le théatre ne sont-ils pas un vrai sabbat ? n’y voit-on pas des Acteurs, des danseurs masqués en diables, en sorciers, en magiciens, de la maniere la plus bizarre, la plus affreuse, la plus ressemblante à de vrais démons ? combien de fois à l’opéra ne fait-on pas venir des diables, des furies, qui dansent & font un vrai sabbat ? Il est une ressemblance plus déplorable, le désordre qui y règne, les crimes qui s’y commettent, la liberté, ou plutôt la licence de faire sous le masque tout ce que la passion inspire. Les nudités, les parures, les charmes, les voix de tant de jolies magiciennes qui séduisent les cœurs, le prestige du spectacle, les rendez-vous qu’on s’y donne, le délire où l’on tombe, le temps même de la nuit toujours destiné au sabbat, surtout la perte de tant d’ames dont ces assemblées funestes préparent la réprobation, ne montrent que trop l’empire du Prince des ténèbres.
Plusieurs Pères l’ont appelé l’auteur, l’inventeur de la danse ; que c’est lui qui la réduite en art, que S. Augustin appelle lugondas delicias : In artem ludosque digessit, ut per hæc ad se traheres milites Christi, virtutisque eorum nervos faceret molliores, non enim dat Deus ludere, sed diabolus. S. Ephrem, S. Chrysostome, S. Clément, tiennent le même langage : Non intelligitis serpentis {p. 80}hæc esse consilia, ut vos libidinis, concupiscentiæ & totius dedecoris servos teneat & ministros. Il y en a deux sur-tout qui méritoient un tel père, celle des malheureuses qu’on initioit aux fêtes infames de Belphegor, & celles des filles Moabites qui par le conseil de Balaam, se répandirent en dansant & chantant dans le camp des Israélites, & y causerent les plus grands désordres : Non virtute militum, sed fœminarum mollitie & decore pugnandum electam congrega speciem puellarum, ludentes pedibus eant & manibus plaudentes. Origen. Homil. 20. in num. 15. Captivantur Israelitæ, non ferro sed luxu, non virtute sed libidine. Ils ajoutent tous que c’est un reste de l’idolâtrie, qui en faisoit par-tout une partie de ses fêtes. Je sais que la danse est un exercice naturel à l’homme, que sans que le démon s’en mêle, on a pu en faire un art, & la perfectionner, comme le chant, la peinture, les armes, &c. Mais il n’est pas douteux que les pieges qu’on y tend à la vertu avec tant d’adresse, sur-tout au bal & au théatre, ne soient un ouvrage du péché, inspiré par le démon. Cahusac n’a pas fait ces réflexions. La condamnation de la danse théatrale n’étoit pas de son rôle.
Il appelle sacrées les danses du peuple les jours de fête, comme si elles étoient consacrées par la religion. Cela étoit vrai dans le Paganisme, chez les Egyptiens, les Indiens, les Grecs, &c. elles faisoient partie du culte de plusieurs faux Dieux, jamais dans la religion véritable. Aucun vestige dans les livres de la Genèse & de Job, les seuls monumens qui restent de la religion naturelle. La liturgie des Juifs, qui entre dans le plus petit détail, n’en fit jamais une cérémonie religieuse. La sœur de Moyse avec plusieurs femmes dansa après le passage de la mer Rouge, mais non Moyse, comme le dit l’Auteur (pour {p. 81}faire le bal complet). Les filles de Silo, & non les Prêtres, dansoient dans la campagne quand elles furent enlevées. David se joignit au peuple qui dansoit dans les rues, ce que sa femme n’eut pas trouvé mauvais, si c’eût été une cérémonie prescrite par la religion. Jamais assurément les rubriques chrétiennes, même dans l’immense foule des Breviaires, Missels, Rituels, de toute espèce que de tous côtés on enfante, n’ont imaginé de mettre la danse dans le cérémonial ecclésiastique. On a beaucoup dansé les jours de fête chez les Juifs & chez les Chrétiens. Sans doute, on le fait bien encore dans toutes les paroisses de campagne aux fêtes locales, comme dans toutes les occasions de joie publique, & autrefois jusque dans les Eglises la veille de S. Jean & aux fêtes de fous ; mais c’est se jouer du public de faire de la danse une partie du culte, & une chose sacrée. La religion est trop sérieuse pour s’occuper de ces frivoles agitations, & croire qu’on honore Dieu en sautant en cadence. Elle les a toujours condamnées ; encore plus, si prenant la danse pour l’art des gestes, on veut faire de nos mystères une scène de pantomimes. C’est s’en jouer encore de faire danser les Thérapeutes & les Anachorètes dans leur désert, de regarder le chœur des Eglises, parce qu’il est plus élevé que la nef, comme un théatre bâti exprès pour y danser, & dire que les Prêtres de la loi nouvelle y dansent pour honorer Dieu, & que l’Evêque est appelé Prélat à presiliendo, parce qu’il commençoit & menoit la danse de la fête. Toutes ces folies méritent-elles qu’on en parle ? Après ce dévot panégyrique, l’Auteur est forcé de dire (C. 11.) : Rien n’est plus prompt que les progrès de la licence ; les institutions les plus saintes dégénèrent en peu de temps en pratiques folles & nuisibles. L’Eglise voyant les désordres & les crimes de la danse sacrée, {p. 82}fut obligée, pour extirper le mal, d’oser avec outrage la défendre absolument. Les deux sexes qu’elle rassembloit, la nuit si propice à la séduction, le débordement intolérable qui la dégrada, les solemnités devenues des rendez-vous de libertinage, & le prétexte d’une infame dissolution, est un assemblage monstrueux de piété & de débauche. L’Eglise & l’Etat se réunirent pour les proscrire ; il n’y a plus que les danses que le peuple fait au-tour des feux de la S. Jean, qu’il veut à toute force traiter de cérémonie religieuse. Que disons-nous de plus ? ne sont-ce pas les bals, les danses de théatre, mélange de sexes, rendez-vous, dissolution de débauche, &c. Des danses profanes seront-elles plus exemptes de désordre que ne l’ont été les danses sacrées ? mériteront-elles moins les anathèmes de tous les gens de bien ?
Voici des traits intéressans que Cahusac a aussi oubliés ou cru devoir omettre.
Terpsichore, cinquieme Muse, étoit la Muse de la musique & de la danse, dont on la dit l’inventrice, ce qui est absolument faux, puisque les danses & les instrumens de musique des Juifs au passage de la mer Rouge, au-tour du veau d’or, sont antérieures de plusieurs siecles à toutes les Divinités de la Grèce. On représentoit celle-ci dansant & sautant avec une harpe à la main, comme les Bohémiennes avec leur tambour de basque. C’étoit une célèbre danseuse & chanteuse de son temps, & par conséquent une femme sans mœurs. L’Histoire Poëtique lui compte au moins trois amans dont elle a eu des enfans, entr’autres Archéloüs, dont on prétend que sont venues les Sirenes, qui ont hérité des goûts & des talens de leur mère. Ces monstres, demi-femme & demi-poisson ou demi-oiseau, si célèbres dans la mythologie par leurs chants & leurs attraits dangereux, dont il étoit si difficile de se sauver, & {p. 83}dont Ulisse n’échappa, dit Homère dans l’Odissée, qu’en se faisant attacher au mât du navire, & bouchant les oreilles de ses matelots, ces monstres prétendus, n’étoient dans la vérité qu’une mere & des filles prostituées, qui s’étoient établies sur le Promontoire de Sirenusse en Lucanie, d’où elles ont pris leur nom, dans un endroit où les vaisseaux venoient aborder pour prendre des provisions, & où elles se vendoient aux passagers & aux matelots. La Méditerranée étoit pleine de pareils repaires, tels que l’isle de Circe, de Calipso, Paphos, Cithère, Gnide, Amathonte, &c. célèbres par le crime. Ces filles étoient légères à la danse comme des oiseaux, & souvent impatientes d’avoir des acheteurs, elles alloient a la nage au-devant des vaisseaux pour y faire leur commerce. On leur a tantôt donné un corps d’oiseau, tantôt un corps de poisson ; leur mère Terpsichore, qui les avoit si bien formées, & qui étoit elle-même si habile danseuse, méritoit bien les honneurs du Parnasse.
Toutes ces folies renferment de grandes leçons. La musique & la danse sont des attraits si puissans de la volupté qu’on ne peut s’en défendre qu’en se bouchant les oreilles & se faisant attacher, c’est-à-dire en fuyant l’occasion & s’éloignant du rivage. Les orages de la haute mer sont moins à craindre que la tranquillité d’un pareil port, & de tous les écueils la volupté est celui où l’on peut le moins éviter le naufrage. Les danseuses, les chanteuses sont de vraies Sirenes, qui s’emblent nager ou voler (on ne prétend pas que j’excepte celles de l’opera). La nudité des Sirenes peint l’immodestie des danseuses, les poursuites des unes après les voyageurs présentent la conduite, les facilités, les tentatives des autres auprès des spectateurs. Les Sirenes n’ont jamais été plus fameuses que les Actrices ; leurs noms sont passés {p. 84}en proverbe, Sirene & Actrice sont deux synonimes. L’Abbé Girard, avec toute sa sagacité, n’y trouveroit de différence, sinon que fille de théatre dit encore plus que Sirene. Ces femmes publiques étoient en petit nombre dans un endroit écarté, ne séduisoient que quelque voyageur ; nos Sirenes sont sans nombre dans les plus grandes villes, le théatre est par-tout, & par-tout il est plein de monstres demi-femme & demi-poisson, qui ont la Muse Terpsichore à leur tête, & bien loin de s’enchaîner comme Ulisse, de se boucher les oreilles comme ses matelots, on y court, on les appelle chez soi, on n’a ni assez d’oreilles pour les entendre, ni assez d’yeux pour les regarder, ni assez de langues pour les louer, ni assez de bien pour les payer.
Toute la liturgie Payenne est pleine de danses, & toutes les danses y sont licencieuses, le fruit du vice qui les a établies, des sources de vice qui les inspirent & entretiennent. Telles les danses des Jeux Floraux dont la Courtisanne Flora fut l’institutrice, où le bal duroit la nuit & le jour, & la plus habile danseuse recevoit une couronne de fleurs. Les Orgies des Bacchantes avec leurs thyrses, dont Bacchus & Silene furent les Auteurs. Les Aphrodisies en l’honneur de Vénus au-tour de ses Temples d’Amathonte, de Gnide, de Paphos, &c. C’étoit le culte le plus agréable de la Déesse. Les Lupercales, en l’honneur de Pan, où les hommes couroient les rues un fouet à la main, & frappoient les passans. Les Saturnales, où les maîtres étoient obligés de souffrir les insolences de leurs esclaves. Les danses des Corybantes, pour amuser Jupiter. Celles des Nymphes, des Faunes, des Satyres, &c. Tous les Dieux & Déesses étoient danseurs, & aimoient éperdument la danse ; toute l’idolâtrie n’est que le culte des passions sous le nom bizarre des Dieux {p. 85}& Déesses de la fable, qui n’ont été que des débauchés & des femmes de mauvaise vie, que l’on a eu la folie de diviniser. Il est naturel que les cérémonies qui les honorent. offrent ce qui leur étoit le plus agréable. Point d’erreurs qui plaisent plus au démon, père de l’idolâtrie, que ce qui favorise les passions & multiplie les péchés.
Cet Auteur ne traite pas mieux la danse profane, publique & particuliere, que les danses sacrées. Au milieu de la description de celles de tous les peuples, semées d’aventures galantes dont en amateur il a rempli son livre, la vérité lui arrache bien des aveus. Soit qu’on ait porté la danse sacrée des Payens dans la société, comme il le croit, ou, ce qui est plus vrai-semblable, que la danse profane, plus ancienne que le paganisme, ait été introduite dans le culte des faux Dieux, il est certain que la danse & ce culte obscène ont les plus grands rapports. La danse est une image des mystères infames qu’on y célèbre ; ce qui suffiroit pour en dégoûter les Chrétiens, qui doivent avoir en horreur tout ce qui appartient au culte & ramène aux infamies de ces fausses Divinités : Depuis la dépravation des mœurs, dit Cahusac, les danses ne tiennent plus qu’au plaisir ; les charmes qui en résultent pour les exécuteurs & pour les spectateurs, en redoublent la passion. La jeunesse Grecque formoit des pas mesurés, & ne respiroit dans ses chants, ses mouvemens, ses attitudes, que la liberté, la joie, le plaisir, les transports de Bacchus. On les attribue à Terpsichore ou à Comus. Ces fêtes, commencées dès l’aurore, continuées dans le jour, poussées bien avant dans la nuit, dégénererent bien-tôt en images plus libres, & de ce premier pas vers la corruption elles se précipitèrent avec rapidité dans la plus affreuse licence. Rome & toute l’Italie furent plongées dans la plus honteuse dissolution. Les {p. 86}danses particulieres ne se sauvèrent pas mieux du naufrage. On en imagina pour peindre la volupté ; on ne fut pas long-temps sans les confondre avec la licence. On les appela lascives, nom qui désigne assez leur emploi, leurs airs, leurs figures. Je tire le rideau sur ces objets : l’honnête est inséparable de l’utile. L’ivresse, la fureur, les convulsions furent l’essence primitive (& très-fatigante) des danses de Bacchus ; on les métamorphosa en expressions de volupté. Les danses de Bacchus devinrent des danses de l’amour ; celles-ci furent le tableau de la plus effrénée licence. Les danses nuptiales furent aussi les peintures les plus licentieuses : les danseurs joignoient à la licence du sujet la grossiereté de l’exécution ; on vit des Sénateurs s’avilir par cet indigne exercice. Ils furent exclus du Sénat, & eurent la bassesse de se consoler de cette flétrissure, parce qu’elle leur acquéroit le droit de continuer impunément de la mériter.
Agamemnon, partant pour Troye, laissa auprès de sa femme un célebre danseur qui la formoit en l’occupant de danses nobles & décentes. C’étoit un homme sage, si un danseur peut l’être. Un amant de la Reine tua le danseur, & la séduisit. Quel changement dans les mœurs, dit Cahusac, quelle sauve-garde de la sagesse que la danse ? Il faudroit dire aujourd’hui : Maris, qui partez, emmenez avec vous le danseur. Il fait le plus grand éloge des danses continuelles des Lacédémoniens, qu’il prétend que Lycurgue ordonna par une sage politique, pour leur faire acquérir de la vigueur & du courage. A-t-il pu ne pas rougir du comble de leur indécence, puisqu’il la rapporte lui-même ? L’éloge de la danse en général. C. 10. tit. 2. a quelque chose de comique. Qu’à la bonne heure il l’appelle un amusement agréable, un exercice du corps, utile à la santé, qui donne de l’agilité & des graces, {p. 87}pourvu qu’il soit renfermé dans de justes bornes. Mais il ajoute : La danse est un préservatif contre les maladies de l’ame, comme elle chasse le venin de la tarentule. Elle porte dans le cœur une confiance fiere qui le ranime, dans l’esprit une vivacité aimable qui l’éclaire. C’est une huile salutaire qui adoucit les ressorts. Les Dieux, pour ajuster les hommes à leurs desseins par le plaisir, nous attirent doucement comme l’attraction de Newton. (c’est un nouveau genre de congruisme que Suarès & Molina n’avoient pas imaginé). La danse entretient l’harmonie de tous les mouvemens de l’ame ; il se forme de tous ces mouvemens une danse juste & mesurée (il ne dit pas si c’est un menuet ou une courante). Nous sommes un clavecin bien accordé, touché par des mains exercées. Il avoit ailleurs fait danser dans le ciel les étoiles & les planètes (c’étoit sans doute une danse ronde), & assure que les Prêtres Egyptiens en avoient imaginé une très-ingénieuse pour représenter les mouvemens mesurés des corps célestes. Quand on lit toutes ces belles choses, on croit être de la scène du Bourgeois Gentilhomme, où son Maître à danser fait dépendre de la danse, & son Maître à chanter, de la musique, le gouvernement de l’Etat & le succès de toutes les affaires. Malgré tous les avantages, toutes les qualités, toute l’efficacité de ces remèdes aux maladies de l’ame, que de passions contraires, dit-il, embarrassent l’ame, que d’ennemis domestiques l’assiegent ! combien de tyrans l’accablent, & cherchent à l’asservir ! Poison le plus vif, que la nature souffle, dont il faut arrêter le progrès, & détourner la malignité. La danse ne fait qu’attiser ce feu si dangereux. Voilà tout ce que disent les Canons, les Pères, les Casuistes, des dangers que fait inévitablement naître la danse : Non tuta verecundia, illecebra suspecta, idoli portio, deliciarum comes, {p. 88}luxuria ludibrium saltatio. Nil tam pronùm ad libidines, quàm inconditis motibus, quæ disciplina vestivit membra nudare, ludere oculis, rotare cervicem, comam spargere. Quid ibi verecundia esse potest, ubi saltatur, strepitur, concrepatur ? Saltet, sed adulteræ filia. Quæ verò casta est, filias suas religionem doceat, non saltationem, &c. Ambros. L. 3. de Virgin.
L’Auteur donne beaucoup d’étendue à la danse. Il prétend que c’est en général l’art des gestes. Il y renferme tous les mouvemens du corps qui peuvent peindre & représenter, la déclamation oratoire, l’art des pantomimes, &c. Un Prédicateur en chaire, un Avocat au barreau, un Acteur sur la scène, dansent, parce qu’ils font des gestes. S’ils apprennent à déclamer, sur-tout s’ils prennent leçon d’une Actrice, ils apprennent à danser. Cicéron, Quintilien, traitant de la prononciation, Dinouart dans son Eloquence du corps, ont fait des traités de danse. Un dissertateur, plein de son objet, y ramène tout. Dans le fonds c’est une question de nom. La plupart des mouvemens du corps, des gestes, des attitudes, sont sans doute des signes des mouvemens de notre ame, & comme des traits du tableau, signes très-naturels qui échappent souvent sans qu’on y pense, & n’en sont que plus expressifs, signes moins arbitraires que les mots, qui sont différens dans toutes les langues ; au lieu que les gestes, par-tout les mêmes, sont entendus de tous les hommes, & même des animaux, qui fuient, viennent, craignent, caressent, selon qu’on les appelle ou les menace, qui ont eux-mêmes leurs gestes très-significatifs pour se faire entendre, & entr’eux, & des hommes. On peut sans doute faire un art, & même plusieurs arts de toutes ces choses, & les appeler en général l’art de la danse. On peut les porter à la perfection. Hortensius {p. 89}étoit le plus grand Orateur de son temps, supérieur à Cicéron dans la partie de la déclamation, quoique très-inférieur dans la composition. Les pantomimes jouoient toute sorte de pieces sans dire un mot. Le Roi du Pont en demanda un à Néron pour lui servir d’interprète chez tous les peuples. Un muet peut parler ce langage, un sourd l’entendre. Tout cela peut avoir son style, sa poësie, son éloquence, sa grammaire, ses synonimes, aussi-bien que la peinture, la musique, l’écriture, & tout cela peut être appelé danse. En ce sens l’art de la danse est sans bornes.
Mais dans le langage ordinaire, c’est abuser des termes. La danse n’est qu’une suite de mouvemens faits en cadence sur une figure réguliere, dans la vue de s’amuser, ou de marquer sa joie ; le public ne va pas plus loin : Ces mouvemens ne signifient rien, & ne sont pas des gestes. Que signifie un entrechat, un pas de sissone, une cabriole ? On a pu y mêler des gestes de toute espèce, & s’en servir pour caractériser certaines personnes, un paysan, un arlequin, une furie, &c. on y a joint des habits appropriés à leur caractère. Mais c’est quelque chose de plus que la pure danse ; sur-tout, & c’est là tout ce qui nous occupe dans cet ouvrage, tout cela peut porter & porte en effet très-dangereusement sur les mœurs, ces attitudes, ces gestes, ces attributs, cette énergie de langage passionné, indécent, tout ce pantomime peut n’être & n’est ordinairement que la peinture du vice, le langage des passions les plus séduisantes, qui font du spectacle l’écueil de l’innocence. Les meilleures danseuses sont les plus dangereuses. Ce sont des Locusta, des Brinvilliers, qui sont boire à pleine coupe le poison de la volupté. Le grand art de la danse n’est que l’art d’empoisonner les {p. 90}cœurs : Mulieribus saltantibus, nihil turpius ; chorea diabolica, est incendium, & formax concupiscentia, & castitatis opugnatrix. S. Chrysostome tenoit ce langage à Antioche & à Constantinople, où l’on dansoit sur le théatre & au bal ces danses célèbres que Cahusac dit si parfaites, dont les attraits de la volupté faisoient la plus grande perfection & la plus agréable aux spectateurs.
Après avoir promené la danse d’un pôle à l’autre, Cahusac la fait monter sur le théatre, c’est-à-dire sur son trône. Il prétend qu’elle n’est en France qu’à son berceau, que celle des Grecs & des Romains étoit plus parfaite, ce que je laisse à juger aux connoisseurs. Il lui prodigue les plus grands éloges, comme à un art agréable, l’un des plus beaux ornemens de la scène. Il a raison, mais c’est cela même qui la rend plus dangereuse. Aussi quand il l’envisage dans l’ordre moral, il assaisonne son panégyrique par des traits qui confirment les anathèmes des Pères & de l’Eglise, de l’aveu même d’un amateur le plus épris de ses charmes. L. 3. C. 3. Voici un des chef-d’œuvres de la danse : Sans autre secours que les pas, les positions du corps, les mouvemens des bras, on vit représenter les Amours de Mars & de Vénus, le soleil qui les découvre à son mari jaloux, & les pièges que le mari tend à sa femme, les filets perfides qui en comblant la vengeance confirment sa honte, la confusion de Vénus, la rage de Mars, la joie maligne des Dieux qui accourent en foule à ce spectacle. Tout le monde applaudit. Le cynique lui-même, ennemi de la danse, s’écrie : Non, ce n’est point une représentation, c’est la chose même. N’est-ce pas là une danse bien édifiante ? La fameuse danseuse Timele rendoit toutes les actions théatrales avec la force, la vivacité, l’énergie dont elles étoient susceptibles (comme la Dangeville, {p. 91}selon S. Foix & tout le monde). Elle étoit surtout supérieure dans les tableaux de galanterie ; jamais on ne la peignit avec tant de feu & des couleurs si douces & si vives. Elle plongeoit les spectateurs dans une espece de ravissement qui alloit jusqu’à l’extase (étoit-ce pour des objets célestes ?), les femmes perdoient la tête & crioient de plaisir. Qu’on ne chicane pas sur l’application, l’Auteur lui-même l’a faite. Telle, dit-il, auroit paru Mademoiselle Sallé. Que c’est un beau rôle à jouer ! qu’il feroit honneur à la vertu ! qu’une pareille danse est édifiante !
L’Auteur, C. 4. rapporte un long fragment de Lucien, qui d’un compositeur de ballets fait un homme universel, un génie sublime, mémoire excellente, esprit vif, conception facile, oreille fine, goût sûr, jugement droit, imagination féconde, il doit avoir tout. Qu’il soit Poëte, Orateur, Philosophe, Géomètre, Peintre, Architecte, Sculpteur, &c. à la bonne heure qu’il soit tout, excepté homme de bien, qualité dont on ne s’embarrassé guère, qui nuiroit même au succès de ses danses, & en supprimeroit la plupart. Sur-tout il doit savoir l’histoire & la fable (mieux que Scaliger & Petau) depuis le développement du cahos & la naissance du monde jusqu’à nos jours, & pour lui donner la leçon, on lui fait le détail d’une infinité de sujets qu’il doit représenter. Croira-t-on que ce ne sont presque tous que des sujets galans, c’est-à-dire toutes les infamies qui se sont passées sur la terre, ou qui ont été imaginées par les Poëtes, Enlèvement d’Europe, de Proserpine, d’Oritie, Amours de Semelé, de Mars, d’Apollon & Daphné, Ariadne, Leda, Amimone, Naissance de Vénus, de Bacchus, Prison de Danaé, Paris & Hélène, Aventures d’Amphitrion, de Junon & d’Io, d’Actéon & Diane, Orphée & Euridice, Médée & Iason, Démophon & Philis, Phédre {p. 92}& Hyppolite, Endimion & l’Aurore, Persée & Andromède, Zéphire & Flore, Atis & Cibele, Vénus & Adonis, Alutante, Circé, Calipso, Pasiphaé, Rodope, &c. En voyant ce catalogue, on croit lire la table de nos opéras de nos comédies, Françoise, Italienne, & de la Foire. On n’a qu’à parcourir les Almanachs des Spectacles, on y verra tout cela, & encore de nouvelles horreurs enfantées par les imaginations lubriques des modernes, ou prises des Contes de Bocace, de la Fontaine, de Rabelais, de Pétrone, de l’Arétin. On n’est pas surpris de trouver dans Lucien cette liste & ces images, c’étoit un Payen & un cinique ; mais peut-on voir des Chrétiens faire métier de représenter ces infamies, & des milliers de Chrétiens spectateurs s’en repaître journellement ? Enfin Cahusac prétend que les mimes & pantomimes (les plus excellens Acteurs) portèrent la danse à Rome à la plus haute perfection (ce seroit parler plus juste de dire que l’art des pantomimes est un art particulier différend de la danse). Mais peu importe, le portrait qu’il fait de ces grands danseurs n’est pas plus flatté. Les actions du caractère le plus bas & du genre le plus libre furent, dit-il, l’objet de la danse théatrale ; on donna aux danseurs le nom de Mimes, ils ne varioient leur danse que par quelque figure licencieuse, qui les précipitoient toujours dans la grossiereté. Pilade & Batile y brillèrent, on croyoit entendre ce qu’on voyoit. Mais en peignant les amours de Leda, Batile causoit à plusieurs Dames, d’ailleurs très-respectables, des distractions qui passoient les bornes de la sensibilité. Les danses ne sont-elles pas pires que les romans & les comédies les plus licencieuses. Voilà ce qu’on rappelle si souvent sur nos théatres : Loquaeissimas manus, livguosos digitos, clamosum silentium. Var. 1. 20. Cassiodor.
Le second tome débute par des réflexions politiques {p. 93}sur les aventures des deux Héros de la danse, Pilade & Batile, dont il est juste qu’un amateur zélé relève la gloire. Auguste connoissoit les hommes & l’art de les gouverner, & le goût des Romains pour les spectacles. Il fonde sur leur magie la tranquillité de son règne (les spectac les ne sont donc que des enchantemens). Personne n’a su les employer d’une maniere plus efficace, ni dans des circonstances plus délicates. Les pantomimes (les danseurs parfaits) furent les principales causes de l’asservissement des Romains (& Rome les aimoit !). Les Rois ont toujours sous leur main un moyen assuré de distraire la multitude des opérations du gouvernement. C’est assurément donner à la danse une grande importance ; mais est-ce en faire l’éloge ? est-ce faire celui du politique qui l’emploie, & du peuple frivole qui s’y laisse prendre ? Les théatres publics déjà établis étoient beaucoup pour les vues de l’Empereur ; mais on y étoit accoutumé, il falloit réveiller & rendre ce goût plus vif par des nouveautés piquantes. Il choisit la danse, la mit à la mode, feignit de l’aimer, & fit venir les deux plus habiles danseurs qui eussent jamais paru ; tout s’en occupa, Rome ne tourna plus ses regards sur le gouvernement qu’on lui avoit ravi, & subit le joug : politique fine, qui étoit dans son caractère. Pilade & Batile entraînèrent tous les suffrages ; par leur rivalité ils partagèrent & firent deux partis de Piladiens & de Batiliens. Chacun cabala pour les siens. Auguste les laissa se débattre, se ridiculiser, se déchirer mutuellement ; il aida même en leur accordant les privilèges des citoyens, entr’autres de les soustraire à la juridiction des Magistrats, pour les soumettre immédiatement à la sienne, comme en France on a soustrait les Comédiens aux Magistrats municipaux, pour les soumettre à un inspecteur particulier. Les cabales {p. 94}du théatre, comme l’Empereur l’avoit prévu, étoufferent toutes les autres. Sur quoi ce Prince ayant voulu punir Pilade de quelque faute par un exil, ce danseur osa lui dire : Tu es un ingrat, que ne les laisse-tu s’amuser de nos querelles ? Effectivement l’exil de Pilade produisit un mauvais effet, on en murmura, on le traita de tyrannie, on censura le gouvernement ; les deux partis se réunirent contre un tyran qui, disoit-on, cherchoit à les accabler tous les jours de nouveaux fers. On s’aigrit, on couroit aux armes ; Auguste craignit & sit revenir le danseur, & tout se calma. Que de ressources heureuses n’a-t-on pas dans la frivolité des hommes pour leur faire adorer le joug qu’on leur impose ! Tel est ce goût si général, si vif, si dominant pour les spectacles, que tout favorise, que tout augmente. Pense-t-on au gouvernement quand on est au bal, à la comédie (j’ajoute, y pense-t-on à la piété) ? Dans tout ceci on n’a fait que rassembler les paroles de l’Auteur : Non credo viro qui se dicit illæsum evasisse à spectaculis chorearum, dit S. Jérôme ; ubi tympana sonant, tybia clamitat, lyra ganit quis ibi timor Dei ? Fidicinas, psaltrias & choreas diaboli quasi mortiferas pro turba ex ædibus tuis.
Les mœurs des héros de la danse étoient dignes de leur état. Pilade étoit un orgueilleux, plein de lui-même, qui méprisoit tout le monde ; un fou qui pour bien représenter Hercule furieux, jetoit des flêches sur l’assemblée, sur l’Empereur même, blessa plusieurs personnes, en effraya un grand nombre, & les révolta tous. Batile, d’abord esclave, ensuite affranchi, donna dans une liberté effrénée de mœurs, dans une facilité extrême à se livrer aux parties de plaisir les plus libertines, dont la gaieté & la complaisance faisoit la joie, & à négocier tous les commerces galans des Seigneurs de Rome. Il ne pouvoit {p. 95}manquer de se faire un nombre infini de partisans, d’amis, de protecteurs, de tous les débauchés. Peu délicat sur les moyens de faire sa fortune, ils lui étoient tous bons. Dira-t-on qu’il n’a point de successeurs en France ? Après la mort d’Auguste la licence des Danseurs pantomimes devint sans bornes. La multitude se passionna pour eux jusqu’à la fureur ; les jalousies furent poussées jusqu’à la violence, l’audace jusqu’à la licence la plus effrénée. Les gens les plus distingués furent l’objet de leur malignité, ils avoient l’effronterie de jouer les Sénateurs même. Le peuple applaudissoit à cette insolence. Les Acteurs se battoient, s’égorgeoient derriere le théatre, les spectateurs échauffes prenoient parti, & en venoient aux mains ; il y eut des Centurions, des Tribuns, des Préteurs tués ou blessés. Ces désordres furent si grands que Tibère fit fermer les théatres, & chassa les danseurs. On se dédommagea par des théatres de société dans les maisons particulieres, où la dépravation des mœurs ne sit qu’augmenter. Caligula rouvrit les théatres ; ils ne furent plus qu’une école de libertinage, les danseurs & danseuses qu’une troupe infame prostituée à la débauche, leur art qu’un vil instrument employé à combler de biens des scélérats dont rien ne pouvoit réprimer l’impudence. Néron, dans les beaux commencemens de son regne, se crut obligé de les chasser encore ; mais il devint trop infame pour pouvoir s’en passer, il les rappela pour les associer à ses débauches. On les souffrit jusqu’à Domitien ; mais le danseur Paris ayant eu l’audace de souiller le lit de l’Empereur, ce Prince répudia sa femme, fit massacrer son amant & un autre danseur, dont il craignoit un pareil affront, & chassa encore tous les Comédiens : Uxorem Domitiam Histrionis amore deperditam repudiavit, &c. Si tous les danseurs amans des Dames, {p. 96}si toutes les danseuses maîtresses des Seigneurs, étoient si sévèrement punis, que deviendroient tous les théatres ? Les pantomimes trouvèrent le moyen de revenir quelque temps après ; mais le sage Trajan les chassa, & abolit dans Rome un spectacle que la licence rendoit intolérable. Tout le monde y applaudit, & c’est un des beaux traits que Pline loue dans le panégyrique de ce Prince. Je ne sais comment Cahusac en fait un crime à Trajan, & le traite d’homme médiocre que Pline a loué en courtisan, & qu’il auroit dû blâmer en Philosophe, puisque, de l’aveu de toute l’antiquité, ce fut un des plus grands Princes qui soient montés sur le trône des Césars. Ils revinrent pourtant, & s’établirent si bien que sous le règne de Constance, où l’on chassa de Rome tous les Philosophes, sous prétexte d’une grande disette, on y conserva trois mille danseuses & autant de maîtres à danser, à qui rien ne manqua : Tria millia saltatricum, ne interpellata quidem, totidemque remansere Magistri. L’Auteur a beau relever ce misérable état par deux ou trois médailles qu’il dit avoir été frappées à l’honneur de quelque danseur, que peut-être il se fit frapper lui-même, comme nos Actrices se font peindre & graver jusque sur des tabatieres ; ils n’en sont ni moins dangereux, ni moins méprisables, il ne peut s’empêcher de s’écrier : Concluons d’un trait aussi caractéristique de ce siecle, que les connoissances, l’esprit, le goût (les mœurs), y étoient totalement affoiblies, & la science du gouvernement inconnue. Marc-Aurèle auroit voulu y remédier, mais il lutta en vain contre l’impression donnée à la machine, elle s’écrouloit, & ne pouvoit se rétablir. Il réforma quelques abus, prescrivit des bornes à la licence, & diminua le nombre des représentations. La débauche publique de sa femme y mit le plus grand obstacle. Il la sut le {p. 97}dernier ; on lui conseilloit de la répudier, il souffrit & dissimula, & répondit : Il faudroit donc lui rendre sa dot, elle m’a apporté l’Empire.
Nous ne suivrons pas l’Auteur dans l’immense détail de ses ballets Poëtiques, Allégoriques, Moraux, Bouffons, Ambulatoires, Politiques, du Plaisir, de la Nuit, de Bicêtre, du Carnaval, du Gris de lin, &c. dont il fait la description d’après le P. Ménétrier. Toutes les fêtes qui ont été données pendant deux siecles, sont, selon lui, des ballets, parce qu’on y dansoit. Peu importe, notre objet se borne à faire remarquer que tout y est plein de galanterie, que la danse en fait un tableau très-vif. Quatre quadrilles, dit-il, de femmes jeunes & belles y parurent ; les symphonies sur lesquelles leur danse étoit réglée, exprimoient des sentimens de tendresse que les attitudes, les pas, les figures, rendoient avec onction. Ces quadrilles étoient en effet bien dévotes. Tous les autres sont pleins de pareils spectacles. Partout l’empreinte du vice. Comment pouvoir s’en garantir ? Quel portrait fait-il de la Cour de France ? Le nombre des ballets pendant cinquante ans fut immense, & la ressource de la galanterie. Catherine de Médicis, qui les avoit apportés d’Italie, s’en servit pour amuser les Rois ses enfans, & demeurer maîtresse de tout. Charles IX, plus difficile, tint dans un mouvement continuel son adresse & sa politique. Elle imagina fêtes sur fêtes pour lui faire perdre de vue le seul objet dont elle auroit toujours dû l’occuper. Henri III avoit l’esprit léger, le cœur gâté, l’ame foible, la pente la plus forte au libertinage ; elle en profita, elle mit en jeu le bal, les ballets, les mascarades, les plus belles femmes, les Courtisans les plus libertins, pour l’endormir sur le trône. Sa vie ne fut qu’un long sommeil. Il couroit le bal habillé en fille, La danse étoit la galanterie du {p. 98}temps. Dans le ballet que lui donna le Cardinal de Bourbon, en son abbaye de S. Germain, la Reine, les Princesses dansèrent en Sirenes, Nayades & Néréides ; les Princes, les Seigneurs, en Tritons, Faunes, Satyres, & reçurent chacun un présent de sa Dame. On y fit danser au son de la trompette des chevaux qu’on avoit dressés. Henri IV aimoit éperdument la danse ; il donna une infinité de bals, de ballets, de mascarades ; tout son séjour en Béarn se passa en réjouissances & galanteries, elles le délassoient de ses travaux guerriers. Il étoit à danser quand on lui apprit la prise d’Amiens par les Espagnols ; Gabrielle d’Etrées, qui dansoit avec lui, fondit en larmes : Ma Maîtresse, lui dit-il, il faut monter à cheval pour faire un saut. On donna une infinité de fêtes à Louis XIII pour le divertir. Il étoit naturellement triste, & souvent malade ; tout y étoit triste comme lui. On y dépensa des sommes immenses : c’étoient de magnifiques chaos plutôt que des amusemens agréables. Mais par-tout Vénus, l’amour, des danses galantes, des danseuses peu modestes, quoique le goût d’un Prince fort retenu, les rendît moins licencieuses, vinrent infecter le spectacle, & porter le flambeau du vice dans le cœur. La nation des Acteurs & des Actrices peut-elle se contenir ? Le Cardinal de Richelieu, trop grand pour s’y plaire, trop peu scrupuleux pour s’en embarrasser, le souffrit jusque dans les fêtes qu’il donnoit au Roi, sans doute au profit des bonnes mœurs. S. Cyrille & S. Ephrem appellent les danses les fêtes du diable : O subdola diaboli vafricies ! ô chorea diaboll ! Servi ejus eam ducunt, ibi tripudia perstrepunt, ibi virorum ac mulierum commercia, ibi diaboli festum celebratur.
L’origine des bals n’en fait pas l’éloge, & n’en garantit pas la sainteté. Comus en fut l’auteur : {p. 99}c’est le Dieu de la bonne chère, du divertissement & des fêtes de joie, comme Bacchus l’est du vin, & Vénus de l’impureté. Les bals & les mascarades ne pouvoient lui échapper, & l’union de ces trois Divinités est trop étroite pour les séparer. Cahusac rapporte un traité de Philostrate sur la danse (il eut pu en citer vingt autres), où l’on voit des danses de toute espèce, souvent des plus licencieuses, où les femmes se montrent dans la plus énorme indécence. Dans ce tableau on voit une grande salle (le bal de l’opéra) jonchée de fleurs, éclairée par des lustres ; d’un côté des filles qui dansent, d’un autre des gens à table, d’autres enfin qui écoutent des instrumens de musique (un Wauxhal) ; Comus au milieu, couronné de roses, comme tous les autres, la joie dans les yeux, le souris sur les lèvres, enivré de plaisir, se soutenant à peine sur ses pieds, s’appuyant d’une main sur un épieu, tenant nonchalamment de l’autre un flambeau allumé qu’il laisse pancher. C’est un bal en forme où Comus préside. Rien de plus élégant, il introduisit la danse dans les festins. C’est là l’apothéose de Comus. Peut-on manquer d’en faire un Dieu, comme de Terpsichore une Déesse ? C’étoit la Sallé de son temps. Ces danses étoient des intermèdes, des délassemens, comme elles le sont encore dans les entr’actes de nos pieces dramatiques ; elles ranimoient le plaisir. A son tour la bonne chère, le vin, la gaieté, le désordre aimable du repas, échauffoit la danse & la tendoit plus vive, plus folle, plus licencieuse. C’est dans ces occasions, disoit Salomon, que le vin & les femmes font tourner la tête aux sages : Faciunt apostatare sapientes. L’ivresse y fit danser Socrate & Caton le Censeur. On dit de Platon qu’il se possédoit assez pour s’y refuser. C’est à quoi fait allusion Cicéron, quand il dit, & après lui S. Ambroise ; il faut être ivre ou fou pour {p. 100}danser : Nemo saltat sobrius, nisi fortè insanit, quid satanica pompa ? meretricium saltantium molestices, dit S. Chrysostome, ubi omnia incondita, omnia difformia, omnia turpia, omnia injucunda. De là sont venus les bals : tantôt amusement libre & plus gai, tantôt cérémonie d’étiquette dans des fêtes publiques, magnifique, mais grave & sérieux, & toujours dangereux, par-tout les écueils inséparables de la danse, la bizarrerie, la licence des masques, l’heure indue, les passions que tout y excite & y favorise ; il conserve quelque chose de son origine par les rafraîchissemens qu’on y sert, qui en sont aujourd’hui les intermèdes, au lieu que la danse fut d’abord l’intermède des repas.
Enfin le théatre s’empara de la danse, elle passa des maisons particulieres sur la scène qu’elle embellit ; elle y a été à son tour embellie & perfectionnée. La danse répand dans le spectacle de la variété, de la gaieté, du délassement ; elle met en jour, développe, étale, offre au public les graces des Actrices, à peu près comme dans une foire les Marchands déploient leurs marchandises pour attirer les acheteurs. Ces boutiques ne sont que trop achalandées. Melpomène & Thalie rendent à leur tour les plus grands services à leur sœur Terpsichore. A quel degré de perfection la danse n’est-elle pas portée au spectacle ? quelle étendue n’y acquiert-elle pas, jusqu’au pantomime complet ? Les repas & les bals n’offroient qu’un assemblage fortuit de danseurs la plupart ignorans, mal faits, mal habillés, mal assortis, sans goût, sans exercice, sans grace, sans oreille ; c’étoit une cohue qui sautoit, trépignoit, faisoit du bruit, & fatiguoit plus qu’elle ne divertissoit. Le théatre a fait de la danse un art véritable & fort étendu, de grands maîtres, d’habiles élèves, des plans réguliers, {p. 101}un système suivi, une vraie académie, une science profonde ; tout y est choisi, préparé, combiné, symmétrisé ; uniformité de parures, assortimens de décorations & d’habit, égalité de tailles, ressemblance de traits, harmonie & cadence, symmétrie des pas & des figures, dextérité, légèreté, souplesse, force, tendresse, tous les agrémens imaginables, par conséquent tous les traits de la séduction ; tout y peint la volupté, met la passion en action, & y fait naître un vif intérêt, sur-tout lorsqu’adroitement combinée avec la piece représentée, elle fait avec elle un vrai tableau, naît-des événemens, les prépare ou les accompagne, comme l’a fait souvent le voluptueux Quinaut dans ses opéra, & que tâchent de faire ceux qui le suivent, car l’opéra est le vrai trône de la danse, le trône des danseuses, des figurantes. C’est de là qu’elles donnent des loix, qu’elles reçoivent des présens & des hommages, & savent le mieux s’humaniser. La danse n’est pas proprement une danse simple, mais une danse composée & représentative dans toutes les pieces où elle est enchassée. L’art dramatique est l’art de peindre ; chaque drame est un tableau général d’une action composée d’une suite de tableaux, chaque acte, chaque scène en est un ; une danse doit faire une scène, & par conséquent un tableau. Et comme dans les bons tableaux il ne doit pas y avoir de couleurs oisives, d’objets inutiles, si ce n’est dans des bordures ou des lignes de séparation, la danse ne peut être un hors-d’œuvre, un trait étranger au tableau, que dans les entractes, comme autrefois, ou à la fin, comme une petite piece après la grande. Mais dans tous ces états divers elle porte par-tout un poison d’autant plus pernicieux sur le théatre, qu’il y est mieux apprêté & bu à longs traits avec plus de profusion. Tout ce que la religion a jamais dit contre la {p. 102}danse & contre le spectacle, se réunit contre la danse théatrale qui rassemble ces deux dangers & les augmente l’un par l’autre : Mulieribus saltantibus cum viris, nihil in honestiùs, chorea & cantilina diabolica colluvies est. S. Chrysostome.
Après ces portraits de la danse, dont tout atteste le vérité, sera-t-on surpris du zèle de S. Charles ? Il la défend dans ses conciles, il ordonne aux Prédicateurs de parler fortement contre elle : Choreas saltationes tripudia sœpè & graviter de suggesta reprehendete & intectabitur. Il a composé un traité contre la danse. L’expérience, dit-il, ne montre que trop que tous ces divertissemens ne se font jamais sans de très-grands péchés : Sine multis & gravissimis Dei offensionibus nunquam fieri. Les attraits séduisans de la volupté, qui corrompent les mœurs, le portent à toutes les œuvres de la chair, en sont inséparables. Conc. 3. Mediolan. François Petrarque pensoit de même, cet homme si célèbre par ses talens, ses négociations, ses couronnes poëtiques, sur-tout par ses amours & ses innombrables vers galans, par conséquent peu suspect de rigorisme, Petrarque a composé, comme S. Charles, un ouvrage en forme de dialogue contre la danse, pour en désabuser un jeune homme qui en étoit follement épris. Il montre que c’est un exercice indigne d’un homme sage, qui ne peut que le couvrir de honte ; que ces agitations, ces gestes, ces dissolutions, cette évagation, sont aussi ridicules qu’infames & scandaleuses, & dangereuses pour les mœurs ; que ce n’est pas même un vrai plaisir, mais une ivresse & un délire ; & que si la folie n’étoit comme naturalisée dans la plupart des hommes, on auroit horreur de la danse, on ne verroit les danseurs qu’en pitié, comme des forcénés, &c. Il a une idée, que je crois fausse ; il prétend que le chant ou les instrumens n’ont été mêlés à la danse que par la {p. 103}honte du vice, pour y faire diversion, afin que l’ame occupée par l’oreille, les yeux s’offensent moins de l’indécence des mouvemens. Je pense au contraire que la musique est naturellement liée à la danse, qu’elle excite machinalement à danser, qu’elle en règle les pas, la mesure, par la cadence, qu’elle en fait l’un des grands agrémens, & qu’en préparant, flattant, amollissant le cœur, elle en augmente le danger.
On a imaginé un nouveau genre de spectacle qui réunit tous les divertissemens, qu’on appelle Wauxhal, ne sachant quel nom lui donner ; il a commencé à Londres dans un jardin qui porte ce nom. Au milieu d’un carré formé par quatre allées, on a placé un orchestre qui joue les plus beaux airs ; on danse, on se promène, &c. chacun à son gré. Tout croît & s’embellit ; on a construit dans ces allées des pavillons, des arcs de triomphe ; on est dans ces salles à l’abri du mauvais temps. On joue, on se chauffe, on boit, on mange ; tous les plaisirs y sont rassemblés. A l’entrée de la nuit une belle illumination éclaire toutes ces salles ; le Mercure de juillet 1769 prétend qu’il y a cinq mille lampions, sans compter une infinité de bougies. Les masques n’y sont pas reçus pendant la nuit. La Cour les défendit par raison d’Etat. On demanda au Roi de lever la défense. L’Evêque de Londres s’y opposa, & le Roi le refusa. Pour éluder la loi, on porte dans sa poche un faux nez qu’on s’applique en entrant, pour se déguiser ; mais des gardes sont chargés de prendre à l’entrée les gens par le nez pour voir s’ils ont un nez postiche.
On a imité ce spectacle à Paris ; on a construit sur le Boulevard de pareilles salles d’assemblée qui attirent un monde infini. Un vestibule sert d’entrée à un superbe sallon ovale environné de gradins en amphithéatre, & surmonté d’une belle {p. 104}galerie, d’où l’on entend la symphonie, & l’on voit les danses. Il est éclairé par un grand nombre de lustres ; plusieurs glaces reflectent & augmentent la lumiere, plusieurs pavillons aux environs offrent des caffés, des tables de jeux, des marchands de bijoux, des rafraîchissemens, la vue de la campagne, &c. Tous les plaisirs sont réunis dans ce lieu enchanté, ce Wauxhal François, qu’on appelle les Fêtes de Tempé par un petit trait d’érudition. Les Comédiens François se sont plaints que ce nouveau spectacle faisoit déserter leur théatre, & leur faisoit grand tort. Le Wauxhal a répondu que ce n’étoit point une comédie, & n’avoit rien de commun avec la scène Françoise. Je ne sais qu’est devenu ce grand procès, qui nous intéresse fort peu dans nos provinces, où peut-être on établira des Wauxhals, mais qui n’y sont pas encore établis.
CHAPITRE V.
Suite du Théatre de S. Foix. §
Avant de quitter cet Auteur, qui a quelque célébrité, jetons un coup d’œil sur la description de Paris, sur laquelle il paroît former des prétentions littéraires. Cette excursion ne sera pas hors-d’œuvre, le théatre y revient souvent, elle achevera de caractériser son esprit, & la licence sur la religion, & les mœurs des Auteurs & amateurs du théatre.
J’y trouve trois cas de conscience proposés avec un air de gravité. S. Foix Casuiste ! ses camarades de la Cornette-blanche en tiront. Ces cas ne sont pas moins singuliers que le rôle qu’il joue. Un Prêtre ayant fait des propositions déshonnêtes à une Dame qui les rejeta, il composa avec {p. 105}elle : Abandonnez-moi au moins votre servante. La Dame obéit à la nécessité, & la servante à sa maîtresse. Un Casuiste trouva que cette aventure donnoit matiere à un cas de conscience, qu’il a traité avec beaucoup de sagacité. Tom. 2. pag. 108. Ce Casuiste si habile étoit sans doute Poisson, principal Acteur dans la farce la Colonie, dont les décisions ne furent pas adoptées par la Police. Au siège de Madrid les Courtisannes combattoient à leur mode pour Philippe V ; celles qui avoient les maux Vénériens alloient la nuit au camp des Portugais, & dans trois semaines six mille Soldats furent infectés, & la plupart en périrent. Je ne sais où il a pris ce fait, ce nombre précis, ces circonstances qui n’ont aucune vrai-semblance. Quoi qu’il en soit, il ajoute : On discuta si ces filles péchèrent en se prostituant, & si leur action n’étoit pas corrigée par l’intention de servir la patrie. Le Docteur qui soutenoit qu’elles n’avoient point péché, discit que puisqu’il est permis de massacrer l’ennemi & d’employer toute sorte de moyens pour l’affoiblir, à plus forte raison est-il permis de le rendre malad. (& pour cela de pécher & de le faire pécher). Il n’est pas nécessaire de dire que ce Docteur Espagnol n’étoit pas Docteur de Salamanque, c’étoit un Docteur de théatre. Nous parlerons bien-tôt du troisieme cas du Marchand d’étoffes & du Comédien.
Il pouvoit faire un quatrieme cas de ce qu’il dit de François I. je ne sais sur quel fondement : Ce mal terrible, dont notre bon Roi François I. pouvoit dire, Et la garde qui veille aux barrieres du Louvre n’en défend pas les Rois, lui fut donné par la femme d’un nommé Lunel. Un Moine Espagnol, Aumônier dans l’armée de Charles V, passant à Paris, se trouva avec ce Lunel, & le vit si irritté de son accident, qu’il espéra d’en faire, & qu’il en fit un fanatique. Votre Roi, lui dit-il, protège {p. 106}le Luthéranisme en Allemagne, & ne tardera pas sans doute à l’introduire en France ; mais en vous vengeant de lui & de votre femme, servez la religion, communiquez lui le mal auquel on n’a pas encore trouvé de remède. Comment le pourrai-je, répondit Lunel, nous ne l’avons ni moi ni ma femme. Mais moi, je l’ai, repliqua le Moine, j’en lève la main, je vous en sais serment ; introduisez-moi la nuit à votre place auprès de votre infidèle, & je vous réponds……. Tom. 5. pag. 189. L’intention de servir la religion ne vaut-elle pas l’intention des Courtisannes de Madrid de servir la patrie, pour justifier l’action de ce Moine ?
Mais s’il n’est pas bon Casuiste, il est du moins courageux guerrier, il loue la valeur jusque dans les femmes, & en donne la gloire à l’amour. Tom. 4. pag. 183. Aucun amant qui ne servît son Roi, aucun guerrier qui ne servît sa dame (c’étoit sa Reine). C’étoit du temps de la Chevalerie. Aujourd’hui leurs Dames sont des filles entretenues ; tant l’esprit philosophique a bien opéré. Ah ! si ma Dame me voyoit, disoit autrefois un François montant à l’assaut ! Diroit-il aujourd’hui, ah ! si ma Danseuse me voyoit ! Sans doute les Actrices sont de vraies Amazonnes ; les aime-t-on moins que les Chevaliers n’aimoient leurs Dames ? Tom. 1. prg. 207. Deux Comédiennes, Marote Beaupré & Catherine les Ursis, se donnèrent rendez-vous sur le théatre du Marais, pour se battre l’épée à la main, & se battirent en effet à la fin de la piece (c’étoit deux rivales qui se disputoient un amant, comme les Chevaliers se disputoient leurs Dames). Sauval, tom. 2. pag. 278. dit qu’il étoit ce jour-là à la comédie. Le Dictionnaire d’Anecdotes, v. Bravoure, rapporte plusieurs traits de la Maupin, Actrice de l’opéra, qui s’est souvent battue en duel, & a remporté la victoire.
Tout cela fait rire, mais ces idées tragiques {p. 107}sur le duel (tom. 3. pag. 193.) passent la raillerie, & donnent dans l’inhumanité. J’établirois dans Paris, dit-il, quatre endroits (il en faudroit bien de pareils dans les villes de province) où tous les dimanches (pour bien sanctifier la fête) on donneroit au public le divertissement d’un duel (n’est-ce pas un divertissement bien amusant ?). Il y auroit un prix en argent & une médaille pour l’heureux champion qui tueroit son adversaire (ne mériteroit-il pas bien une récompense ?). Les aspirans à la gloire de ces combats iroient la veille inscrire leur nom & leurs qualités chez un Commissaire chargé de ce détail, ils tireroient au sort, & lorsque chacun de ces Messieurs auroient su l’athlète auquel il auroit affaire, ils pourroient aller souper tous ensemble comme d’honnêtes gens qui s’égorgeront le lendemain, mais sans se haïr, & seulement parce qu’ils ont du cœur. Et un tel Ecrivain n’est pas aux petites-maisons ! Non : il est fêté sur le théatre, son livre est loué par les Journaux. Est-ce respecter les loix du Prince qui défendent si rigoureusement le duel ? Qu’on ne s’attende pas au reste que ce grand Casuiste fasse aller ses huit champions à confesse pour se préparer à la mort, puisqu’il trouve mauvais, pag. 91. qu’on accorde un Confesseur aux criminels avant de les exécuter. On croyoit, dit-il, avec raison que le refus de la confession étoit une barriere de plus contre le crime, & il se moque de Pierre de Craon, qui dans le repentir de ses crimes avoit peur de mourir sans confession. Quelles horreurs ! Dieu ne veut pas la mort, mais la conversion du pécheur ; il est prêt à lui pardonner jusqu’au dernier soupir. Quel excès de barbarie & d’impiété de lui refuser le secours que Dieu lui offre pour faire une sainte mort, & obtenir le pardon de ses crimes ! C’est le jeter dans le désespoir. L’Auteur est-il Protestant ? du moins en cet {p. 108}endroit & dans cent autres il ne parle pas en Catholique.
Le goût dominant de ce licentieux Ecrivain est de se repaître d’objets impurs, de combattre le célibat, de décrier la continence, de tourner en ridicule le mariage ; il va par-tout ramasser toutes les aventures galantes, pour en régaler ses lecteurs & s’en régaler lui-même. Comme il s’égaie pendant cinq ou six pages (75 & suiv.) sur les filles de joie ! il prétend que c’est un mal nécessaire, qu’on les a souffertes pendant quatre cent ans ; qu’elles faisoient corps, étoient imposées aux taxes, avoient leurs Juges & leurs statuts, célébroient une fête, faisoient une procession solemnelle (l’édifiante procession !) ; qu’on leur abandonna treize rues à Paris, dans chacune desquelles elles avoient un clapier (comme des lapins), qu’elles tâchoient de rendre propres, agréables & commodes. Elles étoient obligées de s’y rendre à dix heures du matin & d’en sortir à six heures du soir en hiver, & à neuf heures en été : défense absolue d’exercer leur métier ailleurs que dans leurs clapiers, même chez elles. On les appeloit Femmes amoureuses, folles de leur corps. Celles qui suivoient la Cour (car ces Officieres y sont nécessaires) étoient tenues de faire le lit du Roi des Ribauts, charge considérable qui avoit sur cette matiere juridiction dans la Maison du Roi & dans tout le royaume (l’empire de ce Prince est bien étendu, il a bien des sujets & des sujettes). Le nombre de ces femmes étoit si grand (& Paris n’étoit pas alors le dixieme de ce qu’il est) qu’un saint personnage qui prêchoit à cheval dans les carrefours, en convertit quatre-vingt, & trois Financiers seulement, à un de ses sermons. L’Auteur rapporte les statuts ridicules de ces filles, dressés, dit-il, par l’Evêque de Paris, où l’on trouve le nom de Dieu mêlé indécemment, & {p. 109}des sermens sous peine de damnation éternelle, la visite de leurs personnes pour constater leur prostitution, &c. Il termine sa dissertation par ces paroles où il y a du vrai : Elles furent abolies en 1560 par l’ordonnance d’Orléans ; leur nombre ne diminua pas, quoique leur profession ne fût plus regardée comme un état ; en leur défendant d’être nulle part, on les obligea de se répandre par-tout. Il finit en disant : Le Docteur Cajet présenta un Mémoire au Parlement pour prouver la nécessité de les rétablir. Après cette apologie digne des Mémoires Turcs, on ne fera plus si amèrement le procès aux villes d’Italie qui tolèrent les Courtisannes. Mais l’Auteur a-t-il pensé qu’il faisoit le portrait des trois théatres ? Voilà les clapiers de Paris, qu’on tâche à l’envi de rendre délicieux & magnifiques. C’est un mal nécessaire, disent les apologistes du théatre ; c’est la seule excuse plausible de la tolérance du Magistrat. Les amoureuses de notre siecle ont leurs statuts qui ne sont pas, il est vrai, dressés par les Evêques, elles ne célèbrent la fête d’aucun Saint & ne font point de procession ; mais quoiqu’elles aient un lieu fixe, elles se répandent par-tout : il n’y a plus de honte à se rendre dans leurs coulisses & à les fêter chez soi.
L’Auteur a du moins la bonne foi de faire sentir l’affinité du théatre avec les clapiers. Pag. 183. tom. 5. Dans la loge voisine, quelle est cette jeune personne qui a tant de diamans, demande une femme ? Vous ne la connoissez pas ! c’est la maîtresse de votre mari. Voilà la maîtresse de ton père, dit un étourdi à un de ses amis. Quelle kirielle de couples amoureux on feroit, si on suivoit ainsi les Actrices & les spectatrices ! P. 181. On voit à nos promenades & autres lieux publics deux sortes de Prêtresses de Vénus, les filles entretenues, & celles qui n’ayant pas encore l’honneur de l’être, {p. 110}ne refusent aucune offrande. Il n’y a pas un demi-siecle qu’on auroit eu de la peine à compter dans Paris cinquante ou soixante filles entretenues, & même par qui l’étoient-elles ? par quelque maltotier ou quelque vieux Seigneur qui étoit bien aise d’avoir un petit ménage ou souper en liberté avec un ou deux amis. Ces filles évitoient l’éclat, alloient simplement vêtues. L’homme né pour être dans le monde, étoit galant, cherchoit à plaire, s’attachoit à d’honnêtes femmes, & tâchoit d’avoir, comme on disoit alors, de bonnes fortunes. Il y avoit là quelque délicatesse. Aujourd’hui on entretient publiquement. Se seroit-on imaginé que la France deviendroit si humble ? Il y a à présent à Paris trois mille filles entretenues (sans compter les Actrices, danseuses, &c. qui sont le modèle des autres). Dans la ville de…… on va plus loin qu’à Paris, on en prend juridiquement le titre, on écrit effrontément dans les pieces du procès, à la requête de … fille entretenue, souvent on y ajoute le nom de l’entreteneur, qui ne s’en fâche pas. Si elle est déférée à la police, elle répond qu’elle s’est comportée selon les loix, en fille entretenue, qu’elle n’a qu’un amant. Ce style légal est fondé sur bon titre. Un arrêt authentique défend aux Magistrats municipaux de se mêler des filles entretenues, & ne leur laisse d’inspection que sur la prostitution publique, que la commodité des entretenues rend assez rare. Cet arrêt fut rendu sur les requisitions d’un des Gens du Roi, qui débuta par là en entrant au Palais. L’histoire du théatre a oublié de faire mention de ce début, & de faire l’éloge de ce débutant.
Rien dans le sanctuaire n’est sacré pour cet Ecrivain, sur-tout si la galanterie s’y trouve mêlée. Page 82. Je ne sais dans quel siecle on a ommencé de dire pour louer un Evêque, il a de {p. 111}bonnes mœurs, &c. Cette réflexion est juste, c’est assurément un mince éloge pour un Evêque qui doit être le modèle de toutes les vertus. Mais on voit bien que c’est un trait de satyre, comme c’en seroit un de dire qu’il n’est pas Déiste, qu’il croit à l’Evangile, lui qui doit en être le défenseur & l’Apôtre ; qu’il a de l’humanité, qu’il va au sermon, qu’il entend la messe, lui qui doit être embrasé de charité, annoncer la parole divine, offrir chaque jour le saint Sacrifice. Pag. 62. tom. 5. Les Palamites, ou plutôt Hélicastes, étoient des Moines quiétistes du quatorzieme siecle, qui soutenoient bien des erreurs sur l’essence, la lumiere, l’opération divine, singulierement sur la lumiere qui environna Jesus-Christ à la transfiguration. Ils s’adonnoient à la contemplation, étoient ravis en extase. L’une de leurs pratiques étoit de baisser la tête sur le sein, & de regarder leur nombril. Ils croyoient cette posture propre à leur procurer le recueillement, les visions & les extases ; c’étoit la moindre de leurs erreurs, adoptée du plus petit nombre : c’est la seule qu’il a plu à l’Auteur des Essais de recueillir par préférence, pour s’amuser du spectacle d’un homme qui se regarde le nombril ; sans quoi cette secte obscène, qui fut d’abord éteinte, n’eût pas mérité son attention. La haute faveur de la Cour de Constantinople consiste en ce que l’Empereur la fit condamner dans un Concile ; à quelques imbécilles près qui regardoient leur nombril, cette grande ville, remplie de Palamites ainsi que l’élévation de Grégoire Palamas au siege de Thessalonique en récompense de cette extravagance. Tout cela vient des écarts d’une imagination licentieuse. N. 63. tom. 4. Le Cardinal de Lorraine, pour récompenser l’assassin de l’Amiral de Coligni, le maria avec une de ses bâtardes. Beau présent ! Cette Eminence avoit donc nombre de pareils {p. 112}présens à faire. Cette anecdote est du même pays que le nombril des Palamites. Ce Prélat, homme habile, homme à talens, de la plus haute naissance & de la plus grande réputation, qui soutint avec éclat au Concile de Trente les intérêts de la France dont il étoit chargé, devoit-il être si grossierement calomnié d’après un misérable libelle que Dufresnoi a jugé à propos d’insérer dans son recueil sur la Ligue ? Catherine de Médicis, dit-il, fourbe, inquiette, ambitieuse, superstitieuse, cruelle, se consoloit de son veuvage avec des amans. Je crois qu’une pareille femme pouvoit avoir des irruptions de tempérament (quelle expression ! quelle image !). Mais elle n’étoit ni capable ni certainement digne, de quoi ? devinez, de sentir l’amour. Quel mérite éminent en effet ne faut-il pas avoir pour être digne d’être amoureux ? Qu’ils sont donc grands les Héros & Héroïnes du théatre ! à moins qu’on ne dise qu’ils ont des irruptions de tempéramment. Elles sont violentes, fréquentes, générales. Tom. 2. p. 108. Les femmes n’étoient pas en sureté en passant près des Abbayes. Les Moines qui les enlevoiens, soutenoient un siege plutôt que de rendre leur proie ; & s’ils se voyoient trop pressés, ils portoient sur la brêche des reliques de quelque Saint, & les assaillans pleins de respect se retiroient. Voilà l’origine des châteaux enchantés, des Romanciers. Ne voilà-t-il pas des reliques bien placées & une origine bien claire des châteaux enchantés ? Cet homme est aussi peu sage que peu religieux. Le Duc de Bourgogne, né scélérat, dit-il, p. 191. caressoit au fond du cœur toutes les passions cruelles : il étoit de la nature de son ame de produire des crimes, comme une plante venimeuse produit le poison. Quelle morale horrible ! que devient la liberté, si le crime est dans la nature de l’ame, si l’homme n’est qu’une plante, si l’on disoit, M. de … né {p. 113}libertin, caresse au fond de son cœur les passions impures ; il est de la nature de son ame de produire des obscénités comme une plante venimeuse ! P. 151. Les Ecclésiastiques violoient les filles & femmes de la noblesse, afin qu’il n’y eût plus de nobles, & les Moines mandians de leur parti, vu leur intention, leur en donnoient l’absolution. Cette idée burlesque, & cette décision extravagante, sont apparemment des fruits naturellement produits d’une herbe impure ; ils ne sont surement pas le fruit d’un bon arbre.
C’est l’ennemi déclaré du célibat des Prêtres & des Moines, ou plutôt de toute continence. Pag. 123. Il entasse une foule de lieux communs en faveur du mariage que personne ne conteste : La Cour de Rome, ajoute-t-il, n’a imaginé la loi du célibat ecclésiastique que pour former dans chaque royaume un corps à part, prêt à servir contre la puissance temporelle, & ne reconnoître que le Pape pour souverain. Ce lien formeroit au Pape un corps peu nombreux, si les Ecclésiastiques n’avoient pas plus de goût que lui pour le célibat ; c’est se respecter peu soi-même d’avancer de pareilles absurdités. Il n’y avoit que six Vestales à Rome (il y en a eu jusqu’à quinze), & il y a des milliers de couvens de filles. Ces Couvents, dit-on, sont à la décharge des familles. Mais les Romains faisoient autant d’enfans que nous ; mais ils n’étoient pas comme nous barbares envers leurs enfans (ce sont les enfans qui veulent s’engager souvent malgré les parens). Tout est consterné dans Rome, les Magistrats & le peuple prennent le deuil, les boutiques sont fermées, &c. pourquoi cela ? a-t-on perdu quelque bataille ? Non : c’est qu’une Vestale n’a pas été fidèle à son vœu de chasteté (elles ne faisoient point de vœu). Quoi ! parce que la nature sacrifiée a repris ses droits, parce qu’une fille a cédé à ses désirs & à {p. 114}ceux de son amant, tout un empire regarde cet amourette comme un présage de quelque événement sinistre. Bagatelle ! De tout temps les hommes ont été bien ridicules. Pag. 77. Il fait à propos de rien une longue dissertation pour prouver qu’on ne doit faire la profession religieuse qu’à vingt-cinq ans, qu’un million six cents mille personnes s’exposent à passer leur vie dans le repentir, l’amertume, le désespoir & l’horreur d’un état si précipitamment embrasse. Il ne veut pas qu’on reçoive des novices, mais qu’on donne au Clergé la bien des Religieux, réservant les manses abbatiales pour les cadets de la noblesse, les riches Couvens de filles pour faire des Chapitres de Chanoinesses qui puissent se marier, les autres pour des bourgeoises qui soient Hospitalieres, qui se marient aussi. Je ne sais ce que lui ont fait les Religieux pour se déchaîner contr’eux à tous propos : il faut que la continence soit pour lui un terrible fardeau. Il ne veut pas qu’on parle contre le libertinage, lui qui ne ménage ni Pape ni Roi. Il se déclare le défenseur de Marguerite de Valois, parce qu’elle étoit galante : Parce qu’une femme aura eu des amans & quelque foiblesse, bagatelle ! faut-il la décrier comme on a fait la pauvre Margueritte, femme d’Henri IV ? C’étoit le meilleur cœur, l’ame la plus noble, la plus généreuse, beaucoup d’esprit & de beauté, &c. Il en fait une sainte. Personne n’ignore combien sa vie a été débordée ; mais ce sont des foiblesses si pardonnables, c’est un mérite aux yeux de notre chaste Ecrivain : elle étoit plus digne de sentir l’amour que Catherine de Médicis.
On auroit peine à comprendre son déchaînement contre le mariage, si on ne savoir que c’est là l’esprit & le style du théatre. Tom. 1. pag. 123. Tom. 5. pag. 92. Pendant l’interdit (d’un pays) on ne marie point, les œuvres du mariage sont {p. 115}illicites. Tout cela est faux, il n’y a que la solemnité de la bénédiction nuptiale de supprimée, comme aux veuves qui se remarient, non le mariage. Jamais le devoir du mariage n’a été illicite, jamais aucune censure ni personnelle ni locale n’a séparé le mari de la femme, le père des enfans, selon la règle vulgaire : Utile lex humile, res ignorata necesse. Il continue. La pénitence publique privoit des fonctions matrimoniales. On a quelquefois conseillé, par pénitence ou par dévotion, de s’abstenir pendant quelques jours de l’usage du mariage, pourvu que les deux parties y consentent, comme on ordonne quelques jours d’abstinence ou de jeûne, comme S. Paul le conseilloit aux fideles, comme l’Ange Raphaël le conseilla à Tobie, comme Moyse l’ordonne chaque mois, &c. Cette séparation de quelque jour doit-elle paroître insupportable à un homme qui passe sa vie dans le célibat ? J’avoue qu’un faiseur de farces n’est pas obligé de savoir l’Ecriture & les canons ; mais il doit avoir la prudence de ne point parler de ce qu’il ignore, & de ne pas se jouer de la religion qu’il professe. Mais tout cède au plaisir de s’égayer.
P. 134. p. 177. On défendoit le mariage entre parens jusqu’au septieme degré, & dans la maison des Evêques & des Abbés, & dans les Cloitres des Chapitres, il y avoit une Cour pour les duels entre les plus proches parens ; le Clergé pensoit que le désir de se marier étoit moins honnête que celui de tuer. Cette réflexion est-elle bien placée dans la bouche d’un homme qui veut donner au public le divertissement de quatre duels par semaine, & un prix en récompense à celui qui aura tué son adversaire ? Faire tuer de sens froid quatre hommes par semaine, & peut-être jusqu’à huit, est-ce un jeu bien honnête ? Poursuivons. On donnoit la communion à ceux qui s’alloient battre en duel {p. 116}(cela est faux), & on refusoit les sacremens au mari & à la femme, s’ils ne s’étoient abstenus pendant huit jours du devoir conjugal. Autre mensonge. L’abstention du devoir conjugal n’est pas un précepte rigoureux qui fasse refuser l’absolution ; on la conseille la veille de la communion, d’un commun accord, pour s’y mieux préparer. Mais une nuit de continence est un siecle pour un Derviche qui épouse six filles à la fois pour avoir des suppléantes. Les Evêques affranchissoient le champion qui avoit tué trois hommes, & traitoient d’infamie ceux qui se marioient en troisieme noces (autre fausseté). Trouveroit-il quelque chose d’ingénieux dans cette opposition de trois à trois, de trois morts à trois noces ? L’Eglise appelle œuvre de miséricorde d’épouser une fille déréglée. Un Prêtre au mariage de son frère, fut interdit par son Evêque, pour avoir porté des rubans de noces à la manche, & les Ecclésiastiques parens de ceux qui se battoient en duel portoient des cocardes, des rubans. On méprise le mari d’une femme infidèle, parce que les Chanoines de Lion avoient droit de passer la premiere nuit des noces avec les épousées de leurs serfs, &c. &c. &c. Les Essais sur Paris ne sont qu’un Recueil de traits ridicules destinés à mettre dans des farces de la Foire, qu’on a décoré de ce titre intéressant. Il se moque très-mal-à-propos d’une pratique louable, observée en bien des endroits, de bénir le lit nuptial le jour des noces, & du conseil donné quelquefois aux nouveaux mariés qui ont de la piété, de passer les trois premieres nuits dans la continence. L’Ange Raphaël le donna à Tobie, ce qui fut très-agréable à Dieu, & lui mérita la grace d’être délivré du démon qui avoit fait mourir les sept premiers maris de Sara, qui ne cherchoient dans le mariage que la satisfaction de leurs passions brutales. Mais l’Auteur, qui ne s’embarrasse guère du {p. 117}conseil de l’Ange, & ne craint pas le démon Asmodée, laisse prendre l’essor à son imagination. Il y mêle, je ne sais pourquoi, des traits d’avarice vrais ou faux de quelque Curé de Picardie, & il ignore que les Seigneurs justiciers de ce temps-là prétendoient sur les nouvelles mariées des droits plus indécens & plus sordides que ceux qu’on impute au Clergé. Les traités de féodale en sont pleins. Mais ces Seigneurs n’étoient pas Ecclésiastiques, & il y a un poids & & un poids entre le Clergé & la noblesse. P. 39. A propos de la rue de l’Arbre sec, il compile des traits d’avarice de l’Evêque & des Curés de Paris du seizieme siecle. Quel fruit en tire-t-il ? voudroit-il les appliquer au Prélat & au Clergé du dix-huitieme siecle ? la plus maligne calomnie ne l’oseroit. Au reste il paroît connoître aussi peu les maximes religieuses des Mahométans, ses bons amis, que celles des Catholiques. Les Mahométans, dit-il, pag. 87. jeûnent comme les Chrétiens des huit premiers siecles, ils ne faisoient qu’un repas en vingt-quatre heures. Le jeûne du Ramadan consiste à ne pas manger depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; mais pour se dédommager on passe toute la nuit à table en débauche, jusqu’au lever du soleil. Ce n’est qu’un repas en vingt-quatre heures. M. de S. Foix trouve-t-il ce jeûne bien austère ? Ce ne fut jamais celui des Chrétiens.
P. 125. Il appelle Plutarque le Théologien du Paganisme, & lui fait dire, pour se moquer de l’enfer & du mariage : Vous qui ne vous mariez pas, vous êtes des impies que les démons attendent pour leur faire souffrir des peines éternelles au fond des enfers. Ces expressions Chrétiennes, que Plutarque ne connut jamais, ne sont qu’une dérision. Il se moque par-tout ouvertement de l’excommunication, de l’interdit, des indulgences, qu’il applique {p. 118}aux chenilles, ce qui est contre la vérité. Les paroles de l’Eglise ne sont que des prieres adressées à Dieu pour être délivrés des orages, des insectes, de la grêle, &c. Pag. 96. Parlant du purgatoire, le brevet du Général des Cordeliers, dit-il, qui permet de se faire enterrer en habit de Cordelier, n’est pas une simple politesse, si S. François fait régulierement chaque année une descente en purgatoire, pour en tirer les ames de ceux qui sont morts dans l’habit de son ordre. Une jolie fille, ajoute-t-il, déguisée en homme, fut prise dans le couvent des Cordeliers ; elle servoit Frère Jacques, dit le Cordelier aux belles mains. C’étoit par dévotion que depuis dix ou douze ans elle servoit ces bons Pères en tout honneur ; elle espéroit d’éviter après sa mort un long séjour en purgatoire. Il faut que l’invention de cette anecdote soit nouvelle. Si la Fontaine l’avoit sue, il en auroit fait un conte. P. 81. Les Papes ont profité des troubles, pour forger les foudres (les excommunications) que la superstition & l’ignorance ont rendu si redoutables. C’est une hérésie. Le pouvoir d’excommunier est de droit divin. Le Pape excommunia Vigile, comme hérétique, parce qu’il disoit qu’il y avoit des antipodes. (le fait est faux). P. 73. On agita fort dans un Concile si les femmes étoient des créatures humaines. Quel conte ! Les Evêques firent révolter les villes contre leur Roi légitime, pour se soumettre à Clovis, quoique Payen, parce que leur Roi étoit Arien. Les Evêques, la plupart mariés, faisoient donner à leurs enfans la survivance de l’Evêché. Il falloit une permission du Roi pour entrer dans les Ordres sacrés. On n’étoit damné ou sauvé qu’à proportion du bien ou du mal qu’on faisoit aux Moines, &c. Toutes ces rapsodies sont émaillées de visions les plus folles, de fausses reliques, &c. On ne comprend pas ces excès. P. 215. Les Moines du {p. 119}temps de la Ligue faisoient le jour & la nuit des processions où hommes & femmes, filles & garçons, marchoient pêle mêle avec la plus grande indécence. Cela est contre la vérité. Les Moines n’ont fait qu’une procession du temps de la Ligue, très-ridicule, il est vrai, mais en plein jour, & il n’y avoit ni filles ni femmes. C’est Henri III & ses Pénitens qui faisoient des processions nocturnes & très-indécentes ; les Moines n’y avoient aucune part. Ils en étoient même incommodés. Ce Prince alloit faire station chez eux, les faisoit lever, les assembloit & les prêchoit malgré eux. P. 155. Les Evêques de Cahors quand ils officient ont une épée & des gantelets à côté de l’Autel. Si jamais quelqu’un d’eux reçoit la palme du mortyre, ce ne sera qu’à son corps défendant. Ce fait est de son invention, la conséquence ne lui fait pas honneur ; lui qui porte toujours l’épée, ne sera donc jamais Martyr qu’à son corps défendant. P. 163. S. Bernard promettoit autant d’arpens dans le ciel qu’on en auroit donné sur la terre à son Abbaye. C’est se respecter peu soi-même de faire parler d’une maniere si ridicule un Saint aussi éclairé, aussi désintéressé que S. Bernard, à qui de toutes parts les Princes offroient des Monastères. P. 193. Un Clerc, quelque crime qu’il eût commis, n’étoit jamais condamné qu’à des peines canoniques, aucune puissance n’avoit droit sur sa vie. Il est pourtant certain que dans les grands crimes l’Eglise dégrade les Clercs & les livre au bras séculier qui les condamne à mort.
Voici qui est plus vrai. Tom. 1. p. 205. En 1600 les Comédiens de province obtinrent la permission de s’établir à Paris. Ils ouvrirent leur théatre à l’Hôtel d’Argent. En 1609, à l’occasion de quelque désordre arrivé à cet Hôtel & à celui de Bourgogne, le Juge de la Police sit cette ordonnance : Sur la plainte du Procureur du {p. 120}Roi, que les Comédiens finissent la comédie à des heures indues, & qu’ils exigent des sommes excessives, nous leur avons fait très-expresses inhibitions & défenses de jouer passé quatre heures & demie depuis S. Martin jusqu’au 15 février, & pour cet effet leur enjoignons de commencer à deux heures avec les personnes qu’il y aura ; leur défendons de prendre plus de cinq sols au parterre & dix sols aux loges ; & s’il y a quelque acte à représenter où il y ait plus de frais, il y sera par nous pourvu. Tout a bien changé depuis. Ils quittèrent ensuite ce quartier, & se placerent dans un jeu de paulme, vieille rue du Temple ; on les appela la troupe du Marais.
P. 54. L’Inquisition, en livrant aux bourreaux ceux qu’elle a condamnés, recommande de ne pas répandre le sang ; & pour ne pas le répandre, on les brûle. Les Médecins furent aggrégés à l’Université de Paris : les Chirurgiens en furent exclus, parce que l’Eglise abhorre le sang. Y a-t-il de l’esprit à imaginer de pareilles absurdités ? Les Ecclésiastiques & les Religieux de l’inquisition déclarent l’hérésie du coupable, & le livrent au bras séculier qui le fait brûler. Le Médecin qui ordonne la saignée & l’amputation ne tépand-il pas le sang, aussi-bien que le Chirurgien qui exécute son ordonnance ? Le Médecin ni le Chirurgien ne sont point Ecclésiastiques : il est même défendu aux Ecclésiastiques de se mêler de médecine & de chirurgie ; l’Eglise ne se mêle point de leur réception à l’Université.
P. 56 & 75. Tout ce qu’il dit sur l’Inquisition & sur les Croisades est également faux & indécent. Ce ne sont pas les Moines qui condamnent à mort ni qui l’exécutent, ils ne font que juger de l’hérésie ; c’est la Puissance royale qui est le vrai Tartare, s’il y en a quelqu’un. Ce sont les Princes, & non les Papes, qui ont conduit les armées des Croisés {p. 121}qui ont pillé & ravagé, & attiré tous les bandits. Il convient que Louis VIII se servit de ce prétexte pour avoir part aux dépouilles de son voisin. Voilà un bel éloge du père de S. Louis. S. Louis lui-même ne profita-t-il pas de la dépouille du Comte de Toulouse, dont il fit annexer le comté à la Couronne ? & ne fut-ce pas sous ses yeux à Paris & par son ordre que le fils de Raimond parut la corde au cou dans l’Eglise Notre-Dame ? Jamais a-t-on gagné des indulgences en égorgeant sans distinction d’âge ni de sexe ? Luther même ne l’a pas dit. La vraie origine de l’Inquisition, c’est que S. Louis en demanda l’établissement au Pape & l’établit dans son royaume, comme le rapporte M. de Fleuri, qui savoit mieux l’histoire & pensoit plus religieusement que l’Auteur des Essais. Le Comte de Toulouse étoit bon Catholique. Il étoit Albigeois, c’est-à-dire Manichéen, & favorisoit l’hérésie dans ses Etats ; il avoit fait maltraiter les Prédicateurs que le Pape y avoit envoyé. Il fit abjuration de son hérésie. Un Pape se crut en droit de donner le nouveau monde, parce que les Rois & les peuples y étoient idolâtres. Tout cela est faux. Les Rois d’Espagne & de Portugal se disputant le nouveau monde, prirent le Pape pour arbitre, & le Pape en amiable compositeur partagea le différent par une ligne de démarcation. Un arbitre qui partage un champ entre deux plaideurs, se croit-il en droit de le donner ?
P. 79. Grégoire VII est le premier Pape qui ait osé dire que les Rois étoient ses vassaux & ses tributaires (jamais ni lui ni aucun Pape ne l’a dit), qu’il n’appartenoit qu’au Pape de porter les ornemens impériaux. Les ornemens impériaux sont le globe, l’épée, la couronne fermée. Le Pape porte la thiare, des clefs, une croix. Vit-on jamais S. Pierre vêtu en Empereur ? Belle réflexion ! Comme {p. 122}si pendant trois siecles que les Empereurs étoient idolâtres, & faisoient mourir les Papes, ils avoient pu porter ces ornemens, quand ils en auroient eu le droit ! Il disoit que le Pape devient saint dès l’instant qu’il est élu. Jamais qui que ce soit ne l’a dit ni pensé. Boniface VIII prétendoit qu’il n’y avoit que lui de César ni de Roi des Romains. Et les Papes eux-mêmes couronnoient les Rois des Romains.
P. 82. Je n’ai garde de confondre la Cour de Rome (Cardinaux, Prélats, &c.) avec le Saint Siège Apostolique ; il n’a ni ambition, ni politique, ni intrigue, & jamais il ne peut errer. Voilà donc le Pape toujours saint & infaillible. Sait-il ce qu’il dit ? Grégoire VII est canonisé ; mais les Parlemens se sont opposés à la légende. En supprimant la légende, les Parlemens ont voulu empêcher que les éloges qu’on y fait de ses actions ne fissent penser que les Papes ont droit de déposer les Rois ; mais les Parlemens n’ont jamais prétendu empêcher qu’il ne fût réellement saint, & que les faits rapportés dans sa légende ne fussent véritables, quoiqu’ils les jugent répréhensibles.
P. 260. Il s’érige en Théologien, & se déchaîne contre les Religieux mendians. Il décide ex cathedra que la profession de pauvreté est contraire à la religion & au bon sens ; que Jesus-Christ n’a point demandé l’aumône ; que c’est un vol fait à la nation & aux autres pauvres ; qu’un seul Ordre mendiant coûte trente-quatre millions d’or ; que les Carmes déchaussés de Paris ont cent mille livres de rente, & n’en mendient pas moins, &c. Tout cela ne vaut pas la peine qu’on se mette en frais pour le réfuter. Tom. 4. pag. 8. Autre trait d’injustice. Il y a des milliers de Couvents, & il n’y a qu’une maison pour les Officiers & Soldats estropiés, qui ne fut bâtie qu’en 1671, des siecles après les Religieux. Il {p. 123}est vrai qu’on mettoit un Oblat dans chaque Abbaye, mais quelle petite-ressource pour ceux que la guerre met hors d’état de subsister !
P. 32. Le Religieux contracte dans le cloître une dureté d’ame qui le rend peu compatissant ; il ne soulage les malheureux que par devoir, l’homme du monde les soulage par sentiment. C’est au contraire le riche mondain, l’homme livré à la dissipation, à la bonne chère, qui est insensible & dur. comme le mauvais riche pour Lazare. Il ne paye pas même ses créanciers, ses domestiques ; il se ruine en folles dépenses, il ne songe qu’à son avancement, &c. Les Religieux se consacrent aux Hôpitaux, au service des pestiférés, &c. Quelle injuste déclamation ! Les Hôpitaux sont bien antérieurs aux Religieux mendians ; il s’y nourrit cent fois plus de pauvres qu’il n’y a de Religieux dans toute l’Eglise. Les Soldats estropiés y sont par-tout reçus, & en plus grand nombre qu’aux Invalides. Louis XIV est très-louable sans doute d’avoir érigé ce beau monument à la charité. Il n’en est pas moins vrai que les Hôpitaux ont toujours été & sont encore de toutes parts une ressource pour tous les pauvres, & pour les Soldats eux-mêmes, que les Religieux s’y sont mille fois livrés, que des Ordres entiers, de l’un & de l’autre sexe, s’y consacrent par état & par vœu, ainsi qu’à la rédemption des captifs, à l’instruction de la jeunesse, aux missions de la campagne. Mais la passion est aveugle, l’irréligion est injuste.
Cet Auteur ne respecte pas plus le diadème que la thiare. L’histoire des guerres de l’Angleterre contre la France, qui remplit le troisieme tome, est un tissu de traits la plupart faux ou malignement défigurés, contre les Papes, les Evêques, les Prêtres, les Moines, & contre tous les Princes & Ministres, tant Anglois que {p. 124}François, sur-tout s’ils ont eu quelque respect pour l’Eglise ; car chez lui c’est un crime & une bassesse impardonnable, qui rend méprisables les plus grands Monarques, & il a beau jeu. L’Europe étoit alors pénétrée du plus profond respect pour l’Eglise Romaine, ce qui, joint à l’ignorance du siecle, & à des usages si différens des nôtres, sur-tout de notre irréligion, prête beaucoup à une plume irréligieusement empoisonnée, qui ne cherche qu’à déprimer les choses saintes. Tout cela est assaisonné de toutes les anecdotes galantes qu’il a pu trouver, souvent inventées, & toujours embellies, car chez lui tout roule sur ces pivots. Les Princes contemporains ne sont pas plus épargnés. Leur avarice, leur perfidie, leur cruauté, leur bassesse, les rend encore plus méprisables que les Ecclésiastiques qu’il décrie. A s’en tenir même à ses malins portraits, cet homme dont les comédies annoncent de l’aménité dans le caractère, semble dans cette histoire pétri de fiel, le répand à grands flots sur tout ce qu’il rencontre, & va même le chercher au loin sans nécessité. P. 53. En parlant du mariage incestueux & de l’excommunication du Roi Robert, Aussi-tôt, dit-il, le peuple & les gens de la Cour se séparèrent de leur Roi ; il ne lui resta que deux domestiques, encore faisoient-ils passer par le feu, pour les purifier, les plats où il avoit mangé, les vases où il avoit bu. Cela est vrai. Il veut très-mal-à-propos justifier son mariage, & rapporte des anecdotes ridicules. Par le plus abominable complot, pour l’obliger à se soumettre, & justifier parmi le peuple la terreur des excommunications, un Abbé substitua à la place de l’enfant dont la concubine étoit accouchée, un monstre qui avoit le cou & la tête d’un canard. Voilà, dit l’Abbé, en le lui présentant dans un bassin de vermeil, le fruit de vos amours & le succès de l’anathème. Quand {p. 125}l’Auteur écrivoit ces folies, il venoit sans doute de composer la piece des Parfaits Amans sur des décorations de Calot, trouvées au magazin de la comédie Italienne. Cette piece est un tissu de pareils monstres d’une imagination échauffée. Ce trait, qu’il ne croit pas lui-même, fût-il vrai, il eût dû le taire pour l’honneur du Roi Robert, qui avoit de très-belles qualités, & gouvernoit fort sagement son royaume. Malheureusement ce Prince croyoit à l’Eglise, il étoit pieux ; il étoit donc imbécille, car de tous les temps l’autorité des Ministres de la religion n’est qu’usurpation. Tom. 1. P. 4. Les Prêtres Gaulois (c’est-à-dire François) userent avec tant d’artifice & de souplesse du credit que la religion leur donnoit, qu’ils érigèrent un Tribunal, & devinrent les maîtres absolus des délibérations. Ils en profitèrent pour se faire regarder comme le premier corps de l’Etat, & pour achever d’exercer toute autorité sous le despotisme de la superstition. Les Gaulois sous leurs Prêtres furent subjugués par les Romains ; César dût ses conquêtes aux divisions qu’ils semoient sans cesse entre les villes principales. Mais tandis que les femmes gouvernèrent, ces peuples furent vainqueurs. Leur adorateur sent trop leur ascendant pour douter de leur triomphe. P. 73. tom. 1. S. Boniface, Apôtre d’Allemagne, ne valoit pas mieux que les Druides. Il eut l’adresse de persuader à l’imbécille Pepin le Bref, le premier Roi qui ait été sacré, qu’en se faisant oindre d’une hutle sanctifiée, il rendroit sa personne plus auguste & plus respectable. Tous les Rois du monde l’ont cru & se font sacrer à leur maniere depuis que Dieu fit sacrer Saül, David, Salomon & tous les Rois des Juifs. Comment ignore-t-il ce que les enfans savent, que long-temps avant Pepin le Bref, Clovis avoit été sacré par S. Remi ? & comment ne respecte-til pas une cérémonie que tous les Rois de France {p. 126}ont faite ? P. 84. Il tourne en ridicule Charles le Chauve, uniquement parce qu’il respectoit le Clergé. Il préfere un méchant Prince à celui qui s’avilit en se soumettant à l’Eglise. De tous les vices c’est à ses yeux le plus grand. P. 87. Il avance que la maison de Charlemagne a péri parce qu’il força les Saxons à recevoir le baptême, que Witikins a prospéré parce qu’il lui résista. Tout cela pèche contre la vérité. Charlemagne punit des révoltés, ne força point à recevoir le baptême. Witikins se fit volontairement Chrétien ; son élévation & celle de sa maison fut la récompense de sa conversion très-sincère, qui occasionna celle de toute la nation.
C’est un Ecrivain hardi sur l’autorité des Rois, tout courtisan qu’il fait semblant d’être. P. 36. Pour justifier les Anglois sur leur grande charte, qui déprime si fort la royauté, & sur la déposition de leur Roi Jean sans terre, il avance cette doctrine : Le regne d’un Roi foible & méprisable peut quelquefois devenir un bien ; le peuple reprend ses droits & ses franchises, qui ne sont que trop souvent de nulle considération sous des regnes glorieux & pleins de succès. Est-il rien de plus séditieux ? n’est-ce pas dire que les Princes heureux ne sont trop souvent que des tyrans, que le peuple en faisant la loi à ses Rois, quand leur foiblesse le lui permet, ne fait que reprendre ses droits & ses franchises, & même en le déposant, comme Jean sans terre, Charles I, Jacques II, & le foible Childeric ? Les Ultramontains n’en ont jamais tant dit, ils n’ont jamais mis l’autorité entre les mains du peuple, infiniment plus dangereux & plus remuant que les Papes. Cet Auteur très-républicain est-il conséquent ? le peuple a-t-il plus de droit sur les Rois que l’Eglise ? Si les Rois ne sont soumis qu’à Dieu, le sont-ils à leurs sujets, les sujets ont ils des droits & des franchises à reprendre ? Ne voit-il {p. 127}pas que l’un conduit à l’autre ? Il en est le fondement. Le Pape ne prétend pas être le maître des couronnes, & les donner comme son bien ; il ne fait que déclarer que le peuple dans telles circonstances n’est pas tenu d’obéir à son Roi, & en conséquence le délie du serment de fidélité. S’il est des cas où le peuple devienne libre & reprenne ses droits, qui peut empêcher le Pape de le déclarer ? On ne peut donc combattre ce systême ultramontain qu’en refusant ce droit au peuple dans tous les cas. Alors le Pape ne peut déclarer ce qui ne peut être, ni dispenser d’un serment auquel on ne peut cesser d’être tenu. Mais un déclamateur, un libertin n’est pas logicien : saisit-il un systeme ? suit-il des principes & des conséquences ? raisonne-t-il ? voit-il autre chose que la passion ? P. 108. Dans un extrait vrai ou faux de l’interrogatoire de Jean Châtel, il lui fait dire qu’il est permis de tuer le Roi quand il n’est pas approuvé du Pape, & que cette doctrine est commune. L’Auteur ajoute de son chef : Il ne disoit que trop vrai, la plûpart des Ecclésiastiques & presque tous les Religieux l’enseignoient en chaire, au confessionnal & dans leurs theses. Ce fait est absolument faux ; cette doctrine ne fut jamais enseignée : ni Pape ni Concile n’ont jamais permis de tuer les Rois, même déposés par le Pape. Les Auteurs ont dit qu’on pouvoit tuer un tyran qui usurpoit l’autorité souveraine, & ont pris pour exemple César tué par Brutus, Eglon par Aod, Holopherne par Judith. Il n’est point la question du Pape ; il ne s’agit que d’une invasion tyrannique, sans aucun rapport à la-religion. Le Pape a-t-il déposé Charles I, Jacques II, César, Aod ? Il n’y a pas même d’exemple que la déposition, à plus forte raison la simple improbation du Pape, ait fait assassiner aucun Roi. Henri IV étoit réconcilié avec Rome quand on attenta à ses jours ; {p. 128}Henri III n’avoit pas été déposé ni excommunié, &c. Le Concile de Constance, & Martin V, qui le confirma, ont expressément condamné la doctrine abominable de Jean Petit. Que le Pape bien ou mal dépose un Prince, jamais il n’arme une main parricide contre lui ; il le laisse vivre comme un autre. L’assassinat & la déposition sont deux objets très-différens, que jamais l’Eglise n’a unis. Vouloir les lier, & faire dépendre la vie des Rois de l’improbation du Pape, c’est ignorer l’un & l’autre, confondre les raisons d’état avec la religion, & former méchamment & calomnieusement une doctrine monstrueuse pour rendre le Clergé odieux. Mais l’Auteur ne paroît pas assez délié philosophe, ni assez équitable Juge pour faire ce discernement.
Tom. 4. pag. 74. Il fait l’éloge de l’Evêque & des Curés de Paris. Tout le monde y souscrira avec plaisir. Mais il ajoute une sortie indécente contre ceux qui reçoivent les sacremens, entendent la messe & le sermon chez les Religieux, ce qu’il appelle ridiculement friandise spirituelle, & dans leur paroisse viande solide, comme si ce n’étoit pas par-tout même sacrifice, mêmes sacremens, même parole divine. En 1604, dit-il, le jour de la Toussaints, le Curé de S. Paul & plusieurs autres Curés allerent dans les Eglises de Religieux, emportèrent les napes de communion, & fitent une âpre réprimande aux assistans, leur recommandant de venir à la paroisse, déclamèrent fortement contre les Confrairies, & menacèrent d’excommunier ceux qui s’y entôleroient. Ces voies de fait scandaleuses, qui sont de son invention, feroient peu d’honneur aux Curés. Ceux de Paris sont trop sages. Un Curé n’a pas droit d’excommuniet, la menace seroit très-répréhensible ; on n’est obligé d’aller communier à sa paroisse qu’à Pâques, & l’on ne peut empêcher {p. 129}les fidèles de communier chez les Religieux à la Toussaints, ni le reste de l’année. Les paroisses ont leurs Confrairies, aussi bien que les Religieux, en plus grand nombre & plus nombreuses, & pourvu qu’elles soient approuvées, on a droit de s’y enrôler. Qui l’ignore ? L’Auteur a cru divertir en faisant faire aux Curés des lazzi à la façon d’Arlequin.
Tom. 4. pag. 84. Si Corneille & Moliere revenoient de l’autre monde ils seroient bien étonnés de l’éloge qu’on fait d’eux. A qui devons-nous cette gloire, ces chef-d’œuvres d’éloquence, de poësie, de peinture, de sculpture, d’architecture, qui ont illustré le siecle de Louis XIV ? A Corneille, à Moliere. Qui auroit imaginé que Mansard, le Brun, Perraut, Girardon, Coustou, Patru, Bossuet, Fenelon, Bourdaloue, &c. dussent leurs chef-d’œuvres à Corneille & à Moliere ? fut-il jamais d’idée plus folle ? L’entousiasme du théatre fait donc tomber en délire ? Ces deux grands génies ont éclairé des sources qui ont fait entrer plus d’or en France que ne portèrent jamais en Espagne les destructeurs du Mexique & du Pérou. Eclairer des sources qui font entrer l’or, c’est, je l’avoue, un galimathias que je n’entend pas. Tout l’or que le théâtre fait couler en France, en roulant des spectateurs aux Acteurs & Actrices, & de ceux-ci à l’Artisan & au Marchand, étoit dans le royaume. Si quelque étranger venu en France est allé voir le spectacle, si on a vendu à l’étranger des exemplaires de ces deux Poëtes, ce mince objet peut-il être comparé aux trésors du Mexique & du Pérou ? Mais comment le Gouvernement n’a-t-il pas connu ce nouveau genre de finance si considérable, comment ne l’a-t-il pas mis en parti, & n’en a-t-il pas diminué les impôts ? il en valoit bien la peine. Continuons. Dans trois ou quatre mille ans, à peine saura-t-on {p. 130}le nom des autres peuples d’Europe, Anglois, Italiens, Espagnols, Allemands, & on admirera les François, grace à Corneille & à Moliere : Erexi monumentum are perennius, quod nec imber edax, aut aquilo impotens, aut innumerabilis annorum series & fuga temporum, &c. On parle ainsi aux petites maisons ; le théatre en a la réalité, il ne lui manque que le nom. Je cherche dans Paris les statues de Corneille & de Moliere ; où sont-elles, où sont leurs mausolées ? Ces monumens sont dans la tête des amateurs ; les gens sages n’ont pas cru devoir dégrader les lieux publics, C’est bien assez de tolérer le théatre ; faut-il rendre la gloire des grands hommes commune avec des Histrions ? Il est vrai qu’où l’on voit des statues de Momus, de Bacchus, de Vénus, des Satyres, Faunes, Driades, &c. on pourroit on voir des Poëtes dramatiques.
Un autre grand avantage de la comédie, T. 4. pag. 35. c’est que Louis XII, Philippe le Bel, & bien d’autres dans tous les temps, ont fait servir le théatre à la politique, en donnant du ridicule à leurs ennemis. Il a raison. Il autoit pu ajouter que ces armes se sont souvent tournées contre eux-mêmes. Les Comédiens rendirent à Louis XII, en le jouant en sa présence, ce qu’il avoit fait contre le Pape Jules II. Louis XIV a été plusieurs fois satyrisé par Racine. Mais peut-on oublier les premieres loix de la bienséance, jusqu’à parler des Souverains, même ennemis, & à ridiculiser l’Eglise d’une maniere aussi insensée que le fait l’Auteur ? Jules II avoit, dit-il, indignement trompe le Roi ; il eut l’audace de renouveler les extravagantes prétentions de ses prédécesseurs. Ce fougueux Pontife fut joué aux halles de Paris sous le nom de Prince des sots, accompagné de la mère sotte, qui se faisoit passer pour l’Eglise ; elle avoit la thiare en tête & étoit revêtue d’habits {p. 131}pontificaux. Souffriroit-on aujourd’hui, malgré la corruption & l’irréligion du siecle, une pareille mascarade ? Les Evêques attaquoient les Seigneurs François, qui les repoussoient, & les chasserent du théatre après les avoir bien battus. Sur quoi il rapporte une huitaine de vers, aussi maussades qu’indécens & impies. Dans une autre farce intitulée la Procession du Renard, un homme vêtu de la peau d’un renard met un surplis par-dessus, chante l’épître de la messe, comme un simple Clerc, ensuite paroît avec une mitre, enfin avec la thiare, courant après les poules & les croquant, pour signifier les exactions du Pape Boniface VIII, & réjouir Philippe le Bel. A quoi pense l’Auteur, de rapporter, d’approuver, de faire valoir des excès qu’on ne sauroit trop ensevelir dans l’oubli ? Est-ce bien ménager l’honneur des Princes qui les ont soufferts, & l’honneur de l’Ecrivain qui les rapporte & les approuve ? Innocent III, P. 37. n’est pas plus ménagé. Ce Pontise, dit-il, si hardi, si dur, si violent, mais qui devenoit docile à la vue de l’or. Il trouve de l’esprit à lui faire faire un sermon ridicule qu’il conclud, par faire jouer toute son artillerie & tuer l’ame du Roi Louis & telle du Roi Philippe en ricochet. Il doit y avoir dans ce ricochet quelque chose de fin que tout le monde n’entend pas. Il ne manque à cette belle histoire que la vérité. Innocent III a été par ses vertus, ses talens, ses lumieres, son zèle, ses travaux, l’un des grands Papes qu’il y ait eu dans l’Eglise, & son pontificat l’un des plus remarquables, par les grands événemens qui s’y sont passés. Personne n’a été plus ferme à maintenir la foi, les bonnes mœurs, l’ordre & la discipline ecclésiastique, & à rendre justice par lui même à tout le monde plusieurs fois la semaine. Ses décisions, ses lettres recueillies avec soin par Baluze, savamment commentées par {p. 132}Hauteserre, (deux François plus savans qu’un Comédien), & qui font la plus grande & la plus belle partie du droit canonique, sont des oracles de raison & d’équité. Jamais il ne fut soupçonné d’avarice ; ce fut au contraire l’un des plus généreux & des plus équitables Pontifes. Mais un farceur est il Canoniste, est il Historien, est-il Catholique, a-t-il des mœurs ? Si ce Pape a suivi les fausses idées de son siecle sur les prétentions de la Cour de Rome, il ne faut pas plus lui en faire un crime qu’aux mille Evêque qui composerent le concile de Latran qu’il assembla, & à tout le Clergé séculier & régulier de son temps, aux Rois même, & aux plus puissans Princes qui s’y soumirent, comme le Roi de France, le Roi d’Angleterre, le Comte de Toulouse, &c. Les paroles de son prétendu sermon, qu’assurément cet Ecrivain n’a pas vu, ne sont point du tout de son style, plein de noblesse dans ses réponses, plein d’onction dans ses ouvrages de piété ; c’est le style de Poisson, principal Acteur de la Colonie. Clément V, Archevêque de Bordeaux, ensuite Pape, étoit François, ami & créature de Philippe le Bel, qui le fit élire. Aucun Pape n’a été plus que lui dans les intérêts de la France. Il répara ce qu’avoit fait contre elle Boniface VIII, & révoqua les bulles contraires aux droits du Roi : révocation dont tous les savans font usage pour maintenir ses droits. Il porta ses Clémentines en France qu’il n’a jamais quitté, à la tête du Concile de Vienne. Elles y furent unanimement adoptées, elles y sont tous les jours citées dans les Tribunaux, & la plupart sont en effet très-importantes. Il déplut à toute l’Italie, en transportant, à la priere du Roi, le Saint Siège à Avignon, où il demeura quatre-vingt ans, pendant lequel temps tous les Papes furent François. La France gouverna la {p. 133}Cour de Rome. Est-ce bien payer le zèle du plus déclaré partisan de la France, tiré de son sein, placé de sa main ? Est-ce bien ménager l’honneur même de la nation & du Roi, & donner du poids à tout ce qu’il a fait & décidé pour elle, que de le traiter de brigand, de simoniaque, de libertin, d’amoureux de la Comtesse de Périgord (car il faut bien chez l’Auteur que la galanterie règne par-tout), un monstre enfin ? sans avoir même l’équité de penser que les calomnies n’ont été débitées contre lui par des Ecrivains ultramontains, qu’en haine de la translation du Saint Siege. Mais ce qu’il y a de plaisant, S. Foix fait le Jurisconsulte. P. 19. La chicane, dit-il, qui s’introduisit en France par notre commerce avec la Cour de Rome sous Clément V, pullulla merveilleusement, & grossit en moins d’un siecle le nombre des habitans de Paris (ce seroit un service rendu à la capitale). Mais ce trait de pure malignité porte absolument à faux. La jurisprudence canonique est renfermée dans les Décrétales de Grégoire IX & le texte de Boniface VIII, antérieurs à Clément V. Le grand commerce de la France avec la Cour de Rome a commencé avec la seconde race, par l’élévation de Pepin le Bref au trône, & de Charlemagne à l’Empire, & il étoit beaucoup plus grand dans le onzieme, douzieme & treizieme siecles, du temps de S. Bernard, de S. Dominique, de S. François, de S. Louis, que du temps de Clément V. Bien loin que la Cour de Rome ait formé la chicane Françoise, c’est plutôt la France qui a fait naître la chicane Romaine. Quiconque a lu le Droit canonique sait que la plus grande partie des Décrétales & du sexte n’est composée que des réponses des Papes aux consultations des Evêques François, & des décisions sur les proces de France. Mais où l’Auteur a-t-il pu apprendre {p. 134}le Droit ? Est-ce dans son Régiment à Strasbourg, dans son voyage à Constantinople, sur le théatre Italien, ou à l’opéra ?
Apologie du Théatre. §
Ce grand Ecrivain, Casuiste, Jurisconsulte, Historien, Poëte, a voulu joindre à tant de couronnes la gloire d’entrer en lice avec le Prince de Conti, Bossuet, le Brun, Rousseau, &c. qui ont combattu le théatre, en faisant son apologie. Mais il a pris un tour nouveau & ingénieux ; il a fait une lettre sous le nom d’un Marchand d’étoffes pour prouver que la profession de Marchand est aussi criminelle que celle de Comédien, & que s’il ne lui est pas permis d’aller à la comédie, il ne lui est pas plus permis de débiter sa marchandise. Cette idée burlesque est enjolivée par des circonstances qui ne le sont pas moins. C’est un Marchand scrupuleux qui pour le soulagement de sa conscience s’adresse à M. de S. Foix, comme à un grave Casuiste, & le prie de lui composer une lettre pour son Curé, où il lui confie toutes les perplexités de sa conscience. L’Auteur, charmé de son chef-d’œuvre de morale, de religion & de sagesse, en fit d’abord présent au public dans les journaux, & pour le transmettre à la postérité l’a depuis revu, corrigé & augmenté, & l’a fait imprimer dans ses Essais historiques, où on n’iroit pas les chercher, à moins qu’on ne prenne ses Essais pour un ouvrage comique avec lequel sa lettre peut très-bien figurer.
Il est d’abord singulier qu’on ait cherché le commerce d’étoffes, l’un des plus innocens, parce que l’on abuse d’une étoffe. Un Marchand de vin, car on s’enivre ; un Guinguéttier, car il se commet bien des désordres dans une guinguette ; un caffé, qui est un rendez-vous de libertins & de {p. 135}médisans ; un Imprimeur, qui imprime tant de choses contre la religion & les mœurs, eussent donné plus beau jeu à la plume de l’apologiste. Tous ces Ouvriers, tous ces Marchands sont dans le même cas, chacun cherche à faire valoir son commerce, & l’on peut abuser de tout ; du Serrurier, on fait de fausses clefs ; du Tailleur, on fait des habits immodestes ; du Peintre & du Sculpteur, on fait des statues & des tableaux très-indécens. En conclud-on que ces métiers sont aussi criminels que celui de Comédien ? On peut avec les mêmes raisons excuser les Courtisannes, les voleurs, les jeux de hasard ; ils font, comme le Marchand, ce qu’ils peuvent pour attirer le monde à leur brélan, à leurs cellules. Il n’est qu’un Comédien qui puisse faire & imprimer des raisonnemens qui pourroient tout au plus former une scène, & même assez froide, au théatre de la Foire.
Pour mettre le Marchand de niveau avec le Comédien, il a l’injustice de présenter un Marchand véritablement coupable & en état de péché mortel par sa conduite. Je mets, dit-il, à l’entrée de ma boutique une femme aimable & des filles jolies, ajustées avec toutes les recherches de la coquetterie, qui préparent le piege dans lequel la plus austère sagesse est tombée plus d’une fois ; des Syrènes enchanteresses, placées à dessein, qui attirent le monde par une physionomie, des regards flatteurs & des propos agréables, en un mot, des Actrices. Qui doute qu’un tel Marchand, qui de sa boutique fait un théatre, ne soit en état de péché, & par conséquent le Comédien qu’il imite ? Ce Marchand ne désire que le luxe ; ses vues & ses projets ne tendent qu’à l’entretenir & à l’exciter par des ressources ingénieuses qui réveillent l’amour propre du citoyen, esclave de la mode, qui l’appauvrit. Il flatte les vices, & souhaite qu’ils croissent & pullulent sans cesse dans l’Europe, & causent la ruine {p. 136}des familles les plus opulentes. Voilà de belles intentions, bien propres à justifier & le Commerçant & l’Acteur ! Qui doute qu’avec des vues si perverses, ordinaires au Comédien, mais que ne connoît pas un Négociant Chrétien, ils ne soient tous les deux très-coupables ? L’Auteur est mauvais logicien. Son apologie prétendue est au contraire la condamnation évidente du théatre ; il a rendu son Marchand le plus méchant qu’il a pu, pour le faire ressembler au Comédien, & il leur fait ainsi le procès, en les défendant. Un Marchand de ce caractère, s’il en existe, est indigne des sacremens, comme le Comédien. La réponse du Curé n’est pas douteuse.
Une autre sorte d’apologie qui ne vaut pas mieux, tom. 4. p. 31. c’est de comparer la comédie aux chansons. Les chansons militaires ou grivoises distraisent, dit-il, délassent l’esprit du Soldat au milieu des fatigues, l’amusent dans ses marches, & entretiennent dans le camp une gaieté martiale & nécessaire. Un Aumônier auroit tors de le défendre. Tout cela est vrai ; quel Aumônier s’en est jamais avisé ? Dans les villes & les campagnes l’Artisan, le Berger, le Laboureur, le Domestique, s’amusent aussi à chanter dans leur travail fort innocemment, pourvu qu’ils ne chantent point des chansons obscènes, & qu’ils n’aient point intention de porter au crime par leurs chansons. Ces désordres ne sont pas plus permis à un Soldat qu’à un Bourgeois, au peuple qu’à un Seigneur. Mais il ajoute, & voici le faux : La comédie n’est pas moins utile, elle adoucit les mœurs, purge les passions (l’amour sans doute, en rendant libertin, & offrant les objets les plus séduisans du libertinage), rend le vice odieux, corrige les travers & les ridicules. C’est dommage qu’elle fasse précisément tout le contraire, qu’elle excite les passions, qu’elle les enflamme, les entretienne, {p. 137}qu’elle fasse aimer le vice, qu’elle en prenne tous les moyens, qu’on passe les heures entieres à produire dans l’ame cette pernicieuse fermentation, comme un Chimiste met les matieres dans un alambic, pour n’en distiller que le vice. Une chanson honnête produit-elle cet effet ? Si elle n’est pas honnête, si elle n’est que la répétition de la comédie, est-elle permise ?
Qu’on ne soit pas surpris que la comédie entre dans le plan d’éducation que propose son apolologiste. P. 34. Que vos enfans, dit-il, lisent & relisent tous les jours Corneille ; interrogez-les, instruisez les sur le détail & les intérêts de chaque scène : Je doute que vous puissiez leur donner une meilleure éducation. Il n’est point d’enfans capables de saisir & de suivre les raisonnemens, les vues, les intérêts de toutes les scènes de Corneille ; cette étude est pour eux une chimère. Mais le pussent-ils, personne ne s’est encore avisé, ni vrai-semblablement ne s’avisera de donner un tel catéchisme aux enfans : il faut être peu sage pour le penser & l’écrire.
L’est on davantage quand on veut en faire des leçons aux Rois ? Elles sont dignes d’un tel maître. P. 30. Il est très-utile qu’un Roi voie souvent la comédie ; elle est l’image de la vie commune, des vices, des vexations des familles, des maux de l’Etat. Là-dessus il rapporte l’autorité du Chancelier de l’Hôpital, qui loue Louis XII de prendre plaisir à voir jouer farces & comédies, même celles qui étoient jouées en grande licence, que lui Chancelier auroit dû défendre. Jamais les farces jouées en grande licence ont-elles dû être permises ? Je ne sais si le Chancelier de l’Hôpital, homme grave & sévère, a tenu ce langage ; mais je sais que l’illustre Daguesseau, un de ses successeurs, vraiment digne de cette grande place, pensoit bien différemment. Il étoit trop religieux, trop vertueux, {p. 138}trop sage, pour imiter un homme dont le principal mérite, qui l’a tant fait louer depuis quelques années, a été d’avoir toléré, favorise, soutenu, professé la religion protestante, ou plutôt de n’avoir pas eu de religion. Mais n’est ce pas le vrai mérite de ce siecle ?
Les Rois auroient bien tort de ne pas aimer éperdument la comédie ; elle fait la gloire & la richesse de leur Etat. Que de millions ont valu à la France Corneille, Moliere, Racine, dit-il avec un enthousiasme que je prie d’écouter sans rire ! On achette leurs ouvrages, on les lit dans toute l’Europe ; grâce à leurs chef-d’œuvres, notre langue est devenue la langue universelle, & notre nation le modelle des autres nations. Tout cela réduit à sa juste valeur signifie qu’on a acheté plusieurs exemplaires des ouvrages de ces Auteurs, qui ont été imprimés en Hollande & en Angleterre ; que quelques Auteurs dramatiques étrangers les ont traduits & pillés, & mis à leur goût ; que quelques Acteurs, danseurs, chanteurs Italiens se sont donnés au théatre de Paris ; que des étrangers qui viennent à Paris, vont au spectacle, car assurément pas un seul n’a fait un voyage exprès pour Corneille, Racine, Moliere. Mais le microscope dramatique grossit terriblement les objets. Et ne diroit-on pas que ces Auteurs sont les seuls qui font honneur à la nation ? Bossuet, Fenelon, Pascal, Cochin, Bourdaloue, Massillon, &c. ne valent-ils pas tous les suppôts de Thalie ?
Il y a pourtant deux choses vraies dans dans cette lettre apologétique, la fin & le commencement. Il la conclud ainsi : Qu’est-ce que la gloire du monde dans cette vie, quand il s’agit de notre salut dans l’autre ? Les amateurs du théatre ont-ils cette vérité devant les yeux ? risqueroient-ils leur salut en le fréquentant ? Il la commence {p. 139}par le portrait de la comédie ; il n’est que trop juste, & se peut-il qu’un homme qui la connoît si bien, en soit le défenseur & le compasiteur ? Dieu ne lui dira-t-il pas : Ex ore tuo te judico, serve nequam. La comédie étale le faste, la magnificence, la vaine gloire du monde, toutes les pompes de Satan ; elle inspire l’orgueil, la jalousie, le goût des ajustemens ; elle est contraire à l’humilité, à la charité, au détachement de soi-même, à l’amour de prochain. Le théatre est un lieu public où pour de l’argent en présente le vice sous les couleurs les plus flatteuses. C’est l’écueil de tous les jeunes gens, parce que les Actrices joignent à des talens séducteurs les charmes dangereux d’une figure que la nature & l’art concourent à rendre intéressante. De là naissent les désirs qui peuvent perdre l’homme le plus vertueux. Que disons-nous de plus dans tout cet ouvrage ? que faut-il de plus pour condamner la comédie ? Que la vérité est puissante ! Elle arrache l’hommage le plus humiliant de la bouche de ses plus grands ennemis, elle les déconcerte au point de les faire parler en sa faveur lors même qu’ils la combattent.
CHAPITRE VI.
Suite de la Danse. §
Parmi tant d’étymologies du mot de danse, que Menage, Saumaise, Bochart sont allés chercher dans l’Arabe, le Grec, le Latin, l’Allemand, il y en a une singuliere qui le fait venir du nom de Dan, l’un des douze Patriarches enfans de Jacob, tige de la tribu de Dan. Jacob, dit-on, faisant le caractère & prédisant la destinée de ses enfans, dit que Dan est un serpent qui mord les ongles du cheval, & fait tomber le Cavalier à la renverse : Dan coluber in via mordens ungulas {p. 140}equi, ut cadat ascensor ejus retrò. Voila l’image de la danse & des danseurs, qui comme des serpens par leurs tours & détours serpentent sur le théatre, mordent les spectateurs par des tentations d’impureté, & le renversent par le péché. Je doute fort, je l’avoue de bonne foi, que Jacob pensât à la danse lorsqu’il fit, en mourant, ces fameuses prédictions ; je doute encore que les amateurs de la danse soient assez érudits pour aller chercher un nom dans l’Hébreu, ni assez dévots pour en choisir un par préférence qui condamnât leur exercice. Il faut donc que quelque Savant, ennemi de la danse, le lui ait donné par dérision. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’elle est très-dangereuse, & que comme un serpent elle répand son poison sur les danseurs & sur les spectateurs, & les fait tomber dans de grandes fautes.
La danse envisagée, par une abstraction métaphysique, séparément des circonstances qui l’accompagnent, est par elle-même une chose indifférente. C’est un mouvement cadencé & symmétrisé qui n’a rien de mauvais par sa nature ; il peut même être utile, il procure de l’agilité, de la fermeté, de la dignité, des graces. C’est un amusement, un signe de joie, quelquefois un remède. Tout le monde danse naturellement, aime à voir danser. Le moindre enfant, le plus stupide villageois, le sauvage le plus féroce, jusqu’aux Horentors & aux Caffres, les animaux même, se plaisent à la danse. On l’a fait en action de graces & par religion dans les fêtes & les cérémonies les plus saintes, non-seulement chez les Payens, qui célébroient leurs faux Dieux par des danses religieuses, mais chez les Juifs. David dansa lors de la translation de l’Arche, la sœur de Moyse après le passage de la mer Rouge. Le Christianisme seul, plus sérieux & plus réservé, ne les a jamais souffertes dans les choses saintes ; & si {p. 141}l’ignorance, la grossiereté, l’irréligion, les a quelquefois introduites dans le sanctuaire, c’est un abus que des siecles plus éclairés ont réformé.
La danse n’est donc mauvaise que par les circonstances, & malheureusement ces circonstances en sont pour la plûpart inséparables, & toutes réunies dans la danse théatrale, ce qui a fait dire à S. François de Sales qu’il en est comme des champignons, dont les meilleurs ne valent rien. Ces circonstances criminelles sont le lieu, le temps, la durée, l’excès, la passion, l’intention, le caractère des personnes, le mélange des sexes, l’indécence des habits, celle des attitudes, les paroles, les regards, les libertés criminelles, les ombres de la nuit, les folles dépenses. Y a-t-il de danse où ne se trouve quelqu’un de ces désordres ? y a-t-il quelqu’un de ces désordres qui ne se trouve au bal & dans les danses de théatre, mille fois plus dangereuses que les autres ? Le Christianisme les a toujours sévèrement condamnées. Le Législateur, il est vrai, n’a jamais interdit, l’Eglise n’a jamais frappé de ses anathemes toute danse en général, comme elle a nommément proscrit la comédie ; elle n’a pu & dû s’expliquer que sur certaines circonstances qui troublent l’ordre public.
La danse, dit Cahusac, L. 3. C. 6. vive & saillante, fut dangereuse en Grèce ; elle y fut un art qui servit également au plaisir, à la religion, aux forces du corps, au développement des graces, à l’éducation de la jeunesse, à l’amusement de la vieillesse, & à la corruption des mœurs. A Rome elle devint partie de l’art dramatique avec la poësie & la musique. Dans les derniers siecles, froide & languissante, elle ne fut qu’un divertissement sans ame dans les grands ballets, peinture momentanée de quelque caractère. Dans les mascarades elle ne pouvoit par des pas exprimer {p. 142}que le générique des personnages dont elle prenoit les habits. Dans les bals de cérémonie elle n’étoit qu’un mouvement sans objet, une occasion toujours la même de montrer les graces de la figure. Dans les commencemens de l’opéra & de la comédie en France on fut long-temps à admettre des femmes pour jouer des rôles, & après même qu’elles furent admises pour les rôles on n’y recevoit point de danseuses : les hommes seuls y dansoient, ce qui étoit bien moins indécent. On fit ce changement au Triomphe de l’Amour. La Fontaine fut la premiere femme qui ait dansé à l’opéra. Dans ce ballet on vit les Princesses & les Dames de la Cour danser avec les Princes & les Seigneurs, comme dans un bal. Ce mélange fut applaudi & imité, & depuis ce temps-là les danseuses sont sans nombre, elles dansent toute sorte de danses. Il n’en est point de trop vive, de trop libre, de trop difficile de trop fatigante pour elles ; elles sont de tout, elles sont communément mieux & vont plus loin que les hommes ; elles en sont venues jusqu’à danser sur la corde, ce qui est le comble de l’indécence, ainsi que de faire descendre du haut des plafonds des femmes sur un nuage avec des cordes & des poulies. On vit quelquefois à Rome les femmes combattre sur l’arène, ce qui dura peu, & fut généralement condamné. La danse théatrale des femmes est plus indécente, elle dure depuis près de deux siecles ; en France tout y applaudit, à l’exception de la vertu.
Il y a une raison physique qui doit éloigner de la danse, qui ne se trouve point dans les spectacles ; elle fatigue le corps, & nuit à la santé. Il n’est pas sans exemple (j’en ai vu plusieurs) qu’elle abrège la vie. L’excès de ses agitations échauffe le sang, donne des maladies qui conduisent au tombeau. Les jeunes gens qui jouissent d’une santé florissante, ne s’apperçoivent pas des altérations {p. 143}qu’elle y cause, le plaisir fait tout oublier ; mais il est impossible que la multitude, la continuité, la rapidité de ses mouvemens ne dérange l’économie du ressort de cette frêle machine dont la durée tient à si peu de chose. On en revient tout en sueur, harassé, hors d’haleine, le visage enflammé ; il faut au plus vîte aller chercher dans un lit le repos nécessaire : Æstuantibus saltationibus membra torquentur. Aug. On est au retour du bal brisé comme un vaisseau battu de la tempête ; c’est un malade qui a la fievre, tout en feu, tout en eau, le pouls agité, abattu, languissant. Ils peuvent dire avec le Sage, même dans un sens physique & réel : Nous nous sommes lassés dans la voie de l’iniquité : Lassati sumus in via iniquitatis. Je sais qu’il faut à l’homme une récréation pour délasser l’esprit, comme il faut du sommeil au corps pour réparer ses forces, que le dimanche a été établi de Dieu comme un jour de repos, & que dans cette vue il fait cesser les œuvres serviles ; je fais encore que l’exercice du corps est utile à la santé, mais ce n’est qu’un exercice modéré, un divertissement honnête ; l’excès est toujours pernicieux : Servandi corporis & animi gratia, non opprimendi. Les plaisirs de la danse, plus bruyans qu’agréables, plus dignes de pitié que d’envie, font plutôt le supplice que la joie de ceux qui s’y livrent, les fatiguent plus qu’ils ne divertissent ; c’est la joie d’un frénétique qui attriste le Sage, ou l’amusement d’un enfant qui fait rire. Tout s’est évanoui comme un songe, tout a passé comme une ombre, dit le Sage ; que nous reste-t-il de ces folies, de cette magnificence, de ces mascarades ? le plaisir dure moins que la lassitude qui en reste : Quid nobis profuit jactantia ? omnia transierunt velut umbra.
L’esprit n’en revient pas moins malade que le corps. De quoi est-il rempli au retour ? quelles {p. 144}images roulent dans l’imagination ? quel sentiment dans le cœur ? Abattu lui-même par la fatigue du corps auquel notre ame est si fort assujétie, plein des objets qui l’ont occupé ou plutôt enivré pendant ces violens & dangereux mouvemens, à quoi est-il propre lorsque, revenu de cette espece de délire, il veut s’occuper de quelque travail utile, & sur-tout de la piété ? que trouve-t-il en lui-même ? dissipation, frivolité, tiédeur, dégoût. Quelle idée reste-t-il de religion & de vertu ? la danse en a effacé toutet les traces. Ne fît-elle pas commettre de grands péchés, elle y prépare, elle y conduit par l’état où elle met l’ame, la force qu’elle donne aux passions, & le dégoût qu’elle inspire des bonnes choses. Qu’au sortir du bal ce Magistrat examine les proces, que ce Jurisconsulte travaille à défendre ses Parties, que ce Médecin aille visiter ses Malades, cet homme pieux s’applique à l’oraison, cet écolier étudie ses leçons, de quoi seront-ils capables ? ce plaideur, ce malade auront-ils beaucoup de confiance à leur Avocat, à leur Médecin ? Ce Professeur s’applaudira-t-il des progrès de son élève ? le public admirera-t-il les ouvrages de cet Ecrivain danseur ? Les opérations de l’esprit demandent autant la tranquilité du corps que celle de l’ame. Indépendamment du trouble qu’excitent les passions, la seule agitation des organes y met obstacle. Heureux qui peut dire, comme Esther disoit dans le palais d’Assuerus, où regnoient tous les plaisirs : Vous savez, Seigneur, que depuis que j’y ai été transportée je ne me suis jamais réjouie qu’en vous : Tu scis quòd nunquam lætata sit ancilla tua ex quo hùc translata sum, nisi in te, Deus Abraham. Malheur à l’infortuné qui se laisse entraîner dans l’enfer, dit le Sage, comme un agneau qu’on mène à la boucherie, qui se joue, qui saute, qui bondit {p. 145}en y allant : Sicut agnus lasciviens & ignorans quod ad vincula stultus trahitur. Prov. 7.
1.° La religion défend absolument la danse aux personnes consacrées à Dieu ; dans un Prêtre, dans un Religieux, elle seroit d’une indécence si révoltante, si opposée à la gravité, à la sainteté de leur état, qu’elle a été justement l’objet de l’anathême des Conciles, jusqu’à leur défendre de se trouver dans les lieux où l’on danse, même aux noces de leurs parens. C. Attendentes. Clem. de stat. Monac. &c. On en est si persuadé dans le monde que quoique dans plusieurs pieces de théatre on ait fait paroître des Abbés, qu’il ait fallu des ordonnances de nos Rois pour arrêter cette insolente profanation, je ne sache pas qu’on ait jamais porté l’audace jusqu’à les y faire danser ; & si dans les maisons particulieres on les y invite, ce n’est que pour se réjouir à leurs dépens. Je crois même très-déplacé de mêler des danses aux pieces saintes du nouveau Testament, comme Polieucte, &c. Elles sont très-contraires à l’esprit de l’Evangile, & très-étrangères aux Chrétiens, dont aucun n’a jamais dansé allant au supplice. Ce seroit blesser le costume, aussi-bien que la piété ; on ne pourroit faire danser les Payens persécuteurs que pour se moquer de la religion. La danse est moins déplacée dans les pieces de l’ancien Testament, comme Jephté, dont la fille alla en dansant au-devant de son père ; David, qui dansa devant l’Arche. C’est une action unique, une effusion de joie, pardonnable à un transport de zèle, mais que jamais leur loi n’a autorisée parmi les innombrables cérémonies qui composoient leur liturgie. Il est des pieces où elle seroit ridicule. Peut-on sans ridicule danser dans le Sacrifice d’Abraham, dans Joseph, dans Athalie ? Le sombre, le majestueux, le terrible de ces grands événemens, comporte-t-il bien la puérile {p. 146}& licencieuse agitation des pieds & des mains d’une danseuse ? Racine a eu la sagesse de ne pas permettre des danses dans Esther, quoiqu’il y ait des chœurs de jeunes filles ; les Comédiens qui y mêlent des danses, s’éloignent de l’esprit de la piece. La danse est au contraire dans l’esprit des pieces Payennes ; c’est le cérémonial de Cithere, digne de la Déesse qu’on y adore & des anathêmes de la vertu.
Un Magistrat, un grand Officier, un père une mère de famille, un homme, une femme avancés en âge, ceux qui font une profession déclarée de piété, doivent sentir que ce seroit ajouter le ridicule à l’indécence & au scandale, de se permettre ce qu’à peine ils doivent tolérer dans une jeunesse folâtre, dont l’âge n’a pas encore mûri la raison, ce qu’on croit innocent, dit Tertullien, parce qu’il est couvert de la pourpre : Improba definunt esse purpurata flagitia. Le farouche Domitien chassa du Sénat plusieurs Sénateurs, uniquement parce qu’ils avoient dansé. Caton faisoit les plus sanglans reproches à Murena, en l’accusant de cette folie. Cicéron, dans l’oraison qu’il a faite pour lui, ne le défend qu’en niant le fait, comme hors de toute vrai-semblance : Nemo saltat sobrius, nisi fortè insanit. Il est certain que les Romains n’aimoient point la danse, qu’elle ne fut en vogue que sous le regne des Empereurs, & que dans les beaux jours de la République toutes les personnes sages la regardoient comme une puérilité & une extravagance. Leur sagesse, leur gravité, leur amour de la décence, ne s’accommodoient pas de ces agitations frivoles, si contraires à cet esprit, à cette majesté de gouvernement qui caractérisoit ce peuple célèbre. Ce ne fut qu’après la destruction de la République que se répandit avec la corruption des mœurs la contagion de la danse, qui dans la {p. 147}lie de l’empire fut portée aux plus grands excès. Laroche-Flavin, des Parlemens, L. 8. C. 44. nous apprend que les mercuriales du Parlement de Toulouse défendent la danse à tous les Magistrats, si ce n’est le jour de leurs noces, comme une chose indigne de leur caractère.
2.° La sainteté du lieu. La destination des Eglises à la gloire de Dieu, la majesté de son trône, la sainteté des mystères qu’on y célèbre, l’attention, le recueillement, la modestie qui doivent y regner, permettroient-elles ces folies ? danseroit-on à la salle d’audience des Parlemens en présence des Juges ? L’abus qui dans les siecles d’ignorance permettoit de danser dans les Eglises, est un excès d’indécence incroyable. David dansa devant l’Arche, mais c’étoit dans les rues ; dansa-t-il dans le sanctuaire ? Jamais Salomon son fils ne pensa à célébrer par des danses la fête de la dédicace, qui dura pourtant près d’un mois. Il en est de même des Cimetieres. Clem. de celebrat. missar. Je crois même que le respect pour le lieu saint doit éloigner les danseurs des lieux circonvoisins des Eglises. Pour les Monastères, faut-il avertir les Religieux que les danses y sont absolument déplacées ? On ne les souffre pas à S. Sulpice, même dans les pieces dont on y tolère la représentation. A la Visitation, aux Bénédictins, &c. on ne permet pas aux Pensionnaires, de l’un ou de l’autre sexe, d’apprendre à danser ; ailleurs un Religieux, une Religieuse, sont présens aux leçons, & veillent sur le Maître à danser, qui très-souvent entremetteur d’une intrigue, porte les lettres, les paroles, les présens. Un Maître de musique, quoique aussi peu scrupuleux, est moins à craindre, on prend leçon à travers une grille ; il faut sortir pour danser. Cette Religieuse ne sera-t-elle jamais distraite, ni trompée, ni peut-être complice ? Eh quel emploi {p. 148}pour une Religieuse d’assister à des leçons de danse ! quel danger de se rappeler le souvenir de ce qu’elle a quitté dans le monde & de le regretter, de se laisser attendrir par toutes les graces que la danse déploie dans le maître & dans les élèves !
3.° La sainteté du temps. Il est absolument défendu par les Canons & par les ordonnances d’Orléans & de Blois, de faire des danses les jours de fête & de dimanche, & les Parlemens accordent leur protection aux Curés & aux Magistrats municipaux pour faire exécuter ces sages loix, & en punir les infracteurs, & je ne sais pourquoi ils souffrent les bals & les spectacles les jours de fête. Rien n’est plus opposé à leur sanctification, par le temps qu’on y emploie, par les péchés qui s’y commettent, & par les innombrables travaux serviles qu’exigent les préparatifs de ces fêtes criminelles. Un usage toléré borne mal à propos ces loix au temps du service divin ; on ferme les yeux sur ce qui se passe après les offices, comme si toute la journée n’étoit pas consacrée à Dieu, & destinée à de bonnes œuvres ; comme si les préparatifs n’emportoient pas le temps du service, & n’empêchoient pas même d’y aller. Les œuvres serviles, défendues dans toute la journée, sont moins dangereuses, moins opposées à la sainteté du jour. Les Conciles, d’après S. Augustin, déclarent qu’il vaudroit mieux labourer que danser, filer la laine qu’aller au bal : Melius arare quàm saltare, & lanam pensiture quàm choreas ducere. Le temps du Carême, de l’Avent, qui ne respirent que la pénitence, doivent-ils être employés aux excès d’une joie insensée ?
4.° Les danses publiques dans les paroisses les jours de la fête locale, sont l’objet du zèle des Pasteurs, ordinairement assez inutile : le torrent l’emporte sur toutes les digues. Ils tonnent dans les chaires, ils sévissent au confessionnal, ils intéressent {p. 149}les Seigneurs, ils imploront le secours des Magistrats, quelquefois en viennent à des moyens indiscrets pour empêcher le désordre, & rarement réussissent-ils. Ce zèle est juste ; il est certain que ces danses sont l’occasion prochaine de mille péchés. Les chansons dissolues qui s’y chantent, les libertés qui s’y prennent, le peu de modestie des filles, la licence des garçons, la durée des ces divertissemens, qui quelquefois sont prolongés les jours entiers & portés dans toutes les rues par des troupes d’insensés qui les courent en sautant, la rapidité, la grossiereté, la bizarerie de leurs mouvemens, l’accablante fatigue qu’ils se donnent, les maladies qui en sont la suite, l’ivresse & la fureur dont ils paroissent agités, & celles où ils tombent en effet dans des parties de débauche & de cabaret, qui en sont inséparables, les querelles, les batteries, les juremens, les blasphèmes, qui en sont l’accompagnement ordinaire, le dérangement de leurs affaires, la cessation de leur travail, les mécontentemens domestiques, &c. C’est avec raison qu’un Pasteur pieux & éclairé s’élève de toutes ses forces contre ces bacchanales qui rappellent toute la fureur des Orgies, les folies des Bacchantes, l’indécence des Saturnales, & toute la licence du Paganisme dans ses fêtes infames. C’est ici la fête du Veau d’or. Moyse descendant de la montagne vit avec indignation le peuple dansant au-tour de l’idole. Dans le transport de son zèle il brise les Tables de la Loi qu’il avoit entre les mains, court réduire en cendre cet ouvrage de la superstition & du crime, & fait passer au fil de l’épée des milliers de ces danseurs : Vidit vitulum & choros, & iratus valde, &c.
L’un des grands crimes de la danse, ainsi que du théatre, car leur société, leur complicité, leur affection mutuelle sont parfaites, c’est qu’elle {p. 150}est ordinairement la profanation du mariage, & avant qu’on le contracte, & après qu’il est contracté, & le jour même des noces. Combien de filles se flattent d’y plaire aux hommes, espèrent d’y trouver un époux ! Les jeunes gens, quoiqu’en petit nombre, s’y laissent quelquefois prendre, & le bal est le médiateur bien suspect & bien dangereux d’un établissement d’où dépend le bonheur ou le malheur de la vie. Ces événemens sont pourtant rares, on va au bal pour se divertir, non pour se marier. Il est plus rare encore que les mariages qui s’y font, soient jamais heureux ; ce n’est pas là que se rendent les gens sages : & quel est l’homme sage qui n’aime mieux épouser une fille modeste, retenue, pieuse, qu’une danseuse, fût-elle aussi légère que la Camargo, aussi voluptueuse que la Sallé ? Et si quelqu’un est assez aveugle sur ses intérêts pour lui donner la préférence, ce n’est pas, dit S. Augustin, un mari raisonnable, c’est un esclave de la volupté : Non amator conjugii, sed libidinis servus. Le Sage nous apprend, aussi-bien que l’expérience, que le mariage n’est heureux qu’autant qu’il est béni du ciel, & contracté entre des personnes religieuses & prudentes. Donnez votre fille à un homme sensé : Homini sensato da illam. C’est de la main de Dieu qu’il faut recevoir une fille prudente : A Domino datur uxor prudens. A ces traits personne ne connoîtra un danseur & une danseuse. Est-ce donc en sautant, courant, cabriolant que s’annonce une mère de famille, attentive à son domestique, soigneuse de l’éducation de ses enfans ; un père de famille exact à ses devoirs, vigilant sur ses affaires ? Le bal en est-il un bon garant ? Est-ce là, dit S. Paul, se marier dans le Seigneur ? Nubat in Domino. Ces pensées, ces désirs mauvais, ces péchés sans nombre, qui en ont préparé les voies, doivent-ils {p. 151}bien attirer les bénédictions du ciel après le mariage ? C’est au bal, c’est au théatre que se tendent des pieges à la fidélité conjugale, qu’on apprend à en mépriser le lien, à se jouer d’un époux, & que se trouvent les écueils où la vertu fait un triste naufrage. Ce n’est pas sans raison que des maris vigilans sur la conservation de ce précieux trésor, ont pris les plus vives alarmes. La danse a répandu le poison sur le reste de leurs jours & sur ceux de leur famille.
Pour le jour des noces, qui ne sait que les danses sont la plus grande partie de la solemnité, depuis le Prince jusqu’au dernier villageois ? Ce n’est pas l’exemple que nous offre l’Ecriture dans une foule de mariages qu’elle rapporte de tous les anciens Patriarches. Jamais dans le détail qu’elle en fait, il ne fut question de danse. On ne dira pas qu’aux noces de Cana, où se trouva le Sauveur avec sa Mère & ses Disciples, & où il fit son premier miracle, on se soit avisé de danser. Ce mariage a été donné pour modéle aux Chrétiens. Il fut honoré de la présence de Dieu, & comblé de ses bénédictions. En élevant l’union de l’homme & de la femme à la dignité de sacrement, Dieu en a-t-il voulu, dit S. Chrysostome, établit le triomphe du démon ? Mysterium Dei peragis an diaboli ? Car peut-on se dissimuler que par-tout où règnent les excès, les passions, les impuretés, ce ne soit le temple & la fête du démon ? Absint saltationes impudicitia, triumphus diaboli, ut Deo Christiana nascetur soboles. Aug. de Nupt. Ce ne sont pas seulement les danseurs, c’est comme dans tout péché celui qui y participe, qui se rend coupable, & les violons & les chanteurs qui par leurs airs dirigent la danse, & ceux qui prêtent leurs maisons ou leurs habits ; les pères, les maîtres qui le permettent à leurs inférieurs ; & les Magistrats & gens en place qui les {p. 152}tolèrent, & les Pasteurs qui n’instruisent pas leur peuple ; ceux qui engagent, qui conseillent, qui applaudissent, qui regardent. Les Conciles ont imposé des pénitences publiques de trois ans à ceux qui dansoient les jours de fête au-devant les Eglises, & S. Charles ordonne aux Confesseurs, d’après S. Chrysostome, de donner pour pénitence aux danseurs de faire chaque semaine à certains jours demi-heure de méditation sur les vœux du baptême, d’en renouveler l’engagement, & de renoncer aux pompes du démon, aux mouvemens de la chair & du démon qui se trouvent dans la danse. Les jeunes gens, les gens du monde sont dans une si grande ignorance, une si fausse conscience, un préjugé si aveugle, que bien loin de traiter la danse de péché, ils se font un honneur, un mérite, un devoir d’en fréquenter, d’en tenir les assemblées, & d’y paroître avec tout l’éclat & toutes les graces qu’ils peuvent se donner. Les gens de bien, dans l’impossibilité de dissiper ces ténèbres, & de corriger ces abus, sont réduits à gémir en secret, & à prior pour les aveugles qu’ils ne peuvent dessiller.
Le bal, quoique plus régulier, ne vaut pas mieux que ces rustiques désordres ; le danger même y est plus grand. La nuit & les masques donnent la plus grande liberté ; la nuit cout est facile, tout est impuni sous le masque, tout est séduisant au flambeau. Attirés par les violons, les invitations, la célébrité, on y vient de tous côtés. Tout y est reçu, & en a si bien la liberté, que si quelqu’un est refusé, il seroit en droit de forcer les portes. Eh qui sont ces gens déguisés, ramassés au hasard, que le plaisir attire, qui en font des rendez-vous, qui y forment les plus criminelles intrigues, qui sont-ils ? la lie du peuple, ou la lie du vice. Je ne parle pas des désordres de toute espece & sans nombre qui s’y commettent, {p. 153}folles dépenses en habits, en décorations, en rafraîchissemens ; dérangement des domestiques, des enfans, des voisins ; jalousies, vivacités, querelles, filouteries, insultes, diffamations de bien des gens, indécences de certaines mascarades impies, satyriques, scandaleuses ; parties de plaisir, qui précèdent ou qui suivent, &c. C’est un des objets qui méritent le plus la sévérité de la police. Je me renferme dans le prochain & inévitable danger pour les bonnes mœurs, dans le bal d’ailleurs le plus tranquille, le mieux composé. S. François de Sales disoit avec raison : Semblables aux champignons, les meilleurs ne valent rien. Si vous êtes forcé d’y aller, & combien faut-il que la nécessité soit pressante, demeurez-y peu, tenez vous-y dans la plus grande modestie, préparez vous-y par la méditation sur la mort, le jugement & l’enfer. Réparez au retour, par le jeûne, le cilice & la cendre, les fautes que sans doute vous y avez commises : trop heureux si elles ne sont que vénielles ! L’amant de Laure, le fameux Pétrarque, dit du bal, qu’il connoissoit bien : C’est le préliminaire du crime, Chorea præludium Veneris. Les mains, les yeux, la voix, y ont une entiere liberté : Liberæ ibi manus, liberi oculi, libera voces. Le mouvement des pieds, la mollesse du chant, le mélange des scènes ; voilà les ennemis de la pudeur, les amis du crime, les attraits de l’impudicité, les sceaux de la licence : Hestes pudicitiæ, amici libidinum, stimuli scelerum, sacramenta licentiæ.
Tous les siecles se ressemblent dans l’amour du plaisir. Sans avoir des Dupré, des Lani, des Vestris, on tenoit le bal du temps de Job (21), & on se damnoit en dansant : les dangers & les crimes de la danse sont de tous les temps. Leurs enfans vont en foule, comme des troupeaux, dansant & bondissant : Egrediuntur quasi greges, infantes {p. 154}eorum exultant lusibus. Il ont en main la timballe & la harpe ; ils se réjouissent au son de l’orgue, ils passent leurs jours dans le plaisir, & tombent dans un moment en enfer : Ducunt in bonis dies suos, & in puncto ad inferos descendunt. Les Chrétiens, bien plus coupables, y détruisent l’œuvre de leur rédemption, & foulent les sacremens aux pieds. Ils ont dans leur baptême renoncé au démon, à la chair & au monde : peut-on s’y rengager plus authentiquement, en arboter plus hautement les pompes, en suivre plus aveuglément les suggestions ? A même temps qu’ils reçurent l’onction du saint chrême, que la croix fut arborée sur leur front, le Saint Esprit dans la confirmation prit possession de leur ame : qu’on cherche dans ce bal les dons du Saint Esprit, & à travers l’impudence & la folie l’onction sainte & le signe de la croix. Il fut absous dans la pénitence ; ses larmes, ses regrets touchêrent le cœur de Dieu, sa confession obtint sa grace : à quels traits sur ce théatre, dans cette danse, reconnoîtrez-vous un pénitent ? à la folle joie, à ses courses insensées, à ses transports, à ses péchés sans nombre ? Il fut nourri du corps & du sang d’un Dieu qui sanctifia son corps & son ame : vous n’y verrez qu’un corps de péché, un cœur paîtri de corruption, un esprit rempli d’images impures. Les Chrétiens sont des Prêtres qui avec le Ministre offrent à Dieu la victime sainte, & s’immolent eux-mêmes en holocauste : on ne voit ici que des Prêtres du Démon ; la salle est leur sanctuaire, le jour de l’assemblée est leur fête ; de toutes parts, sur des autels dressés par le vice, s’immolent les victimes de la pudeur. Et où respecte-t-on moins le mariage qu’au spectacle & au bal ? On y viole ses loix, on en méprise les sacrés liens, on poursuit, on séduit, on profane par des infidélités criantes les personnes qui y sont consacrées. {p. 155}A quoi serviroit-il de parler de l’extrême-onction ? dans ces lieux infortunés se prépare-t-on à la mort, y pense-t-on ? songe-t-on à expier les péchés commis par tous nos sens, puisqu’on ne cherche qu’à les y satisfaire, & à commettre de nouveaux péchés ?
Isaïe (C. 13.) pour peindre l’affreux débordement de Babylonne, & son épouventable punition, la fait voir renversée de fond en comble, couverte de ronces, livrée aux bêtes féroces, qui y dansent ; il y met des animaux de toute espèce, des serpens, des hyboux, des monstres aquatiques, &c. ainsi que dans le C. 34. où il fait une description pareille des malheurs de l’Idumée. Il place dans les palais somptueux, dans les lieux destinés à la volupté (l’opéra, le théatre, par exemple) des monstres qu’il appelle Syrènes, & les animaux velus qui dansent, pisori saltabunt, & les chouettes qui chantent de concert, ululæ respondebant, ce que Vatable entend des Faunes & des Satyres, & d’autres des singes, des boucs, des chats sauvages, &c. Quoi qu’il en soit, cette multitude d’animaux qui dansent au milieu des ruines d’une ville superbe, font une image affreuse. Elle l’est de plus d’une façon, non-seulement par la désolation de cette grande ville, devenue le repaire des animaux, mais parce que ces animaux représentent les mœurs, les crimes, la vie débordée de ses habitans, bêtes féroces que le vice rendoit plus méprisables que les bêtes : Replebuntur domus eorum draconibus, habitabunt strutiones, pisori saltabunt, & Syrenes indelubris voluptatis. Les Saints font de la danse une image plus affreuse, ils disent qu’elle tourne en dérision la passion de Jesus-Christ. Les couronnes de fleurs, les parures de la tête, insultent à la couronne d’épines ; la confusion dont on le couvrit en lui ôtant ses habits, condamne la vanité {p. 156}de l’étalage des nôtres. Que les couleurs empruntées dont on peint le visage, que les baisers qu’on y reçoit, sont différens des crachats qui souillèrent le sien, des soufflets qui le meurtrirent ! Par ces baisers impurs on ne renouvelle que trop le crime du traître qui le trahit par un baiser. Ses pieds sont cloués à la croix ; ceux des danseurs s’agitent, courent, voltigent : ses mains sont ouvertes pour répandre des graces, ses bras étendus pour embrasser le pécheur ; que font ces mains, quels embrassemens cherchent ces bras étendus en croix sur le théatre ? Ces coliers, ces bracelets sont de nouvelles chaînes qui lient Jesus-Christ. Le bruit, le tumulte, les chants efféminés, les discours licentieux, les mauvaises chansons, sont bien plus insupportables à son oreille que les injures des bourreaux : Rursùm erucifigentes in semetipsis filium Dei, & ostentui habentes.
Les bals ne furent d’abord que des assemblées passagères, destinées à célébrer quelque fête, à donner quelque divertissement, formées au hasard de ceux qui vouloient s’y trouver, où l’on dansoit toute sorte de danses, selon la fantaisie des danseurs. Notre siecle en a fait un spectacle régulier & suivi, que donne un corps de danseurs, où tout le monde est reçu en payant. C’est un spectacle tout en danses, qui dure toute la nuit, & ne donne aucune peine, ni aux Auteurs pour composer des pieces, ni aux Acteurs pour jouer des rôles ; il n’y a aucun dessein, aucune suite. La salle en est magnifique ; tableaux, marbre, bronze doré, tapis les plus riches, & rideaux de velours en crépines & galons d’or, lustres de cristal, girandoles, statues, colonnes, pilastres, plafonds peints à fresque, sur-tout glaces sans nombre artistement placées pour répéter dans toutes les faces les nudités & les graces des danseurs & des spectateurs, le tout accompagné de {p. 157}la musique la plus brillante, une forêt de bougies, & aux environs une infinité de lampions, pots à feu, &c. C’est le parterre même de l’opéra, que par une machine ingénieuse on élève tout à la fois à la hauteur du théatre, pour ne faire qu’une piece de plein pied, & qu’en suite la même machine remet à sa place. C’est un palais enchanté ; les Fées n’en faisoient pas davantage. Il est certain que les plus grands Princes n’ont pas de plus riche appartement. Quel dommage que cette énorme dépense n’ait pas été mieux employée ! Il en coûte six livres d’entrée, ce qui sur des milliers de personnes qui y vont, fait dans le cours de l’année des sommes immenses. Ces bals furent un ouvrage de la régence de M. le Duc d’Orléans ; ils commencèrent le 7 janvier 1718 : ils durent environ trois mois, deux fois la semaine, au profit de l’Opéra. La comédie Françoise obtint du même Prince une pareille permission ; l’Opéra en fut jaloux, & réussit à la faire révoquer. Les Italiens, l’Opéra comique en firent de même ; Grandval Comédien en donna aussi quelques-unes à son profit. Ils sont tombés quelque temps après ; l’Opéra seul s’est soutenu. Voilà un chef-d’œuvre de tentation. Est-il possible à la foiblesse humaine de voir ce luxe, ces objets, ces mouvemens, cette multitude de personnes, sans perdre son innocence, ou se confirmer dans le crime ? ne doit-on pas craindre les malédictions du ciel, annoncées par le Prophète ? Les filles de Sion se sont élevées, ont marché la tête haute, fait des signes des yeux & des gestes, mesuré leurs pas, marché en cadence : Plaudebant pedibus compositæ. (Isai. 3.) J’arracherai leurs cheveux, je jetterai leur chaussure, leurs colliers, leurs bracelets, leurs pierreries, leurs pendans d’oreille, leurs rubans, leurs bagues, leurs miroirs, leurs boëtes de parfums, &c. Leurs parfums seront changes en puanteur, {p. 158}leur ceinture en une corde, leurs riches robes en un cilice, leurs cheveux frisés en une tête chauve : Erit pro odore fator, pro crine crispato calvilium.
Je ne parle pas des bals masqués ; ils n’ont rien de particulier, ce sont des bals où l’on vient en masque, & cette matiere reviendra dans la suite. Les ballets méritent quelque attention. On ne sait ce que c’est ; ce sont des spectacles monstrueux, où avec une dépense énorme, une magnificence bizarre, sans dessein & sans goût, on mêloit, entassoit, prodiguoit tout ce qu’on pouvoit imaginer de frappant, de galant, de grotesque, le ciel, la terre, les enfers, les dieux, les démons, les fées, les nations, les êtres moraux, les êtres physiques, les astres, les montagnes, les animaux. Les Princes, les Princesses y dansoient déguisés de mille manieres, représentoient le soleil, la lune, Jupiter, Mercure, Vénus. On chantoit pour chacun quelques vers à leur louange, qui faisoient allusion à leur déguisement & à leur rang. Dans le nombre infini qu’on en a donné dans toute l’Europe pendant près d’un siecle qu’a duré leur regne, sur quoi le P. Menestrier Jésuite a fait un gros livre assez frivole, il s’en est trouvé d’assez ingénieux. Cahusac fait la description de quelques-uns. Tout le reste mérite l’oubli total où il est tombé. La danse en fit toujours le fonds, on y dansoit toujours, tout y dansoit ; les pierres au son de la lyre venoient en cadence élever des murailles, & les arbres former des forêts. Outre le ridicule de la plûpart de ces productions, il y avoit de l’indécence de laisser en spectacle les personnes du plus haut rang, en les faisant danser quelquefois même avec les Acteurs. Louis XIV, à qui pour le distraire du gouvernement, le Cardinal Mazarin faisoit goûter tous les plaisirs, rougit de s’être permis celui-ci.
S. Augustin compare une assemblée de danseurs {p. 159}à un marché où le Démon fait un grand commerce. Chacun y apporte sa marchandise, on l’y étale, on l’y fait valoir, on l’y livre ; les emplettes s’y font à vil prix ; c’est même un marché d’esclaves, comme il s’en tient dans l’Orient, où l’on expose les hommes en vente ; on y vend les ames pour un moment de plaisir, avec cette différence malheureuse, que bien loin d’en gémir, elles aiment leur esclavage, courent se livrer à leur tyran, & se forgent à elles-mêmes leurs chaînes : Saltationes sunt dæmoniorum comercia. Semblable encore, dit-il, à Esaü, qui vendit son droit d’aînesse pour une poignée de lentilles, on vend pour rien son Dieu, son éternité ; & comme lui doublement aveugle, & sur le prix de ce que l’on perd, & sur la vilité de ce qu’on reçoit, on n’est point touché, on s’applaudit même de sa folie : Parvipendens quòd primogenita vendidisset.
Outre les différentes circonstances qui peuvent se trouver ou ne se trouver pas dans la danse, il est évident que toute assemblée de danseurs doit être une occasion prochaine de péché, parce qu’elle l’offre, le facilite, y invite, y mène, y force presque. La disposition avec laquelle on s’y rend, y suffiroit seule ; c’est un esprit de dissipation livré au plaisir, qui ne cherche qu’à le goûter & le faire goûter aux autres ; toutes les portes du cœur sont ouvertes pour le recevoir, toutes les pensées, tous les désirs vont au-devant de lui pour le trouver ; le cœur tout entier le saisit pour en jouir. Cette disposition criminelle ne fait que s’accroître durant tout l’exercice ; elle subsiste après qu’il est fini, par le souvenir qu’on en conserve ; le projet, les arrangemens pour une fête nouvelle, les loix même de la danse en présentent les plus riantes avenues, & engagent à tout ; la modestie y est déplacée, l’austère retenue en est bannie, la sévérité, la gravité ridicules. Les {p. 160}baisers, les attouchemens des mains, les vis-à-vis, &c. entrent même dans la composition de plusieurs danses. La facilité de se trouver, de se parler, de se donner des marques de tendresse, l’espèce de voile dont la foule, le tumulte, la confusion, le spectacle, couvrent tout le monde, cette espèce de labyrinthe où tout s’égare & se retrouve, excite les plus indifférens, enhardit les plus timides, aguerrit les plus stupides, corromproit les plus vertueux. C’est un cercle de péchés dans lequel roulent les impies : In circuitu impii ambulant. Sans doute le caractère des personnes y met bien des nuances différentes ; la grossiereté du peuple, la familiarité de la bourgeoisie, la politesse des grands, la régularité de la composition théatrale, doivent beaucoup diversifier la scène. Mais c’est toujours le poison du vice diversement apprêté, c’est toujours la même foiblesse humaine dans ceux qui s’en nourrissent, peut-être plus grande encore dans ceux pour qui on fait les apprêts les plus somptueux : Tactus & joci principia sunt morientis virginitatis. Hieron. Les corps humains, dit S. François de Sales, ressemblent à des verres fragiles & à des fruits ; ils ne peuvent se toucher, s’agiter, sans risquer de se briser, de se meurtrir. La danse est cette agitation dangereuse, d’où la vertu ne revient jamais entiere, & où le vice achève de se briser : Manus mulieris vincula sunt, qui placet Deo effugit illas, peccator rapitur ab ea. Eccl. 7.
Le fameux passage du Cantique, Ma bien ainée est comme le lys entre les épines, s’explique de deux manieres. Les épines qui environnent le lys de la pureté, peuvent la déchirer ou la défendre ; l’austérité des règles, la vigilance des supérieurs, la modestie, la mortification, les exercices de piété sont des épines utiles qui défendent cette fleur ; les occasions qui perdent, le monde qui {p. 161}assiege, les attraits qui séduisent, sont des épines qui la déchirent. Les assemblées de danse réunissent ces deux choses, elles écartent ce qui sauve, elles rassemblent ce qui perd. Où est dans un bal le supérieur qui veille sur le danger, l’autorité qui le repousse, la modestie qui le fuit ? & où fut-on jamais plus assiegé, plus pressé par l’ennemi, plus invité par l’occasion, plus engagé par les attraits du plaisir, que dans un bal, que sur le théatre ? Quelques saints Pères comparent les troupes des Acteurs ou des danseurs aux renarde que Samson rassembla, auxquels il attacha des flambeaux allumés, & qu’il lâcha dans les moissons des Philistins, où ils réduisirent tout en cendres. Les artifices du démon sont bien représentés par les renards, le feu de la volupté par les flambeaux allumés, l’étendue du mal par le ravage immense de toute la moisson qui fut consumée, qui annonce le feu éternel. Voici un trait qui les caractérise ; il ne vient pas d’une main suspecte. Le Mercure de septembre 1769 (art. de l’Opéra) distingue les danses vives & voluptueuses (dans le langage reçu voluptueux est le sinonime gazé de licentieux). Après la description d’un ballet très-voluptueux il dit : Graces, élégance, délicatesse, intérêt, gaieté, tout est réuni dans ce poëme délicieux. Le ballet est exécuté par Madame Guimard avec toutes les graces qui accompagnent ses pas. Mesdames Alard & Ascelin inspirent tous les plaisirs qui sont attachés sur les leurs, & qui succèdent agréablement à ceux d’un autre genre qu’ont fait éprouver Madame Rosalie dans le rôle de l’Amour, & M. l’Arrivé dans celui d’Anacréon. Dans le portrait d’une danseuse il dit, p. 174. (sans doute pour prouver la modestie de ses habits). Elle a la taille élégante & bien proportionnée, & ses jambes brillantes ; elle met beaucoup d’élégance dans ses pas. L’énergie de ces portraits n’est difficile à saisir, ni au vice ni à la {p. 162}vertu, non plus que la justification du théatre, dont ils font l’éloge.
Quand on avance hardiment qu’il ne se passe rien que d’innocent dans la danse, ne diroit-on pas qu’il s’agit d’une danse de marionnettes insensibles à tout, & pour qui tout est insensible, qui n’ont ni des yeux pour jeter de mauvais regards, ni de langue pour dire de mauvaises paroles, ni d’oreilles pour les entendre, ni de mains pour prendre des libertés criminelles, ni desprit pour avoir de mauvaises pensées, ni de cœur pour former de mauvais desirs ? Qui peut douter que les circonstances n’en fassent un péché ? qui peut douter encore qu’elles n’en soient presqu’inséparables, qu’elles ne se réunissent toutes sur le théatre ? N’en éprouvassiez-vous pas les funestes effets, pouvez-vous douter que vous ne les produisiez sur bien d’autres, que vous n’en fassiez courir le risque ? qui vous répond de leur fermeté dans le danger, de leur victoire dans la tentation ? Leurs regards, leurs discours, leurs gestes, leurs attaques laissent-ils leur défaite douteuse ? Vos désirs, votre dessein, vos efforts, votre secrette assurance d’avoir plu, laissent-ils douter de vos pièges ? votre immodestie, vos parures, votre légèreté, votre gaieté, vos prévenances laissent-elles douter de la facilité du succès ? Excuseriez-vous quelqu’une de ces œuvres d’iniquité ? les mauvais regards, les discours licencieux, les désirs, les pensées d’impureté, les libertés, le scandale, l’occasion donnée du péché, ne sont-ils pas dans les principes du Christianisme de véritables péchés ?
L’impureté n’est pas le seul péché qui s’y commette, il n’en est presque d’aucune espèce dont ces criminels exercices ne soient les suites. La vanité, le désir de plaire, l’estime de soi-même, l’étalage de ses graces, des habits & des parures, {p. 163}au-dessus même de sa condition, n’est-ce pas de l’orgueil ? La jalousie contre ceux, qui brillent davantage & nous éclipsent, qui font plus de conquêtes & nous enlèvent les nôtres, qu’est-ce donc si ce n’est pas de l’envie ? les repas qui précèdent, qui suivent, qui interrompent, font-ils exempts de gourmandise, même quelquefois des plus grands excès ? & n’est-ce pas après ces excès que se font les plus grandes folies ? est-il rare d’y voir des querelles, des emportemens, des violences, souvent des blessures, quelquefois des meurtres ? Cette colère est-elle excusable ? La négligence de tous ses devoirs, pour se préparer, pour assister à ces fêtes, l’impuissance où l’on se met de les remplir au retour, le dérangement des heures, des affaires, la nécessité d’un long repos pour se rétablir, le dégoût du travail, &c. la paresse ne produit-elle pas tous ces mauvais fruits ? Les parens n’ont-ils pas à se plaindre que pour fournir aux folles dépenses qu’entraînent ces funestes divertissemens, on emprunte, on leur arrache, on leur vole ce qui est nécessaire à l’entretien de leur famille, au payement de leurs dettes ? Si ce n’est pas avarice, c’est prodigalité, c’est injustice. L’un vaut-il mieux que l’autre ? Quand on invite à quelque bal, disent les Saints, c’est le Démon qui rassemble son armée ; les danseurs & les masques sont les soldats qui combattent sous ses drapeaux ; les nudités, les parures, les regards, les libertés sont les armes qu’on emploie ; les instrumens sont les trompettes & tambours qui sonnent la charge ; les danses sont la mêlée ; les péchés qui s’y commettent, sont les blessés & les morts, le champ de bataille en est couvert. Il est aisé de voir qui remporte la victoire.
Mais vous n’êtes pas des Religieux, dites-vous, pour vous refuser à tous les plaisirs. Est-il bien vrai que vous ne le soyiez pas ? Votre règle {p. 164}est l’Evangile, vos vœux du baptême sont votre profession, Jesus-Christ votre Supérieur & votre modelle. L’état religieux n’est que la pratique plus parfaite de vos engagemens, soutenue de tous les secours, de toutes les précautions qu’une piété industrieuse peut ménager. N’êtes-vous pas obligé à travailler à votre perfection ? n’y avez-vous pas le même intérêt éternel de châtiment ou de récompense ? Mais non, vous n’êtes pas Religieux, votre conduite ne le dit que trop : nouvelle raison de veiller sur vous-même ; l’habit religieux répand plus d’indécence sur ces excès, mais n’en augmente pas, en diminue même le danger. Un Religieux seroit mieux préparé, combattroit avec plus d’avantage, guériroit ses blessures avec plus de facilité ; c’est un soldat aguerri contre les passions, formé par l’exercice des vertus, encouragé par un grand nombre de victoires déjà remportées, qui connoît la force de l’ennemi, démêle ses ruses, évite ses embuscades ; & s’il est blessé dans la mêlée, comme il seroit bien difficile qu’il ne le fût tôt ou tard, il a des ressources, des Supérieurs, des remèdes. Mais vous, vout êtes un homme foible, malade, cent fois vaincu, qui ne savez ni ne voulez vaincre, qui aimez votre défaite, qui ne savez ni ne voulez manier les armées, ou plutôt les prenez contre vous-même, qui vous jetez en téméraire au milieu des coups, qui donnez des forces à vos adversaires, les invitez à vous attaquer, applaudissez à leur triomphe, les aimez davantage quand ils vous ont perdus : Væ soli, quia cùm ceciderit non habet sublevantem se : Si dormierint duo fovebuntur mutuo : Funiculus triplex difficilè rumpitur.
S. Charles, dans son traité contre la comédie & la danse, fait (C. 16.), à l’exemple de S. Augustin, la confession d’un péché de sa jeunesse avec ses condisciples : Nous contraignîmes, dit-il, {p. 165}un Philosophe fort modeste, & d’un jugement solide, d’aller au bal avec nous. Après avoir vu tout ce qui se passoit dans cette assemblée, il fut saisi d’étonnement, & nous dit : Ces folies sont une invention du diable pour corrompre les mœurs & perdre les hommes. Ce mot de folie a été employé par Cicéron : Nemo saltat, nisi insanit. Il ne doit pas surprendre. A n’envisager la danse qu’en Philosophe par les lumieres de la raison, c’est une folie. Cet exercice fût-il innocent, ne s’y mêlât-il pas des circonstances criminelles, ce qui est impossible, les excès qu’on y commet, le temps qu’on y perd, la peine qu’on y prend, l’argent qu’on y dépense, la passion avec laquelle on s’y livre, non-seulement sont des péchés, mais encore aux yeux de la raison des traits insensés & ridicules. Qui l’ignore ? Les heures entieres, les jours & les nuits s’y passent ; les affaires vaquent, les études souffrent, tout en est dérangé ; la fatigue est extrême, les dépenses énormes, & pour ceux qui donnent le bal, & pour ceux qui s’y rendent. Cet argent ne seroit-il pas plus utilement employé à soulager les pauvres, à payer ses dettes, à élever sa famille ? peut-on sagement l’aimer avec passion, s’en occuper sans cesse, se faire une affaire bien sérieuse d’aller, venir, sauter, pirouetter, remuer ses pieds & ses mains, s’agitter comme une espèce de convulsionnaire, comme un malade que la fievre jette dans le délire ? Sans doute les combinaisons de ces mouvemens sur la cadence d’un ait peuvent former un jeu, & amuser un moment, comme les échecs, les cartes, la course de bague ; mais au-delà de ces bornes c’est une extravagance. Le jeu, dit le proverbe, ne vaut pas la chandelle, c’est-à-dire, l’objet ne mérite pas cet attachement. Quel fruit en revient-il ? y acquiert-on quelque perfection ? y pratique-t-on {p. 166}quelque vertu ? y étend-on ses connoissances ? y forme-t-on son esprit & son cœur ? Quel service y rend-on à l’Etat, à sa patrie, à sa famille ? Et s’il est vrai, selon S. Paul, que soit que nous mangions, buvions, ou quelque autre chose que nous fassions, nous devons tout rapporter à la gloire de Dieu, quel rapport peut y avoir la danse ? On peut, on doit lui offrir un délassement honnête & modéré. Mais ces mouvemens délassent-ils ? les pieges du démon, l’aliment des vices, l’occasion du péché, sont-ils des délassemens ? Faire un art d’un jeu frivole, payer des maîtres pour l’apprendre, y consacrer une partie de sa vie & de son bien, est-ce chercher un remède à la foiblesse humaine, ou plutôt se nourrir de poison & augmenter sa foiblesse. L’homme a tant d’affaires importantes, de devoirs à remplir, de péchés à expier, de bonnes œuvres à faire, de pièges à éviter, d’ennemis à combattre, peut-il passer les jours à cabrioler ? & si c’est un père de famille, un homme en place, un homme avancé en âge, quel comble de ridicule ! Un Maître à danser peut s’en faire un métier pour gagner sa vie, comme de toute autre folie qui amuse le peuple, il y trouve son intérêt. Mais pour tout autre qui n’a pas ce vil & mécanique intérêt, ce qu’il fait au-delà d’un amusement, d’un instant, ne peut être dicté que par la passion ou la folie. C’est bien là le prestige, la fascination de la bagatelle, qui efface le goût & l’idée du bien : Fascinatio nagacitatis obscurat bona. Sap. C. 4.
Ce ne sont pas seulement ceux qui dansent, tous ceux qui composent l’assemblée semblent aussi dans le délire. Quelle confusion, quelle agitation, quel tumulte ! le coup d’archet met tout en mouvement, on n’écoute pas même le coup d’archet, on va, on vient, on entre, on sort, on {p. 167}s’agite, on se mêle, on se prend, on se quitte : Amictus corporis, risus dentium, ingressus hominis, ennuntiant de illo. Dan ces innombrables conversations qui de toutes parts se forment, on parle, on crie, on commence, on s’interrompt, on n’écoute pas, on ne sait ce qu’on dit, on ne dit que des sottises ; des ris immodérés se font entendre pour rien, un masque, un faux pas, une allure gauche, sans savoir pourquoi : Fatuus in risu exaltat vocem suam : Sapiens vix tacitè ridet : Va vobis qui ridetis, quia lugebitis. Qu’avec la lanterne de Diogène on cherche un homme dans ces nombreuses assemblées, qu’on y cherche de la modestie, de la sagesse, de la retenue, de la religion, y en trouvera-t-on la moindre trace ? Habitus mentis in corpore cernitur, corporis motus est animi vox. La trouvera-t-on dans ces masques qui n’ont employé toute leur imagination qu’à se défigurer ridiculement, dans ces yeux égarés, dans ces têtes mouvantes, dans ces bras agités, dans ces pieds sans consistance, ces propos interrompus, ces réflexions, ces demandes, ces réponses impertinentes ? Corpus difforme fit saliendo, quantò magis anima ? Trop heureux encore, si des passions, des vices, des péchés innombrables n’y apportoient une folie bien plus déplorable, dont on gémira éternellement ! y a-t-il de plus grande folie que de se damner ?
CHAPITRE VII.
Sentimens des Prédicateurs. §
J’avoue que tout ce que dit un Prédicateur ne doit pas toujours être pris à la lettre ; il n’a pas la précisions de l’école. Les figures, le style oratoire, le caractère, le besoin des auditeurs, {p. 168}le zèle ardent du salut des ames, sont employer des termes énergiques où il peut se glisser quelque légère exagération ; mais ce qui est unanimement condamné dans la chaire, ne peut se soustraire à l’anathème. La vérité seule peut faire penser unanimement tant de Ministres dans des siecles & des temps si différens. Cette tradition uniforme & constante est du plus grand poids. Or j’ose dire qu’on ne trouvera pas un seul Prédicateur dans l’Eglise qui ait approuvé, qui ait toléré la comédie, qui ne l’ait expressément & sévèrement condamnée. Ils se sont tous réunis pour en détourner les fidèles. Nous en citerons quelques-uns qu’on ne soupçonnera pas de s’être concertés, & dont rien ne peut affoiblir le suffrage.
Le P. Bourdaloue, le Roi des Prédicateurs, & Prédicateur des Rois, M. Massillon, ce grand Orateur, que l’insinuation, les graces, la douceur, la fermeté, ont rendu si célèbre ; que les amateurs du théatre croient beaucoup louer en les comparant à Corneille & à Racine, ont prononcé leur condamnation. Sur les Divertissemens du monde (Dim. tom. 2.). Ces représentations profanes, ces spectacles où assistent tant de mondains oisifs & voluptueux, ces assemblées publiques & de pur plaisir, comédies & bals, sont-ce des divertissemens permis ou défendus ? Les uns, éclairés de la véritable sagesse, qui est celle de l’Evangile, les réprouvent ; les autres, trompés par les fausses lumieres d’une sagesse charnelle, s’efforcent de les justifier. Il ne faudroit pour m’y faire renoncer que cette diversité de sentiment ; car, pourquoi mettre ma conscience au hasard dans une chose aussi vaine dont je puis si aisément me passer ? ils sont donc au moins suspects, & puisque ceux qui soutiennent que l’Evangile y est blesse, sont plus réglés dans leur conduite, plus versés dans la science des voies de {p. 169}Dieu, n’est-il pas plus sûr & plus sage de m’en rapporter à eux & de ne pas risquer mon salut ? Selon le conseil du Saint Esprit, j’interrogerai les Pères de l’Eglise, que Dieu m’a donnés pour maîtres. Ils m’apprendrons des vérités capables de m’inspirer pour ces sortes de divertissemens une sorte d’horreur, ils m’apprendront que les Payens même ont condamné les spectacles, à la honte des Chrétiens qui voudroient les maintenir ; que de les abandonner, c’est une marque de religion, mais une marque authentique ; qu’ils ne blâmoient pas le théatre seulement parce qu’il servoit à l’idolâtrie, mais parce qu’il étoit une école d’impureté. Or vous savez s’il ne l’est pas encore plus aujourd’hui, d’autant plus à craindre qu’elle y est plus rafinée & plus déguisée. Le langage y est plus châtié, mais il n’en ternit pas moins l’esprit, n’en corrompt pas moins le cœur. Il vaudroit mieux entendre les excès exprimés ouvertement ; en blessant les oreilles, ils seroient moins d’impression. Que c’est se jouer de Dieu d’avoir dit anatheme au démon dans le baptême, & de rechercher ces fausses joies ; que l’Eglise étoit sur ce point si sévère dans sa discipline, qu’elle mettoit quelquefois obstacle à la conversion des infidèles, qui aimoient mieux ne pas embrasser la foi que de renoncer au théatre, &c. Ce n’est pas un des Pères, mais tous d’un consentement unanime ; ce n’est pas pour un temps, mais de siecle en siecle ; ce ne sont pas des gens foibles, mal instruits, peu éclairés, mais les plus grands hommes ; ce n’est pas par voie de conseil & de perfection, mais comme un précepte rigoureux ; ce n’est pas pour certains états, mais pour tout le monde, non par des raisons particulieres, mais par les mêmes raisons que nous employons. On leur faisoit les mêmes objections, ils y faisoient les mêmes réponses, &c. Ajoutez à cela tous les Ministres de l’Eglise, Pasteurs, Confesseurs, Prédicateurs, Docteurs, &c. Et à ces témoignages si respectables vous préferez des {p. 170}libertins sans mœurs, sans étude, sans connoissance, des gens frivoles, des femmes mondaines ; voilà vos guides, vos oracles dans la grande affaire du salut, &c.
L’Evêque de Senez (Soanen) a fait un sermon entier contre les spectacles. En voici l’extrait. Ostendit illi omnia regna mundi & gloriam eorum. L’étalage que Satan ose mettre sous les yeux du Sauveur représente les illusions du théatre, dont l’Ange des ténèbres fascine l’esprit. Attentif à profiter du goût des hommes pour les vanités du monde, il les leur présente dans des spectacles les plus séduisans, & en triomphe lors même qu’ils se croient à l’abri de ses traits. En vain s’efforce-t-on de les excuser, c’est un attentat à la morale, un blaspheme contre la vérité, un crime énorme, & du plus grand scandale. Jesus-Christ, qui veut bien être tenté pour nous apprendre à résister à la tentation, permet que le Démon lui expose ce vain éclat, comme un exemple de ce que le père du mensonge doit faire par la séduction artificieuse du théatre. Il y rassemble tout ce que le monde a de plus éblouissant & de plus propre à inspirer le goût de la volupté. Cet assemblage ravit, étonne, corrompt ; c’est l’autel du vice, l’abomination de la désolation dans le sein du Christianisme, l’abjuration des promesses du baptême, le plus dangereux écueil de la vertu, les pompes même & les œuvres du démon. S’il ne l’est pas, il n’y en a point dans le monde, & au baptême nous renonçons à un phantôme. Luxe opposé à la pauvreté, mondanité à la simplicité, mollesse à l’austérité, amour profane à la pureté ; toutes les vertus s’y cachent, tous les vices s’y déploient. La vengeance y prend le nom de magnanimité, l’orgueil de dignité, l’ambition d’héroïsme, l’impureté de sentiment. L’art s’y épuise à rafiner les plaisirs, à favoriser les passions, {p. 171}à faire entrer la volupté par tous les sens. Ce tableau du monde est plus dangereux que le monde même. Dans le monde les passions sont séparées ; le théatre les rassemble, les combine, les diversifie toutes à la fois, pour mieux séduire ; objets, modes, vanités, erreurs, tout agit ; c’est un enchantement qui énerve, possede, corrompt toute l’ame. Ni cette musique qui amollit, ni cette déclamation qui séduit, ni ce luxe qui éblouit, ni ces décorations qui charment, rien n’y plairoit sans passion. Ce sont les mœurs du siecle, c’est le monde, dit S. Chrysostome, dont on aime les pompes & les plaisirs.
Le spectacle suit les mœurs, & les forme. L’Auteur & l’Acteur étudient le goût dominant pour s’y conformer, l’exprimer & le communiquer. Voilons ce tableau, ne réveillons pas des idées qu’on est trop heureux d’ignorer. Vous ne pouvez y assister sans violer l’alliance solemnelle contractée avec Dieu & les vœux du baptême, & déshonorer l’auguste qualité des membres de Jesus-Christ. Le spectacle continuel d’un Chrétien doit être la croix. Oseriez-vous l’arborer au théatre, y en supporter la vue ? Si tout à coup on y montroit l’image d’un Dieu mourant, percé de clous, déchiré de fouets, couronné d’épines, couvert de sang, Acteurs, spectateurs, devenus tout-à-coup désespérés, hors d’eux-mêmes, prendroient la fuite. Voilà pourtant l’objet de vos espérances, votre trésor, votre bonheur, votre modèle, que vous chercherez, que vous baiserez avec respect en mourant, qui seul mérite d’être aimé. Et l’on osera dire que le théatre s’allie avec le Christianisme ? La même chose peut s’appliquer au bal, au jeu, aux festins. En condamnant l’un, on ne prétend pas approuver l’autre. Ce n’est pas à nous, c’est à l’Evangile qu’il faut s’en prendre. Un Payen, un Mahométan, {p. 172}pourroient faire l’apologie du théatre ; un Chrétien le peut-il ? Qui ne seroit surpris, scandalisé d’y voir un Religieux ? Vous y êtes aussi déplacé, les vœux du baptême y sont aussi opposés que ceux de la religion. Malheureusement la coutume vous y familiarise ; mais Dieu est la vérité, non la coutume. Les tragédies, comédies, opéra, bal, sont les pompes de Satan. Les cirques, les amphithéatres, étoient des écoles, des exercices de futeur ; l’enchantement des Syrènes introduit la volupté dans les cœurs, la fait régner dans l’univers ; elle inspire les Poëtes dramatiques, & rend le métier de Comédien infame. Tous ces débauchés ne cherchent qu’à se donner des complices ; ils enseignent à tromper, à séduire la jeunesse, à mépriser les parens, &c. Le diable remue toutes les passions des Acteurs & des spectateurs, & en fait un monstrueux assemblage. L’amour y captive toujours les cœurs, y reparoît sous mille formes, parle, pleure, s’agite jusqu’à ce qu’il ait tout soumis. Satan y triomphe, arrache des pleurs sur des aventures criminelles, attache l’esprit & le cœur à des objets pernicieux, remplit la mémoire d’images impures, poison d’autant plus dangereux qu’il est mieux préparé. Espérez-vous qu’au jugement Dieu vous dira, Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume éternel, parce que vous avez fréquenté le théatre plus que mon temple, que vous y avez pris les manieres du monde que j’ai maudit, & enivré vos sens des plaisirs que je condamne ? Vous tremblez ! Mais pourquoi ? Si les spectacles sont bons, Dieu les récompensera ; fussent-ils indifférens, on rendra compte d’une parole inutile. Le démon vous joue, vos excuses même prouvent que vous êtes pris dans ses filets. S. Augustin s’accuse d’avoir pleuré sur Didon en lisant l’Enéide ; comment justifier les larmes qu’on {p. 173}verse au théatre ? Vous devriez les employer à pleurer vos péchés, vous les employez à en commettre d’autres. Si Dieu vous révéloit le sort des Acteurs & amateurs, vous les verriez au milieu des flammes. Que ne s’offre-t-il à vos veux, ce spectacle, au lieu de celui que vous allez voir ! vous craindriez ce que la justice de Dieu vous prépare. Le sort même des Rois & des Héros qui ne sont plus, vous avertit de votre derniere fin. Point d’examen de conscience on le spectacle ne soit compris, point de Confesseur qui en donne l’absolution ; c’est participer à l’excommunication des Comédiens, les entretenir dans leur révolte, payer leurs scandales, y entraîner par votre exemple, répondre des péchés qu’on y commet. Le seul souvenir de la volupté est dangereux, ne nominatur in vobis ; le théatre en fait un portrait agréable, en offre l’objet, en est l’école & l’empire. Combien de fois l’avez-vous éprouvé ? S. Jérôme ne put effacer les traces que les spectacles de Rome avoient faites sur lui. Si Satan veut vous tenter, quelle forme plus séduisante peut-il prendre ? on le voit, on l’entend, il se trouve à chaque instant dans chaque Actrice, & par-tout. C’est la source d’une infinité de désordres dans les familles. Au retour du spectacle, vous méprisez vos femmes modestes, pieuses, si différentes des airs lascifs, des gestes, des visages des Actrices. Les pères & mères vont chercher des causes éloignées du désordre des enfans ; c’est le théatre qui les perd, qui leur apprend à former des intrigues & faire agir les domestiques, à surprendre la vigilance & ménager des rendez-vous, à voler, à emprunter de l’argent, à regarder le crime comme une galanterie, le mensonge comme une adresse, le luxe comme bienséance, l’autorité comme tyrannie. Mais le théatre est châtié, dit-on. Gazer la licence, {p. 174}colorer les expressions, c’est exciter davantage les désirs. La grossiereté de l’indécence révolte ; c’est une inconséquence, de faire de la décence un assaisonnement & une excuse. N’y eût-il que la désobéissance à l’Eglise votre mère, qui l’a défendu, vous devriez trembler. Qui est plus en état de juger s’il y a du mal, les Peres, les Conciles, les Saints, vos Pasteurs, ou vous ? Mais vous êtes si corrompu que rien ne vous touche, si familiarisé que rien ne vous frappe, si rassasié que vous tombez dans l’endurcissement & la léthargie. Les Chrétiens sont-ils faits pour se repaître d’impuretés & de fables ? La tragédie, dit-on, rend compatissant, elle fait pleurer. Belle compassion, pour Iphigénie, pour Andromaque, tandis qu’on est insensible pour les pauvres ! De la corruption à l’irréligion le passage est facile, rapide, inévitable. La foi s’éteint des que les passions dominent. Les vrais incrédules sont les passions, & les passions sont les apologistes du théatre. Le théatre est à son tour leur défenseur. L’un a besoin, & se sert utilement de l’autre, leurs intérêts sont communs, & leurs goûts les mêmes. Le cœur séduit se fait un Dieu de ses passions, désire qu’il n’y ait point d’enfer, & enfin se le persuade. Ce n’est point une affaire de hasard ; le spectacle est une attaque du cœur réfléchie, combinée, soutenue. Comment résister ? on désire de douter, on doute ; on perd la foi, on devient ennemi de la vérité, on la combat ; on ne peut souffrir les Prédicateurs & les exercices de piété, on ne goûte que la dissolution ; on abandonne les sacremens, ou on les profane ; on se moque des choses saintes, &c. S’il vous faut des spectacles, le ciel & la terre, l’histoire, les cérémonies de la religion, les saintes Ecritures, l’Histoire profane, les arts, les sciences, vous occuperont plus agréablement, {p. 175}plus utilement, plus innocemment, &c. S. Prosper, Carm. de Ingrat. dit : Tantùm nocet error, ut juvet errare, & veteris contagio morbi tunc blandè irrepat, & que languetur amatur.
Les spectacles profanes rassemblent tout ce qui peut allumer le feu de la passion. Objets séduisans, scènes agréables, décorations pompeuses, habits magnifiques, mysteres d’amour ingénieusement expliqués, air languissans, faits pleins de tendresse, Acteurs poussant les plus doux traits de la passion, concerts harmonieux, voix pénétrantes, actions empoisonnées, enchantemens diaboliques, inventions funestes de l’enfer, examinez quelle impression tout cela fait sur votre cœur, en quelle disposition se trouvent alors vos sens, jugez-en par le présent, par le passé ; & si vous êtes de bonne foi, je m’assure que vous direz que sans avoir égard aux autres, tout cela est pour vous une occasion prochaine de péché. Massillon, Sermon de la fuite des occasions. Mêmes choses, Serm. du petit nombre des Elus. Il en fait une preuve de cette terrible vérité. Panégyriq. de S. Louis. Il le loue comme d’une des belles actions de sa vie, d’avoir chassé de son royaume tous les Histrions, moins dangereux alors, moins mauvais qu’ils ne le sont aujourd’hui, d’où naît un débordement de vices.
Bien des gens se croient en sûreté quand ils ont demandé s’il y a péché mortel d’aller au bal, à la comédie, & veulent une réponse précise. Ah ! Chrétiens, quand il s’agit de conserver les biens, la santé, faut-il montrer la perte assurée ? le moindre péril vous alarme. L’occasion de perdre la grace doit bien plus vous effrayer. Il suffit de courir volontairement le danger de la perdre, pour l’avoir déjà perdue. Or pouvez-vous douter du danger du spectacle, vous qui connoissez la corruption de votre cœur, & qui soutenez si mal {p. 176}au jugement de votre conscience le parti que vous défendez devant le monde ? Tout ce qui peut flatter la passion y est mis en œuvre, tout l’art y est employé pour exciter une passion que nul art ne peut amortir, & vous présumez assez de vous-même pour croire que vous ne risquez rien ? Oui, il y a péché de vous exposer sans nécessité au danger de perdre la grace ; péché d’autoriser par votre présence des assemblées où toute la morale de l’Evangile est renversée ; péché dans la complaisance que vous y prenez, quand vous seriez exempt de passion ; péché dans les suites inévitables, pensées criminelles, désirs honteux, rendez-vous infames, mysteres d’iniquité ; péché dans la perte du temps, on n’en trouve point pour des exercices de piété, & on passe les heures entieres à des amusemens frivoles ; péché dans le mauvais usage de l’argent qu’on y dépense ; péché dans l’état où ils mettent notre ame, dissipation d’esprit, éloignement des choses de Dieu, froideur pour la priere, amour du monde, &c. Cheminais, Serm. de la Conception.
Le premier désir qui emporta S. Augustin avec le plus de violence, fut celui des spectacles : spectacles qui lui furent si pernicieux, & qu’on regarde aujourd’hui comme innocens. C’est là où le Démon forge les traits de feu qui enflamment la convoitise, & où la mort entre par tous les sens ; où l’on apprend le crime en le voyant ; où l’image des choses qu’on représente, fait de malheureuses impressions qui ne s’effacent presque jamais ; où une intrigue d’amour, de vengeance, ou de quelque autre passion, représentée avec adresse, est une amorce pour le même vice ; où les plaisirs qu’on goûte en voyant les ressorts que le péché met en œuvre, devient un appât pour le commettre. Fléchier, Panégyriq. de S. Augustin.
Le bal, les spectacles sont une académie publique {p. 177}pour apprendre l’impureté & donner des leçons d’une malheureuse science qui ne s’apprend que trop d’elle-même ; les jeunes gens s’y accoutument à prendre des libertés avec les femmes, & les filles auparavant sages & modestes à perdre la modestie & la pudeur ; où personne n’entre sans le plus grand danger de perdre l’innocence. Tous les Pères se sont hautement déclarés contre ces divertissemens, &c. Serm. du P. le Jeune, tout entier sur ce sujet.
On peut voir Giroût, Avent, Serm. sur le service de Dieu. Monmorel, vingtieme dimanche après la Pentecôte. Essais de Serm. vingt-cinquieme dimanche. Discours Chrétien, Panég. de S. Aug. la Colombiere, Sermon 48. Héliodore de Paris, Serm. entier sur la Comédie. Diction. moral sur les bacchanales. P. Croiset, les Réflexions, &c. En un mot tous les Prédicateurs, anciens & modernes, ont tenu le même langage. Il seroit inutile d’en citer davantage, personne n’en doute. Eh ! n’est-ce pas une autorité du plus grand poids ?
Les livres de piété ne sont pas plus indulgens pour le théatre ; on les accuse même quelquefois d’enchérir sur les Sermonaires. Ceux-ci, parlant à tous les états, se renferment plus exactement dans les bornes rigoureuses de la loi, pour être à portée de tout le monde. Ceux là, pour conduire à la perfection les ames pieuses, prennent un plus grand essor dans la pratique des conseils. Nous croyons inutile d’en citer aucun ; mais nous invitons tout le monde d’en faire la lecture, on y gagnera toujours beaucoup pour le salut. Elle vaut bien la lecture de Moliere & de Racine, & de toute la bibliothèque du théatre. Or j’ose dire qu’on n’en trouvera point qui ne condamne les spectacles. Tous les examens de conscience, toutes les préparations à la pénitence, à l’Eucharistie, {p. 178}tous les détails de vices, les tableaux du monde & de ses pompes, du démon & de ses tentations, de la chair & de de ses penchans, mettent la fréquentation du théatre au nombre des péchés & des obstacles à la réception des sacremens. Tous les recueils de méditations, de réflexions chrétiennes, d’actes de vertu à former, de résolutions à prendre, renferment parmi les devoirs essentiels celui d’éviter la comédie. Toutes les méthodes, les règles, les conduites de la vie chrétienne qui enseignent les pratiques de dévotions, les exercices spirituels, les moyens de faire des progrès, les facilités & les obstacles à la vertu, n’oublient point la fidélité à fuit tous ces objets dangereux. Quelle est la vertu qui n’y ait le plus grand intérêt ? la charité s’y éteint, l’humilité s’y perd, la foi y est ébranlée, la modestie s’évanouit, la pureté y fait naufrage. La mortification, la simplicité, la pauvreté, y sont des ridicules ; le goût des choses saintes, le recueillement, la présence de Dieu, le soin des petites choses, la vigilance sur soi-même, l’emploi du temps, l’exactitude à ses devoirs, le rapport de toutes les œuvres à Dieu, en un mot, le corps entier de la piété chrétienne, quelle chimère ! y en connoît-on le nom, y en a-t-on l’idée ? La piété & le théatre sont deux mondes tout différens, tout opposés. Le ciel n’est pas plus éloigné de la terre. Pour les livres qui traitent des mystères sublimes de la contemplation & de la vie intérieure, toléreroient-ils des divertissemens criminels, eux qui pour faire mourir l’homme à lui-même, interdisent les plaisirs innocens, & font de la croix le bonheur & les délices de l’ame fidèle ? Ce n’est pas dans les Vies des Saints qu’on trouvera des amateurs du théatre ; ils furent tous ses ennemis, non-seulement ceux que l’amour de la solitude ensevelit dans les déserts, ceux que {p. 179}le zèle transporte au-delà des mers, ceux que la charité dévoue au service des pauvres, mais ceux même que leur état, leur grandeur ou leur dépendance tiennent enchaînés au milieu du monde, & qui versent des larmes sur les fleuves de Babylonne. Tout d’une voix unanime déplore l’aveuglement des hommes qui servent ou qui boivent à longs traits ce funeste poison. Pour le Saint des Saints, dont la vie est notre modelle, la morale notre règle, les mérites notre espérance, trouvera-t-on rien dans son Evangile qui n’en soit la condamnation ? Bienheureux les pauvres d’esprit, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui ont le cœur pur, bienheureux ceux qui souffrent persécution. Ce n’est point dans les béatitudes qu’on verra l’éloge du théatre. L’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, l’esprit de l’homme ne peut comprendre ce que Dieu prépare à ceux qui le servent. Il s’y donne lui-même, on le voit, on l’aime, on le possede à jamais. Ce n’est point dans le royaume du ciel qu’on voir l’image du théatre. La route qui y conduit est étroite ; que peu de gens y marchent ! il faut pour y arriver se faire bien des violences, haïr le monde & ce qu’on a de plus cher, se haïr soi-même. Qui aime son ame, la perdra ; qui la perd pour moi, la trouvera. Ce ne sont point là les leçons du théatre. La pauvreté de la crêche, la bassesse d’un métier méchanique, une soule de malades de toute espèce, le sang & les larmes du jardin des Olives, les douleurs de la flagellation, les horreurs du Calvaire, les ténèbres d’un tombeau, sont-ce là les décorations, les jeux ou théatre ? La gloire du Thabor, la multiplication des pains, les douceurs des repas Eucharistiques, la victoire de la résurrection, le triomphe de l’ascension, la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres, la conversion du monde {p. 180}par leurs prédications, la mort héroïque de tant de Martyrs ; non, encore une fois, rien de tout cela n’est le théatre, rien qui l’approuve, qui ne l’anathématise. Vous êtes Chrétiens, dites-vous, voilà votre religion, votre amour, votre espérance, votre loi, votre modèle, votre bonheur, & vous fréquentez le théatre ?
CHAPITRE VIII.
Sentimens de S. Chrysostome. §
Nous ne nous lassons point d’entendre le plus éloquent des Orateurs, & l’un des plus saints Evêques de l’Eglise. S. Chrysostome a plus fortement & plus souvent que les autres tonné contre le théatre, parce qu’il a été plus à portée d’en voir les désordres a Antioche & à Constantinople, les deux villes du monde où ils ont le plus régné depuis que le Christianisme est monté sur le trône des Césars, malgré la piété des Empereurs & leur zèle à le réformer. De cette nuée de témoins qui déposent contre le spectacle, c’est le mieux instruit & le plus croyable.
Dans son Sermon sur le mauvais riche & Lazare, pour faire sentir la vanité des richesses, il compare les gens riches aux Comédiens. Les Acteurs sur la scène, dit-il, jouent les rôles de Prince, de Général d’armée, de Philosophe, de Médecin, &c. quoiqu’ils ne soient que des misérables. Ainsi dans la vie les riches & les pauvres ne sont que des personnages de comédie. Vous ne les croyez pes plus grands, plus heureux pour avoir représenté l’Empereur, & vous ne voudriez pas leur ressembler. Un habit magnifique ne vous en impose pas, vous ne méprisez pas moins leur bassesse. Ainsi quand vous verrez des gens {p. 181}opulens, ne les croyez pas véritablement heureux & riches ; ils n’en ont que l’apparence. Comme ce Roi de théatre est dans le fonds un vil esclave, ce riche qui nage dans le luxe est dans le fonds véritablement pauvre. Arrachez-lui le masque, entrez dans sa conscience ; qu’il est pauvre en vertu ! qu’il est bas dans ses sentimens ! qu’il est méprisable dans ses passions ! tout est méprisable en lui, malgré son or & sa pourpre. Voyez la fin de la piece. Cette vile troupe d’Acteurs & d’Actrices rentre dans le néant ; dépouillés de leur fausse grandeur, ils n’en imposent plus par la décoration, ils se montrent ce qu’il sont. Ainsi quand la mort a terminé la piece & abattu la toile, il n’est plus question de titres & de parure, de petit & de grand ; il n’est de richesse que celle des œuvres, de grandeur que celle des vertus. Combien en voit-on qu’on croit riches, & qui sont dans la plus honteuse indigence ! combien, comme le mauvais riche, ne peuvent obtenir une goutte d’eau ! & combien de pauvres, comme Lazare, auront de trésors éternels !
Homil. 41. in C. 6. Joan. Donnez aux pauvres, & non pas aux Comédiens. Vous y perdriez votre argent, vous feriez perdre leur ame ; car si ceux qui montent sur le théatre n’y avoient rien à gagner, il y a long-temps qu’ils l’auroient abandonné. Mais quand ils entendent vos applaudissemens, qu’ils voient la foule des spectateurs, & l’argent qui leur en revient, n’eussent-ils aucun goût, ils y viendroient par intérêt. Entreprendroient-ils des travaux inutiles, si la louange & le profit ne les en récompensoit ? C’est donc vous qui les perdez en faisant pour eux ces folles dépenses. Apprenez donc à faire de vos biens un meilleur usage. Ce seroit offenser Dieu doublement d’acquérir des biens par des voies illégitimes, & de les prodiguer pour des objets défendus, {p. 182}favoriser, soutenir le spectacle, entretenir des Acteurs & des Actrices, payer & honorer le vice, & fournir les occasions de péché ? Quel châtiment ne méritez-vous pas ? vous refusez au pauvre, & vous prodiguez à l’Actrice ; vous dépouillez la veuve & l’orphelin, vous ne payez pas vos créanciers, & vous nourrissez des débauchés. S. Paul ne dit-il pas que non-seulement ceux qui commettent, mais encore ceux qui favorisent le péché, méritent la punition ? Vous louez, vous admirez cette danseuse ; vous êtes plus coupable qu’elle. Le besoin, la pauvreté semblent une sorte d’excuse. Mais vous, de quel prétexte vous couvrirez-vous ? Un Comédien à qui l’on représente l’infamie de son métier, en convient, & se retranche sur la nécessité de gagner sa vie. Mais qui vous oblige à entretenir un débauché & un infame ? Vous ne pouvez soutenir mes reproches, peut-être les trouvez-vous trop forts ; comment soutiendrez-vous ceux du souverain Juge, qui vous demandera compte de toutes vos actions au dernier jour ?
Homil. 24. in Act. Apost. Il se plaint des irrévérences dans les Eglises & du peu de fruit qu’on tire de la parole de Dieu. Il attribue tout au théatre. Nos mystères, dit-il, sont des comédies, & nos Eglises des théatres. C’est en effet au théatre que nous devons ces profanations & cette stérilité, c’est lui qui nous forme ces gens frivoles & sans religion ; il détruit tout ce que nous tâchons d’édifier. Ce n’est pas le seul mal qu’il cause ; combien d’autres désordres il fait dans ses amateurs ! Il y répand l’abomination de tous les vices. Semblable à un champ dans lequel coule un ruisseau bourbeux, on a beau le nettoyer ; le ruisseau qui coule toujours, y répand sans cesse de nouvelles ordures. Voilà le tgéatre. Nous avons beau vous instruire, vous exhorter, vous {p. 183}purifier de vos vices, vous laver de vos iniquités, pour peu que vous retourniez au spectacle, vous y contractez de nouvelles souillures, & plus grandes encore dans vos mœurs, vos paroles, vos ris, votre parure.
Homil. 42. ibid. Comparons le théatre à la prison. Qui des deux mérite la préférence ? L’un est un lieu de délices, l’autre le séjour de la douleur, mais aussi est-il l’école de la sagesse ; celui qui auparavant bouffi d’orgueil, affamé de richesses, daignoit à peine parler au peuple, devenu humble & traitable, comme si le feu pénétrant dans son ame en eût amolli la dureté, l’adversité l’a changé, il est devenu propre à tout. Tout au théatre est opposé à la sagesse, le ris dissolu, la pompe diabolique, la dissipation, la perte du temps, l’aliment de la concupiscence, les préparatifs du péché, les pensées d’adultère, le collège des vices, l’école du péché, l’aiguillon de l’intempérance, l’exhortation à l’impureté, l’exemple, l’occasion, la facilité de la dissolution. Voilà le théatre. Que la prison est différente ! là se trouve l’humilité de l’ame, l’exhortation à la sagesse, le mépris des vanités du monde ; la crainte, comme un précepteur qui instruit un enfant, nous forme à tous nos devoirs. Envisageons-la d’un autre côté. Comparez deux hommes dont l’un sort de prison, l’autre revient du spectacle ; vous verrez celui-ci flétri, troublé, plein de dégoût & de chagrin ; celui-là, libre, dégagé, prêt à tout, comme s’il avoit des aîles. Au sortir du théatre on est arrêté par les yeux de toutes les femmes, joug plus pesant que toutes les chaînes de fer ; au sortir de la prison on ne trouve plus rien de difficile & de rude ; quand on compare son état présent avec celui dont on vient d’être délivré, tout est aisé, tout est doux ; le prix de la liberté est au-dessus de tout. La prison l’a {p. 184}corrigé de ses défauts ; il en revient plus doux, plus patient, plus humain, plus équitable. La scène produit aussi des changemens, mais bien différens. On en revient méprisant pour sa femme, dur pour ses enfans, insupportable à ses domestiques. C’est un très-grand mal dans les villes que le théatre, & c’est parce qu’il est grand qu’on ne le sent pas : Magna mala theatra in civitatibus, magna neque hoc scimus quia magna.
Homil. 12. 1. Corint. 4. Pour faire sentir l’injustice & la vanité des jugemens des hommes, il examine les jugemens des plus sages dans les choses les plus graves, des Législateurs & des Juges dans la punition des crimes. Tandis qu’on punit un vol léger, on laisse impunis l’impureté, les jeux de hasard, l’ivrognerie, l’intempérance, le blasphême, crimes bien plus énormes que le larcin. Parmi ces désordres il met la tolérance du théatre, comme l’un des plus grands maux de la société. On donne, dit-il, des spectacles, on y fait paroître des chœurs de danseuses & d’hommes efféminés qui déshonorent la nature, on place le peuple dans un lieu élevé. Ainsi divertit-on les villes, & honore-t-on les Princes dans leurs victoires & leurs triomphes. Mais quelle gloire plus frivole, quel plaisir moins satisfaisant ! Voilà donc les panégyristes que vous ambitionnez, & c’est avec des Danseurs, des Comédiens, des femmes de mauvaise vie que vous partagez cette gloire. N’est-ce pas le comble de la folie ? ultimæ amentiæ. Si je demande, convient-il de renverser les loix de la nature & de porter les gens à l’impureté, tout le monde répondra que c’est un crime punissable. Pourquoi donc faites-vous monter sur le théatre, pourquoi honorez-vous, pourquoi comblez-vous de présens de misérables débauchés, coupables d’un scandale & d’une séduction que vous châtiez ailleurs ? Pourquoi les {p. 185}entretenez-vous aux dépens du public, & leur prodiguez-vous votre argent, comme s’ils rendoient de grands services à la république ? Mais ce sont des gens infames, dites-vous. Et vous employez des gens infames pour louer vos Princes, pour eux vous foulez le peuple, & vous vous ruinez. S’ils sont infames, il faut les chasser. Est-ce pour les louer ou pour les confondre que vous les déclarez infames ? Quoi ! vous les méprisez, vous les condamnez, & vous allez les voir, les admirer, leur applaudir ! Les spectacles du cirque & de l’amphithéatre ne sont pas moins des folies. On y apprend au peuple à devenir cruel, comme une bête féroce, à la vue de ces hommes massacrés, de ces membres déchirés, de ce sang répandu. Les Législateurs, les Magistrats peuvent permettre ces horreurs, & les villes y applaudir & s’en faire une fête ! On voit de pareilles extravagances dans les noces, qui sont une chose sainte ; les danses, les discours, &c. tout y est licencieux, &c.
Homil. 6. 1. Thess. 4. Vous vous défendez sur votre jeunesse, & vous vous flattez d’y trouver l’excuse de votre incontinence. Mais combien de jeunes gens de même nature que vous a-t-on vu & voit-on encore qui ont su vaincre les flammes de la concupiscence ? Et vous ne pourriez pas en repousser une seule fois les atteintes ! Mais non, ce n’est pas à la jeunesse qu’il faut imputer vos chutes ; autrement il faudroit que les jeunes gens fussent tous impudiques. C’est nous qui allumons le feu & nous y jetons. Quand vous allez au théatre vous repaître de la vue de ces femmes immodestes, & vous laissez prendre par vos yeux à l’hameçon, d’abord vous goûtez quelque plaisir ; mais vous allumez dans vos veines une fievre violente. Quand vous voyez ces spectacles, quand vous entendez ces airs lascifs, ces scènes amoureuses, {p. 186}quand vous voyez sous ce masque qui déguise les deux sexes, des hommes en femmes, ou des femmes en homme représenter leurs criminelles passions, qui est-ce qui au milieu de tant d’objets voluptueux peut demeurer chaste ? Vous en sortez plein de ces idées, elles vous reviennent pendant le sommeil, & souillent votre cœur par de mauvais songes. En voyant, en entendant des choses impures, vous recevez des blessures mortelles, & vous n’y appliquez aucun remède ! Quelle doit être la corruption de votre ame, bien plus grande que ne le seroit celle du corps, puisque l’esprit est d’autant plus facile à recevoir l’impression du mal, qu’il l’aime & le désire ! Il faut pour la maladie ou la guérison du corps un certain temps ; mais la volonté fait dans un instant le bien ou le mal. En multipliant ainsi les choses mauvaises, & négligeant les bonnes, quelle espérance y a-t-il pour vous de salut ? Il seroit facile de conserver la chasteté en s’éloignant des occasions ; en nous y exposant, nous nous rendrons presque impossible la vertu, & nous tomberons dans les plus grands crimes.
Homil. 8. de Pœnit. En parlant de la pénitence & du jeûne, il fait voir qu’on s’abstiendroit inutilement des viandes défendues, si on ne s’abstenoit du péché, si on continuoit à fréquentes les spectacles. Je sais, dit-il, que la plûpart de ceux qui composent cet auditoire vivent régulierement, & ne méritent pas ce reproche ; mais la douleur d’en savoir tant d’autres dans le désordre, m’arrache ces justes plaintes. Quel bien peut-il revenir, ou plutôt quel mal ne revient il pas d’aller à ce théatre d’iniquité, d’entrer dans cette école publique d’impudicité, de s’asseoir sur cette chaire de pestilence, d’entendre cet orchestre de luxure ? (expression singuliere, mais vive, qui marque que le vice à la faveur du plaisir s’insinue {p. 187}dans l’ame par l’oreille, comme l’harmonie des sons, & que le théatre est un accord de traits séduisans, comme l’orchestre fait un chœur de musique). Ai-je tort d’employer ces termes ? sont-ils donc trop forts pour peindre un lieu détestable, rempli de mille maux, la vraie fournaise de Babilone ? C’est une vrai fournaise en effet, dans laquelle le démon vous jette, c’est lui qui en allume les flammes ; ce n’est pas, comme les tyrans, du bitume, de la poix, des étoupes qu’il y emploie, mais des alimens plus combustibles & plus funestes, des ris dissolus, des discours obscènes, des airs lascifs, des objets indécens, des femmes immodestes, Les premiers feux étoient allumés par des mains barbares, & ceux-ci le sont par de mauvaises pensées, des désirs criminels. Le feu le plus dévorant n’est pas celui qui consume les corps, c’est celui qui détruit l’innocence & la vertu de nos ames ; & par le malheur le plus déplorable, ceux qui en sont consumés ne le sentent pas. S’ils le sentoient, se livreroient-ils à cette joie insensée ? Quel contraste ! vous privez votre corps de viandes, & vous nourrissez vos ames de poison ! vous passez les jours sans manger, & vous les employez à voir, à entendre des femmes débauchées ! vous vous privez de vin, & vous vous enivrez de volupté ! Quelles suites funestes ! le jeûne doit vous rendre plus chaste, plus humble, plus modéré ; en revenant tout changé du spectacle, de quel œil regardez-vous votre épouse, vos enfans, vos amis, vos domestiques ? Vous ne sauriez sans rougir, vous ne pourriez sans crime, les entretenir de ce que vous avez vu & entendu, vous êtes obligé de garder honteusement le silence ; en revenant de l’Eglise au contraire, vous racontez avec confiance & avec fruit ce que vous ont appris, ce que vous ont inspiré de bon & d’utile {p. 188}la voix des Prophètes, l’enseignement des Apôtres, l’oracle de la loi divine, la réception des sacremens. Ainsi vous devenez meilleur, & vous sanctifiez-ce qui vous approche ; votre femme vous devient plus fidele, vos enfans vous sont plus soumis, vos domestiques plus attachés, vous pouvez gagner vos ennemis même. Quel regret pour nous ! nous vous instruisons, & on vous égare ; nous vous corrigeons, & on vous corrompt ; nous vous donnons des remèdes, & on vous fait des blessures ; nous tâchons d’éteindre le feu du vice, & on l’allume. C’est bâtir d’une main, & détruire de l’autre. Ces réflexions vous confondent ; ce n’est pas votre confusion, c’est votre correction & votre salut que je cherche. La loi du Seigneur est expresse ; le mal est grand, le châtiment est éternel & inévitable. Profitez donc de mes avertissemens, si vous voulez sauver votre ame.
L’un des plus grands inconvéniens du théatre, c’est la facilité, c’est le danger extrême de former de mauvais commerces avec les Actrices, toutes femmes de mauvaise vie, qui perdent en même temps la bourse, le corps & l’ame de leurs aveugles amans. S. Chrysostome en fait sentir les suites affreuses. Homil. 37. 1. Corint. Quelle passion, dit-il, infame & ridicule ! le voilà cet insensé à la porte de cette maison détestable, poussant des soupirs, versant des larmes, flétrissant son honneur. Que d’inquiétudes, de dangers, de dépenses, de combats avec ses rivaux ! que d’aventures funestes, souvent à sa vie ! On est bien plus heureux de ne pas les aimer ; il est bien plus doux de vaincre cette passion honteuse que de la satisfaire. On aura de la peine à me croire ; mais ce n’est que par défaut de vertu que cette vérité paroît nouvelle & peu croyable. De bonne foi, est-il plus agréable d’être foulé aux pieds d’une femme {p. 189}perdue, que d’être respecté de tout le monde ? Qui est-ce que cette femme elle-même respecte davantage, de celui qui s’est rendu son esclave, ou de celui qui sait échapper à ses pieges ? qui ménagera-t-elle, qui s’efforcera-t-elle davantage de surprendre & de gagner, de celui qu’elle a déjà vaincu, ou de celui qui aura su résister à ses coups & se jouer de ses artifices ? Jugez-en par vous-même : quelle femme vous plairoit davantage, ou celle qui se livre au premier mot, ou celle qui résiste & combat long-temps avant de se rendre, & par ses combats & ses résistances augmente l’amour, enflamme les désirs ? Ainsi les femmes honoreront toujours beaucoup plus ceux qui ne leur montrent que de l’indifférence. Un Général d’armée attaque-t-il une ville qui s’est soumise ? c’est contre celle qui se défend qu’il dirige ses batteries. Un chasseur qui a pris la bête, n’a plus d’efforts à faire ; c’est celle qui se sauve qu’il se fait un devoir de poursuivre. Ne cherchassiez-vous que votre satisfaction, il seroit de votre intérêt de ne pas courir après une proie dont la facilité affadit la conquête.
Mais, dites-vous, l’un jouit, il est heureux ; l’autre ne l’est pas, il ne jouit pas encore. Eh ! n’est-ce pas un plaisir supérieur à la jouissance que la liberté du cœur, n’être pas exposé aux reproches, aux insultes, au mépris, à la perfidie, à l’inconstance d’une femme perdue, n’être pas enchaîné dans ses fers, & accablé sous sa tyrannie, traité en esclave & foulé aux pieds comme le dernier des hommes ? Si l’on pouvoit bien se représenter les injures, les accusations, la jalousie, les bizarreries, les emportemens, la fureur de ces infames créatures, les chagrins, les remords, les alarmes, les pertes, les malheurs de ceux qui leur sont livrés, & qu’on ne peut bien comprendre que par l’expérience ; on avoueroit {p. 190}qu’il n’y a point de guerre plus affreuse, plus continuelle, où il y ait moins de trève, moins d’espérance & de succès. Où est donc ce plaisir que vous vantez tant ? qu’est-ce qu’un moment de volupté qui passe si vîte, & qui est suivi de si amers repentirs ? Je vous parle comme on parleroit à un aveugle débauché, peu touché & peu capable de l’être des grands objets de la religion, du paradis, de l’enfer, & qu’il faut tâcher de prendre par les motifs humains d’un intérêt temporel. Entendroient-ils même ce qu’on leur diroit des plaisirs purs & innocens que goûtent les ames pieuses, des couronnes qu’elles se préparent, de leur société avec les Anges, de l’honneur même qu’elles se font sur la terre, de la liberté qui les fait par-tout marcher avec assurance, & de la juste confiance que leur donnent tant de titres sur l’éternité ? Mais, dites-vous, peut-on toujours résister à la tentation ? Sans doute, avec la grace de Dieu. Celui qui s’abandonne au crime, a plus d’efforts à faire, plus de travaux à soutenir, plus de combats à livrer ; il n’est point de mer plus orageuse : c’est un homme possédé du démon. L’homme sage au contraire, qui sait donner un frein à cette passion, & comme un athlète plein de courage sait la combattre & la vaincre, en ressent la plus pure joie. & trouve dans la pureté de sa conscience le plus doux repos & la plus consolante satisfaction. Ce sont deux hommes montés sur des chevaux fougueux, dont l’un sait le dompter, en fait ce qu’il veut, & s’en sert utilement dans ses voyages ; l’autre s’en laisse emporter à toute bride, en est renversé & brisé.
Il seroit aisé de rapporter beaucoup d’autres passages du même Père contre le théatre. Il y revient sans cesse, & bien plus que les autres Pères, dont les ouvrages sont la plûpart des traités théologiques, des commentaires sur l’Ecriture, {p. 191}où cette matiere vient rarement. S. Chrysostome n’a presque laissé que des sermons à un peuple livré au théatre & à la débauche, & tout ramène à cet objet, parce que le théatre influe sur tout par les passions de toute espèce qu’il représente & qu’il excite, & que tout à son tour influe sur le théatre par la nécessité où il est pour plaire de se conformer au goût dominant, & de flatter les vices du siecle, par conséquent d’en prendre les sentimens, les erreurs & les modes. On pourroit ajouter une foule d’autres passages sur les objets qui tiennent à celui-ci, sur les maximes de l’Evangile qu’ils proscrivent, sur les vertus qu’ils condamnent, sur les vices qu’ils favorisent, sur la chasteté qui y fait naufrage, sur l’humilité dont il méprise la bassesse, sur la charité dont il éteint les feux, sur la foi dont il affoiblit la soumission, la mortification dont il redoute les rigueurs, la pauvreté dont il abhorre les besoins, la piété dont il desseche l’onction, la patience dont il ne peut souffrir l’égalité, la fidélité conjugale dont il se fait un jeu, en un mot toute la religion dont il renverse jusqu’au fondement ; sur la vengeance dont il allume les fureurs, la vanité dont il exalte les délires, sur le luxe & le faste dont il étale les excès, sur la médisance dont il verse à grands flots le poison, sur l’immodestie des parures dont il présente le modelle, sur le mépris des parens dont il donne des leçons, la jalousie dont il répand le motif & le germe, l’oisiveté à laquelle il consacre tous les temps de la vie, la fourberie dont il enseigne les artifices, l’irréligion dont il seme le goût & les principes, en un mot le corps entier du péché dont il établit puissamment l’empire. S. Chrysostome traite au long toutes ces racines & toutes ces branches de la corruption de l’homme & de la scène, qui en est tour à tour l’effet & la cause. Mais c’en est assez pour connoître {p. 192}l’esprit de cet homme admirable, & d’après ses oracles porter sur le théatre le jugement que dictent la raison, la religion & la conscience.
TABLE
DES CHAPITRES. §
Chapitre I. De l’Amour, pag. 3.
Chap. II. De la Danse, 29.
Chap. III. Théatre de S. Foix, 51.
Chap. IV. Traité de la Danse de Cahusac, 75.
Chap. V. Suite du Théatre de S. Foix, 104.
Chap. VI. Suite de la Danse, 139.
Chap. VII. Sentimens des Prédicateurs, 167.
Chap. VIII. Sentimens de S. Chrysostome, 180.