Réflexions sur le théâtre, vol 5 §
REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.
Livre Cinquieme.
A AVIGNON,
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire.
M. DCC. LXVI.
REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉARRE.
LIVRE CINQUIÈME. §
Ce n’est pas assez pour le bonheur de l’humanité de contenir les passions qui y causent tant de désordres, ce n’est qu’empêcher le mal ; il faut encore faire le bien, en unissant les hommes & les rendant utiles & agréables les uns aux autres par les liens d’une aimable société. La sainteté de la religion, la sagesse des loix, l’autorité du gouvernement se prêtent un secours mutuel pour former & pour maintenir cette précieuse chaîne, pour écarter tout ce qui pourroit en rompre ou en relâcher les nœuds. Le théatre détruit tous ces biens, & ouvre la source de tous les maux, en excitant les passions qui font les plus {p. 2}grands ravages. Il sappe les principes de la religion, il combat la sagesse de la législation, il renverse l’ordre du gouvernement. Nous l’avons vû dans les premiers livres : nous allons voir dans celui-ci que par sa malignité il trouble toute la douceur & le repos de la vie, il en bannit l’agrément & la sûreté.
Le bonheur de la société porte sur quatre fondemens ; l’estime mutuelle, qui lie les esprits ; l’amitié réciproque, qui unit les cœurs ; la sincérité des paroles, qui en fait la sûreté ; les loix de la décence, qui en font l’agrément. L’estime ouvre toutes les avenues par une disposition favorable : le mépris, par des idées contraires, rend inaccessable & injuste. Les hommes qui se déchirent sans cesse par leurs médisances, se mésestiment, se déshonorent ; connoissent-ils bien leurs intérêts ? La sagesse de Dieu, pour les ménager, en éloignant toutes les préventions injustes, a fait de la réputation un bien sacré, & a rigoureusement défendu la médisance qui le détruit dans l’esprit des autres, & même le jugement téméraire qui l’altère dans le nôtre. L’amitié, ennoblie par le mérite de la charité, nous donne les uns aux autres par le désintéressement qui nous dépouille & le zèle qui nous livre. La providence a formé par un légitime mariage l’union la plus douce, la plus intime, la plus entiere, la plus durable, qui en perpétuant le genre humain, unit les biens, les corps, les cœurs & les ames, pour ne plus faire qu’un même sang, une même chair, par des intérêts, des plaisirs, des biens & des maux, & enfin des fruits communs infiniment chers, qui retracent l’image de l’objet aimé & en éternisent la tendresse. Ce lien sacré fut le premier objet de la bonté du Créateur. Dès qu’il eut créé l’homme, il lui donna une compagne semblable à lui, & daigna lui-même la lui unir inséparablement. La loi {p. 3}nouvelle a élevé cette union à la dignité de sacrement, & le donne pour l’image de l’union d’un Dieu incarné avec son Église. Les liaisons continuelles des hommes les obligent à se communiquer leurs pensées, & les mettent dans la nécessité de se confier les uns aux autres. Justement suspects, s’ils manquent de droiture & de sincérité, leur commerce n’a rien que d’incertain & d’inquiétant. Il a fallu en proscrire rigoureusement le mensonge & la fourberie, pour en maintenir le repos & la sûreté. Enfin, outre les bienfaits réels, qu’on n’est pas toûjours en état ou en occasion de répandre, il est dans la décence des manieres une sorte de bienfait & de service continuel par des marques engageantes de nos sentimens, par un langage sublime & naturel, éloquent & simple, insinuant & flatteur, touchant & imposant, qui dit à tout moment, de la maniere la plus vive, par l’énergie des bienséances, je vous estime, je vous respecte, je vous aime, je vous suis dévoué. Le théatre renverse ce bel édifice de paix, de douceur, de sagesse, de vertu, en déshonorant le mariage, en violant les loix de la décence, en répandant l’esprit de mensonge & de malignité.
CHAPITRE I.
Préjugés légitimes contre le Théatre. §
Premier préjugé. De l’aveu de tout le monde, le théatre dès son origine & pendant plus de mille ans, jusqu’à l’Empereur Constantin, a été très-dangereux & très-mauvais, non seulement à cause de l’idolâtrie qui s’y trouvoit souvent mêlée, & dont les Payens ne pouvoient lui faire un crime, mais sur-tout par rapport aux bonnes mœurs, qui y étoient constamment blessées, ce qui l’a toûjours fait condamner par tous {p. 4}les gens de bien, même payens. Nous l’avons démontré en cent endroits. Les premiers Chrétiens l’avoient si fort en horreur, que l’éloignement du théatre étoit une marque de christianisme reconnu dans les deux religions, qu’on en faisoit faire une renonciation expresse dans le baptême, que ce renoncement empêchoit beaucoup de conversions dans ces ames foibles, qui aimoient mieux se priver des sacremens que des spectacles, & craignoient moins le martyre que cette mortification. On en faisoit aux Chrétiens les plus vifs reproches, & bien loin de s’en défendre, ils s’en justifioient sur la corruption de ces jeux. Tertullien, S. Ciprien, Arnobe, Minutius Felix, &c. en font foi. A Athenes, à Rome, & par-tout il a fallu mille fois employer la sévérité des loix & l’animadversion des Magistrats, pour arrêter l’excès de ces désordres : Desinit in vim dignam lege Regis. Lex est accepta chorusque turpiter obtituit sublato jure nocendi. Horat.
Il est encore convenu de tout le monde, & notoire par toutes les histoires, que depuis Constantin & ses enfans, quoique réformé par le christianisme dominant, & mis sur le pied où nous le voyons, par les loix innombrables des Empereurs Valentinien, Valens, Gratien, Théodose, Arcade, Justinien, le théatre continua d’être très-mauvais jusqu’à son extinction en Occident par l’irruption des barbares, en Orient par l’invasion des Turcs. Les ouvrages des S.S. Chrysostome, Ambroise, Augustin, Salvien, Lactance, Cassiodore, &c. qui, à Constantinople, à Milan, à Rome, à Carthage, à Marseille, à Trèves, &c. ne parloient qu’à des Chrétiens, en sont des démonstrations. On l’avoue, & ce n’est qu’en supposant une entière réforme qu’on s’efforce de sauver notre comédie des anathèmes de tous les saints Pères, qui font une chaîne de {p. 5}tradition non interrompue.
La comédie renaissant au quatorzième & quinzième siècle, à l’ombre de la dévotion & des mystères, se sentit bien-tôt de la nature du théatre, & ne tarda pas à allarmer la piété même grossière, qui trompée par les apparences, avoit cru devoir l’autoriser. Le fleuve suivit la pente & reprit son cours, la comédie devint intolérable ; toutes les nations où elle se produisit furent indignées ; les ordonnances des Rois, les plaintes réitérées des États généraux, les arrêts des Parlemens, le châtiment, le bannissement, la suppression de différentes troupes, enfin les idées communes, le langage ordinaire, qui par un consentement unanime de tous les peuples & de tous les siècles, depuis la Chine & le Japon jusqu’en Portugal & en Écosse, a fait du nom de Comédien une injure proverbiale, une expression de mépris, de folie & de vice, peuvent en convaincre les plus incrédules. Le théatre porta toûjours sa condamnation sur le front. Après des commencemens, & une suite si continuelle de désordres pendant deux mille ans par-tout où il a existé, malgré les révolutions des États, les changemens de religion, les loix des Princes, les anathémes des Pères, les condamnations de l’Église, peut-on disconvenir que le vice n’y ait acquis l’empire le plus absolu, ou plûtôt ne soit dans sa nature même, que la parfaite réforme n’en soit impossible ? Ce seroit un miracle d’y voir régner les bonnes mœurs : c’est un pécheur qui a vieilli dans le crime, il y mourra. Cet héritage passe de main en main à la derniere postérité ; les premiers maîtres ont formé leurs successeurs, leurs élèves perpétuent leurs leçons & leur esprit, & depuis le tombereau de Thespis jusqu’aux boulevards & aux parades de Vadé, c’est une chaîne de mauvaise doctrine & de mauvais exemples. {p. 6}Qu’on jette les yeux de toutes parts sur le monde dramatique, le même tourbillon l’entraîne dans le crime, comme celui du soleil entraîne les planettes.
Second préjugé. Tous les suppôts & manœuvres du théatre, Acteurs, Actrices, figurantes, danseuses, chanteurs, instrumens, colporteurs, graveurs, machinistes, valets, &c. depuis deux mille ans, dans les quatre parties du monde, tous parfaitement dignes les uns des autres & de leur métier, n’ont été de notoriété publique, que la lie du vice, aussi-bien que la lie du peuple. On n’y est reçu, on n’y est aimé, on n’y fait fortune qu’à ce titre. Y souffriroit-on un homme de bien ? s’y pourroit-il souffrir lui-même ? Il n’entrera jamais dans l’esprit d’une honnête fille de se faire comédienne, & la premiere résolution que prendra tout suppôt du théatre qui voudra sincèrement se convertir, sera de quitter la troupe. On riroit au nez de celui qui seroit l’éloge de leur vertu, à moins de vouloir, comme Érasme, faire pour rire l’apologie de la folie & du vice ? Quel homme vertueux voudra, je ne dis pas se lier avec eux, mais approcher de leurs palais & voir jouer leurs pieces, fussent-elles dévotes ? Supposons qu’en Italie les Courtisannes s’avisassent d’élever un théatre & d’y représenter des comédies, qui pourroit, sans exposer son honneur & sa conscience, assister aux spectacles de ces Courtisannes Actrices ? & vous fréquentez ceux des Actrices Courtisannes ? La transposition d’un mot vous rassure. Consultez les registres de Cythère, vous y verrez ces beaux noms glorieusement écrits en lettres d’or, & les Françoises l’emporter sur les Napolitaines. Supposons une ville aussi infectée de la contagion qu’un Hôtel de comédie est infecté de la dépravation des mœurs, on la bloqueroit, on tireroit des lignes de circonvallation {p. 7}pour empêcher tout commerce avec elle & sauver les provinces voisines, & vous osez commercer avec le théatre, user de ses marchandises, en respirer l’air, vous nourrir de ses alimens ! quel présage, quelle certitude de la mort de votre ame ! On lit dans le Mercure de mars 1765 une jolie Épître à la Doligni, jeune débutante, vertueuse, dit-on, mais au moment de perdre son innocence, qu’on exhorte à la conserver.
Dans ce siècle de la licence,Où le vice heureux & fêtéBrave l’honneur & la décence,Et rit avec impunité ;Où, si faussement ingénues,Et nos Phrynés & nos LaïsÉtalent aux yeux de ParisLes trésors qu’elles ont acquis,Et les mœurs qu’elles ont perdues ;Où l’art de vendre & d’acheterSe traite avec tant de justesse ;Où l’on sait le prix de LucrècePour peu que l’on sache compter….Irois-tu, d’un art imposteur,Empruntant les viles souplesses,Descendre à de feintes caresses,Ou subjuguer avec hauteur ?Pourrois-tu bien, tendre & parjure,De Vénus troquer la ceinturePour un collier de diamans, &c.
Ces deux phénomènes, la vertu d’une Actrice, le sermon de son amant, ne calment point ses alarmes. Calmeront-ils celles d’un homme sage, & affoibliront-ils le préjugé ? Un Comédien voulant se marier, dit Madame de Sévigné, quoiqu’il eût un certain mal, son camarade lui dit : Hé ! attends donc que tu sois guéri, tu nous empoisonneras tous. Il connoissoit la sagesse de la {p. 8}future, & la vertu de tous ses camarades (Sévign. pag. 13.).
Troisieme préjugé. Le caractère des Auteurs dramatiques. Qui peut éluder la force de cette présomption ? la plûpart corrompus, qu’enfanteront-ils d’édifiant ? un mauvais arbte porte-t-il de bon fruit ? Je n’attaque point les vivans, je veux croire qu’ils n’imitent pas les mœurs de ceux dont ils se font un mérite d’imiter les ouvrages. Mais dans le fond, que peuvent être pour la vertu les Auteurs du Théatre Italien, de la Foire, des Parades, &c. ? s’occuperoient-ils de ces scandaleuses pieces, si la religion dirigeoit leur imagination & leur plume ? combien doit être corrompue la source de tant d’infamies ! Ils ont beau dire, d’après Martial & la Fontaine, lasciva est nobis pagina vita probra, c’est une chimère, les mauvais discours corrompent les mœurs, & sont une preuve & un effet de la corruption. De l’abondance du cœur la bouche parle, dit l’Evangile, dont l’autorité vaut bien celle de Gherardi & de Vadé. Leur cœur ne goûtât-il pas ces objets criminels, ne faut-il pas, pour les mettre au jour, qu’il s’en occupe, les invente, les combine, les embellisse ? & la vertu souffre-t-elle qu’on se livre volontairement & sans nécessité à la pensée du crime ? la vertu permet-elle qu’on en occupe les autres ? la vertu tend-elle des pieges, donne-t-elle des scandales, séduit-elle le public ? Qu’est-ce que Moliere, Poisson, Monfleury, Regnard, Lulli, Crebillon, Dancourt, &c. ? On veut que Corneille, Racine, Quinaut, se soient convertis, aussi-bien que la Fontaine ; j’en bénis le Seigneur ; aussi ont-ils cessé de composer pour le théatre : heureux d’avoir obtenu la grace d’une conversion si nécessaire, & d’en avoir rempli la condition indispensable, la cessation du crime ! Pour tous ceux qui ont eu le malheur de {p. 9}mourir dans cet état, leurs noms ont beau être célèbres dans les fastes du Parnasse, ils n’embelliront jamais le martyrologe. Pour cette foule innombrable de dramatiques aussi obscurs dans le temple des Muses que dans le sanctuaire des vertus, que dira-t-elle contre le préjugé légitime qui nous fait regarder comme l’école du vice un art & un métier où les maîtres & les élèves sont des gens sans mœurs ?
Quatrieme préjugé. Le caractère des défenseurs du théatre. Il a trouvé des apologistes, cet art pernicieux, qui n’eût dû trouver que des ennemis, ou plûtôt qui pour l’intérêt de la vertu n’auroit jamais dû naître. Ces fiers paladins qui rompent ici une lance pour leurs dames, ne vallent pas mieux que les Dulcinées pour lesquelles ils entrent en lice, & rendent par leur conduite fort suspecte la cause dont ils sont les champions. J’avoue qu’il s’est trouvé quelque Écrivain, comme le P. Caffarro Théatin, le P. Porée Jésuite, recommandables par leur piété, qui ont pû prendre le change & avoir quelque indulgence pour le théatre. Des exceptions si rares confirment la règle ; le très-grand nombre de ces partisans le décrédite par sa vie licencieuse. Le même intérêt de passion qui les y mène leur met les armes à la main pour le soutenir. La vertu ne plaida jamais la cause du vice. La manière dont ils se défendent, la morale qu’ils débitent, les principes scandaleux qu’ils sont obligés d’avancer pour s’excuser, décèlent le foible de la cause, & font également le procès à l’Avocat & à la Partie. Au contraire, tout ce qui s’est élevé contre le théatre s’est rendu recommandable par la vertu. Je ne parle pas des saints Pères, dont la constante tradition, bien supérieure au poids d’un préjugé, forme une vraie décision souveraine & sans appel, je me borne aux Écrivains à qui le zèle a fait {p. 10}prendre la plume. Qu’on les mette dans la balance, quelle comparaison entre le Prince de Conti & Moliere, Nicole & Boursaut, Bossuet & d’Alembert, Massillon & Fagan, Bourdaloue & Marmontel, & le Comédien Laval, qui s’est aussi avisé de se mettre sur les rangs ! J’examine ailleurs les raisons & les ouvrages de ces insignes Auteurs, je n’envisage ici que la sainteté de leurs personnes ; la sagesse hésitera-t-elle à prononcer ?
Cinquieme préjugé. Le caractère des amateurs. Quelle compagnie trouve-t-on au spectacle ? y voit-on ce qui dans tous les états édifie par la vertu & la fidélité à ses devoirs ? Il ne s’y rassemble que des libertins, des coquettes, des gens oisifs, sans mœurs, sans piété. Je sais qu’un honnête homme peut une ou deux fois y être attiré par curiosité, engagé par complaisance, entraîné par un malheur ; mais à ce très-petit nombre près, qui n’y revient plus, & dont je ne parle point, il est de notoriété publique que tout le reste ne se distingue que par son dérangement. Elle a beau se couvrir d’or & d’argent, c’est le rendez-vous de toute la mauvaise compagnie, & comme l’égoût d’une ville. La piece fût-elle décente, les Acteurs vertueux, la seule assemblée qui compose le spectacle est un préjugé contre lui, & devroit le faire éviter. Eût-on conservé son innocence, fût-on dans les meilleurs sentimens, la seule assemblée seroit une mer orageuse où le plus saint n’éviteroit pas le naufrage : Cum bono bonus eris, & cum perverso perverteris. Aussi les divers caractères des spectateurs y reçoivent chacun une tache particuliere. Les vieillards s’y rendent ridicules, les Ecclésiastiques, Religieux, Magistrats, y sont scandaleux. Les femmes y deviennent plus dangereuses par l’état où elles s’y montrent, par l’esprit de liberté, de hardiesse, {p. 11}qu’elles y prennent, le goût de parure, de mollesse, de vanité. Les jeunes gens s’y perdent par les leçons qu’on leur y donne, les pieges qu’on leur y tend, les essais qu’on leur fait faire. Le peuple s’y ruine par la perte du temps, le dégoût du travail, la négligence de ses affaires, les dépenses qu’il occasionne. Les grands s’y livrent au vice, au luxe, à la frivolité, s’y dégradent par les liaisons, les familiarités, les excès auxquels ils s’exposent. La comédie nuit à tout. Jetez les yeux sur cette assemblée, où le hasard, l’amusement & le vice réunissent & confondent tous les états, tous les âges, tous les caractères. C’est un second spectacle ; chaque loge est un théatre, chaque spectateur un acteur. Toutes les passions, tous les ridicules y jouent leur rôle. On a plus d’une fois essayé de les représenter, de montrer le parterre à lui-même, en le copiant sur le théatre ; mais il est inutile d’en faire les frais, on n’a qu’à tourner la tête, on verra les deux comédies. Entendez-vous la scène muette & si énergique des yeux languissamment mourans & noyés dans le plaisir, vivement animés & lançant mille feux ? Que ne disent-ils pas ? Voilés d’un air de modestie, & perçant la gaze légère qu’une artificieuse pruderie a tissue par les mains de la coquetterie, ils disent tout, en affectant de ne rien dire. Les voilà qui cherchent curieusement leur proie, s’y élancent brutalement, s’en repaissent avidement, & s’en laissent nonchalamment enivrer. Quel langage, lorsque d’intelligence ils se confient leurs feux, & mutuellement les allument ! Quel est le regard assez prompt & assez ferme pour suivre la rapidité des évolutions, la pétulance des gestes, la variété des attitudes, des contorsions, des tournoyemens de ces êtres pétillans & toûjours agités, qui veulent tâter de toutes les beautés, s’essayer sur tous les cœurs, débiter {p. 12}toutes leurs rêveries, montrer dans tous les jours la fraîcheur de leur tein, l’éclat de leurs diamans, le goût de leurs colifichets, leur habit à la derniere mode ? Fermons les yeux aux nudités, aux parures, au fard, à l’affectation, à la mollesse, aux agaceries de toutes ces femmes, aussi Actrices par leur indécence que celles qui sur le théatre leur servent de modèles. Fermons l’oreille à ces conversations tendres, à ces discours licencieux, à ces équivoques recherchées, à ces médisances empoisonnées, à ces fades puérilités dont on s’amuse, souvent à ces grossieretés dont on ose ne pas rougir. Gardons-nous de vouloir entendre ces entretiens secrets où l’on verse la passion, ces demi-mots, ces signes rapides, trop bien entendus, où l’on distille le crime. On ne peut trop les couvrir du silence & des ombres dont ils s’enveloppent. Est-ce là la bonne compagnie où l’on s’applaudit d’être admis ? Malgré la richesse des habits qu’elle y étale, aux yeux de la raison, de la religion, de la vertu, il n’est point de plus mauvaise compagnie, ni de plus fort préjugé contre le spectacle qui la rassemble, & est assez corrompu pour s’en faire aimer.
Sixieme préjugé. La diversité même des sentimens sur les spectacles, forme du moins un doute légitime. Peut-on, si l’on aime son salut, ne pas préférer le parti le plus sûr de n’y pas aller ? voudroit-on dans le doute du péché courir le risque de l’éternité ? C’est le raisonnement bien sage du P. Bourdaloue (Serm. sur les Divertiss. 3. dim. après Pâq.). Les uns, dit-il, éclairés de la sagesse de l’Évangile, réprouvent les spectacles ; les autres, trompés par la fausse lumiere d’une prudence charnelle, s’efforcent de les justifier. Il en résulte qu’ils sont du moins suspects. En faut-il davantage pour m’y faire renoncer ? pourquoi mettre ma conscience au hasard dans une chose aussi vaine dont je puis si {p. 13}aisément me passer ? Il y a plus, ceux qui les condamnent sont les plus règlés dans leur conduite, les plus attachés à leur devoir, les plus instruits dans les voies de Dieu ; n’est-il pas plus sûr & plus sage de s’en rapporter à eux ? C’est une démonstration. Rien n’oblige d’aller à la comédie, tout engage à s’en abstenir : les loix de l’État ne l’ordonnent pas, celles de l’Église le défendent. Que risque-t-on de s’en éloigner ? on risque tout de la fréquenter. D’un côté, tout ce qu’il y a jamais eu de pieux, de sage, d’éclairé ; de l’autre, tout ce qu’il y a de plus libertin, de plus frivole, de moins instruit ; l’autorité la plus grave, l’infamie la plus méprisable ; l’enivrement de la passion, les alarmes de la vertu ; & l’on peut balancer ! Sicut equus & mulus quibus non est intellectus.
Septieme préjugé. L’aveu des défenseurs des spectacles. Aucun qui ne convienne qu’il y a quelquefois du danger, qu’il y en a toûjours pour certaines personnes, qu’il y en a dans beaucoup de pièces, qu’il y a donc alors du péché. Qui peut définir, qui peut discerner ces divers degrés ? qui peut se flatter de ne jamais franchir la foible barriere qui en sépare ? Periculo sissimum definire, temerarium experiri, dit S. Augustin sur une matiere pareille à celle-ci. Quelle injure à Dieu de disputer, de chicaner avec lui, en se permettant des actions qui peuvent quelquefois lui déplaire ! quelle haine de soi-même de s’exposer à la mort, en se permettant des actions qui peuvent quelquefois être criminelles ! quel scandale pour le prochain d’autoriser par sa présence à donner & à voir des exemples, à débiter & à entendre une doctrine qui peut quelquefois lui être pernicieuse ! N’est-ce pas une présomption digne de l’abandon de Dieu, de se croire assez fort pour se défendre d’une tentation certaine & librement recherchée ? Tenter Dieu est un premier crime qui en entraîne {p. 14}presque toûjours un second : Non tentabis Dominum. Quel homme sage iroit dans un bois infesté de voleurs, & se nouriroit d’un aliment qui quelquefois est un poison ? Massillon n’est pas moins fort que Bourdaloue ; dans le panégyrique de S. Louis il loue ce Prince d’avoir chassé tous les Histrions de son royaume. Il ajoûte : Les spectacles, dont nous avons tant de peine à vous faire comprendre le danger par les règles de la foi, furent interdits comme des crimes par les loix de l’État, & les Comédiens, que le monde du plus haut rang ne rougit pas d’honorer de sa familiarité, & auxquels des parens Chrétiens osent même confier le soin d’instruire leurs enfans dans tous les arts propres à plaire (danse, musique), déclarés infames & bannis du royaume comme des corrupteurs des mœurs & de la piété.
Mais, dit-on, le théatre est toûjours rempli, la compagnie y est nombreuse & brillante, tout ce qu’il y a de distingué par le sang, la naissance, la fortune & les dignités, par l’esprit & par les talens (on n’a garde d’ajoûter par la religion & par la vertu), s’y rend sans scrupule, & l’a toûjours fait. Des spectateurs si respectables y paroîtroient-ils, si c’étoit un crime ? L’Évangile répond à ces beaux discours : Le nombre des Élus est petit, la foule marche dans la voie large : vous n’êtes pas de ce monde, vous ne seriez pas de mes Disciples, si vous aviez l’esprit, si vous suiviez les exemples du monde. Dans le baptême vous avez renoncé à la chair, au démon, au monde & à ses pompes, Vous ne fûtes admis dans l’Église chrétienne qu’à ces conditions. Mais, continue-t-on, nous pouvons monter jusqu’au trône ; toutes les Cours ont leur théatre, même dans leurs maisons de campagne, qu’elles entretiennent à grands frais, des troupes de Comédiens qu’elles pensionnent, dont elles honorent {p. 15}les jeux de leur présence, & auxquels elles daignent quelquefois se mêler. Cette objection a plus de malignité que de force, elle ne tend qu’à mettre aux prises la piété & l’autorité, l’Église & le sceptre, & à fermer la bouche aux Ministres par la crainte & le respect : artifice ordinaire au vice, comme à l’erreur, qui ont intérêt de s’étayer par la division des deux puissances. C’est bien là qu’on peut dire avec M. Bossuet dont nous avons déjà parlé, lorsque Louis XIV revenant de la Comédie lui demandoit en riant, s’il est permis d’y aller : Il y a de grands exemples pour, & de fortes raisons contre. Réponse pleine d’esprit & d’adresse qui sauve l’Évêque & le courtisan, quoique le courtisan l’emporte sur l’Évêque. Cette difficulté captieuse n’est pas nouvelle ; on la faisoit dès les premiers siecles. Mais la religion des Princes Payens émoussoit tous ces traits. On la faisoit à S. Augustin pour arrêter son zèle par le nom auguste des Empereurs, qui, quoique Chrétiens, alloient au spectacle. Mais, disoit-il, la puissance divine doit l’emporter sur tout. Rendons à César ce qui est à César, & à Dieu ce qui est à Dieu. Nons ne jugeons personne, & moins encore nos maîtres. Toûjours prêts à leur obéir & à sacrifier pour leur service nos biens & nos vies, nous n’avons garde d’élever nos yeux jusqu’à eux, & de censurer leur conduite, nous ne prenons pas même la liberté de l’examiner ni d’en parler ; c’est à Dieu qu’ils en doivent rendre compte : Nolite tangere Christos meos.
Il est même vrai que les pieces qu’on joue à la Cour doivent être plus châtiées. La présence du Prince en impose, & ce n’est pas sous ses yeux qu’on oseroit s’émanciper. Les Cours, accoûtumées aux plaisirs, aux spectacles de toute espèce, en peuvent être moins frappées. Pour les spectateurs de la ville & des provinces, qui, bien loin d’en imposer aux Acteurs, en sont le jouet {p. 16}& les duppes, toûjours faciles à se laisser entraîner au vice, que concluront-ils des exemples de la Cour, avec laquelle ils ne peuvent se mesurer ? Pensons-nous même que le Prince vueille faire une loi de son exemple ? Bien loin d’obliger personne à venir à la comédie, il loue ceux qui s’en éloignent, il n’en estime pas davantage ceux qu’il y voit ; il en blâmeroit plusieurs, s’ils y venoient ; il ne trouve pas mauvais que les Confesseurs, les Casuistes, les Prédicateurs, jusques sous ses yeux se déclarent contre elle. Le P. Bourdaloue, disoit Louis XIV, a fait son devoir, c’est à nous à faire le nôtre. Mais les exemples les plus illustres nous sauveront-ils devant Dieu ? feront-ils pencher la balance au grand jour ? Le nombre des Élus est petit, je le répette, la foule marche à grands pas dans la voie large. C’est la loi, & non le monde, qui décidera de notre sort éternel. Que chacun consulte sa conscience & sa foiblesse, les exemples de Dieu & des Saints, les règles de l’Évangile & l’intérêt du salut. Voilà la vérité, tout le reste est un mauvais garant pour l’éternité.
Forcé de souscrire à des vérités si palpables, le monde en appelle à son expérience ; & alors témoin, juge & partie, peut-il ne pas se donner gain de cause ? Je ne sens point ces funestes effets ; le spectacle n’est qu’un amusement qui ne blessa jamais mon cœur. J’ai toûjours la même probité, la même horreur du vice, le même respect pour la religion ; je m’y corrige de bien des ridicules. J’y acquiers des sentimens, des manieres aisées, de la politesse, &c. Qui peut attaquer ces Héros dans ce retranchement ? Ce sont leurs œuvres qui les y forceront, leurs discours qui les trahissent, & la lumiere de l’Évangile qui dissipe les ténèbres dans lesquelles ils s’efforcent en vain de s’ensevelir : comme s’il y avoit, dans {p. 17}le monde même, de fait plus notoirement démontré par l’expérience que la dissipation, l’irréligion, la dépravation des Acteurs, Auteurs & amateurs du théatre, & le goût pour le théatre de tout ce qu’il y a de plus irréligieux & de plus corrompu. Cette intime liaison n’est elle pas dans sa nature ? L’art dramatique n’est que l’art de se faire un amusement des malheurs & des désordres de l’humanité. La scène n’est que le vice en représentation, le vice n’est que la scène mise en pratique. S’amuser de péchés & de disgraces, au lieu d’en gémir, seroit sans doute une cruauté & une folie, fussent-elles sans conséquence. Ici c’est un crime : la représentation du crime enseigne à le commettre, l’amusement le fait goûter, la société y entraîne.
Allons plus loin, supposons cette prétendue expérience de ces braves cottemaillés qui peuvent tous les jours & les heures entieres repaître leurs yeux & leur cœur des charmes de toutes les passions, sans en être jamais effleurés ; je ne serois pas surpris qu’à force de fréquenter les spectacles, on s’y accoûtumât si bien que la satiété menât à l’insensibilité ; Mithridate, à force d’avoir pris du poison, ne pouvoit plus s’empoisonner ; un ivrogne à force de boire émousse son palais, & ne goûte plus les liqueurs les plus fortes ; un débauché, dégoûté, blasé, énervé, à force d’excès, devient insensible ; les Dames Romaines, malgré la douceur naturelle du sexe, à force de voir les Gladiateurs s’entretuer, voyoient sans émotion couler des ruisseaux de sang. Cette sorte de vertu ne cueillira jamais des palmes bien glorieuses ; un honnête homme ne fera jamais honneur au théatre d’une pareille apologie. Mener à l’héroïsme par la route du crime ! Je doute qu’on voulût, pour affermir sa santé, faire les épreuves du Roi de Pont, & on s’imaginera devenir charitable à {p. 18}force de barbarie, & chaste à force d’incontinence ! Voilà la vertu des amateurs du théatre ; le rassasiement du vice, qui en émousse les traits usés. Le cœur prétendu invulnérable est, ou stupide, si les organes sont relâchés, comme une corde de violon qui n’est pas tendue ne reçoit point le coup d’archet ; ou hypocrite, s’il arbore une supériorité aux tentations dont les plus grands Saints n’oseroient se flatter, & qu’ils n’oseroient même exposer, s’ils l’avoient, quoique le moyen de l’acquérir qu’ils emploient, la mortification & l’humilité, soit bien plus efficace que cette réflexion d’une Dame galante qui donnoit des spectacles dans sa maison, aussi-bien qu’au théatre : Le vrai moyen de se débarrasser de la tentation, c’est d’y succomber. Or les amateurs de la scène ne sont ni stupides ni saints, ils s’offenseroient de l’un, ils n’ont point de prétention sur l’autre ; la sainteté les éloigneroit du théatre, la stupidité le leur rendroit ennuyeux. C’est au contraire le vice qui les y attire, le vice qui les endurcit. Cette espèce de calus se fait dans l’ame comme dans le corps, sans qu’on s’en apperçoive, & on ne connoît enfin son malheur que quand il n’est plus temps d’y remédier. On ne sent le péché que quand il est commis, la grâce que quand elle est perdue. Qui connoît le prix de la santé que par la maladie, & la maladie que par la douleur qu’elle cause ? On ne sent le mal de la comédie que par les péchés qu’elle fait commettre & les habitudes qu’elle forme, souvent même les attribue-t-on à une autre cause. Vous ne voyez le feu que quand la maison est embrasée ; voudrez-vous, pourrez-vous l’éteindre ? Hélas ! vous l’allumez, & vous vous plaisez à l’attiser ; il n’en restera qu’un monceau de cendres que vous transformerez en vertu. Qu’un misérable est à plaindre, qui n’est pas touché de ses propres miseres, {p. 19}qui les aime, & de plus en plus les augmente ! Quid miseriùs misero non miserante se ipsum !
Que c’est un mauvais juge de la prétendue expérience de sa force, qu’un homme livré au plaisir ! se connoît-il ? s’examine-t-il ? pense-t-il qu’il faille rentrer dans son cœur, & en fouiller tous les replis ? Quàm nemo in sese tentat descendere ! nemo. A mesure que le vice fait des progrès, on s’en apperçoit encore moins, on s’y accoûtume, on se familiarise avec lui ; on n’y songe plus, on avale l’iniquité comme l’eau. Aveuglement & chûtes innombrables, qui sont la juste punition de la présomption en ses propres forces, & de la témérité qui s’expose au danger : punition la plus ordinaire & la plus redoutable : Ut videntes non videant. Quel malheur, si on se croit innocent & fort ! quel remords, si on se trouve pécheur & foible ! quel endurcissement, si on n’en est pas alarmé ! La présomption ne vient que de foiblesse, & en est elle-même une très-grande ; & par un cercle fatal de fautes & de punitions, d’autant plus déplorable qu’on le craint moins, la témérité augmente les foiblesses, les foiblesses augmentent la témérité, & toutes les deux multiplient à l’infini les crimes. Celui qui connoît & avoue son mal, n’est pas sans ressource ; tout est perdu dans celui qui l’ignore ou le dissimule. La corruption & les ténèbres réunies ferment toutes les avenues. L’homme éclairé tombe, mais il se relève ; le cœur est blessé, mais l’esprit est sain. L’aveugle peut-il se relever & se remettre dans le bon chemin ? Le théatre est le pays des illusions, tout y est déguisé sous de fausses couleurs, le vice & la vertu, la religion & l’impiété, l’honneur & l’infamie, tout y est plus masqué que les Acteurs, plus fardé que les Actrices ; ses habitans, toûjours enveloppés d’ombres épaisses, sont {p. 20}de tous les hommes les plus aveugles, tout y parle comme le serpent à la premiere femme. Il semble par l’enchantement de tant de plaisirs réunis, que c’est un paradis terrestre. Que ce fruit est beau à la vûe ! admirez les graces de ces Actrices, de ces décorations, de ces danses : Pulchrum visu. Qu’il est agréable au goût savourez les délices de ces passions vives, de ces tendres sentimens, de ces intrigues amoureuses, de cette musique voluptueuse, de ces commerces que vous y formez : Ad vescendum suave. Que vous vous formerez avantageusement ! votre esprit s’ouvrira, vos manieres se poliront, votre stile sera plus noble, votre mémoire s’enrichira de mille traits brillans, vous serez fêté par-tout comme une Divinité, par les agrémens & les connoissances que vous acquerrez : Eritis sicut Dii scientes bonum & malum. On vous menace mal à propos d’une mort éternelle : vaines alarmes, aucun péché, aucune mort à craindre : Nequaquam moriemini. Ceux qui veulent vous éloigner le sçavent bien, ils n’agissent que par envie, les plaisirs leur sont interdits, ils voudroient vous priver de ce que leur état ne leur permet pas de goûter. On ajoûte avec charité : Ces scrupuleux réformateurs savent bien se dédommager en particulier ; ces loges grillées d’où ils voient sans être vûs, ces lectures de tous les Poëtes dramatiques ; ces pieces représentées dans les Couvens & les Collèges disent assez qu’ils ne croient pas le mal aussi grand qu’ils le disent. On pourroit, si tout cela étoit vrai, repliquer avec l’Évangile : Faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. La calomnie ne sauve pas, & cependant le péché se commet avec sécurité ; la mort vient, & sans avoir égard à la malignité qui fait la raison & la ressource unique du théatre, & aux vaines défaites qui rejettent sur sa femme, sur son mari, sur l’usage du monde, sur {p. 21}les biens, le péché que l’on a commis en mangeant le fruit défendu, Dieu prononce son jugement souverain, & l’enfer l’exécute à jamais.
Comment le mondain jugeroit-il de l’affoiblissement de l’ame, de la perte de la grace, des effets du péché ? en a-t-il quelque idée ? Il est plaisant d’entendre des gens de théatre parler de la perfection de l’Évangile, de la sainteté du baptême, de préceptes & de conseils, eux qui ont appris le catéchisme dans Moliere. Malade insensé, le feu brûle vos entrailles, le Médecin vous déclare en état de mort, & vous vous applaudissez d’une parfaite santé ! Ne s’en rapporter qu’à soi-même, c’est courir à sa perte. L’illusion la plus dangereuse & la plus commune, c’est de ne traiter de péché que les crimes grossiers, & de danger que les derniers attentats qui y entraînent. Eh ! qui jamais a prétendu que les forfaits se commettent sur la scène, ou qu’on y fasse ouvertement violence à la vertu ? On y fait au contraire semblant de la pratiquer. Le paganisme n’a jamais porté jusques-là ses plus grande excès : il avoit à côté du théatre des coulisses, qu’on appeloit des caves, où régnoit la licence, dans le goût de nos foyers & de nos coulisses ; mais il respectoit le public. Les excès ne sont à craindre ni au parterre ni aux loges, ils seroient punis. Si l’on ne craint point d’autre danger, on peut être tranquille, la police suffit pour rassurer les pères, les maris & les maîtres. Le goût même, le ton du siecle suffiroit ; les grossieretés révoltent. Jamais les loix de l’Église, les exhortations de ses Ministres, n’ont porté sur de pareils monstres. Mais est ce donc là l’unique désordre que Dieu condamne, & l’unique péril que redoute la vertu ? Ce seroit bien resserrer les bornes de la morale évangélique, & mettre bien à l’aise la vigilance chrétienne. Encore même ces excès doivent faire {p. 22}éviter les spectacles, car c’est là qu’on apprend à les commettre, qu’on en reçoit le germe, qu’on en prend le goût, qu’on en apprend se langage, qu’on en découvre les moyens, qu’on en trouve les objets à un prix raisonnable, qu’on en concerte l’exécution, qu’on en prélude le plaisir. Dans le portrait affreux que le caustique Juvenal fait des mœurs de son temps, il regarde le théatre, non comme le lieu où se commettent les crimes, mais comme l’école où ils s’enseignent, & l’attelier où ils se préparent. C’est en sortant de là que les personnes distinguées oublient les bienséances, & le peuple sa rusticité, & emploient à se perdre les armes qu’ils y ont forgées. Ce n’est pas chez Vulcain que se livrent les combats, mais c’est chez Vulcain que Vénus & l’amour font faire & aiguiser les traits qu’ils lancent dans les cœurs.
Dernier préjugé. La mort de tous les suppôts de théatre. Il n’y en a aucun qui ne meure en pénitent ou en réprouvé. S’il a le bonheur de se reconnoître & d’approcher des sacremens, il s’en confesse, il s’en repent, il abjure le théatre. Corneille, Racine, Quinault, la Fontaine, ces quatre hommes si célebres, ont expié par la plus amère contrition des ouvrages qu’on veut cire innocens. J’avoue ma foiblesse à tous les beaux esprits, à tous les esprits forts, je n’applaudirai jamais, quelque brillans qu’ils soient, à des lauriers que ceux qui en sont couronnés sont obligés d’arracher de leur front & d’arroser de leurs larmes ; je n’imaginerai jamais que l’Académie Françoise, indifférente à la religion & aux bonnes mœurs, puisse couronner les Contes de la Fontaine, les Lettres Persannes, l’Uranie de Voltaire, les Contes, l’Apologie de Marmontel. Les autres Théatristes morts subitement on sans sacremens, sans repentance, sont allés représenter dans l’autre vie une tragédie dont ils ne {p. 23}verront jamais le dénouement. La Fontaine que j’attribue au théatre, puisqu’il a composé plusieurs drames, & que ses Contes irréligieux & infames ont été presque tous mis sur la scene par des Auteurs aussi méprisables par leurs talens que par leurs mœurs ; la Fontaine qui avoit protesté de son repentir devant des Députés de l’Académie appelés exprès (ce qui pour le Corps étoit une belle leçon), qui avoit à grands frais acheté pour les brûler tous les exemplaires qu’il avoit pû trouver de ses Contes, qui avoit parcouru les rues sur un tombereau comme un criminel, la corde au col, pour demander pardon au public du scandale qu’il lui avoit donné ; la Fontaine avoit depuis long-temps dans son épitaphe fait le portrait des Auteurs dramatiques & de bien d’autres :
Jean s’en alla comme il étoit venu,Mangeant son fonds après son revenu,Jugeant le bien chose peu nécessaire :Quant à son temps, bien le fut dispenser ;Deux parts en fit dont il souloit passer,L’une à dormir, & l’autre à ne rien faire.
Panard, Chansonnier du Parnasse, qu’il a innondé de vaudevilles, voulut imiter la Fontaine dans l’éloge de la paresse ; il ne l’a pas imité dans sa pénitence, il est mort subitement. Il donne ainsi l’idée de son mérite, dont l’Affiche du 3 juillet 1765 fait un pompeux panégyrique, & qu’elle transmet à la postérité :
Mon corps dont la structure a cinq pieds de hauteurPorte sous l’estomac une masse rotonde,Qui de mes pas tardifs excuse la lenteur,(il est en effet très-important au public de savoir que Panard avoit un gros ventre.)Peu vif dans l’entretien, craintif, distrait, rêveur,Aimant sans m’asservir(célibataire libertin),jamais brune ni blonde,{p. 24}Peut-être pour mon bien, n’ont captivé mon cœur :Chansonnier sans chanter, passable coupletteur(métier important)Jamais dans mes chansons on n’a vû rien d’immonde ;(peut-être absolument grossier, mais par-tout du galant.)Soigneux de ménager quand il faut que je fronde ;Car c’est en censurant qu’on plaît au spectateur,(un des grands vices du théatre, nécessité de la médisance)Sur l’homme en général tout mon fiel se débonde,Jamais contre quelqu’un ma muse n’a vomiRien dont la décence ait gémi.(décence à sa façon)D’une indolence sans seconde,(citoyen utile à la Patrie)Paresseux s’il en fut, & toûjours endormi.Du revenu qu’il faut je n’ai pas le demi,De la peur des besoins je n’ai jamais frémi ;D’une humeur assez douce, & d’une ame assez ronde,Je n’eus pas je croi d’ennemi,Et je puis assurer qu’ami de tout le mondeJ’ai dans l’occasion trouvé plus d’un ami.
Voilà un chef-d’œuvre inimitable de poësie, de religion, de mœurs, de patriotisme.
Depuis la mort de Panard il est arrivé au théatre une aventure réjouissante, qui en peint les mœurs & l’idée qu’en a le public. C’est une espèce de tragicomédie qui a fait rire tout Paris. Dubois, ancien Acteur, par un accident assez commun dans la troupe, a été obligé de faire en secret une retraite chez un Chirurgien de Paphos pour des raisons à lui connues. Ne se trouvant pas bien guéri, & en état de recommencer ses galans exploits, il fit quelque chicane au Chirurgien sur son payement. Cette affaire parvint aux oreilles des camarades de Dubois. Ils auroient dû la laisser tomber comme tant d’autres de cette nature ; mais {p. 25}on n’aimoit pas Dubois, & on saisit cette occasion pour s’en défaire. Les Héros de la scène se déclarèrent les Dom Quichottes pour redresser ses torts. Ils portèrent leurs plaintes aux premiers Gentilshommes de la chambre, & leur représentèrent qu’ils ne pouvoient conserver dans leur corps (si honorable) un homme déshonoré (un Comédien peut-il être déshonoré ?). Ces Messieurs ne voulant pas s’embarrasser d’une querelle qu’ils jugeoient au-dessous d’eux, la renvoyèrent au jugement de la Troupe. On s’assemble, on épluche la vie du prévenu, la matiere fut trouvée abondante, la vie de ses Juges n’en eût pas moins fourni, & aucun d’eux n’auroit pû lui jeter la premiere pierre, s’il eût fallu valoir mieux que lui pour le condamner. Il fut exclus. Sa fille, qui double la Clairon, appela de ce jugement au Maréchal de Richelieu, & cria à la calomnie. Le Maréchal, pour se moquer d’elle & amuser le Roi de cette farce, lui déclare que c’est une affaire d’État qui passe ses pouvoirs & doit être portée aux pieds du Trône. Pour toute réponse du Roi, ils eurent ordre de jouer le 15 avril le Siege de Calais, qui étoit affiché. Il y vint un monde immense. Le grand Molé, le brillant Bizard, le sublime le Kain (je parle Mercure), entrant dans les foyers & apprenant que Dubois devoit jouer, rendent leurs rôles, & se retirent. L’incomparable Clairon, qu’un zèle héroïque avoit fait venir, quoique malade, dit avec autant de majesté que de grandeur d’ame (je parle encore Mercure) : J’exposerai ma vie pour le public ; mais dusse-je la perdre, on ne me forcera point de jouer avec un homme déshonoré. La Clairon trouver quelqu’un déshonoré ! On prend le parti de donner une autre piece où les Héros & l’Héroïne n’eussent point de rôle. A peine l’eut-on annoncée, que le parterre, qui connoît Fretillon, {p. 26}& qui a pour elle le respect qu’elle mérite, s’écria par acclamation : Au cachot Clairon, Clairon au cachot. Les Acteurs eurent à peine commencé, qu’ils furent accablés de sifflets & de huées. Il fallut baisser la toile, & rendre l’argent. Le Lieutenant de police, instruit du désordre, envoya sans tant de façons tous les quatre au Fort-l’Évêque. Autres fois à Rome lorsque les Acteurs faisoient quelque sottise, le Préteur les faisoit fustiger, nos Magistrats les font mettre en prison. La différence est légère. Quelques jours après, la Clairon, comme malade, eut permission de sortir ; on lui donna sa maison pour prison, avec défenses de n’y recevoir que six personnes qui ne sont pas de ses amans, sans doute pour faciliter sa guérison.
Les prisonniers du Fort-l’Évêque se plaignirent que l’air y étoit mauvais ; & comme on ne veut pas les rendre malades, on les transféra dans les prisons de S. Germain des Prés, où l’air est bon, & où pendant ne mois ils ont donné au public une espèce de farce deux sois la semaine. Les jours de spectacle un Exempt des Gardes alloit les chercher pour jouer leurs rôles dans les pieces annoncées, & après la piece les ramenoit en prison. Telle est la vicissitude des grandeurs humaines, on passe de la prison au trône, & du trône à la prison. Mais la Clairon toûjours malade, ou soi-disant, ne sortoit point de chez elle. Cependant l’Opéra profitoit de ce désastre, on y venoit en foule, & la Comédie Françoise n’avoit que demi-chambrée. C’étoit une perte de dix mille livres par semaine : la chambrée entiere, de leur aveu, au taux courant, vaut vingt mille livres ; ce qui sur cinquante-deux semaines l’année fait bien un million. Argent, comme l’on voit, bien employé : tous les hôpitaux de Paris ensemble n’en ont pas le quart en aumônes. Enfin après un mois de négociation dont se mêlèrent toutes les têtes couronnées {p. 27}(de mirthe), cette importante affaire a été terminée. Dubois a demandé sa retraite, & on lui a accordé quinze cens livres de pension, quoiqu’il n’eût que vingt-neuf ans de service, & que les règlemens en exigent trente, & les prisonniers furent élargis. Mais la fille de Dubois est restée au théatre pour remplacer la Clairon, qui ne voit pas de trop bon œil cette jeune Actrice consoler le public d’une perte que ses infirmités & ses rides font regarder comme prochaine. Cet accommodement, tout à l’avantage de Dubois, fait voir qu’on a été fort peu touché de l’honneur de ses camarades avec lesquels il se déshonoroit autant qu’ils croyoient se déshonorer avec lui. Mais c’est abuser des termes. Des gens que toutes les loix ont déclarés infames, peuvent-ils se déshonorer mutuellement, ou plûtôt ne le font-ils pas tous les jours ?
Cette réflexion est confirmée par le discours que Belcour prononça le mercredi suivant 17 avril, avant que de commencer la piece. Je demande pardon au public, au nom de ma troupe, de ce qui s’est passé lundi dernier ; nous sommes au désespoir de lui avoir manqué si essentiellement. Nous nous soumettons avec humilité à toutes les réparations qu’on exigera de nous ; déjà plusieurs de nos camarades subissent le juste châtiment qu’ils ont mérité. Nous n’osons, qu’en tremblant, réclamer vos bontés & nous présenter devant vous. Nous vous demandons grâce, & nous tâcherons, par notre profond respect, de vous faire oublier notre saute, &c. Belcour étoit pourtant un des Juges qui avoient opiné à l’exclusion de Dubois, pour n’être pas déshonoré par son commerce. Peut-on, après tant de hauteur & d’insolence, parler d’une maniere si servile, si rampante & si basse ? Quelles ames de boue que ces Comédiens ! Les lauriers de Molé, Bizard & le Kain, en étoient flétris au {p. 28}Fort-l’Évêque, & l’honneur sacrifié de la Clairon se faisoit choyer dans son lit.
Elle ne put digérer cet affront & se consoler du triomphe de Dubois & de sa fille. Son mal empira, & comme toutes les Facultés de Paris & de Montpellier, non plus que tous les Médecins du Roi, ne suffisent pas pour conserver une vie si précieuse à l’État, il fallut aller chercher du secours hors du royaume. Elle s’est transportée à Genève pour consulter le fameux inoculateur Tronchin. Elle en a été très-mal satisfaite. Cet hypocrate peu galant, qui élevé dans les principes sauvages de la République, n’aime pas apparemment le théatre, a impitoyablement, sous peine de la vie, défendu à la Clairon d’y monter. Quelle horreur ! Elle est allée, fort mécontente, se moquer de cet affreux remède, & étaler ses talens & ses grâces sur les théatre de Lyon, d’Aix & de Marseille, où Dubois ne la déshonore pas, & où elle joue à son aise le Malade imaginaire & l’imbécille Diaphoirus qui a voulu mettre l’abstention du théatre parmi la matiere médicale, & en faire prendre des pillulles à Melpomène. Le château de Voltaire est sur la route de Genève ; la Muse de la scène pouvoit-elle manquer d’en aller visiter l’Apollon, y rendre & y recevoir des hommages ? Elle y a été reçûe par le Dieu des Auteurs en Déesse des Actrices ; l’admiration, les applaudissemens, les transports ont été au comble. La tête tournoit aux assistans de la fumée de l’encens qu’on a brûlé sur les deux autels. Voltaire, on n’en doute pas, a un théatre dans son château, où il donne souvent la comédie ; quelle gloire pour ce théatre d’y voir la Clairon ! quel honneur pour la Clairon de jouer devant Voltaire ! Voilà le plus glorieux dédommagement des brutalités de l’ingrat & impie parterre de Paris, qui envoie ses Déesses bienfaisantes {p. 29}au cachot : Voltaire seul vaut tout un monde. On joua Électre & Amenaïde. Qu’on ne demande pas quel en fut le succès, il faudroit la plume du Poëte & le jeu de l’Actrice pour l’exprimer. Ce fut un enchantement ; aussi quelle fée que la Clairon ! La fée Carabosse n’en fit jamais tant avec ses baguettes. La Clairon ravie, extasiée, hors d’elle-même, laissant dans ce palais enchanté tous les habitans ravis, extasiés, hors d’eux-mêmes, est allée en Provence, où les rayons d’un soleil brulant lui préparent des têtes faciles à enthousiasmer, cueillir à pleines mains de nouveaux lauriers malgré les ordonnances Iroquoises du Docteur de Genève, sans craindre de les voir changer en ciprès. Aussi est elle sous la protection d’Appollon, qui n’est pas moins le Dieu de la médecine que le Dieu de la poësie.
CHAPITRE II.
Du Mariage. §
L’un des plus grands désordres de la comédie, dont on rit, au lieu d’en gémir, c’est le mépris & le dégoût qu’il inspire pour le mariage & ses devoirs. Jamais il n’y a eu dans le monde plus de célibataires & de mauvais ménages que depuis le règne du théatre. On fit la même remarque à Rome. Il rendit nécessaires les fameuses loix sulia contre le célibat & l’adultère. Il est vrai qu’il a paru depuis peu le Préjugé à la mode, piece assez bonne, faite pour rétablir l’honneur de cette sainte union, & engager les gens mariés à vivre dans une parfaite intelligence. M. de la Chaussée, touché sans doute de tant de désordres, a crû y remédier par le même endroit qui les cause. Son intention est louable ; mais que peut faire une comédie en faveur du mariage contre le torrent {p. 30}qui le décrie ? La scene n’est pas faite pour réformer les mœurs, mais pour les corrompre. Les époux n’en seront pas plus unis, ni le théatre plus sage. On tira même de cet éclair de sagesse, & de la gothique simplicité d’une femme soumise & fidèle ; la piece fait même naître des réflexions affligeantes. Le désordre doit assurément être bien commun pour avoir fourni la matiere d’un poëme, & frappé jusqu’à un Poëte comique, qui sans crainte d’être démenti, ose dire dans toute la piece que la bonne intelligence des époux passe dans le monde pour un prodige & est un ridicule. J’ose ajoûter que dans un ouvrage dicté par les bonnes mœurs, où l’on veut rétablir l’honneur du lien conjugal, il est surprenant qu’on n’ait point parlé de sacrement & de religion, le plus fort & le plus respectable de tous les liens, établi & béni de Dieu dès le commencement, & élevé dans la loi nouvelle jusqu’à représenter l’union de Jesus-Christ avec son Église, ce qui est bien supérieur & à tout le sérieux & à toutes les plaisanteries de la scène. Quelle leçon que ce silence, & pour les gens mariés & pour ceux qui aspirent à l’être ! Non seulement la religion n’entre pour rien dans toute la piece, quoiqu’elle soit le vrai, l’unique moyen de réconcilier sincèrement des époux & de les rendre fideles, mais on semble l’exclure, on n’emploie que des moyens humains, on ne montre que des personnes mondaines. C’est un habit de chasse, un portrait, un bal où le mari est masqué, une compagnie de libertins, un mari adultère dont on surprend les lettres & dont le crime n’est qu’un jeu, une comédie jouée dans sa maison, où le mari & la femme ont des rôles. La piece présente plus de vices que de vertus. Jamais par ces moyens & dans ce tourbillon de monde on ne trouvera les sentimens vertueux qu’on prête à l’héroïne, & on n’obtiendra {p. 31}le parfait retour des maris. Ce n’est pas là la marche du cœur : la conversion d’un débauché, le pardon sincère d’une infidélité avérée, ne peuvent être que l’ouvrage de la religion. C’est un roman qui ne peint pas la vérité, ne donne pas des leçons efficaces, & en donne de très-mauvaises, en faisant croire qu’on peut se passer de religion, & être vertueux sans elle au milieu des folies du monde. Le théatre le plus raisonnable est infecté d’un esprit de pélagianisme, d’un goût de naturalisme, qui donne tout au libre arbitre & à la nature, & ne connoît que des vertus morales qu’il veut faire croire suffisantes & possibles jusques dans le monde, qui en est le renversement : systême aussi démenti par l’expérience que faux dans les principes de la foi. Un trait singulier dans cette piece, c’est le plan d’une comédie contre le mariage, sous le titre, l’Époux amoureux de sa Femme, à l’occasion d’un nommé Sainfar, qui aime la sienne, & qu’on veut rendre ridicule. Quelques amis se proposent de la jouer dans la maison du mari, lui donnent un rôle & un autre à sa femme. Il y a cent comédies qui sous différens titres produisent le même effet, & sont jouées à la même fin. Le seul projet de celle-ci fait changer de résolution, par une mauvaise honte, le mari infidele qui avoit envie de se convertir, & rend inutiles tous les efforts d’un ami sage qui avoit agi avec succès.
Ce portrait est très-juste. Voilà la comédie & ses pernicieux effets. Elle rend la vertu ridicule, & par une mauvaise honte, un malheureux respect humain, elle empêche de la pratiquer ceux mêmes qui l’aiment, malgré les sages exhortations des gens de bien, qui, comme dans cette piece, sont moins écoutés que les railleries des libertins. En voici de toute espèce, que l’on voit avec surprise, non seulement dans des domestiques & des {p. 32}amis petit-maîtres, on s’y attend, mais dans la bouche de Sophie, amie raisonnable, &, ce qui est tout-à-fait indécent, dans la bouche d’Argante père, qui au lieu de consoler, d’exhorter sa fille en père vertueux, se met du côté des railleurs, & conte ses prouesses galantes, dont il fait trophée ; ce qui révolte & scandalise par de mauvais exemples & de mauvais discours dans une personne si respectable, faite pour inspirer la vertu à ses enfans. Il aggrave le scandale, en avançant que la mère & le grand père ne valoient pas mieux.
Le bon homme autrefois fut dans le même cas.Durval est à peu près ce que je fus jadis.On me maria donc. Une union si belle,Si ma femme eût voulu, devoit être éternelle.Bien du temps se passa, mais beaucoup, presque un an,Sans que rien de ma part troublât notre roman.Mais auprès d’une femme on a beau se contraindre.Or comme enfin l’amour se change en amitié,C’est justement de quoi se fâcha ma moitié.Et vous dites pourtant du bien de votre épouse, (un père parle) & que le mariageN’est pas toûjours un triste & cruel esclavage !Est-ce que pour si peu (un adultère) on traite ainsi les gens ?Mais ne seroit-ce point son épouse qu’il aime ?Sa femme ! Vraiment oui, c’est sa femme elle-même.Ce sont contes en l’air qu’il vient nous faire ici.Soyez sûr qu’elle en rit dans le fond de son ame.C’est avoir pour le sexe un furieux penchant.A la cour, à la ville, on l’a tant blasonné,Hué, sifflé, berné, brocardé, chansonné,Qu’enfin ne pouvant plus tenir tête à l’orage,Avec sa Penelope il a plié bagage.Au fond d’une province il l’a contrainte à fuir.Ils sont allés s’aimer, & bien-tôt se haïr.{p. 33}Sainfar n’a de sa vie été si malheureux :Il adore en esclave un tyran dédaigneux.Cet homme est possédé du démon conjugal.C’est un homme perdu, noyé dans son ménage,Abymé, confisqué, nul…Toute cette aventure est mise en comédie.Bon, c’est un des travers qu’il faut moins épargner ;Il n’est pas fort commun, mais il pourroit gagner.Il faut en enrageant se taire, & filer doux.Ah ! ah ! mon gendre en conte à sa femme, il l’embrasse.Mais est-ce tout de bon ? Certes l’effort est grand.
Je ne rapporte point les discours aussi mauvais de Saphie, des domestiques & du mari dans ses irrésolutions ; il faudroit copier la moitié de la piece. C’est une espèce de plaidoyer, où d’un bout à l’autre on dit le pour & le contre. A la fin, à la vérité, le bon parti a le dessus ; mais ce n’est qu’après avoir donné à la vertu les plus rudes secousses, qui doivent infiniment plus l’ébranler dans un cœur, qu’un triomphe si tardif, si mêlé, si équivoque, ne peut jamais l’y affermir.
Les comédies, dit-on, sont toûjours terminées par un mariage. C’est le dénouement légitime de toute l’intrigue, l’heureux terme des artifices des Auteurs & des Acteurs, la récompense & le couronnement de deux amans. Bien loin d’avilir ce saint établissement, rien n’est plus propre à le faire estimer & désirer, à en faciliter le succès. C’est encore enseigner à rendre innocentes & décentes toutes les démarches passionnées qui le précèdent, & dont la galanterie en eût fait des crimes. C’est une erreur, on prend le change. Ce succès, ces artifices, ces frivolités, cette récompense, ne font que dégrader le mariage, & en éloigner. D’abord ces libertés passionnées qui le précèdent, n’allassent elles pas au dernier {p. 34}crime, sont si peu innocentes aux yeux de la saine morale, que les règles de l’Église défendent aux fiancés de loger dans la même maison, pour écarter le danger des familiarités criminelles que l’occasion & la vûe d’un mariage prochain rendroient si faciles. Les fiançailles ne sont qu’une promesse dont mille événemens peuvent empêcher l’exécution. Le sacrement seul forme le lien qui ne fait des deux qu’une même chair. L’espérance d’un droit futur ne donne aucun droit présent sur la personne, & la condition que l’esprit pourroit intérieurement y mettre, ne réalise rien dans l’objet, & le consentement que l’on y donne rend le plaisir présent & réalise le péché. C’est une chimère qui pourroit légitimer tous les crimes, que le prétexte d’une condition à venir qui anticipe la dispense. Autre chimère : distinguer le dernier crime des préliminaires qui le commettent & y conduisent ; permettre l’un, & interdire l’autre. Outre le péché de la témérité qui expose à un danger évident, c’est la même nature de crime, qui ne differe que par ses divers degrés d’énormité. Les promesses du mariage ne font aucun changement dans l’état des personnes, & ne mettent aucun adoucissement dans les rigueurs de la loi. Le sacrement seul lève la barriere. On ne peut auparavant, sous aucun prétexte, la franchir sans se rendre coupable. Si des fiançailles solemnelles ne peuvent excuser les entreprises de la passion, la scene pourra-t elle les justifier par la perspective d’un mariage chimérique qui doit être le dénouement de la piece ? les Acteurs & les spectateurs trouveront-ils l’apologie de leur incontinence secrette dans la fiction d’une union qui ne peut jamais être exécutée ? leur vertu sera-t-elle bien en sûreté sous la sauvegarde d’une fable ? Quelle folie qu’un mariage en peinture sanctifie tous les désordres, ou {p. 35}éteigne les feux d’une concupiscence que tout allume ! Principe inépuisable de péché. Il faut être en garde contre elle, même dans le mariage, & sous le masque d’un personnage comique il sera permis de la goûter, de l’exciter en soi & dans les autres ! Non, non, la morale & l’intrigue théatrale n’autoriseront jamais à souiller l’imagination par de mauvaises pensées, le cœur par le plaisir du péché, ni à en courir volontairement le risque, parce qu’Arlequin à la derniere scene doit prendre Marinette pour sa moitié.
1.° La comédie efface toute idée de religion dans le mariage. Il se fait des milliers de mariages sur le théatre. En est-il un seul où l’on ait recours à Dieu, où l’on pense à la religion, où l’on parle d’Église & de sacremens ? Tout n’y respire que le paganisme, ou plûtôt l’athéisme ; car il paroît par toutes les comédies de Plaute & de Térence, que les Payens invoquoient leurs Dieux dans tous les mariages, qu’ils avoient même des Dieux exprès pour les mariages. Junon, Lucine, l’Himenée, l’Amour même & sa mère étoient chez eux des Divinités ; le flambeau de l’himen, les bandelettes étoient leurs sacremens. Le Pervigilium Veneris de Catulle, tous les anciens épithalames, qu’on imite de nos jours, étoient de vraies prieres religieuses. On ne rougissoit pas de la religion sur le théatre payen. Le théatre des Chrétiens rougit de la sienne, ou plûtôt il n’en a aucune : de quoi rougiroit-il ? Il conserve pourtant les anciennes divinités ; l’amour & l’himen, ce sont les seules qu’il révere & qu’il connoisse, & en les faisant révérer aux Payens lorsqu’il les met sur la scene, ne se fait-il pas le procès, d’exclure le Dieu des Chrétiens ? Ceux-ci doivent-ils moins au maître qu’ils adorent que les Payens ne devoient à ceux qu’ils adoroient ? Mais quoi ! la religion, les sacremens, Dieu {p. 36}sur le théatre ! vous en riez ; est-ce là leur place ? quel ridicule ! Non, sans doute, ce n’est pas leur place, & c’est de quoi je me plains. Quel corruption, dis-je à mon tour ! j’en gémis. La religion est un ridicule ! Dieu, qui est par-tout, qui a tout fait, qui conserve tout, à qui on doit tout, de qui on attend tout, est donc si déplacé qu’on ne peut parler de lui sans se faire siffler, même en traitant de mariage, l’action de la vie la plus importante, où l’on a le plus besoin de lui, qu’il a mise sous sa protection particuliere, qu’il a élevé à la dignité de sacrement, qui n’est un lien indissoluble & ne peut être heureux que par sa bénédiction ? Les Acteurs & les spectateurs sont donc bien dépravés ? il faut que l’esprit & les leçons du théatre aient donné bien de l’ascendant à l’irréligion & au vice, & que cet esprit soit bien marqué au sceau de la réprobation ; il faut que la piétié & la comédie, l’Évangile & le spectacle, soient des ennemis bien déclarés & bien irréconciliables, pour ne pouvoir entendre parler l’un de l’autre. A leur tour les Comédiens à l’Église pendant la célébration du mariage, exciteroient la plus juste indignation, par la profanation la plus criante. Non, le divorce est sans retour, la guerre est immortelle, la scène & la religion, le Chrétien & le Comédien, l’homme de bien & l’amateur, sont aussi éloignés que le ciel l’est de la terre. Le théatre Payen, dans le temps des persécutions, pouvoit-il être plus anti-chrétien que l’est aujourd’hui l’esprit théatral ? Il ne peut souffrir qu’on pense Christianisme. On trouve pourtant moyen de les concilier. Il est ordinaire aux noces des grands qu’on donne la comédie, à celle des petits qu’on y aille, & qu’après s’être fait bénir le matin par le Prêtre, on se fasse bénir le soir par Vénus, Junon & l’Himen. Pour jouer le Christianisme d’une maniere cruelle, {p. 37}les Molieres Payens n’auroient eu qu’à jouer des comédies composées de Chrétiens, où on auroit évité avec soin de parler de religion chrétienne ; d’autres où des Chrétiens auroient représenté les aventures des Dieux, les auroient chantés, loués, honorés, comme les Payens ; d’autres enfin où ils auroient passé de l’Église au théatre, des sacremens, du sermon, de la communion, de la célébration du mariage, à Amphitrion, à Omphale, à Cybelle, à Vénus, & auroient fait faire par quelque Panard un vaudeville dont le refrein auroit été, voilà le Chrétien, voilà le Magistrat, le Militaire, soi-disant catholique. C’est la pure vérité.
2.° La comédie lève tous les remords & la honte de l’adultere, en ôte jusqu’à l’idée du crime, n’en fait qu’une foiblesse & un jeu. Le nom même en a été changé en un jargon & un symbole théatral qui revient par-tout, & ne rappelle jamais l’infidélité des femmes sans faire rire. Grand nombre de comédies ne valent que là-dessus plusieurs dont le titre même est une grossiereté, & le tissu une obscénité perpétuelle. D’abord on veut faire croire que l’adultère est commun : c’est le sort inévitable de tous les maris, où est la femme fidèle ? c’est le malheur de toutes les femmes, & peut-on compter sur quelque mari ? Il n’y a que la laideur, l’infirmité, la vieillesse, qui par une triste nécessité puissent garantir une fidélité involontaire ; mais à même temps elles font pour l’autre partie une nécessité bien excusable de chercher ailleurs ce qu’on ne peut trouver chez soi. Sans doute que si on juge de tout le reste par les Comédiens & les amateurs, on auroit de la peine à dire avec Boileau (Sat. des Femmes) :
Il en est jusqu’à trois que je pourrois compter.
Heureusement tout n’est pas théatre : le plus grand nombre des époux est fidelle. Cependant {p. 38}ces déclamations lèvent les scrupules. Pourquoi se refuser ce que se permet tout le monde ? a-t-on à rougir d’un défaut général ? Mais aussi combien est à craindre un état où l’on ne peut compter ni sur soi-même ni sur les personnes que nous attachent les plus inviolables sermens ! On s’élève partout avec aigreur contre le soin que peuvent prendre les maris pour empêcher le crime : leurs craintes sont une foiblesse, leur désirs un ridicule, leur obligation une chimère, leur délicatesse une jalousie, leurs précautions des duretés & des insultes ; on plaisante continuellement sur les outrages qu’on leur fait, & sur ceux qu’ils s’attirent, & que leurs plaintes, leurs mesures, leur vigilance, ne font que hâter, en les rendant plus piquans & plus agréables. Mais pourquoi s’en offenser ? ce n’est que par galanterie dans le mari, vengeance, dédommagement dans la femme, amour de la liberté, goût naturel, besoin physique dans tous les deux ; on applaudit aux tours d’adresse qui ont sû tromper, on loue le haut ton que le coupable a sû prendre pour secouer le joug, & la patience de l’innocent qui a sû tout dissimuler. Combien comme le George Dandin de Moliere, où l’on suggère mille inventions pour se dérober aux yeux les plus perçans, & où enfin le coupable blanchi voit à ses pieds le malheureux qu’il a outragé, obligé de lui demander grace, ou se retirer battu & content ! Tout est ligué sur le théatre en faveur de l’adultère contre ceux qui oseroient l’empêcher ou se plaindre. Le ton cavalier dont on en parle suffiroit seul pour détruire l’horreur de ce crime. Dans les nouvelles Lettres Persannes, aussi impies, quoique bien moins spirituelles que les premieres, le Persan (Let. 20.) parle ainsi d’une comédie où il se trouva. Le principal Acteur représentoit un jeune éveillé qui dans deux ou trois heures débaucha trois femmes & autant {p. 39}de filles. La scène Angloise fait mourir ; mais le François a plus à cœur la propagation que la destruction. Beaucoup de Dames assistoient à cette piece modeste, & quoiqu’elles se couvrissent quelquefois de leur éventail, de peur qu’on ne s’apperçût qu’elles ne rougissoient pas, elles paroissoient charmées des exploits du Héros. Si nous accordions à nos femmes en Perse la liberté d’assister à de pareilles représentations, de quoi nous serviroient nos veroux & nos serrures ? Quand nous redoublerions nos soins, rien ne pourroit plus les retenir, & les empêcher de mettre en pratique des leçons plus agréables à suivre qu’à voir représenter. Ce Juge n’est pas récusable : la vérité seule a pû lui arracher un portrait si peu favorable & si ressemblant. Heureusement tout ne fréquente pas les spectacles, car on pourroit dire alors, comme Juvenal : Credo pudicitiam, Saturna, rege moratam in terris.
La farce de George Dandin eut une fortune plus brillante qu’elle ne mérite. Dans une de ces fêtes dont l’énorme magnificence a été le modelle de tant de contes de Fées, Louis XIV fit faire pour la jouer dans les jardins de Versailles un théatre exprès qui coûta des millions. Cette rapsodie n’a ni intrigue ni dénouement, ce n’est qu’une suite de mensonges d’une femme infidelle qui trompe effrontément son mari. Toute sa plaisanterie consiste dans les naïvetés d’un paysan, méssager de l’amant, qui découvre le secret de l’intrigue au mari même, sans le connoître, comme dans l’École des Femmes le galant se décelle au jaloux, qu’il ne connoît pas, & dans des grossieretés du mari, de sa femme, des domestiques, dont on ne riroit qu’à la Place Maubert, si la Place Maubert étoit la seule corrompue. Le scandale contre la pureté des mœurs & la sainteté du mariage ne sauroit guère aller plus loin. L’École des Femmes est moins révoltante ; c’est là une fille {p. 40}libre, ici une femme mariée qui s’oublie jusqu’à recevoir des lettres de son amant & lui donner des rendez-vous. Surprise avec lui dans sa chambre, & ensuite pendant la nuit dans un bois, au lieu d’en être couverte de confusion, elle se moque de son mari & l’insulte, & se tire si bien d’affaires par ses fourberies, qu’elle en est récompensée & passe pour une Lucrèce, & le mari est forcé de lui demander pardon à genoux, ainsi qu’à son amant, sous le bâton du beaupère, vieux gentilhomme ridicule, qui avec sa femme porte l’entêtement de sa noblesse à un excès sans vrai-semblance. L’Auteur de la vie de Moliere convient de tous ces défauts, des grossieretés des valets ; de l’excès du gentilhomme, du libertinage scandaleux de la femme, dont les démarches criminelles tournent toûjours à son avantage, en sorte qu’on est tenté d’imiter sa conduite, toûjours heureuse, quoique toûjours coupable. Il conclud par ce mot ingénieux : La piece a eu des censeurs, mais peu de critiques. Elle méritoit l’un par ses mœurs, l’autre par sa platitude. Il y avoit un autre trait de malignité : on y jouoit en entier un homme de Paris nommé Dandin, dont on avoit même pris le nom. Moliere, pour le jouer plus cruellement, fit semblant deux jours avant la piece, de l’estimer au point de vouloir la lui lire, pour le consulter. Cet homme fut si flatté par bêtise, de cet honneur prétendu, ou par sagesse affecta si bien de l’être, qu’il alla à la représentation, y applaudit hautement, & la fit valoir comme excellente, quoique la plûpart des aventures qui en font les scènes lui fussent arrivées. Moliere n’a ici d’autre mérite que d’avoir mis en œuvre ce que la médisance lui avoit appris.
L’Amphitrion, pris entierement de Plaute, à quelques changemens près, dont les uns font un crime, les autres un mérite, est, dans le moderne {p. 41}comme dans l’ancien, une apologie ouverte de l’adultère sous le nom de Jupiter, qui fait dire avec le jeune homme de Térence : Me ferois-je un scrupule de ce que les Dieux sanctifient ? Quod Divos decuit, cur mihi turpè putem ? Dans le prologue, le Dieu Mercure badine du libertinage de Jupiter, & de ses métamorphoses pour séduire les femmes qu’il aime. On lui applaudit, on le trouve heureux de se connoître si bien en plaisirs, & de savoir imaginer tant de tours, pour goûter des momens délicieux. On prie la Déesse de favoriser son commerce avec Alcmene, & de rendre cette nuit la plus longue de toutes les nuits, pour prolonger son plaisir. La nuit trouve que cet emploi n’est pas fort honnête. Mercure la rassure par ces paroles édifiantes : Un tel emploi n’est bassesse que chez les petites gens : dans un haut rang tout ce qu’on fait est bel & bon, & les choses changent de nom. Il donne ensuite ces belles leçons à la femme de Sosie : Ne sois pas si femme de bien ; un mal d’opinion ne touche que les sots. J’aime mieux un vice commode qu’une fatigante vertu. La femme, instruite à cette sainte école, s’écrie : J’enrage d’être honnête femme, on se lasse par fois d’être femme de bien. Va, va, traître, laisse-moi faire. Après avoir passé la nuit avec Alcmene, Jupiter se découvre, & du haut des cieux, pour y donner plus de poids, donne cette consolation au mari qu’il vient d’outrager :
Mon nom, qu’incessamment toute la terre adore,Étouffe ici les bruits qui pourroient éclater :Un partage avec JupiterN’a rien du tout qui déshonore,Et sans doute il ne peut être que glorieuxDe se voir le rival du Souverain des Dieux.Moi, tout Dieu que je suis, je dois être jaloux.
Tout cela n’a pas besoin de commentaire, & {p. 42}l’on croit bien que Madame de Montespan n’en fit pas un procès au Poëte. Boileau & Madame Dacier n’estimoient pas cette piece du côté littéraire, & il y a véritablement des défauts ; mais ce qui ne sera contesté de personne de bonne foi, & qui seul est l’objet de nos réflexions, c’est que c’est une piece scandaleuse qui porte les coups les plus mortels à la sainteté du mariage.
3.° Le théatre invite au divorce, & enseigne à n’en point craindre les malheurs. Seroit-il plus délicat sur la perpétuité du lien que sur la fidélité aux engagemens ? Il en loue l’usage, il en approuve les prétextes, à tous momens il en menace, & le fait accepter. Il ne tient pas à lui que le mariage ne soit pas indissoluble, par-tout il montre des femmes séparées, ou désirant de l’être, & des maris indifférens à la séparation, ou plûtôt charmés qu’elle se fasse. La loi de Moyse toléroit le divorce ; mais il fut toûjours très-rare parmi les Juifs, & quoique la loi Romaine le permît, personne n’en usa pendant cinq siecles. Ce ne fut que dans le sixieme siecle de la République qu’on commença d’en voir. Le théatre commençoit à régner. A mesure que le goût s’en répandit, ils devinrent communs, & grace à la loi Chrétienne, qui déclare le mariage indissoluble, la comédie est forcée de se borner aux séparations, dont l’usage parmi les amateurs est journalier. A peine dans ce monde comédien, qui s’appelle le beau monde, la bonne compagnie, voit-on deux mariages où l’union règne. La séparation se fait le lendemain des noces, chacun a son appartement, ses domestiques, sa table, ses amis. On ne se voit que par hasard quand on se rencontre. Les raisons des séparations théatrales ne sont pas moins frivoles. L’Évangile ne parle que d’une, c’est l’adultère, exceptâ fornicationis causà, quoiqu’à la rigueur il puisse y en {p. 43}avoir d’autres qu’il ne condamne pas, & que les Tribunaux autorisent. Celles des Romains, quoique souvent légères, avoient leur principe dans la pureté des mœurs. Sulpitius répudia la sienne, parce qu’il la trouva sans voile dans les rues ; Antistius, parce qu’il la vit s’entretenir familierement avec un affranchi de mauvaise réputation ; Sempronius, parce qu’elle alla à la comédie sans sa permission. Jules César, parce qu’elle avoit été soupçonné d’infidélité ; on prouva son innocence, mais il ne voulut pas la reprendre, & dit ce mot célèbre : La femme de César ne doit pas même être soupçonnée. Les loix de Romulus permettoient de répudier une femme qui buvoit du vin, ou qui avoit une fausse clef pour voler son mari. La scène ne connoît point de pareilles causes. De quels anathêmes seroit chargé l’insolent qui oseroit produire quelqu’un de ces griefs ? est-ce même à un mari à se plaindre ? Trop heureux que Madame veuille bien l’honorer de ses ordres & disposer de son bien ! c’est à elle seule à faire le procès, si le mari sauvage, ou trop régulier, ou trop économe, ne veut pas fournir au jeu, à la toilette, aux parties de plaisir ; s’il n’approuve la dissipation, l’amour du monde, le bal, le spectacle, la compagnie ; si maître chez lui, il ne veut pas souscrire à l’indépendance & recevoir le joug de la domination ; la seule inconstance, la diversité des goûts, la gêne bourgeoise de l’uion conjugale, l’ennui de l’uniformité, le ton du jour, &c. suffisent pour autoriser le divorce au tribunal de Thalie, & sous peine du ridicule l’arrêt souverain en est porté, & exécuté par provision. Quel respect pour le mariage inspirent ces sentimens & ces idées ? en est-il qui sur ces principes puisse maintenir la bonne intelligence & ne soit un joug insupportable que tout a droit de briser ? Quod Deus conjunxit, {p. 44}homo non separet. Bon, bon, vous nous citez l’Évangile de S. Matthieu, & notre Évangile est le théatre de Moliere.
4.° On n’y est pas plus consolé sur les peines du mariage & animé à en remplir les devoirs. On en représente le poids accablant, & les époux insupportables l’un à l’autre. L’himen est le tombeau de l’amour, il en éteint toutes les flammes, il en affadit tous les plaisirs. Ce que la passion avoit le plus désiré, peut-être uniquement envisagé, la passion même le rend à charge. Auparavant poli, caressant, doux, aimable, on devient brusque, dur, indifférent, capricieux, intraitable. Qu’on ne compte pas sur les apparences, les protestations, les sermens, l’himen fait tout évanouir. L’épouse, dans l’intention du Créateur, devoit être une compagne fidèle qui partageât les biens & les maux, les devoirs & les travaux, qui consolât dans les peines, soulageât dans les infirmités, aidât dans les affaires ; ce n’est plus qu’un objet odieux, un tyran intraitable, une source de chagrin & d’ingratitude, dont on ne peut trop tôt se débarrasser, dont le trépas est une fête, qu’on craint de retrouver jusques dans les enfers. En imposé-je ? n’est-ce pas le langage commun de tous les théatres ? Les plaintes ordinaires des maris & des femmes, les raisons du refus de tous les célibataires, tournées de mille manieres, assaisonnées de toutes les plaisanteries, les grossieretés, les obscénités, que l’imagination a fourni aux Auteurs, ou que leur mémoire a ramassé dans les halles, tout cela absolument faux dans le plus grand nombre des mariages, fût-il vrai dans quelques-uns, la religion, la patience, la soumission à la volonté de Dieu, la charité qui gagne tout, seroient pour un Chrétien une solide consolation, un trésor de mérite. Mais ce sont des idées gothiques qu’on {p. 45}n’oseroit sur la scène seulement laisser entrevoir, sous peine d’être déclaré imbécille ou tartuffe, & régalé de mille sifflets. Les obscénités applaudies font rire aux éclats, les idées de religion sont reléguées dans la cellule de quelque vieille Nonain. La femme de théatre, bien mieux avisée, ira se consoler avec son amant, & se moquer de son incommode mari.
On charge même le portrait, on exagère les peines, on grossit les fautes, on multiplie à l’infini le nombre des infortunés. Le ridicule, comme un feu dévorant, se répand sur tout de proche en en proche, consume tout, ou du moins le noircit en passant. Ainsi au lieu de consoler, on afflige ; d’adoucir les cœurs, on les aigrit ; de réunir les gens, on les éloigne. On croit d’abord le mal, on l’imagine ; les préventions que donne le théatre le font supposer par-tout, on le sent plus vivement par la crainte des excès & du ridicule dont on vient de se remplir. Personne de plus téméraire dans ses jugemens, de plus rigoureux dans sa censure, de plus emporté dans ses éclats, que celui qui juge, qui agit d’après le théatre. Une femme en revenant de la comédie est mille fois plus intraitable. Les célibataires de libertinage, si communs aujourd’hui, qui s’avisent de condamner les célibataires de religion, croient trouver leur apologie dans les malheurs prétendus des gens mariés. Voilà ce qui forme les prosélytes du célibat. Les familles font semblant de craindre les exhortations d’un Moine qui séduit les enfans & leur donne la vocation religieuse, & elles ne craignent pas les vocations théatrales que donnent les pieces & les Actrices, en les éloignant du mariage & les rendant malheureux. Pour un jeune homme qui prend le froc, il y en a mille qui prennent une maîtresse au spectacle ; pour une fille religieuse, le spectacle forme mille {p. 46}coquettes, & en les jetant dans l’incontinence, les dégoûte d’un établissement légitime, & leur en fait trouver les peines insupportables.
5.° Il est de la derniere importance pour le bonheur de la vie, comme pour le salut, de n’entrer dans le mariage que par des vûes pures & saintes, & on ne peut être heureux, si on ne met Dieu dans ses intérêts : & comment obtenir ses bénédictions, si on ne se conforme à ses volontés ? C’est de sa main qu’on doit recevoir une épouse : A Domino datur uxor prudens. La passion aveugle choisit communément mal, & mérite d’être punie par son mauvais choix. Peut-il être bon ? elle n’est touchée que des avantages extérieurs, de tous les plus fragiles, les plus dangereux, les moins compatibles avec les qualités estimables qui seules assurent une félicité mutuelle. Le théatre n’inspire que des intentions corrompues : ambition, cupidité dans les parens, pour qui toutes les vertus sont dans le coffre fort, j’ai cent mille vertus en louis bien comptés, ou qui trouve tout le mérite dans de vieux titres de noblesse, sans penser que c’est être un sot d’épouser son maître : légèreté, débauche, intrigue, passion, dans les jeunes gens ; on s’en va au bal, à la comédie, à la promenade, enchanté des graces, du son de la voix, des beaux yeux, de la danse, &c. En un mot c’est toûjours la folie ou le vice qui font agir. Aucun mariage ne se fait sur le théatre par des motifs de religion & de vertu. Y songe-t-on ? c’est le poison de tous les plaisirs, & on ne consulte pas même les intérêts de famille, les arrangemens utiles qui assortissent les établissemens, les volontés des parens, qui plus éclairés, moins prévenus, peuvent plus sagement balancer les inconvéniens & les avantages. La fougue des passions permet-elle le délai d’un examen réfléchi ? il faut tout faire & tout sacrifier pour se contenter. {p. 47}Le théatre couronne toutes ces entreprises ; le dénouement heureux de la piece est la récompense de l’intrigue & de l’artifice, le fruit de l’obstination & de la révolte, le chef-d’œuvre des fourberies d’un valet ou d’une soubrette. Il faut toûjours qu’au prix de tout, le succès de la passion en couronne les folies : & ces mariages insensés seront heureux !
La comédie de l’Avare, l’une du petit nombre des bonnes pieces de Moliere, est scandaleuse sur ces article. Sous prétexte de corriger l’avarice du père, elle prête aux enfans les sentimens, les discours & les démarches les plus insolentes, & aux domestiques les plus criminelles. Ainsi pour un vice qu’elle corrige, elle en enseigne dix encore plus grands. Toute l’intrigue consiste dans un domestique qui vole son maître, & est loué & récompensé par le fils qui veut avoir de l’argent pour fournir à sa passion (c’est la même intrigue des Fourberies de Scapin & de cent autres comédies). Le fils & la fille se flattent mutuellement dans leurs amours, complottent contre leur père, & en parlent sans aucun respect, & entr’eux, & à lui-même, le bravent, & se moquent de lui. Le fils parlant de son mariage lui dit insolemment (Act. 4. Scen. 3.) : Ce ne sont point des choses où les enfans soient obligés de déférer aux pères ; l’amour ne connoît personne. Ce qui amène deux scènes aussi maussades que scandaleuses, où maître Jacques leur cocher veut mettre la paix entre le père & le fils qui le prennent pour arbitre. Il les éloigne un peu, leur porte tour à tour la parole, les trompe tous les deux par les mensonges les moins vrai-semblables. Ils ont l’imbécilité de le croire, & de se réconcilier. Maître Jacques en triomphe. Ce grossier artifice est découvert dans le moment. Le père & le fils, plus irrités que jamais, recommencent à s’injurier comme des crocheteurs, & {p. 48}finissent la scène par ces paroles horribles, qui d’ailleurs ne servent de rien à la marche de la piece. J’y suis plus porté que jamais (le mariage), rien ne peut me changer. Laisse-moi faire, pendart. Faites tout ce qu’il vous plaira. Je te défends de me jamais voir. A la bonne heure. Je t’abandonne. Abandonnez. Je te deshérite. Tout ce que vous voudrez. Je te donne ma malédiction. Je n’ai que faire de vos dons. Et ce fils est récompensé, le mariage se fait malgré le père à la faveur du vol. Il a tombé du ciel je ne sais quel homme venu de Naples, qui reconnoît je ne sais quelle fille perdue dans un naufrage, livrée au hasard à je ne sais qui, reconnue dans l’instant, sans autre perquisition, au moyen d’un rubis & d’un brasselet qu’elle porte : Deus in machina. Ressource ordinaire à Moliere, comme à Térence, qu’il copie, lorsqu’ils ne savent plus que faire pour finir un dernier acte. C’est le nœud Gordien qu’Alexandre coupa quand il ne pût le dénouer. Tout cela n’est ni de l’esprit ni du génie ; ce n’est qu’un grossier tabarinage que Moliere avoit cent fois entendu aux pilliers des Halles, où son père avoit sa boutique, & où il avoit passé ses premieres années, & dans les provinces, qu’il parcourut vingt ans en tabarin. Dans tout cela il y a encore moins de bonnes mœurs : la fripponnerie des domestiques, l’insolence des enfans envers leurs pères, leur licence dans leurs passions, la liberté entiere de leurs mariages, sont dans la société des désordres incomparablement plus grands que les ridicules de l’avarice, fussent-ils poussés aux excès où on les porte, aussi peu vrais que vraisemblables. L’usure énorme qu’on prête au père, & qui n’est pas dans les mœurs ordinaires, est un grand mal sans doute ; mais l’énorme prodigalité du fils, qui pour contenter sa passion, emprunte de toutes mains, à tout prix, est un mal plus {p. 49}grand & plus commun, qu’on excuse pourtant sous prétexte de l’extrémité où le réduit l’avarice du père, ce qui ne l’autoriseroit pas, quand il seroit vrai, & ce qui est démenti par la piece même, où le père fournit décemment le nécessaire à ses enfans, & ne leur refuse que le superflu qu’ils voudroient pour leur vanité & leur débauche. Cette pièce & bien d’autres auroient attiré cent bastonnades à l’Auteur & aux Acteurs dans l’empire de la Chine, où le respect pour les parens est un des principes fondamentaux qui y maintient le bon ordre depuis quatre mille ans.
Riccoboni dans ses observations sur Moliere, dont il est admirateur, convient de ces défauts essentiels contre les bonnes mœurs. Il y découvre même une autre indécence : la fille de l’Avare, au risque de tout, de concert avec son amant, le fait entrer au service de son père, pour être à portée de le voir & d’en être vûe : Ce qui est contraire à la bienséance ; on ne doit jamais exposer de pareils modelles aux yeux des spectateurs. Si le théatre n’est pas fait pour inspirer la vertu (quel aveu dans un Comédien auteur & acteur !), on ne doit jamais du moins en faire une école du vice. Moliere a sacrifié les mœurs à son esprit, & son devoir à son génie. Que disons-nous de plus ? Il tâche de l’excuser, en ce qu’il n’a pû réformer le théatre tout d’un coup. Il conserve des parties défectueuses que le goût régnant soûtient encore (quel goût du vice !). Mais il n’en fit pas assez pour le rendre honnête (il est donc mal honnête encore).
Mais, dit-on, voilà bien du bruit sur la liberté du mariage des enfans de famille. Demandez si j’ai tort à tous les parens à qui les folles passions de leurs enfans causent les plus vives inquiétudes, le déshonneur, la ruine de leurs maisons ; à ces enfans eux-mêmes, lorsque leur passion rallentie ils voient l’abyme où ils se sont jetés, & sont {p. 50}ensuite plus délicats & plus attentifs sur le sort de leur famille, & plus fermes à refuser ce qu’ils avoient recherché avec le plus d’ardeur. Telles sont les loix du royaume : il n’y en a point de plus sévères que celles de France. Elles permettent de déshériter les enfans qui se marient sans le consentement de leurs parens ; elles déclarent, quant aux effets civils, ces mariages invalides, & les enfans illégitimes. Elles ne les souffrent qu’après que les filles ont accompli l’âge de vingt-cinq ans, & les garçons celui de trente, après avoir fait trois actes de respect : & chez une nation qui a des principes & une jurisprudence si rigoureuse, on applaudit des spectacles qui tous enseignent constamment aux enfans à secouer dans leurs inclinations & leurs mariages le joug de l’autorité paternelle : L’amour ne connoît personne. Je sais qu’il est quelquefois des parens bizarres qui s’opposent à des mariages convenables ; mais pour un père de déraisonnable, il est cent enfans insensés ; pour un mariage mal à propos refusé, il en est cent follement contractés par les enfans. Peuvent-ils être bénis du ciel, dont on a méprisé les ordres ? La religion & la vertu ne doivent-elles pas anathématiser un spectacle pernicieux qui apprend à violer l’un des plus sacrés & des plus importans commandemens de Dieu ? Père & mère honoreras, afin que tu vives longuement.
On abolit toutes les loix si sagement établies pour la décence & la sûreté des mariages, toutes à l’avantage des contractans & de leurs familles ; on y approuve, on y conseille, on y ménage les mariages clandestins, si rigoureusement punis par toutes les loix, pour éviter les surprises de la séduction, & arrêter l’aveugle précipitation d’une jeunesse aussi folle qu’emportée dans ses passions. C’est un commerce de galanterie qui prépare, une promesse qui assure, un malheur qui rend nécessaire, {p. 51}un enlèvement concerté, un mariage secret qui s’accomplit : conduite aussi honteuse que funeste, dont on devroit écarter jusqu’à l’idée, & donner la plus grande horreur, qui fait le sel & le dénouement de la piece. Voilà ce qui forme & consacre ce nœud sacré, ou plûtôt ce qui le souille & le profane. Pour le consentement des parens, dont la nature, la loi, la conscience, le bien public, l’intérêt du particulier, font un devoir essentiel, non seulement il n’est jamais ni attendu ni demandé, mais l’engagement est toûjours contracté & entretenu à leur insçû, ou contre leurs ordres & leur opposition, contre laquelle on se roidit opiniâtrément, révolte dont on fait un acte héroïque qui forme le nœud de la piece ; & pour tout dénouement bien édifiant & bien instructif pour la jeunesse, on se passe de ce consentement, on l’arrache par force, on le surprend par des mensonges, on trompe par des déguisemens absurdes & sans aucune vrai-semblance, comme sont tous ceux du Théatre Italien, par de faux actes d’un Notaire affidé, par un changement de nom, un parent supposé, &c. que sais-je ! par mille folies qui font aussi peu d’honneur à l’esprit qu’à la vertu de l’inventeur : & comme si un père qui reconnoît la fourberie, pouvoit être ou obligé d’y souscrire, ou assez fou pour y consentir, & vouloir au prix de ses plus chers intérêts en être volontairement la duppe.
A peine cet aveu est-il ou extorqué ou surpris de ce malheureux père, que tout est fini. Proclamations de bans, sacremens, Prêtre, priere, invitation de parenté, tout est inconnu ; nul vestige de religion & de décence, les noces se font dans l’instant sur le théatre, les violons sont tout prêts, on chante, on danse, on se divertit : la passion est satisfaite, que vouloit-on de plus ? Toutes les nations du monde, sans exception, ont fait du {p. 52}mariage une action religieuse, depuis le premier que Dieu daigna faire dans le paradis terrestre. Les Protestans même, en contestant à l’union conjugale la qualité de sacrement, que les Catholiques lui donnent d’après S. Paul & toute la tradition, du moins ne le font qu’avec religion, devant le Ministre, avec des cérémonies & des prieres religieuses. Ainsi les mariages athées du théatre blessent tous les costumes. Mais est-il de religion pour la scène ? Le bal, le repas, les discours licentieux, les plaisirs de la chair, voilà son christianisme. Cette maniere profane & cavaliere de traiter une des actions de la vie les plus importantes & les plus saintes, accoûtume les esprits à la plus grande licence, à ne plus envisager le mariage que comme une partie de plaisir, un engagement d’inclination, une liberté de satisfaire son amour. Quels fruits vont naître d’une si mauvaise semence ! nul respect pour l’État, nulle estime des personnes, nul devoir à remplir, nulle bénédiction du ciel à espérer, nul soin de la demander par la prière, nul zèle pour l’éducation des enfans, nulle piété, nulle intelligence. Prions le Seigneur que l’amour du théatre n’infecte pas davantage le genre humain ; toute la société seroit livrée au théatre, & bien-tôt renversée.
6.° Le mariage a ses devoirs & ses charges, comme tous les autres états. Il seroit donc juste que le théatre, ce grand faiseur de mariages, apprît à remplir les uns & à supporter les autres. Au contraire il les néglige ou les aggrave. Fut-il jamais question dans ses sages leçons de la nourriture & de l’éducation des enfans, du soin de son ménage, des mœurs de ses domestiques, du respect pour son beaupère & sa bellemère, de l’amitié pour ses parens & ses alliés, de la soumission pour son mari, d’une vie unie, réguliere, retirée & chrétienne ? Quels paradoxes ! quel ridicule ! {p. 53}oseroit-on y en faire la proposition ? Quel Auteur oseroit composer, quelle Actrice jouer ce rôle maussade ? On a raison, c’est pour cela même que je le dis une très-mauvaise école, où bien loin d’enseigner les devoirs, on craint d’en parler. Quel spectacle que celui de la femme forte dont le Saint Esprit a tracé le portrait ! quel contraste avec une Actrice ! La femme forte se lève de grand matin, parcourt toute la maison, s’instruit de ce qui s’y passe, met ordre à tout, règle ses domestiques, instruit ses enfans, distribue à chacun ses besoins & son travail, ne perd pas un moment ; pleine de force & de courage, de vigilance & d’adresse, le travail ne l’effraie pas, elle est capable des plus grandes choses, prend la quenouille & le fuseau, file le lin & la laine, fait à propos ses provisions. C’est un vaisseau chargé de riches marchandises. Elle ne connoît ni jeu, ni amans, ni compagnies frivoles ; elle n’est occupée ni de sa parure ni de sa beauté, elle fait la gloire de son mari, il se félicite de la posséder, tout le monde applaudit à son bonheur. Mais qui sera assez heureux pour trouver ce trésor ? Il faut aller au bout du monde le chercher. Les autres femmes amassent des richesses, façonnent leurs manieres, achettent des attraits, payent des amans ; celle-ci méprise les vaines parures, déteste toute affectation, ne veut plaire qu’à son mari. Vous l’emporterez sur-tout : le vrai mérite d’une femme est de craindre Dieu, de faire son devoir ; ses œuvres seules font son éloge.
Les couleurs dramatiques sont plus riantes, & les originaux plus amusans. Les Lucindes & les Julies sont moins rares, on ne va point les chercher au-delà des mers, on en trouve par-tout. Elles sont moins retirées : le jeu, le bal, les spectacles, les repas, le grand monde, les parties de plaisir, remplissent agréablement tout leur {p. 54}temps. Elles sont moins économes : jamais assez d’habits, de meubles, d’équipages, de domestiques ; trop d’honneur à un mari qu’on veuille bien le ruiner. Elles sont moins laborieuses : non chalamment renversées dans un fauteuil, elles font des nœuds, décident du bon goût d’un habit, médisent de tout le monde. Elles sont moins gênées : le beaupère est méprisé, la bellesœur chassée, l’ami de la maison congédié, l’enfant livré à une nourrice ou à une gouvernante. Elles ne sont pas si matineuses : on passe à midi du lit à la toilette, de la toilette à table ; mais on se couche de bon matin, au retour du bal. Le mari est moins content & moins félicité. On s’en moque ; sait-on s’il existe, que quand il doit fournir de l’argent ? La beauté est moins indifférente : on met tout en œuvre pour relever les graces, on emprunte toutes les couleurs, on étudie tous les jours favorables, on essaie de toutes les parures, on suit toutes les modes. Aussi n’est-ce pas au mari qu’on s’embarrasse de plaire. On craint moins Dieu ; le connoît-on ? On remplit moins ses devoirs ; en a-t-on à remplir ? Les domestiques sont moins réglés ; ne sont-ils pas des confidens ? Qui doute qu’on ne surpasse toutes ses rivales ! on devient célebre dans tous les cercles, on rassemble chez soi toutes les fatuités. Voulez-vous une épouse si charmante ? allez au théatre, prenez au hasard, vous ne vous méprendrez pas ; ou menez-y la vôtre, elle sera bien-tôt formée de main de maître. Les leçons qu’elle entendra, les modelles qu’elle verra, les sentimens qu’elle prendra, en feront un chef-d’œuvre de vertu, de décence, de travail. Mais si vous êtes assez bourru pour ne pas aimer ce ton d’élégance, éloignez-vous, éloignez-la du théatre, & gardez-vous d’aller jamais y chercher votre moitié.
CHAPITRE III.
Suite du Mariage. §
L’École des Maris & l’École des Femmes de Moliere, dont le fonds est pris des Adelphes de Térence & du Décameron de Bocace, & qui ont servi de modelle à vingt autres comédies, l’École des Pères, l’École des Mères, des Filles, des Garçons, des Jaloux, des, &c. semblent par leur titre promettre de sages leçons & une bonne morale sur le mariage ; mais les paroles des Comédiens, comme celles des amans, Jupiter s’en moque, perjuria ridet Jupiter ; toutes ces écoles prétendues sont l’école la plus pernicieuse pour les mœurs, singulierement pour le mariage. Ces titres sont donnés au hasard, on enseigne aussi-bien les maris que les femmes, ou plûtôt les filles, à qui on apprend à secouer le joug de l’autorité, & tromper leurs parens & leurs tuteurs par des fourberies & des mensonges, & à se faire enlever par leurs amans, & même à s’aller jeter entre leurs bras avec la plus grande indécence. Il parut dans le temps beaucoup de critiques & de contrecritiques. Moliere fit lui-même la critique de la piece, moins pour en excuser les défauts que pour en tourner en ridicule les censeurs. Elles furent attaquées du côté des mœurs ; mais le Poëte, qui ne s’en embarrassoit guère, se contente de dire dans la préface, que les rieurs ont été de son côté, qu’il y est venu beaucoup de monde, qu’il est assez vengé ; qu’il souhaite le même succès à toutes ses pieces ; & dans la critique, qu’on se rend ridicule par une délicatesse d’honneur qui s’offense de l’ombre des choses ; que celles qui font tant de façons ne sont pas estimées plus femmes de bien, qu’on est ravi de les censurer, que les détournemens {p. 56}de tête, les cachemens de visage (mots singuliers), font dire cent sottises de leur conduite. Cette défense de Comédien est un aveu du fait.
Dans ces deux pieces, dont la différence ne consiste que dans la diversité des fourberies, & ne suppose qu’un génie de détail, c’est un vieux jaloux qui voulant se marier, & craignant l’infidélité de sa femme, élève une fille dans la retraite depuis le berceau, pour en faire son épouse. Elle se moque de lui & le trompe par des mensonges & des tours d’adresse qui font le tissu de la comédie : tours, au reste, sans vrai-semblance & sans décence, aussi-bien que sans variété. Là c’est une lettre envoyée dans une boëte, ici une lettre jetée avec une pierre par la fenêtre, une fille qui parle à la fois au jaloux & à l’amant, & par une équivoque fait entendre qu’il faut l’enlever, & sans que l’imbécille s’en apperçoive, l’embrasse dans le même temps qu’elle fait baiser la main au rival. Dans l’une c’est un ami, dans l’autre un frère, qui combattent le goût du jaloux ; dans toutes les deux une jeune fille qui s’enfuit de la maison pendant la nuit, & va se réfugier dans les bras de son amant. Je n’examine pas le mérite poëtique de ces deux farces, selon moi fort médiocre, quoique ses enthousiastes les élèvent jusqu’aux nues ; je ne les regarde que du côté des mœurs, avec d’autant plus de raison, que leur titre d’école les annonce comme des ouvrages didactiques faits pour instruire, & non pas jetés au hasard pour divertir sans conséquence, & il est certain qu’indépendamment des grossieres indécences d’actions & de paroles qui révoltent les honnêtes gens & font les délices des libertins, on ne sauroit donner à la jeunesse de plus mauvaises leçons & de plus mauvais exemples. Toutes ces écoles sont de vrais scandales.
La doctrine générale qui en résulte, c’est que {p. 57}la bonne éducation des filles consiste à leur donner une entiere liberté, les laisser courir seules, sur leur bonne foi, le bal, la comédie, les compagnies, & voir qui bon leur semble, comme la Léonor, dont cette conduite indulgente a fait une héroïne, tandis que la vigilance & la retraite ont fait de sa sœur Isabelle une intrigante & une effrontée ; que le soin & l’attention à éloigner les jeunes gens des dangers du crime, ne servent qu’à leur en donner plus d’envie, & leur faire chercher les moyens de se satisfaire, & que la sévérité même qu’on a pour eux, les autorise à secouer le joug, & leur est une excuse légitime ; que ces sévères instituteurs en sont toûjours la duppe, & se couvrent de ridicule ; que malgré toutes leurs mesures, l’amour, inépuisable en ressources, rend inventifs les plus innocens, & trouve enfin mille moyens pour réussir ; qu’après tout c’est un vain scrupule de se refuser à la galanterie, mal commun, dont personne n’est exempt ; qu’il est de la sagesse de ne pas être plus sage que les autres ; qu’on ne peut compter ni sur les femmes, ni sur les filles ; qu’il faut s’y attendre, s’en faire un jeu, & n’avoir pas l’inutile foiblesse de s’en embarrasser. Ajoûtez à ces belles règles une multitude d’invectives, de sarcasmes & de grossieretés contre les maîtres, les pères, les maris, de loup-garoux, d’Argus, de Turcs, de vieux foux, de dragons, d’esclaves, de verroux, de grilles, &c. qui ne sont rien moins que des traits d’esprit, jargon dont on déclare gravement qu’il ne faut que rire, que toute la jeunesse apprend par cœur & emploie à tout moment, vous aurez une analyse exacte de l’école du théatre, & des mariages à la Moliere.
Toûjours au plus grand nombre il faut s’accommoder.Et qu’il vaut mieux souffrir d’être au nombre des foux.Ma foi, je l’enverrois au diable avec sa fraize.{p. 58}En effet, tous ces soins sont des choses infames ;Sommes-nous chez les Turcs pour enfermer les femmes ?Pensez-vous, après tout, que ces précautionsServent de quelque obstacle à nos intentions,Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête ?Et c’est nous inspirer le désir de pécher,Que montrer tant de soin de nous en empêcher.C’est conscience à ceux qui s’assurent en nous ;Mais c’est pain béni certe à des gens comme vous.Vous souffrez que la vôtre aille leste & pimpante,Vous souffrez qu’elle coure, aime l’oisiveté,Et soit des damoiseaux fleurée en liberté ;Et si vous l’épousez, vous serez complaisantJusques à lui laisser & mouches & rubans,A courir tous les bals & les lieux d’assemblée ?Oui, vraiment. Et chez vous iront les damoiseauxQui joueront, danseront, donneront des cadeaux ?Sans doute. Et votre femme entendra les fleurettes…Les divertissemens, les bals, les comédiesSont propres à former l’esprit des jeunes gens.Elle aime à dépenser, je contente ses vœux.Je sais bien ce qu’en moi feroit la défiance.Je ne réponds de rien, si j’étois votre femme.Une femme qu’on gêne, est à demi gagnée.Et tous les noirs chagrins des maris & des pèresOnt toûjours des galans avancé les affaires.C’est un champ à pousser les choses assez loin.L’un toute mon estime & toute ma tendresse,Et l’autre pour le prix de son affectionA toute ma colère & mon aversion.La présence de l’un m’est agréable & chère,Et l’autre par la vûe inspire dans mon cœurDe secrets mouvemens de haine & de fureur,Elle m’est odieuse, & l’borreur est si forte…
Cette fille ne péche pas par ignorance, elle connoît son tort :
… Je sais, dit-elle, qu’il est honteux{p. 59}Aux filles d’expliquer si librement si leurs vœux.
Elle n’agit pas moins en fille perdue, en fille de théatre :
Le temps presse, il fait nuit ; allons sans crainte aucune,A la foi d’un amant commettre ma fortune.
Elle lui fait faire le conte le plus déshonorant de sa propre sœur, on lui prête un rendez-vous infame dont elle est seule coupable. Ce dénouement n’est qu’un tissu d’infamies dont la sage Léonor dit très-vertueusement : Je sais bien qu’au moins je ne puis le blâmer. L’effrontée Isabelle a d’autant plus de tort, que son tuteur est représenté comme un parfaitement honnête homme, qui a eu les plus grands soins de sa pupille, y va de la meilleure foi, jusqu’à jouer le rôle d’un imbécille, & l’a toûjours passionnément aimée. En outrant la bêtise dans cette personne qu’il montre estimable, & poussant à l’excès l’ingratitude & la fourberie, ce prétendu grand maître a-t-il pensé qu’il affoiblit le ridicule, & rend odieuse la fille qu’il couronne pourtant par le mariage qu’elle désire ? Quel mariage ! quelle voie pour y parvenir ! quelles leçons ! Aussi la conclusion est digne de la piece.
Non, je ne pense pas que Satan en personnePuisse être si méchant qu’une telle fripponne.Malheureux qui se fie à femme après cela ;La meilleure est toûjours en malice féconde :C’est un sexe engendré pour damner tout le monde,Et je le donne tout au Diable de bon cœur.
L’intrigue de l’École des Femmes est la même. Ce sont des tours que joue une sorte à un jaloux, qui dans la crainte des infidélités ordinaires à celles qui ont de l’esprit, l’avoit exprès élevée dans {p. 60}l’ignorance, pour mettre son honneur en sûreté, en l’épousant. Le vice est si commun que les sortes ne sont ni plus vertueuses ni moins fourbes que les autres. Il est grossierement duppé, comme un imbécille, quoique d’ailleurs galant homme, homme d’esprit, & même soupçonneux & malin en ce genre, ce qui choque la vrai-semblance, quoique aimant passionnément cette fille, qu’il a prise à la campagne, & comblée de bienfaits pendant treize ans, & qu’on ne donne à ce mari que quarante-six ans. Tout cela blesse les bonnes mœurs, détruit l’esprit de générosité & de bienfaisance, en faisant voir l’inutilité des bienfaits les plus multipliés, & le risque inévitable de l’ingratitude, par une passion qui corrompt tous les cœurs & y éteint tous les sentimens.
Le dénouement est le même dans l’École des Maris. La fille s’enfuit toute seule, & se réfugie fort décemment dans la chambre de son amant, d’où elle répond avec lui par la fenêtre. Belle façon de conclure un mariage ! Ici la fille s’enfuit avec son amant, qui fait le mort. Moliere aime les fuites des filles avec leurs amans. Dans le Médecin malgré lui l’héroïne s’enfuit avec un Apothicaire, dans le Sicilien avec un Peintre, dans Pourceaugnac avec Pourceaugnac, &c. Ce sont ses portes de derriere pour se tirer d’intrigue. Il n’est pas moins semblable à lui-même en morale qu’en dénouement ; il ne fait que se répeter en d’autres termes & sous d’autres habits, & par-tout la sainteté du mariage est sacrifiée à ses bouffonneries.
Ce sont coups de hasard, dont on n’est point garant,Et bien sot, ce me semble, est le soin qu’on en prend.Voit-on pas des maris de toutes les espèces,Qui sont accommodés de toutes les espèces ?L’un amasse du bien dont sa femme fait partA ceux qui prennent soin de le faire cornard ;{p. 61}L’autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infame,Voit faire tous les jours des présens à sa femme,Et d’aucun soin jaloux n’a l’esprit combattu,Parce qu’elle lui dit que c’est pour la vertu.L’un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères ;L’autre en toute douceur laisse aller ses affaires,Et voyant arriver chez lui le damoiseau,Prend fort honnêtement ses gands & son manteau.L’une de son galant, en adroite femelle,Fait fausse confidence à son mari fidelle,Qui dort en sûreté sur de pareils appas,Et le plaint ce galant des soins qu’il ne perd pas.L’autre, pour se purger de sa magnificence,Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense,Et le mari bénêt, sans songer à quel jeu,Pour les gains qu’elle fait rend ses graces à Dieu.
Ne sont-ce pas là de belles leçons ? que ce portrait est édifiant !
Ainsi, quant à mon front, par un sort que tout mène, &c.
Une fatalité qui mène tout : c’est le catéchisme du théatre, non celui de l’Église.
Mais pour ceux que du nom de galant on baptise…
Le baptême n’est-il pas là bien religieusement placé ?
Il est dans ce pays de quoi se contenter,Car les femmes y sont faites à coqueter ;On trouve d’humeur douce & la brune & la blonde,Et les maris aussi les plus benins du monde.C’est un plaisir de Prince, & des tours que je voiJe me donne souvent la comédie à moi.
Voilà en effet la comédie ; se réjouir du vice.
Un péché, dites-vous ! & la raison de grace ?Eh pourquoi faut-il donc que le ciel s’en courrouce ?C’est une chose, hélas ! si plaisante & si douce !J’admire quelle joie on goûte à tout cela.Est-ce que j’en puis mais ? lui seul en est la cause.{p. 62}Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir !Mon Dieu ! ce n’est pas moi que vous devez blâmer.
On gâte jusqu’aux bonnes règles, par le ridicule qu’on y répand.
Du côté de la barbe est la toutepuissance.L’une est moitié suprême, & l’autre subalterne.Ce que le Soldat montre au chef qui le conduit,Le valet à son maître, un enfant à son père,N’approche point encore de la docilitéEt du profond respect où la femme doit êtrePour son mari, son chef, son seigneur & son maître.Son devoir aussi-tôt est de baisser les yeux,Et de n’oser jamais le regarder en face.Et qu’il est aux enfers des chaudieres bouillantesOù l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes.Votre ame deviendra noire comme un charbon,Et vous irez un jour, vrai partage du diable,Bouillir dans les enfers à toute éternité.Faites la révérence, ainsi qu’une novicePar cœur dans le couvent doit savoir son office.
Si un Missionnaire parloit ainsi, on diroit qu’il joue la comédie. Convertiroit-il bien des gens ? le croiroit-on bien persuadé de la vérité de la religion ?
A le bien prendre, au fonds, pourquoi voulez-vous croireQue des cas fortuits dépende notre gloire ?Non, des coups du hasard aucun n’étant garant,Cet accident de soi doit être indifférent,Et qu’enfin tout le mal, quoique le monde glose,N’est que dans la façon de recevoir la chose.Du pis dont une femme avec nous puisse agir.On peut le souhaiter pour de certaines causes,Et qu’il a ses plaisirs, comme les autres choses.
L’adultère un cas fortuit qu’on ne peut empêcher, le voir avec indifférence, s’en faire un plaisir, le souhaiter ; voilà l’école des maris & des femmes. Moliere, sa femme, sa famille & sa {p. 63}troupe pratiquoient exactement ces leçons. N’est-il pas juste qu’un grand maître appuie sa doctrine par ses exemples, & que ses admirateurs & ses élèves l’imitent ? On le donne pour un philosophe, un sage : en voilà la preuve. Puisqu’on fait honneur d’un tel maître à la philosophie, on peut croire que les sages ne rougissent pas d’imiter celui qu’ils se font gloire de s’associer.
Nous avons remarqué que George Dandin & l’Amphitrion, représentées à la Cour dans les jours brillans du règne de Madame de Montespan, étoient les apologies de l’adultère, & le faisoient passer pour un jeu dont il ne faut pas s’embarrasser, dont on doit même se faire honneur quand le Souverain des Dieux daigne être le rival. Tout le théatre de Moliere est également ennemi du mariage ; par-tout quelque infidélité dont on rit, des maris & des femmes qui s’insultent, se maudissent, se battent, dont on badine ; des enfans révoltés contre leurs parens qui s’engagent sans leur aveu, les trompent, les volent, les forcent à se rendre à leur folle passion ; des domestiques fripons, des fourbes, des hommes d’intrigue, qu’on récompense. Il ne s’y fait pas un seul mariage où l’on ne porte quelque coup mortel à la sainteté de ce lien. Supposons que tous les personnages soient des hommes réels, je ne crois pas qu’il y ait au monde de compagnie plus détestable que celle-là le seroit. Pas un seul homme de bien : si quelqu’un osoit l’être, il seroit aussi-tôt baffoué & persécuté de tous les autres. Qu’on anime ainsi les personnages de tous les autres comiques sans exception, les Valère, Lucinde, Sganarelle, Arnolphe, Lubin, Lucas, &c. de Regnard, Monfleury, Poisson, Favart, Dancourt, &c. les Colombine, Pierrot, Isabelle, Mezzetin, Marinette, Arlequin, &c. des Italiens, on ne verra qu’un tas de scélérats, de {p. 64}fourbes, de coquettes, d’adultères, d’effrontées, de jureurs, de frippons, de débauchés, de mauvais fils, de mauvais maris, &c. en un mot, la lie de le scélératesse. Voilà les modelles qu’on étale au public, les leçons qu’on lui donne, la compagnie avec laquelle on le fait commercer ; voilà ce qu’il voit avec transport, ce qu’il applaudit, ce qu’il grave dans sa mémoire & dans son cœur. Il seroit inutile de souiller cet ouvrage par un recueil des traits répandus à pleines mains dans toutes les comédies contre le mariage, on n’a qu’à ouvrir les yeux & les oreilles, on ne lira, on n’entendra que des horreurs sur cette matiere. Si les mariages dans le monde se faisoient tous sur ces modelles, cette sainte union ne seroit qu’une source d’infamies.
Je n’ai garde de soupçonner dans les gens de théatre un projet semblable à celui de Bourgfontaine, où les Jansenistes, dit-on, composèrent un systême réfléchi de déisme, & formèrent le dessein suivi de détruire la religion & les mœurs. Moliere en eût été capable ; mais je ne fais ni cet honneur ni ce tort à ses confrères. Ce peuple est trop frivole pour rassembler un corps de doctrine, il y a trop de divisions & de rivalités pour se réunir en secte, & former un parti bien lié. Aussi ne le crois-je pas assez profondément méchant pour ourdir cette chaîne diabolique ; c’est une troupe de libertins qui donnent les plus mauvais exemples, tiennent les plus mauvais discours, offrent les objets les plus dangereux, mais n’agissent qu’au hasard, par goût & par passion, sans avoir en vûe aucun plan raisonné de conduite. Cependant, comme le vice, toûjours semblable à lui-même, viole les mêmes loix, trouve les mêmes obstacles, a les mêmes intérêts à ménager, il régne sur le théatre une sorte d’accord & un systême de dépravation, tout tend au même {p. 65}but ; on sent que le démon dirige sa marche, combine les principes, fait agir les ressorts. La vraie piété comdamne les passions : on la décrie sous le nom de la fausse, on la tourne en ridicule, voilà Tartuffe. Le soin économique de son bien met obstacle à la vanité, à la prodigalité, au libertinage de la jeunesse ; décrions-la sous les dehors-de l’avarice, voilà Harpagon. La sagesse des parens s’oppose aux passions insensées : il faut mépriser leur autorité, & faire des mariages malgré eux ; faisons un jeu de l’adultère, ce n’est pas un crime, c’est un panache sur la tête des maris ; leur jalousie est un ridicule, une petitesse inutile, on n’en fait pas moins, voilà Isabelle & Agnès. Elle est contraire à leurs intérêts : l’infidélité d’une femme fait honneur, si Jupiter est le rival ; elle est très-lucrative, si c’est Plutus. Qu’au lieu de s’en tourmenter, il en profite, voilà l’Amphitrion. Il seroit aisé de lier toutes les pieces de Moliere, & en former ainsi un systême de vice. Auprès de lui les plus relâchés Casuistes sont des novices. Il semble même que pendant les quatorze ou quinze ans du règne de la Marquise de Montespan les Comédiens de divers théatres se soient donné le mot pour faire diversion aux scrupules du Roi par une quantité de pieces sur des adultères, où, comme Moliere, on n’en fait qu’un badinage. Le théatre est le plus hardi courtisan & le moins délicat sur l’objet des éloges. Qu’on parcoure les pieces jouées en ce temps-là, dans l’histoire du Théatre, l’histoire de l’Opéra, le Théatre Italien, on sera surpris de voir si souvent l’adultère sur la scène. Mais ce ne sont que des conjectures, quoique très-vrai-semblables.
Ce qu’il y a de certain, c’est que Moliere faisoit en cela sa propre apologie. Je parle d’après le Dictionnaire de Baile. Nos beaux esprits ne récuseront pas cet oracle. Seroit-il de l’équité {p. 66}de l’en croire plûtôt sur les maîtresses de S. François, de S. Dominique, que sur les amours de Moliere avec des Comédiennes ? Il n’y a point de vrai-semblance à forcer. Moliere quitta la boutique de son père & ses études, pour suivre une Actrice dont il devint amoureux, la Bejard, qui faisoit bonne fortune de la jeunesse de Languedoc. Dans la suite il en épousa la fille, dont il seroit très-difficile de dire qui étoit le père. La Bejard avoit l’ame grande ; elle assuroit qu’à l’exception de Moliere (c’est toûjours Baile), elle n’avoit souffert que des gens de qualité ; & la seule instruction qu’elle donnoit à sa fille, c’étoit de soûtenir sa noblesse, & de ne s’abandonner aussi qu’à des gens de qualité, à l’exception de Moliere. Moliere étoit peu délicat : il l’épousa, malgré la disproportion de l’âge & le filet de paternité qu’il avoit vrai-semblablement avec elle, ayant été l’un des plus assidus cultivateurs du fonds fertile qui avoit porté ce riche trésor. La jeune femme parut avec éclat sur le théatre, & se fit une foule d’adorateurs. Il apprit par expérience, autant qu’homme du monde (c’est toûjours le grand Baile), à représenter les mauvais ménages, les maris dont le front étoit peu respecté ; les plaintes, les justifications, les brouilleries, les raccommodemens domestiques, lui fournirent la matiere de plusieurs scènes où sa femme & lui jouoient tout naturellement. Le grand grief de la Moliere étoit que son jaloux entretenoit dans sa maison, à la barbe de sa moitié, la de Brie autre Comédienne, qu’il avoit aimée en même temps que la Bejart, amenée à Paris, & incorporée dans sa troupe. La petite femme le prit sur le haut ton : l’imbécille Moliere eut vainement recours, comme George Dandin, aux pardons & aux larmes, il fallut se séparer. Il s’excusoit encore en Janseniste, par {p. 67}l’ascendant invincible de la galanterie, comme il tâchoit de sauver le ridicule de son penchant, par l’impossibilité d’y résister. Voilà (continue Baile) le sort de ce bel esprit au milieu des acclamations de la Cour. Son mariage lui ôtoit l’honneur & le repos ; il n’avoit pas même la consolation de haïr la personne qui lui causoit tant de trouble. Un de ses panégyristes (l’Ombre de Moliere, Sc. 7.) lui en fait faire amende honorable. Vous voyez en moi, dit une ombre à Pluton, tout le corps des C… affligé, outragé, tout contrit des affronts publics que ce grand corps a reçus depuis que malicieusement cet ennemi juré de notre repos nous a rendus le jouet de tout le monde. Presque aucun mari qui n’ait senti les traits piquans de sa satyre, peu de familles où l’on n’en trouve de père en fils. Ce soupçon outrageant est devenu par son moyen un titre de maison. Avant sa scandaleuse médisance notre illustre corps vivoit dans la premiere innocence. Si on étoit malheureux, on l’étoit sans scandale, en son particulier. Mais depuis qu’il a dévoilé ces mystères, ce n’est plus qu’une gorge chaude des pauvres maris. Que répond Moliere ? Rien : je passe condamnation ; j’ai trop mal réussi pour me pouvoir défendre (il sentoit sa blessure). J’avoue de bonne foi que c’est un vice dont je n’ai pû corriger mon siecle. Avouons aussi que ses exemples & ses paroles n’en étoient guère le remède. Il seroit infini & inutile de citer des traits des autres Comédiens. Pour peu qu’on connoisse le théatre, on sait que sur cet article tout est monté sur le même ton & s’en fait un mérite. Dans quel asyle se réfugiera donc la sainteté du mariage ?
Le livre de Tobie nous donne un modelle accompli d’un mariage, selon l’esprit de Dieu, dont les mariages du théatre sont la parodie complette, comme tout le théatre en général n’est que la parodie, le renversement de l’Évangile. {p. 68}Je m’étonne que Racine dans sa dévotion, chargé de faire des pieces pieuses pour S. Cyr, n’ait pas traité le sujet de Tobie en forme d’opéra ou de pastorale ; il eût pû y semer des sentimens de religion autant que dans Esther & Athalie, y peindre agréablement la simplicité des mœurs antiques, y mêler quelque Léandre ou Marinette qui eût contrasté avec Tobie & Sara, & débiter sa morale théatrale, comme dans le Mysanthrope & toutes les pieces de caractère il y a quelque méchant opposé au bon, & dans Athalie & Esther on voit Mathan & Aman. La servante de Sara, qui l’insulta si insolemment, auroit pû rendre ce service. La charité du vieux Tobie, son démêlé avec sa femme, sa guérison miraculeuse, l’apparition de Raphaël sous l’habit d’un voyageur, & à la fin la reconnoissance, le départ, le retour, le mariage du jeune Tobie, l’entrevûe de Gabelus, le repas des noces, l’entrée de la jeune épouse à la maison de son mari, la conversation avec une belle-mère, &c. auroient fourni bien des scènes intéressantes. Je ne garantis pas que la piece eût réussi hors de S. Cyr, non plus qu’Esther ; on veut des passions violentes, & on ne veut pas de dévotion, ou si l’on goûte des sentimens de religion, ce n’est pas par esprit de piété. Cet esprit est inconnu à la scène, on ne les goûte que comme un sentiment noble, une idée sublime, uu objet merveilleux, qui frappe l’esprit & l’amuse. Tout ce qui ne va qu’à toucher le cœur, purifier les mœurs, ramener à Dieu, est insipide & méprisé.
La jeune Sara avoit épousé successivement sept maris qui tous libertins, & ne cherchant dans le mariage qu’à satisfaire leur passion, avoient mérité d’être mis à mort le jour de leurs noces par le démon Asmodée. Cette jeune fille, inconsolable de tant de malheurs, & confuse des reproches {p. 69}qu’on lui en faisoit, passa plusieurs jours dans la retraite, la priere & le jeûne. Voici les paroles qu’elle adressoit à Dieu. On n’y trouvera le portrait ni des Actrices, ni des Héroïnes qu’elles représentent. Vous savez, mon Dieu, que je n’ai jamais désiré de mari (& toutes en sont folles), que j’ai toûjours conservé mon cœur pur de tout désir corrompu (& toutes en sont remplies) ; je ne me suis jamais livrée aux jeux & aux divertissemens (elles ne font autre chose), & je n’ai jamais eu de commerce avec ces hommes frivoles qui se conduisent avec légèreté (elles n’en voient point d’autres). Si j’ai accepté des époux, ce n’est que de la main de mon père, toûjours soûmise a votre loi, pénétrée de votre crainte, jamais pour suivre mon inclination & mon amour (elles n’ont point d’autre guide). J’étois apparemment indigne de ces maris, ou ils ont été indignes de moi (il faudroit être au-dessous du rien pour n’être pas digne d’un Valère ou d’une Julie). Tobie de son côté se préparoit à son mariage, non par la société des libertins, les mauvais discours des domestiques, des parties de plaisir, le bal, le jeu, la comédie ; mais par la religion, l’aumône, la modestie, la soûmission à ses parens, toutes les vertus que son père avoit eu soin de lui enseigner dès le berceau : Quem ab infantia timere Deum docuit, & abstinere ab omni peccato. Ce n’est pas lui qui par goût, par libertinage, se choisit une épouse ; il l’attend de la main de Dieu, c’est un Ange qui la lui indique, la même que la loi lui destinoit. Il oppose d’abord, non des inclinations différentes, des engagemens pris ailleurs, mais seulement la juste crainte du malheur arrivé à tant d’autres. Son guide le rassure par des vûes de religion & de confiance en Dieu (Thalie enseigne une autre route). Il se soumet sans résistance. Quel moyen employe-t-il pour le succès ? Sans doute il va gagner sa {p. 70}maîtresse par des caresses & des fêtes, corrompre ses domestiques par des promesses & des présens, faire agir des amis par des sollicitations, employer des hommes d’intrigue, tromper les parens, se déguiser, cacher sa marche, &c. Non : il n’a point de comédie à jouer ; la vertu n’est pas actrice. Il s’adresse au père de Sara, & lui demande sa fille. Le père fait d’abord quelque difficulté sur le risque de la vie que l’époux va courir. Raphaël le rassure. Est-ce par des fanfaronades, par des vûes de fortune, de crédit, de dignité ? les Anges ne jouent point la comédie : il n’emploie encore que des vûes de religion. Ne craignez rien, dit-il, votre vertueuse fille est dûe à un homme qui craint Dieu : Timenti Deum debetur filia tua. Le démon n’est redoutable qu’à ceux qui abandonnent Dieu, se livrent, comme des bêtes, aux plaisirs de la chair, & n’entrent dans le mariage que pour en jouir : In eos qui conjugium suscipiunt ut libidini vacent sicut equus & mulus, habet damonium potestatem. Tout se rend à la religion, parce qu’on la croit & qu’on l’aime.
L’accomplissement du mariage est aussi peu théatral que le projet. On pense à Dieu, on parle de Dieu, on rapporte tout à sa providence, on attend tout de sa bonté, on le prie avec confiance. C’est le père de la fille qui les unit & prononce ces belles paroles que l’Église emploie dans la célébration du mariage : Que le Dieu d’Abraham, d’Isaac & de Jacob soit avec vous, qu’il vous unisse & vous comble de bénédictions. On célèbre la fête par des repas honnêtes, où l’on invite les parens & les amis. Les accompagne-t-on de danse, de musique, de spectacles, des débauches, des folies, si chantées sur la scène, poussées souvent jusqu’à l’ivresse & au scandale ? Encore une fois, les gens de bien ne sont point {p. 71}acteurs : on y bénit le Seigneur, on le remercie des biens qu’il a faits, on le prie d’accorder ses graces aux deux époux : Epulati sunt benedicentes Deum. On le commence par la prière : Que Dieu bénisse vous & toute votre postérité : puissiez-vous la voir jusqu’à la quatrieme génération, parce que vous êtes le fils d’un vertueux Israëlite, religieux & charitable. Tous répondent à cette priere pat le mot amen, ainsi soit-il, que l’Église en a emprunté, & toute la fête se passe de la maniere la plus sainte : Cum timore Dei nuptiarum convivium exercebant.
J’entends du fond des foyers ou des coulisses quelqu’un de ces Prêtres de Vénus qui font tous les jours tant de mariages, se moquer de mes noces religieuses. Je le plains d’être si étranger sur les terres de la vertu. Voici qui lui paroîtra encore plus ridiculé. La mère mène la fille à la chambre nuptiale, la fille verse des larmes amères. Une Actrice verser des larmes allant au lit nuptial ! Y pensé-je ? Sara est-elle une Actrice ? La mère, pour la consoler, n’emploie encore que cette sauvage, cette incommode religion. Ayez bon courage, dit-elle, comptez sur la protection du Dieu du ciel ; sa miséricorde changera vos larmes en joie : Dominus cœli det tibi gaudium pro tædio.
Quitterons-nous les deux époux ? Non : il va se passer une scène si sublime, si extraordinaire, que tous les Poëtes, Acteurs, Actrices, amateurs, amatrices, depuis Thespis jusqu’à Panard, n’en ont pas eu la moindre idée. Les deux époux passent la nuit en priere, & gardent pendant trois jours la continence, selon l’ordre de l’Ange. Trois jours de continence ! prieres pendant la nuit ! ordre des Anges ! Vous nous parlez des temps héroïques, il y a trois mille ans, & des bords du Tigre, à mille lieues de Paris. Voici l’ordre de {p. 72}l’Ange (sans fouiller dans le cœur des Actrices, j’ose bien assurer qu’un Ange ne viendra pas leur faire une pareille exhortation). Les trois premiers jours du mariage dans la continence (helas ! ont-elles la patience d’attendre le jour des noces ? s’embarrassent-elles même de mariage ?). Quand vous aurez épousé Sara, vous vivrez en continence avec elle pendant les trois premiers jours, & vous employerez ensemble tout ce temps à la priere : Per tres dies continens esto ab ea, & nihil aliud nisi orationibus vacabis cum ea. La premiere nuit le démon sera chassé, la seconde nuit vous serez admis dans la société des saints Patriarches, la troisieme nuit vous recevrez une abondante bénédiction pour avoir une postérité nombreuse & sainte. Ce temps expiré, vous userez de vos droits avec une intention pure & sainte, & dans la crainte du Seigneur, non par un mouvement de passion, mais par le désir de participer aux bénédictions que Dieu accorde aux enfans d’Abraham : Accipiet virginem cum timore Domini, amore filiorum magis quàm libidine ductus. Jamais Comédien n’a tenu ce langage. Aussi jamais Comédien ni Comédienne ne fut un Ange. Ces ordres furent ponctuellement exécutés. Tobie entrant dans la chambre nuptiale, au lieu des paroles licentieuses, si ordinaires dans les noces, dit : Levez-vous, Sara, & consacrons à la priere aujourd’hui, demain & après demain : Exurge, Sara, deprecamur Dominum hodie, cras & secundum cras. Pendant ces trois nuits nous nous unirons à Dieu, car nous sommes les enfans des Saints ; nous ne devons pas nous unir comme les Gentils (les Comédiens), qui ne connoissent pas Dieu. Rien n’étoit plus conforme aux sentimens de Sara. Elle se leva aussi tôt, & tous deux se mirent en priere. Tobie continue : Dieu de nos pères, que le ciel & la terre, & toutes les {p. 73}créatures vous bénissent ; c’est vous qui avez fait le premier mariage, en formant Adam, & lui donnant Eve pour compagne. Vous savez, mon Dieu, que je n’ai pas pris cette épouse pour satisfaire ma passion, non luxuriæ causa, mais pour avoir une postérité qui vous bénisse dans tous les siecles des siecles : Solâ posteritatis dilectione, in qua benedicetur nomen tuum. La jeune mariée se joignit à son époux par ces paroles : Ayez pitié de moi, Seigneur, & faites que nous vivions dans la paix, la santé, la vertu, jusqu’à une extrême vieillesse : Miserere nobis, & conserva nos ambos.
Les exhortations des deux familles ne sont pas moins vertueuses, & par conséquent moins antithéatrales. Le père & la mère de Sara, embrassant les deux époux au moment de leur départ, leur disent : Que l’Ange du Seigneur vous conduise dans votre voyage, vous fasse arriver heureusement dans votre maison, où vous trouviez vos parens dans une santé parfaite. Pour vous, ma fille, nous vous recommandons d’honorer votre beaupère & votre bellemère, d’aimer votre mari, de régler votre famille, de gouverner votre maison, & de vous montrer irrépréhensile dans votre conduite : Monentes eam honorare soceros, diligere maritum, regere familiam, gubernare domum, & se ipsam irreprehensibilem exhibere. Que tout cela est bourgeois ! Ennoblissons-nous donc. Abandonner sa maison à des domestiques, livrer sa famille à des nourrices ou des gouvernantes, ou plûtôt être sans enfans, car ils sont à charge, on crir le bal & les spectacles, passer la nuit en parties de plaisir, le jour au lit ou à la toilette, faire grand’chère, jouer gros jeu, toûjours belle compagnie & quelque amant, porter les plus riches habits, avoir un appartement différent du mari, s’embarrasser fort peu de lui, le connoître {p. 74}à peine, traiter avec mépris son beaupère & sa belle-mère, en vivre séparé, &c. voilà le bon ton, la belle morale, la noble conduite du théatre. Faut-il dire de quel côté se trouve la vertu & le vice, Dieu & le démon, le paradis & l’enfer ? Le sermon du bonhomme Tobie n’est pas moins roturier : Mon fils, payez vos dettes, ne faites pas attendre l’ouvrier qui vous a servi, que son salaire ne demeure point dans vos mains, ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait (quelle attention ignoble !). Veillez sur vous, gardez-vous de toute impureté, évitez le commerce des femmes, & hors la vôtre, craignez jusqu’à l’idée du crime (quelle puérile délicatesse !). Prenez toûjours conseil d’un homme sage, demandez la lumiere de Dieu pour être dirigés dans toutes vos voies par sa volonté (quelle lâche timidité !). L’orgueil fut la source du malheur de l’homme, que ce vice ne gâte jamais votre esprit, qu’il n’en paroisse aucun vestige dans vos paroles (quelle bassesse !). Ne perdez pas le souvenir d’une autre vie, ensevelissez mon corps lorsque mon ame aura été reçue de Dieu : Cùm acceperit Deus animam sepeli corpus (quelle petitesse d’esprit de distinguer l’ame du corps !). Faites des repas de charité sur le tombeau du juste, pour vous réjouir de son bonheur, ou le soulager dans ses peines, mais n’y admettez que les fidelles, & n’invitez jamais les pécheurs (quelle moinerie !). Ayez toûjours un grand respect pour votre mère, souvenez-vous de tout ce qu’elle a souffert & risqué pour vous, en vous portant dans son sein (discours de nourrice !). Que tous les jours de votre vie Dieu soit présent à votre esprit, gardez-vous de consentir jamais à aucun péché, & de transgresser en rien ses préceptes (minutie scrupuleuse !). Faites des aumônes selon vos facultés ; si vous êtes riche, donnez beaucoup ; {p. 75}si vous n’avez que peu, donnez même de bon cœur de ce peu. Dieu vous regardera dans sa miséricorde, & vous paroîtrez devant lui avec confiance, car l’aumône efface le péché & délivre de la mort (non pas corporelle, l’homme charitable meurt comme un autre), & préserve l’ame des ténèbres : Eleæmosina à peccato & à morte liberat, nec patitur animam ire in tenebras (encore la foiblesse d’esprit de croire l’immortalité de l’ame !). L’éducation la plus sainte avoit depuis le berceau préparé le cœur du fils, les exemples de toutes les vertus avoient constamment appuyé les leçons du père. Qu’un si saint mariage dût être agréable à Dieu & comblé de ses bénédictions ! Les mariages du théatre s’en flatteroient-ils ? Ils sont trop vicieux, pour lui plaire. Ouvrons les registres de Thalie pour en extraire la doctrine. Nous n’avons pas besoin d’en faire un dépouillement entier : elle nous abandonne la lie, c’est-à-dire, au moins les trois quarts & demi de ses nourrissons, dont la morale vaut aussi peu que le style. Avoir vû Moliere, Renard, &c. c’est avoir tout vû : tout se pique de marcher sur les traces de ces grands maîtres du vice. Il n’y a pas de nation plus copiste que celle des dramatiques. Les mêmes bons mots, mêmes jeux de théatre, mêmes idées, sentences, morale, intrigue, ressassés de mille manieres, se retrouvent par-tout. Plagiaires éternels les uns des autres, & d’eux-mêmes, les pieces, les rôles, les scènes, sont comme les Acteurs, qui ne font que changer de noms ou d’habits, se placer à droit ou à gauche, sur-tout pour le mariage, qui est le fond de toutes les comédies. Qu’on ramasse quelques plaisanteries triviales sur l’infidélité, l’indépendance, la domination des femmes, la jalousie, la honte, la simplicité des maris, la révolte des enfans, la fripponnerie des domestiques, les artifices de {p. 76}quelque intriguant, quelque mensonge pour cacher la passion, on aura vû Moliere, Poisson, Gherardi, & tous les théatres ensemble.
On demandera pourquoi j’insiste si fort sur le mariage. Parce que c’est le fond de toutes les comédies, qu’on croit pouvoir en couvrir les désordres, & en est un des plus grands, & que c’est l’action la plus importante de la vie & qui se fait le plus mal. Point d’état où il y ait plus de peines, de dangers & de devoirs : lien indissoluble, qui ne finit qu’avec la vie : obligation de travailler au salut l’un de l’autre, à celui des enfans & des domestiques, dont on doit rendre compte à Dieu, par conséquent d’instruire, veiller, corriger, édifier par une vie chrétienne : se supporter mutuellement dans ses défauts ; à quoi n’expose pas un mari une femme ambitieuse, des enfans dérangés, avec lesquels il faut passer la vie ? joindre l’usage des plaisirs permis avec l’éloignement parfait des illicites, la modération avec la liberté, le soin des biens au détachement du cœur : aimer tendrement sa compagne, sans partager ses défauts. Les douceurs qu’on s’y promet, sont bien-tôt évanouies : le repas des noces de Cana n’étoit pas fini, que le vin manqua. On peut sans doute s’y sanctifier, il y eut toûjours des mariages agréables à Dieu, il voulut même que la plus sainte des créatures (sa mère) fût mariée ; mais on ne sauroit trop dire que les plus saints motifs y doivent conduire, la vocation du ciel le décider, les bonnes œuvres y mériter la bénédiction de Dieu, & les vertus y régner. Peut-on, sans gémir, voir une action si importante pour la vie présente & pour l’éternité, abandonnée aux folies du théatre, être l’objet de ses amusemens & de ses désordres, y être traitée de la maniere la plus licentieuse, avec la morale & les sentimens les plus opposés à la religion, y {p. 77}devenir l’école du vice, le fruit de l’intrigue, la récompense des passions, y être préparée par le crime, accompagnée d’infamie, troubler enfin toute la société, & conduire à la réprobation éternelle ?
Deux mariages illustres, célébrés presque en même temps dans l’été de 1765, ont été troublés par les plus tristes événemens ; celui du Duc de Parme, par la mort de Dom Philippe son père, qui étoit dans une autre ville ; & celui de l’Archiduc Léopold, par la mort de son père, l’Empereur François I, qui étoit à la fête ; l’un & l’autre le lendemain des noces, au milieu des plus grandes réjouissances, des bals, des comédies, des festins, qu’elles changèrent en deuil. C’est un événement unique dans l’histoire. Dans le premier mariage, on venoit de la comédie, quand un courrier extraordinaire qui apporta la nouvelle de la mort du Prince, fit succéder une scène bien lugubre aux arlequinades dont on venoit de s’amuser. Le second mariage eut quelque chose de plus tragique. L’Empereur, qui quoique incommodé avoit été de tous les plaisirs, revenant de la comédie, n’eut pas le temps d’arriver à son appartement, une attaque foudroyante d’apoplexie le fit mourir subitement dans la chambre & sur le lit d’un valet de chambre, où le mit son fils, le Roi des Romains, qui étoit auprès de lui & le reçut entre ses bras, sans avoir un moment pour appeler ni Chirurgien ni Confesseur. Quel spectacle, quel coup de théatre, s’il est permis de le dire ! Ainsi fut citée au tribunal de Dieu la premiere tête du monde, au sortir d’un exercice qui n’étoit rien moins qu’une préparation chrétienne à son jugement, & un moyen d’attirer la bénédiction du ciel sur le mariage de son fils. Les nouvelles publiques, qui n’osent parler qu’à demi d’une mort si frappante, pour en adoucir la {p. 78}terreur, qu’elles ne peuvent se dissimuler, ajoûtent que ce Prince étoit très-pieux, qu’il s’étoit confessé & qu’il avoit communié le même jour, qui étoit un dimanche. Je n’ai garde assurément de révoquer en doute ni sa piété, ni ses exercices de piété ; mais il me semble que l’union de ces circonstances est fort peu consolante. La confession, la communion, la comédie, la mort subite, sont quatre choses qui ne furent jamais faites pour être ensemble. Je ne sais comment la piété du Prince a pû les accorder, & je présume que s’il avoit sçû sa derniere heure si prochaine, il eût pris d’autres mesures pour s’y préparer, que de passer de la sainte table au théatre, & du théatre au tombeau. Je doute que les plus zélés défenseurs de la scène, qui la disent la plus innocente, voulussent que sans aucun intervalle de repentir elle précédât le jugement d’un Dieu qui jamais n’a prescrit de pareils actes de religion. Mais il est écrit pour les amateurs du théatre, comme pour les autres : Tenez-vous toûjours prêts, je viendrai, comme un voleur, le moins que vous y penserez, vous ne savez ni le jour ni l’heure. Qu’opposera-t-on à ces réflexions ? ces faits sont-ils douteux, indifférens ou obscurs ?
Autre chose remarquable. Dans les descriptions de ces fêtes nuptiales qui ont couru toute l’Europe, & où par-tout l’opéra, le bal, la comédie sont des cérémonies essentielles qui doivent précéder la bénédiction nuptiale, on parle d’un opéra nouveau de l’Abbé Metastasio (Romulus & Tersine), dans lequel, quoique l’ouvrage d’un Ecclésiastique, on chercheroit inutilement quelque trait d’un mariage chrétien, & même afin qu’on ne s’y trompe pas, & qu’on ne soit pas tenté d’y chercher des vestiges du christianisme, on y joignit un ballet, apparemment du même Auteur, dont le sujet étoit : Le Mariage d’Énée avec {p. 79}Lavinie, fait par Venus. Un mariage fait par Vénus n’est certainement pas un mariage de dévotion. Je suis bien éloigné d’en faire aucune application aux augustes mariages qu’on célébroit, & où les époux, qui ne s’étoient jamais vûs, ne pouvoient être conduits par la passion, & n’agissoient que par obéissance à leurs pères ; mais je dis que c’est là l’idée que le théatre donne du mariage, & celle qu’il en a. Le mariage chez lui n’est qu’une union de plaisir, un lien de passion. La seule volupté y préside, Vénus fait tout. Tous les mariages de théatre sont faits par Vénus. La religion & la vertu n’y entrent pour rien, & jamais ne s’en mêleront.
CHAPITRE IV.
De la Médisance. §
La Baumelle (Vie de Maintenon) parlant de la représentation d’Esther à S. Cyr, fait & prétend qu’on fit à la Cour les applications les plus malignes de Vasthi, d’Aman, des Juifs, & les plus flatteuses d’Assuérus & d’Esther. Madame de Montespan & M. de Louvois, confondus dans la foule, honteux & rougissans, se trouvoient dans ces paroles :
Sans doute on t’a conté la fameuse disgraceDe l’altiere Vasthi dont j’occupe la place,Comment le Roi, contre elle enflammé de dépit,La chassa de son thrône ainsi que de son lit.… Il sait qu’il me doit tout.
Cependant ces applications manquent de justesse. Vasthi étoit une femme légitime, Madame de Montespan ne l’étoit pas. Esther étoit déclarée, non Madame de Maintenon. M. de Louvois n’avoit jamais, comme Aman, voulu détrôner Louis XIV, & perdre tout un peuple. L’Historien {p. 80}continue : Le Roi & la Reine d’Angleterre étoient ravis qu’on peignît le Pape Innocent XI, qui avoit contribué à les détrôner, comme un aveugle à qui le Diable avoit crevé les yeux :
Et l’enfer couvrant tout de ses voiles funèbres,Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres.
Ce trait est-il bien vrai ? ces sentimens sont-ils conformes à la piété reconnue de ce Roi & de cette Reine ? Dans ce même temps ce saint Pape tenoit une conduite bien différente. Pour favoriser la guerre du Roi de Pologne contre le Turc, il lui envoya cent mille florins, accorda un Jubilé pour faire faire des prieres en sa faveur, & défendit la comédie dans tous ses États, même pendant le carnaval, comme ne pouvant qu’attirer la malédiction de Dieu (La Roque, Mémoire de l’Église, L. 6. pag. 636.). Louis XIV même y fut indirectement attaqué. On y faisoit, ajoûte la Baumelle, l’apologie des Huguenots, & le procès à la révocation de l’édit de Nantes. Les Juifs, opprimés par Assuérus, étoient les Protestans punis par Louis XIV, & cette action si justement louée, étoit travestie en tyrannie & en foible crédulité ; & le Roi trop crédule a signé cet édit. Si tout cela est vrai, comme il est très-vraisemblable, Aristophane ne fut jamais ni si hardi, ni si caustique.
Au contraire, quelle flatterie outrée du Roi & de Madame de Maintenon ! Louis étoit confus, dit la Baumelle, de l’impie plainte de la piété qui faisoit valoir à Dieu même son exactitude & son recueillement à la messe ; mais il étoit charmé de se reconnoître dans la grandeur & le faste d’un Roi de Perse (cette flatterie seroit une satyre : Racine avoit-il assez l’esprit de Port Royal pour oser censurer le Pénitent du P. la Chaise ?). Madame de Maintenon étoit cette Esther qui a puisé le jour {p. 81}dans la race proscrite (la famille Protestante de Daubigné). Je ne sais si dans les circonstances de la révocation de l’Édit de Nantes c’étoit bien faire sa cour de dire la favorite Protestante, du moins c’est la louer bien élégament de dire d’elle, qui par la vertu seule captive un Roi puissant ; qui charme toûjours, & jamais ne lasse ; qui fatiguée des vains honneurs, met toute sa gloire à s’oublier elle-même ; qui dans la retraite s’occupe à cultiver des fleurs (les Demoisell. de S. Cyr), &c. Jamais la vanité fut-elle mieux flattée ? Cette Dame, exposée à tous les regards, les soûtenant avec modestie & majesté, dissimuloit par une joie ouverte sur le succès de ses élèves, celle que lui donnoient des applications si flatteuses. Le triomphe d’Esther étoit le sien. Ces applications n’étoient pas faites au hasard ; personne ne pouvoit s’y méprendre. Le Poëte n’avoit pas eu d’autre dessein : il eût manqué son but, si on eût pû ne pas les faire. Quel aveu de la malignité du théatre ! On comprend bien que Madame de Maintenon ne fut pas difficile à faire représenter de pareilles pieces. On doit juger aussi que son exemple dans ces circonstances ne met pas un si grand poids dans la balance en faveur des représentations théatrales les plus pieuses, même dans les communautés & les collèges.
Racine le fils, dans la vie de son père & l’examen de ces pieces, convient qu’on fit toutes ces applications, qui sont en effet très-plausibles, quelle qu’ait été l’intention du Poëte & de la favorite.
Or de bonne foi, des pieces qui flattent si fort la malignité, sont-elles dans l’esprit de la religion ? On a beau les déguiser par la sainteté du sujet, pris dans l’Écriture, & la piété des sentimens de quelques personnages ; cette malignité ne suffit-elle pas pour les faire proscrire ? La médisance est-elle moins condamnée par la loi de {p. 82}Dieu que l’impureté ? est-elle moins commune & moins dangereuse ? Une école de malice est aussi pernicieuse pour les mœurs qu’une école de libertinage. C’est même un trait de libertinage, & un outrage fait au Roi, de présenter sur un théatre l’idée qu’on ne pourroit trop oublier de sa passion criminelle pour Madame de Montespan. C’est l’outrager de décrier un Ministre à qui il donnoit sa confiance, & une action éclatante de zèle, dont il se faisoit gloire, & qu’il croyoit devoir à la religion & au bien de l’État, l’abolition du calvinisme. Comment a-t-on pû se flatter que quelques louanges feroient oublier ces traits injurieux ? Cette espérance même est une injure : il falloit espérer que Louis XIV, si éclairé, si attentif aux bienséances, seroit ou assez distrait pour n’y faire aucune attention, ou assez aveugle pour y être insensible. Or si jusques sous les yeux du Roi, sous la direction d’une Dame pieuse, dans une communauté religieuse, dans un sujet tout saint, un Poëte naturellement poli, doux, modeste, d’une morale sévère, & même alors converti, n’a pas épargné les personnes de la Cour les plus distinguées, un Ministre puissant, le Roi lui-même & le Pape, quelles mesures doivent garder dans un théatre public un vil amas d’Acteurs, sans naissance, sans éducation, sans religion & sans mœurs ? Aussi le théatre n’est pas moins un brigandage qu’un lieu de débauche, la charité n’y est pas plus écoutée que la pureté, on y déchire la réputation, comme on y corrompt les cœurs. On en revient cynique dans le double sens que ce mot présente. On a beau masquer les gens sous des noms de Sganarelle, de Crispin, de Lucille, comme on cache les passions honteuses sous des termes équivoques d’amour & de galanterie, ce qu’on appelle fierement réforme ; personne n’est la duppe de ce masque de verre. L’Auteur {p. 83}& l’Acteur, intéressés à ne pas le lever, seroient bien fâchés qu’il fût assez peu transparent pour donner le change.
Le théatre fut toûjours monté sur ce ton. Il n’y a presque point de comédie où quelqu’un ne soit joué, & dont on n’eût pû faire des clefs satyriques ; les Précieuses ridicules sont la satyre de l’hôtel de Rambouillet ; les Femmes savantes, de Cotin, Ménage ; George Dandin, d’un bourgeois de ce nom ; le Tartuffe, de M. de Lamoignon ; le Misanthrope, de M. le Duc de Montauzier ; Pourceaugnac, d’un Limosin de ce nom ; le Philosophe, du Bourgeois Gentilhomme, Rosaut, dont il emprunta le chapeau pour le jouer mieux ; l’In-promptu de Versailles joue les Comédiens & Boursault ; la Critique de l’École des Femmes tous les censeurs ; les Facheux toute la Cour ; le Mercure a été joué par Boursault, ce qui lui fit faire un proces ; les Folies amoureuses de Regnard, le Rendez-vous de Baron, le Pédant de Bergerac, &c. Il faudroit des volumes pour en épuiser le détail : la vie de Moliere, l’histoire du Théatre, en rapportent mille anecdotes. Il est inutile d’insister sur des faits aussi publics, aussi constans, aussi multipliés. Freron (Année Litt. 1760. Let. 10.), à l’occasion de la comédie des Philosophes, dont il fait avec raison l’éloge littéraire, convient des personnalités qui y sont répandues contre Diderot & ses consorts encyclopédiques. Il avoue, & Marmontel aussi dans son apologie, que Moliere a fait la même faute, & que s’il revenoit au monde, il adouciroit les traits de son pinceau, respecteroit davantage l’honnêteté publique, & se conformeroit aux loix de bienséance qui distinguent notre siecle. Les fautes où il est tombé, soit par la foiblesse humaine, soit par la liberté qui régnoit de son temps, ne sont pas des titres pour ses successeurs. C’est faire beaucoup de grace à notre siecle {p. 84}de le dire observateur des bienséances : assurément les trois quarts & demi des pieces qui paroissent, ne valent pas mieux que celles du siecle passé. Quoi qu’il en soit de la modestie moderne sur la galanterie, il est du moins de notoriété que notre siecle n’est pas converti sur la médisance : presque point de piece nouvelle où il n’y ait des traits malins contre quelqu’un. Freron en rapporte une infinité dans ses feuilles. N’y a-t-il pas été lui-même aussi injustement que grossierement insulté dans l’Écossoise, & ailleurs, sous le nom de Vasp, qui en Anglois signifie frêlon, guêpe, par une allusion & un jeu de mots que le siecle passé, quoique moins poli, n’eût pas trouvé ingénieux, & dont pourtant le bel esprit du siecle (Voltaire) a cru devoir enrichir le recueil de ses œuvres. Les Auteurs, les Acteurs, les Théatres entr’eux (on s’en plaint tous les jours), ne s’épargnent pas davantage ni le public. Ce sont des querelles journalieres : farces, scènes, parodies, chansons, on se satyrise à outrance. Tout est sur la scène plein de malignité, elle est aussi médisante que lascive.
Voilà donc, du moins de l’aveu de ses partisans déclarés, Moliere coupable de manquer aux bienséances & à l’honnêteté publique. Que disons-nous de plus ? Mais quel homme ! ce grand maître, ce modelle parfait, ce génie supérieur, cet homme unique, manquer à l’honnêteté publique ! Que doivent faire les autres, qui ne le valent pas & se font un devoir & une gloire de l’imiter ? & dans quel temps ? dans celui du bon goût & de la décence, où l’on faisoit sonner si haut, & Moliere lui-même, la réforme prétendue du théatre ; d’où l’on vouloit conclurre qu’il étoit permis d’y aller. Il est vrai que Freron & Marmontel disent qu’il y a aujourd’hui quelque nuance de modestie de plus. A qui le persuaderont-ils ? Carolet, Vadé, Dancour, Panard, Fagan, Blot, Favart, {p. 85}S. Foix, &c. sont des modelles de modestie. Nos Actrices, moins fardées, moins découvertes, moins vénales, sont devenues des Lucrèces ; nos Acteurs & nos spectateurs grossiront bien-tôt le catalogue des Saints. Comment le théatre moderne se prescriroit-il des règles de modestie & de charité plus sévères que Moliere ? ne joue-t-il pas tous les jours les pieces de Moliere & de ses contemporains ? ne les prend-on pas pour des modelles achevés, dont il est glorieux d’approcher ? Moliere n’est-il pas le maître par excellence ? on en a fait vingt éditions, on l’étudie, on le sait par cœur, & on l’auroit réformé ! Freron même qui rougit de sa licence, & souvent l’imite dans ses feuilles, ne le traite-t-il pas de grand homme ? Moliere un grand homme ! un corrupteur des bonnes mœurs, qui ne connoît ni la bienséance ni l’honnêteté publique ; un cynique qui se joue de tout, des hommes, de la religion, de la vertu, Cui genus humanum ludere ludus erat. Moliere un grand homme ! Le théatre, après avoir volé les pieces Espagnoles, a voulu imiter la Cour d’Espagne ; il fait des grands, le grand Corneille, le grand Racine, le grand Moliere, le grand Voltaire, le grand Panard, le grand Marmontel, &c. Il est vrai qu’il est plus traitable que le Roi Catholique ; il n’est difficile ni sur la religion, ni sur les mœurs, ni sur la preuve de noblesse.
La médisance est aussi ancienne que le théatre, ou plûtôt de concert avec la licence elle l’a formé. C’est dans la Grèce, séjour de la malignité & du vice, berceau des assaisonnemens & des embellissemens des passions, qu’on a honorés du nom de beaux arts, & qui n’en sont que l’abus, que Thalie a trouvé des modelles de plus d’une espèce. Ce ne fut d’abord qu’un divertissement d’ivrogne. Après avoir fait leurs vendanges, les {p. 86}paysans de l’Attique se livroient à la joie bachique, buvoient, chantoient, crioient, comme des buveurs dans un cabaret, se jetoient des brocards, se tournoient en ridicule, se contrefaisoient, comme nos batteliers de la Loire, du Rhône, de la Garonne, &c. qui se disent les injures les plus grossieres & les paroles les plus obscènes (dont pourtant on n’a pas honte de s’amuser ; c’est un croquis du théatre). Ils se couronnoient de pampre, & se barbouilloient de lie, digne décoration d’une telle scène : Quæ canerent agerentque per-uncti facibus rora. Un nommé Thespis, apparemment le plus fou de tous & le plus entreprenant, ne voulant pas que le monde fût privé de cet utile & noble spectacle, s’avisa de faire un théatre ambulant dans un tombereau, de promener de village en village, & de porter dans Athènes ses pieces dramatiques : Dicitur & plaustris vexisse poemata Thesois. Du tombereau il passa sur des tretaux dont il amusa le peuple. Voilà le vrai père du théatre, le premier Corneille, le premier Moliere, dont tous nos grands ne sont que la digne postérité. Que peuvent produire des paysans, des ivrognes grossiers, médisans, républicains, qui n’ont ni loi, ni décence ; & le Dieu dont on célébroit la fête, dont l’intempérance & la folie font tout le culte, l’emportement, la débauche, la malignité, jusqu’à la plus révoltante nudité, dit Horace, bon Juge & peu scrupuleux : Mox etiam agrestes Satyros nudavit & asper jocum tentavit, & potus, & ex lex. Les femmes n’étoient point encore admises dans les troupes ; depuis qu’elles en font le plaisir, la nudité des Satyres a passé aux Actrices. Quel fruit peut naître de cet arbre ! on a beau l’élaguer dans la suite, le changer de sol, améliorer la culture, il se sent toûjours de sa racine.
Là le Grec, né moqueur, par mille jeux plaisans{p. 87}Distilla le venin de ses traits médisans :Aux accès insolens d’une bouffonne joieLa sagesse, l’esprit, l’honneur furent en proie.Enfin de la licence on arrêta le cours :Le Magistrat des loix empruna le secours.
Ces folies ne pouvoient manquer d’être applaudies & récompensées. Tout ce qui flatte le vice, ne manque jamais de partisans. On donnoit un bouc au plus bouffon, soit parce qu’on immoloit un bouc à Bacchus, soit pour mieux peindre par la saleté de cet animal la nature du chef-d’œuvre dont il étoit le digne prix : Carmine qui tragico vilem certavit ob hircum. De là le mot tragédie, qui malgré l’élévation de tant de Rois & de Héros, qu’elle barbouille de la lie du vice, signifie en Grec chanson de bouc, & dont encore les vices, qui n’en deviennent pas plus nobles, pour être habillés de pourpre & montés sur de grands mots, sont le fruit ordinaire. Athènes adopta ces bouffonneries, & les embellit. Les beaux esprits travaillèrent sur ce riche fonds : Sophocle, Eurypide, Aristophane, &c. y prodiguèrent les efforts d’un génie qui méritoit d’être mieux employé. Ils en firent le théatre des passions & de la médisance : grands & petits, Magistrats & peuple, sages & foux, tout fut noté par nom & surnom, & cruellement déchiré. Il en coûta la vie à Socrate, le plus sage des Grecs. On crut en arrêter la licence en défendant de nommer personne ; mais à la place du nom, les Acteurs portoient les habits de ceux qu’ils jouoient, comme Moliere prit ceux de M. Pourceaugnac. Ils firent des masques qui les représentoient parfaitement. Des loix sévères & souvent renouvelées eurent bien de la peine à mettre quelque barriere à la médisance : In vitium libertas excidit & vim dignam lege regi, lex est accepta chorusque turpiter obticuit sublato jure nocendi. Les plus grands Philosophes ne furent {p. 88}pas plus épargnés qu’ils le sont aujourd’hui ; mais heureusement pour eux, ils n’avoient pas contre-dit leur philosophie jusqu’à se déclarer défenseurs du théatre.
On vit par le public un Poëte avouéS’enrichir aux dépens du mérite joué,Et Socrate par lui dans un chœur de nuées,D’un vil amas de peuple attirer les huées.Ce qui prépara son procès & sa mort.
On distinguoit sur l’ancien théatre trois sortes de représentations, pour lesquelles on construisoit trois scènes différentes (Vitruve, L. 5. C. 8.), savoir, la satyre, la tragédie, la comédie. La satyre est le principe & l’ame de tout, la tragédie est la censure des grands, & la comédie le ridicule des petits. Ce sont des espèces & des branches de la médisance. Elles en prirent, dit Horace, jusqu’à la mesure des vers : Archilocum proprio rabies armavit iambo, hunc socci capere pedem grandesque cothurni. Comme il n’est point de façon de satyriser plus piquante, plus divertissante, que de contrefaire les gens, de les faire agir & parler, on fit bien-tôt des pieces de théatre, qui ne sont qu’une satyre figurée & agissante. On y mêla les louanges des uns pour les rendre plus saillantes par le contraste, & leur ménager des protecteurs. On y sema des traits de morale utiles. Ce sont des couleurs riantes au tableau, pour lui donner du lustre. La médisance devint un art, elle eut des règles, & fit des ouvrages réguliers. Les bouffonneries des satyres & celles des ivrognes, aussi-bien que celles des libertins, s’accordent fort bien. Momus, Bacchus & Vénus furent toûjours d’intelligence. Ils ont leurs bons mots, leurs graces vives, animées & amusantes. L’homme est naturellement malin, sur-tout dans la débauche. Plein de défauts & de ridicules, il fournit abondamment à la satyre. On aime à {p. 89}contrefaire & à voir contrefaire les autres ; & la populace même dans ce tas d’ordures qu’elle vomit, lâche souvent des traits pleins de sel, des saillies ingénieuses & agréables, dont un bel esprit se feroit honneur. Tout se perfectionne : il y a bien loin des chansons du Pont-neuf aux satyres de Boileau, des convulsions des Bacchantes aux ballets de Pecourt, & de Thespis à Moliere, quoique ce soit le même esprit, & l’un le germe de l’autre. Il ne faut que quelque cerveau mieux organisé, pour embellir le spectacle, aiguiser le trait, faire une batterie réguliere de médisance, comme de l’arc & de la fronde on en est venu au canon & aux bombes. Thespis, qui alloit de village en village gagner un bouc, seroit bien étonné, s’il revenoit au monde, de voir les tombereaux devenus l’opéra & l’hôtel de la comédie, & lui-même Corneille & Baron. Le théatre veut si bien qu’on connoisse ses mœurs & sa malignité, qu’il a peint son génie & ses talens sous l’emblême de Satyres avec des pieds de chèvre, des cornes, des oreilles pointues, un masque à la main, un ris caustique, des attitudes indécentes. Ces armes parlantes, ces symboles naïfs, par-tout répandus, le caractérisent parfaitement. Les Satyres ne sons plus de Divinités fabuleuses. Qu’on ne les cherche pas dans les forêts, où l’antiquité les réléguoit ; ils sont sur le théatre. On a même renchéri sur l’antiquité, qui ne connoissoit point de Satyresses, quoique quelques Peintres se soient avisés d’en peindre, & que M. de Piles, dans ses Conversations sur la Peinture, en parle. Le théatre en est bien fourni : ces demi-Déesses sont très-bien assorties à leurs demi-Dieux.
La Grèce avoit un genre de drame inconnu parmi nous, la tragédie satyrique, que le seul plaisir de la médisance avoit introduit. C’étoit un mélange de comédie & de tragédie. Il paroissoit {p. 90}à même temps sur la scène des Héros & des bouffons, agissant & parlant, ou ensemble, ou alternativement, dont l’un contrefaisoit, parodioit & ridiculisoit l’autre. Tel est le Cyclope ou Poliphême d’Euripide. Ce goût bizarre, cet assemblage ridicule n’a pas fait fortune chez les autres nations, où l’on a assez constamment séparé ces deux genres. Il y en avoit pourtant bien des traits dans les anciens Mystères, où les choses les plus saintes étoient souvent défigurées par des grossieretés & même des indécences révoltantes ; ce qui étoit moins des traits malignement réfléchis, que la grossiere simplicité des temps. Il en reste encore beaucoup en Italie & en Angleterre, où les choses les plus graves, les plus touchantes, sont mêlées ou suivies de bouffonneries de Tabarin. Nous en avons aussi dans des conversations de valets, de soubrettes, de paysans, qui se mêlent aux scènes les plus sérieuses, dans la farce qui suit la tragédie, dans les chœurs, les danses, les fêtes, les pantomimes qu’on y entremêle, par exemple, dans la Princesse d’Élide de Moliere, où les Princes & les foux vivent très-familierement ensemble. Les tragi-comédies dans le siecle passé étoient aussi un composé de dignité & de gaieté, de personnages illustres & d’événemens réjouissans, & dans le vrai la vie humaine n’est qu’un tissu des choses les plus discordantes. La gravité & le ridicule, les affaires importantes & les jeux d’enfans, la magistrature & la comédie, la pourpre & un jeu de cartes, la morgue & les petitesses, les hauteurs & les bassesses, le bel esprit & les platitudes, &c. sont des pieces de tous les jours. La comédie est dans la maison plus qu’au théatre. D’un autre côté, l’homme, naturellement malin, s’est toûjours plû à voir le mal de ses semblables, ne fût-ce qu’en peinture. Il alloit avec fureur aux combats des gladiateurs & des bêtes, où l’on se {p. 91}tuoit ; il s’amuse de la vûe des supplices, des événemens tragiques, des batteries, des querelles, des injures de la populace ; il se repaît avec volupté de la satyre, de la médisance, des railleries où l’on déchire la réputation, &c. ce qui fait un des plus grands plaisirs & un des plus grands désordres du théatre, puisque rien n’est plus opposé à la religion, à la vertu, au bien de la société, que d’entretenir dans l’homme cette passion meurtriere.
La comédie fût-elle absolument purgée (ce qui n’arrivera jamais) de toutes les personnalités satyriques, elle seroit toûjours dangereuse du côté de la médisance. Une comédie est une médisance continuelle, tous les Acteurs y médisent les uns des autres, le fils décrie son père, la femme son mari, le domestique son maître, &c. On y décrie tous les états, tout le genre humain. Rien n’est épargné. C’est son esprit, son emploi, sa vie, son plaisir. C’est un tissu de traits piquans, de récits malins, de rencontres plaisantes, de chansons mordantes, de portraits ridicules d’après nature. C’est une troupe de cyniques qui rient de tout, & ne cherchent qu’à faire rire. Plus une piece est remplie de sel & de bons mots, plus elle plaît. On charge même les caractères, on les contraste, pour en faire mieux sentir les défauts, & donner matiere au ridicule. Est-ce là la charité chrétienne dont S. Paul fait le portrait, le lait & le miel qui coule de ses lèvres ? Elle ne se fait pas un amusement du mal : Non gaudet super iniquitate. Mais ces traits ne tombent sur personne. On se trompe : ils tombent sur une infinité de gens, auxquels chacun des spectateurs en fait l’application. En sont-ils moins malins & des leçons de malignité ? Ils font voir des défauts qu’on n’avoit point apperçûs, & font juger & condamner ce qu’on avoit pardonné ; ils apprennent {p. 92}à trouver & à répandre le ridicule ; ils familiarisent avec la médisance, si commune & si criminelle, & qui n’en devient que plus agréable par la plaisanterie dont on l’assaisonne. C’est fournir la matiere, donner le pinceau & les couleurs, & former le peintre. A cette source féconde l’homme le plus borné va s’aguerrir, le caractère le plus doux va se nourrir de poison ; à cet attelier, à cet arsenal public de médisance, toute une ville va se fournir d’armes dont il se fera mille blessures, les aiguiser, apprendre à les manier, & enfoncer le poignard en riant. Les Comédiens sont des maîtres en fait d’armes : le théatre est une salle d’armes, où s’exerçant sur des personnages fabuleux, comme avec le fleuret, on enseigne à donner des coups mortels à des personnages véritables. Il est aisé de sentir dans son style un habitant de ce climat cynique, monté sur le ton de la causticité, par l’esprit qu’il y a pris. Qu’il est habile & fécond à saisir, à inventer, à répandre le ridicule ! Il est formé de main de maître sur les débris de la charité, dont on lui a fait perdre jusqu’à l’idée à l’école de la plaisanterie.
On se plaint que le François a l’esprit railleur & satyrique. Ne lui en donne-t-on pas publiquement des leçons ? ses oreilles ne sont frappées que des médisances, ses yeux que des ridicules qu’on lui montre avec tout l’art des plus grands maîtres. Les pieces, les représentations qui les mettent dans le plus grand jour, sont des chef-d’œuvres. La fortune & la gloire y sont attachés. Tel est en effet le goût nationnal, qu’il seroit utile au public d’affoiblir & de corriger. Que le théatre est pernicieux ! il entretient, il augmente cette passion dominante. La vie Françoise est une comédie, la comédie n’est que la vie Françoise sur le théatre. Toutes les conversations ne sont {p. 93}que des médisances & des plaisanteries, ses amusemens des vaudevilles, des chansons, épigrammes, libelles, &c. on se venge, on se console par un bon mot. Tout François est Poëte satyrique :
La colère suffit, & vaut un Apollon.
Le Soldat chante son Officier & son camarade ; le Seigneur à la Cour fait un couplet contre son concurrent & son Prince ; l’Écolier au Collège chansonne son Régent & son condisciple ; la Harangère dans les halles, le Paysan à la campagne, criaille ses grossieres gentillesses. Les libelles sur toute sorte d’objets font gémir la presse, ils se débitent rapidement, ils font la fortune des Lioraires, on se les arrache ; il y a trente ans qu’aux dépens de la religion, de la décence, de la vérité, il se débite régulierement chaque semaine dans toute la France, au vû & au sû de tout le monde, une gazette dont la malignité fait tous les frais, tout le succès & tout le mérite. Tout sert à la plaisanterie, estampes, emblêmes, rubans, coëffures, tapisseries, &c. Les mains de Midas changeoient tout en or, les mains des François transforment tout en raillerie. Tout François est Acteur, toute Françoise est Actrice, sur-tout dans les provinces méridionales, où un soleil ardent augmente la vivacité. Quand le goût du spectacle s’est répandu, il n’a fallu que battre la caisse, il s’est formé de toutes parts cent troupes d’Acteurs pour les théatres particuliers ou pour les publics. Tout est pantomime, les yeux, les mains, la tête, la posture, le ton de la voix, le tour de la phrase, le souris, la démarche, tout peint, tout est imité ; maîtres, amis, parens, gens graves, stupides, savans, &c. rien n’épargne, rien n’est épargné. La France est un grand théatre où tout joue la comédie. Aucune nation n’a si bien réussi dans l’art dramatique, aucune n’a composé tant de pieces, & de tant d’espèces ; & {p. 94}quoique le très-grand nombre soient mauvaises, aucune nation n’en a composé tant de bonnes, & de si bonnes. Un amateur en tireroit vanité. Je l’avoue en gémissant, aucune nation n’a fourni tant de Comédiens & de si habiles, tant de spectateurs & de lecteurs, & de si éclairés ; j’en rougis pour ma patrie, aucune n’a imaginé tant de genres de décoration, de machines, de spectacles, aucune n’enfante tant de musiciens, instrumens, danseurs, sauteurs, machinistes, tabarins, &c. Tous les théatres de l’Europe sont pleins de François, toutes les autres nations ensemble n’ont ni autant ni si bien écrit sur les règles & l’histoire du théatre, n’en ont si bien connu les beautés & critiqué les défauts, jusqu’aux Jesuites, dont les trente provinces répandues dans l’univers n’ont pas eu autant de maîtres du théatre que la seule province de Paris. Non contente des richesses nationnales, si des futilités aussi dangereuses que méprisables sont des richesses, la France a adopté, traduit, copié tous les autres drames, Grecs, Latins, Anglois, Italiens, Espagnols, Chinois, Iroquois, &c. Elle est insatiable de spectacles, la seule histoire des folies du théatre François, poussée seulement jusqu’en 1721, a fourni quinze volumes à MM. Parfait, la suite jusqu’à nos jours en fourniroit aisément quinze autres, si la honte de voir au grand jour de l’impression les folies de tant de personnes vivantes, n’avoit fait prier les Auteurs de discontinuer leur ouvrage. L’histoire de l’Opéra, du Théatre Italien, de celui de la foire, forme encore plusieurs volumes, sans compter tant de théatres des villes de France, dont les anecdotes, si on daignoit les recueillir, feroient une suite immense. L’histoire de France n’a pas fourni tant de volumes à Mezeray. Enfin, pour ne rien perdre de cette gloire brillante, la nation paye chèrement un Mercure & plusieurs Journalistes {p. 95}pour en ramasser ponctuellement & étaler pompeusement les petites étincelles :
Le François né malin forma le vaudeville :La liberté Françoise en ces vers se déploie.
Il n’est pas étonnant qu’une nation médisante par caractère, aime si fort l’art de médire, & la médisance mise en action, parée de toutes les graces les plus piquantes, & fondue avec la galanterie, autre sel qu’elle ne trouve pas moins piquant, & que le théatre à son tour souffle, attise, alimente ce feu. Mais il est surprenant qu’on ne sente pas que le bien public demande qu’on arrête cette funeste source de désordres, & qu’on souffre des jeux qui l’ouvrent à tout le monde, font boire de ses eaux, & en donnent le goût. Les Prédicateurs auront beau prêcher, l’Évangile aura beau enseigner la charité, tandis qu’on ira prendre au théatre des leçons de moquerie, des modelles de médisance. Les gens sages, à la vérité, méprisent ces traits de malignité ; mais ils font des plaies profondes à la plûpart des hommes.
Sans prendre ici le ton de Prédicateur, est-il douteux que la médisance ne fasse de très-grands maux, & ne soit un grand péché ? C’est une injustice : l’honneur est un bien précieux, qu’il n’est pas plus permis d’enlever que de dépouiller des autres biens. C’est un meurtre : la réputation est une vie morale dans l’esprit & le cœur, l’estime, l’amitié, la confiance des autres ; le décri est un coup mortel. C’est une cruauté : on prive par là de toute la douceut de la société, souvent de la fortune, de l’état, d’un établissement. C’est un scandale pour tous ceux qui l’entendent, soit en leur découvrant le mal qui en est l’objet, soit en leur montrant l’exemple de sa malignité, leur faisant boire le poison, & leur enseignant à le répandre. Le médisant est un lâche qui attaque en son absence un infortuné qui n’a pû ni se mettre {p. 96}en garde, ni parer les coups qu’on lui porte ; un traître, si c’est un ami qu’il flétrit ; un tyran, s’il opprime le foible ; un insolent, s’il ose s’en prendre à son supérieur. Ce sont les motifs les plus criminels. La vengeance déchire un ennemi, l’ambition renverse un concurrent, l’envie ne peut souffrir de rival, la malignité se repaît du mal des autres, l’impiété blasphême la religion dans ses Ministres, la vertu dans ses disciples, la foi dans ses défenseurs, la révolte attente sur l’autorité dans ceux qui l’exercent, sur les droits de la société, en troublant la paix par les divisions qu’elle y seme, les guerres qu’elle y entretient. La médisance met obstacle à la piété, en la décriant, & décourage les ames foibles par la honte & la crainte du ridicule qu’elle y attache ; elle arme les vices par les traits envenimés d’une langue licentieuse qui les favorise tous, que tous lancent, dont tous se repaissent. La passion est également dans ceux qui l’écoutent, dans ceux qui débitent la médisance, & l’aliment & l’instrument de la méchanceté : Mors & vita in manibus linguæ. Pour en bien sentir l’énormité, faites vous-en l’application. Voudriez-vous être l’objet des discours malins que vous tenez ? votre sensibilité, vos plaintes, votre ressentiment contre ceux qui vous flétrissent, ne condamnent-ils pas votre injustice à flétrir les autres ? n’est-il pas juste que vous soyiez mesuré à la même mesure, & qu’à votre tout vous ne soyiez pas plus épargné ? Je ne parle que de la médisance, qui ne découvre que des vérités cachées à ceux qui l’entendent. Que sera-ce, si on y ajoûte l’énormité de la calomnie, qui par un mensonge déshonorant impose de faux crimes à l’innocent, ou fait disparoître de vraies vertus ? méchanceté réfléchie, inexcusable, contre laquelle réclament la droiture & la vérité. Que sera-ce, si par les exagérations, les soupçons, les {p. 97}tours captieux, le ton de certitude, on fait glisser la calomnie jusques dans les vérités même que l’on débite ? inconvénient inévitable : il n’y a pas de médisance où il n’entre de la calomnie : Omnis homo mendax. Que sera-ce enfin, si revenant à soi par les principes de la religion, de la charité & de la justice, on reconnoît enfin l’obligation de la réparation de la médisance, sous peine de damnation, autant & plus étroite que celle de la restitution des biens, & à même temps la difficulté de la faire, & quelquefois l’impossibilité morale d’y réussir ? Pour peu qu’on aime son salut & celui du prochain, peut-on se dissimuler ou voir avec indifférence ces maux extrêmes, & applaudir au théatre, qui les multiplie, les perpétue, les rend dominans & irréparables ? Oublions, si l’on veut, tous les autres désordres ; celui-ci suffit pour le faire abolir. On accuse les femmes d’être plus médisantes que les hommes. Il est certain qu’étant plus vives, plus vindicatives, plus artificieuses, & leur foiblesse ne leur permettant point de manier d’autres armes, elles doivent être plus exercées, plus rusées, plus animées, plus opiniâtres dans cette sorte de guerre. J’ai droit d’en conclure qu’elles doivent encore plus s’abstenir du théatre, & qu’il est de l’intérêt du public de le leur interdire.
Ce ton de causticité, qui est le ton du siecle, & que le siecle a pris au théatre, est celui de l’impiété regnante. La religion a toûjours eu des adversaires ; mais on ne l’a attaquée que d’une maniere grave & sérieuse, par l’érudition, le raisonnement, l’autorité. On voit dans les anciens hérétiques quelques railleries, mais en très-petit nombre. Les Protestans se sont livrés à des calomnies atroces, à des injures grossieres : c’est le style de Luther & de Calvin ; mais tout est sérieusement traité. Melancton, Kemnilius, {p. 98}Daillé, Aubertin, Blondel, Claude, Beze lui-même, quoique Poëte, ne dégradent pas la religion jusqu’à en plaisanter. Mais les plaisanteries sont aujourd’hui les seules armes que l’irréligion sait manier, elle ne s’en sert qu’avec trop de succès ; on aime à en être blessé, on aide à enfoncer le glaive. Peu de lecteurs sont capables de suivre un systême, de saisir une preuve, une objection, une réponse ; tout sait railler, tout aime à rire, on se moque des Saints & de leurs vertus, des Ministres & de leurs fonctions, des cérémonies & de leur signification, des mystères & de leur profondeur, du Pape & des Évêques, & de leurs décisions, de leurs règlemens, de leur pouvoir, de leurs censures. On tourne en ridicule l’ancien Testament, les mœurs des Patriarches, les visions des Prophètes, la physique de Moyse, les histoires, le style, les expressions des Écritures, en un mot toute la religion. Voilà la tournure qu’a pris l’irréligion dans tous les esprits depuis que l’école théatrale est fréquentée. Qu’est-ce que le Dictionnaire de Baile, ce fameux cours de pyrrhonisme, si impie, si obscène, si séduisant, si dangereux ? C’est la satyre de l’univers. Voilà son vrai mérite, voilà ce qu’on y dévore, ce qu’on en retient, ce qu’on en débite, & dont on se fait honneur. Ce n’est ni à sa subtile dialectique, ni à sa profonde métaphysique, ni à sa savante théologie, c’est à ses sarcasmes qu’il doit toute sa vogue. Qu’est-ce que le Dictionnaire philosophique, où Voltaire a versé toute la lie de ses ouvrages & de ceux des autres impies ? C’est la dérision ouverte des choses saintes, rangée par ordre alphabétique. Que sont les Lettres Persannes, Juives, Chinoises, Cabalistiques, &c. qu’un ramas de tout ce que la malignité a imaginé de méprisant & d’ironique contre le christianisme ? Toutes les richesses théatrales ne sont que l’assemblage de toutes les méchancetés {p. 99}qui ont été dites contre l’humanité, & c’est dans ce trésor que les gens sans religion vont aiguiser leur langue & tailler leur plume, puiser le fiel, & prendre la tournure qu’ils vont follement mettre en œuvre contre le ciel.
Finissons par un trait singulier du Dictionnaire philosophique, v. Athéisme, qui confirme tout ce que je dis, quoique peu juste en bien des choses. Aristophane, que les Commentateurs admirent parce qu’il étoit Grec, ne songeant pas que Socrate étoit Grec aussi, Aristophane fut le premier qui accoûtuma les Athéniens à regarder Socrate comme un athée. Ce Poëte comique, qui n’est ni comique ni poëte, n’auroit pas été admis parmi nous à donner des farces à la foire (cela n’est pas juste). Il me paroît beaucoup plus bas & plus méprisable que Plutarque ne dépeint ce farceur. Le langage d’Aristophane, dit Plutarque, sent son misérable charlatan. Ce sont les pointes les plus dégoûtantes ; il n’est pas même plaisant pour le peuple, & il est insupportable aux gens d’honneur. On ne peut souffrir son arrogance, & les gens de bien détestent sa malignité. C’est là le Tabarin que Madame Dacier, admiratrice de Socrate, ose admirer ; voilà l’homme qui prépara de loin le poison dont des Juges infames firent périr le Philosophe le plus vertueux de la Grèce. Les Cordonniers & les Couturieres d’Athenes applaudirent à une farce où l’on représentoit Socrate élevé en l’air dans un panier, déclarant qu’il n’y a point de Dieu, & s’accusant d’avoir volé un manteau. Un peuple entier dont le mauvais gouvernement autorisoit ces infames licences, méritoit bien de devenir l’esclave des Romains, & de l’être aujourd’hui des Turcs.
CHAPITRE V.
Du Mensonge. §
L’un des traits de malignité le plus pernicieux à la société, c’est l’esprit de mensonge. Dès que le théatre parut, il fut accusé par le plus sage des Grecs d’en être une dangereuse école. Le misérable ivrogne Thespis, après avoir couru la campagne, barbouillé de lie, dans le temps des vendanges, comme le gros Silène, s’avisa de paroître dans la place publique d’Athènes, d’abord dans un tombereau, & ensuite monté sur des treteaux, de chanter des chansons, & dire des bouffonneries. La populace, que le moindre bruit attire, s’assembla en foule autour de lui. La nouveauté du spectacle, les folies dont il amusoit, la légèreté, l’oisiveté, lui donnèrent de la vogue. Qui n’auroit cru sans conséquence des extravagances d’ivrogne ? Le sage Solon en pensa autrement ; il voulut voir cette nouveauté, & la jugea tout-à-fait contraire aux bonnes mœurs. Il en fut alarmé, & sentit que toute la sagesse de ses loix ne feroit jamais autant de bien que ces jeux malins feroient de mal. Il fut en particulier frappé de la plaie qu’ils avoient faite à l’esprit de droiture & de sincérité qui doit régner dans le commerce de la vie ; il manda le débutant Thespis, lui en fit de vifs reproches, & lui dit entr’autres choses : N’as-tu-pas honte de mentir devant tout le monde ? Le bouffon lui répondit ce qu’on répond encore : Ce n’est qu’un jeu sans conséquence. Le judicieux Législateur, dont les vûes profondes en pénétroient les funestes suites, lui dit, frappant la terre de son bâton : Tu te trompes, ces jeux sont plus pernicieux que tu ne penses ; après avoir appris à mentir par amusement, nous nous ferons un jeu, une habitude de mentir dans les affaires {p. 101}les plus importantes. Plut. in Solon. Les Lacédémoniens, plus sages, ne voulurent jamais souffrir le théatre dans leur ville, non plus que la République de Genève, & dûrent à cette utile police la conservation de la franchise, de la fermeté, de la pureté des mœurs qui les faisoient admirer, tandis que les Athéniens, comme Solon l’avoit prévû, devinrent si menteurs, que leur duplicité passa en proverbe. C’est par cette raison que le théatre n’a pas fait fortune en Suisse.
Tertullien fait le même reproche à la comédie. C’est un mensonge perpétuel, dit-il, des personnages feints, des événemens fabuleux, des discours supposés, des Dieux, des Déesses imaginaires, des enchantemens, &c. Le Dieu de vérité qui a défendu si rigoureusement tout mensonge, peut-il approuver ce tissu de déguisemens ? La sincérité & la simplicité chrétiennes sont bien étrangères dans le pays des fables. Formées à l’école d’un Dieu, qui dit, Je suis là voie, la vérité, la vie ; ne répondez que par un oui ou par un non, tout ce qui est au-delà vient d’un mauvais principe, comment ces vertus pourront-elles ne débiter que des mensonges, n’offrir que des illusions, ne se montrer que sous le masque ? On sent bien que S. Augustin, qui dans les trois livres qu’il a écrits contre le mensonge, démontre que tout mensonge, même le plus léger, est un péché, ne doit pas être plus favorable à l’art de mentir & de parer le mensonge des couleurs de la vérité, non plus qu’à la passion aveugle qui se plaît à se repaître de la fausseté. La plûpart des Peres comparent les hérétiques à des Comédiens qui par un air de zèle & de réforme cherchent à en imposer ; & Tertullien, par une autre comparaison qui revient au même, compare les Comédiens aux hérétiques, parce que les uns & {p. 102}les autres ne croient & ne débitent que des fables. Il pouvoit ajoûter, parce que les fables des uns & des autres portent des coups mortels à la religion & aux mœurs, l’hérétique ouvertement par un parti formé, & un systême réfléchi de doctrine, le Comédien sourdement par l’insinuation du plaisir, le ridicule apparent de la vertu, l’exemple réel du vice. Cùm Histrioues allegoricos gestus accomodant canticis, alia longè à præsenti, & tamen congruentissimè exprimentes ; sic Hæretici easdem parabolas quò volunt tribuunt, non quò debent, ipsas materias confixerunt doctrinarum. De Pudic. C. 8. Il est vrai que cet ouvrage a été composé par Tertullien depuis son hérésie ; mais, comme remarquent Pamelius & Rigaltius, ce passage a toûjours été cité avec éloge, & renferme très-exactement la vérité.
Le faux dans les romans mérite le même reproche. Il forme un esprit faux dans les lecteurs, comme le théatre dans les spectateurs ; il leur apprend à mentir, & les accoûtume à se payer de mensonges, c’est-à-dire, les rend imposteurs & duppes. Les intérêts de la vérité ne sont pas moins blessés que ceux de la société, par le déguisement qui trompe, que par la crédulité qui se laisse tromper. Un homme amoureux fait des folies pour une femme. Voilà un roman. Ces faits fussent-ils véritables, vallent-ils la peine d’être transmis à la postérité ? Mais tout y est faux. Quel est cet homme ? quelle est cette femme ? C’est un Alcidamis qui n’a jamais été, un Amalazonte qui n’est pas plus réelle, dans un pays & dans un temps qui ne furent jamais. Ce phantôme, pour obtenir un autre phantôme, a eu des aventures, tenu des discours, formé des intrigues, commis des crimes, qui n’ont pas plus de réalité ; il a combattu des ennemis & des rivaux imaginaires, a été applaudi par un Prince, par un peuple {p. 103}aussi chimériques. N’est-ce pas, comme Cirano Bergerac, s’aller promener dans la lune ? Cet astre en effet a plus d’influence qu’on ne croit dans le pays de Romancie & sur les peuples dramatiques. On se plaint que les nourrices gâtent l’esprit des enfans, en les berçant de contes frivoles. Quel plus mauvais lait à faire succer que le mensonge ? que sont donc les Zazimi, les Zulima, les Zaïre, les Zaïde, les Zeneide, que des contes dont des hommes faits ont la foiblesse de se bercer, & qui leur gâtent l’esprit & le cœur ?
Je sais bien que personne n’y est trompé. On ne croit pas voir sur le théatre un Cyd, un Alexandre véritable ; on sait que ce n’est qu’un vil Acteur, dont la majesté s’évanouit dans les coulisses ; on ne croit pas les hauts faits des Amadis & des Rolands, les hypogriffes de l’Arioste, les prouesses de Fierabras & des Chevaliers de la table ronde, & de cent autres dont le Curé & le Bachelier de Don Quichotte font une si juste & si agréable critique. Il reste pourtant de tout cela un tout d’imagination théatral & romanesque, un goût de faux merveilleux ; on se familiarise avec le mensonge, dont on ne se fait plus de scrupule, ou plûtôt dont on se fait un mérite, qu’on regarde comme une finesse, un trait d’esprit. Les mensonges pernicieux bien-tôt ne coûteront par davantage. C’est un point essentiel dans l’éducation de ne pas laisser mentir les enfans, même pour s’excuser en choses légères, de leur parler toûjours vrai, de ne pas mentir devant eux. L’habitude de mensonge qu’ils contractent, les rend dangereux & méprisables : on ne peut avoir pour un menteur ni estime ni confiance. Voilà ce qu’enseigne la scène, se faire un jeu de la vérité & du mensonge. Il n’y a aucune certitude dans les paroles, aucune sûreté dans le commerce d’un homme {p. 104}qui a le goût & l’esprit de la comédie.
Non seulement on ne débite que des mensonges sur le théatre, mais on les donne pour des vérités, par l’assurance avec laquelle on parle, la vraisemblance qu’on y répand, & le mélange perpétuel de vrai & de faux qui donne un air de vérité à la fable, & un air de fable à la vérité. La plûpart des rôles qu’on joue sont même menteurs par réflexion & par principe. On veut tromper un père, une mère, un maître, un mari, un rival ; on lui débite cent mensonges. Le confident, le valet, la soubrette, l’homme, la femme d’intrigue, ne sont que des imposteurs, inépuisables en fourberies, en déguisemens, en contes faits à plaisir, ourdis avec adresse, soutenus avec assurance, débités avec effronterie & avec serment. C’est toûjours quelque imposteur qui fait réussir, & quelque honnête homme qui est pris pour duppe. Voilà la ressource ordinaire & presque tout l’art de Moliere, l’imposture, un Peintre, un Médecin, un Sicilien, un Sbrigani, &c. que sais-je ? il ne sait que faire mentir & faire réussir le mensonge. Plusieurs pieces en portent même le nom, le Menteur, les Fourberies de Scapin, les Femmes d’intrigue, &c. Tout cela est applaudi, on s’en fait gloire. Celui qui a sçû le mieux donner des leçons de tromperie, remporte la palme. Il faut qu’un Poëte dramatique soit naturellement menteur ; il ne sauroit enfanter tant de mensonges, s’il n’en avoit le germe dans son cœur ; il ne sauroit leur prêter ces couleurs de vérité, s’il n’étoit plein de duplicité. Le talent d’Acteur n’exige pas moins ce caractère double, pour jouer si fréquemment, si aisément, si naturellement, toute sorte de rôles, & tendre comme vraies & profondément senties toute sorte de passions factices. Un cœur droit, un honnête homme, à tout moment contraint, déconcerté, ne sauroit ni {p. 105}représenter ni goûter un tissu de mensonges.
Qu’est-ce qu’un Auteur dramatique ? dit le petit livre du Cosmopolite. Un homme qui confond dans le même ouvrage l’Etre suprême & les Dieux de la fable, qui prend les histoires pour des contes, & les contes pour des histoires. Qu’est-ce qu’un Acteur & une Actrice ? C’est un imposteur perpétuel qui ne s’étudie qu’à faire illusion, qui s’en fait honneur, qui en fait métier, & n’obtient le prix des talens qu’à proportion qu’il sait mieux se contrefaire. Le rouge qui défigure son visage, n’est pas le plus grand fard ; l’air, le geste, le ton, les paroles, le silence, les allures, les langueurs, les transports, tout est masqué, tout est faux en lui. C’est un Caméléon, un Protée, qui prend toute sorte de couleurs, de formes, de passions, de vices, de vertus. Qui peut croire un homme dont la vie est un rêve perpétuel, si exercé à user de prestiges, si naturalisé avec la tromperie, qu’on ne peut savoir s’il dit vrai ou faux ? L’amateur de théatre ne mérite pas plus de confiance dans ce qu’il fait & ce qu’il dit ; il en prend l’esprit & le ton, & devient une espèce d’Acteur qui approprie tout à son rôle. C’est un homme faux, dont toute la vie est une comédie ; il n’est rien moins que ce qu’il paroît, il ne pense rien moins que ce qu’il dit, il joue tout. La Cour est un théatre où tout est emprunté, joie, tristesse, fierté, soumission, haine, amour, on ne paye que de fictions, on ne voit que des apparences, tout y est à deux visages, toutes les paroles à double entente, tous les sentimens affectés. Le théatre, aussi contagieux que la Cour, remplit de mensonge tout ce qui le fréquente.
C’est sur-tout en galanterie que les éleves du théatre sont dangereux & séduisans. Le jargon, le manège, les artifices, les tons familiers, tout sert à les tromper. Une personne sage peut-elle {p. 106}se fier à leurs protestations, & compter sur leurs sermens ? Il n’y a de vrai chez eux que le libertinage & la débauche. Le faux de la galanterie est très-nuisible aux femmes ; il les trompe sur leur propre mérite & sur celui de leurs amans ; il leur donne d’elles-mêmes les plus flatteuses idées. Leur amour propre, si porté à croire tout le bien qu’on dit d’elles, combien se repaît-il avec complaisance d’un encens que le public conjuré pour les enivrer de leurs charmes, brûle à l’envi sur leurs autels ! Tout ce qui l’environne leur répette qu’elles sont adorables. En faut-il tant pour leur persuader ce que déjà elles croient ? Aussi toutes occupées à cultiver, à embellir, à étaler leur prétendu mérite, elles ne sont plus ni épouses, ni mères, ni filles, encore moins Chrétiennes, elles ne se piquent que d’être belles. Elles ne sont pas moins duppes sur le mérite de leurs amans qu’elles font tout consister daus la galanterie & la parure. Ces hommes frivoles les trompent, les abandonnent, les méprisent, les décrient ; ou si elles s’établissent, un faux goût donnera la préférence au flatteur sur le vrai, au petit maître sur l’homme sage, au libertin sur le vertueux. Ces mariages peuvent-ils être heureux ? la passion, la vanité, la frivolité en ont formé les liens. De là la résistance aux parens, les intrigues, les crimes qui y conduisent. Ces désordres, fruits nécessaires de la galanterie, sont-ils tous sur le compte du théatre ? Sans doute, pour la plûpart. Il accoûtume au faux & le fait goûter, enseigne à agir & à parler faux, à le couvrir du masque du vrai, & l’emporter sur le vrai. Une amatrice du théatre n’aime que son jargon, ses airs, son luxe, joue toûjours quelque rôle. Elle transporte le théatre dans sa maison, dans son cœur ; forme souvent des troupes pour jouer des pieces, ou s’y enrôle, toute sa vie n’est qu’une comédie, son mariage {p. 107}avec le Comédien qui lui a plû en est le dénouement. Aussi la toile une fois levée par le sacrement, elle retrouve le Comédien dans la coulisse, l’homme le plus méprisable, qui la rend la plus malheureuse, & qu’elle paye de retour.
Croiroit-on que ce faux du théatre, ainsi que des romans, nuit infiniment à l’histoire, soit dans le style des Historiens qui l’ont pris, soit dans la crédulité des lecteurs ou des spectateurs qui les apprennent ? Voltaire a fait des histoires, les Annales de l’Empire, l’Histoire universelle, le Siecle de Louis XIV, &c. qui par les mensonges innombrables qui en font le tissu, ne sont, comme Zaïre, Mahomet, &c. que des pieces de théatre, des romans. Combien de gens qui n’ayant de connoissance de l’histoire que celle qu’ils ont puisée dans des romans & des tragédies, prennent pour des vérités ce que dit un Acteur, d’autant plus aisément qu’il sera plus approprié à nos mœurs, & plus vrai-semblable, & renfermera des choses dont on trouve le fonds dans son cœur & le modelle dans le monde, & qu’on le donne pour véritable, sous le nom imposant de personnes illustres ! Cependant tout est défiguré par des circonstances fabuleuses & des épisodes de l’invention de l’Auteur. On voit plusieurs pieces sur le même sujet, César, Alexandre, Iphigénie, Mérope, &c. elles sont toutes différentes, les faits sont par-tout défigurés, selon la fantaisie du Poëte ; il n’y en a pas une où l’en suive fidellement l’histoire. Il en résulte une espèce de pyrrhonisme qui fait tout mêler, tout confondre, douter & se jouer de tout, ou tout croire sans discernement, qui apprend à déguiser les faits, à distribuer adroitement les couleurs de la vrai-semblance, en un mot à tromper, & accoûtume à se laisser tromper, à se repaître de fables, sans s’embarrasser de la vérité, à réaliser tout ce qui plaît, former des {p. 108}espèces de Don Quichotte qui prennent tout à la lettre. Ne nous moquons point tant de ce fameux Chevalier errant, il n’a que trop d’imitateurs ; tout ce qu’on voit avec plaisir s’imprime dans un cœur sensible, se retrace dans une imagination vive ; elle est enchantée de ces bosquets délicieux, de ces palais superbes, de ces beautés divines ; on entend ces discours doucereux, on sent ces transports, tout devient théatral & romanesque ; il n’y a de bien & de trop réel que les égaremens de l’esprit & les crimes du cœur.
Ce mélange du vrai & du faux a répandu de si épais nuages sur les annales du genre humain, que l’origine de toutes les nations n’est qu’un cahos. Ce mélange a formé toutes les mythologies Payennes. Les aventures de Jupiter, de Junon, de Vénus, &c. chez les Grecs, de Visnou, de Brama, chez les Indiens, d’Amida, de Xaca, chez les Japonnois, &c. ne sont que des romans pris pour des vérités, & dont la crédule simplicité des peuples a fait des objets religieux. Le goût des tournois chez nos ayeux n’eut pas d’autre origine, & de nos jours, où l’on est moins crédule, le vaste empire du mensonge dans les deux branches des romans & des drames a fait des progrès différens, selon le caractère des esprits. Il fait tout croire aux bonnes gens, & douter de tout aux beaux esprits. Le peuple prend pour des histoires tous ces contes dialogués ; les notables prennent les histoires pour des contes, à commencer par les faits pieux & édifians. Le théatre travestit le vrai en faux, ne connoît la vérité que pour la déguiser, le mensonge, que pour le pallier, & tromper tout le monde pour le divertir. C’est une chose amusante de voir & d’entendre ces hommes pétris de scène, élèves de Thalie, dans leurs conversations & leur commerce, pourvû qu’on n’y soit pas intéressé, leur dextérité, {p. 109}leur facilité, leur fécondité à inventer, exagérer, contrefaire, flatter, ridiculiser, jouer, dépayser, masquer, colorer, en un mot, à mentir en tout genre. Vous croiriez encore à chaque piece voir représenter le Menteur & la Suite du Menteur.
C’est le titre de deux pieces qu’a fait Corneille pour & contre le mensonge ; contre, car il lâche quelques vers pour en faire sentir la bassesse ; pour, car il le montre par-tout ingénieux, adroit, heureux, récompensé. Son Dorante ment à tout le monde ; il trompe père, ami, maîtresse, valet, étranger, inconnu, avec une légèreté, une facilité, une fécondité, une présence d’esprit, qui lui en fait un agrément & un mérite. Il a les plus belles qualités, bienfaisant, libéral, courageux, généreux (ce qui est dans la réalité absolument faux ; un menteur n’a ni probité, ni honneur, ni magnanimité : Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire ? lui dit son père.). Mais qui donne à entendre que le mensonge n’est qu’une tache légère, qui n’empêche pas d’être un héros. Ce menteur, que tout devroit chasser, par-tout fêté, loué, aimé, obtient enfin, des deux maîtresses qu’il a trompées, la plus belle & la plus aimée. Dans la seconde piece une maîtresse, dont il est indigne, va le chercher, & s’abaisse pour lui à des avances très-indécentes (autre leçon de vertu), & son rival, qu’il a trompé, la lui cède lâchement. Qui se fera scrupule du mensonge, le voyant ainsi heureux ? Aussi le valet véridique qu’on lui oppose, termine la piece par ces vers, qui en sont en effet le fruit & la morale :
Peu sauroient, comme lui, s’en tirer avec grace.Par un si rare exemple apprenez à mentir.
Toutes les comédies offrent des traits semblables, par-tout quelque mensonge adroit & heureux ; on pourroit leur donner le même titre & la même conclusion. Il n’est pas surprenant que Corneille, {p. 110}en bon Normand, ait fait l’éloge du mensonge, du moins est-il sincère dans l’aveu du mauvais effet que produit cette piece, & convient fort naïvement que la comédie, faite pour plaire, n’a pas ce mélange d’utilité pour les mœurs ; elle viole la maxime touchant la récompense des bonnes actions & la punition des mauvaises. Si cette maxime est une règle du théatre, j’ai failli. Mais cette règle imaginaire est entierement contre la pratique des anciens. Dans Plaute & dans Térence on ne voit que de jeunes foux qui après avoir, par quelque tromperie, tiré de l’argent de leurs pères pour suivre leurs amours déréglées, sont enfin richement mariés, & des esclaves qui après avoir conduit toute l’intrigue, obtiennent la liberté pour récompense. Même aveu en justifiant la Suite du Menteur, qui n’a pas réussi, quoique mieux écrite, par la même raison qui devoit assurer son succès, parce qu’elle a moins de mauvaises mœurs : Si je croyois que la poësie a pour but de profiter aussi-bien que de plaire, je dirois que cette piece est beaucoup meilleure, parce que Dorante y est plus honnête homme & donne des exemples de vertu à suivre (se battre en duel), & dans l’autre, il ne donne que des imperfections à éviter (mentir par caractère, à tous propos, à tout le monde, n’est donc qu’une imperfection). Mais moi qui tiens avec Aristote & Horace que la poësie n’a pour but que le divertissement (sans s’embarrasser des bonnes mœurs), j’avoue qu’il est ici bien moins à estimer que dans la premiere comédie, puisqu’avec toutes ses mauvaises habitudes il a perdu toutes ses-graces, & quitté la meilleure partie de sis agrémens, lorsqu’il a voulu se corriger de ses défauts (les mensonges sont des agrémens & des graces). C’est bien là qu’on peut dire : Mentita est iniquitas sibi. Que de graves apologistes, Marmontel, Boursault, Fagan, Laval, &c. ces vénérables Pères de l’Église, viennent nous {p. 111}dire d’après Arlequin, la comédie corrige les mœurs, castigat ridendo mores, le vice y est toûjours puni, c’est une école excellente de vertu, &c. nous les prierons d’enchasser ces belles tirades dans la comédie du Menteur, dont elles pourront alonger les scènes, & de compter pour quelque chose Aristote, Horace, Plaute, Térence, dont le grand Corneille emploie l’autorité, & ce père du théatre lui-même, qui les valent bien, ne fût-ce que pour la droiture & la sincérité. Voyez l’Histoire du Théatre, tom. 6. ann. 1642. 1643. Vie de Corneille par Fontenelle, l’Examen de ces pieces.
Le mensonge théatral est même honteux & odieux : on se montre coupable des plus grands crimes, & capable des plus affreux sentimens : on se charge à faux, aux yeux du public, de ce qu’on rougiroit d’entendre & de faire en particulier, dont on ne voudroit pas être soupçonné : on se dit fripon, perfide, meurtrier, adultère. Quelle criminelle métamorphose ! on se couvre des livrées de tous les vices, du visage hideux de tous les forfaits. Tout mensonge est un péché : il offense les perfections de Dieu, sa sagesse qui voit la vérité, sa justice qui hait la tromperie, sa providence qui établit la bonne foi : il combat les intérêts du prochain, trouble son repos, se joue de sa crédulité, abuse de sa confiance. Le menteur ne s’épargne pas plus lui-même : il perd sa réputation & son crédit, & avec lui tous les agrémens de la vie ; on ne le croit plus lors même qu’il dit la vérité. Le Démon est le père du mensonge ; il se mentit à lui-même & à ses complices, se disant semblable au Très-haut ; il mentit à la premiere femme, l’assurant qu’elle ne mourroit pas, mais seroit une divinité, si elle mangeoit du fruit défendu. Le mensonge a perdu le ciel & la terre : tout péché est un mensonge ; il se dit préférable {p. 112}à la loi qui le défend. La comédie est un péché, c’est un corps de mensonge, vif, orné, animé, varié, mis dans tous les jours favorables, une école, un exercice de mensonge, savant, séduisant, malin, passionné. Ce péché n’est pas toûjours mortel ; la légèreté de la matiere, l’inattention, l’imprudence, diminuent sa grieveté ; mais il l’est très-souvent dans la religion par l’erreur & l’impiété ; dans la société, par la calomnie, la tromperie, la flatterie même. Dans les principes, c’est la haine, la malignité, l’envie, l’ambition, l’impureté, & toutes les passions qui font la guerre à la vérité ; dans les effets, par le scandale qu’il donne, le tort qu’il fait, selon les circonstances & les personnes ; dans les espèces, joyeux quand il amuse, officieux quand il sert, pernicieux quand il nuit, soit par des paroles, soit par des actions, par des signes trompeurs. Tout est réuni au théatre ; on ment par les paroles, les actions, les rôles, les habits, les gestes, par toute la personne ; on amuse, mais en amusant on nuit à la religion & aux mœurs par les plus mauvais exemples & la plus pernicieuse morale, par l’esprit & le goût faux qu’on inspire. C’est le vice qui le compose, le vice qui le débite, le vice qui s’en nourrit, & un vice effronté qui ne rougit de rien, & qu’on applaudit. Qui seroit assez dupe pour compter sur les promesses, la discrétion, le secret, la droiture d’un homme qui passe sa vie, je ne dis pas dans un commerce familier avec les Comédiens (y auroit-il du doute ?), mais même dans les représentations théatrales, où il ne voit, n’entend, ne goûte, ne sent que des mensonges, des perfidies, des friponneries, des intrigues de toute espèce, en avale à longs traits le plaisir, en admire l’adresse, en raconte le succès, en essaie l’imitation ? Une tête si pleine d’impostures conserve-t-elle quelque idée {p. 113}de probité ? Un homme à la Cour, investi de grandeur & de luxe, ne pense que magnificence ; un homme nourri de volupté, dans une société licentieuse, ne pense qu’impureté. De quoi s’occupera donc un homme pétri de mensonges ? Il prend au théatre ce vice comme les autres : il y devient médisant, impudique, frivole, menteur. Sans doute on sait que ce ne sont que des fables. On n’en est guère moins séduit. Ce Courtisan ignore-t-il que toute la pompe du Trône ne lui appartient pas ? en a-t-il moins de hauteur & de luxe ? Ignore-t-on que la médisance & l’impureté sont des péchés ? en est-on plus pur & plus charitable ? Les objets qui nous frappent, sont une espèce de cadre & de moule, où notre ame s’enchasse naturellement sans y penser. Le théatre se donnant lui-même pour une fable, combien de traits d’histoire, de sentimens, de règles de morale, qu’il donne pour des vérités, & jusqu’à la nécessité, à l’apologie, à l’éloge du mensonge ! Non, j’ose le dire, un amateur du théatre ne sauroit être droit & sincère ; tout lui dit :
Par un si bel exemple apprenez à mentir.
CHAPITRE VI.
De l’indécence du Théatre. §
Quand on voudra faire l’apologie de la décence du théatre, ce n’est pas apparemment le théatre Italien, celui de la foire, l’opéra comique, les spectacles des boulevards, les parades de Vadé, &c. qu’on citera pour modèles, ni ce nombre infini de spectateurs qui s’en amusent, qu’on donnera pour témoins irréprochables, sur-tout par leurs bonnes mœurs. La comédie Italienne a porté si loin dans tous les temps & la malignité & la licence, que sacrifiant les mœurs {p. 114}& les personnes à la fureur de dire un bon mot, & de faire rire le parterre, elle força Louis XIV à la chasser du royaume. Madame de Motteville, dans ses Mémoires, nous apprend qu’elle fut sur le point d’être chassée pendant la régence d’Anne d’Autriche. M. le Duc d’Orléans, Régent, la rappela, & lui fit promettre plus de circonspection sur les personnalités satyriques, & je crois bien que la crainte des leçons pathétiques que le bâton avoit souvent donné aux anciens Comédiens, a rendu les nouveaux un peu plus sages sur cet article. Mais la licence, qui n’a pas plus à craindre les grands que les petits, n’a pas crû être obligée de se gêner. L’opéra comique & le théatre de la foire ont éprouvé la même justice, & ensuite la même indulgence, aux mêmes conditions. Leurs épaules ont modéré la malignité de la satyre, mais leur cœur s’est encore plus livré à la corruption, & assurément, pour peu qu’on soit soigneux de conserver la chasteté, on ne se permettra la lecture ni de l’ancien ni du nouveau théatre Italien, fatras énorme de sottises aussi plattes que licencieuses, dont on diroit bien mieux que Ménage ne le disoit des épigrammes de Catulle, que l’obscénité en fait tout le sel & la pointe. A plus forte raison s’interdit-on la représentation, plus dangereuse que la lecture, de toutes ces pieces : licence de représentation qui doit être sans bornes, puisque la plûpart des scènes Italiennes, comme on peut voir dans Ghérardi, ne sont ni apprises par cœur, ni composées, mais de simples esquisses, une sorte de canevas, sur lesquels chaque Acteur & chaque Actrice fait toutes les postures, & dit tous les mots qui lui viennent dans la tête, eh, quelle tête ! par conséquent ne s’embarrasse & ne répond de rien. Les paroles s’envolent, les gestes s’évanouissent ; la situation & le jeu du théatre, qui présente tant de faces {p. 115}différentes aux mêmes choses, tout disparoît, & après la piece on peut tout désavouer, & la plûpart des choses s’oublient. On sent bien que les théatre des provinces, moins rafinés, moins polis, plus mal composés, doivent être plus grossiers ; il est inutile d’insister sur leurs désordres, personne ne prend leur défense. On la prend encore moins de ces bouffons montés sur des théatres dans la place publique, qui attirent la populace ; mais on ne pense pas que la dépravation se répand de proche en proche, comme la gangrenne : Sermo eorum ut cancer serpit. En corrompant les différentes parties, toute une nation se trouve enfin corrompue.
A l’occasion du théatre de Favard, dont il parle au long avec éloge, le Mercure d’août 1763 fait une dissertation sur l’Opéra comique & le théatre de la Foire, formé des débris de l’ancien théatre. On y parle des Auteurs qui y ont travaillé, d’Orneval, Fuselier, le Sage, Vadé, Dom Pelegrin (ou l’Abbé Pelegrin, Religieux défroqué pour se faire Poëte comique), le Grand, Carolet, Lafont, Blot, Dancourt, Fagan, Panard, Boissi, Favard & sa femme (à qui selon l’usage on donne toutes les graces, on n’ajoûte pas toutes les vertus), tous gens célèbres par leur licence, qui a fait leur célébrité, plus ou moins grande, selon les différentes nuances de leur modestie. Le dissertateur, qui leur est très-favorable, en convient. En 1719, dit-il, lors des billets de banque (cette date ne remonte pas aux Empereurs Romains) le théatre, alors très-licencieux, ne faisoit que parler le langage des sociétés (& les sociétés le sien). La licence devoit moins être imputée aux Auteurs qu’au public (nous sommes devenus des saints) dont il falloit flatter la dépravation pour l’attirer (belle excuse ! digne apologie des intentions, de la pureté & des effets du théatre). Carolet, obscène {p. 116}comique, ne doit jamais être cité (on le cite deux pages après). Vade est l’inventeur, du moins le coriphée du genre poissard (découverte admirable, glorieuse au siecle & à la nation). Dancourt ne vaut guère mieux, il est plein de grosses gaietés (ces grosses gaietés sont des leçons de vertu). Les plus célèbres tâchèrent de purger le théatre des plus grossieres obscénités (on faisoit grace au reste, l’effort coûte peu, à qui plaisent les grossieretés, encore même ne les bannirent-ils pas). S’ils ne purent remplir entierement leur objet, c’est que l’on étoit prévenu qu’une liberté cynique constituoit ce genre, & en étoit le caractère distinctif (quelle honte & quelle perversion, de s’appliquer de propos délibéré à un genre dont le caractère distinctif est une liberté cynique). L’Abbé Dom Pelegrin fit aussi des pieces en vaudeville, & comme ce spectacle étoit livré à toute la licence que les mœurs toléroient alors, il n’y épargna pas le gros sel. Et de là il alloit dire la messe, ce que les mœurs du théatre toléroient alors. On crioit alors comme aujourd’hui, le théatre est épuré, la licence en est bannie. Apprenons la vérité d’un amateur, ou plûtôt d’un enthousiaste, qui chaque mois en fait l’éloge. Non seulement il avoue, mais il prouve par le détail le plus circonstancié des faits & des personnages, qu’il y règne un très-grand désordre. Tel est encore le caractère des farces qu’on joue toûjours après la piece sérieuse, pour ne pas laisser prescrire les droits de la licence. Ce sont de grosses gaietés. Dancour & ses confrères farceurs sont de gros réjouis qui se conforment aux mœurs du temps pour attirer le public. Les mœurs & la religion depuis 1719 n’ont changé qu’en empirant. Si dans le tragique & le haut comique on ne jette pas un si gros sel, ce n’est pas par respect pour les mœurs, c’est que le genre même l’exclud ; les Princes, les honnêtes gens ne parlent pas {p. 117}comme des poissardes. Mais la fine épicerie en dédommage des palais moins grossiers, mais pour le moins aussi friauds de volupté. Pour trouver cet assaisonnement qui fait avaler le crime avec plaisir, on n’a pas besoin de voyager à l’isle de Cythère, le cœur & l’esprit sont de grands maîtres, & la faim n’est pas moins irritée.
L’Opéra ne mérite pas plus de grace. Sans être grossierement licentieux, comme les Italiens, les deux Foires, les Boulevards & les Farces, cinq spectacles notoirement & unanimement reconnus mauvais, l’Opéra n’est rempli que de galanterie & de principes de vice, peintures agréables de l’amour, exhortations à la tendresse, justification de la passion, mépris de l’innocence & de la modestie. De plus de deux cens opéra il n’y en a pas un dont on pût tirer autre chose. Personne encore ne s’est avisé de l’en défendre. En tenter la réforme, ce seroit le détruire ; c’est son genre, son caractère distinctif, comme les grosses gaietés font celui de l’Opéra comique. C’est une question problématique, quel des théatres est le plus dangereux. Chacun décide selon son goût, c’est-à-dire selon qu’il est plus ou moins affecté de l’un ou de l’autre. Ils ont tous raison, parce que le danger est toûjours respectif. Les gens de bien & les mondains, dans leurs condamnations ou leurs apologies, tiennent le même langage, & partent du même principe. D’où il résulte une condamnation générale. Un tempérament doux, tendre, délicat, sensible, est enchanté du langage lyrique, où jusqu’à je vous hais, tout se dit tendrement. Il est enlevé par la musique, la danse, les machines, & va se foudre, pour ainsi dire, dans ses délicieuses langueurs. Il abandonne sans regret les bouffonneries, les équivoques, les obscénités, dont la grossiereté révolte. Un caractère vif, malin, brusque, libertin, qui aime la débauche, se {p. 118}plaît dans l’ordure, & s’endort aux fades déclarations des Rolands, des Atis, des Amadis, &c. Boileau, bon connoisseur, & partisan du théatre, fait ainsi le portrait de l’Opéra (Sat. 10.).
De quel œil penses-tu que ta Sainte verraD’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,Ces danses, ces Héros à voix luxurieuse,Entendra ces discours sur l’amour seul roulans,Saura d’eux qu’à l’amour, comme au seul Dieu suprême,Il faut immoler tout, jusqu’à la vertu même,Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer,Qu’on n’a reçû du ciel un cœur que pour aimer,Et tous ces lieux communs de morale lubriqueQue Lulli réchauffa des sons de sa musique ?Mais de quels mouvemens dans son cœur excitésSentira-t-elle alors tous ses sens agités ?
Le théatre de Londres est encore moins décent, & l’Anglois, plus sincère, ne prétend ni se justifier lui-même, ni excuser ses Actrices. Aussi libre dans ses mœurs que dans son gouvernement & sa doctrine, il ne s’embarrasse pas même de sauver les apparences. Le Traducteur du théatre Anglois, qui s’est efforcé d’en diminuer l’indécence, en retranchant les traits les plus choquans, y en a laissé bien d’autres qui ne font pas regretter ce qu’il a supprimé. Les Lettres Juives (qui en parlent, Tom. 5. Lett. 143.) disent : Si l’on ôte au théatre cette modesti nécessaire aux bonnes mœurs, si on cherche à corrompre l’esprit & le cœur par des peintures agréables du vice, comme dans tous les maquignonages de Dancour, avec quelque génie qu’on exécute un dessein si pernicieux, on doit être regardé comme un empoisonneur qui donne un goût agréable à des liqueurs mortelles. Les comiques Anglois manquent à la bienséance & aux bonnes mœurs ; leurs beautés sont obscurties par des morceaux entiers où {p. 119}la pudeur n’est pas respectée. Quel aveu dans un Écrivain qui ne la respecte pas toûjours ! M. Bernard (République des Lett. avril 1701.) en fait un plus fort encore. Nous l’avons rapporté L. 4.
On trouve sur le théatre Anglois un trait singulier, qu’on ne s’aviseroit pas d’aller chercher au concile de Constance. Cette assemblée ecclésiastique, si célèbre par les plus grands événemens, par la déposition de trois Antipapes, les prétentions si contestées à Rome de la supériorité du Concile sur le Pape, la dégradation du Duc d’Autriche, l’élévation du Burgrave de Nuremberg à l’électorat de Brandebourg, la proscription du tyrannicide, la condamnation de quarante-cinq propositions de Wiclef & de deux cens autres in globo, le supplice de Jean Hus & de Jérôme de Prague, ce concile seroit-il inscrit dans les fastes du théatre ? Ces événemens si extraordinaires & si intéressans y avoient attiré un monde infini : on campoit hors la ville, trop petite pour le contenir. C’étoit une espèce de foire, où il vint de toute sorte de Marchands débiter leurs marchandises, entr’autres trois cens Batteleurs & quatre cens Courtisannes, l’un ne va point sans l’autre, quoique à la vérité ce nombre soit un peu fort. C’étoient alors des bandes séparées, parce qu’il n’y avoit que des hommes qui montassent sur le théatre. Aujourd’hui ces deux compagnies ne font qu’une troupe, composée d’Acteurs & d’Actrices. Pendant la tenue du Concile l’Empereur Sigismond vint à Constance. Les Anglois, qui y étoient en grand nombre, le régalèrent à son entrée par une piece de théatre ; ils exercèrent plusieurs de ces batteleurs, & se signalèrent par un spectacle nouveau pour l’Allemagne, d’où il se répandit dans toute l’Europe, & singulierement en France, où l’on vit depuis des troupes de Confrères qui représentoient des mystères. Ce fut un {p. 120}mystère en effet qu’on représenta à Constance, la Naissance du Sauveur, l’Adoration des Mages, le Massacre des Innocens ; ce qui faisoit trois pieces plûtôt qu’un drame régulier. L’Enfant (Hist. du Concile, Tom. 2. L. 5. N. 6.), qui rapporte ce fait d’après divers Auteurs qu’il cite, fait une dissertation très-peu importante pour savoir si les Anglois en sont les premiers auteurs, ou si ce fut le fameux Reuchlin ou Fumée à qui cet honneur soit dû, comme les Allemands le prétendent. On seroit étonné de voir la sainteté d’une si vénérable assemblée si peu respectée, si on ne savoit que les Comédiens ne respectent rien ; mais on auroit tort de tirer avantage de son silence, pour autoriser le théatre, soit dans le mystère donné à l’Empereur, auquel vrai-semblablement grand nombre de Prélats assistèrent, parce que ce spectacle, jusqu’alors inconnu, fut regardé dans les idées du siecle comme un acte de religion, soit pour les Batteleurs & les Courtisannes, qu’on ne le soupçonnera pas sans doute d’avoir approuvé, parce que ces saintes assemblées, uniquement occupées des affaires de religion, n’ont jamais prétendu avoir inspection sur la police. Quoique l’Église ait toûjours condamné la comédie, on ne voit point qu’à Nicée, à Ephese, à Constantinople, à Carthage, à Trente, elle ait fait fermer les théatres. Le Clergé de France n’approuve certainement ni l’Opéra, ni la Comédie, ni les Italiens, ni les innombrables Courtisannes qui infestent Paris ; aucune de ses assemblées s’en est-elle mêlée ? Les Évêques se bornent à défendre dans le for de la conscience, à excommunier, à exhorter, à faire prêcher ; le reste est l’affaire du Magistrat.
Le théatre Espagnol se sent de la gravité de la nation. Madame Motteville (Tom. 5. an. 1659.) en parle ainsi. La comédie se fit au palais de Madrid {p. 121}à la lueur de quatre gros flambeaux. Aux deux côtés de la salle étoient deux niches fermées de jalousies. Le long de ces côtés étoient deux bancs couverts de tapis, où les Dames vinrent s’asseoir. Derriere ces bancs & fort loin les Seigneurs étoient debout, le Roi, la Reine, l’Infant, au milieu, assis contre un paravant. Les hommes y étoient séparés des femmes, &c. Cet arrangement, un peu triste, & si différent de la distribution légère & galante de la Comédie Françoise, est certainement moins dangereux & plus décent que la confusion des rangs & le mélange des sexes qui règne en France. Le fonds & le goût sont plus différens encore. Le spectacle dont on fait la description fut donné à l’occasion du mariage de l’Infante Marie-Therese avec Louis XIV, où l’on eût vû en France un monde infini. On ne vit à celui-ci que le Roi, la Reine, la Famille Royale, dix ou douze Dames, autant de Seigneurs, un Grand d’Espagne, & le Maréchal de Gramont, Ambassadeur, avec sa suite. L’Espagnol est trop grave pour aimer ce tas de futilités & d’indécences. La passion des François y passe pour une véritable folie. Il n’y a eu pendant long-temps au-delà des Monts que le théatre de la Cour plûtôt par grandeur que par goût. On s’en embarrasse si peu que les Acteurs y sont mauvais, mal payés & en petit nombre. On ne les connoît presque pas dans les provinces. Ce ne fut qu’en 1751 qu’on s’avisa d’en construire un à Burgos, capitale de la vieille Castille, l’une des grandes & des riches villes d’Espagne. Il parut l’année suivante un ouvrage Espagnol d’un Bénédictin contre les spectacles, où l’on prouve qu’ils sont contraires à la religion & aux mœurs. Il n’en fallut pas davantage. Les pieux Magistrats de Burgos, touchés de cette lecture, firent démolir le théatre qui s’y venoit de bâtir, & qui avoit coûté vingt mille ducats. Breuve frappante {p. 122}de la rareté des théatres, de la piété des Magistrats, de l’idée qu’en ont les peuples. On peut voir (Journ. de Trévoux, avril 1743. art. 39.) un fort bon extrait du livre Espagnol qui condamne le théatre.
Le spectacle Espagnol est plûtôt dans le romanesque de la chevalerie que dans la bassesse de l’obscénité ou la petitesse de la bouffonnerie : goût analogue au génie de ces peuples, dont les amours héroïques, filés au clair de la lune, sous les fenêtres d’une invisible, sont l’original des aventures de Don Quichotte, & d’ailleurs délicats, jaloux & constans, ne s’accommodent ni de la vénalité des Frétillons, ni de la légèreté des Zéphirs (noms de guerre de la… & du…), & n’accéderont jamais à des traités de société & de partage où on ne jouit qu’à son tour au prorata de la mise. Corneille en a profité. Il avoue dans ses préfaces avoir pris la plûpart de ses pieces, & les plus belles, des Auteurs Espagnols, dont il a traduit ou francisé les pensées, les plans & le style. C’est à ce théatre grave & sérieux, qu’il s’étoit rendu familier, qu’il doit l’élévation & la décence du sien. L’enflure & la jalousie Espagnole y ont bouffi la grandeur Romaine, & banni la licence Françoise. Ce goût dramatique est moins dangereux que le goût François. Les trois cens pieces de Lopès de Vega, & les trente plagiats de Corneille n’alarment pas tant la conscience qu’une seule comédie de Moliere, comme tous les romans des Amadis, des Chevaliers du Soleil, de la Table ronde, &c. où les Paladins alloient pour fendre les géans, mettre en fuite des armées, & conquérir des royaumes, en invoquant leur Dame, ne font pas autant de mal qu’un seul de nos romans à la mode. Ainsi nos premiers romans de Scuderi, de la Calprenede, les Pharamons, le grand Cyrus, avec leurs dix ou douze tomes, {p. 123}n’ont pas un poison si dangereux que nos brochures. Et je ne doute pas que leur décence n’ait contribué à les faire tomber : on n’aime que ce qui peint naturellement & fait saisir vivement l’objet des passions criminelles, suit leur marche, excite leurs sentimens, en fait goûter le plaisir, en assure les progrès, aiguise leurs traits émoussés par la satiété, en un mot, allume, ranime, entretient les ardeurs de la concupiscence & le foyer du péché. Ce goût de licence & de malignité est l’habit & l’air à la Françoise dont on charge ces ouvrages étrangers qu’on naturalise, & qui donne droit de se les approprier. Il y a apparence que la multitude des François qui se sont répandus en Espagne pendant le regne de Philippe V ont fait ce qu’ils ont pû pour y introduire la licence théatrale. Je ne sais s’ils ont réussi.
Ils auroient trouvé bien des obstacles, si l’on avoit cru Bovadilla, Conseiller d’État de Philippe III. Dans sa Politique (Tom. 2. L. 5. C. 4. N. 24.) il condamne absolument tous les spectacles pendant le carême, & en tout temps toutes les pieces où l’on mêle des choses saintes, comme une vraie profanation, per la indiguidad dellos é indevota disposition de los ojentes, por el inconveniente de mesclar entrameles profanos con historias sagrados. Et en général il regarde le théatre comme une école du vice ; il blâme le goût du peuple, que le gouvernement ne devoit pas souffrir, & qui a été toûjours reprouvé par les gens sages & pieux, dont il cite un grand nombre : Se hasion con tan excessivo gusto, con tanta profanidad y vanidad non ai cosa tan contraria à las buenas costombres, como assistar a las comedias, que son escuelas publicas de peccados. Il veut que les Magistrats ne souffrent pas non plus les mascarades, charivaris, bals nocturnes, laquel licentia non deva recatar el Corregidor. La gazette d’Avignon (22 février 1765, {p. 124}art. de Madrid) dit qu’en dédommagement de quelque perte qu’avoit faite l’Hôpital de S. Antoine, le Roi d’Espagne a ordonné qu’il seroit levé en faveur de cet hôpital quatre maravedis (environ deux liards) sur chaque personne qui iroit à la comédie (il n’en coûte que trois ou quatre sols). Je ne sais si les Comédiens Espagnols font autant d’éloges de leur charité que les François de l’imposition qu’on a mise sur eux en faveur de l’Hôtel-Dieu, à peu près comme si des joueurs vantoient leur zèle pour l’École militaire, parce qu’ils payent le droit des cartes, & les libertins de Naples leur amour pour les pauvres, parce qu’on prend quelque chose sur les profits des Courtisannes. La maison d’Autriche n’a jamais paru aimer le théatre ; il n’y a que l’Impératrice régnante qui a fait passer le Rhin aux spectacles François, que ses ancêtres avoient aussi peu goûté que la nation. Ce goût s’est répandu dans les autres Cours Allemandes. On l’a tellement pris, que dans les fêtes données à Vienne pour la fête du mariage du Roi des Romains, l’Impératrice a fait représenter plusieurs comédies par les Archiduchesses ses filles ; ce que ni Charles V, ni Charles VI, ni les Ferdinands, ni les Maximiliens n’avoient jamais eu la pensée de faire.
Par cette raison, il y a très-peu de chose à dire sur le théatre Allemand. Il ne fait presque que de naître, quoique, comme nous l’avons dit, il date de Reuchlin & du Concile de Constance. Quelques pieces Françoises & celles de l’Abbé Metastasio, qui pourroit employer ses talens à des ouvrages plus convenables à son état, en ont fait jusqu’ici les frais, & le tout rendu assez mal par des détachemens des troupes Françoises, car c’est toûjours en France que se font les recrues. Les Allemands ne sont ni Acteurs ni Auteurs. Quelques Princes, qui y sont en grand nombre, {p. 125}ont daigné monter sur le théatre pour jouer, & tailler leur plume pour composer, ce qui fait plus d’honneur au théatre qu’au trône, & qui aparemment n’ira pas loin. On donne au-delà du Rhin des embellissemens à la scène, qu’on ne connoît pas à Paris ; c’est un théatre, ou plûtôt une place immense, où l’on fait rouler les carrosses des Dieux & des Héros, & les charrettes du peuple, où l’on tient des foires, où un régiment de Cavalerie fait des évolutions sur de vrais chevaux, non sur des haquenées de carton, &c. Mauvais goût, l’œil se perd dans ce cahos, & ne s’amuse plus dans ces spectacles ; comment même faire entendre ni les voix ni les instrumens ? Les Grecs & les Romains avoient le cirque, le stade, l’arêne pour de pareils jeux. Jamais ils n’ont chargé leur théatre de ces énormes objets. Par-tout même indécence, passions de toute espèce, galanterie voilée, équivoques dans les discours, juremens, nudités, fard, masque, mélange des sexes, caractere des spectateurs, même danger pour la vertu, même anathème de l’Église. C’est ici tout comme là : Arlequin dans la lune peut par-tout jouer son rôle. Le mal gagne du côté du Nord. Des Comédiens François ont percé jusqu’à Pétersbourg ; je doute qu’ils pénètrent en Sibérie. Ils ont fait traduire quelque farce de Moliere en vers Moscovites, ce qui doit faire un plaisant effet, la frivolité, la dissolution Françoise, & la barbarie Russe. Ce qui arrêta dans l’Empire, & par conséquent dans tout le Nord, les progrès du théatre ; ce fut une ordonnance de Charles-Quint, donnée à Ausbourg l’an 1548, rapportée par Gregor. Tolosan (Sintag. L. 4. C. 16. n. 13.) & par les Compilateurs des constitutions Impériales, par laquelle ce Prince (art. 26.) chasse de l’Allemagne tous les Comédiens, histrions, bouffons, joueurs de gobelet, vendeurs d’orviétan, &c.
{p. 126}Il est très-comique d’entendre Moliere, dont l’éruditiou n’égaloit pas celle de Scaliger & de Saumaise, disserter gravement (Préface du Tartuffe) sur la distinction entre l’ancienne & la nouvelle comédie, & avancer que les saints Peres, dont il avoit peut-être entendu prononcer le nom dans les Litanies, n’avoient jamais déclamé que contre cette ancienne prostituée qu’il abandonne généreusement à leurs traits, mais non contre la courtisanne moderne, qu’ils auroient canonisée, & proposée à tout le monde comme un exercice de dévotion où lui Moliere prêchoit beaucoup mieux que Bourdaloue, contre laquelle les Prédicateurs ne parloient que par jalousie. Nous laisserions cette réponse dans quelque scène de Pourceaugnac, si elle n’avoit d’autre partisan que ce grave docteur ; mais bien des gens de tout un autre poids la répettent, sans savoir peut-être qu’ils sont l’écho de Moliere, & sans penser, non plus que lui, que quatre pages après, dans les mêmes pieces qu’il a cru justifier, il détruit lui-même son apologie par ses farces licencieuses.
Il est d’abord singulier qu’on veuille mettre une différence entre les anciennes & les nouvelles pieces de théatre, tandis que tous nos dramatiques se piquent & se font un devoir & un mérite d’imiter les anciens. On a toûjours Athènes & Rome, Sophocle & Térence à la bouche ; le plus grand éloge est de marcher sur leurs traces, le plus mauvais goût de s’en éloigner. On les copie si bien, que le plus souvent on ne fait que les traduire ; on en emprunte le sujet, l’intrigue, le dénouement, les sentences, le style. Que sont donc les pieces d’Œdipe, d’Oreste, d’Iphigénie, d’Ajax, d’Andromaque, l’Amphitrion, l’Andrienne, les Menechmes, &c. que l’ancienne comédie mise en François ? Voilà donc de bien mauvais imitateurs, si les deux théatres sont si {p. 127}différens. Qu’on les compare ; nous avons les pieces de comparaison, Sophocle, Euripide, Aristophane, Plaute, Térence, Sénèque, sont entre nos mains. A l’exception de Plaute & d’Aristophane, qui sont trop libres, qui ne le sont pas plus que Moliere, qui le sont moins que Poisson, Dancourt, Vadé, le théatre de la Foire, tous les dramatiques Grecs & Latins sont autant & plus décens que les nôtres, & moins séduisans, moins galans, moins dangereux que Racine. Ils sont même remplis de sentences morales que le christianisme ne désavoueroit pas, & sont des censures très-justes des mœurs de leur temps, qui ne font grace à aucun vice. Tertullien, grand ennemi des spectacles, avoue (C. 10) qu’il y a bien des pieces honnêtes, dont la plus exacte pudeur ne rougiroit point. Il n’interdit pas moins le spectacle. Cette modestie momentanée ne sauve pas le danger commun du théatre. Il se peut qu’avant ou après les pieces honnêtes on donnoit des farces licencieuses. On voit bien que nous imitons les anciens. Le P. Brumoy, Jesuite, a crû bien employer son temps à traduire la plûpart des pieces Greques, à en faire l’analise, & à composer un grand traité sur le théatre d’Athènes. Il ne se plaint point de leur licence. Eût-il dû les traduire & les analiser, si elles eussent été licencieuses ? Les Jesuites ont fait cent commentaires sur ces anciens poëmes, ils les ont mis entre les mains de la jeunesse, avec quelque léger retranchement. Jamais ils ne se sont avisés de faire des livres classiques de Moliere, Monfleuri, Renard, &c. Le plus grand mal du théatre ne fut jamais précisément l’indécence grossiere des expressions, on y a toûjours parlé comme l’on parle dans le monde ; son danger, son crime est dans l’assemblage artificieux d’une infinité de choses mauvaises, dont l’union rend nécessairement {p. 128}vicieux, les sentimens de toutes les passions, les exemples de tous les crimes, l’irréligion, la morale corrompue, l’immodestie, le jeu, la mollesse, les intrigues des Actrices, la mauvaise compagnie qui s’y rassemble, la liberté des foyers & des coulisses. Sur tous ces points la prétendue réforme est à naître ; nous sommes les héritiers de nos devanciers, nous avons même grossi leur patrimoine, les enfans sont pire que les parens : Ætas parentum pejor avis talit nos nequiores mox daturos progeniem vitiosiorem. Plaise au ciel que nos successeurs ne vérifient pas la prédiction d’Horace !
De quel âge de la comédie, de quels saints Pères prétend-on parler, quand on la dit si différente de la nôtre ? est-ce sous le règne des Empereurs Payens jusqu’à l’établissement du christianisme, ou sous le règne des Princes Chrétiens depuis Constantin ? J’avoue que sous Caligula, Néron, Commode, Héliogabale, la corruption de la Cour, de la ville, de la scène, étoit au comble de l’horreur. Ce furent des orages passagers. Tibère, Vespasien, Tite, Trajan, les Antonins, ne souffrirent point ces excès ; ils étoient tombés d’eux-mêmes par la mort des monstres qui s’y livroient. Le christianisme les foudroie, la politesse de nos mœurs les déteste. Indépendamment de la religion, rien ne seroit plus dégoûtant. Jamais ni les anathèmes des Pères ni les apologies des Comédiens n’ont roulé sur des objets unanimement proscrits par tout le monde. En tout cas il n’y auroit que les Pères des deux premiers siecles, dont on pourroit, sous ce prétexte, éluder la condamnation. Mais depuis Constantin, sans même excepter le regne fort court de Julien l’Apostat, tout ce qui est monté sur le trône des Césars n’a plus mérité de pareils reproches, tout au contraire a employé son autorité avec zèle, {p. 129}jusqu’aux Princes Wisigots, pour purger les spectacles. Ils furent plus décens que de nos jours. Ainsi tout ce qu’ont dit Lactance, S. Basile, S. Chrisostome, S. Augustin, S. Ambroise, Salvien, & tous les autres Pères, porte à plomb sur nos théatres, moins épurés que ceux de leur temps. Aucun Concile n’a défendu les théatres des Payens, ils ne subsistoient plus lorsqu’on les a tenus ; on n’a interdit que ceux des Chrétiens. Les loix & les canons innombrables que nous avons rapportés (Liv. II.) n’ont eu d’autre objet, parce que malgré la religion dominante, l’autorité du trône, les anathèmes de l’Église, la prétendue réforme, le théatre a toûjours été & sera toûjours l’école du vice. C’est sa nature, on a beau l’élaguer, on n’arrachera jamais cet arbre : Naturam expellas furcâ, tamen usque recurret.
Je n’abandonne pourtant pas les Pères des deux premiers siecles. Distinguons avec eux l’idolâtrie, qui déshonoroit les théatres Payens, des autres désordres inséparables de ces jeux pernicieux, donnés par des ames basses, corrompues & mercenaires, qui font métier de la licence, & fréquentés par des libertins & des impies qui y apportent, y pratiquent, y enseignent le vice, & convenons avec tous les Pères qu’il doit être proscrit sans réserve. Qu’on compare le langage des premiers Pères avec celui des derniers, par-tout mêmes principes, mêmes raisonnemens, mêmes alarmes, par conséquent même objet, bien différent des monstrueuses débauches des Nérons & des Commodes. Qu’on les compare avec les canons des Conciles, dont la précision & la sagesse sont au-dessus de tout soupçon de déclamation, par-tout même esprit, même doctrine, mêmes expressions, par conséquent même matiere de péché, très-différente du culte idolâtrique des premiers temps. Qu’on les compare enfin avec tous les Prédicateurs {p. 130}& les livres de piété de notre siecle, qu’on fasse un discours tissu des seules paroles des Pères contre la comédie, personne qui n’y trouve peint au naturel ce qui se passe parmi nous : c’est toûjours le même cri de la religion & de la vertu, les mêmes armes contre l’ennemi commun de tous les siecles, qui a toûjours tendu les mêmes pieges & fait les mêmes ravages.
Avant même les Empereurs Romains, c’est-à-dire avant le regne de la licence théatrale, tandis que la République avoit encore des mœurs & de la décence, sous les yeux de ces sages Consuls qui en soûtenoient la majesté, de ces austères Censeurs qui en prévenoient & punissoient si sévèrement le désordre, on tenoit le même langage. Les loix se déclarèrent le plus fortement, l’édit du Préteur attacha l’infamie au métier de Comédien. Toutes les personnes sages suivoient la même conduite. Il n’étoit pas question de dissolution & de scandale public ; l’eût-on soufferr, tandis qu’on ne laissoit pas impunies les fautes légères ? En effet les pieces de Térence sont plus châtiées que les nôtres ; tous les Collèges les mettent entre les mains des jeunes gens ; Madame Dacier, dont la vertu ne fut jamais douteuse, Port-Royal, dont la morale sévère n’alloit que trop loin, en ont donné des traductions avec des commentaires. Celles de Plaute sont moins modestes ; elles le sont cependant plus que la moitié du théatre de Moliere, des Italiens, &c. Le Payen dans le centre de la corruption fait honte au Chrétien dans le sein de l’Église. Rendons-nous justice, on diroit, je le répette, que les Pères n’ont parlé que pour nous, qu’ils n’ont écrit que d’après nos théatres. En entendant S. Chrisostome, on dit, voilà nos spectacles, nos danses, nos chansons, nos décorations, nos Acteurs, nos Actrices, nos loges, notre parterre, nos coquettes, {p. 131}nos Marquis. Ce n’est pas à Constantinople, c’est à Paris qu’il prêche. Bourdaloue & Massillon en font peut-être moins exactement le portrait. C’est qu’après tout l’Évangile est toûjours le même, le cœur humain est toûjours foible, toûjours porté au mal, les plaisirs également séduisans, les occasions périlleuses. Le rafinement du siecle en aiguise les traits, la gaze légère de politesse en relève le goût. Les femmes de théatre, mieux aguerries, ne différent des autres femmes perdues que par une impudence plus étudiée & une pruderie plus artificieuse :
Comica componet lætis spectacula ludis,Ardentes juvenes, raptasque in amore puellas,Delusosque dones agilesque per omnia servos.Manilius, L. 5.
Ces vieillards trompés, ces jeunes gens amoureux, ces filles séduites, ces valets si lestes pour servir les amours de leurs maîtres, cet amas de toute sorte de désordres, étalés sur la scène pour l’éducation publique, avec tout l’agrément dont on peut s’aviser, faut-il pour le trouver, remonter au temps de ce Poëte astronome ? Non : c’est le théatre du dix-huitieme siecle. Il faut sans doute qu’il en ait lû dans les astres l’horoscope, & prédit les mœurs, l’esprit, & la réforme.
Le Mercure de juillet 1765 (2. vol.), après avoit pompeusement détaillé ce que l’approbation marquée du Roi a fait faire en divers endroits en faveur du sieur Belloy, ajoûte : A Athènes, du temps de Sophocle, l’Auteur dont la piece étoit agréee par l’Aréopage, étoit couronné dans le lieu même où s’assembloit cet auguste Sénat ; on lui décernoit un triomphe public, & le Poëte couronné, quoiqu’ordinairement il eût été Acteur de ses pieces, n’en parvenoit pas moins aux souveraines dignités de la République. Sophocle fut Archonte. Quelle source de réflexions pour l’esprit philosophique ! Les Aréopagites {p. 132}d’Athènes étoient-ils plus frivoles que les François ? on n’ose le croire. Les François seroient-ils encore à cet égard dans le plus honteux barbarisme ? on n’ose le dire. Tout ce qu’on peut conclurre, c’est que le peuple Athénien étoit un peu plus conséquent que le peuple François. Les honneurs décernés à M. du Belloy nous rapprochent au moins du temps lumineux dont nous venons de parler. Heureux celui de nos successeurs qui le premier aura le plaisir d’annoncer la fin de nos erreurs sur nos opinions par rapport à l’art du théatre !
Tout est faux dans ces réflexions soi-disant philosophiques : chaque mot démontre l’aveuglement d’un enthousiaste. Il est vrai que les Grecs n’avoient point de loix qui attachassent l’infamie légale au métier de Comédien. Ces loix n’ont été portées que par les Romains dans les temps lumineux de la République vertueuse, qui valent bien le lumineux des Grecs. Ce peuple, le plus ingénieux, mais le plus frivole & le plus débauché qui fut jamais, ne connoissoit pas même cette punition d’infamie légale, fruit de la pureté & de la décence des mœurs & de la législation Romaine, à peu près comme si on vouloit prouver que les Comédiens ne sont pas excommuniés parmi les Chrétiens, parce qu’ils n’étoient pas excommuniés chez les Grecs. Mais le mépris public pour ce métier infame & corrompu fut toûjours chez tous les peuples. Ces loix Romaines ont subsisté dans les deux Empires, & subsistent encore chez tous les peuples, malgré toutes les révolutions des religions & des États, & à l’exception de quelques têtes théatrales qui voudroient rendre tout le monde Comédien, elles ont toûjours été regardées comme très sages par l’univers entier. Jamais la Grèce n’a élevé aux honneurs des Acteurs de profession, mais seulement quelques Auteurs (ce qui est fort différent). Un honnête {p. 133}homme, un Ecclésiastique, un Religieux, peut faire quelque piece ; il se déshonoreroit de monter sur le théatre. Les P P. Porée, Brumoy, les Abbés Abeille, Boyer & Pelegrin, Corneille même, Racine, Crébillon, Voltaire, quoique laïques, sont-ils jamais entrés dans aucune troupe ? Quel Acteur a été reçû dans une charge ? le Kain, Brizart, Molé, tout grands qu’ils sont sous la plume du Mercure, seroient-ils reçûs Présidens à mortier, parce que Sophocle fut Archonte ? On ne trouvera pas que Sophocle fût acteur, même de ses pieces ; ce n’est qu’une idée de théatre. L’eût-il-été, on sait qu’un gentilhomme ne déroge pas en travaillant sa propre terre, ira-t-il se louer laboureur ? Labienus à Rome fut regardé & se regarda comme dégradé, pour avoir joué une fois, à la priere de César, dans une de ses pieces. Les loix Romaines furent suivies en Grèce comme ailleurs. Les Empereurs Grecs Théodore, Arcade, &c. ont enchéri par des loix nouvelles sur la rigueur des premieres. Personne n’a parlé plus fortement contre les spectacles, que les Conciles & les Pères Grecs, S. Chrisostôme, S. Basile, S. Grégoire de Nazianze, &c. gens qui non seulement par leur vertu, leur dignité, leur science, ce qui ne souffre pas même de comparaison, mais par leur esprit, leur talent, leurs ouvrages, valent tous les Sophocles, les Euripides, & tous les Mercures anciens & modernes ensemble. Je sens que le suffrage des Conciles, des Pères, de l’Église entiere, est d’un fort petit poids au tribunal du Mercure ; mais du moins l’Aréopage est il plus respectable que le Sénat Romain, que tous les Parlemens de France constamment déclarés contre les spectacles ? Il le dira à l’oreille de quelques jeunes Magistrats qui fréquentent la comédie, & qui véritablement peuvent se donner eux-mêmes en preuve de la proposition, {p. 134}& nous rapprocher des temps lumineux de la Grèce : Tous les siecles de l’Empire Romain & de l’Église Chrétienne ne sont que des temps ténébreux, le théatre possede seul la lumiere. Dans les temps les plus lumineux de la Grèce, il falloit donc que la lumiere fût bien partagée, car il est certain que Solon, Licurgue, Thémistocle, Platon, Aristote, lui ont été très-opposés, que Sparte ne l’a jamais souffert. Ces nuages sont bien épais, les rayons du Mercure auront bien de la peine à les dissiper. Mais ce Mercure, qui va ramassant de tous côtés tant de fleurettes pour les femmes, souvent très-licencieuses, pense-t-il qu’il est ici aussi peu galant que respectueux ? peut-il citer avec tant d’éloge une nation qui n’a jamais admis de femme sur le théatre pour y jouer aucun rôle, ni permis aux femmes de venir au spectacle ? Quoi ! point d’Actrice, point de spectatrice, point de coulisses, de foyers, de loges ! point de femmes au spectacle ! Eh ! on n’y vient que pour elles, c’est leur empire, leur triomphe. Voilà le vrai ténébreux & le plus honteux barbarisme d’une nation. Moins timide que le Mercure, j’ose dire & croire que les Grecs à cet égard étoient des barbares. Ce mot barbarisme, terme de grammaire, comme le solécisme, signifie une faute contre la langue par un terme ou une phrase qui n’est point d’usage. L’Académie, Richelet, Furetiere, Danet, tous les Dictionnaires n’y donnent point d’autre signification. Ainsi dire que les Comédiens sont infames, ce n’est pas parler François, ou comme le Bourgeois Gentilhomme, faire des incongruités de bonne chère & des barbarismes de goût. Le Dictionnaire de Trévoux ajoûte que barbarisme signifie encore une secte de gens qui vivent sans société, sans former de corps ni religieux ni politique, ou qui nient l’existence de Dieu, un vrai athéisme. Cette secte est une {p. 135}chimère ; il n’y a point de secte sans liaison & société, & il n’y a point de peuple au monde sans religion, sans connoissance de la Divinité, sans former de corps politique. Si l’Auteur l’entend ainsi, il croit donc que le Sénat, le peuple Romain, les Conciles, les Pères, l’Église Catholique, qui condamnent les spectacles, sont des athées, des bêtes féroces, qui vivent sans société, sans religion. Cet arrêt lui-même seroit un peu barbare. Peut-être a-t-il voulu faire entendre que d’être opposé à la comédie, c’est penser en barbare. Nous dirons de même, pour exprimer les façons de penser des peuples, sauvagisme, turquisme, chinisme, anglisme, gasconisme, théatrisme, &c. La proposition de l’Auteur est un théatrisme ; ce qui dans la religion & les bonnes mœurs est un vrai barbarisme. Il accuse les François d’être peu conséquens sur le théatre. Il a raison ; les Romains l’étoient aussi peu : Tertullien & S. Augustin le leur reprochoient. Les Grecs, dont il vante si fort la dialectique, ne l’étoient pas davantage. Si la comédie n’est pas un mal, pourquoi en exclurre les femmes ? Si elle est un mal, pourquoi y souffrir les hommes ? Quelle fatalité ! les théatristes même tombent dans le barbarisme. La vraie inconséquence des François, comme des Romains, est de fréquenter, de souffrir le théatre que leur religion & leurs loix proscrivent. On va au théatre : donc il n’est point infame. Quel raisonnement ! On est impudique, usurier, médisant : donc ce ne sont point des crimes. Moi, je dis : Le théatre est infame, l’usure l’impudicité, la médisance sont des crimes : on a tort de se le permettre. Qui raisonne plus juste ? qui part du vrai principe & tire la vraie conséquence ? L’Auteur finit par ces mots, la fin de nos erreurs sur nos opinions : expression louche, qui ne rend pas ce qu’il veut dire. Par rapport à l’art du {p. 136}théatre, c’est une erreur sur une opinion. L’art de faire des poëmes dramatiques, l’art de les déclamer, n’est point infame ; mais ceux qui font métier de l’exercer, le furent toûjours par leur libertinage scandaleux & notoire. Ils ne cherchent qu’à séduire, ils se vendent au public, ne disent & ne font rien que pour inspirer les passions, & rassembler avec la plus grande licence & avec le plus dangereux artifice, dans leurs paroles, leurs parures, leurs gestes, leurs attitudes, leur conduite, tous les objets, tous les pieges, toutes les leçons, tous les moyens les plus propres à nourrir tous les vices & détruire toutes les vertus.
Le Mercure ajoûte avec complaisance un extrait de la gazette de Londres sur la tragédie le Siege de Calais, où l’on trouve ces paroles : La révolte d’Harcourt, occasionnée par la tyrannie des Ministres, est une excellente leçon pour eux, & les avertit, &c. Cette réflexion est bien Angloise. Il est singulier que l’Auteur, qui est courtisan, dise ensuite : Qu’il nous soit permis de faire remarquer pour notre honneur, que nos observations sont de la plus exacte conformité avec ce que nous venons de rapporter du Journaliste Anglois. Cette conformité & l’honneur qu’on s’en fait, sont peu flatteurs pour les Ministres François. Il dit encore : Ce qui doit le plus flatter M. du Belloy est sans doute l’estime des Anglois, qu’il appelle une raison suprême. Voilà un furieux Anglisme ou Anglicanisme. Quoi ! après avoir rapporté le suffrage du Roi, de la Cour, de Paris, un François dira que l’estime des Anglois est ce qui doit le plus flatter ! Quel cas fait-il donc de celle de son Roi ? C’est bien là un barbarisme, ou, si l’on veut, un radotisme. L’estime des Anglois fait-elle l’éloge des sentimens patriotiques dans une monarchie ? Des François qui sur le gouvernement penseroient comme des Anglois, {p. 137}seroient-ils bien fideles à leur Roi & à leur Dieu ? L’Auteur du Mercure pense-t-il en Anglois sur la Religion & l’État ? se fait-il honneur de cette exacte conformité ? est-ce là ce que M. du Belloy a voulu enseigner à toute la France ? Le théatre est-il donc dans le plus honteux barbarisme ? Oui sans doute : rien n’est plus contraire à la religion, aux bonnes mœurs & à l’État, que le théatrisme ; rien de plus barbare que lui.
CHAPITRE VII.
Suite de l’Indécence. §
On fit un crime au fameux Archevêque de Cambrai de quelques expressions tendres, quoique très-mesurées, qui lui avoient échappé dans son Telemaque, ouvrage immortel, qui ne respire que la vertu. Les épigrammes coururent, les comparaisons injurieuses avec son prétendu molinosisme, fournirent des pointes, &c. Eh quelle comparaison cependant de dix ou douze lignes avec des volumes de pieces galantes ! Laïs condamne Lucrèce. Quel reproche ne s’est pas fait Racine, quelle pénitence ne s’est-il pas imposée pour la composition de ses tragédies, écrites cependant avec la plus grande décence, si la décence ne consiste qu’à éviter les grossieretés ; mais dont l’insinuante tendresse a séduit & séduira une infinité de cœurs ! Les plus saints monastères n’en sont pas exempts, si par malheur son théatre s’y glisse. Gresset l’a vivement peint dans un mot, dans le dérangement d’une jeune Religieuse qui faisoit son oraison dans Racine. Rien de mieux contrasté & réellement plus opposé que l’oraison & Racine, c’est-à-dire la religion & le théatre. Celui de ce fameux Poëte est un des livres le plus dangereux ; la douceur, le naturel, l’élégance {p. 138}du style, la délicatesse des sentimens, la violence de l’amour, sous des expressions nobles & décentes, font avaler le poison à longs traits, & jette dans une sorte d’ivresse. C’est un parfum exquis, mais empoisonné ; on le flaire avec délices, on en demeure tout embaumé, &, sans y penser, mortellement atteint. Virgile, le plus sage des Poëtes Latins, peint si vivement, quoique décemment & même en le condamnant, l’amour de Didon, même en vûe d’un mariage, que S. Augustin s’accuse dans ses confessions, d’en avoir été touché jusqu’aux larmes, seulement en le lisant, & senti le feu de l’impureté s’allumer dans son cœur ; & l’on voudra faire croire que le même événement joué cent fois sur tous les théatres, peint avec les mêmes couleurs, avec tous les vers de Virgile qu’on se fait honneur de traduire, embelli par la décoration, la danse, la musique, l’action, la parure, la modestie des Actrices, fait moins d’impression sur des spectateurs tous bien inférieurs en sévérité, & la plûpart plus corrompus dans leurs mœurs, que ne le fut jamais Augustin ! Ad populum phaleras.
C’est un reproche qu’on fait bien ou mal aux Missionnaires, aux Confesseurs, aux Casuistes, aux livres d’examen de conscience, d’enseigner le vice par le détail trop circonstancié des péchés. Cela peut arriver quelquefois, & on ne manque pas de donner cet avis aux jeunes Prêtres de parler avec beaucoup de discrétion. Mais enfin soyons équitables, la comédie n’enseigne-t-elle pas aux valets de tromper leurs maîtres, aux femmes de se jouer de leurs maris, aux enfans de désobéir à leurs parens ? n’enseigne-t-elle aucune intrigue ? n’inspire-t-elle aucune passion ? n’emploie-t-elle aucune expression licencieuse ? Jamais le Missionnaire le plus indécent, l’examen le plus détaillé, le Casuiste le plus naïf, Sanchès lui-même, qu’on {p. 139}a tant frondé, n’ont fait autant de mal que Moliere, Ghérardi, Dancourt, &c. Ces grossieretés écrites en Latin, sans sel, d’un style barbare, chargées de citations, sont à peine lûes une fois dans la vie par quelque Ecclésiastique, non pour s’amuser, mais pour s’instruire de la décision de quelque cas. Tous ces livres ne parlent des péchés que pour les condamner. Les pieces de théatre sont écrites en François, d’un style léger & piquant, ne se lisent que pour s’amuser, ne présentent les passions que pour les faire goûter, ne sont entre les mains de tout le monde & sur la scène que pour être assaisonnées de tout l’agrément de la représentation. On a bonne grace de crier contre les Missionnaires & d’aplaudir aux Comédiens, de condamner les Casuistes & de fréquenter les Italiens, de n’oser-lire un examen de conscience & d’apprendre Moliere par cœur : Clodius accusat machos, Catilina cethegos.
On en trouvera une nouvelle démonstration dans le cours complet de galanterie, composé de plus de deux cens opéra, où l’on ne présente, n’enseigne, ne conseille autre chose que la passion, dans tous les points de vûe imaginables. Voici un trait frappant de l’excès de la licence. Danchet composa en 1712, & fit mettre en musique par Campra l’opéra les Amours adultères de Vénus & de Mars. On les fait paroître sur la scène au moment précis où après bien des préludes licencieux ils vont derriere la toile commettre le crime, & chantent ensemble en y allant : Livrons notre ame aux transports les plus doux, aimons-nous à jamais. Une troupe de Dieux & de peuples qui sont à leur suite, applaudissent à cette belle œuvre, la célèbrent par leurs chants, & disent : Venez, tendres amours, couronnez ces amans, & régnez avec eux : plaisirs, assemblez-vous, &c. Tous les autres Dieux les regardent curieusement {p. 140}envient le sort des amans, se moquent du mari joué (Vulcain), & lui conseillent d’en faire autant de son côté. Sa femme le fait enivrer par Silène, & lui fait croire que tout ce qu’il a vû n’est qu’un songe qu’il a eu dans le sommeil.
Quand elle trahit ma tendresse.Je vois de son parti tous les Dieux se ranger.Quel Dieu n’eût souhaité de l’être au même prix !Mars aura les mêmes plaisirsSans avoir la peine de feindre.A l’amant chacun porte envie,Et rit des fureurs de l’époux.Il faut en rire, il faut en rire.Lorsque l’épouse est infidèle,L’époux doit l’être à son tour.Des reproches si vains touchent peu les mortels :Faudra-t-il qu’un Dieu soit moins sage ?
Voilà qui donne une juste idée de l’opéra : il nous la donne lui-même dans le prologue :
De ce séjour heureux la tristesse est bannie,Le devoir n’y fait point sentir sa tyrannie,Le penchant du plaisir y tient lieu de raison.
J’ajoûte un mot à cette belle morale :
Si c’est là respecter les mœurs & la décence,Qu’est-ce donc que les outrager ?
Quand on vante si fort la modestie actuelle de la scène, on a sans doute oublié les dernieres pieces données à l’Hôtel, où l’on fait paroître un Sérail sur le théatre. Mais je crois qu’aujourd’hui on ne s’embarrasse guère d’en faire l’apologie, soit qu’on ait noblement secoué le joug de la décence, ou qu’on désespère d’y réussir, ou qu’on pense qu’il suffît d’interdire les termes de harangère, qui d’ailleurs n’ont aucun sel. Je parle ici à ceux qui sont encore assez bourgeois pour rougir de quelque chose. Moliere, dans le Bourgeois Gentilhomme, avoit donné l’idée de faire agir & {p. 141}parler des Turcs pour élever aux dignités un homme infatué de noblesse ; mais il n’y parut que des hommes qui ne disoient rien d’indécent. Racine étendit cette idée, & dans Bajazet fit paroître des Sultannes amoureuses, mais avec dignité, & qui n’avoient que des vûes de mariage, encore même leurs projets étoient traversés par l’indifférence du Prince, l’intrigue du Visir, les horreurs & les risques d’une conjuration, qui par des diversions continuelles émoussoient les traits d’une passion si agitée. Quelques autres Poëtes ont pris des sujets chez les Mahométans, ils ont eu peu de succès ; ils ont écrit d’un style noble, & n’ont étalé que des combats de sentimens, comme dans Racine. Aujourd’hui on s’est mis plus à l’aise, on franchit sans ménagement toutes les barrieres. On a vû dans plusieurs pieces, dont le Mercure en 1764 a fait l’extrait avec complaisance, on a vû sur le théatre une troupe de Sultannes au-tour du Prince (les plus jolies Actrices, les plus éveillées, très-propres à jouer leur rôle d’après nature), dans l’habillement du sérail, pour suivre le costume, ce qui n’est rien moins qu’un habit de vierge. Là, dans le sein de la volupté, elles font au Sultan toutes les agaceries dont elles peuvent s’aviser pour le divertir, & dansent des danses lubriques, que le Mercure lui même appelle voluptueuses, sur des airs très-voluptueux. Sur quoi dans un autre endroit il célèbre poëtiquement l’Actrice la Hus, très bonne Sultanne, par des vers qui ne font l’éloge de la modestie ni du Poëte ni de la Favorite :
Diane & ses jeunes compagnes,N’ont jamais dans leur jeux mis tant de volupté.
Sans recourir aux synonimes de l’Abbé Girard, personne n’ignore quel est dans la religion & la morale le synonime de volupté, de voluptueuse ; & sans faire tort aux Actrices Payennes, on peut {p. 142}en sûreté de conscience accorder la palme aux Actrices Françoises.
Dans la comédie-ballet les Hommes, de M. de Saint-Foix, homme d’esprit, mais qui ne donne pas ces drames ingénieux pour des leçons de chasteté, on voit beaucoup de statues à demi nues d’hommes & de femmes que Prométhée anime avec le flambeau dérobé à Jupiter, dont la flamme s’insinue & leur donne la vie. Cette idée pourroit bien faire entendre que l’ame n’est qu’une matiere déliée, une espèce de feu épuré, Mens ignea terrenæ fæcis exuta, comme disoit la these de l’Abbé Prades. Je crois cependant que l’Auteur n’a pas eu cette intention ; mais la pudeur ne lui pardonne pas la suite de ce spectacle. Les hommes & les femmes sont à peine animés, qu’ils courent brutalement l’un vers l’autre, s’embrassent, se font mille caresses, comme les satyres les plus lascifs. Dans une autre scène, la folie recommence le même jeu (il est digne d’elle), & anime d’autres statues d’hommes & de femmes. Les hommes dont tous les sens sont frappés à la vûe des femmes (quelle image), courent brusquement à elles avec tout le feu des désirs (voilà l’Arétin). Aussi ont-ils une ame spirituelle, libre, raisonnable ; l’homme n’a que l’instinct pour le plaisir : c’est tout l’homme. Quatre petits Amours viennent leur reprocher leurs manieres vives & brusques (on devroit dire leur débordement & leur impudence), & leur enseigner comment il faut s’y prendre pour plaire & se faire aimer (belle leçon de vertu ! docteurs graves pour l’enseigner ! c’est apparemment un traité d’éducation, matiere à la mode que le Poëte va nous donner). Les hommes, bien instruits à cette école, se mettent aux genoux des femmes, qui les enchaînent avec des guirlandes. Tout se termine par un cantique digne de la fête, de l’Auteur, des Acteurs, & certainement des Actrices :
{p. 143}Chantons, célébrons la folie ;La gaieté vole sur ses pas,La volupté naît dans ses bras (image modeste),Et le plaisir lui doit la vie.
Dira-t-on que c’est mauvaise humeur de ne pas citer cette piece si courue, en preuve de la réforme du théatre, & de la pureté des mœurs qui y règne ?
Cette idée, prise de la fable de Promethée, n’est pas nouvelle sur le théatre. C’est ici plus qu’ailleurs qu’on peut assurer avec la Bruyere que tout est dit. Ce n’est que le prologue alongé de l’opéra de Tyton & de l’Aurore. Cet opéra fut composé par trois Abbés, & sans forcer le texte, on peut dire que l’Évangile n’a pas parlé d’eux, en disant : Quand vous serez deux ou trois assemblés en mon nom, je serai au milieu de vous. On y trouve le même systême, on n’y connoît que des esprits de feu qui animent des statues en secouant leur flambeau, pour leur donner une ame de feu, dans le goût aussi de l’Abbé Prades, mens ignea terrenæ fæcis exuta, la même pureté de mœurs :
C’est à l’amour, c’est aux tendres désirs,C’est aux graces, c’est aux plaisirs,De vous donner un nouvel être :Destinez-leur vos plus beaux jours :Vous en sentirez mieux de quel prix est la vie.
Nos Poëtes ecclésiastiques n’ont pas puisé dans les canons cette doctrine & cette morale. Le nouvel opéra l’embellit, en l’alongeant par un plus grand développement d’indécence. L’Auteur est, à la vérité, laïque ; mais n’est-il pas Chrétien ?
Dans une piece tirée des Contes soi-disant moraux de Marmontel, où le Poëte, apparemment peu fécond, rapporte mot pour mot le conte Annete & Lubin, deux paysans cousins germains : circonstance peu nécessaire, & qui n’est mise que pour fronder la loi de l’Église, qui défend le mariage {p. 144}entre parens, & sa bonté, qui accorde quelquefois la dispense de cet empêchement, Annete & Lubin se trouvent seuls à la campagne, sur le théatre & dans le livre, & prennent toute sorte de libertés criminelles. Dans une autre scène le Seigneur & le Notaire du village, ou plûtôt les Auteurs pour se satisfaire, & pour plaire aux spectateurs & aux lecteurs, remettent ce beau tableau sous les yeux, & en sont faire aux deux Bergers ingénument tout le détail, & à chacune de ces libertés ils répettent, & le chœur après eux, cet honnête refrein : Ouida, guia pas du mal à ça. Ce sont encore là des preuves de décence & des titres en faveur du théatre, pour ne pas rougir de ces infamies & de cent autres de ce caractère, pour en soûtenir la représentation, pour en louer les Auteurs, applaudir aux Actrices qui ont le talent de les réaliser, & en charger les nouvelles publiques. Pour oser les composer, les imprimer, les représenter, il faut, comme le navigateur d’Horace, avoir un trible airain sur le cœur & sur le visage, & braver la mer la plus orageuse dans la barque la plus fragile : Illi robur & as triplex erat qui fragilem truci commisit pellage ratem. Ou bien il faut penser, comme l’Auteur de l’apologie du théatre, que l’incontinence est un besoin physique & périodique, qu’on ne peut s’empêcher de satisfaire, & dont on doit aussi peu s’embarrasser que du manger & du boire. Est-ce encore là de la réforme du théatre ? Il seroit aisé de trouver chaque année de pareils monumens de la décence qu’il a acquise. Nous nous bornons à ceux ci, sortis d’une bonne main, offerts au public depuis deux jours, applaudis & préconisés : ils font parfaitement l’état actuel de la scene Françoise & de la pureté des mœurs qui y règne.
Il y règne encore, comme ailleurs, une sorte d’hypocrisie. A la Cour on est plus réservé & plus {p. 145}respectueux. Plus le Prince est pieux, & plus on s’observe : ce seroit faire mal sa cour de prendre l’essor du vice. Paris est plus libre, Versailles ne souffriroit pas le théatre de la Foire & les parades des Boulevards. En province, selon l’expression de Montagne, on a les coudées plus franches. Dans les petites villes la dissolution théatrale ne connoît point de bornes : c’est le goût de la populace. Le caractère des Magistrats l’arrête, ou lui laisse le champ libre. Tous les Auteurs, tous les Comédiens ne sont pas également effrontés ; quelques-uns ont de l’éducation & de la politesse, ils ont reçu des principes de religion & de vertu, qui se perdent bien-tôt, à la vérité, mais qui pourtant, comme l’accent, le ton de voix, la démarche, laissent échapper quelque nuance de modestie. Tous les loups ne sont pas également feéroces, ni tous les serpens aussi venimeux ; mais quoique adoucis & apprivoisés, ce sont toûjours des serpens & des loups. Fou qui s’y fie. Il en est ainsi des temps & des lieux. Tous les peuples ne sont pas également vicieux, ni tous les lieux aussi grossiers. L’urbanité, la modestie, le sérieux, la gravité, ne sont pas tout-à-fait bannies de dessus la terre, & les Comédiens, accoûtumés à jouer toute sorte de rôles, ont intérêt de se conformer au goût dominant. Voilà leur unique vertu, l’hypocrisie. Les excès des Iroquois & des Nègres ; si ces peuples avoient des théatres, ne seroient pas supportables en France, comme leurs chants & leurs danses ne le sont pas : la naïveté grossiere de nos ancêtres révolteroit leurs descendans, comme leurs vertugadins & leurs grot canons : le libertin le plus déclaré ne s’accommoderoit pas des gros mots de la Place Maubert. Mais avec tous ces différens goûts les passions sont toûjours les mêmes : la nature n’est pas moins foible, ni l’amour du plaisir moins vif, ni la volupté moins {p. 146}séduisante. Elle en est même plus insinuante, en se conformant au goût des spectateurs. Et n’est-ce pas l’artifice ordinaire de tous les séducteurs, de se plier aux inclinations de ceux qu’ils veulent gagner ? Un amant Iroquois seroit peu redoutable à des Françoises, & je doute qu’un petit-maître François fît bien des conquêtes à la Chine. Le vice est un Comédien, c’est-à-dire un imposteur : il se déguise sous les habits & les façons du jour ; il est servi chez les grands avec respect dans une coupe d’or, chez les petits familierement dans une écuelle de terre. En est-il moins vice ? Tout est soumis à l’empire de la mode, jusqu’au péché. Il est des vices, des passions, des excès de mode, comme des équipages & des meubles. C’est ce qui fait leur fortune. Le théatre, souple & accommodant, pour se mettre en vogue, changera tous les jours de masque. Les romans, les discours, les chansons, les allures, tout en prend l’empreinte. Sont-ils moins à craindre, parce qu’on y est poli, léger, élégant ? Les anathêmes de l’Évangile, les exhortations des Prédicateurs, les réflexions des livres pieux, ne portent donc plus qu’à faux, & ce n’est pas sans doute pour le dix-huitieme siecle qu’un Dieu a dit de fuir le monde ; car enfin le monde est aussi réformé que le théatre. C’est même la politesse qui règne dans le monde, qui s’est introduite sur la scène. Tout peut donc sans risque se livrer au monde. Le changement de quelque mot rend inutile le zèle de la religion.
Raisonnement ridicule ; faux dans le fait, le théatre n’est point épuré ; faux dans la conséquence, les discours licencieux, les seuls dont on dit qu’il est corrigé, fussent-ils réellement suprimés, il n’en seroit pas moins dangereux. De quoi l’a-t-on donc purgé ? ne met-on pas dans la bouche des Acteurs, sous prétexte d’imiter la réalité, toutes les invectives des harangeres, pendart, coquin, {p. 147}gueux, maraut, frippon, &c. ? Moliere & tous les comiques en sont pleins. Toutes les imprécations, juremens, emportemens, tout ce jargon diabollque qu’on n’oseroit proférer, si l’on avoit des principes d’honnêteté, n’y sont-ils pas familiers ? Les anciens comiques avoient leurs juremens, Hercule, Jupiter, Dii te perdant ; ne traitons-nous pas aussi insolemment notre Dieu ? tous ces quolibets, ces propos de halles, ces expressions basses, ces vilains termes, s’en fait-on scrupule ? Est il sort utile d’apprendre ces beaux dictons ? doit-il être fort agréable de les entendre, quand on a des mœurs ? Ceux qui ont la dégoûtante habitude de s’en servir, ne se rendent-ils pas méprisables ? & ce sera une beauté, parce qu’on les vomira sur la scène ! N’en prend-on pas même l’habitude en les entendant fréquemment ? La scène les a d’abord empruntés de la populace, elle les rend au public avec usure, & les ennoblit sans doute. Un amateur du théatre enchasse fréquemment ces pierres précieuses dans ces discours, il y est monté sur ce ton, on le reconnoît à ces termes ordinaires, il s’en fait gloire ; il l’appelle réforme, décence, pureté de style.
Voici une preuve singuliere de l’impression que font ces termes de jurement, sur-tout quand on y mêle le nom de Dieu. Quand l’Ambassadeur Turc, Saïd Effendi, vit représenter à Paris le Bourgeois Gentilhomme, & cette cérémonie ridicule dans laquelle on le fait Turc, quand il entendit prononcer le nom sacré de Dieu (Hou) avec dérision & des postures extravagantes, il regarda ce divertissement comme la profanation la plus abominable (Philosophie de l’Histoire, C. 22.). Ce livre impie, si justement condamné par le Clergé de France, n’est pas suspect de cagotisme ; mais les premiers principes de la religion natutelle apprennent aux plus impies même à ne prononcer le nom {p. 148}de Dieu qu’avec respect, & à frémir quand on l’entend à tout propos profaner sur le théatre & dans le monde. Au reste, c’est avec raison que cet Auteur, tout amateur qu’il est, se moque de la farce du Bourgeois Gentilhomme. Le Roi & toute la Cour la méprisa, elle ne se releva que par quelque mot obligeant que Louis XIV dit pour consoler Moliere, qu’un si mauvais succès avoit découragé. Il y a quelques scènes ingénieuses & divertissantes ; mais le caractère outré & imbécille du Bourgeois, qui n’exista jamais ; la scène copiée du Tartuffe, où Nicole & Covielle se fuient & se poursuivent ; la cérémonie Turque, copiée dans le Malade imaginaire, pour la réception d’un Médecin, &c. sont de pures arlequinades & de vraies extravagances.
Non, les Apologistes ont beau dire, le théatre n’est point changé, il est toûjours dans le même état, si même il n’a empiré ; les Actrices n’ont jamais été plus immodestes dans la représentation, ni plus dérangées dans leur conduite ; la compagnie qui s’y rend, est toûjours aussi libertine. Jamais on n’a ni plus vivement peint, ni plus pernicieusement autorisé les passions. L’art de corrompre les cœurs est porté à la plus haute perfection. Il y a même des prix fondés, comme dans les Académies, pour celui qui y fera les plus heureuses découvertes, bien-tôt on y donnera le degré de Docteur, la licence y est déjà établie ; la morale y est toûjours aussi corrompue, les choses saintes aussi peu respectées. Quel compte doit-on donc renir à la comédie d’une pruderie de paroles qui n’est que le sauf-conduit & la gaze légère de ses mauvaises mœurs, parce que les grossieretés étant passées de mode, elle est obligée, pour n’être pas choquante, de donner un coup de rabot à ses termes, hypocryte vernis d’obscénité, dont le tartuffe se dédommage {p. 149}par la plus grande dépravation, & dont il secoue le joug toutes les fois qu’il trouve jour à s’en débarrasser ? Je sais qu’il est quelques pieces où les passions sont traitées décemment, & justement condamnées ; mais leur nombre est si petit, elles sont si rarement représentées, si froidement accueillies, qu’on ne doit les compter pour rien ; encore même faut-il se consoler de la contrainte, par quelque farce dont la licence satisfasse le goût du spectateur & de l’Acteur. C’est le vrai sel du théatre.
Tous ceux qui entreprennent la défense du théatre sur la prétendue décence, trompeurs ou duppes, prennent le change ou veulent le donner. Ils accordent d’abord que les pieces obscènes & impies ne sont pas permises, que les Acteurs pèchent en les jouant, les Auteurs en les composant, les spectateurs en les regardant, les Magistrats en les tolérant, les parens & les maîtres en y laissant aller leurs enfans & leurs domestiques. Ce n’est donc plus qu’une question pratique de fait sur les degrés d’obscénité, de libertinage, sur les nuances d’équivoque & de tentation. Il est même convenu que dans le doute si la piece est licencieuse, si on est foible, si on succombera au danger, on doit s’en abstenir. Il n’est jamais permis de s’exposer librement au péril dans une chose qui n’est pas nécessaire, tout est relatif & personnel en matiere de tentation. Il est sans doute impossible de fixer avec précision la dose du poison qui donnera la mort ; mais chacun doit consulter son tempérament, sonder sa conscience, examiner ses foiblesses, le flambeau de la foi, de la raison & de l’expérience à la main, & ne pas tenter des épreuves où son salut court un risque certain. Ces vérités n’ont jamais été ni pû être révoquées en doute. Ce sont les premiers principes de la morale, on ne fait point grace en {p. 150}y sousscrivant. Les libertins, les Comédiens même parlent comme nous ; jamais ils n’ont avancé que l’obscénité & l’impiété fussent permises, ils ont toûjours prétendu que leurs pieces en étoient exemptes. Les Casuistes auroient bien inutilement distingué, limité, excepté, pour nous apprendre qu’il est jour à midi. Cela seul devroit décider tout homme de bonne foi. Est-il quelqu’un dans le monde qui puisse se dissimuler que le spectacle est au moins mi-parti de bien & de mal, de bonne & de mauvaise compagnie, de bons & de mauvais exemples, d’objets édifians & d’objets dangereux ? est-il quelqu’un à qui l’expérience & la connoissance du théatre n’ait dit cent fois, il est moralement impossible de le fréquenter sans pécher, il est même impossible qu’on ne franchisse les bornes de la plus indulgente décence ? La modestie fournit trop peu, plaît peu, embarrasse ; la licence fournit beaucoup, frappe agréablement, rapidement, long-temps. Un Acteur qui en est plein, & qui veut plaire, peut-il toûjours forcer son penchant & ne jamais s’échapper ?
La vertu se renferme-t-elle dans ces bornes étroites ? la modestie se contente-t-elle de dire, n’allez pas sans habits, comme les Nègres de la Guinée & les Caraïbes de l’Amérique, & toute justice est remplie ? les gazes légères, les nudités du sein, le fard, les parures recherchées, l’attitude, les gestes, les chants lascifs, &c. sont des choses indifférentes, dont on s’occupe sans risque. A ce prix la réforme du théatre est certaine, elle édifieroit les Caraïbes & les Nègres. On s’abuse sur le mot d’obscénité, ou plûtôt on s’en joue. N’y a-t-il donc d’obscène que les peintures cyniques d’Ausone, de Regnier, de Rabelais, d’Ovide, de Petrone, de Martial ? les peintures animées des passions, leur justification & leur {p. 151}analyse, les objets & les leçons, le goût & le sentiment du crime, les termes équivoques qui la laissent entrevoir, &c. sont un langage très chaste ! Il n’y a donc plus d’obscénité dans le monde. La politesse interdit ces propos grossiers (qui pourtant se réfugient encore dans plusieurs comédie) la langue Françoise les proscrit, ils sont méprises des honnêtes gens. Que trouve-t-on de grossier dans les romans de Scuderi, la Calprenede, la Fayete, Villedieu ? Il est peu de romans où ne regne la décence d’expression. Je dis plus les contes de Bocace, de la Fontaine, de la Reine de Navarre, si justement condamnés, ne sont pas obscenes en ce sens, tout y est voilé & déguisé, & la Fontaine a voulu justifier par là dans sa préface ce qui dans la suite lui fit verser tant de larmes. Combien de pieces de théatre qui ne sont que quelqu’un de ces contes mis en action, dans les termes mêmes de l’Auteur ? C’est assurément bien reculer les limites de la modestie, & lâcher la bride au libertinage, de ne proscrire que le langage des crocheteurs. Il seroit aisé par un recueil de ces traits prétendus décens, & qui sont sans nombre, de faire des extraits du théatre qui seroient le livre le plus infame. Mais à Dieu ne plaise que nous souillions cet ouvrage par de pareilles preuves, superflues d’ailleurs pour tout homme de bonne foi qui aime la chasteté ! Dans les principes de la religion & de la vertu on appelle licencieux, on craint comme dangereux, tout discours qui fait naître des idées impures, quoique voilé de termes équivoques, à moins que la nécessité n’oblige à les tenir, comme les Médecins, les Confesseurs, &c. S. Paul, qui défend même de nommer l’impureté, ne nominetur, ne proscrit-il que les grossieretés ? encore même les entend-on dans la bouche des Arlequins & des Sganarelles. Le Saint Esprit, qui dit que les paroles mauvaises {p. 152}corrompent les mœurs, ne parle-t-il que des discours grossiers, que les honnêtes gens n’entendent jamais ? Ce ne sont pas les leçons du Fils d’une Vierge que la seule proposition d’être mère de Dieu troubla : Turbata est in sermone ejus. La gaze légère qui pique la curiosité & laisse tout-entrevoir, le sel ingénieux qui plaît & enfonce le trait plus avant, en mettant en apparence les droits de la modestie à couvert, rassurent la pudeur que la licence eût révolté, & met à son aise le libertinage que la pudeur eût combattu. C’est un corsaire qui arbore le pavillon ami pour venir sans résistance à l’abordage, c’est une amorce où la simplicité du poisson se laisse prendre, & où le cœur corrompu aime à être pris. Une fausse sécurité endort, on en est plûtôt dans le piege. La scène est une femme de mauvaise vie qui fait la prude pour cacher son jeu, & par l’appas d’une modestie superficielle séduit l’ame innocente, qui l’eût repoussée, si on l’eût attaquée ce visage découvert. Qui voudroit laisser tenir à sa femme, à sa fille, les conversations du théatre, tout épuré qu’on le dit ? Le théatre même se rend justice. Dans combien de pieces voit on un Acteur caché, qui a tout entendu, montrer la plus vive & la plus juste indignation d’un entretien qu’on n’auroit osé tenir devant lui, tout innocent qu’on veut le faire croire ?
Une autre sorte d’indécence que l’habitude ne nous permet pas de sentir, c’est le mélange des deux sexes dans les spectateurs, dans les acteurs, dans les rôles. Dans les premiers temps des Républiques Grecques & Romaines les femmes n’étoient point admises aux spectacles. La corruption des mœurs leur en ouvrit les portes, & les y fit venir en foule ; mais un reste de décence leur y fit assigner des places distinguées & une entrée différente. Chez toutes les nations le mélange des {p. 153}hommes & des femmes dans les lieux publics, même dans les Temples, n’est pas souffert. Nos ancêtres n’y étoient pas moins opposés. Il est encore des provinces en France où chaque sexe a sa place marquée dans l’Église, & on avoit établi cet usage dans toutes les missions sauvages du Canada. Cette séparation, si convenable, seroit ridicule à Paris, où l’on se fait une fausse politesse de mêler par-tout les femmes, jusques dans les endroits où elles ont le plus de liberté, & souvent le plus d’intrigues. Voyez cette salle de spectacle, soit que le hasard les rassemble (& en quelle compagnie ne risque-t-on pas de tomber ?), soit que la passion ou le rendez-vous les réunisse, & alors quelle occasion, quelle sollication, quelles avances ! C’est là que règne la licence : les yeux, les gestes, la langue, le cœur, tout s’y donne la plus libre carriere, tout s’y fait entendre, tout s’y fait goûter. Quelle licence n’y fait pas régner ce qui se dit sur le théatre ? a-t-on besoin d’y chercher ni sentimens, ni pensées, ni expressions ? le théatre fait tous les frais, il ne faut que voir & écouter, & le répéter à l’objet qu’on aime ; la conversation est toute faite par les Acteurs. Dans quel état & dans quel dessein y vient on ? Une salle de spectacle est un champ de bataille où les hommes & les femmes se rendent sous les armes pour se combattre avec le plus d’avantage. Quel soldat plus attentif à choisir, à fourbir ses armes, plus exercé à les manier, plus rusé à tendre des embuches, que ces troupes à la toilette ? quelle ardeur, quelle opiniâtreté dans la mêlée ! quelle batterie mieux dressée, mieux masquée, mieux servie ! Voilà les armées en présence, ou plûtôt archarnées l’une contre l’autre. Quelle ardeur pour la victoire ! quelle joie quand on la croit remportée ! Que de blessés, que de vaincus ! Hélas ! ils le sont tous ; les vainqueurs même sont {p. 154}mortellement blessés, & d’autant plus vaincus, qu’ils ont eu le malheur de mieux vaincre. Le démon seul est victorieux, la défaite de la vertu est complette.
Mélange des Acteurs & des Actrices. Les Grecs, ce peuple licencieux, dit-on, sur son théatre, plus jaloux que nous de la décence, ne souffroit pas que les femmes jouassent aucun rôle. A Rome le mélange des Comédiens fut inconnu, jusqu’à la dépravation des mœurs ; il augmenta cette dépravation. Nos théatres, par ce seul endroit, sont mille fois plus dangereux que les Payens avec toute leur prétendue licence, Les Communautés & les Collèges ne souffrirent jamais ce mélange dans leurs pieces ; les seuls Écoliers, les seules Pensionnaires paroissent sur la scène. Cette seule différence arrache au monde tout l’avantage qu’il voudroit en tirer pour l’autoriser. Un sexe dont la pudeur fait la gloire, dont l’immodestie est un poison violent pour les mœurs, étalé aux yeux du public, mêlé avec des hommes, est un monstre d’indécence. Ce n’est pas tout que de s’y montrer : qu’y vient faire cette Actrice ? qu’y entend-elle ? qu’y dit-elle ? qu’y fait-elle ? dans quel état ose-t-elle s’y étaler ? Que doivent faire mutuellement sur leur cœur les Acteurs & les Actrices ? que doivent-ils dire & faire en sortant ? Il est impossible que par ce seul mélange ils ne soient tous des libertins. Aussi que sont-ils tous ? En quel état vient-on s’étaler sur la scène ? dans l’état le plus séduisant. S’il est au monde quelqu’un qui cherche à plaire, si quelqu’un a du goût, de l’adresse, de l’exercice, de la fécondité, pour imaginer, choisir, arranger ce qui peut plaire, c’est une Actrice. C’est son métier, son étude, sa vie. S’il est des jours favorables à la beauté, c’est la représentation sur un théatre. Le spectateur, par quelque faux {p. 155}jour, par l’éloignement, l’embarras de la foule, en perdît-il quelque trait, l’Acteur qui joue avec elle, saisit tout, il est obligé par son rôle de se repaître de cet objet, de lui marquer la plus vive passion. Que fait cette Actrice ? que lui rend on ? tout ce que la plus violente passion inspire. De part & d’autre on s’efforce de la sentir pour la bien exprimer, de la bien exprimer pour l’inspirer ; tous deux bienfaits, tous deux parés, tous deux exercés, tous deux passionnés, peuvent-ils se regarder le plus tendrement, se dire les choses les plus galantes, sans allumer un feu criminel dans leur cœur ? Le spectateur, témoin éloigné, étranger à la piece, en est ému ; l’Acteur, à qui tout s’adresse, & qui se le rend propre, sera-t-il insensible, pourra-t-il s’empêcher de réaliser ce qu’il joue ? Son état seul rend la corruption nécessaire. Aussi quel langage se tiennent les Comédiens après la piece ! le même que dans la piece : mêmes douceurs, mêmes sentimens, toute leur vie n’est que l’exécution de la scène, une sorte de comédie, de délire perpétuel. Il n’est point de plus mauvaise compagnie.
La compagnie du théatre fut toûjours la même ; le vice en a toûjours fait la convocation. Voici le portrait que fait Arnobe (L. 4.) de celle qui se trouvoit aux spectacles de son temps. Elle ne differe de la nôtre qu’en ce que la nôtre est plus mal choisie, plus mal arrangée, plus libre & plus indécente. On y voit, dit-il, les divers collèges des Prêtres & des Magistrats, les Souverains Pontifes, les Quindécemvirs couronnés de laurier, les Flamines, les Augures interprètes des volontés des Dieux, les Vestales chargées d’entretenir le feu sacré, le Peuple, le Sénat, les Consuls, les très-augustes Empereurs, qui approchent si fort de la Divinité ; & ce qui est incroyable, la mère de cette nation guerriere maîtresse du monde {p. 156}(Vénus), s’applaudit de s’y voir représentée par les livrées infames d’une prostituée : Et quod nefarium est audire, gentis Martiæ genitrix, regnatoris populi procreatrix, lætatur Venus, seperaffectus meretricia vilitatis, impudicâ imitatione laudari. Tertullien & tous les Auteurs attestent la vérité de ce portrait. Voilà donc la plus auguste assemblée, composée de tout ce qu’il y avoit de plus sage, de plus grand, de plus vertueux dans le monde, qui regarde, qui écoute des indécences. La bonne compagnie est-elle un garant de vertu ? les Grands sont-ils tous des Saints ? Il s’en faut bien que nos spectacles soient si bien composés, si bien arrangés. Ce n’est plus une affaire de cérémonial & d’étiquette, il n’y à plus de places distinguées pour les états, on en seroit plus grave & plus retenu. Grands & petits, bourgeois & peuple, tout y vient pour son plaisir, y est pêle mêle, sans distinction & sans ordre, & c’est toûjours ce qu’il y a de plus vicieux dans les uns & les autres. Les gens de condition se croiroient ailleurs déshonorés par ce mélange, ils diroient comme Patris :
Retire-toi, coquin, va pourrir loin d’ici,Il ne t’appartient pas de m’approcher ainsi.
Mais le théatre, comme le tombeau, rend tout égal ; la poussiere & le vice font évanouir toutes les distinctions. Le porte-faix pour son argent a droit de leur répondre :
Ici tous sont égaux, je ne te dois plus rien ;Je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.
Dans le nombre infini d’Auteurs & d’ouvrages sur l’éducation que la chûte des Jesuites fait éclore, on voit une Demoiselle Brohon, Institutrice de la jeunesse, qui a jugé à propos de chausser le cothurne en faveur des jeunes Demoiselles. Elle a mis le livre de la Genèse en drames, comme la Reine de Navarre Margueritte y mit tout l’Évangile, {p. 157}à l’instigation du Ministre Roussel. Elle en a fait un recueil qu’elle a dédié à des enfans Pensionnaires dans le Couvent de Religieuses à Gisors, pour y être représentées, & servir, dit-elle, à leur instruction. Il y a de la religion & de l’esprit dans cette production ; l’Auteur doit avoir de la facilité à faire des vers, sa prose en est remplie ; & quelque intelligence du théatre, en réglant la marche & les gestes de ses Acteurs. Madame de Maintenon avoit eu une idée approchante : elle avoit composé des conversations familieres sur divers sujets de morale, qu’on fait apprendre aux Demoiselles de S. Cyr, & dont on régale les étrangers qui vont voir la maison. On en a imprimé une partie. On dit que M. Tiberges, des Missions étrangères, y a eu beaucoup de part. C’est une tradition chez ses héritieres, les Dames de la Foi, rue S. Maur. Cela peut être ; mais il faut convenir que Madame de Maintenon, qui avoit plus d’esprit & d’aménité que lui, n’avoit pas besoin de son secours. La douceur, la finesse, les agrémens, la légèreté du style, y décellent une femme du grand monde, & ne sentent point le génie d’un homme dur, sec, serré, concis, nerveux, comme l’étoit cet Abbé. Quoi qu’il en soit, ces conversations sont utiles à la jeunesse. Sans sortir des bornes de la paisible modestie du sexe, & donner dans les bruyans mouvemens du spectacle, on y apprend une bonne morale & l’art de converser avec grace & avec fruit.
La Demoiselle Brohon a bien enchéri. Ce sont de vraies pieces de théatres, des scènes, des décorations, des habits, des masques. Elle a altéré en vingt endroits le récit de l’Écriture seulement dans le premier poëme, la Chûte d’Adam. Entre autres il y a deux choses singulieres : un serpent représenté par un homme habillé en Arlequin : une simphonie, tantôt gaie, tantôt lugubre, dans un {p. 158}temps où il n’y avoit ni instrumens de musique, ni gens pour en jouer ; on donne des habits blancs à Adam & Eve, & à la scène 6 on dit qu’ils sont nuds, &c. Tout cela sans doute a été fait à bonne intention ; mais assurément c’est mal s’y prendre pour élever de jeunes filles ; que d’en faire des Actrices & les accoûtumer à regarder le théatre comme une bonne chose, les histoires de l’Écriture comme des comédies. C’est encore bien pis que le style dramatique dont on a fait un crime au P. Berruyer, & que les comédies données dans les Collèges des Jésuites, qui ont préparé leur chûte & contribué à la corruption de la jeunesse. On fait ici d’un théatre un livre classique, & de la profanation des Écritures un catéchisme. Quelle tournure à donner à l’esprit des filles, que de leur inspirer le goût du théatre, qu’on devroit leur faire craindre comme l’écueil le plus dangereux de la vertu ! Il faut que ce goût, ou plûtôt cette fureur soit bien dominante, pour avoir fait penser à une personne qui paroît d’ailleurs sage & pieuse, qu’une éducation théatrale formera de bonnes mœurs, qu’en dégradant l’Écriture on donnera de la religion, qu’une tête pleine depuis l’enfance de décorations, de parures, de farces, fera une bonne fille, une bonne mère, une femme chrétienne, & que les Communautés Religieuses porteront l’aveuglement jusqu’à adopter un systême d’éducation qui choque les premiers principes de la religion & de la vertu. Voyez Mercure d’août 1765.
On ne sent pas dans le monde cette indécence, & on est surpris de mes reproches, tant on est familiarisé avec le vice. Voici une des sources & du désordre & de la surprise. L’esprit philosophique dont on fait tant d’honneur à notre siecle nous entraîne trop loin. Nous a-t-il rendus meilleurs que nos pères moins philosophes ? Ce ton de hardiesse & de liberté sans bornes, cet oubli de toutes les formes {p. 159}anciennes auxquelles tiennent l’ordre & la tranquillité, une insatiable cupidité de l’or, qui a détruit le premier esprit de tous les corps, un luxe extravagant, une licence impudente, un sacrifice entier de toute pudeur & de toute honnêteté, voilà les mœurs de notre siecle ; & on ose vanter notre philosophie qui s’étend de proche en proche ! La saine philosophie n’a-t-elle plus pour objet la sagesse & la félicité des hommes ? S’il y avoit un simple artisan qui ne rougît pas de voir sa fille parmi les femmes de théatre, s’il aidoit au contraire à l’y placer, si sa conduite étoit vûe avec indifférence par ses égaux, cette révolution seroit digne de l’attention d’un État qui veilleroit à ses véritables iutérêts. Si l’amant d’une de ces femmes déshonorées par le commerce de leurs attraits, au lieu de rougir de son choix, le confioit insolemment au public, en offrant l’image de la courtisanne dans le temple des arts ; s’il avilissoit ces arts mêmes en exigeant d’eux qu’ils éternisassent ces traits par le marbre & le bronze (le portrait, l’estampe, le buste & la médaille de la Clairon) ; s’il donnoit enfin au vice le prix de la vertu, je m’écrirois, qu’êtes-vous devenu, &c. C’est détruire les fortifications de la place qu’on habite, pour appeler tous les brigands qui voudront s’en emparer, & exposer sa propriété, sa liberté, sa sûreté. Ce sont les réflexions judicieuses d’un homme d’esprit sur les gens de lettres, rapportées dans le Mercure d’octobre 1765. (2. vol.).
Il cite deux passages de deux hommes non suspects par un excès de religion & de décence. Baile (V. Acosta Remarq.) dit : La philosophie réfute d’abord des erreurs ; mais si on ne l’arrête pas là, elle attaque les vérités. Quand on la laisse faire à sa fantaisie, elle va si loin qu’elle ne trouve plus où s’asseoir, & ne sait plus où elle en est. Elle ressemble à ces poudres si corrosives, qu’après avoir consumé les chairs baveuses d’une plaie, elles rongeroient {p. 160}la chair vive, cariroient & pourriroient jusqu’à la moëlle. (Montagne, L. 1. C. 24.). C’est une bonne drogue que la science ; mais cette drogue n’est assez forte pour se préserver sans altération & corruption, selon le vice du vase qui l’estuie. Si dans son fameux paradoxe sur la corruption des mœurs, causée par les sciences, Rousseau se fût borné à la science du théatre, il eût avancé une vérité que l’expérience de tous les siecles & le sentiment de tous les gens de bien eussent démontrée.
CHAPITRE VIII.
Comédie du Tartuffe. §
Aucune comédie n’a eu autant de célébrité que le Tartuffe de Moliere. Ce mot lui-même est devenu un proverbe. Dès qu’elle parut, elle surprit par sa nouveauté, étonna par sa témérité, révolta par son impiété & sa licence. Le théatre n’avoit encore attaqué que des ridicules : ici il attaqua la vertu même, sous le masque d’une fausse dévotion, avec lequel il défiguroit tous les gens de bien, décourageoit tous ceux qui voudroient la pratiquer, par la crainte du ridicule, donnoit des armes à tous ses ennemis, par les ombrages qu’il répandoit sur elle, rendoit méprisables les choses les plus saintes, par le soupçon des vices cachés, & autorisoit la licence de sa conduite, en traitant de cagotterie la modestie & la retenue. Cette piece, que bien des gens donnent pour un chef-d’œuvre, louée & blâmée précisément par la même raison, parce qu’elle aattaque la religion & les mœurs, a éprouvé bien des vicissitudes. Plusieurs fois défendue & permise, elle est enfin demeurée au théatre, & quoique moins courue depuis qu’on a la liberté {p. 161}de la jouer, elle est toûjours un vrai scandale. Elle a des beautés du côté littéraire, des portraits finement tracés, des vers heureux, des scènes bien filées, une intrigue bien nouée. Elle a de grands défauts, de plattes bouffonneries, des vers foibles & forcés, des caractères outrés, un dénouement peu naturel & sans vrai-semblance, des constructions louches. C’est à tout prendre un ouvrage médiocre, & sans le goût du libertinage & de l’irréligion qui a fait sa fortune, elle ne seroit pas sortie de la foule de trente autres poëmes qui ont autant & mieux mérité les lauriers poëtiques sans les obtenir. Nous nous bornons ici à son indécence. Je soutiens que c’est une des pieces les plus indécentes qui aient jamais paru.
1.° Le personnage de Dorine servante, est très-indécent, non seulement par la longueur de quatre cens vers, qui en fait un des principaux de la piece, ce qui est contre son état, mais parce qu’elle se mêle de tout, entre dans toutes les conversations, & parle à tout le monde avec une insolence outrageante, malgré les défenses réitérées de ses maîtres, & les menaces de la battre : Vous êtes forte en gueule & fort impertinente. Si l’on eût voulu faire une comédie de la Servante insolente ou le Maître imbécille, ce rôle eût été à sa place : ce qui ne réussiroit qu’à la foire. Ce caractère est trop bas, & absolument déplacé dans l’Imposteur. A une ou deux scènes près, où ses naïvetés donnent quelque agréable coup de pinceau, cet excès dans un domestique est inutile & sans vrai-semblance entre des gens riches & de condition, comme on le dit :
Des carosses sans cesse à la porte plantés.Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure.Mon carosse à la porte, avec mille louis.
Des gens de cet état ne se laissent pas insolemment gourmander par une servante. Mais Moliere, qui {p. 162}avoit la bassesse de se laisser gouverner par la sienne, a pris des sottises pour des gentillesses.
2.° C’est une grande indécence, ou plûtôt un crime, qu’un fils parle à son père ou à sa mère de la maniere la plus insolente, & le père à son fils avec le plus grand emportement. L’un résiste en face, l’autre menace de coups de bâton, chasse de la maison, donne sa malédiction. Moliere a cru sans doute ce trait fort brillant. Il le répette dans l’Avare, comme si c’eût été dommage de perdre un si bon mot & de si bons exemples donnés à la jeunesse :
Non, voyez-vous, ma mère,Il n’est père ni rien qui puisse m’obliger.A tout coup je m’emporte.Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.Que la foudre sur l’heure achève mes destins.Qu’on me traite par-tout du plus grand des faquins,S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête.Vous me feriez damner, ma mère, je vous di…C’est tenir un propos de sens bien dépourvû.Faut-il vous le rabattreAux oreilles cent fois, & crier comme quatre ?J’enrage.Allez, je ne sais pas, si vous n’étiez ma mère …
C’est donc la leçon qu’on donne aux enfans dans une piece faite pour enseigner la vraie piété & démasquer la fausse. Quelle école, qui mène à la vertu par le crime !
3.° C’est une indécence, même entre gens de la lie du peuple, & à plus forte raison entre gens qui ont de la naissance & de l’éducation, que ces injures des halles, ces termes grossiers dont toute cette piece est farcie, coquin, fat, fou, sot, garniment, diable, peste, Dieu me damne, la fondre m’écrase, &c. Si Moliere appelle cela de l’esprit, les crocheteurs en ont autant & plus que lui. Que {p. 163}fait ce bas jargon au fond de la piece ? Il ne caractérise ni le principal personnage ni les autres. Ces traits maussades & dégoûtans décellent la stérilité d’un Poëte qui a si souvent besoin de ces vilaines chevilles pour achever son vers, ou la bassesse de son caractère qui le trahit si vilainement.
4.° Quoi de plus indécent que les plattes bouffonneries dont cette piece est misérablement semée ! Deux amans accordés, pour un mot dit ironiquement se querellent, se dédaignent, se fuient, se recherchent, comme des enfans qui boudent, & se raccommodent sottement par l’entremise d’une Servante qui leur prend les mains & les leur met l’une dans l’autre : Boutez-là, Lucas & Perronelle. Un maître est interrompu à tout propos par sa servante ; il veut lui donner un soufflet, & la manque ; veut la faire parler, elle se taît, dit qu’elle a parlé à soi-même. Est-ce là du plaisant & du fin ? il n’appartient qu’au fagotier Médecin & à sa femme. Voilà ce que Boileau appelle, faire grimacer les figures,
Quitter pour le bouffon l’agréable & le fin,Et sans honte à Térence allier Tabarin.
Et cependant cette servante si plattement bouffonne, dit souvent de beaux vers, d’un tour, d’une élévation fort au-dessus de son état, qui font un contraste avec sa bassesse & ses plattitudes, & couvre l’Auteur de ridicule : Servetur adimum qualis ab incapto processerit, & sibi constet.
5.° C’est une indécence scandaleuse qu’une femme mariée fasse les plus impudentes & les plus séduisantes avances pour faire tomber dans le péché un homme dont elle connoît la foiblesse, sous prétexte de le démasquer. Aucun prétexte ne peut l’excuser. Il y a là deux péchés mortels, même dans la morale la plus relâchée ; 1.° de paroître consentir positivement au péché, ne fut-on {p. 164}pas dans le dessein de le commettre ; 2.° de faire positivement tout ce qui peut y faire tomber un autre. Je dis positivement, car il peut y avoir des cas, quoique rares & critiques, où l’on laisse croire & agir sans y contribuer en rien : Se habere merè passivè. Un maître, un père, sans faire semblant de rien, examine si son domestique le vole, si sa fille a une intrigue. Mais appeler le galant, l’attaquer, le flatter, exciter ses désirs, lui promettre toute sûreté, dire qu’on se rend, qu’on lui accorde tout, fermer les portes, regarder de tous côtés pour commettre l’adultère sans risque ; quelle leçon pour les femmes & les filles ! quelle morale ! Qu’eût-on dit de Buzembaum, s’il l’eût enseignée ? Et en venant d’applaudir au Tartuffe, comme à une piece qui enseigne la vraie vertu & démasque la fausse, on fera brûler Buzembaum ! Ce n’est pas ici un scélérat qui parle, c’est une femme d’honneur qu’on fait parler & agir, une mère dans sa famille, qu’on fait instruire ses enfans, & employer la séduction & le crime pour favoriser leur mariage. J’ose dire que dans cette scène abominable Elmire est plus coupable que Tartuffe, puisque c’est elle qui le cherche, l’agace, lui offre tout, le conduit pas à pas avec un artifice dont le plus vertueux auroit peine à se défendre, aux sentimens, aux désirs, aux entreprises les plus criminelles. Et ce grand maître du vice ne voit pas qu’il manque son but, en diminuant la faute du Tartuffe par le piege séduisant que lui tend une femme impudente, qui est sûre de le faire succomber, & faisant contraster avec lui un crime plus grand que le sien.
6.° La maniere dont cette femme le tente, est une nouvelle indécence. C’est une trahison tramée par un tissu de mensonges & un acquiescement si mulé à toute la morale scélérate qu’on met dans la bouche de l’Imposteur, ce qui n’est pas moins {p. 165}un renoncement à sa religion qu’à son devoir. Elmire est une tartuffe, une hypocrite de crime, comme Tartuffe un hypocrite de vertu ; ce qui n’est pas tolérable, même par jeu, même pour une bonne fin : Non sunt facienda mala ut eveniant bona, sur-tout dans un genre de vice où la seule perspective est dangereuse, les approches insoûtenables, le regard, le désir un crime devant Dieu : Qui viderit ad concupiscendum, jam mæchatus est in corde. Je ne sais quelle de ces deux hypocrisies est la plus criminelle. Du moins est-il certain que la vertu qui se couvre des livrées du vice, se détruit elle-même & cesse d’être vertu, & que dans la société l’hypocrisie est moins pernicieuse que le vice déclaré. Une prude corrompra moins de gens qu’une courtisanne. Ce personnage d’Elmire est d’une noirceur, d’une bassesse, d’une infamie dont le théatre fournit peu d’exemples. Quelle mère ! quelle femme ! quelle maîtresse de séduction ! Qu’on apprenne cette scène par cœur, on aura la leçon toute faite, & son carquois bien fourni, sans avoir besoin de la plate bouffonnerie d’un Orgon sous une table, comme le maître de Scapin dans un sac.
7.° Cet Orgon lui-même est un personnage indécent, que son imbécillité & ses vices rendent méprisable, quoiqu’on le fasse souvent parler avec esprit & de bon sens, & qu’on le dise zélé pour appuyer les droits du Roi (service qu’il est difficille de comprendre). Cet homme est imbécille jusqu’à s’enthousiasmer d’un gueux, d’un inconnu, parce qu’il le voit à l’Église baiser la terre à tous momens, ce qui devoit le faire passer pour fou. Il le prend chez lui avec son garçon, l’y garde malgré sa famille, lui donne sa fille & tout son bien ; au préjudice de son fils unique, chasse pour lui son fils de sa maison, se laisse gourmander par sa servante, &c. Il est vicieux jusqu’à favoriser un {p. 166}rebelle, un criminel d’État, lui garder des papiers de la derniere conséquence, contre le service du Roi, vouloir faire un parjure pour le nier, au lieu de l’aller déclarer, comme on en a fait sonner si haut l’obligation contre les Casuistes, jusqu’à vouloir faire révéler les confessions. Les honnêtes gens à la Moliere ne sont pas si scrupuleux. C’est encore un emporté, un furieux, un jureur, qui parle à son fils, à son frère, à sa mère, à sa servante, comme un crocheteur ; une ame basse, qui insulte son ennemi vaincu, veut donner des coups de poing aux Huissiers, laisse tendre des pieges par sa propre femme, au risque de son honneur, & certainement au mépris de toutes les bienséances, à un homme qu’il croit un saint, pour le tenter d’adultère, & se cacher sous une table pour en être témoin. A quoi sert dans la piece un personnage si révoltant, qu’à diminuer l’horreur qu’on veut inspirer pour Tartuffe, en la partageant avec le maître de la maison ?
8.° Les autres personnages ne sont ni moins déplacés, ni moins indécens. La Servante, qui doit n’avoir rien à faire dans le ménage, puisque elle est constamment sur le théatre, dans seize scènes les plus longues, sur trente qu’en a la piece, est une insolente qui insulte tout le monde, une intrigante qui se mêle de tout, une confidente de très-mauvais conseil. Laurent, valet de Tartuffe, n’est qu’un figurant, qui ne dit mot, & ne sert à rien, si ce n’est à faire tomber le Poëte en contradiction, en donnant pour un gueux, dont l’habit ne vaut pas six deniers, un homme qui pourtant avoit de quoi entretenir un domestique. C’est dommage qu’on ne tire aucun parti de ce domestique, qui supposé hypocrite, comme son maître, pouvoit avoir des scènes très-plaisantes & très-propres à peindre le Héros, avec Dorine & le reste de la maison. Damis, le fils, n’est qu’un étourdi, un {p. 167}fou, un emporté, qui ne respecte ni père, ni mère, ni grand’mère, & ne garde aucune bien-séance. Les deux amans transis, Marianne & Valère, viennent dans une scène aussi fastidieuse que longue, se bouder sottement pour rien, comme des enfans, & se livrer ensuite aussi sottement à une servante bouffonne qui se moque d’eux & n’avance de rien leurs amours. La vieille Pernelle n’est qu’une radoteuse, babillarde & méchante, qui drappe & maltraite tout le monde. Il n’y a pas jusqu’au Sergent Loyal, qui ne se montre ingrat & malhonnête, en venant chasser de chez lui un homme à qui il dit :
Toute votre maison m’a toûjours été chère,Et je fus serviteur de Monsieur votre père.
Cléante est le seul raisonnable : encore, comme le lui reproche la vieille, & même son frère, il a des manieres de vivre très-peu chrétiennes. Il semble que Moliere n’ait choisi tous ses personnages que pour adoucir l’odieux de Tartuffe, en l’associant à des gens qui sans faire métier & marchandise de dévotion, valent, chacun à sa maniere, tout aussi peu que lui. On auroit bien mieux réussi, en plaçant l’Imposteur dans une famille composée de gens sages & vertueux.
9.° Moliere porte la maladresse jusqu’à joindre à tous les traits qui rendent Tartuffe odieux, des circonstances qui en diminuent la noirceur. On lui donne la fille de la maison en mariage, mais ce n’est point lui qui l’a demandée, au contraire il dit à sa mère :
Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire.
On lui fait encore donation de tous les biens, & ce n’est pas lui non plus qui a rien demandé ; il veut même sortir de la maison, & ne plus voir la femme. C’est Orgon seul qui fait tout, de lui-même, le retient dans la maison, & l’oblige à voir familierement sa femme. Tartuffe ne fait qu’accepter {p. 168}les biens, & profiter de sa bonne fortune. Rien n’insinue dans la piece qu’il en eût eu la pensée, & dans le fond elle étoit trop peu vraisemblable, pour lui tomber dans l’esprit : il faut prêter à Orgon un degré d’imbécillité & de fureur incroyable. Tout cela ne caractérise point l’hypocrisie de la dévotion : combien de flatteurs, de gens d’intrigue, de frippons de toute espèce, qui sans être dévots, ni s’en dire, mais plûtôt en affectant l’irréligion & le libettinage, & flattant des passions honteuses, non seulement acceptent ce que peu de gens refuseroient, mais extorquent, par toute sorte de voies, des mariages, des donations, des successions, volent même ceux qu’ils ont trompés ! Pour un flatteur qui emploie l’extérieur de la piété, il en est vingt qui emploient celui du vice. Tartuffe dans la suite est un ingrat qui veut dépouiller son bienfaiteur ; mais c’est un homme poussé à bout par la perfidie la plus noire & de la personne qu’il aime, qui l’appelle & fait semblant de l’aimer pour le tenter & le perdre, & de celui qu’il a le mieux servi, qui l’estimoit le plus, & qui par le plus bas artifice se rend complice de la trahison. Ce n’est point là de l’hypocrisie, ce n’est que vengeance. L’honnête homme, comme le scélérat, en feroit autant dans les premiers momens d’une si juste colère. Pour la proposition d’adultère, depuis quand fait-elle le caractère exclusif du dévot ? tous les adultères sont-ils des dévots ? tous ceux que Moliere met sur la scène dans ses autres pieces, sont-ils des dévots ? Moliere lui-même, entretenant la D… la N… la Bejart, & épousant sa fille, sans s’embarrasser de la consanguinité, ni même de la très-vrai-semblable paternité, étoit-il aussi un dévot ? Væ tibi, væ nigræ, dicebat cucabus ollæ. Quant à la mauvaise morale de Tartuffe, demandez aux déistes, aux gens sans religion, aux mondains {p. 169}qui se moquent de la piété, & qui débitent une morale si pure, au Dictionnaire de Baile, au livre de l’Esprit, &c. s’ils sont aussi des dévots.
10.° La conduite & le langage qu’on fait tenir à Tartuffe, sont de la plus scandaleuse indécence. C’est un scandale d’exposer le vice en action, même pour le blâmer, sur-tout l’irréligion & l’impureté. Pour bien instruire, il ne faut qu’indiquer légèrement le mal, & donner des leçons & des exemples de vertu. Les conversations licentieuses sont toûjours dangereuses à entendre ; inutiles aux gens de bien, qui détestent le crime, elles ne peuvent que les révolter & les affliger ; pernicieuses aux méchans, elles les confirment & les réjouissent ; funestes, elles ébranlent les gens indifférens, leur apprennent le péché, les familiarisent avec lui : Corrumpunt bonos mores colloquia prava, même celles des méchans. Faut-il prononcer des juremens & des blasphêmes, pour en corriger ? des médisances inspireront-elles la charité ? Le beau moyen d’éviter l’impureté, que d’exposer des actions sales ; & d’enseigner la vérité, que d’embellir l’erreur & faire valoir des sophismes ! C’est égarer pour redresser, abattre pour relever, obscurcir pour éclairer, souiller pour laver, empoisonner pour guérir. C’est le scandale commun à toutes les comédies : on commence par enseigner, offrir, mettre en action le péché, pour en venir au foible & tardif correctif de quelque mot de vertu, qui ne réparera jamais le coup mortel qu’ont porté au fond du cœur les attraits & les embellissemens du vice, & à la vertu le ridicule & les ombrages répandus sur ceux qui la pratiquent, dont on engourdit le zèle, énerve les bons exemples, détruit le crédit, affoiblit les exhortations, & empêche par respect humain d’embrasser les exercices. Le Tartuffe n’a converti aucun hypocrite ; il les a même favorisés, en leur apprenant {p. 170}à mieux cacher leur jeu. Il a fait une infinité de libertins, a perverti une infinité de gens de bien.
11.° La maniere dont parle Tartuffe est d’une indécence scandaleuse. Il mêle avec une sorte de sacrilège le sacré & le profane, en appliquant au vice les expressions consacrées à la vertu. S’il aime Elmire, c’est avec ftrveur ; s’il la caresse, c’est par excès de zèle. Les attraits du ciel réfléchis brillent en elle. Elle règne sur son intérieur, & elle est son espoir, sa quiétude, sa béatitude. Ses appas sont célestes, sa splendeur plus qu’humaine, ses regards divins, sa douceur ineffable. Il a pour elle de la dévotion, elle forme en lui de la foi, &c. Peut-on plus indignement abuser & se moquer du langage de la piété, & la rendre plus méprisable, que de la confondre avec le vice ? la charité & l’amour adultère ne sont-ils que la même chose ? Tartuffe débite ses sentimens, fait des propositions, des caresses, des entreprises infames, montre les désirs, les passions, les transports les plus criminels, auxquels, après quelque minauderie, qui attise encore le feu, la femme acquiesce en entier, & le conduit enfin au moment de l’exécution. A moins de consommer le crime en plein théatre, ce que le paganisme le plus débordé n’a jamais fait, on ne peut porter le scandale plus loin. M. Bossuet (sur la Coméd.) avoit-il tort de dire : Pour avancer qu’aujourd’hui la comédie n’a rien de contraire aux bonnes mœurs, il faut donc que nous passions pour honnêtes les impiétés & les infamies dont sont pleines les comédies de Moliere, qui remplit tous les théatres des plus grossieres équivoque dont on ait jamais souillé les oreilles des Chrétiens.
12.° Rien de plus impie, de plus infame, de plus scandaleux, que les sentimens & les principes qu’on prête à Tartuffe dans les deux scènes les plus intéressantes de la piece, qui en sont proprement tout le nœud. Premier principe. L’inévitable {p. 171}nécessité de la passion dans les gens les plus pieux, à cause de la foiblesse humaine & de la délectation supérieure du plaisir :
Mon sein n’enferme point un cœur qui soit de pierre.Mais, Madame après tout, je ne suis pas un ange,Et pour être dévot, on n’en est pas moins homme,Et lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,Un cœur se laisse prendre, & ne raisonne pas.De vos regards divins l’ineffable douceurForça la résistance où s’obstinoit mon cœur.
L’hérésie de l’impossibilité de la vertu, & de la nécessité du vice, fut toûjours l’excuse du pécheur. 2. principe. L’art de sanctifier le crime & de s’en faire un mérite :
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles,N’étouffe point en nous l’amour des temporelles :Nos sens facilement peuvent être charmésDes ouvrages parfaits que le ciel a formés.Ses attraits réfléchis brillent sur vos pareilles,Et je n’ai pû vous voir parfaite créature,Sans admirer en vous l’auteur de la nature,Et d’un ardent amour sentir mon cœur atteint.
3.° L’inutilité de la défiance & de la fuite, que la religion, la raison & l’expérience recommandent :
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secretteNe fût du noir esprit qu’une surprise adroite,
(qu’est-ce qu’un esprit blanc ou noir ?)
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,Vous croyant un obstacle à faire mon salut ;Mais cette passion peut n’être point coupable,Et je puis l’ajuster avecque la pudeur.
4.° L’inutilité de la résistance & de tous les moyens que la religion enseigne pour vaincre la tentation :
De vos regards divins l’ineffable douceurForça la résistance où s’obstinoit mon cœur,Elle surmonta tout, jeûnes, prieres, larmes,Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
{p. 172}Voilà toute la piece du Comte de Comminge. Tout ce qui se passe à la Trappe n’est que le développement & la preuve de ces deux vers dans les maisons les plus austères ; tous les Moines ne sont que des tartuffes (V. L. 4. C. 1.). 5.° La promesse du secret & sa conservation dans le crime :
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,On n’a nulle disgrace à craindre de ma part,Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret.Ce soin que nous prenons de notre renomméeRépond de toute chose à la personne aimée.De l’amour sans scandale, & du plaisir sans peur.Non, le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,Et ce n’est point pécher que pécher en silence.
Voilà de quoi rassurer une jeunesse timide qui craint pour son honneur, & de quoi faire bien des célibataires qui sans être dévots goûtant des plaisirs sans peur, rendront la débauche inutile, & ne feront aucun aucun mal, puisqu’il n’y a de péché que dans le scandale. On sair par cœur cette morale, & on la pratique sans scandale. 6.° Enfin comme malgré tous les adoucissemens de cette morale de théatre, & toutes les précautions de la discrétion & de la débauche, l’horreur du crime peut encore donner des remords, Moliere lève tous les scrupules par la direction d’intention :
Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur :
(c’est-à-dire ne sont qu’un épouventail, dit Elmire, la prétendue honête femme). On lui répond :
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules :Le ciel défend de vrai certains contentemens,Mais on trouve avec lui des accommodemens.
(Ce n’est qu’ici, qu’enfin rougissant de ces honteux excès, on met en note, c’est un scélérat qui parle. Tout le reste est trop bon pour avoir besoin de correctif)
Selon divers besoins, il est une science{p. 173}D’étendre les liens de notre conscience,
(On voit par là que les besoins physiques & l’usage qu’on en fait en morale sont plus anciens que Marmontel & les autres apologistes du théatre. Cette doctrine est même plus ancienne que l’oracle Moliere, elle remonte à Onan. Moliere y ajoûte un adoucissement de sa façon).
Et de rectifier le mal de l’actionAvec la pureté de notre intention.
Volà certainement une excellente école pour la religion & les mœurs !
Je prends le mal sur moi, je vous réponds de tout.
N’y a-t-il que les dévots qui tiennent cette conduite & ce langage ? Demandez-le aux Actrices : elles sont si dévotes !
13.° C’est une indécence inexcusable que l’indifférence avec laquelle écoute les plus grandes infamies, & débite les maximes les plus fausses & les plus dangereuses à son mari & à ses enfans, une femme & une mère qu’on veut donner pour modelle. Je ne parle pas de la scène abominable où elle entend avec complaisance & consent à exécuter toute sorte d’horreurs. Je parle d’une scène antérieure, où Tartuffe se découvre pour la premiere fois, & où il n’est pas question de masquer la vertu pour démasquer le vice. Il fait beau voir cette honnête personne écouter nonchalamment dans quatre-vingt vers les plus honteuses déclarations, entremêlées de plusieurs libertés criminelles, & se contenter de dire d’un air indifférent :
D’autres prendroient cela d’autre façon peut-être ;Mais ma discrétion veut se faire paroître.Je ne redirai point l’affaire à mon époux.
Jamais la vertu insolemment attaquée ne fut si tranquille & si indulgente. Qu’elle est peu intraitable quand elle est si peu émue sur la perte d’un trésor si fragile & si précieux, & qu’en souffrant, d’un air aisé & en riant, les plus coupables attentats, {p. 174}elle enhardit, elle invite, elle fait tout espérer, & se met soi-même dans le plus grand danger ! Convient-il qu’une mère devant Marianne sa fille, sa servante & son mari, traite de cagoterie & tourne en ridicule le zèle, la délicatesse, les rigueurs de celles à qui on manque si ouvertement de respect ? C’est bien applanir la voie aux amans que de rendre les femmes si commodes, & que disent de plus dans le monde ceux qui se plaignent des résistances de la vertu ?
Faut-il que notre honneur se gendarme si fort,Que le feu dans les yeux & l’injure à la bouche …Pour moi de tels propos je me ris simplement,Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvagesDont l’honneur est armé de griffes & de dents.Je veux une vertu qui ne soit point diablesse.
Il n’y a point de galant qui n’applaudisse à cette morale, & avec elle ne puisse se promettre tout.
14.° Combien d’autres indécences ! Une servante dévergondée qui vient avec la gorge découverte (comme sont toutes les Actrices), à qui on représente & on a raison de représenter qu’elle devroit être plus modeste, & qui répond avec une impudence cynique (théatrale) :
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,Et la chair sur vos sens fait grande impression.Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte ;Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,Et je vous verrois nud du haut jusques en bas,Que toute votre chair ne me tenteroit pas.
On lui fait de même autoriser par les armes du ridicule les parures indécentes :
Il vient nous sermoner avec des yeux farouches,Et jeter nos rubans, notre rouge & nos mouches.
Le théatre a beau rire, il ne justifiera jamais les nudités, le fard, les parures recherchées ; il perdra les ames en inspirant ce goût, s’en faisant un jeu, un honneur, un agrément nécessaire :
{p. 175}Quiconque à son mari veut plaire seulement,Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.
On tourne encore en ridicule les exercices de pénitence & les bonnes œuvres :
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,Et priez que toûjours le ciel vous illumine.Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniersDes aumônes que j’ai partager les deniers.
Austérité, priere, aumône, tout au théatre est cagoterie. N’est-ce pas un édifiant portrait de la pudeur des femmes ?
Que le cœur d’une femme est mal connu de vous,Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre,Lorsque si foiblement on le voit se défendre !Toûjours notre pudeur combat dans ces momens,On trouve à l’avouer toûjours un peu de honte ;On s’en défend d’abord, mais de l’air qu’on s’y prend,On fait connoître assez que notre cœur se rend ;Qu’à nos vœux par honneur notre bouche s’oppose,Et que de tels refus promettent toute chose.
Voilà de quoi encourager les plus timides. N’est-ce pas une belle & édifiante leçon pour une femme ?
Il faut que je consente à vous tout accorder.Si ce consentement porte en soi quelque offense,Tant pis pour qui me force à cette violence ;La faute assurément n’en doit pas être à moi.
C’est pourtant elle qui l’a attaqué. L’utile & édifiant conseil à une fille à qui on ne veut pas donner son amant !
Sachez que d’une fille on risque la vertu,Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;Que le dessein d’y vivre en honnête personneDépend des qualités du mari qu’on lui donne,Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.Non, elle n’en fera qu’un sot, je vous assure,Et que son ascendant, Monsieur, l’emportera.Si j’étois en sa place, un homme assurément{p. 176}Ne m’épouseroit pas de force impunément,Et je lui ferois voir bien-tôt après la fêteQu’une femme a toûjours une vengeance prête.
Mais n’en voilà que trop sur une piece monstrueuse dans l’ordre des bonnes mœurs, où on semble avoir voulu ramasser & mettre sous les yeux tout ce qui est capable de les corrompre. Il est surprenant qu’elle soit tolérée.
Finissons par quelques réflexions littéraires sur le style. Vous le traitez d’un semblable langage : traiter d’un langage ! Qui brûlant & priant demandent chaque jour : qu’est-ce que cela signifie ? Votre homme n’est pas de ce modelle : être d’un modelle ! Aux menaces d’un fourbe on ne doit dormir point : quel vers ! Signifier l’exploit d’une ordonnance : qu’est-ce que c’est ? Quel conseil on doit vous faire élire : faire élire un conseil ! Je suis appris à souffrir : quelle expression ! De ce devoir la juste violence : quel terme ! Il a vers vous détesté son ingratitude : quelle construction ! Renoncer à l’injuste pouvoir qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir : un pouvoir qui veut enrichir un espoir ! Toute cette piece si vantée est pleine de phrases les plus louches, de termes grossiers, d’idées triviales, de répétitions, de mauvais mots, de rimes fausses, de tours vicieux, de fautes de poësies, &c. de caractères outrés :
De chaque caractère il passe les limites.
Expression fausse dans la bouche de Cléante, personne ne passe les limites de son caractère, qu’autant qu’il affecte de les passer ; mais vraie par rapport au Poëte ou au Peintre qui outre les choses. Valère, qui au commencement de la piece est un imbécille, & à la fin un honnête homme, un homme d’esprit, qui offre généreusement son carrosse & mille louis, déclare qu’il a appris par un crime l’ordre donné contre Orgon. Son ami, dit-il,
{p. 177}A violé pour moi, par un pas délicat,Le secret que l’on doit aux affaires d’État.
Tout est scélérat dans cette piece ; on ne combat l’hypocrisie que par des trahisons. Valère dit que Tartuffe a remis au Roi la cassette importante où sont les papiers d’un criminel d’État, & la scène suivante l’Exempt dit :
De tous ces papiersLe Roi veut qu’en vos mains on dépouille le traître.
Peut-on le dépouiller de ce qu’il n’a plus ? Qu’est-ce que dépouiller quelqu’un entre les mains d’un autre ? est-ce à dire qu’on remettra entre les mains d’Orgon les papiers dont on dépouille Tartuffe ? Cette idée, tout-à-fait louche, est sans vrai-semblance : le Roi fait-il rendre aux criminels d’État les papiers importans qu’on leur a surpris ? On fait faire à Orgon une donation de tous ses biens, & puis on lui fait dire qu’il donneroit cent louis de ce qui lui demeure, & l’Huissier ne lui demande que la maison, il lui laisse les meubles jusqu’au moindre ustencile, & se contredit un moment après : De vos biens désormais il est maître. Orgon porte à Marianne un contrat de mariage tout passé sans elle, comme si on pouvoit la marier sans qu’elle y soit :
Je porte ici de quoi vous faire rire (le contrat).
Apparemment Orgon se marie pour elle. Le contrat de mariage & la donation doivent être le même acte. Peut-il tomber dans l’esprit que dans le même temps on marie sa fille, & on donne son bien à son gendre, qu’en vûe du mariage ! Or une donation contractuelle n’a lieu qu’autant que le mariage est exécuté ; comment l’Huissier peut-il venir saisir le bien donné, avant le mariage ? Moliere, dit-on, avoit étudié en droit & suivi le barreau. Il a donc fait l’un & l’autre en Comédien. Conciliez ces deux choses : Signifier l’exploit d’une ordonnance, & ce n’est rien seulement {p. 178}qu’une sommation, un ordre de vuider. Une sommation n’est pas un ordre ; la partie somme, le Juge ordonne. Et quelle ordonnance y a-t-il à porter avant la sommation ? Le Juge n’agit qu’en cas de résistance. Il s’est trahi lui-même par un trait de l’équité suprême, s’est découvert au Prince un fourbe renommé : Quel galimatias ! Est-ce par un trait de l’équité du Prince que Tartuffe s’est découvert ? Un fourbe renommé dont toute la vie est un détail (la vie un détail !) d’actions toutes noires, dont on composeroit des volumes d’histoires, a-t-il pû échapper à toute une famille intéressée & attentive à le démasquer ? Un homme si rusé a-t-il dû dès la premiere fois, sans aucune précaution, découvrir tout son cœur à une femme sur laquelle il ne peut pas compter ? & après avoir été surpris par le fils, déféré au mari, abandonné par la femme, peut-il un quart d’heure après donner, comme un sot, dans le piege grossier qu’on lui tend ? La femme a beau dire, on est dupe de ce qu’on aime ; ce n’est ni si promptement, ni dans un si grand intérêt, ni après avoir été pris, ni dans un homme si arrificieux. La servante raisonnoit mieux : Son esprit est rusé, & mal aisé à surprendre. Il n’y a pour le temps de l’action aucune vrai-semblance. L’Huissier arrive sur le tard, comme il dit lui-même. L’action n’a pû commencer que sur la fin de la matinée ; car dès la premiere scène la belle-mère & le frère, qui ne logent pas dans la maison, se trouvent rassemblés pour attendre Orgon qui arrive de la campagne, la femme & la fille sont toutes parées, & l’amant arrive bien-tôt après, ainsi qu’Orgon. Tout cela ne se passe pas à cinq heures du matin. De sorte qu’en supprimant le dîner, à peine y a-t-il cinq à six heures. Que d’affaires pour si peu de temps ! Outre les cinq actes dont chacun emporte son heure, & les intermèdes des deux premiers, qui {p. 179}demandent bien du temps, il faut après le troisieme, qu’Orgon aille chez un Notaire passer une donation & un contrat de mariage ; qu’après le quatrieme Tartuffe aille parler au Roi, lui apporte la cassette, & en obtienne aussi-tôt audience, un ordre & un Exempt pour venir chez Orgon ; qu’il ait une expédition de la donation, pour la présenter au Juge, & en obtenir une ordonnance ; qu’il ait un Huissier, la fasse copier & signifier. On ne peut être servi plus promptement. Quand il auroit le Roi & tout ce monde dans l’anti-chambre, il ne pourroit manœuvrer plus diligemment. Moliere a arrêté le soleil pour alonger le jour, d’autant mieux que dès le commencement du quatrieme acte Tartuffe dit à Cléante : Il est trois heures & demie. Toute l’action se passe dans une salle basse, on y fait descendre Tartuffe ; cependant Elmire veut qu’il ouvre la porte, pour voir si son mari n’est pas dans la galerie. Qui vit jamais une galerie à rez-de-chaussée, à côté d’une salle basse ? Mais il faut trouver des rimes, & ces rimes font faire mille fautes, &c. On ne finiroit point, s’il falloit épuiser le détail de celles dont cette comédie est farcie en tout genre, sur-tout en matiere de mœurs & de décence. C’est peut-être ce que le théatre a jamais enfanté de plus mauvais. L’irréligion & le libertinage peuvent seuls avoir assez de mauvais goût & assez d’impudence pour y applaudir.
CHAPITRE IX.
Spectacles de la Religion. §
La Religion chrétienne n’est pas cruelle : elle ne se plaît pas à affliger l’homme inutilement. Elle lui prêche la mortification & la pénitence, pour le rendre à jamais heureux. Elle répand mille {p. 180}douceurs. Elle interdit les plaisirs criminels qui le perdent, elle en fait goûter d’innocens bien plus solides & plus purs, elle substitue plaisirs à plaisirs, spectacle à spectacle. Tout est plein dans l’Écriture des consolations spirituelles que Dieu promet à ses serviteurs : Venez à moi, & je vous soulagerai : Mon joug est doux, & mon fardeau léger : Venez, & voyez combien le Seigneur est doux : L’accomplissement de la loi est plus délicieux que le miel le plus exquis : Le cœur qui m’aime est dans une fête continuelle, tandis qu’il n’y a aucune paix à espérer pour l’impie. Ainsi tous les Peres, en condamnant les jeux du théatre, offrent au Chrétien des plaisirs d’un ordre bien supérieur. Quels tableaux nous trace leur plume élégante de la beauté de l’univers, de la lumiere des astres, de la richesse des campagnes, des profondeurs de l’océan ! Les plus brillantes décorations n’en sont qu’une ombre légère. Quels tableaux de la Divinité, des merveilles de sa sagesse, de la profusion de ses bienfaits, des arrangemens de sa providence, de l’éternité, de l’immensité de son être ! Quels tableaux d’un Dieu incarné, de sa sainteté, de ses actions, de ses miracles, de sa puissance, des tendresses de son amour, de la rigueur de ses souffrances, de la gloire de sa résurrection, du zèle de ses Apôtres, de la constance de ses Martyrs, de la multitude de ses Saints, de la perpétuité de son Église, de la sublimité de sa morale, de la profondeur de ses mystères ! L’histoire profane elle-même, dans la vicissitude de ses révolutions, la variété de ses évenemens, les sciences dans leurs découvertes, leurs démonstrations, &c. tout offre à l’esprit & au cœur de l’homme des théatres bien plus dignes de lui que ceux que la vertu lui interdit.
Si vous ne pouvez vous passer de plaisir, dit Tertullien (C. 21.), n’êtes-vous pas ingrats de {p. 181}dédaigner ces délices pures que Dieu vous offre ? Qu’y a-t-il de plus délicieux que l’amour de Dieu, la connoissance de la vérité, la paix de la conscience, une vie pleine de bonnes œuvres, une mort tranquille & sainte, le mépris même de la volupté, les victoires remportées sur soi-même, l’union avec Dieu, & le bonheur de lui obéir & de lui plaire ? Voilà les délices, les spectacles des Chrétiens, saints, durables, accordés gratuitement. Voyez dans les révolutions des siecles une image du cirque, attendez le terme de la consommation, intéressez-vous aux triomphes de la foi, à la gloire de l’Église, cueillez les palmes des Martyrs, éveillez-vous à la trompette de l’Ange. Si vous aimez les ouvrages d’esprit, lisez les livres des Écritures, vous y verrez une science, une éloquence, une poësie, bien supérieures à tous les Poëtes tragiques & comiques. Ce ne sont point des fables, mais des vérités.
Quel plus beau spectacle, dit Tertullien (C. 30), que le dernier avénement de ce Seigneur triomphant, la joie des Anges, la résurrection des Saints, le règne des Justes, la nouvelle Jérusalem ! Ce jugement si peu attendu, si méprisé, lorsque ce monde si ancien & tant de fois renouvelé, sera consumé par le feu, quel spectacle, quel transport, quel ravissement ! Quoi ! tant de Princes que leurs apothéoses montroient dans le ciel, gémissent dans les enfers avec Jupiter lui-même & ses adorateurs ! ces persécuteurs du nom de Dieu sont consumés dans des flammes mille fois plus ardentes que celles qu’ils avoient allumées pour les Martyrs ! ces sages, ces philosophes, qui enseignoient que l’ame n’est pas immortelle, livrés aux mêmes feux avec leurs disciples ! ces Poëtes tragiques & comiques, palpitant d’effroi, non au tribunal de Minos & de Rhadamante, mais à celui de Jesus-Christ ! les {p. 182}Acteurs poussant des cris plus perçans que sur le théatre ! les Comédiens plus dissous par la force du feu que par la dissolution de leurs mœurs & de leurs gestes ! Le voilà, leur dirai-je, ce fils de Charpentier, cet homme possédé du Démon, que le traître Judas vous vendoit, que vous avez fait mourir sur une croix. Pour voir ce grand spectacle, vous n’avez pas besoin de Consul & de théatre. Quelle doit être cette gloire que l’œil n’a jamais vûe, que l’oreille n’a point entendue, que l’esprit de l’homme ne sauroit comprendre ! Le cirque, l’arenne, le théatre, l’amphithéatre, n’en approcheront jamais.
Dieu se plaît, pour ainsi dire, à prendre le pinceau pour former à nos yeux des traits dont n’approchèrent jamais les crayons de Raphaël & de Michel-Ange. Ramassez toutes les forces de votre génie, disoit-il aux impies ennemis de Job, couvrez-vous de vos plus riches habits, & venez disputer avec moi, formez des machines qui opèrent des merveilles semblables aux miennes. Où étiez-vous quand j’ai creusé les mers, mesuré l’étendue, posé les fondemens de la terre ? où est la base de l’univers ? qui en supporte la pierre angulaire ? Etes-vous descendu dans les abymes de la mer ? faites-vous jouer ses innombrables habitans au milieu des flots ? avez vous bâti l’enceinte de ses rivages, pour l’envelopper, comme on enveloppe de langes un enfant dans le berceau ? avez-vous compté les grains de sable qui les couvrent ? avez-vous dit aux tempêtes : vous irez vous y briser ? avez-vous ordonné à l’aurore de s’élancer du sein des ténèbres, & d’ouvrir la barriere du jour ? avez-vous frayé la route des astres, & leur avez-vous défendu de s’en écarter ? est-ce à vous que le soleil obéit depuis tant de siecles ? connoissez-vous le séjour de la lumiere & des ténèbres, le palais du jour & de la nuit, & qui {p. 183}les fait tour à tour éclorre & disparoître, pour éclairer le monde & le plonger dans l’obscurité ? êtes-vous entré dans les trésors de la neige & de la grêle ? qui est le pere de la pluie ? qui enfante les goûtes de la rosée, & trace sur chacune au lever du soleil les riches couleurs de l’arc-en-ciel ? De quel sein sont donc sorties la gelée & la glace ? avez-vous imposé des loix aux cieux ? en entretenez-vous l’harmonie ? Est-ce par vos soins que l’étoile du matin se lève & se couche ? la foudre, l’éclair, le tonnerre, entendent-ils votre voix, & après avoir volé à l’exécution de vos ordres, viennent-ils à vos pieds vous offrir leurs services ? Qui a couvert les oiseaux de plumes, les poissons d’écailles ? par quelle force l’aigle plane-t-il au-dessus des nues, & d’un vol rapide fond-il sur sa proie ? avez-vous inspiré au cheval son ardeur martiale, la férocité au tigre & au lion, la douceur à l’agneau & à la colombe ? &c.
Un autre spectacle bien digne de vos regards, dit le même Père, c’est l’histoire de la Religion. Ouvrez les divines Écritures, vous y verrez un Dieu créant le monde d’une parole, & ce monde défiguré par le péché, le châtiment des impies, la récompense des justes, la mer ouvrant ses abymes pour faire passer un peuple à pied sec, & les rochers amollissant leur sein pour lui fournir des sources d’eau vive, les nuées faisant tomber du ciel un aliment délicieux pour le nourrir, le Jourdain qui arrête ses ondes pour lui ouvrir l’entrée de la terre promise. Vous verrez dans la religion Chrétienne, la foi combattre le fer & le feu, vaincre & adoucir les bêtes féroces, & à la fin des siecles la résurrection générale des morts, & le démon qui avoit triomphé du monde entier, mordant la poussiere aux pieds du Sauveur. Que ce spectacle est beau, qu’il est agréable, qu’il est utile ! voir l’objet de ses espérances & de son, {p. 184}bonheur ! Quàm decorum, quàm jucundum spectaculum, quàm necessarium in tueri spem & salutem tuam ! Vous n’avez besoin pour le voir, ni des yeux du corps, ni des largesses d’un Consul. C’est celui qui est avant tout, au-dessus de tout, & auteur de tout, qui le donne : Non exhibet Consul, sed qui est ante omnia, & super omnia, & ex quo omnia, quod etiam luminibus videtur amissis.
La religion Judaïque, quoiqu’elle ne fût que le préliminaire & la figure de la religion Chrétienne, n’offre pas moins de merveilles. Peut-être sont-elles plus frappantes & à la portée des hommes. Ses livres embrassent l’histoire de tous les siecles, remontent au premier instant où une parole toute puissante fit sortir du néant le ciel & la terre. La scène tragique y va puiser ses plus beaux traits. Eh quoi de plus généreux en effet que le sacrifice d’Abraham, de plus attendrissant que la reconnoissance des frères de Joseph, de plus héroïque que la patience de Job, de plus brillant que l’élevation d’Esther & de Judith, de plus étonnant que la punition d’Athalie & les triomphes des Machabées, de plus pompeux que le temple du vrai Dieu & les cérémonies de son culte, la magnificence, la sagesse, la gloire de Salomon ? Vous faut-il des prodiges dans le ciel & sur la terre, pete tibi signum à Deo. L’histoire & la fable, la chimère & la réalité réunies ont-elles enfanté quelque chose qui égale le soleil arrêté à la voix de Josué, ou rétrogradant à la priere d’Isaïe ; la mer Rouge ouverte, ou le Jourdain suspendant & amoncelant ses eaux jusqu’aux nues, pour faire passer à pied sec deux millions d’hommes ; les rochers amollis d’un coup de baguette, qui bien mieux que l’urne des fleuves versent des sources d’eau vive ; des nuées lumineuses & fécondes, qui tracent une toute dans le désert par une {p. 185}colonne de feu, & chargent tous les jours la table de tout un peuple d’un aliment délicieux ? Quelle décoration, que les visions des Prophètes ! quelle rapidité d’images, quelle variété d’objets, quelle sublimité de signification ! Quel Peintre, quel machiniste rendra Ézéchiel, Daniel, l’Apocalipse ? Voilà les livres qu’il faut lire, les ouvrages qu’il faut méditer. Quel poëme, quel roman, aussi capable de plaire, de toucher, de frapper, d’instruire, d’élever l’ame, d’attendrir le cœur, d’éclaiter l’esprit, d’inspirer des sentimens nobles, de donner des idées sublimes ! Quel Poëte (fût-il Corneille), quel Orateur approche de l’élévation, du style, de la grandeur des pensées, de la sagesse des maximes, de la force des expressions, de la douceur, de l’insinuation, du naturel même & de la belle simplicité qui font le caractère du langage céleste de celui dont les levres font couler le lait & le miel !
Vous faut-il des spectacles, dit S. Cyprien, sans attendre ceux que l’heureuse éternité doit étaler à vos yeux, le monde vous offre le plus admirable. Contemplez ce bel astre qui répand la lumiere, & se levant & se couchant, nous donne tour à tour les jours & les nuits ; cet astre qui préside à la nuit, & qui par ses différentes phases nous enseigne le cours & la mesure des temps ; ces armées d’étoiles qui du plus haut des cieux brillent d’un si vif éclat ; cette terre avec ses montagnes, suspendue au milieu des airs avec un si juste équilibre ; ces fleuves intarissables, ce vaste océan avec ses immenses rivages, & l’harmonie merveilleuse qui unit constamment tous ces corps ; cette atmosphère de l’air qui pénètre tout par sa subtilité, & entretient tout par sa fécondité, qui tantôt rassemblant ses vapeurs en forme des nuées, & verse des pluies abondantes, tantôt les dissipant ménage la serénité d’un beau jour. {p. 186}Chacune de ces vastes régions a ses habitans. L’oiseau vole dans le vague de l’air, le poisson se joue dans les abymes, l’homme cueille les fruits de la terre. Que tous ces ouvrages d’une main divine, & mille autres aussi admirables, sont dignes de la contemplation d’un Chrétien ! Tous les théatres présente-t-ils rien de pareil ? Hæc sint Christiani spectacula quod theatrum istis operibus poterit comparari.
Qu’y a-t-il en effet de plus beau que le spectacle de la nature, jusques dans ses moindres objets ? M. Pluche, M. Fenelon, Louis de Grenade, & cent autres, en ont rempli des volumes, & loin d’en épuiser les merveilles, les ont à peine ébauchées. Ils s’en sont tous servis pour élever l’homme à son Dieu, & lui démontrer l’existence de l’Auteur infiniment sage qui a combiné, qui conserve, qui fait agir tant de ressorts. Que dis-je ! toutes les sciences humaines ne roulent que sur ces merveilleux objets. Qu’étudie l’Astronome dans les cieux, le Navigateur sur les mers, le Botaniste dans les plantes, le Médecin dans la structure des corps, le Physicien dans les systêmes, Réaumur dans les insectes, &c. ? l’ouvrage de Dieu qui se peint dans la nature. Le théatre en est-il une ombre légère ? Les beaux arts en tirent toutes leurs beautés. La peinture, la sculpture, la poësie, ne travaillent que sur la nature, & leurs plus beaux morceaux ne sont que les portraits les plus ressemblans qu’elles en savent tracer. Le théatre lui-même s’en pare. Ses plus brillantes décorations sont celles où la nature est la mieux rendue. Mais, hélas ! quelles images puériles ! se peut-il qu’on s’en fasse & un plaisir & un honneur ? Ne nous laissons pas extasier comme des enfans, avec des poupées. Qu’est-ce qu’une boule qui roule sur un plancher pour imiter le tonnerre, quelque poignée de résine enflammée {p. 187}pour contrefaire la foudre & les éclairs, une trappe qui s’ouvre, un homme qui s’enfonce & qui est reçû sur des matelas pour ne pas s’écraser en tombant dans l’enfer, des cordes & des poulies qui enlèvent une Actrice en l’air sur un char attelé avec des chevaux de carton, un monstre de toile qui va dévorer Andromède, un homme qui fort de derriere la toile couvert d’un linceul, qui fait le revenant, que sais-je ? Qu’on examine toutes ces machines, ce sont des jeux d’enfant. Il faut être imbécille pour s’amuser de ces niaiseries. En imposé-je ? Qu’on passe derriere le théatre, on verra l’attelier des miracles & la fabrique des prodiges, encore même souvent le parterre voit & entend les célestes contre-poids, les merveilleux cordages de ces opérations divines. Tous les joujous ne sont pas au berceau.
S. Chrysostome & S. Augustin ont la même pensée sur ce fameux passage de S. Paul : Nous sommes devenus un spectacle au monde, aux Anges & aux hommes : Spectaculum facti sumus. 1. Cor. 4. Vous pouvez faire mieux que de voir le spectacle ; donnez-le vous-même aux Anges & aux hommes : Spectare vis, esto spectaculum. Les hommes vous insultent, les Anges vous louent ; il en est même parmi les Anges spectateurs de bons & de mauvais, les uns applaudissent à la bonne vie qui irrite les autres, de même que parmi les hommes il est des méchans qui se moquent de la vertu, & des gens de bien qui s’en édifient. La prospérité & l’adversité peuvent également servir à combattre mes ennemis. Je sais être supérieur & à l’assaut de la douleur, & à la séduction du plaisir : Utrisque conflicter, prosperis si non corrumpor, adversis si non frangor. S. Chrysostome (Hom. 17. ad Rom.) prétend que le ciel & la terre forment deux théatres, & se donnent mutuellement le spectacle ; le ciel, par les graces qu’il répand, {p. 188}le bonheur & la gloire auxquels il invite ; la terre, par les hommages qu’elle offre & la vertu qu’elle pratique. Spectateurs des couronnes qui nous attendent, nous avons dans Dieu & ses Anges des spectateurs favorables des combats qui nous les méritent.
C’est au jour du jugement que paroîtra dans tout son jour le contraste de ces deux grands spectacles ; le Juge des vivans & des morts, assis sur son tribunal, porté sur un nuage, environné de ses Anges, qui prononcera l’arrêt de la destinée éternelle du monde ; les hommes & les démons rampans à ses pieds, les hommes eux-mêmes séparés les uns des autres, les bons à la droite, les méchans à la gauche, se maudissent mutuellement, opposant les vertus aux vices, confondant les vices par les vertus ; le grand spectacle de l’ouverture du livre des consciences, qui en développera les plus secrets replis ; le ciel recevant en triomphe ses heureux habitans ; l’enfer ouvrant ses abîmes, & engloutissant pêle mêle tous les damnés ; l’un & l’autre fermé sans retour, & présentant un hommage éternel à la justice & à la bonté divine, par les supplices & les récompenses. Que l’Académie de Musique réunisse toutes ses grandeurs, le grand Quinaut, le grand Lulli, le grand Pécour, le grand Batistin, le grand Servandoni, & les grands mots du grand Mercure, & qu’on ose mettre en parallelle leurs puériles croquis, avec l’immense, l’éternel spectacle que nous offre l’Évangile.
Ce mot de spectacle, si commun du temps de S. Paul, se trouve par-tout dans ce double sens. Sénèque dit qu’un homme de bien luttant contre l’adversité est un grand spectacle pour Dieu : Magnum Deo spectaculum homo cum fortuna compositus. Cicéron dit aussi : La vertu & la conscience sont le plus beau théatre de l’homme : Nullum theatrum {p. 189}virtute & conscientia majus (Tuscul. q. 2.). S. Jérôme l’applique à S. Paule, Thomas Morus, Edmon Campien sur l’échafaut se l’appliquoient à eux-mêmes. Ce mot de théatre que quelques Commentateurs de S. Paul emploient au lieu de spectacle, est moins juste. L’Apôtre fait allusion aux combats des gladiateurs & des bêtes féroces dans l’amphithéatre, & leur compare les Martyrs que souvent on y exposoit, & qui toûjours combattant contre les bourreaux & leurs passions, donnoient par leur courage un pareil spectacle (Consc. ibid. C. 9.). Il compare les efforts des gens vertueux à ceux des gens qui couroient dans la lice pour obtenir la couronne, & dont un seul la remportoit : Qui in stadio currunt, omnes quidem currunt, unus accipit bravium. Ce qui est différent du théatre, où on ne court, ni ne combat, ni ne dispute le prix à personne. Voilà les beaux spectacles de vertu dont on ne sauroit trop s’occuper.
Voulez-vous des spectacles bien plus dignes de vous, comparez la religion chrétienne & la mithologie payenne. Là, un Jupiter adultère qui lance la foudre ; ici, le vrai Dieu qui enseigne la charité & condamne le vice : Jovem adulterantem, Christum charitatem docentem. L’un, incestueux, a pour femme Junon, sa sœur ; l’autre a pour mère une vierge. Tous vos Dieux & vos Déesses sont des débauchés & des corrupteurs. Nos Héros se distinguent par la pureté de leurs mœurs. Susanne résiste à d’infames vieillards, Joseph se refuse aux poursuites d’une femme impudique, Jean-Baptiste souffre le martyre pour la pureté. Sur le théatre on aime le vice, parmi nous on aime Dieu : Hîc per castam Susannam, castumque Joseph, mors conteritur, Deus amatur. Eh que sont dans vos spectacles ces tours de force, ces tours d’adresse, en comparaison de nos miracles ? {p. 190}Vous admirez un danseur de corde, admirez Pierre marchant sur les eaux : Stupor ingeritur hominem in fune ambulantem, magnum miraculum Petrum mare pedibus conculcantem. Que signifie cette multitude innombrable de Divinités, dont le nombre décelle la foiblesse ? En leur partageant le terrein & les fonctions, vous mettez des bornes à leur bonté & à leur puissance, vous assignez l’époque de leur naissance, & le crime qui les mit au jour. Quelles sont misérables & ridicules ! La sage Pallas naît du cerveau de Jupiter par un coup de hache, & Bacchus de sa cuisse, Vénus de l’écume de la mer. Des Bacchantes furieuses, des Satyres effrontés, Silène Dieu des ivrognes, Mercure des voleurs ; & vos théatres retentissent de leurs éloges, vos poëmes ne roulent que sur leurs aventures ! Vous croyez une poësie divine quand vous avez enchassé dans vos vers quelqu’un de ces noms burlesques qui ne présentent à l’esprit que des folies & des crimes. Ah ! plûtôt contemplez, adorez, aimez un Dieu qui ne connoît point de bornes à son empire, de taches dans sa sainteté, de nuages dans sa sagesse, de termes dans sa durée, qui marche sur l’aîle des vents & la cime des ondes, qui porte l’univers dans sa main, devant qui toutes les créatures sont comme si elles n’étoient pas.
L’extérieur même de notre sainte religion peut occuper aussi agréablement que saintement une ame fidelle. La magnificence de nos temples, la majesté de nos cérémonies, la régularité de nos offices, la dignité de nos Ministres, la mélodie de nos cantiques, le pathétique de nos sermons, ne valent-ils pas ces bruyans orchestres, ces ridicules pantomimes, ces chants efféminés, ces danses lubriques, ces décorations licencieuses, ces Actrices immodestes, ces accens passionnés, ces attitudes voluptueuses, dont tout le mérite est {p. 191}d’allumer la passion, de nourrir le vice, d’amuser la frivolité, de fournir le modelle au luxe, l’attrait à la volupté, la facilité au crime, la voie à l’endurcissement, le goût de l’irréligion ? Consultez votre cœur, quand vous allez à l’office divin ou au spectacle, à quel des deux vous conduit la vertu ? quand vous vous mêlez aux spectateurs ou au peuple fidèle, dans quel des deux se répand l’onction de la grace ? quand vous venez de la messe ou de la comédie, quel des deux excite les remords ou comble de consolation votre conscience ? quand vous vous rappelez un sermon ou une scène, quel des deux vous fait espérer le paradis ou craindre l’enfer ? Mais comment faire cette comparaison ? il faudroit remonter aux années où l’on avoit le trésor de l’innocence, où l’on aimoit & pratiquoit la vertu ; & pour des Acteurs & des amateurs, c’est remonter au siecle passé. Les gens vertueux, assidus dans nos temples, vont-ils au spectacle ? les amateurs vont-ils au service divin & aux instructions, ou si le hasard, la curiosité, peut-être quelque mauvais dessein, les y conduit, qu’y font-ils, que s’ennuyer, détourner tous les autres, & y scandaliser ? Ce sont des goûts si différens, si opposés ; la piété & le vice, la messe & la scène, les chants de Lulli & les pseaumes de David, l’idole de Dagon & l’arche d’alliance, sont-ils faits pour être unis ? Non hene stant uno craxque Venus que loco.
S. Augustin, parlant aux Catéchumènes (L. 2. C. 1.), leur dit : Fuyez les spectacles, ces cavernes du démon, pour n’en être pas vaincu : Fugite spectacula, caveas diaboli. S’il vous faut réjouir par des spectacles, occupez-vous de ceux que vous fournit l’Église, aussi innocens qu’agréables, qui nourriront votre foi & votre piété. Que voyez-vous dans le cirque ? des cochers qui courent, un peuple qui en est furieux. Voyez dans la religion {p. 192}une multitude de malades guéris par miracle ; & si vous écoûtez la raison & l’intérêt de votre salut, jugez de ce qui doit vous donner plus de joie, un cheval qui court, ou un malade guéri. N’avons-nous pas dans les divines Écritures le char & les chevaux de feu qui enlèverent Élie, bien plus merveilleux que tous ceux du cirque, & plus utiles, puisqu’ils le conduisirent au terme du bonheur : Habemus nostrum aurigam Prophetam Eliam qui quadrigâ igneâ tantùm cucurrit, ut metas apprehenderet cœli. La seule vie de ce grand Prophète, ainsi que celle de son successeur Élisée, fournissent plus d’idées véritablement grandes que tous les théatres du monde ; ce feu qui tombe du ciel sur la victime & sur ses ennemis, cette pluie refusée pendant trois ans, qui tout à coup inonde les campagnes ; cette vision sur la montagne du Carmel ; ce courage à faire aux Rois de la part de Dieu les plus vifs reproches, & à leur prédire les plus grands malheurs ; cette chûte affreuse de la maison d’Achab & de l’Actrice Reine Jézabel ; ces résurrections des enfans de deux veuves ; cette victoire incroyable sur les Rois de Sirie ; ce siege de Jérusalem, où des plus horribles excès de la famine on passe dans un instant à la plus grande abondance, &c. Je défie tous les Corneilles, quelque grands qu’on les dise, d’imaginer de si brillans spectacles, ni de composer des ouvrages qui approchent de la beauté des Écritures.
Combien Dieu est-il admirable dans ses Saints ! quel zèle dans ses Apôtres, qui parcourent la terre pour annoncer sa divine parole ! quelle constance dans ses Martyrs, qui sur les roues & les échafauts versent leur sang pour la défense de la vérité ! quel courage dans les Pères de l’Église pour annoncer sur les toîts avec tous les traits de l’éloquence les vérités les plus combattues & les {p. 193}loix les plus sévères ; ces Anachorettes qui étonnent les déserts dans leur pénitence ; ces Vierges qui édifient & le monde dont elles fuyent les dangers, & le cloître dont elles embrassent la rigueur, par la délicatesse de leur pureté. J’ose dire que la vie des Saints, même humainement, est le livre le plus agréable, aussi-bien que le plus utile à lire, & les événemens qu’elle rapporte les plus intéressans à méditer. Mais il faux pour les goûter que le vice n’ait pas intérêt à écarter les leçons & les exemples de vertu qui le condamnent : Mirabilis Deus in Sanctis suis. Qu’allez-vous donc chercher au théatre, au risque de votre salut, vous à qui la religion, avec la promesse & le moyen d’acquérir un bonheur éternel, offre le plaisir & la paix, l’héroïsme & l’élévation, la grandeur & l’éclat, l’éloquence & les graces, les sentimens & les objets, d’une maniere plus excellente que ne feront jamais tous les spectacles du monde ?
Suétone (in August.) rapporte qu’un Ambassadeur de quelque peuple barbare ayant assisté aux spectacles, & vû la fureur avec laquelle les Romains y couroient, demanda fort sérieusement : Ces hommes n’ont-ils point des femmes, des enfans, des amis, des maisons de campagne, des exercices du corps, qui puissent les amuser, sans recourir à ces objets imaginaires ? En ébranlant un moment les organes, ils ne peuvent faire goûter qu’un plaisir rapide qui passe avec l’ébranlement qui l’a causé & laisse l’ame dans la langueur & l’ennui. On auroit pû lui répondre : Ces hommes n’ont point de femmes, ils entretiennent des Actrices ; ils n’ont point d’enfans, ils sont célibataires ; ils n’ont point d’amis, ils se lient avec des compagnons de débauche ; ils n’ont point de campagne, ils la voient peinte dans des décorations ; ils n’ont point d’exercices, ils regardent des danseurs, &c. Dieu a suffisamment {p. 194}pourvû aux besoins de l’homme ; pourquoi l’homme ne se borne-t-il à jouir innocemment & avec action des dons de son Créateur ? Il lui a formé une compagne aimable, semblable à lui, qu’il lui a unie par des liens indissolubles ; il lui fait naître d’autres lui-même qui lui font tous les jours goûter les douceurs de la société, les charmes de la tendresse & du respect ; il peut avec des amis vertueux, par un commerce de sentimens, de services & de plaisirs, goûter des délices pures & innocentes ; des exercices honnêtes, un travail conforme à son goût & selon ses talens, n’est pas moins utile à sa santé qu’amusant & récréatif ; la campagne lui déploie ses richesses, & paye avec usure le soin qu’il prend de la cultiver, les arbres lui présentent des fruits, les prairies font éclorre des fleurs, les troupeaux font couler des ruisseaux de lait, il peut déclarer une guerre innocente aux habitans de l’air. Cette multitude d’objets charmans, dont la peinture cent & cent fois retracée répand des graces toûjours nouvelles & toûjours riantes dans les chefs-d’œuvre de la poësie & de la peinture, & jusques sur le théatre, dont elle forme les plus agréables fêtes, n’a pas besoin, pour nous charmer, du tumulte & du fard de la scène : Beatus ille qui procul negotiis, paterna rura bobus exercet suis. Dieu n’a point élevé des théatres pour rendre les hommes heureux dans le paradis terrestre, où tous les biens étoient réunis ; on n’y jouoit point de comédies, à moins qu’on ne donne pour une piece dramatique la tragique scène qui perdit l’homme, & qui fut le modelle de toutes les autres, par la séduction & ses effets. Si on ne peut être heureux qu’au spectacle, le genre humain est bien à plaindre ; il n’y a pas la millieme partie qui le fréquente. Dans les grandes villes, où il est le plus brillant, à Paris même, qui est la capitale de la frivolité & du vice, comme elle l’est du {p. 195}royaume, il n’y en a pas la centieme. Qui a donc pû persuader à une poignée d’hommes oisifs & vicieux, embarrassés de leur loisir & de leur personne, blasés, dégoûtés & languissans par leurs excès, & leur donner la confiance de s’imaginer qu’ils persuaderoient au monde, ce que leur propre expérience & celle de tous les siecles dément, qae le théatre est le souverain bonheur, le centre du plaisir, l’unique félicité de la vie ?
TABLE
DES CHAPITRES. §
Chapitre I. Préjugés légitimes contre le Théatre, page. 3
Chap. II. Du Mariage, 29
Chap. III. Suite du Mariage, 55
Chap. IV. De la Médisance, 79
Chap. V. Du Mensonge, 100
Chap. VI. De l’Indécence du Théatre, 113
Chap. VII. Suite de l’Indécence, 137
Chap. VIII. Comédie du Tartuffe, 160
Chap. IX. Spectacles de la Religion, 179