Réflexions sur le théâtre, vol 3 §
REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.
Livre Troisieme.
A AVIGNON,
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire.
M. DCC. LXV.
REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES,
ET LITTÉRAIRES,
SUR LE THÉATRE.
LIVRE TROISIÈME. §
Avoir prouvé que la religion & les loix, les deux puissances ecclésiastique & séculiere, proscrivent la comédie, c’est aux yeux d’un Chrétien avoir terminé ce fameux procès ; mais nous avons encore avancé que la politique, aussi-bien que la vertu, prononçoit la condamnation du théatre, que funeste au bien public, elle méritoit toute l’animadversion d’un sage gouvernement. Ce que nous avons dit dans les deux premiers livres suffiroit pour démontrer cette vérité. Est-il rien de plus important au bonheur de la société que la religion & les loix ? le Prince n’est-il pas le législateur ? renverseroit-il ses propres ordonnances ? & ce que sa sagesse a réglé sur le trône, le détruiroit-il dans son conseil ? Si nous développons plus en détail ces justes conséquences, {p. 2}nous sommes bien éloignés de vouloir faire des leçons à nos maîtres, nous recevons au contraire avec le plus grand respect toutes celles qu’ils daignent nous donner ; mais sans blesser ce profond respect, il fut toûjours permis d’écrire sur les matieres de politique. Il en est dans les biblothèques une infinité de traités ; ce siecle plus que d’autres est fertile en Écrivains politiques : guerre, noblesse, finances, ambassades, marine, agriculture, &c. aucune des branches du gouvernement n’a échappé à leur plume. Les spectacles en sont un objet très-intéressant, ils ont la plus grande influence sur les mœurs. Leur prodigieuse multiplication en France y a déjà fait une triste révolution, & en fait craindre l’entiere décadence. Plaise au ciel que la vertu reprenne ses droits sur des cœurs faits pour l’aimer & la pratiquer, & que le gouvernement se déclare contre son ennemi secret & le plus dangereux, je veux dire l’ennemi de la religion & de la vertu.
CHAPITRE I.
Est-il à propos que la Noblesse fréquente la Comédie ? §
Vers le milieu du dernier siecle il s’introduisit à la Cour une mode jusqu’alors inconnue dans toutes les nations. Les Seigneurs & les Dames, les Princes & les Princesses, le Dauphin, le Roi même, montoient sur le théatre, pour y jouer des rôles dans les ballets & les pieces qui se représentoient fréquemment. Tous les imprimés du temps en sont remplis ; on voit les noms les plus illustres à côté des plus méprisables, les premieres personnes de l’État figurer avec un Acteur ou une Actrice. Quel assemblage ! la femme de Moliere & la Princesse de … la Duparc & la Duchesse de … la Maréchale & la {p. 3}Raisin, &c. Toute paîtrie qu’elle est de chimères, la comédie auroit-elle osé se flatter de cet honneur ? Mais non, ce bizarre assortiment ne l’honore pas plus que le choix qu’on y fait d’une maîtresse. Le frivole talent de composer des paroles pour chacun de ces grands Acteurs, qui renfermoient leur portrait & leur éloge, relativement à la piece, fit à peu de frais la réputation éphémère, aujourd’hui absolument évanouie, de Benserade. Les beaux esprits du temps se signaloient à l’envi par de pareilles futilités qui ne devoient pas durer plus que la fête. Louis XIV introduisit cette mode, ou plûtôt le Cardinal Mazarin, qui vouloit, en l’amusant par les jeux & les plaisirs, le tenir en tutelle, & demeurer toûjours maître, lui inspira ce goût. Heureusement il n’a passé ni à son successeur, ni dans les autres Cours de l’Europe ; la Majesté royale y étoit trop peu respectée. Un grand Roi doit-il jouer le Roi de théatre, & à plus forte raison un rôle inférieur ? Les Grands, les gens en place, les Magistrats, qui par leur charge représentent le Roi, se respectent-ils assez eux-mêmes, respectent-ils la Majesté royale, lorsqu’ils se permettent ces puérilités ?
Cependant Louis XIV, naturellement grand, en revint bien-tôt après la mort du Cardinal, lorsque rendu à sa propre sagesse, il commença de penser d’après lui-même. Un coup de hasard lui ouvrit les yeux. En 1670 il vit jouer la belle piece de Britannicus ; il fut frappé du portrait que fait Racine des folies de Néron, parmi lesquelles son amour excessif pour les spectacles lui donnoit le plus grand ridicule. Louis XIV ne parut plus sur le théatre, & ne dansa plus dans les ballets, quoiqu’il aimât la danse & qu’il dansât bien. La comédie guérit le mal qu’elle avoit fait, le Poëte corrigea le Monarque. Elle a fait {p. 4}du moins ce bien-la ; & le plus grand qu’elle pût jamais faire, ce seroit de désabuser le monde d’elle-même & de disparoître. Mais peut-on espérer que la nation des Comédiens deviendra vertueuse, & celle des amateurs raisonnable ? Voici ces vers fameux :
Pour mérite premier, pour vertu singuliere,Il excelle à traîner un char dans la carriere,A disputer des prix indignes de ses mains,Et se donner lui-même en spectacle aux Romains.
La comédie peut tout au plus corriger des ridicules, mais jamais guérir des passions. Ce Prince aima toûjours & favorisa ouvertement le théatre, son règne en est même l’époque la plus brillante. Il monta la nation sur ce ton-là, ce qui, contre son intention, a fait aux bonnes mœurs une plaie mortelle. C’est dommage que les jours d’un si beau siecle aient été obscurcis par ce nuage, & que parmi tant de grands hommes qui l’ont illustré, on compte plusieurs Auteurs & plusieurs Acteurs dont les talens mieux employés lui auroient été plus glorieux & plus utiles, & qui prostitués au théatre ne peuvent que faire verser des larmes à la vertu.
Voltaire, dans son roman de Zadig (C. 5.), parlant du Roi de Babylone : Il ne garda pas long-temps, dit-il, la réputation d’un bon Prince ; il donna des fêtes plus longues que la loi ne le permettoit, il représenta des comédies qui faisoient pleurer, & des tragédies qui faisoient rire ; ce qui étoit passé de mode à Babylone. Comment ce même homme qui dans le siecle de Louis XIV fait un mérite à ce Prince d’avoir favorisé le théatre, d’y avoir lui-même paru, & ajoûte que ce seroit une idée d’Attila, Roi des Huns, de vouloir le supprimer, comment a-t-il pû faire un crime au Roi de Babylone d’avoir fait représenter des comédies ? {p. 5}Ce qui fait la gloire de l’un peut-il ternir la gloire de l’autre ? Est-ce donc la force & l’évidence de la vérité qui a arraché ce témoignage singulier à une plume qui a tant écrit pour les spectacles & pour l’irréligion, deux choses plus liées qu’on ne pense ? Mais non, ce seroit une peine inutile, de vouloir concilier Voltaire avec lui-même, & lui faire trop d’honneur de compter pour quelque chose son suffrage ni pour ni contre. Il a cru dire un bon mot dans l’antithèse des tragédies qui font rire, & des comédies qui font pleurer, & lancer un trait de satyre contre le comique larmoyant de Nivelle. Du reste il auroit trop d’affaires, s’il entreprenoit de concilier ses sentimens. Il se contenre de dire, c’est une contradiction dans nos mœurs, d’un côté, de laisser l’infamie attachée au spectacle, & de l’autre, de regarder les représentations comme des exercices dignes d’un Roi. Mais lui qui tour à tour approuve & blâme les mêmes choses, songe-t-il que ses façons de penser sont encore plus contradictoires ?
Pour concilier ces choses, s’il étoit possible, Néron, autre personnage extraordinaire sur la scène du monde, s’avisa d’un expédient singulier. L’infamie des Comédiens étoit si constamment établie, que ce Prince, fou du théatre jusqu’à s’y montrer parmi les Acteurs, y jouer des rôles, y dispurer des prix, craignit d’y être enveloppé. Il fit une loi, au rapport de Tacite (Ann. L. 14.), qui lui ménageoit une exception. N’osant toucher à la loi qui établissoit l’infamie, ce qui auroit révolté tout l’Empire, il déclara qu’il falloit distinguer ceux qui jouent quelque rôle pour leur plaisir, & ceux qui font le métier de Comédien par intérêt ; que ceux-ci sont couverts d’infamie, & les autres en sont exempts : loi fort inutile, & au public à qui cette distinction ne fut jamais inconnue, & à lui-même que toutes les loix du {p. 6}monde ne pouvoient jamais garantir du souverain mépris que sa conduite inspiroit pour lui à tous les honnêtes gens, dont même il réveilloit l’attention & aiguisoit la censure par des précautions si frivoles.
L’Abbé de S. Pierre (Ann. polit. T. 1.), après avoir reproché au Cardinal Mazarin (pag. 69.) d’avoir si bien éloigné Louis XIV de toute application aux affaires, par l’amusement des spectacles, qu’à vingt ans, après quinze ans de règne, il ne songeoit qu’à des ballets, comédies, tournois, mascarades, &c. ajoûte (pag. 95.) : La Reine Christine de Suède, jusqu’alors grande Princesse, fut gâtée par les spectacles, & courut le monde en aventuriere. Bourdelot, son Médecin, homme d’esprit, mais grand pyrrhonien, la jeta dans le goût des comédies, & la dégoûta des affaires & des sciences. Cette Reine étant venue en France, ne manqua pas d’aller à la comédie, & s’y tint fort indécemment. Les Jésuites ne manquèrent pas non plus, selon leur louable coûtume, de la régaler d’une tragédie de leur façon. Elle s’en moqua ouvertement, même en leur présence, & leur dit, qu’elle seroit fâchée de les avoir pour ennemis, connoissant leurs forces, mais qu’elle ne les choisiroit jamais pour la confession ni pour les pieces de théatre. On peut voir les Mémoires de Motteville (Tom. 4. an. 1656.), Mémoires de Montpensier (Tom. 3.), qui en parlent au long.
Néron, ce monstre de cruauté, de débauche & d’extravagance, est un monument effrayant des funestes effets du théatre sur les personnes les plus éminentes, les mieux élevées, & douées des plus grandes qualités. Néron, élève de Burrhus & de Sénèque, fut d’abord un Prince accompli, pendant les cinq premieres années de son règne, les délices & l’admiration de tout l’Empire ; le Sénat lui fit une députation solemnelle {p. 7}pour le féliciter & le remercier de la sagesse de son administration. Mais Néron aima le théatre, Néron fut comédien : c’est là qu’il apprit, qu’il goûta, qu’il commit les plus grands excès. Un Empereur Romain comédien ! Cela seul est un monstre sans doute, & un monstre fécond qui enfante bien d’autres monstres. Etre inscrit parmi les Acteurs, monter sur le théatre, y passer sa vie, y jouer des tôles, y disputer des prix, les y recevoir, l’aimer éperdument, le protéger ouvertement, y faire des dépenses immenses ; quel Comédien en fait davantage, en fait tant ? Juvenal s’en moque (Sat. 8. vers. 198. & suiv.). Un Comédien noble, dit-il, n’est plus un prodige ; le plus noble de l’Empire, l’Empereur est Comédien : Res haud inira tamen, citharædo Principe, Mimus nobilis. Après cette plaisanterie il se livre à son indignation, & regarde comme la tache la plus honteuse de la vie de Néron d’avoir paru sur la scène. Qu’a donc fait ce maître du monde pendant son règne, ou plûtôt sa tyrannie ? quels grands exploits, quels beaux talens l’ont illustré ? Quid Nero tam sævâ crudàque tyrannide fecit ? hæc opera atque hæ sunt generosi Principis artes. Il a dansé, chanté, représenté des comédies ; son plus grand plaisir a été de jouer le rôle d’un infame baladin, de remporter une couronne d’ache chez les Grecs, de se livrer aux regards de l’amphitéatre : Gaudentis fœdo peregrina ad pulpita saltu, prostitui Graiœque apium meruisse coronæ. Allez donc, illustre Héros, arborer vos glorieux trophées, mettez vos couronnes aux pieds de la statue de votre père Domitien, le masque & l’habit d’Acteur que vous portiez quand vous faisiez le personnage d’Antigone & de Thieste, & suspendez votre luth à la statue colossale que vous vous êtes fait élever : Ante pedes Domiti longum tu pone Thyestæ syrma, & de marmoreo citharam suspende {p. 8}colosso. Voudroit-on vous excuser par l’exemple d’Oreste, qui tua sa mère ? Du moins Oreste ne s’est pas oublié jusqu’à monter sur la scene : In scena nunquam cantavit Orestes. Quand Néron fit mettre le feu à Rome, il prit son habit de Comédien, monta sur la haute tour de Mécène, pour mieux voir ce qu’il appeloit un bel embrasement, une vive image de l’incendie de Troie ; & pour mieux représenter le premier rôle qu’il jouoit dans cette affreuse tragédie, il chanta un poëme qu’il avoit composé sur la prise de Troie. Oreste n’a jamais joué ni chanté de pareil drame : Troica non scripsit Orestes. Néron porta la prodigalité jusqu’à faire couvrir de feuilles d’or tout le vaste théatre de Pompée, édifice immense, qui contenoit plus de quarante mille spectateurs, & à faire tendre sur tout cet espace des voiles teintes en pourpre, parsémées d’étoiles d’or, comme une espèce de ciel. Il n’osa pas commencer à Rome ses folies théatrales, un reste de pudeur lui fit craindre les yeux des Magistrats & du peuple. Il alla débuter sur la scène de Naples, qui étoit une ville Greque, & son début y fut célébré comme celui de nos Actrices. Il parcourut la Grèce, joua, chanta, remporta sur tous les théatres des prix déshonorans que personne ne lui disputoit. Il étaloit ses graces, déployoit sa belle voix, se chargeoit des plus indécentes parures, & après avoir fait son apprentissage, il revint à Rome pour y recevoir les plus brillantes couronnes dramatiques. Dès que le Sénat en fut instruit, pour éviter en quelque sorte l’infamie dont il alloit se couvrir en paroissant sur le théatre, il lui décerna d’avance le prix de la musique & de l’éloquence : Ut dedecus averteret (dit Tacite, L. 16. C. 4.) & ludicra deformitas velaretur. Mais Néron se piqua d’un faux honneur, voulut ne devoir la couronne qu’à son mérite, & {p. 9}non à la faveur du Sénat. Il parut donc sur la scène, récita des vers de sa façon, joua de la lyre, fléchit un genou, salua l’assemblée, obéit à toutes les loix du théatre, voulut être jugé à la rigueur, & fut au comble de la joie d’avoir obtenu le prix. Il fut le seul de l’assemblée qui ne rougit pas : un Comédien rougit-il de quelque chose ? connoît il l’honneur & la décence ?
Boursaut, dans une lettre écrite à l’Archevêque de Paris pour la défense des spectacles, donne une raison qui paroît d’abord plausible, mais qui dans le fait est absolument fausse. C’est un moyen, dit-il, de dire la vérité aux Grands, à qui tout la déguise, & que tout s’empresse de flatter : on peut, sous des noms empruntés, y tourner leurs défauts en ridicule, & les en corriger. L’expérience dément en tout ce raisonnement. Le théatre ne corrige pas les Grands ; il n’oseroit l’entreprendre, & ne sauroit y réussir. Il les flatte au contraire & les corrompt. C’est ce que remarque l’Abbé Dugué, Auteur estimable à bien des égards, & de tout un autre poids que Boursaut, dans un fort bon livre, l’Institution d’un Prince (Tom. 3. C. 13, art. 6. n. 38.). Le Prince qui fréquente le théatre, dit-il, n’est bien-tôt plus le même, tous ses devoirs l’importunent, il se lasse des soins de la royauté, & s’en décharge sur ses Ministres. On s’étonne de ce changement. Peu de personnes remontent à l’origine de ce malheur, peu en accusent les spectacles, qui en sont cependant la véritable cause. Le monde qui l’y entraîne, lui conseille ce qui le perd ; & s’il tombe dans la méprise, on insulte à sa fragilité : tant le monde est injuste & aveugle. Il tend des pieges, & se moque de celui qui s’y laisse prendre, & ne prévoit pas qu’il souffrira un jour des mêmes passions qu’il a allumées pour en abuser.
Les Grecs, il est vrai, dans le premier âge {p. 10}de la comédie, n’épargnoient pas même les plus grands de la République. Leur esprit républicain & naturellement caustique jetoit à pleines mains les sarcasmes sur tout le monde. Le plus sage, le plus vertueux des hommes (Socrate) y fut tourné en ridicule par celui qui peut-être en étoit le plus vicieux & le plus fou (le Comédien Aristophane). Ces satyres indécentes ne corrigent personne, & ne font qu’aigrir les esprits. La loi fut obligée d’employer toute sa sévérité pour arrêter un si grand désordre. On est plus réservé dans les monarchies, on y court trop de risque pour s’y faire des ennemis si redoutables. On se dédommage sur le commun des hommes, dont chaque jour on se joue. Et quel est le théatre qui oseroit démasquer & censurer les grands Seigneurs ? Communément fort peu endurans, ils savent se faire respecter ; l’Auteur & l’Acteur ne tarderoient pas à se repentir de leurs mauvaises plaisanteries. Les épaules de plusieurs qu’on a charitablement admonestés, pourroient en rendre témoignage. Tout ce peuple d’Écrivains & de Comédiens, servilement à leurs gages, est trop affamé & trop misérable pour ne pas ménager une table délicate & une bonne bourse. Les Grands font trop la partie brillante & lucrative du spectacle, pour les en chasser par des mercuriales. Ils donnent trop la réputation & la vogue, pour ne pas craindre de les irriter. Il ne faut que voir avec quelle rampante bassesse on souffre dans les foyers, dans les coulisses, sur le théatre, leur indiscrétion, leurs familiarités, pour juger si on oseroit leur donner des leçons. La belle autorité en effet pour leur en imposer, & les réformer ! C’est bien à une Actrice qu’ils payent pour servir à leurs plaisirs, qui est la premiere à les corrompre, qui vit des passions qu’elle inspire, c’est bien à elle à prêcher la réforme ?
{p. 11}Si quelqu’un est en droit de parler aux maîtres du monde, c’est leur Pasteur, c’est au Ministre du Dieu vivant, qui de sa part & en son nom instruit, exhorte, tonne, menace dans la chaire de vérité, qui par la force de la parole & le secours de la grace divine, les touche en effet & les convertit. Il se trouve, j’en conviens, des Orateurs bas & mercenaires, qui n’osent ouvrir la bouche, qui flattent quelquefois les Grands jusqu’aux pieds des autels, par de vains complimens que l’Église tolère, qu’elle ne peut entierement interdire, parce qu’ils sont devenus d’une bienséance d’usage, qu’ils peuvent être, & qu’ils sont souvent faits avec dignité. Les mêmes raisons lui font souffrir dans le sanctuaire des oraisons funèbres, qui quelquefois ne sont qu’un tissu de flatteries profanes. Mais sans remonter aux premiers siecles de l’Eglise, où les Baziles & les Chrisostomes parloient aux Grands de leur temps avec tant de courage & de zèle, on n’a qu’à ouvrir les sermons de Bourdaloue, de la Rue, de Massillon, & en particulier le petit carême de ce dernier, pour se convaincre que la religion & la vertu n’ont aucun besoin du théatre pour annoncer la vérité aux Grands, que les Orateurs Chrétiens le font avec plus d’autorité, de liberté & de fruit que tous les Corneilles & les Racines du monde.
Je parle de ces deux dramatiques, parce que ce sont les plus judicieux & les plus décens. Ce n’est pas apparemment à l’école des Italiens, de l’Opéra, de Moliere, de Poisson, de Dancourt, &c. qu’on voudra former les Princes : le beau Mentor que celui du Prince de Tarente dans la Princesse d’Élide de Moliere, qui n’emploie son ascendant & sa qualité de gouverneur qu’à lever les scrupules d’un élève plus sage que lui, à lui inspirer de l’amour, & lui en applanir les routes {p. 12}auprès de sa maîtresse ! bien différent du Mentor de Telemaque, qui ne se sert de son crédit que pour combattre les foiblesses du fils d’Ulisse, & l’arracher des bras de Calypso, jusqu’à le précipiter dans la mer. Aussi y a-t-il bien loin de Fenelon à Moliere, d’Arlequin au Prince d’Itaque. Personne qui ne voulût être gouverné par des Rois de la façon de l’Archevêque de Cambrai : qui voudroit à sa tête des Héros de théatre ? qui voudroit donner à ses Princes des Comédiens pour gouverneurs, leur faire enseigner la morale & inspirer les sentimens de la scène ? Il n’y en paroit point à qui son confident, son ministre, sa cour, tout ce qui l’environne, ne tienne les propos les plus payens, les plus vicieux, les plus tyranniques, sur l’autorité, l’ambition, la vengeance, la fierté, l’amour de la gloire. Un traité de politique formé sur les principes qu’on débite, sur les sentimens qu’on inspire, sur la conduite qu’on approuve au théatre, seroit pire que le Prince de Machiavel. Non, la Cour la plus servile n’enseigne pas à son Despote de plus pernicieuse morale, elle ne peut produire que des Nérons & des Tibères. Quelquefois, il est vrai, un homme sage, un ministre vertueux, un Burrhus, par exemple, dans Britannicus, parle un moment le langage de la probité, de la justice, de l’humanité. C’est un éclair qui perce dans ces épaisses ténèbres, & s’évanouit aussi-tôt. Ces principes gothiques sont bien-tôt réfutés, méprisés, rarement suivis ; un Narcisse détruit dans un moment l’ouvrage de Burrhus. La comédie dans son tripot bourgeois n’instruit pas mieux. S’il y paroît un homme raisonnable, qui fasse entendre quelque discours de religion & de vertu, sa voix est étouffée par la foule des autres, il ne manque pas d’être combattu & tourné en ridicule.
Bien loin d’instruire & de reprendre les Grands, {p. 13}le théatre entretient, flatte, augmente tous leurs défauts, oisiveté, paresse, frivolité, raillerie, mollesse, faste, luxe, hauteur, ambition, dissimulation, intrigue, &c. bien plus dangereusement que pour la bourgeoisie & le peuple, parce qu’il leur en fait un mérite, un air de dignité, un devoir d’état, un appanage de la naissance, sur-tout il nourrit leur vanité. Le théatre est le plus grand des flatteurs, le règne de la flatterie ; il suffiroit pour leur faire tourner la tête. Tous les prologues, sans exception, ne sont remplis que de louanges les plus outrées, toutes les pieces sont dédiées à quelque Seigneur dont on élève le mérite jusqu’aux nues. Qui peut (disent les Lettres Juives, Tom. 6. Let. 132) lire, sans une surprise mêlée d’indignation, les prologues des opéra chantés devant Louis XIV & toute la Cour ? qu’a pû dire de plus fort le paganisme pour flatter des Princes qu’il mettoit au rang des Dieux ? Il est digne de nos autels, son tonnerre inspire l’effroi, il prend le soin du bonheur de la terre, &c. Ce Prince avoit les foiblesses des Empereurs Romains, il aimoit les apothéoses, &c. Un jour il demandoit au Duc de Montpensier ce qu’il pensoit de ces opéra : Je pense, répondit-il, que Votre Majesté mérite tous les éloges qu’on lui donne, mais je ne puis comprendre comment elle peut souffrir qu’ils soient chantés par une troupe de faquins dans le temple du vice & de la débauche. Quelle vertu, quelle vérité, quelle fermeté ! & quel homme que ce sage gouverneur !
A son tour j’ose dire que la Cour gâte le théatre. Les Comédiens y prennent des airs de grandeur, un ton de fierté, un goût de luxe, un esprit de profusion ruineux & ridicule. Un Comédien de la Cour est un Seigneur, une Comédienne est une Dame de haut parage, qui souvent efface par sa magnificence les vraies Dames. Comme {p. 14}ils voient de près l’élevation, la somptuosité des vrais Seigneurs, qu’ils fréquentent & qu’ils divertissent, ils tâchent d’y atteindre, & s’imaginent que c’est le moyen de leur plaire. Mais quoi ! ne sont-ils pas tous Marquis, Ducs, Princes, Monarques sur la scène ? Le faste, la hauteur, le mépris du peuple, entrent naturellement dans leur rôle. Ils se sont montés sur ce ton, ils ont pris cette babitude, comment se populariser ? La protection de tant d’illustres complices leur assure l’impunité, mais ne les sauve pas du ridicule. Les Comédiens de province sont plus simples & plus traitables ; mais telle est la contagion de l’exemple & la folie de l’ambition : Tout petit Prince a des Ambassadeurs, tout Marquis veut avoir des Pages, dit la Fontaine. Je m’étonne qu’on n’ait fait des comédies du Prince Comédien & du Comédien Prince, comme on en a fait du Bourgeois Gentilhomme, & comme on en pourroit faire du Gentilhomme Bourgeois. Ces sujets fourniroient des scènes très-comiques. Un Comédien affectant de grands airs, parlant de ses gens, de ses équipages, de ses bijoux, le disputant à ce qu’il y a de plus élevé, se familiarisant avec lui ; une Actrice enseignant à une nouvelle débutante ce jargon méprisant, ces démarches altieres, &c. tout cela vaudroit bien le ridicule de M. Jourdain, un maître à danser, à chanter, les breteurs, les grammairiens ; & la chûte d’un Marquis qui redevient maître Jacques, & qui comme lui ne fait que changer d’habit, pour être tantôt valet, tantôt Prince, ne le céderoit pas au Muphti.
Comme la Cour donne le ton à la capitale, & la capitale aux provinces, c’est d’abord sur le théatre de la Cour que s’étalent les modes, elles passent de là aux théatres de Paris, & de ceux-ci tout passe au peuple. Les Comédiennes sont à peu près comme les poupées qu’on fait circuler {p. 15}pour donner le modelle & le goût des modes aux Dames & aux coëffeuses. Le ridicule des Comédiens fournit un trop beau champ à la satyre, pour avoir été négligé. Lucien dans ses dialogues est plein de traits mordans, mais trop justes, contre tous les Officiers de Thalie. Ils se jouoient eux-mêmes dès les premiers temps. Nos théatres modernes les ont imités, & depuis Moliere jusqu’aux derniers opéra on trouve mille endroits, & même des scènes entieres, où les Comédiens se décellent, se trahissent les uns les autres, & se font mépriser en se dévoilant.
Les Princes ont souvent travaillé à réformer les spectacles, mais une entiere réforme est impossible. Ils n’ont réussi qu’à les purger des grossieres indécences, aussi contraires au respect qui leur est dû, qu’à la religion & aux bonnes mœurs. Les premiers Empereurs Chrétiens, Constantio & ses enfans, en bannirent toutes les infamies que le paganisme y avoit souvent tolérées, & le mirent sur le pied où nous le voyons, peut-être même fut-il plus régulier qu’il ne l’est aujourd’hui. L’idolâtrie, redevenue dominante sous le règne de Julien l’Apostat, fit des efforts pour rétablir ses abominations, croyant même faire par là la cour au nouveau maître. Elle se trompoit, la gravité philosophique de ce Prince, dont toute la vie fut une comédie perpétuelle, ne pouvoit s’accommoder de la licence ; & sa dangereuse politique, qui pour mieux détruire le christianisme, affectoit d’en surpasser la pureté dans le culte des faux Dieux, enchérit sur ses prédécesseurs, & de son temps le théatre fut plus réservé que jamais. Pour imiter les Chrétiens, qui s’abstenoient du théatre, il défendit à ses Prêtres d’y aller. Lui-même il n’y parut que rarement & par nécessité ; les jeux lui paroissoient indignes de la philosophie dont il faisoit profession. Nos Philosophes, {p. 16}moins austères, ne se privent d’aucun plaisir. Cet Empereur, dans les satyres qu’il a faites de ses prédécesseurs & de la ville d’Antioche, se moque ouvertement de leur assiduité au spectacle. Cette sévérité superficielle, quoique gênante pour les Comédiens, n’est pourtant qu’un sacrifice médiocre ; ils savent s’en dédommager en particulier, & obtiennent toûjours leur principal objet, qui est de gagner de l’argent, de séduire les cœurs, d’entretenir l’oisiveté & les passions. Ils ne réussissent que mieux ; outre la foule des libertins qui savent bien à quoi s’en tenir, ils attirent les honnêtes gens dont cet air de modestie diminue les justes alarmes.
Malgré la gravité & l’austérité de Julien, les Comédiens furent toûjours ses partisans, il fut toûjours leur protecteur. C’est un des grands reproches que lui fait S. Grégoire de Nazianze, qu’il donne pour une des plus fortes preuves & des plus perniceux effets de son apostasie. Son palais étoit rempli de Comédiens, il en étoit sans cesse environné jusque dans les rues, dans les temples, dans les cérémonies & les assemblées publiques. Par une de ces contradictions qui faisoient son caractère, il défendoit la comédie aux Prêtres, & leur menoit les Acteurs jusque dans les sacrifices ; il affectoit d’aller rarement au spectacle, & ne pouvoit se passer de la compagnie des Acteurs ; il se moquoit du goût des Césars pour le théatre, & de la fureur des habitans d’Antioche, & les Acteurs étoient ses meilleurs, ses plus familiers amis ; aussi firent-ils après sa mort ses honneurs funèbres avec le plus grand éclat. Ces hommes, ajoûte S. Grégoire, dont toute la science est la dissolution & le vice, se trouvèrent en foule à ses obseques ; ils en formoient la bruyante & la scandaleuse pompe, & répétoient à grands cris, chemin faisant, les {p. 17}mêmes folies qu’ils débitoient sur la scène ; de sorte que la cérémonie de son enterrement fut une comédie ambulante, dont les rues étoient le théatre. Ces funérailles étoient dignes du Comédien couronné à qui on les faisoit. Je ne sais si nos plus grands amateurs voudroient de pareilles obseques ; leurs familles le souffriroient-elles ? A peine laisse-t-on aux Comédiens la liberté de se trouver à l’enterrement de leurs camarades, qu’une sincère conversion a fait rentret dans l’Eglise ; encore n’est-ce qu’à titre de parent ou d’ami, dont on ignore la profession. Quelle place y pourroient-ils tenir comme Comédiens ? ils n’ont aucun rang dans l’Etat ; dans quelle place de citoyen pourroit-on les mettre ? qui daigneroit leur céder le pas ou figurer avec eux ? Ce sont des aventuriers qui n’ont ni feu ni lieu, ne peuvent être membres d’aucun corps, & ne doivent être admis dans aucune assemblée ni civile ni religieuse ; ils n’ont que la tolérance, on leur laisse faire & dire des folies ; voilà leur état : Qua porro ignominia, Mimi & Histriones Juliani funus ducebant, probrisque ac ludibriis à scena petitis incusabant, nihil non facientes & dicentes quæ hujusmodi homines qui petulantiam pro arbitrio perpetratre consueverant. Greg. Nazian. Orat. in Julian.
Dans la Satyre 8. contre la Noblesse, que Boileau a imitée, & où il établit si bien cette grande vérité si peu connue, & qu’on a en effet si grand intérêt de ne pas connoître, que la vertu est la seule noblesse, le caustique Juvénal, après avoir parcouru les vices, les bassesses, les folies, les ridicules des Nobles, après les avoir suivis à la guinguette, chez les Courtisannes, sur leurs cabriolets, &c. Enfin, Damalippe, dit-il, ne pouvant pas mieux faire pour vous déshonorer, vous vous êtes fait Comédien, pour jouer un {p. 18}rôle dans la piece du Spectre de Catulle : Quid si numquam adeo fœdis, adeoque pudendis utimur exemplis, ut non pejora supersint…. Vocem, Damalippe, locasti lipario clamosum ageres, ut Pharma Catulli. Pour vous, Lentulus, vous avez fort bien rempli le rôle d’un valet qu’on a pendu sur la scène, & vous méritiez bien, selon moi, d’être pendu en effet : Laureolum etiam velox bene Lentulus egit judicium dignus vera cruce. Ils ne font pas plus de cas de leur vie que de leur honneur ; ils se louent au Prêteur qui donne les jeux, pour se battre dans le cirque, sans y être forcés par Néron : Quanti sua funera vendunt quid refert, nullo cogente Nerone. Mais n’est-il pas plus honteux d’être Comédien que Gladiateur, s’il falloit choisir entre le cirque & le théatre ? qui jamais a craint la mort jusqu’à ne pas la préférer au rôle d’un mari jaloux, où au métier d’Acteur dans la troupe de Corinthe ? Quid satiùs, mortem sic quisquam exhorruit, ut sit zelotypus thymeles stupidi collegæ Corinthi. Et vous, Peuple Romain, êtes-vous plus excusable de voir tranquillement toutes ces folies ? Il faut que vous soyiez plus fou qu’eux d’applaudir aux extravagances des Patriciens, d’écouter les rôles que jouent les Fabiens, de rire des soufflets que se laissent donner les Mamerques : Nec tamen ipsi ignoscas populo, populi frons durior hujus qui sedet & spectat hiscania Patriciorum, planipedes audit Fabios, ridere potest qui Mamercorum alapas. N’a-t-on pas vû Gracchus se battre effrontément & à visage découvert, sans même cacher les marques de sa qualité, sa veste dorée, ses riches cordons, fuyant à toute jambe dans l’arène ? Nudum ad spectacula vultum erigit, & tota, fugit agnoscendus arenâ, cedamus tunica de faucibus aurea cùm se porrigat. Le Gladiateur qu’il combattoit, étoit honteux de se battre avec lui, & de vaincre un homme de {p. 19}cette haute naissance : Ignominiam graviorem pertulit omni vulnere cum Graccho jussus pugnare secutor. Ces exès sont-ils croyables dans des ames Romaines ? le poison de la scène est-il assez violent pour avoir corrompu le sang des Fabiens & des Gracches ? Ces excès sont-ils plus croyables parmi nous dans une Noblesse qui se pique de sentimens, qui affecte de la hauteur, qui méprise le peuple ? Ils ne sont pas fréquens sur le théatre public ; sont-ils rares sur les théatres particuliers ? est-il de rôle assez bas, assez vicieux pour la faire rougir ? Rien ne doit surprendre dans un homme qui aime, qui fréquente le spectacle. L’ivresse du plaisir, le transport de l’admiration, l’éclat des applaudissemens, éblouit, aveugle, fait tourner la tête la plus noble : la souveraine félicité est au théatre, le souverain honneur dans le mérite dramatique. L’enthousiasme est fi prodigieux, que Néron mourant est encore occupé du théatre ; il songe moins qu’il est Empereur qu’il n’est flatté d’être excellent Comédien : Ah ! quelle perte, dit-il, la scène va faire en ma personne ! quel Acteur va mourir ! Qualix Artifex pereo ! Est-il du bien de l’État de laisser tendre à la Noblesse de si dangereux pieges, plus dangereux pour elle que pour d’autres états ? plus désœuvrée, elle y perd plus de temps ; plus riche, elle en fait plus aisément les frais ; ayant plus de crédit & de hardiesse, elle s’en procure plus facilement les plaisirs ; plus de délicatesse dans les sentimens, elle en goûte plus vivement les charmes. Tout doit l’engager à les fuir, & malheureusement elle y va plus que les autres, s’en fait un devoir & un mérite.
CHAPITRE II.
Est-il du bien de l’État que les Militaires aillent à la Comédie ? §
On trouve deux évenemens dans l’histoire, qui parmi cent autres sont des punitions visibles de la fureur des peuples pour les spectacles. L’an 258 les Perses ayant remporté sur les Romains de grandes victoires, ravagèrent la Syrie, & surprirent Antioche sa capitale. Les habitans, au lieu de garder leur ville, ne s’occupoient que des spectacles ; les ennemis en profitèrent, y entrèrent sans résistance, la pillèrent, la brûlèrent, & en firent mourir un grand nombre. La maniere dont elle fut prise, au rapport d’Égesippe (de exc. Hierosol. L. 3. C. 5.) & d’Ammien Marcellin (L. 23. C. 5.), a quelque chose de fort singulier. L’amphitéatre étoit adossé à une montagne qui dominoit la ville, & qui elle-même servoit d’amphitéatre, puisque des fenêtres des maisons, bâties sur la croupe, on pouvoit voir les Acteurs. C’est par là que les Perses descendirent sans être apperçûs pendant qu’on étoit au spectacle. Les anciens théatres des grandes villes étoient des édifices immenses qui pouvoient contenir plus de cinquante mille personnes. Un jour qu’on y étoit assemblé en foule (sans penser à l’ennemi, qui étoit aux portes), & extrêmement attentifs au jeu d’une Actrice célèbre dont on étoit enchanté, alto silentio populo venustate attonito, l’Actrice, qui avoit la montagne en face, apperçût les Perses, qui descendoient, & s’écria saisie de frayeur : Ou je rêve, ou nous sommes dans le plus grand danger, voilà les Perses : Aut somnio, aut magnum periculum, ecce Persæ. Il n’étoit plus temps de se mettre en défense, les troupes environnèrent {p. 21}le théatre, & eurent bon marché de cinquante mille personnes, qui ne songeant qu’à se divertir, furent prises comme dans un filet.
Dans les guerres de notre temps, l’embarras & le bruit de l’artillerie, les fortifications avancées, la petitesse des théatres, rendent des surprises aussi considérables moralement impossibles ; mais dans le détail du service, les spectacles & les parties de plaisir font faire tous les jours des fautes ; on manque une occasion, on n’est point à son poste, on néglige la discipline, on marche trop tard. Cet Officier devoit être à la tête de sa compagnie, veiller sur ses soldats, se trouver à un rendez-vous, se combiner avec des détachemens ; il ne paroît pas, le temps favorable passe, l’ordre n’est pas exécuté, l’ennemi échappe, on est battu. Où étoit-il ? que faisoit-il ? Il étoit à la comédie, il entretenoit une Actrice, il étudioit un rôle, il lisoit Moliere. On attribue les malheurs d’une guerre à la foiblesse des troupes, au défaut des vivres, à la supériorité de l’ennemi ; on se trompe, absorbé dans l’ivresse des spectacles, étudie-t-on son métier, songe-t-on à son devoir ? On ne voit les Perses que quand il n’est plus temps : Populo venustate attonito, ecce Persæ.
Carthage fut traitée par les Vandales comme Antioche l’avoit été par les Perses. Ces barbares, conduits par Genseric, après avoir ravagé l’Afrique, assiégerent en 349 cette grande ville, & la prirent d’assaut. Croira-t-on l’excès du désordre que rapporte Salvien (L. 6. de Gubern. mund.) ? croira-t-on que ni les dangers de la guerre, ni les alarmes d’un siege, ni la terreur d’un assaut, ni les horreurs d’une prise, ne purent suspendre les spectacles ? Oui, dans le temps même que l’ennemi escaladoit les murs, se répandoit de tous côtés, & passoit tout au fil de l’épée, on jouoit {p. 22}la comédie : Circumsonabant armis muros, & Carthaginensis insaniebat in circo, luxuriabat in theatro. L’amphitéatre étoit plein d’insensés à qui l’ensorcellèment du plaisir ne laissoit pas entendre le bruit affreux du sac de leur ville, les gémissemens des mourans se confondoient avec les cris de joie & les chansons de ceux qui se jouoient au théatre : Confundebatur vox morientium, voxque Bacchantium ; vix discerni poterat plebis ejulatio quæ cadebat in bello, & sonus populi qui clamabat in circo. N’étoit-ce pas, ajoûte ce Père, forcer Dieu à exterminer un peuple pour qui il avoit peut-être encore des sentimens de miséricorde ? Cùm Deus eum adhuc fortasse perdere nollet, ipse exigeret ut periret. Théodoret (Epist. 29.) fait le détail de ces malheurs à son ami Apullion, qu’il prie de recevoir chez lui par charité un des principaux Sénateurs réduit à la derniere indigence. Il faudroit, ajoûte-t-il, pour représenter ce spectacle, les tragédies d’Échile & de Sophocle, encore même ne pourroient-elles pas atteindre à l’excès de ces maux : Quæ Carthaginenses passi sunt Æschilis & Sophoclis tragediis egerent, atque horum quoque linguam vinceret malorum magnitudo. Cette ville si puissante, si riche, qui a long-temps disputé à Rome l’empire du monde, qui a mis Rome à deux doigts de sa perte, qu’à peine Rome a pû vaincre après trois grandes guerres, est aujourd’hui le jouet des barbares : Illa à Romanis vix capta, quæ cum maxima Roma de principatu certaverat, eamque in summum discrimen deduxerat, modò facta est ludibrium barbarorum. Ses célèbres Sénateurs, errans & fugitifs dans toute la terre, attendant pour vivre quelque aumône des gens charitables, arrachent les larmes des yeux, & présentent le plus triste tableau de l’instabilité des choses humaines : Orbe toto errantes, vitam ex hospitalium manibus sustentantes, cient spectantibus {p. 23}lacrimas, & rerum humanarum instabilitatem declarant. Cet Auteur ajoûte que peu de temps auparavant, les habitans de Treves, après avoir vû trois fois piller, saccager & brûler leur ville par les Francs, eurent la folie de demander des spectacles pour toute consolation & tout remède à leurs maux : Quis æstimare hoc genus amentiæ possit qui excidio superfuerant quasi pro summo deletæ urbis remedio, circenses postulabant ? Ces affreux contrastes ne sont pas rares même de nos jours : l’humanité peut-elle soûtenir & dans le camp des assiégeans & dans les murs des assiégés l’éclat des bombes, le tonnerre des batteries, réunis avec les violons & les flûtes, les vaudevilles & les ariettes ? peut-elle voir du même œil les membres des blesses, les cadavres des morts, & les gambades d’un Arlequin, les caresses d’une Actrice ? peut-on, sans frémir, passer de la tranchée à la comédie, de l’hôpital au ballet, d’une bataille gagnée ou perdue à un spectacle, & voir dans le même camp élever des monceaux de cadavres & des décorations de théatre, entendre les gémissemens d’une province désolée & les folies d’un Poëte comique ? Quis æstimare hoc genus amentiæ possit qui excidio supersunt, pro summo remedio circenses postulabant ? L’État peut-il bien compter sur la valeur, le zèle, l’habileté des Soldats & des Officiers de théatre ?
On reprochoit à César, comme une grande faute, d’avoir obligé Laberius, Chevalier Romain, qui avoit un talent singulier pour contrefaire les gens, & qui avoit composé quelque comédie, de monter sur le théatre & de jouer sa piece. Ce ne fut qu’une fois, par plaisanterie & une sorte de défi ; cependant il s’en crut dés-honoré, & tout l’Ordre des Chevaliers en jugea de même. Il s’excusa le mieux qu’il pût dans le prologue : Ai-je pû, s’écrioit-il, refuser quelque {p. 24}chose au maître du monde, à qui les Dieux même n’ont rien refusé ? Et pour se venger, il lança dans le cours de la piece les traits les plus piquans contre César. Après avoir joué son rôle, il descendit du théatre, & alla chercher une place dans le quartier des Chevaliers. Aucun de ses confreres ne voulut l’y souffrir. Il n’osa plus se montrer dans le public. Hélas ! disoit-il, j’ai vécu trop d’un jour. Ah ! faut-il qu’après avoir passé ma vie avec honneur, je me dégrade au bout de ma carriere ? Je suis sorti de chez moi Chevalier, & j’ai la honte d’y rentrer Comédien : Eques Romanus lare egressus meo, domum revertat Mimus. César même entra dans ses vûes, & pour réparer le tort qu’il avoit fait à Laberius, & le réhabiliter dans la dignité de Chevalier Romain, à laquelle il avoit dérogé par complaisance, il lui donna un anneau, qui étoit la marque distinctive des Chevaliers, comme une sorte de lettres de noblesse (Macrob. Saturn. L. 2. C. 7.). On ne blâma pas moins Auguste d’avoir seulement souffert que des Chevaliers parussent sur le théatre. Suetone (C. 43.) ne l’excuse qu’en disant que le Sénat ne l’avoit pas encore défendu, comme il fit dans la suite, au rapport de Tacite (C. 18.). Parmi tant d’autres excès qu’on reproche à Néron, on ne lui pardonne pas d’avoir méprisé les bienséances, jusqu’à faire jouer des comédies par des Chevaliers & des femmes de bonne famille. (Sueton. in Neron. C. 4.).
Le Maréchal de Saxe avoit aussi-peu de délicatesse : non seulement il souffroit que les Officiers jouassent des rôles, mais il avoit une troupe de Comédiens qui le suivoit & campoit avec lui ; il la prêtoit même au Général ennemi. Dans la guerre de Flandres de 1744 les deux Généraux s’étoient accordés pour avoir tout à tour la comédie chaque semaine : la troupe passoit d’un camp {p. 25}à l’autre, & pour mettre à couvert de toute insulte ces Princes & ces Princesses, un détachement de cinquante maîtres étoit commandé pour les escorter jusqu’à demi-chemin, où un pareil détachement de l’autre armée venoit les prendre & les conduire. A son retour à Paris, après la guerre, son premier soin fut d’aller à la comédie, & il regarda comme une des plus brillantes branches des lauriers qui ceignirent son front, la couronne que la premiere Actrice alla lui présenter dans sa loge & lui mettre sur la tête. Étoit-ce la Déesse Minerve ? Non : Minerve étoit la Déesse de la sagesse, & ce fut une Actrice qui le couronna. Maurice étoit un grand capitaine, d’accord ; mais étoit-il un grand saint, étoit-il un homme d’État, un guerrier sage, un grand homme, un vrai héros ? Ses rêveries sur la religion & sur les bonnes mœurs vont-elles de pair avec ses rêveries sur les légions & les colonnes ? Sa fureur pour la comédie ne fait l’éloge ni de l’un ni de l’autre. Cette rêverie ne sera mise au nombre, ni de ses vertus, ni de ses exploits, ni de ses découvertes.
Cependant elle a donné la vogue à la comédie dans nos camps & dans nos villes de guerre : il n’en est point où on ne la joue aussi régulierement qu’à Paris. Dans les anciens tournois les Chevaliers alloient prendre l’ordre, la devise, les couleurs de leurs maîtresses, & après le combat venoient mettre les lauriers à leurs pieds, & recevoir le prix de leur victoire : c’est à une Actrice que s’offrent aujourd’hui les homages & secrets & publics, & depuis que le Maréchal de Saxe s’est paré d’une couronne présentée, non par une Amazonne, par une Princesse, par une Duchesse, mais par une … par une … par une Actrice, tout le monde dramatique a retenti & tout le monde militaire a applaudi à cette espèce de triomphe {p. 26}de l’Actrice, plûtôt que du Héros, si différent de ceux des Scipions, des Paul-Émile, des Pompée, qu’on ne vit jamais, passant du Capitole au théatre, faire flétrir leurs lauriers, en les laissant toucher à des mains infames. On ne vit jamais non plus ces illustres guerriers, traînant des troupes de Comédiens dans leurs armées, faire du spectacle une partie de l’exercice & de la discipline militaire. On n’en a point vû dans le camp d’Alexandre, on n’en voyoit point dans ceux de Turenne & de Condé ; Charles XII, le Roi de Prusse n’en ont point eu dans les leurs. Mais la frivolité & la mollesse ont jugé le théatre si nécessaire à former de grands Capitaines, qu’on a imposé sur les Officiers de Cavalerie, d’Infanterie & de Dragons, une taxe par tête, de tant par mois, pour entretenir des Comédiens. Le Trésorier, chargé de les payer, leur fait chaque mois leur décompte, & retient la somme imposée. Il est vrai qu’au moyen de l’imposition, ils ont la comédie gratis, les arriere-coulisses & l’Actrice à bon marché : il est vrai aussi que les conquêtes & les victoires, les hauts faits d’armes n’ont pas encore signalé les élèves de cette nouvelle école.
Patritius, dans sa République (pag. 83.), & tous ceux qui ont écrit sur la décadence de l’Empire Romain, remarquent que depuis l’établissement des théatres le Soldat Romain commença à dégénerer ; on ne vit plus dans les armées la même ardeur, le même courage, la même discipline : la comédie énervoit tout : Ut spectacula Romani edere cœperunt, negligentiùs bella gesserunt, illecebris & blanditiis inquinati. Juvenal (Sat. 3.) avoit eu la même pensée : Non possum ferre Quirites Græcam urbem, in tiberim defluxit Orontes, & linguam, & mores, & cum tibicine chordas obliquas, necnon gentilia timpana secum. Ce fut la principale raison qui arma contre le théatre le {p. 27}sage Scipion Nasica. Rien de plus opposé, disoit-il, à l’esprit d’un peuple guerrier ; il n’est bon qu’à nourrir la paresse & entretenir la débauche : Theatrum inimicissimum populo bellatori ad nutriendam luxuriam, desidiæquè commentum (Oros. Hist. L. 4. C. 21.). S’il est permis de citer les Pères de l’Église à des militaires & des amateurs du spectacle, S. Chrisostome (Hom. 14. Thimot. C. 5.) porte la sévérité jusqu’à traiter de déserteur de la milice, un Soldat qui fréquente les bains & les spectacles, & fait entendre que c’étoit la loi qu’on suivoit : Miles lavacris & spectaculis intentus velut militiæ desertor jure damnatur. Il est fondé sur les loix Romaines, qui condamnent à la mort un Soldat qui se seroit fait Comédien, car ce métier marque en lui tant de bassesse, qu’il est indigne de servir la parie, indigne de vivre : Militem qui artem ludicram fecisset, capite plectendum (L. Quædam 14. de Pœn.). On ne voit pas de Comédiens entrer au service ; ils sont trop lâches, ce seroient de mauvais Soldats. Si par hasard quelqu’un avoit voulu s’enrôler, il n’eût point été incorporé dans les légions. Il est même inoui dans l’histoire qu’on ait eu dans les camps des troupes d’Acteurs pour faire donner la comédie à l’aimée, ou que les Officiers y aient joué des rôles. On n’a jamais eu besoin d’interdire ces folies si opposées à la discipline militaire. Lors même que l’indécence de quelques Empereurs a laissé monter les Chevaliers & les Sénateurs sur le théatre de Rome, ce désordre n’a jamais passé à l’armée. Une ordonnance de nos Rois qui en défendant ces excès, les supposeroit, seroit peu honorable à nos troupes.
Rien de plus nuisible aux militaires, & de plus opposé à l’esprit de leur état, que le luxe & la mollesse du théatre : il les affoiblit, les énerve, les rend lâches, en fait des femmes, incapables de soûtenir les dangers, les travaux, les combats, {p. 28}les blessures. Les Poëtes, qui ont souvent caché la vérité sous le voile des fables, ont dit que Vénus, pour se venger des Scythes, qui avoient pillé son temple, & de Philoctète, qui avoit tué Pâris, ne fit que leur donner le goût des jeux, de la mollesse & de la volupté : Vulnera sic Paridis dicitur ulta Venus (Thucid. Histor. Martial. Epig.). De là le mot si célèbre du Poëte : Les Romainss, vainqueurs de l’univers, ont été vaincus par les plaisirs ; l’impudicité, plus funeste que les armes, a vengé le monde : Sævior armis luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. Vous pouvez sans risque, Romains voluptueux, disoit Juvenal (Sat. 8.), vous pouvez mépriser les Rhodiens & les Corinthiens plongés dans la mollesse & les plaisirs, unctum Corinthum : qu’avez-vous à craindre d’une jeunesse parfumée qui se pique d’avoir la jambe belle ? Quid enim resinata juventus, cruraque totius facient tibi lævia gentis ? Craignez ces hideux Espagnols, ces féroces Gaulois ; ils n’ont pas de théatre, mais ils ont des armes : Horrida vitanda est Hispania, Gallicus axis, arma supersunt. Craignez même ces grossiers paysans, qui travaillent la terre, & qui ont la bonté de nourrir une ville fainéante qui ne s’occupe que de spectacles : Parce messoribus illis qui saturant urbem circo scenâque vacantem.
Je ne parle ici que d’après les principes de l’art dramatique. Le propre de la tragédie est d’inspirer la terreur & la pitié : elle manque son but, si elle n’excite ces mouvemens tendres qui arrachent les larmes, ces violentes agitations qui font frémir à la vûe d’un grand danger ou d’un grand malheur. Par-là, disent les maîtres de l’art, on purge les passions. Il est inutile d’insister sur des idées qui sont les premiers élémens de la science théatrale. Je pars de ces principes, & je demande si c’est là l’école de la guerre. Effrayer & attendrir, {p. 29}est-ce former des soldats ? la terreur & la pitié furent-elles les vertus des Achilles & des Alexandres ? une armée composée d’Officiers langoureux & timides remporteroit-elle bien des victoires ? Tels sont en effet ces Héros que produit la scène : l’Alexandre de Racine avec son Ériphile n’eût jamais fait la conquête des Indes. Tels sont ceux à qui l’art donne des leçons dans le parterre. Qu’il va courageusement affronter le feu, & savamment ranger des légions, ce beau guerrier encore baigné des pleurs qu’il vient de répandre aux adieux de Bérénice, encore tremblant sur la mort de Phèdre ! On a beau plâtrer la tragédie, eût-elle sur le visage tout le rouge des Actrices, elle n’enseigne pas moins & ne doit pas moins enseigner à pâlir & à trembler : elle ne peut qu’efféminer le guerrier, si elle est bonne, ou le faire siffler, si elle est mauvaise. Les pieces que le guerrier doit le moins voir jouer sont les bonnes tragédies, elles sont pour lui les plus mauvaises. Que les panégyristes du cothurne choisissent, le guerrier devient un lâche, si Melpomène réussit, ou Melpomène est une sotte, si elle le laisse courageux.
Ce moyen artificieux d’affoiblir les peuples pour les soûmettre, n’est pas nouveau. Selon Justin (L. 1. C. 7. Hist..), Cyrus, après avoir vaincu avec peine les Lydiens, peuple vaillant, le rendit voluptueux, pour assurer sa conquête. Il fit ouvrir chez eux des brelans, des tavernes, les amusa par la galanterie & les jeux de théatre, & n’en eut plus rien à craindre : Jussit cauponas, ludicras artes & lenocinia exercere. Ainsi ce peuple, jusqu’alors si puissant, efféminé par la mollesse, perdit son courage & sa force. L’oisiveté, la paresse, la volupté, rendirent esclave une nation invincible : Ita gens industriâ potens, manu strenua, mollitie virtutem pristinam perdidit, & quos {p. 30}ante Cyrum invictos bella præstiterant, in luxuriam lapsos otium ac desidia superavit. Qu’on ne soit pas surpris que je parle de théatre dans des temps si reculés, il étoit déjà établi en Grèce, par conséquent connu dans l’Asie mineure & par Cyrus. Il fut peu d’années après dans la plus grande gloire par les pièces d’Échile, Sophocle, Aristophane, &c. Le mot ludicras artes de Justin, constamment employé pour les jeux du théatre, ne permet pas d’en douter. Au reste, c’est la même chose ; les jeux voluptueux qui efféminent les hommes, ne sont que le théatre en détail, & le théatre n’est que l’amas de tout ce qui corrompt les mœurs. Tel fut, dit Tacite, l’artifice d’Agricola, pour tenir dans la dépendance les peuples de la grande Bretagne, toûjours prêts à se révolter. Ce ne seront ni leurs villes détruites, ni leurs campagnes ravagées, ni la muraille de séparation élevée à grands frais, qui les contiendront ; il faut les rendre voluptueux pour les rendre dociles : Ut homines rudes & belle faciles per voluptate assuescerent. Il leur fit prendre de beaux habits, faire de grands repas, construire de belles maisons, des bains, des portiques, & les prit par les amorces du vice : Paulatim discessum ad delinimenta vitiorum, porticus, balnea, conviviorum elegantiam. Ils sont à nous, & ne peuvent plus nous résister ; aveugles, ils prennent pour humanité, ils traitent de politesse ce qui fait leur servitude. Si on ne voit pas là le théatre & ses pieges, on est aussi aveugle que ces barbares : Idque apud imperitos humanitas vocabatur, cùm esset pars servitutis (Vit. Agricol. C. 21.).
On diroit, à vous entendre, que l’élégance des habits, la délicatesse des repas, la somptuosité des bâtimens & des meubles, le faste & l’étalage d’un nombreux domestique, nuisent au bien du service, altèrent la discipline militaire, & détruisent {p. 31}le guerrier. Qui en doute ? qui peut en douter ? Toute l’histoire en fournit des exemples, & tous les livres militaires en font un précepte. Une armée de petits-maîtres n’a jamais embelli de ses exploits les fastes du monde : la toilette ne prépare pas à la tranchée, les parfums & les essences ne se mêlent pas avec la sueur : comment se résoudre à couvrir du casque une tête artistement frisée, chef-d’œuvre d’un habile baigneur, & à charger d’une cuirasse une chair délicate & fleurie, une taille fine & déliée, accoûtumée à du linge fin, à une soie précieuse, à de brillantes broderies ! On ne sait pas manier le mousquet & l’épée quand on n’a appris qu’à faire jouer la tabatiere & l’éventail. Peut-on faire goûter l’eau d’un fossé, le pain de munition, à un palais nourri de coulis, abreuvé de vins étrangers ? Quel escadron que des troupes de cuisiniers, de baigneurs, de valets de chambre ! quelle artillerie que des chariots chargés d’argenterie, de tapisseries, de duvet, de velours ! Comment le théatre, qui a tant joué les Marquis & les Petits-maîtres, n’a-t-il pas donné une comédie du Petit-maître Officier & de l’Officier Petit-maître ? quel fonds inépuisable de scènes comiques ! la scène seroit dans le camp, à la tranchée, au pied de la brêche : que de coups de théatre n’ameneroient pas les événemens de la guerre ! Mais, dites-vous, que fait le théatre à cette morale mysanthrope ? Ce qu’il y fait ! Il en est le destructeur : c’est lui qui inspire ce goût puérile de parure, ce goût lâche de mollesse, ce goût effminé de plaisirs, ce goût insensé de profusion & de superfluité, qui tourne tout en décoration, en frivolité, en volupté. L’ennemi peut se fier à la corruption des mœurs : sans combat & avec combat elle répond de la défaite.
L’un des plus habiles, des plus heureux, des {p. 32}plus redoutables guerriers du monde, se brisa à cet écueil. Après avoir traversé le Rhône, s’être fait un chemin au milieu des Alpes, fait périr plus de cent mille Romains dans les trois batailles de Trébie, de Trasimène & de Cannes, le grand Annibal, avec son armée victorieuse, alla flétrir ses lauriers dans les délices de Capoue. Maître de la République Romaine, qu’il ne tint qu’à lui de détruire, toutes ses affaires allèrent en décadence, il fut obligé de quitter l’Italie, & enfin perdit & sa patrie & sa gloire dans les plaines de Zama, où il fut vaincu par Scipion. Peut-on ajoûter des exemples pris des livres saints ? Tel fut le conseil trop juste que donna le faux Prophète Balaam au Roi Balac, qui pensa perdre Israël. En vain, Prince, prétendez-vous accabler ce peuple par la force de vos armes, & par les superstitieuses malédictions d’un Prophète, forcé à se démentir, & à changer en bénédictions les anathèmes que vous vouliez lui faire lancer ; pour vaincre sûrement vos ennemis, rendez-les voluptueux, envoyez dans leur camp des femmes Madianites, belles, parées, faciles, séduisantes (des Comédiennes) ; que par leur chant, leur danse, leurs fêtes, leurs jeux, (les spectacles), elles excitent les passions & fassent pécher Israël, la victoire est à vous : Balaam docebat Balac mittere scandalum in Israel. (Apoc. 2. 14.). Le zèle de Phinées donna à toute cette comédie un dénouement tragique, il perça du même coup le Duc Zambri & la Princesse Cozbi, qu’il surprit jouant leur rôle : Zambri dux de tribu Simeon, & Cozbi filia Principis Madianitarum (Num. 25. v. 14. & 15.). Vous trouvez le théatre par-tout, plusieurs siècles avant sa naissance, jusque dans les déserts de l’Arabie & le camp des Israélites, qui de leur vie n’ont songé à dialoguer des scènes, & former {p. 33}des actes. La comédie est en effet bien ancienne, les intrigues Madianites n’ont pas commencé à Molière, & les Princesses Cozbi de nos jours datent dans l’histoire des mœurs théatrales, de la plus haute antiquité. Que sont nos spectacles, que la représentation des anciennes histoires & des passions humaines ? Les originaux sont les Zambri & les Cozbi de tous les temps ; leurs fidèles copies, & qui les rendent parfaitement, sont nos Acteurs & nos Actrices. Le théatre est le tableau du monde : nos Comédiens sont les hommes & les femmes de tous les temps, de tous les pays, de toutes les passions, de tous les crimes.
Le triste événement qui irrita si fort la colère de Dieu, & coûta la vie à vingt-quatre mille personnes, est d’autant mieux approprié au théatre, que c’étoit la célébration de la fête de Belphégor, aux mystères duquel ses criminels Acteurs se firent initier : Et initiati sunt Belphegor, dit le Prophète (Psal. 105.). Qui étoit donc ce Belphégor ? C’étoit le Dieu de la débauche, comme Béelzébut étoit le Dieu des mouches. Il présidoit à tous les plaisirs des sens. Mais comme cette charge est trop étendue pour occuper une seule Divinité, on partagea dans la suite ses fonctions. On donna le département de l’amour à Vénus, Adonis, &c. le district de la bonne chère fut attribué à Comus, à Bacchus, à Silène ; on réserva le domaine du jardin où se goûtent le plus délicieusement les voluptés, à Pan, à Priape, à Vertumne, à Flore, &c. De sorte que cette nombreuse troupe de Dieux & de Déesses du plaisir ne sont que le Dieu Belphégor décomposé ou réuni sous divers noms & par diverses fêtes, exerçant ses divers emplois dans les provinces de son empire. On peut voir là-dessus Sinops, Criticor, Corneil à lapide, Calmet, & tous les Interprettes. Tout le monde sait que c’est là ce qui peuple {p. 34}nos théatres ; voilà l’objet du culte, des sacrifices, des désirs, des fêtes du monde dramatique. Il retentit des grands noms de Vénus, de Bacchus, de Flore, &c. Le spectacle n’est que l’initiation à ses mystères, on ne jure que par lui, rien n’est ni beau, ni bon, s’il n’en est embelli & assaisonné. Le premier théatre fut donc dans les plaines de Belphégor, & tous nos théatres ne sont que ses temples, plus artificieusement parés sans doute qu’ils ne l’étoient par la main grossière des Madianites, mais où il est également adoré. Ce nom Hébreu seroit peu propre à la rime & à la mélodie, il rendroit les vers & les chansons barbares ; ne lui a-t-on pas heureusement substitué les mots harmonieux d’Amathonte, de Flore, de Pomone, de Bacchus, d’Adonis ? L’oreille y a gagné, le cœur n’y a pas perdu. C’est toûjours Belphégor qui règne ; il ne forme pas à la vérité des armées bien fortes, ses traits, pris dans le carquois de l’amour, ne blessent que les cœurs, ne triomphent que de la vertu ; mais la campagne seroit-elle tolérable, si on n’alloit les recevoir & les lancer aux pieds d’une Actrice, où l’on trouve depuis long-temps l’innocence & la pudeur terrassées ?
L’Empereur Caligula en étoit bien persuadé, & savoit bien en convaincre Rome. On le voyoit jusque sur le théatre faire aux Acteurs & aux Actrices des caresses indécentes, bien sûr de n’être pas refusé par des gens qui ne s’embarrassoient pas plus que lui des mœurs & des bienséances. On n’a parmi nous qu’un pas à faire pour y retrouver Caligula : qu’on passe dans les coulisses & les foyers, on y verra bien des porte-épées, sans doute autant de Césars & d’Alexandres, faire l’exercice à la Caligula, bien mieux que l’exercice à la Prussienne : Caligula ita nimius erat, ut Pantomimum etiam inter spectacula publicè oscularetur (Suet. in Calig.).
CHAPITRE III.
Du Cardinal de Richelieu. §
Ce célèbre Prélat n’a pas été scrupuleux sur la fréquentation des spectacles. Il a fait des dépenses énormes pour la construction & la décoration du théatre & la représentation des pièces ; il y a invité le Roi & toute la Cour, il y a assisté avec elle, les Evêques y étoient invités aussi, & par son ordre y avoient, comme de raison, un banc distingué, où un grand nombre se montroit & admiroit pour faire la cour au Ministre. Le goût du Prince ayant changé à leur égard, ils n’y paroissent plus, ils y seroient sifflés, & leur banc a été donné aux Officiers des Gardes du corps, auxquels il convient mieux. On ne trouve pourtant pas que Son Éminence ait jamais engagé le P. Joseph à y venir, & dans la vérité un Capucin à la comédie n’y joueroit pas le rôle le moins comique. On n’y voit pas non plus M. Vincent de Paul, qui pensoit fort différemment, & que l’assistance à la comédie, malgré la compagnie des Évêques, n’auroit pas fait canoniser. Richelieu avoit une troupe d’Auteurs, aussi-bien qu’une troupe d’Acteurs, à ses gages, leur fournissoit des sujets, leur traçoit des plans, composoit des scènes. Cette plume qui a fait couler tant de sang, a écrit plus de mille vers. Ces Poëtes gagés ajustoient de leur mieux ces morceaux bons ou mauvais dans ces cadres, & en faisoient des ouvrages de marqueterie, dont l’éminent Apollon triomphoit, mais dont le plus grand mérite, dit Fontenelle, consistoit dans le nom de l’inventeur & la singularité de l’exécution. Mazarin fit venir l’Opéra d’Italie, chargea de l’important établissement de cette {p. 36}colonie, un Ecclésiastique (l’Abbé Perrin), & paya cette sainte acquisition de quelque bénéfice. Ainsi sous les auspices & par les soins du Clergé s’introduisit parmi nous un nouveau genre de spectacle qui n’est pas le moins dangereux, & où les Actrices, danseuses, &c. ne sont pas les plus intraitables.
Cet événement, qui fait époque dans les fastes du théatre, est unique dans l’histoire. Quoique l’Église l’ait dans tous les temps condamné & sévérement défendu aux Ecclésiastiques, on a vû des Prélats le tolérer, ils s’y croyoient obligés, on en a vû l’aimer & le fréquenter. Ce sont des foiblesses qui jamais ne l’autoriserent. Mais où a-t-on vû des Évêques, des Cardinaux de l’Église Romaine, en être les fondateurs avec le plus grand éclat ? D’Amboise, Lorraine, Tournon, Ximenès, même Wolsey en Angleterre, Cardinaux & Ministres d’État, comme eux, ont-ils érigé des théatres, ceint leur front des lauriers du parnasse, & employé les revenus de l’État à soudoyer des Poëtes comiques & des troupes d’Acteurs ? Le sage Cardinal de Fleury, quoiqu’entraîné par le torrent, & accompagnant au spectacle son auguste élève, n’a jamais chargé le trésor royal de pareilles dépenses. Albéroni lui-même, qui ne se piquoit pas de dévotion, n’a jamais daigné s’occuper de la comédie. Richelieu & Mazarin se sont bornés, il est vrai, à la donner à la Cour & à la capitale. Ils n’auroient pas apparemment souffert qu’elle eût infecté toutes les villes du royaume, qu’on eût soudoyé des milliers de Comédiens, & abandonné l’agriculture, les métiers, les professions, pour aller amuser le public de sornettes, d’intrigues & de crimes. Mais ils auroient dû prévoir qu’en montant la Cour & la capitale sur ce ton, c’étoit donner le branle à tout le royaume, qui ne {p. 37}manque pas de suivre les exemples, sur-tout quand ils favorisent le vice, & qui en effet dans ces folies de la scène a passé tout ce qu’on pouvoit en imaginer. C’est le propre de l’humanité, les plus grands hommes ne sont ni infaillibles ni impeccables, ils ont leurs défauts & leurs erreurs ; & malgré l’étendue de leurs lumières politiques & la multitude des bénéfices qu’ils ont possédés, jamais on n’a donné ces deux Éminences, ni pour des Docteurs d’une doctrine éminente, ni pour des modelles d’une éminente sainteté. Mais suspendons un moment nos réflexions, pour expliquer ce phénomène théatral, dont le détail sera instructif & amusant. Nous le prendrons de la Vie de Corneille par Fontenelle, de l’Histoire de l’Académie par Pélisson, de celle du Théatre par les frères Parfait.
Le théatre (qui jusqu’alors avoit été ridicule) devint florissant par la faveur de Richelieu. Son ministère, dit Fontenelle, enfanta Corneille, Rotrou, Tristan, Scuderi, & trente autres dont les noms sont si enfoncés dans l’oubli, que quand je les en retirerois pour un moment, ils y retomberoient aussi-tôt. Ce grand homme avoit la plus vaste ambition qui ait jamais été. La gloire de gouverner la France, d’abaisser la maison d’Autriche, de remuer à son gré toute l’Europe, ne lui suffisoit pas : il voulut y joindre celle de faire des comédies. Et qu’on ne croie pas qu’il s’en tint là ; en même temps qu’il faisoit des comédies, il se piquoit de faire de beaux livres de dévotion. Les livres de dévotion ne l’empêchoient pas de songer à plaire aux Dames ; malgré sa galanterie, il prétendoit passer pour savant en Hébreu, en Arabe & en Syriaque, jusque-là qu’il voulut acheter cent mille écus la Poliglotte de M. le Jay, pour la mettre sous son nom. En fait de gloire il embrassoit tout ce qui paroît le plus se contredire. Sa fureur ridicule {p. 38}pour le théatre parut avec éclat dans la composition des pieces dramatiques, dans la persécution qu’il suscita au Cid, dans la construction d’une salle de spectacle dans sa propre maison, &, ce qui est encore plus, il trouva le théatre fort licentieux en actions & en paroles, & l’y laissa. Fontenelle en rapporte une foule de traits scandaleux, qu’on me dispensera de rapporter. Le Prélat ne l’ignoroit pas, lui à qui le théatre étoit si familier ; il étoit le maître de l’empêcher, lui qui gouvernoit l’Etat, & s’en embarrassoit si peu que les sornettes de l’Abbé Boisrobert sa créature étoient les plus licentieuses. Il est vrai que celles où il eut part sont plus mesurées, & qu’il fit donner une déclaration du Roi pour interdire cette licence. Mais c’étoit exiger l’impossible, & ce fut une de ces contradictions qui lui étoient assez ordinaires : le théatre, qui le connoissoit, n’eut aucun égard à ces défenses de cérémonie ; la licence survécut à la déclaration & à lui, jusqu’à ce que Corneille ayant pris le dessus, étant devenu le père & le modelle de la scène tragique, & toutes ses belles pieces étant décentes, son exemple fit impression & apporta quelque réforme. On lui est redevable de la suppression des grossiéretés qui jusqu’alors avoient souillé la tragédie. La comédie, qui a eu dans Moliere un père moins sage, a conservé & transmis jusqu’à nous l’héritage indécent qu’elle en a reçu.
1.° La composition des pièces. Le premier soin du Cardinal (dit le Père le Brun, Histoire du Théatre, page 299.), fut de faire chercher (à grands frais) dans la Provence (comme des manuscrits importans de la Bible & des Conciles) les pieces des anciens Troubadours : ce sont peut-être celles qu’on conserve à la bibliothèque du Roi. Ces Troubadours étoient les anciens Poëtes, Chantres, Jongleurs, Ménétriers, &c. qui alloient de {p. 39}cour en cour, de ville en ville, chantant leurs romances, leurs fabliaux, & quelquefois les mettant en drame & les représentant, comme font nos farceurs & vendeurs d’orviétan. Il reste plusieurs de ces pieces, dont assurément on ne peut pas lire deux pages, mais qui pour le temps étoient des chefs-d’œuvre, étoient mieux payées, plus honorablement accueillies, & attiroient plus de monde, que celles de Corneille & Racine, ce qui est peut-être plus humiliant pour la raison humaine que pour le Poëte. Ce sont ces mêmes pieces, dont le ridicule, la bassesse, la grossiéreté, font ordinairement le mérite, qui parurent au Cardinal un trésor précieux, soit qu’il espérât d’y trouver des pieces dont il enrichiroit son théatre, soit qu’il se flattât d’y pouvoir recueillir des traits pour lui & pour ses Poëtes gagés. Il crut que cette découverte & cette collection honoreroient son ministere. Il s’est trompé : nos dramatiques plagiaires, ou, fi l’on veut, antiquaires, n’y ont fait qu’une fort modique récolte, à quelque conte plaisant près, & quelques autres obscènes, que pour cela même on a mis en œuvre. Les fabliaux & toute cette poësie en jargon Provençal est retombée dans l’oubli d’où on l’avoit tirée, & sa place dans une bibliothèque royale ne lui donnant pas plus de mérite, elle n’a pas eu plus de vogue. Ce sont de vieux magots mutilés, qu’on ne regarde par curiosité que pour avoir pitié de leurs artistes.
Cette belle trouvaille n’ayant pas satisfait le Ministre, il fit composer & composa lui-même des pièces dramatiques, qui malgré la pourpre ne valoient guère mieux. On en connoît cinq, Mirame, l’Europe, les Tuilleries, l’Aveugle de Smyrne, la Pastorale, où il y avoit plus de cinq cens vers de sa façon. La multitude des affaires dont il étoit chargé ne lui laissant pas le temps de travailler, & d’ailleurs voulant en grand Seigneur {p. 40}se faire honneur du travail des autres, il avoit cinq Commis qui composoient à sa gloire ; c’étoient cinq Auteurs bien payés, auxquels il livroit un plan de sa façon, divisé en cinq actes, & assignoit à chacun son acte à composer. On rassembloit ces morceaux pour en faire un tout de pièces rapportées. Il avoit honte d’abord de s’avouer Poëte, les premières pièces parurent sous le nom de Desmarets (ce fameux visionnaire), son confident &, pour ainsi dire, son premier Commis dans le département des affaires poëtiques. Il s’enhardit dans la suite, & s’en faisoit gloire. On prétend qu’il offrit une bonne somme à Corneille pour se faire céder le Cid, comme il offrit cent mille écus à M. le Jay pour se faire céder la Poliglotte, & laisser croire qu’il en étoit l’Auteur ; ce que Corneille refusa fièrement, & qui contribua à la persécution qui lui fut suscitée. Chapelain ne fut pas si délicat ; il lui prêta son nom pour le Prologue des Tuilleries, mauvais morceau de la façon du Cardinal. En récompense, lui dit-il, je vous prêterai ma bourse en quelqu’autre occasion. Toutes ces anecdotes, & cent autres, font voir que les Poëtes ne sont pas des courtisans discrets. Cette charge de Commis Auteur, outre une pension réglée & des libéralités considérables quand ils avoient réussi au gré de l’Apollon, donnoit des prérogatives fort honorables : Dans les magnifiques représentations de leurs pièces, ces Messieurs avoient un banc à part dans l’endroit le plus commode, on les nommoit avec éloge, & tout le parterre battoit des mains. Le Ministre & toute la Cour avec lui les combloit de caresses. Jugeons par ce trait des largesses & du goût du Cardinal : Colletet, un des cinq favoris, n’avoit en naissance, en fortune, en talens, en ouvrage, en bonnes mœurs, d’autre mérite que d’avoir su s’insinuer dans le bureau politique. Un jour il lui {p. 41}porta un morceau de sa façon, dont l’Apollon fut enchanté. Il s’arrêta sur-tout à ces vers sublimes de la description d’une pièce d’eau.
La cane s’humecter de la bourbe de l’eau,D’une voix enrouée & d’un battement d’aîle,Animer le canard qui languit auprès d’elle.
Et après avoir écouté tout le reste, il lui donna de sa propre main six cens livres, avec ces paroles obligeantes, que c’étoit seulement pour ces trois vers qu’il avoit trouvés si beaux que le Roi n’étoii pas assez riche pour les payer (on juge bien que toutes ces largesses étoient de l’argent du Roi). Colletet se moqua de lui, & fit cette épigramme, qui est peut-être tout ce qu’il a fait de mieux dans sa vie :
Armand, qui pour six vers m’a donné six cens livres,Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes livres !
On peut voir dans les Œvres mêlées de Chevrau, dans l’Histoire du Théatre (Tom. 6.), & l’Histoire de l’Académie, bien des particularités de la vie de Colletet, qui ne justifient ni le choix qu’en fit Richelieu pour son second, ni celui qu’il en fit faire à l’Académie pour un de ses membres.
Son Eminence témoigna des tendresses de père pour Mirame, dit Pélisson, la seule représentation lui coûta trois cens mille écus (de l’argent du Roi, qui n’étoit pas assez riche pour les payer). Les applaudissemens qu’on donnoit à la pièce, ou plûtôt à celui qu’on savoit y prendre intérêt, le transportoient hors de lui-même, il ne se possédoit pas, il se levoit & s’élançoit à moitié du corps hors de sa loge pour se montrer à l’assemblée, & lui dire, c’est moi qui ai fait ces merveilles, & ne rien perdre de la fumée de l’encens. Tantôt il imposoit silence pour faire entendre des endroits encore {p. 42}plus beaux. Qui ne croiroit qu’une pièce pour qui un premier Ministre n’épargna ni soin, ni attention, ni les plus grandes dépenses, ne fut un chef-d’œuvre de l’art, fort supérieur au Cid & à l’Horace ? Cependant rien n’est plus foible que cet ouvrage si vanté, pour le dessein, la conduite, le style, la versification, les caractères. Elle n’a jamais été remise au théatre, & n’est connue que par le ridicule des tendresses de son Auteur. Elle seroit aujourd’hui autant sifflée qu’elle fut applaudie, elle n’est pas même décente. L’héroïne du poëme n’est, selon Fontenelle, qu’une Princesse assez mal morigenée, le Roi son père un imbécille, son amant une espèce de fou qui fait le bel esprit. Cette tragicomédie, tombée dans l’oubli, est rare : on en peut voir un long extrait dans l’Histoire du théatre (Tom. 6.) L’Aveugle de Smyrne est encore plus mauvais & plus indécent ; les amans s’embrassent, se baisent, se caressent à plusieurs reprises sur le théatre. Toute l’intrigue consiste en ce qu’un sorcier met une poudre sur les yeux d’un Prince, qui le rend aveugle ; un autre y met un eau qui le guérit. On ne peut comprendre en lisant les ridicules éloges qu’on lui donne, qu’il se soit trouvé quelqu’un pour les écrire, & quelqu’un pour les accepter. Il faut avouer, dit l’Historien du théatre, que le Cardinal étoit bien mal servi par ses cinq Auteurs.
La comédie d’Europe vaut mieux. Plus décente pour les mœurs, elle est pourtant très-indécente par la maniere dont on y parle des têtes couronnées. C’est une allégorie poëtique sur l’état de l’Europe. Francion & Ibère (les Rois de France & d’Espagne) sont amoureux d’Europe, veulent en être les maîtres. Ibère se fait haïr par des manieres hautaines & dures & un génie tyrannique. Francion plaît par des qualités opposées. Quoique amans d’Europe, {p. 43}ils font la cour à des Princesses d’un moindre rang, à l’Austrasie (la Lorraine). Francion en obtient trois nœuds de cheveux (trois places fortes). Cette piece, dit Fontenelle, sent bien le Ministre Poëte ; il a bien l’air dans ces trois nœuds de se vanter de ses bonnes fortunes. Ils tâchent de gagner la Nymphe Ausonie (l’Italie). Ibère fait agir son parent Germanique (l’Empereur) pour assujettir la Reine Europe, malgré les efforts de Francion, aussi-bien que Parthenope & Mélanie (Naples & Milan). Francion est enfin vainqueur, Ibère & Germanique tombent évanouis :
Soûtiens-moi, Germanique, en ce malheur extrême ;Hélas ! je ne puis pas me soutenir moi-même.
Le Cardinal auroit déclaré la guerre à un Prince qui l’auroit ainsi joué.
L’Amour Tyrannique de Scudery fut composé par ordre du Cardinal, pour faire tomber le Cid, ou du moins en partager la gloire. Il lui donna hautement son approbation, & ne craignit point de faire tort à son jugement, en lui donnant la préférence. Les beaux esprits du temps le répettèrent par-tout. L’envie & la flatterie étoient deux motifs puissans. Sarrafin, un des beaux esprits du siècle, fut chargé d’en faire l’éloge, & s’en acquitta en Courtisan & en Auteur bien payé. C’est le chef-d’œuvre du théatre, j’en suis ravi : Aristote n’a pas mieux enseigné que Scuderi a suivi les règles. Cette tragédie est au-dessus de l’envie, & par son propre mérite, & par une protection qu’on seroit plus que sacrilège de violer. C’est celle d’Armand, le Dieu tutélaire des lettres : c’est la voix de cet oracle.
On trouve dans cette piece des traits bien singuliers : Les Rois sont au-dessus des crimes … Toutes choses sont légitimes pour les Princes qui peuvent tout … Raison, dont la voix importune vient s’opposer à ma fortune, tais-toi, le conseil en est {p. 44}pris … quelle morale ! O démon plein d’appas ! ô tygresse adorable ! quel compliment à une Princesse par son amant ! Que l’État soit perdu, que ma perte le suive, pourvû que mon amante vive… Les Rois ont des sujets, & n’ont point de parens … quels sentimens ! Voilà ce que canonise un Dieu dont il seroit plus que sacrilège de violer la protection. Quels hommes que les flatteurs ! quels hommes que les Grands, qui écoutent, qui payent ces flatteries !
2.° La condamnation du Cid. Dès que cette piece parut elle enleva tous les suffrages, & causa une surprise & une admiration universelle. M. Pélisson (Hist. de l’Acad.) dit qu’il étoit passé en proverbe de dire : Cela est beau comme le Cid. Si ce proverbe a péri, ajoûte Fontenelle, il faut s’en prendre à la Cour, où c’eût été très-mal parler de s’en servir sous le ministère du Cardinal de Richelieu. Le Cid ne répandit pas moins une consternation générale dans tous les Auteurs dramatiques, qu’il éclipsoit, ou plûtôt qu’il anéantissoit en quelque sorte, par l’immense disproportion de tous leurs ouvrages les plus estimés, qui ne paroissoient auprès de lui que des ébauches d’écolier. Scuderi se déclara hautement, Mairet, Claveret & quantité d’autres firent imprimer une foule de critiques amères, remplies d’injures, de personnalités, de chicanes. Corneille eut la foiblesse d’y paroître sensible, d’y répondre aussi vivement, & de faire écrire ses amis. Scuderi, qui étoit homme d’épée & fanfaron, y joignit un défi en forme. D’abord il se renferme dans un jeu d’escrime, & assure que par politesse il baise le fleuret dont il prétend lui porter une botte franche. Enfin il lui offre un duel, qu’il ne craignoit pas qu’on acceptât : Que M. Corneille m’attaque en Soldat ou en Capitaine, il verra que je sais me défendre de bonne grace. Corneille, qui n’étoit brave qu’en {p. 45}vers, répond moins en Héros qu’en Poëte, & au lieu de tenir les discours qu’il met dans la bouche de Rodrigue & des autres braves de sa pièce, il lui dit modestement : Je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance, mais il n’est pas question de savoir de combien vous êtes plus noble & plus vaillant que moi, pour juger si le Cid vaut mieux que vos pièces ; je ne suis point homme d’éclaircissement, vous êtes en sûreté de ce côté-là, &c. Le Cardinal triomphoit de cette guerre littéraire, dont il étoit le secret mobile ; il animoit les combattans, & se déclaroit pour Scuderi contre Corneille.
Mais ce n’étoit là qu’un jeu auprès des coups que lui alloit porter la main la plus respectable, de qui il devoit le moins les attendre : La qualité de Poëte que le grand Armand prétendoit réunir à tant d’autres, le rendit jaloux du Cid. Dès que cette pièce parut, il en fut aussi alarmé que s’il avoit vû les Espagnols aux portes de Paris. Il ne se contenta pas de la critiquer publiquement, il souleva les Auteurs contre cet ouvrage, ce qui ne dût pas être fort difficile, & se mit à leur tête. Ce fut une affaire d’Etat, la guerre qu’il faisoit à la maison d’Autriche l’intriguoit moins que celle qu’il déclara à Corneille. Il ne pouvoit ni le mettre à la Bastille, ni poursuivre un décret au Parlement contre lui, pour avoir composé un bon poëme. Il l’eût volontiers déféré à la Sorbonne, si la matiere eût été de sa compétence ; mais il eût été trop ridicule d’occuper de graves Théologiens des amours de Chimène, & de lancer des anathèmes théologiques sur une pièce de théatre. Ce n’est pas qu’on n’y eût trouvé bien des erreurs sur la morale ; mais ce n’est pas ce que l’Eminence prétendoit, elle vouloit une critique, non une censure doctrinale. Ses propres pièces n’étoient pas moins dignes de censures, la fondation même d’un théatre dans sa maison, les pensions des Auteurs {p. 46}& des Acteurs, sa protection déclarée, étoient du côté des mœurs une hérésie de conduite plus condamnable que le livre le plus séduisant. Enfin si on n’eût consulté que l’intérêt des mœurs, il falloit supprimer, brûler cette tragédie, non pas y chercher des défauts de composition ; mais on la vouloit livrer au ridicule, non aux flammes, & faire triompher, non la religion, mais les ouvrages d’un rival sur les productions de Corneille. La politique vindicative du Ministre, inépuisable en ressources, s’avisa donc de susciter à ce Poëte un procès académique dans les formes, & de faire proscrire juridiquement sa pièce, comme un mauvais ouvrage, fait contre les règles, contre le bon goût, contre l’harmonie des vers, la noblesse des expressions, &c. C’étoit une vraie farce, & si la nation des Comédiens n’eût craint la vengeance que venoit d’éprouver à Loudun Urbain Grandier, pour avoir fait une satyre contre l’Evêque de Luçon, je ne doute pas qu’on n’eût composé quelque comédie sur le Cardinal rival du Cid. Mais il étoit mauvais railleur, & Thalie se tut. On se tourna donc du côté de l’Académie Françoise, à qui la tragicomédie du Cid fut solemnellement déférée par Scuderi, & à qui le conseil des dépêches poëtiques, par une attribution légale en bonne & dûe forme, donna tout ressort & jurisdiction pour prononcer sur ce grand poëme.
Mais quel si grand intérêt peut prendre un homme si élevé au sort d’une fable ? Celui de la religion, de l’Europe, de l’Etat, tient-il à la gloire de Rodrigue ? Oui, tout y tient, quod volumus sanctum est. Les Historiens du temps en donnent plusieurs raisons, ou plûtôt les imaginent. 1.° Les pieces composées dans le bureau de l’Eminence, & par elle en partie, étoient, comme de raison, pleine d’éloges flatteurs du Ministre, {p. 47}du ministère, du pouvoir absolu des Rois, même sur leurs plus proches, la Reine douairiere, le Duc d’Orléans, le Comte de Soissons, (Bibliothéq. de Sorel) : quels sons plus harmonieux pour son oreille ! Les pieces de Corneille au contraire respiroient un air républicain, & parloient assez cavalierement des Grands, des Princes & des Ministres : quels blasphêmes ! Et dans le fonds il n’avoit pas tort. Les poëmes de Corneille, ainsi que de Voltaire & de la plûpart des tragiques, ne sont pas bonnes dans un Etat monarchique. Si les François n’étoient pas aussi attachés à leur Roi, le langage fier & républicain du cothurne produiroit de mauvais effets. La fermentation des guerres civiles, qui éclata de nouveau quelques années après dans les affaires de la fronde, fermentation qui, comme on l’a souvent remarqué, donna à Corneille cette élévation, ce nerf, cette fierté de style & de sentimens qu’on admire, ne contribua pas peu à lui donner de la vogue. Il se monta sur le ton du jour, & tout lui applaudit. Si ces chefs-d’œuvres paroissoient aujourd’hui, ils seroient froidement accueillis ; le nom du grand Corneille, que la surprise, la nouveauté, l’esprit de rebellion, lui fit si libéralement donner, & que l’habitude lui continue, seroit encore à naître. La vraie politique n’auroit jamais souscrit à cette grandeur.
Autre raison de cette opposition. Le Cid établit & suppose par-tout, comme un principe certain, la gloire & la nécessité du duel. Père, fils, maîtresse, beau-père, confident, tout est unanime sur ce faux point d’honneur ; il faut tout lui sacrifier, ses biens, ses dignités, sa maîtresse, sa vie ; ce qui est un monstre en morale, quelque effort qu’ait fait Marmontel pour le justifier. Louis XIII venoit de donner un édit contre les duels. Le Cid le combattoit de front, & entretenoit {p. 48}dans la nation, qui le goûtoit, cette fureur barbare qu’on s’efforçoit de réprimer. Et en effet on fit retrancher dans les nouvelles éditions ces quatre vers plus forts que les autres (Hist. du Théat.) :
Ces satisfactions n’appaisent point une ame :Qui les reçoit, n’a rien ; qui les fait, se diffame ;Et de tous ces accords l’effet le plus commun,C’est de déshonorer deux hommes, au lieu d’un.
Je doute fort cependant que cette raison, qui auroit dû faire agir un Ministre pieux, ait en rien influé sur les démarches du Poëte Prélat. La condamnation de l’Académie, où même il ne fut pas question de cet article, & qui d’ailleurs n’avoit aucun droit de prononcer sur ces matières & de punir ce scandale, étoit un foible contrepoison à une si pernicieuse morale, contre laquelle l’autorité royale ne pouvoit trop sévir, & qui ne faisoit que surprendre encore plus par la nouveauté & la publicité d’une si singulière procédure, qui réveilloit l’attention de tout le monde.
Autre preuve que ce ne fut point une affaire d’état, de religion, de mœurs, quoiqu’ils y fussent les plus intéressés, c’est que le Cardinal payoit une pension à Corneille, qu’il auroit dû punir, s’il eût agi par ces vûes supérieures : Il récompensoit, comme Ministre, dit Fontenelle, ce même mérite dont il étoit jaloux comme Poëte : ses foiblesses étoient réparées par quelque chose de noble. Tacite diroit, voilà l’homme jusque dans ce qu’on appelle grand homme, un être plein de contradiction. La vanité ne peut souffrir ce qui l’humilie, elle écrase tous ses rivaux ; & comme rien n’est humiliant qu’elle-même, & à même temps qu’elle sacrifie tout pour écarter ces nuages, elle se couvre du voile de la modestie, & s’affuble du manteau de la générosité. Ce {p. 49}mélange de persécution & de faveur fit faire à Corneille, après la mort du Cardinal, ces vers singuliers, que tout le monde fait, & qui à travers un jeu de mots qui semble puéril, contiennent exactement la vérité :
Qu’on dise bien ou mal de ce grand Cardinal,Ma Muse toutefois n’en dira jamais rien :Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,Il m’a trop fait trop de mal pour en dire du bien.
Convenons donc avec tout le monde que la véritable raison de tous ces mouvemens fut une basse jalousie de l’Éminence : Il vit avec déplaisir que les pieces où il avoit part, ou dont il avoit donné les sujets & le canevas, étoient entierement effacées par le Cid ; par cette raison il fut bien aise qu’on le critiquât, & il fut ravi qu’il y eût d’autres pieces (de Scuderi) à lui opposer.
L’instance fut donc portée & régulierement poursuivie au Tribunal d’Apollon. Scuderi, créature du Cardinal, publie ses observations sur le Cid, adressées à l’Académie, & la prie de prononcer. Le Cardinal se déclare pour lui, & sollicite puissamment contre la piece attaquée. C’étoit sonner le tocsin, & donner le signal du combat. Tout le sacré vallon se réunit sous un chef si puissant, & fond sur Corneille, le plus petit moineau lui donne son coup de bec : jamais partie plus redoutable, un premier Ministre, & un Ministre de ce caractère ; un bienfaiteur de la Chambre tournelle littéraire, la plupart des Conseillers étoient pensionnés ; un fondateur, l’Académie naissante lui devoit l’être & la vie : jamais Juges ne furent plus récusables. D’un autre côté, un homme du commun pour la fortune & pour la naissance, homme simple & sans intrigue, fort bourgeoisement façonné, qui n’avoit d’autre titre que la beauté jalousée de sa piece, & d’autre {p. 50}protection que son talent, comme il dit lui-même avec plus de vérité que de modestie, Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée, assez fier même dans son obscurité, & nullement courtisan. Il faut que Thémis ait le bras bien ferme pour ne pas laisser pencher la balance. Cette affaire trouva pourtant de grands obstacles, & il fallut toute l’autorité & toute l’intrigue du Cardinal pour la faire réussir.
Afin que l’Académie pût juger, ses statuts vouloient que l’autre partie, c’est-à-dire Corneille y consentît. Ce consentement ne fut pas aisé à obtenir. Corneille avoit trop forte partie pour espérer de gagner le procès, sa gloire ne pouvoit qu’y perdre ; sa piece n’étoit pas sans défauts, ses lauriers n’étoient pas à l’abri d’une critique raisonnable ; il étoit de son intérêt de ne pas s’exposer au risque de les voir flétrir. Aussi refusa-t-il long-temps, & il falut entamer une grande négociation pour l’y résoudre. L’Abbé Boisrobert, qui étoit son ami, fut chargé de l’ambassade, & agit au nom du Cardinal. Une affaire de cette importance devoit se traiter par écrit, quoiqu’on se vit tous les jours. Boisrobert écrivoit régulierement, Corneille répondoit ; il représentoit avec de grands complimens, qu’un si petit objet n’étoit pas digne de l’Académie, qu’un libelle qui ne méritoit pas de réponse ne méritoit pas de jugement, qu’une si grande complaisance autoriseroit la jalousie, qu’on importuneroit tous les jours l’Académie, & que dès qu’il paroîtroit quelque chose sur le théatre, le moindre Poëte se croiroit en droit de faire un procès à l’Auteur devant son tribunal. Mais le Cardinal le vouloit absolument, & Boisrobert le lui signifia. Enfin on obtint de lui une espèce de consentement, qu’il ne donna qu’à la crainte de déplaire au Ministre, & qu’il donna pourtant avec assez de fierté. Lassé, {p. 51}intimidé, craignant pour sa pension, il laissa échapper ces paroles dans une lettre : L’Académie peut faire ce qui lui plaira ; puisque Monseigneur est bien aise de voir ce jugement, & que cela doit divertir Son Éminence, je n’ai rien à dire. Cet acquiescement étoit bien équivoque & bien foible. Boisrobert en triompha, & courut porter cette piece importante à Son Éminence, qui ne manqua pas de la trouver décisive pour fonder la jurisdiction de l’Académie.
Cette Compagnie ne se rendit pas pour cela, il fallut entamer une nouvelle négociation ; on sollicita, on pressa, on promit, on menaça, on mendia de toutes parts des autorités, & on fit venir du fond de l’Angoumois une lettre du vieux Balzac, célèbre Académicien, l’oracle de son temps, & qui méritoit mieux de l’être que la plûpart de ses contemporains. Cette lettre pourtant ne disoit pas grand chose, & à travers les pompeuses tirades de ses complimens, on entrevoyoit qu’il donnoit gain de cause à Corneille. Les Académiciens, fort embarrassés, représentoient, que la Compagnie, qui ne faisoit que de naître, ne devoit pas se rendre odieuse par un jugement qui peut-être déplairoit aux deux parties, & ne pouvoit manquer d’en désobliger au moins une, & une grande partie de la France ; qu’à peine pouvoit-on souffrir sur la simple imagination qu’elle prît quelque empire sur la langue, que seroit-ce si elle entreprenoit de l’exercer sur un ouvrage qui avoit l’approbation publique ? que ce seroit un retardement au travail du Dictionnaire, &c. Ces raisons parurent frivoles, le Cardinal s’offensa de ces retardemens, & ordonna à un de ses domestiques de faire savoir à ces Messieurs que je les aimerai comme ils m’aimeront. Ce fut un coup de foudre, il n’y eut plus moyen de reculer, on se mit en devoir de le satisfaire.
{p. 52}La cause fut donc instruite dans toutes les formes, on nomma trois Commissaires pour examiner les pieces du procès & en faire leur rapport à la Compagnie, & trois autres pour examiner la méchanique des vers : & pour ôter toute suspicion, ils furent nommés par scrutin à la pluralité des suffrages. Cet examen dura cinq mois, on tint une infinité d’assemblées ordinaires & extraordinaires, chaque Commissaire donna ses mémoires, on en fit un corps qui fut présenté au Cardinal. Cet homme qui avoit toutes les affaires du Royaume sur les bras, & toutes celles de l’Europe dans la tête, le lut avec le plus grand soin & l’apostilla de sa main, & le renvoyant, dit qu’il étoit bon pour la substance, mais qu’il falloit y jeter quelque poignée de fleurs. Dans une note il avance une chose qu’il n’est pas facile d’entendre, quoique l’Académie, pour lui faire honneur, en ait fait usage : L’applaudissement & le blâme du Cid n’est qu’entre les doctes & les ignorans, au lieu que les contestations sur la Jérusalem délivrée & le Pastor fido ont été entre les gens d’esprit. On comprend que des traités de théologie & d’algebre n’intéressent que les savans & touchent peu ceux qui n’ont que de l’esprit ; mais le Cid & le Pastor fido sont également du ressort des gens d’esprit, & affectent fort peu les savans. Quoi qu’il en soit, on se remit au travail, on nomma de nouveaux Commissaires pour polir & retoucher l’ouvrage, on le lut & relut, & on crut pouvoir le donner à l’Imprimeur. Le Cardinal étoit à Charonne. Quand il eût vû les premieres feuilles, qu’on eut grand soin de lui envoyer, il trouva qu’on donnoit dans une extrémité opposée, qu’on y jetoit trop d’ornemens & de fleurs. Il dépêcha un courrier pour arrêter l’impression, & manda les trois Commissaires, leur donna une audience particuliere fort longue, leur parla très-vivement, {p. 53}leur expliqua ses intentions, & nomma un rédacteur pour y mettre la derniere main. Celui-ci ne le satisfit pas plus que les autres, il en nomma un nouveau, qui refondit tout & mit l’ouvrage dans l’état où nous l’avons, fort peu différent de ce qu’il étoit. Il fut agréé & imprimé, & bien reçû du public. Il dût satisfaire tout le monde par sa modération & sa politesse, & le Cardinal lui-même, parce qu’on y relève avec justice tous les défauts du Cid. Scuderi crut sa cause gagnée, & remercia les Juges. Corneille en fut piqué & consterné, s’en plaignit amèrement, avec hauteur & avec bassesse : il étoit Auteur, & Auteur dramatique. Mais la suite de ces événemens ne nous regarde plus. Au reste tout ce fracas n’aboutit à rien, qu’à faire connoître les foiblesses de deux hommes aussi singuliers & aussi grands l’un que l’autre, chacun dans son genre, Richelieu & Corneille, qui n’étoient pas faits pour joûter l’un contre l’autre. Le public ne changea point de sentiment, la justesse de la critique n’empêcha personne d’admirer le Cid. Il a même survécu à la critique ; toute belle qu’elle est, elle est peu connue ; le Cid subsiste, quoique sa vogue ait bien diminué, peut-être même que la haine qu’on avoit pour le Ministre, & le mépris qu’on faisoit de sa basse jalousie, donnèrent un nouveau lustre à ce qu’on persécutoit avec tant d’acharnement :
En vain contre le Cid un Ministre se ligue,Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue ;L’Académie en corps a beau le censurer,Le public révolté s’obstine à l’admirer.
Je doute qu’aujourd’hui une tragicomédie pût produire ni ce mouvement dans le ministère, ni cette jalousie dans les Poëtes, ni cet entousiasme dans le public ; on a trop de goût & de lumieres, {p. 54}on a trop vû de bonnes tragédies, pour admirer avec cet excès un petit nombre de traits vraimens sublimes déparés par bien des défauts, & noyés dans un tas de choses médiocres & triviales.
Une preuve des plus singulieres de la fureur du Cardinal pour le théatre, c’est de l’avoir fait construire chez lui : exemple unique alors, que peu de Princes ont imité, qui ne fut suivi que dans les collèges des Jésuites. N’étoit-ce pas assez d’en laisser construire dans les villes (ce qu’il auroit dû empêcher), falloit-il y consacrer une aîle de son palais ? C’est ce qu’on ne vit jamais ni dans la Grèce, ni dans l’Empire Romain, ni dans le monde entier. Comment un Prêtre, un Évêque, un Cardinal, à qui la sainteté de son état & tous les canons de l’Église l’interdisent, non content de le tolérer, d’y aller, d’y attirer sa cour, veut-il encore loger chez lui à demeure la source du vice ? La passion de la comédie le tyrannisoit si fort que la troupe des Comédiens du Roi ne lui suffisant pas, il en voulut aussi avoir une à lui, qui le suivît par-tout, & lui donnât chez lui le plaisir de la comédie. Bien davantage, comme si ce n’eût pas été assez d’un théatre dans son palais, il lui en fallut deux, un petit & un grand (& un troisieme à Ruel, sa maison de campagne), l’un capable de contenir six cens personnes, & l’autre plus de trois mille ; le petit étoit pour son amusement ordinaire, le grand pour les comédies de pompe & de parade (Sauval, Antiq. de Paris). Il fait ensuite la description de cette salle, son architecture, ses décorations, sa magnificence, sa grandeur. Il fallut parcourir toutes les forêts royales pour trouver les grosses poutres de chêne de vingt toises de long, que l’on employa pour la couverture, elles valoient quatre mille livres chacune. Cette salle fut depuis occupée par la troupe de Moliere, elle {p. 55}a été depuis donnée à l’Opéra, qui l’occupe encore. Elle produit un très-grand revenu au Palais Royal, elle a été brûlée, mais rebâtie plus magnifiquement que jamais. La représentation de Mirame, qui en fut l’ouverture, coûta trois cens mille écus, c’étoit la piece favorite, la piece Cardinale ; il y avoit beaucoup travaillé, ce fut son début à la comédie.
On est étonné des grands ouvrages qu’a faits le Cardinal de Richelieu, l’Église de Sorbonne, la salle du Spectacle, le Palais Royal, la ville & le château de Richelieu ; on lui en fait un honneur infini : ce sont en effet des chefs-d’œuvres de l’art, dont le projet a quelque chose de grand. Mais tout cela ne lui coûta rien ; il eut donc toute la gloire qu’il auroit dû rapporter au Roi, aux dépens de qui tout fut fait. C’est aux dépens du Roi que furent bâtis la ville & le château de Richelieu, auxquels il a donné son nom ; aux dépens du Roi que fut bâti le Palais Royal, qu’il nomma Palais Cardinal, expression que Balzac soûtenoit n’être d’aucune langue, mais un vrai barbarisme en grammaire comme en modestie, & qui fait l’inscription du portail, dénomination que par son testament il ordonna que la maison porteroit ; aux dépens du Roi qu’il bâtit la salle du Spectacle, pour représenter la chère Mirame ; aux dépens du Roi qu’il bâtit la Sorbonne, dont il se dit seul fondateur, & où l’on voit son mausolée. Louis XIV, plus jaloux de la gloire que son père, ne l’eût jamais souffert. Outre les finances du Royaume, dont le Cardinal disposoit despotiquement, il s’étoit fait assigner quatre millions de revenu pour son entretien. Aussi vivoit-il dans un luxe, un faste, une magnificence, qui effaçoit la majesté royale. Qu’on en juge par le Palais Royal, qu’il s’étoit fait bâtir pour lui-même, où le Roi & la Reine Régente ont logé {p. 56}après lui, aujourd’hui habité par le premier Prince du sang. Honteux sans doute de laisser à ses héritiers une maison royale, il la restitua au Roi, qui en avoit fait les frais. Il est aisé de faire de grandes choses quand on a quatre millions de rente & toutes les finances d’un grand royaume à sa disposition.
Autre singularité, la contradiction de sa conduite. Tel est l’esprit des courtisans, des mondains, sur-tout des amateurs du théatre : religion, mœurs, affaires, plaisirs, tout est un jeu pour eux. Leur vie est une comédie perpétuelle, ils passent tous les jours, sans en appercevoir le contraste, de l’Église au bal, du sermon à la comédie, d’un service pour les morts à l’opéra, d’une messe pour les calamités publiques aux farces de la foire ; hommes d’état & petits maîtres, les affaires & le jeu, le tribunal & la toilette, le bâton de commandement & une Actrice, partout jouant leur rôle, licencieux & dévots, riant & pleurant, invoquant Dieu & l’amour, Vénus & les Saints. Ainsi de la même main le Poëte Cardinal bâtit l’Église de Sorbonne & celle de Richelieu, & les théatres dans ses maisons de ville & de campagne ; il fait paroître la Conduite à la perfection, & compose Mirame, l’Europe, les Tuilleries ; fait des livres de controverse, & fait faire la critique du Cid ; il a à ses gages des troupes de Comédiens & des Missionnaires, nomme des Évêques & choisit des Actrices, prend la Rochelle pour abattre le Calvinisme en France, & fait ravager l’Allemagne par les Luthériens ; élève au plus haut point l’autorité royale, & soûtient la République de Hollande ; fait décapiter, sous prétexte de révolte, Chalais, Marillac, Montmorenci, Cinq-Mars, & révolter le Portugal contre l’Espagne ; fait condamner Richer pour avoir attaqué l’autorité du Pape, {p. 57}& fait menacer le Pape de se soustraire à son autorité par l’érection d’un Patriarche ; & pour terminer la piece, il protestoit à sa mort qu’il n’avoit jamais agi que pour la gloire de Dieu, même allant à la comédie, composant des pieces, les faisant représenter, bâtissant dans sa maison un théatre. Tel Racine faisoit profession de la morale sévère de Port-Royal, & composoit Phédre, Bérénice, & exerçoit la Chammelé. Tel Rousseau traçoit de la même plume des cantiques sacrés & des épigrammes ciniques, & disoit froidement qu’il n’étoit pas plus pieux dans les uns que libertin dans les autres. Et pour terminer par un grand exemple un tableau des contradictions humaines, qu’on ne sauroit épuiser, tel le sage Salomon bâtit un Temple au vrai Dieu & un autre à la Déesse Astarte, & au milieu de trois cens femmes & sept cens concubines, prêche la continence dans ses proverbes, la vanité du monde dans son ecclésiaste. Il est vrai qu’on ne rapporte pas de Salomon à la mort, une derniere scène où il ait mis toutes ses œuvres sur le compte de son zele pour la gloire de Dieu.
Bien des gens qui ne peuvent se persuader que la foiblesse d’un homme si célèbre pût aller si loin, ont crû qu’il n’agissoit que par politique, & il est vrai que le goût des spectacles pouvoit servir à ses vûes, & qu’il étoit trop habile pour ne pas tirer parti même de ses plaisirs. Pendant tout son ministère la Cour fut remplie de brigues, d’intrigues, de complots contre lui, qui plus d’une fois penserent le renverser. Le Roi lui-même le haïssoit, & ne le laissoit gouverner que par foiblesse & par crainte. Il falloit, pour se maintenir, tourner les esprits sur quelqu’autre objet ; rien n’y étoit plus propre que d’endormir dans les plaisirs, dissiper par les spectacles, amuser par les fêtes, gagner par des magnificences, des Courtisans {p. 58}inquiets, qui laissés à eux-mêmes ne cessoient de cabaler contre lui Cette diversion cachoit même en partie ses projets, il agissoit d’autant plus sûrement qu’on se défioit moins ; on le croyoit occupé d’une représentation pour laquelle on le voyoit si empressé, & on étoit moins en garde. Ces intérêts personnels ont cessé, quoique les Cours soient toûjours le théatre de l’intrigue : l’agitation y est aujourd’hui moins violente & moins générale, la comédie ne suspendroit aucune des sourdes manœuvres qui en font mouvoir les ressorts. Mais il ne sera jamais de l’intérêt de l’État de rendre les Ministres des Autels vicieux & méprisables, ni d’amuser & de dissiper les Ministres du Prince par la corruption & la frivolité du théatre.
Voici une autre vûe de politique plus étendue & plus profonde, qu’on attribue au Cardinal. Les François étoient alors extrêmement remuans & indépendans. Depuis un siecle le royaume avoit été agité des guerres civiles du Calvinisme, de la Ligue, &c. Richelieu crut que le moyen de calmer les esprits, de se rendre maître, & de prévenir de pareils mouvemens, c’étoit de faire une révolution dans les mœurs de la nation, en l’amollissant par le plaisir, & la dissipant par la frivolité. Il ne pouvoit y travailler plus efficacement qu’en employant deux moyens qui se soûtiennent & s’aident mutuellement, le luxe & le théatre : ce luxe, ce faste, jusqu’alors inconnu en France, qu’il étala jusques sous les yeux du Roi, honteux d’être moins bien logé, meublé, nourri, habillé que son Ministre, & qui après la mort du Cardinal alla occuper sa maison, pour être logé d’une maniere plus décente : goût de luxe continué & porté au comble par Louis XIV, qui de proche en proche a infecté tous les états, même le Clergé ; les grands Bénéficiers depuis {p. 59}ce temps-là le disputent en magnificence aux plus mondains. La passion pour le théatre n’a pas moins gagné sous les auspices du Cardinal. Jusqu’alors on n’avoit connu que les Confrères de la Passion, & des Farceurs qui couroient le monde & qui par-tout étoient méprisés ; les compositions, les constructions, les représentations, le désir du premier Ministre, ont répandu cette maladie contagieuse dans les villes, les bourgs, les campagnes, les maisons particulieres, le Clergé, la magistrature, l’épée, les Colleges, les Communautés religieuses. Aussi quels changemens dans les mœurs & dans la religion ! la nation est elle connoissable ? Dieu nous préserve d’une politique qui n’éleve son empire que sur les débris de la vertu. Si telle fut l’intention, si telle est la gloire de Richelieu, n’est-ce pas avec raison que toutes les vertus qui sont représentées à son mausolée, versent des larmes, non sur sa mort, mais sur sa vie & son ministère ?
CHAPITRE IV.
Le Peuple doit-il aller à la Comédie ? §
J’admire quelquefois le zèle & les réflexions de nos Philosophes politiques sur le grand nombre des fêtes qui font chommer le travail de l’artisan & du laboureur. Que de jours perdus, disent-ils, qu’on est peu économe du temps ! les seuls dimanches (que personne n’a le pouvoir de supprimer) emportent la septieme partie de l’année. Si on ajoûte une douzaine de fêtes, à quoi se trouve réduit le calendrier de plusieurs diocèses par le retranchement que la plûpart des Évêques ont eu la condescendance d’y faire, ce sera la sixieme partie. Sans doute que le temps donné au culte d’un Dieu à qui nous devons tout, est un {p. 60}temps perdu, & que l’ordre qu’il a donné dès le commencement du monde, & tant de fois renouvelé, ne doit être compté pour rien. Ces grands politiques oublient-ils que ces intervalles de délassement, indépendamment du grand objet de la religion & de l’instruction des peuples, sont nécessaires à la santé du corps, qu’un travail continuel accable ; à la vigueur de l’esprit, que la continuité des occupations rend triste & sauvage : à la douceur de la société, dont ces momens de liberté & de plaisir resserrent les liens ; au travail lui-même, dont on se lasseroit & se dégoûteroit bien-tôt ? Mais s’il est vrai que le repos des fêtes est trop long pour le peuple, faut-il dans les spectacles lui offrir l’amorce dangereuse d’un nouvel amusement qui lui fait encore perdre son temps ?
Je fais un autre calcul économique du temps. Chaque représentation théatrale emporte bien quatre heures, ce qui fait plus que le tiers de la journée d’un ouvrier, sans compter le temps employé à s’y préparer, à lier la partie, les conversations, jeux, repas, promenades, qui suivent & que le spectacle occasionne, ce qui en consume bien autant : voilà plus de la moitié de la journée. Chaque représentation distrait du travail quatre cens personnes, voilà deux cens journées perdues. Deux mille théatres dans le royaume, & même davantage, dont chacun l’un dans l’autre donne cent représentations par an : en voilà deux cens mille. Cette somme multipliée par deux cens fait quarante millions. Veut-on sur le nombre des spectateurs, des représentations ou des théatres, en rabattre la moitié, c’est beaucoup, mais je ne suis pas difficile ; reste donc vingt millions de journées par an perdues pour la société, encore même ne compté-je pas les Acteurs, Danseurs, Musiciens, Domestiques, &c. {p. 61}qui sont en très-grand nombre. On se plaint que les terres sont mal cultivées, qu’il manque de cultivateurs. On a raison, il s’en faut bien qu’on recueille tous les fruits qu’une culture assidue pourroit procurer. Que de milliers de domestiques inutiles, d’artisans pernicieux de luxe, de prétendus beaux esprits, &c. que de mains on enlève à la charrue ! Et on ne compte pas des milliers d’acteurs & d’amateurs qui passent une partie de leur vie à sentir, à goûter, à peindre, à inspirer les passions ! le théatre ne forme-t-il pas même un grand nombre de ces beaux esprits, de ces artisans pernicieux, de ces domestiques inutiles ?
Les sciences ne sont pas mieux traitées. A quoi servent, dit-on, tant de collèges, d’académies, de Maîtres, de Maîtresses d’école ? Il n’y a que trop de science. Cette multitude innombrable d’enfans qui devroient remuer le rabot ou tracer des sillons, s’amuse à lire & à écrire : on ne forme que des suppôts de chicane, des publicains avides, des rimailleurs oisifs, des littérateurs embarrassés de leur loisir & de leurs talens, à charge à la société, qui les nourrit, & qu’ils ne servent pas. A la bonne heure. Mais à quoi servent tant de comédies, d’opéras, de concerts, de Maîtres de danse, de musique, d’instrumens, de peinture, &c. cette multitude étonnante de suppots de théatre, d’amateurs, de spectateurs oisifs, de compositeurs de farces, de parodies, de parades, de vaudevilles, que réclament les boutiques & les campagnes, & tout ce peuple de beaux esprits qui inonde la France ? N’est-ce pas le théatre qui remplit leur imagination, qui exerce leur veine, pique leur émulation, répand leur gloire, nourrit leurs passions, perpétue leur inutilité par la sienne ?
Mais, dira-t-on, tous ceux qui fréquentent les spectacles ne sont pas artisans ou laboureurs. Non {p. 62}sans doute, ils ne le sont pas tous ; mais assurément la totalité des Acteurs, & plus de la moitié des spectateurs & des compositeurs ne sont nés que pour un travail méchanique ; la scène les en arrache, les en dégoûte, & les rend inhabiles à tout.
Mais sans être artisan ou laboureur, y a-t-il personne qui ne doive avoir une profession honnête & utile à l’État, & en remplir les devoirs ? est-il personne qui ne soit comptable de son temps & de ses talens à Dieu, à la société, à sa famille, & ne se rende coupable en les privant du service qu’il pourroit leur rendre par son travail ? n’est-ce qu’un petit mal d’en détourner les hommes jusqu’à leur faire perdre jusqu’à vingt millions de journées par an dans un royaume ? Qui trouveroit bon que ses ouvriers, ses fermiers, ses domestiques négligeassent leur ouvrage pour le spectacle ? L’État qui nourrit tant de personnes inutiles, a-t-il moins raison de se plaindre ? Tout homme volontairement oisif est un voleur public : quel tort ne fait pas à l’État l’école où il se forme ? Touché de ces abus, le Parlement de Paris fit un règlement le 12 novembre 1543, rapporté par Fontanon (Tom. 1. pag. 729. art. 6.) en ces termes : La Cour avertie que plusieurs du peuple & gens de métier s’appliquent plûtôt aux jeux des bâteleurs & jongleurs qu’à leur travail, & y donnent deux grands blancs plûtôt qu’à la boëte des pauvres, préférant leur mondaine curiosité à la charité divine, icelle Cour a défendu & défend à tous bâteleurs, jongleurs, & autres semblables, de jouer dans cette ville de Paris, quelque jour que ce soit, sous peine du fouet & bannissement du royaume ; a défendu & défend au Prevôt de Paris & à ses Lieutenans civil & criminel, de bailler permission de jouer auxdits bâteleurs ; défend pareillement à tous les hauts Justiciers de cette ville, {p. 63}& à leurs Officiers, de bailler aucune permission de jouer, quelque jour que ce soit, sous peine de dix marcs d’argent, & autre amende arbitraire. Il y a de pareils arrêts du 6 octobre 1584, du 10 décembre 1588. Les Parlemens de Toulouse, de Rouen, de Rennes, d’Aix, &c. ont eu le même zèle contre les spectacles. Voy. Dictionnaire des arrêts, v. Comédie. Lamarre, Police, Tom. 1. Liv. 3, tit. 3.
Non seulement on perd le temps qu’on passe au théatre, mais on y apprend à perdre tout le reste ; on s’y dégoûte du travail, on s’y rend inhabile, on ne revient dans sa famille, son bureau, sa boutique, qu’avec répugnance ; on n’y trouve que des embarras & de l’ennui. L’assiduité à ses devoirs est insupportable ; enchanté du plaisir, ébloui de l’éclat, plein des grands airs qu’on vient d’admirer & de goûter, de quel œil voit-on la petitesse de sa maison, la modicité de sa fortune, ses habits, ses repas, ses meubles ? comment s’appliquer à remuer le rabot, à soigner des enfans, à servir le public ? On y devient inepte. L’amour du théatre fit-il jamais, peut-il jamais faire un bon Médecin, un bon Avocat, un artisan laborieux, un domestique fidèle, un père de famille attentif, une mère vigilante, un fils docile, une épouse fidèle ? Ce n’est point avec les Luciles & les Marinettes que se forme la femme forte qui prend la quenouille & le fuseau, file le lin & la laine. Qu’on compare sans prévention deux familles, de même état, de même fortune, dont l’une fréquente, l’autre fuit le spectacle : quelle différence, je ne dis pas pour la religion & les mœurs, la probité, la sagesse, elle est immense, je dis pour l’éducation des enfans, l’union des époux, l’arrangement des affaires, le crédit, l’aisance, l’estime, la confiance du public, celle-ci fut-elle moins riche.
{p. 64}L’amour du théatre est un si grand dérangement, que par les loix Romaines on est censé avoir corrompu un esclave, & par conséquent on est obligé de dédommager son maître, en lui payant le double de son prix, si on lui a inspiré ce goût ; ce qui est mis de pair avec les plus grands vices. Voleur, séditieux, amateur des spectacles, c’est aux yeux de la loi la même chose ; un amateur des spectacles est tout cela, ou le sera bien-tôt. Quelle confiance avoir en un domestique Comédien ? quel service en attendre ? que n’en a-t-on pas à craindre ? Quelle plus mauvaise école en particulier pour les domestiques ? paroît-il sur la scène un valet, une soubrette, qui ne soit un frippon, un libertin, un menteur, un fourbe ? quel rôle y jouent ils ? tromper les maris, les pères, les mères, favoriser, nouer les intrigues, donner des rendez-vous, porter les paroles, remettre les lettres. Quels discours y tiennent-ils ? grossiers, médisans, bouffons, licentieux, ils tournent en ridicules leurs maîtres, trahissent les secrets des familles, &c. & ce sont les endroits qui amusent & font le plus rire, dans les pieces qu’on dit les plus réservées. Qui voudroit être servi par un Scapin, une Marton de la comédie ? N’y eût-il d’autres inconvéniens, que personne ne peut désavouer, il seroit du bien public de supprimer tous les théatres. Quel avantage peut compenser le désordre de la corruption des domestiques, & d’apprendre aux jeunes gens qu’ils peuvent tout attendre des vices de ces ames vénales ? Qui servo persuasit ut furtum faceret, vel leno, vel seditiosus existeret, vel in spectaculis nimius, tenetur actione de servo corrupto. Ce que Mornac sur cette loi applique en ces termes aux enfans de famille à qui on donne ces sentimens : Deteriores facti ab aliquo nebulone qui eorum adolescentiam fregerit, {p. 65}libidine vino, ludicræ artis more perinquinaverit.
Le théatre lui-même souffre de la fréquentation du peuple, il faut le servir à son goût, on se met dans la nécessité des grossieretés, des obscénités, des bouffonneries ; on ne lui plaît que par là. Le peuple sent-il la finesse du dialogue, l’harmonie des vers, la vérité des portraits, l’enchaînement des scènes, le jeu du dénouement, la noblesse des sentimens, en un mot les vraies beautés théatrales ? Les plus belles pieces le trouvent froid & insensible, si le piquant assaisonnement du burlesque, des équivoques, des lazzi, ne viennent le réveiller. Le peuple ne va point au Misantrope, à Cinna, à Athalie ; il court au Tabarin du Pont-neuf, il lui faut un Scaramouche à la Foire, un Arlequin aux Italiens, des parades aux Boulevards, des farces à la Comédie Françoise, des soubrettes, des valets aux pieces sérieuses. Le peuple ne fait que dégrader le spectacle, & en bannir cette modestie prétendue qu’on vante tant. Aussi le théatre a-t-il toûjours dégénéré & dégénérera toûjours. D’abord innocent chez les Grecs, sévère chez les Romains, il tomba bien-tôt dans la plus effrénée licence ; cent fois les Empereurs furent obligés par des loix rigoureuses d’y rétablir les apparences de la vertu. Chez nos ayeux il commença par la dévotion ; ce furent des mystères de la religion, qu’on y représenta avec piété : il en devint le scandale. La Basoche ne joua d’abord que des pieces innocentes, & se fit supprimer par ses excès. L’Hôtel de Bourgogne, de Guénégaud, &c. tout à suivi la pente des vices & le goût du peuple ; qui peut s’en défendre ? on veut attirer la foule, & faire rire, gagner de l’argent, & c’est le peuple qui l’apporte, il fait le grand nombre. Acteur & Auteur, qui s’embarrasse de la décence ? qui pense ne justifier {p. 66}la scène ? Le célèbre Moliere, l’homme du monde qui en avoit le moins de besoin, puisqu’il étoit & si fécond en fines plaisanteries, & si riche des libéralités de la Cour, & si intéressé pour sa gloire à ne pas s’avilir par la bassesse des propos, Moliere a échoué à cet écueil. De plus de trente pieces qu’il a données, à peine y en a-t-il cinq ou six de raisonnables, tout le reste n’est que farce. On y trouve, il est vrai, quelquefois des traits de maître ensevelis sous des tas d’ordures, & dans les meilleures mêmes il lui en échappe qui décèlent l’Arlequin & le libertin : Naturam expellas furcâ tamen usque recurret. Est-ce mauvaise humeur ? lisez & prononcez. C’est Boileau, son admirateur, son ami, son panégyriste, qui rend cet hommage à la vérité. Qu’attendre donc des autres si inférieurs & en génie & en richesses ?
C’est par là que Moliere illustrant ses écrits,Peut-être de son art eut emporté le prix ;Si moins ami du peuple en ses doctes peintures,Il n’eût point fait souvent grimacer les figures,Quitté pour le bouffon l’agréable & le fin,Et sans honte à Térence allié Tabarin.
M’écouteroit-on, si je représentois que l’esprit d’irréligion, si funeste à tout le monde, & si commun au théatre, se répand plus facilement dans le peuple, moins en garde contre la séduction, moins en état d’en repousser les traits & d’en démêler les pièges, lui dont la piété moins éclairée & plus simple confond aisément les objets, tient beaucoup plus à l’extérieur, & par conséquent peut être ébranlée à la moindre secousse, sur-tout quand on lui arraché les appuis nécessaires de l’instruction & des exercices de religion, en substituant le spectacle aux offices, & lui faisant oublier dans ses bouffonneries le peu qu’il sait de catéchisme, qu’on l’éblouit par {p. 67}le faste du spectacle, qu’on l’amollit par les attraits des Actrices, qu’on le dissipe par la science du langage ? On se plaint de sa grossiereté & de sa foiblesse ; devroit-on lui faire courir tant de risques ? Mais pourquoi nous borner au peuple ? En matiere de religion & de mœurs le beau monde est plus peuple que la plus vile populace.
Je m’étonne cependant que le théatre favorise si fort le peuple de tous les états. C’est lui dont le mauvais goût refroidit les talens, défigure les Acteurs, fait souvent au gré du caprice tomber les meilleures pieces & réussir les plus mauvaises. Mais le Parnasse a beau faire le pompeux éloge de l’art & des talens, l’étalage des beautés & des règles, la critique des défauts & du goût, dans le fonds Melpomène & Thalie n’aiment que la débauche & l’argent. Un bel esprit dramatique est un Poëte affamé qui attend une portion d’une représentation pour avoir du pain, ou un libertin qui satisfait par le portrait du vice son cœur dépravé, comme un Peintre, qui peint des nudités, pour débiter sa marchandise ou repaître sa passion. N’est-ce pas encore le peuple qui fait tout le désordre au parterre, qui excite les querelles, interrompt les Acteurs, siffle les pieces, contre lequel il a fallu tant de punitions & de règlemens de police ?
Un Clerc pour quinze sols, sans craindre le hola,Peut aller au parterre attaquer Attila,Et si ce Roi des Huns ne lui charme l’oreille,Traiter de visigots tous les vers de Corneille.
Mais qu’importe, pourvû que le Receveur ait de l’argent, les Actrices des amans, les Acteurs une bonne table ? l’ordre & la décence sont de fort minces objets.
Quelques défenseurs du théatre ont cru lui sauver les anathêmes des saints Pères par un trait {p. 68}d’érudition. Ils ont dit que le spectacle contre lequel ils ont exercé leur zèle, étoit des jeux fort indécens, appelés Majuma, qui ne subsistant plus, laissent leurs traits sans application. Cette défaite pèche en tout. 1.° Ces jeux étoient eux-mêmes un des fruits du théatre, qui en avoient inspiré le goût & donné l’idée : tout retomberoit sur lui. 2.° Ces jeux ne furent jamais des pieces de théatre, mais c’est s’aveugler volontairement de ne pas reconnoître le théatre dans leur proscription. L’origine du Majuma est fort obscure. Suidas fait venir ce mot du mois de Mai, aux premiers jours duquel il dit qu’on les célébroit, à la place des jeux de Flore (ludi Florales) que le christianisme a fait abolir. Sur quoi Bouche (Hist. de Provence) prétend que les Mayes de Provence en sont des restes, ainsi que le Mai qu’on va planter devant la porte des Seigneurs, ce qui peut être vrai en quelques endroits, mais en général n’est pas vrai-semblable, puisque la loi d’Arcadius, qui les réforme, est du 25 avril. Or il est impossible que la loi du Prince ait été intimée dans cinq jours à toutes les provinces, & il seroit ridicule qu’on n’eût fait la loi qu’après la fête, pour la réformer. Baronius le fait venir d’un bourg de la Palestine, dépendant de Gaze, où il croit que ces jeux ont été institués, du mot Syriaque Majamas, qui signifie les eaux, parce qu’ils se célébroient au bord de la mer ou des rivieres, ce qui les rendit si fameux à Antioche dans le fauxbourg de Daphné, où les eaux étoient abondantes, avec les débauches énormes que les délices du lieu, la superstition payenne, le caractère des habitans, ne pouvoient manquer de porter à l’excès. Rome le leur reproche, Julien l’Apostat dans la satyre qu’il a faite contre les habitans de cette ville, Libanius dans ses oraisons, & S. Chrisostome dans ses homélies. Peut-être est-ce le nom de {p. 69}quelque bouffon qui les inventa, comme le mot Histrion est dérivé d’un Hister, qui vint de la Toscane à Rome exercer le beau métier, l’utile talent de faire rire le peuple aux coins des rues ; ce qui, malgré l’établissement d’une comédie réguliere, s’exécute encore dans les provinces, où les charlatans paroissent sur des treteaux dans les places publiques.
Le Majuma n’étoit pas un seul genre de spectacle, c’étoit un composé de toutes sortes de divertissemens, de jeux, de promenades, de bouffonneries, qui duroient plusieurs jours, comme des Saturnales : attirées par la licence & par l’espérance du gain, des troupes de Bâteleurs y venoient donner des farces ; ce qui ne fit qu’augmenter la débauche. Tout cela est fort différent de la comédie réguliere, qui étoit plus ancienne, & qui lui a survécu. Leur suppression dût être pour le théatre une vive leçon de se contenir dans de justes bornes, pour ne pas s’attirer le même sort. Les saints Pères n’ont jamais cessé ni avant ni après les Majumes de s’élever contre les spectacles, dont le désordre, quoique moins bruyant, est inséparable. La fortune de ces jeux a éprouvé bien des révolutions. Godefroi, sur ce titre du code Théodosien, remarque qu’ils ont été réformés ou défendus par sept Empereurs. Ils furent d’abord innocens ; mais les danses y devinrent si lascives, les bouffonneries si indécentes, les représentations théatrales si licentieuses, qu’on fut obligé de les abolir. Les instances réitérées du peuple, les promesses d’y observer la modestie, les firent tolérer. Le retour des mêmes désordres les fit supprimer encore : que peut-on espérer quand l’engeance théatrale se mêle à quelque fête ? Enfin, à la priere des Évêques, sur-tout de S. Chrisostome, ces jeux furent abolis sans retour. On peut voir tout ce détail dans les savans commentaires {p. 70}des Godefroi, père & fils, sur le titre de Majuma, au code Théodos. (L. 15. tit. 6.), au code Justinien (L. 11. tit. 44.), les Parergues d’Alciat (L. 5. C. 5.), & tous les Interprettes.
Nos théatres ne valent guère mieux. Le théatre Anglois, le théatre Italien, celui de la Foire, les théatres de Moliere, de Poisson, de Monfleury, de Dancourt, de Vadé, &c. auroient très-bien figuré à Antioche, aux jeux de Flore, aux Saturnales ; & même les comédies les plus châtiées ne les auroient pas déparés. C’étoit à Daphné des danses molles & efféminées : que sont les pas de nos danseuses ? la mollesse en cadence. C’étoit des chansons tendres, semées d’équivoques : que sont nos vaudevilles, nos ariettes, nos airs d’opéra ? le vice en musique. C’étoient des femmes qui se présentoient au public dans un état indécent : qu’on regarde, ou plûtôt qu’on ne regarde pas nos Actrices, qu’on n’écoute pas leurs conversations, qu’on ne suive pas leurs démarches, on rougiroit des Majuma François, célébrés, non au mois de mai, mais toute l’année. Les compagnies du fauxbourg de Daphné s’accommoderoient volontiers de nos parterres & de nos loges.
Autre objet bien intéressant pour le public, la population. La prétendue brèche qu’y fait la loi de la continence, que le Clergé s’impose, est un de ces lieux communs qu’opposent tous les jours ces livres innombrables de politiques, qui semblent être les arbitres du sort des états, & les législateurs des nations. Le sanctuaire & le cloître font, dit-on, perdre au Prince des milliers de sujets. On en conclud en faveur du théatre. La fréquentation, dit-on, diminue la fureur du célibat (& le scrupule de la fidélité conjugale), elle arrache toûjours quelque jeune personne au {p. 71}petit collet & au voile (& au ridicule de la pudeur). Il faut donc en ouvrir les portes à la jeunesse, aux Religieux, au Clergé. Je conviens en effet que si la diminution, le dégoût, le mépris de la chasteté, le goût, l’impression du vice, le moyen de tromper les surveillans, de faire réussir une intrigue, de satisfaire ses passions, sont les fruits qu’on se propose de tirer du théatre, on a parfaitement réussi. C’est une terre féconde, cultivée avec soin par un grand nombre d’ouvriers & d’ouvrieres, adroits, laborieux, infatigables. La moisson est abondante, & les cultivateurs ne sont pas les moins bien partagés.
Mais prend on garde qu’en nourrissant le vice, le théatre fait à la population une plaie bien plus profonde que tout le Clergé séculier & régulier par la plus sévère continence. Sur tant de milliers d’Acteurs, chanteurs, danseurs, instrumens, qui remplissent les théatres sans nombre du royaume, il n’y en a peut-être pas un vingtieme de mariés. Les amateurs du théatre sont la plûpart dans le même goût : d’un million de gens qui le fréquentent, la moitié renonce au lien conjugal ; le plaisir, l’amusement les absorbe ; la frivolité, la dissipation le leur fait oublier ; les railleries sur le mariage les dégoûtent ; le luxe, la dépense les ruinent ; les sentimens qu’on inspire aux femmes, les alarment : les Actrices fournissent un supplément si facile & si doux, sans être chargé des soins embarrassans d’une famille ! Marmontel dans son apologie du théatre compte dans Paris seul cent mille célibataires, qui n’ont fait ni n’observent le vœu de chasteté. Ceux-mêmes qui allument le flambeau de l’hymen, énervés par la débauche, dissipés par une vie frivole, dégoûtés du travail & des affaires, n’ont la plûpart, ne peuvent ni ne veulent avoir des enfans, n’ont aucun soin de ceux que le hasard leur donne ; ils ne savent leur donner {p. 72}qu’une éducation théatrale, qui ne forme ni Magistrat, ni Militaire, ni artisan, ni laboureur, ni aucun genre de citoyen, mais des hommes frivoles, à charge à la société. Qu’on compte, de bonne foi, dans quelque ville que ce soit où il y a théatre, le nombre des célibataires laïques que la débauche rend stériles, ils sont dix fois plus nombreux que le Clergé. La moitié des filles ne se marient pas. La guerre, la marine, la domesticité, la maison du Roi, enlèvent, il est vrai, beaucoup de garçons. Combien d’autres pour qui les feux de l’hymen ne s’allument jamais ! Ceux qui se marient, qui respectent le lien conjugal, qui ont soin de leur famille, sont-ils bien ceux qui fréquentent le spectacle ?
Les Protestans déclament aussi contre les vœux monastiques & la continence des Prêtres. Le croiroit-on ? leurs célibataires sont innombrables, & fort au-dessus du Clergé Romain, non seulement dans les pays Catholiques, où leurs mariages, disent-ils, sont difficiles, quoique les Ministres les épousent dans leurs assemblées, qu’ils tiennent régulierement, que leur irréligion par des apparences de catholicité trompe tous les jours les Curés, d’ailleurs peu sévères sur les épreuves, & que sans tant de façons plusieurs entretiennent publiquement des concubines, qu’ils disent leurs femmes, mais même dans les pays Protestans, où rien ne les gêne, où leur religion & leurs déclamations contre l’état monastique leur en font un devoir, rien de plus commun que le célibat. On s’en est plaint cent fois, on a pris des mesures pour favoriser, pour multiplier les mariages ; tout a été inutile, ces pays ne sont pas plus peuplés que les autres, la débauche y fait régner une stérilité plus étendue que celle des monastères. La chasteté ne fut jamais si opposée à la fécondité que le vice. Dans la ville de Genève, où les mœurs sont plus {p. 73}pures, parce qu’on n’y souffre point le théatre, les mariages sont plus nombreux, plus heureux, plus féconds, que dans les villes où il est établi. Quelle raison frappante pour fermer les portes au poison le plus dangereux de la population !
Les Payens faisoient la même remarque. Rome payenne ne connoissoit pas les vœux monastiques, elle n’avoit qu’une quinzaine de Vestales, obligées à la continence, qui même après quelques années de service pouvoient se marier ; le mariage y étoit honoré, favorisé, encouragé ; le divorce permis devoit même le faciliter. Cependant le goût du célibat, ou plûtôt de la débauche, étoit si général, qu’Auguste craignit l’extinction du peuple Romain & la dépopulation de l’Empire. Afin de la prévenir, il fit des loix très-sévères pour punir l’adultère & obliger au mariage, & promit de grandes récompenses à ceux qui s’y engageroient. Rien n’est plus contraire à ce saint état que la licence des mœurs. Le mariage a trop de charges pour être au goût des libertins, il est trop méprisé au théatre, & le vice trop favorisé, pour y faire des prosélites. En effet ce ne fut que dans le temps où le théatre fut le plus en vogue, que le célibat fut le plus commun. Dans les premiers temps de la République, où la comédie étoit inconnue, tous les citoyens s’établissoient & peuploient l’État ; le divorce, quoique permis, y fut inconnu pendant cinq siecles. Ce ne fut que quand le goût de la comédie y fut devenu dominant, qu’on ne respecta plus ce joug, que l’adultère le profana, que le divorce le rompit, que les loix furent inutiles. Chez les Juifs, où l’on ne vit jamais de comédie, le mariage fut respecté, la fécondité désirée, la population infinie. Nos politiques dans leurs calculs prétendent que depuis un siecle il y a quatre ou cinq millions d’hommes de moins dans le royaume. Je suppose ce calcul {p. 74}juste, & je remarque que c’est là l’époque fatale du règne de Thalie, cause inépuisable de dépopulation. Les empires du Turc & du Sophi ne sont pas mieux peuplés, il est vrai, quoiqu’ils n’aient point de théatre ; mais ils en ont l’équivalent dans les serrails : les Sultanes y sont les Actrices, ici les Actrices sont les Sultanes.
CHAPITRE V.
De la Dépense des Spectacles. §
Voici un témoignage non suspect & une réflexion bien sage de la Gazette de France du 4 novembre 1763, art. de Dresde : L’Électeur & l’Électrice de Saxe continuent à faire les arrangemens économiques les plus propres à leur concilier l’amour de leurs sujets & l’estime des Puissances voisines. On a congédié les Musiciens & les Danseurs de l’Opéra, ainsi que les Comédiens Italiens, & même les Comédiens François, quoique ceux-ci fussent extrêmement goûtés de Leurs Altesses. Se peut-il que pendant cinq ans d’une guerre aussi affreuse pour tout l’Électorat, cette engeance ait pû, ait osé demeurer à Dresde ? a-t-elle pû être assez insensible aux malheurs publics, à ceux du Souverain, pour jouer des comédies au milieu des larmes, du sang, des incendies, & arracher par l’amorce du plaisir de la bouche du peuple le morceau de pain qu’il avoit à peine pour vivre ? C’est avoir autant gagné qu’à la paix de s’en être enfin débarrassé : c’étoit pour la vertu des ennemis plus dangereux que les Prussiens. Le Cardinal de Richelieu, à qui l’État fournissoit quatre millions pour sa dépense, qui en a employé plus de deux en spectacles, qui le premier a fait du théatre un objet important, auroit-il fait de pareils arrangemens économiques ? aussi se concilia-t-il {p. 75}l’amour des peuples & l’estime des Puissances voisines ? Non : il se fit redouter par ses intrigues, haïr par ses vengeances, mépriser par son luxe.
Piganiol de la Force (Description de Paris, Tom. 6. quartier du Luxembourg, Hôtel de la Comédie.) dit qu’il a coûté soixante-douze mille livres d’achat, & deux cens mille livres à bâtir, dont le Roi a payé une grande partie. Les augmentations & embellissemens vont au double. Ce calcul n’est pas exact. Dans le Journal des Audiences (Tom. 4. L. 8. C. 10.) on trouve le procès de Poisson, obéré de dettes, avec ses créanciers. Ils avoient fait saisir la portion qu’avoit ce Comédien sur le Jeu de paume de l’Étoile, acheté par sa troupe, sur lequel on a bâti l’Hôtel de la Comédie. Les pieces du procès font foi qu’il avoit coûté deux cens mille livres d’achat, & autant de construction. L’arrêt du 2 janvier 1693 déchargea cette portion de la saisie, mais arrêta la part de Poisson & de sa femme sur les profits des représentations, ordonna que les deux tiers seroient donnés aux créanciers jusqu’à l’entier payement, obligeant la troupe d’en tenir registre & de le représenter deux fois l’année. Les dépenses des théatres des villes de province, quoique nécessairement moins considérables, ne sont pas moins énormes, proportionnément à leur pauvreté & aux impositions dont elles sont chargées. Le théatre de Bordeaux revient à cinquante mille écus, celui de Marseille autant, Toulouse cent mille livres, la petite ville d’Auch trente mille livres, la Rochelle quarante mille liv. &c. Plusieurs villes se sont abonnées avec des troupes d’Acteurs, pour ne pas en manquer. Tout cela se paye sur les patrimoniaux, ou sur les remises faites par le Roi pour le soulagement des paroisses grêlées, ou s’impose comme la taille, toûjours {p. 76}à la charge du peuple, qui n’en paye pas moins à l’entrée.
On lui épargnoit autrefois ces dépenses. Les grands Seigneurs de Rome faisoient tous les frais, le peuple n’étoit pas obligé d’acheter ces plaisirs. Les grands Seigneurs de nos jours, ou moins libéraux ou moins riches, font tout faire aux dépens du public, même le plus souvent ne payent-ils pas à l’entrée. C’est sur le public encore que sont réparties ces exemptions ; car les Comédiens ne veulent rien perdre, on a beau leur payer le théatre, les décorations, les habits, les machines, & leur donner des pensions, le public n’en est pas moins rançonné à la porte. Tout cela paroît peu de chose en détail, la totalité cependant monte dans le royaume à des sommes immenses, & même pour le particulier qui y revient souvent, l’objet est considérable. Qu’un Confesseur imposât pour pénitence de donner aux pauvres de pareilles sommes, on crieroit à la sévérité, on le refuseroit. Il en est comme du jeu, les petites sommes qu’on y expose causent à la fin la ruine des familles ; à l’Opéra, par exemple, où les places coûtent douze livres, chaque représentation va communément à vingt mille livres, à deux représentations par semaine, voilà plus de deux millions par an. C’est un monde qu’un Opéra, Acteurs, Actrices, Danseurs, Danseuses, Musiciens, Instrumens de toute espèce, Maîtres à danser, à chanter, Peintres, Tailleurs, Brodeurs, Menuisiers, Machinistes, Dessinateurs, Pages, Portiers, Régisseurs, Inspecteurs, &c. Par le détail qu’en fait l’Histoire de l’Opéra, les gages courans montent à soixante-sept mille cinquante livres ; les dépenses sont énormes, les meubles, habits, bijoux, masques, tableaux, décorations, machines, sont à tas dans le magasin, on le prendroit pour un arsenal. {p. 77}Lulli a laissé dans ses coffres six cens soixante-cinq mille livres en espèces. Les profits, tous frais faits, sont incroyables. On s’y endette pourtant par mille folles dépenses ; à la mort de Quienet, en 1712, les dettes de l’Opéra montoient à quatre cens mille livres ; à la mort de Berger, en 1745, elles montoient à cinq cens mille, que l’Hôtel-de-ville de Paris, c’est-à-dire le public, s’est chargé de payer. Tous les autres théatres dans tout le royaume coûtent à proportion : il n’y a pas d’exagération de l’évaluer à plus de huit millions l’année. On se plaint de la multitude des impôts ; en voilà un très-considérable, qui ne tourne pas au bien de l’État, qui plûtôt contribue à sa misère, & qu’on ne compte pas.
Il ne faut que voir les richesses des habits, la multitude des bijoux & des pierreries, la somptuosité des meubles des Comédiens & des Comédiennes sur le théatre & dans leurs maisons, leurs fêtes continuelles, leurs repas, leur jeu, leur débauche, pour juger de leurs immenses profits. Les Acteurs de réputation, Baron, Jeliotte, la Fel, la Gaussin, sont superbement logés, roulent un pompeux équipage, sont servis par un domestique nombreux & leste, jouissent de trente, de quarante mille livres de rente, eux qui auroient à peine de quoi vivre chez eux. Sur quoi la Bruyere dit plaisamment (Ch. des Jugem.) : Il n’y a point d’art si méchanique ni de si vile condition (même de Comédien), où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts & plus solides, que dans les sciences & les belles lettres. Le Comédien couché dans son carrosse jette de la boue au visage de Corneille, qui est à pied.
Ce n’est pas d’aujourd’hui, je l’avoue, que ces folies ont commencé. Plutarque (de glor. Athen.) rapporte que le théatre avoit plus coûté aux Athéniens que toutes leurs guerres, quoique {p. 78}très-considérables & presque continuelles. Les Romains enchérirent sur leur magnificence, ou plûtôt sur leur incroyable prodigalité. Il falloit les richesses des maîtres du monde pour suffire aux spectacles que donnoient les Magistrats quand ils entroient en charge. Les plus opulentes maisons de Rome s’y ruinoient pour gagner la faveur du peuple, avide de ces jeux. Ils enchérissoient les uns sur les autres, & tâchoient de se signaler par de plus énormes profusions. Ils pilloient, pour y suffire, les provinces dont ils avoient le gouvernement. Pompée employa à son théatre les dépouilles des royaumes du Pont, d’Armenie & de Judée, qu’il avoit conquis pour la République, & ravagé pour le théatre. Le Comédien Roscius touchoit lui seul du trésor public trente-six mille écus par an pour jouer une douzaine de fois, ce qui revient à près de dix mille livres par représentation. L’histoire Romaine est pleine de ces extravagances. C’étoit pour divertir la capitale que les concussions faisoient couler le sang des provinces. Si la comédie ne le fait pas couler aujourd’hui à si grands flots, le sol plus aride & plus borné n’en est pas moins dans la sécheresse. S. Ambroise se plaignoit amèrement de ces folles & cruelles largesses (L. 2. C. 21. de Offic.) : Ludis theatralibus opes exinanire, patrimonium suum dilapidando. Pline l’ancien, quoique Payen, tient le même langage. que la raison & la vertu dictent à tout homme sage : Spectacala edita, fusas opes, operum magnificentiam, excessum luxuriæ (L. 7. C. 25. Hist.). Les Empereurs se crurent obligés d’y mettre des bornes, & taxèrent à un prix modique jusqu’aux gratifications en habits, argent, chevaux, &c. des Acteurs. V. Tot. tit. de ludorum expensis. Cod. Theod.
Du moins n’étoit ce qu’aux dépens des particuliers {p. 79}que se faisoient ces folies, jamais imposées sur le public, ou prises sur les revenus de la République. Ces frais immenses ne furent point à charge aux citoyens, qui même y entroient gratuitement, sans avoir de péages à payer à la porte ; on ne vendoit pas le plaisir, on ne le faisoit pas payer aux pauvres. On trouve (Cod. Theod. tit. de Scenic. L. 3.) une loi que Justinien a insérée dans son Code (L. 1. de Spectac.), par laquelle ces injustes impositions sont défendues. Ce Prince rétablit les jeux gimniques du pugilat, de la course, des athlettes, &c. comme des exercices utiles au corps ; mais seulement autant que quelque riche particulier en voudra faire la dépense. Jugez si l’Empereur eût souffert des impositions à la charge du public pour des comédies qui ne sont utiles ni au corps ni à l’ame, & qui nuisent à tous les deux ? Eam tantùm permittimus voluptatem qua volentium datur impensis. L’eût-il souffert dans des temps de misère ?
Mezerai sur l’année 1577 rapporte qu’Henri III avoit appris de Catherine de Médicis, sa mère, à faire d’excessives dépenses, & à montrer sa somptuosité dans des pompes & des vanités qui avoient quelque air de grandeur. C’est une chose incroyable que les sommes excessives dont il fit profusion à de magnifiques badineries : il joua & perdit un soir quatre-vingt mille écus. Il fit un festin où les femmes servirent en habit d’homme. La Reine le lui rendit par un autre où les plus belles de la Cour firent le même office, la gorge découverte. Le Journal d’Henri III ajoûte que pour le repas du Roi il fut levé soixante mille livres de soie verte, que celui de la Reine revenoit à cent mille livres, qu’on leva par forme d’emprunt. Mezerai continue : Les pauvres peuples payoient toutes ces folies, & gémissoient plusieurs années pour le divertissement d’une heure. Les coffres de l’épargne étoient vuides, {p. 80}il falloit avoir recours aux plus fâcheux expédiens pour recouvrer de l’argent, sur-tout par la création de nouveaux offices, dont les Italiens fournissoient les titres, & persuadoient au Roi que c’étoit un excellent moyen d’avoir de l’argent sans violenter personne, & de rendre la puissance du Roi absolue, en remplissant toutes les villes de créatures qui fussent à lui, & que par la crainte de perdre leurs charges, il tint obligées de lui aider à fouler ses sujets. L’Abbé de S. Pierre (Annales politiques, année 1663.) parlant d’une grande famine pendant laquelle Louis XIV fit un magnifique carrousel : On trouva à redire à cette grande dépense ; effectivement, quoique les particuliers qui y faisoient de la dépense n’eussent peut-être rien donné aux pauvres qui mouroient de faim, il semble qu’il sied mal de donner des fêtes & de faire faire des dépenses superflues dans un temps de misère publique, que l’on voit dans les rues & les grands chemins des malheureux mourir de foiblesse. Sur l’année 1664, il dit : La peinture, la musique, la comédie, prouvent les richesses présentes d’une nation, mais non pas son bonheur. Elles prouvent le nombre des fainéans & leur goût pour la fainéantise, qui nourrit d’autres fainéans, qui se piquent d’esprit agréable, non d’esprit utile. Ils veulent exceller, mais dans des bagatelles ; ils travaillent avec esprit, c’est dommage que ce soit pour des choses si peu utiles. C’est un défaut de gouvernement de proposer de semblables amusemens, dont il ne reste aucune utilité ni pour le présent ni pour l’avenir.
Le Journal de Trévoux (avril 1753. art. 7.) donne un fort bon extrait d’un livre Espagnol contre la comédie, & il nous apprend que les Magistrats ayant lû cet ouvrage, en avoient été si frappés, qu’ils avoient abattu le théatre qu’ils venoient de construire, qui avoit coûté vingt {p. 81}mille ducats. Voici un exemple plus illustre. Nicole Gilles, dans la vie de Philippe-Auguste, dit : Ce Prince voyant que des robes & des deniers qu’on donnoit alors aux Comédiens, plusieurs pauvres eussent été entretenus pour bien long-temps, il fit vœu que pendant toute sa vie cet argent & ces robes seroient distribués aux nécessiteux. Ce fut un des plus grands & des plus heureux Princes qu’ait eu la France. Ce seul trait est une preuve de sa sagesse, & doit avoir été une source de bénédiction.
Mais, dit-on, les pauvres en profitent ; la comédie fait tous les ans une aumône considérable à l’Hôtel-Dieu. Nous en avons parlé (L. 2. C. 8.). Disons encore un mot de ce trait qu’on fait tant valoir : on le trouve dans la Police de Lamarre (Tom. 1. L. 3. tit. 3. C. 4. tom. 4. L. 6. tit. 10. C. 2. & dans son éloge). Les Comédiens avoient passé des siècles sans songer à la charité, ils ne s’en embarrassent pas encore dans les provinces, lorsqu’enfin, le 30 août 1701, la piété de Louis XIV y pensa pour ceux de Paris. Il y eut un ordre de donner aux pauvres le sixieme de leurs profits. L’exécution n’en fut pas aisée : comment évaluer ce sixieme ? quels fonds peut-on faire sur la fidélité de leurs livres de recette ? l’Hôpital se trouva trop heureux de pouvoir s’abonner avec eux à la somme de quarante mille livres, qui n’est pas à beaucoup près le sixieme. Il résulte de cet abonnement que la troupe avoue gagner tous les ans au moins deux cens quarante mille livres ; je dis gagner ; car on commence par en déduire tous les frais, gages, pensions, &c. qui vont bien aussi loin. On peut donc, sans exagération, assurer que la comédie de Paris coûte au public au moins cinq cens mille livres, sans y comprendre les dons du Roi & des particuliers : on ne compte que les seuls profits des {p. 82}entrées. L’Opéra avec ses machines va beaucoup plus loin : les autres théatres ne coûtent pas moins. Les spectacles dans Paris vont à trois millions. Dans la multitude innombrable des théatres du royaume, quelle énorme dépense ! Cette évaluation fut faite il y a plus de soixante ans, & tout a doublé depuis, même la fureur d’y aller. Le peuple porte ce poids insensé ; les riches ne font pas le grand nombre, & ne payent pas plus que les pauvres. Plusieurs riches ont même les entrées gratis, ce qui retombe sur les pauvres, comme le port des lettres franches reflue sur le public, qui en paye davantage pour remplir le vuide que laissent les privilégiés. La fraude de l’abonnement du sixieme parut bien-tôt après. Pour récompenser le livre & les travaux du Commissaire Lamarre, le Roi, par une ordonnance du 5 février 1716, ordonna pour lui l’augmentation d’un neuvieme par place, que l’on mit sur le compte de l’Hôtel-Dieu, à la charge de s’arranger avec la famille de Lamarre pour une somme convenable, & que le surplus appartiendroit aux pauvres. Sur le taux du sixieme l’évaluation étoit facile à faire ; il eut fallu lui donner quatre mille cinq cens livres de rente ou le capital. Les Lamarre n’en furent pas les dupes. Par acte du 19 février 1716, ce neuvieme fut estimé quinze mille livres, dont on leur donna le capital, trois cens mille livres. Il y avoit donc lésion de dix mille cinq cens livres. Peut-on trop le répéter ? quelle dépense, quel impôt ! & quoique volontaire, qu’il est à charge ! Ne seroit-il pas du bien de l’Etat d’ôter l’occasion de ces folles dépenses, comme un bon père tâche d’arrêter les folies d’un enfant prodigue qui court à sa perte ? Ces sommes immenses sont prises sur le nécessaire ou sur le superflu. On doit aux pauvres le superflu, on se doit le nécessaire. Ces loix ne sont pas {p. 83}douteuses. Quod super est date elemosinam. Dans l’un c’est une folie, dans l’autre une cruauté, par-tout un crime. Ce seul article feroit de la comédie un péché. Oseroit-on dire, pour s’excuser, que la comédie est une bienséance, une nécessité d’état & de profession ? L’enthousiasme n’est point encore allé jusques-là, on ne s’attend pas que cet article de nos comptes soit alloué au jugement de Dieu.
Il est singulier qu’on ait osé mettre au frontispice de l’Hôtel de la Comédie : Hôtel des Comédiens entretenus par le Roi. Cette pompeuse & ridicule inscription présente une indécence & une injustice. Indécence ; une troupe de Comédiens n’étant composée que de gens vicieux, infames & méprisables, la comédie n’étant qu’un composé de bouffonneries, de passions & de vices, ils ne sont que tolérés. Peut-on, sans manquer de respect au Roi, afficher qu’ils en sont entretenus ? On dit quelquefois le fou, le bouffon, le nain, le palfrenier du Roi, encore même la mode des fous est passée, & jamais on ne s’est avisé d’afficher ce titre révoltant. Les vices & l’entretien du Roi ! l’union de ces deux choses est encore plus révoltante. En quel royaume, fût-il peuplé de Topinamboux, oseroit-on graver sur un portail Hôtel des débauches, des ivrognes, des courtisannes, des voleurs, entretenus par le Roi ? quel assemblage ! Injustice ; s’ils sont entretenus par le Roi, à quel titre font-ils payer tout le monde à l’entrée ? C’est une concussion, un larcin, de se faire payer deux fois.
Trop heureux le public, s’il ne payoit que deux fois ! Mais les gratifications immenses qu’ils savent arracher des malheureux que les Actrices séduisent, ou que les Acteurs entretiennent dans la débauche, ce qu’ils gagnent au jeu, ce qu’ils font consumer en parties de plaisir, dépenser à enseigner {p. 84}des chansons & des danses, filouter aux parens, aux maris, aux maîtres &c. c’est une grêle qui ravage, un gouffre qui absorbe le bien des familles. Flavius Vopiscus (in Carino) rapporte de Julius Messala, d’une maison la plus opulente & la plus distinguée, mais fou du théatre, qu’il donna aux Comédiens tout son patrimoine au préjudice de ses parens ; il leur distribua jusqu’aux magnifiques habits de son père & de sa mère. Ces exemples ne sont pas rares. Pour payer une Actrice, on laisse manquer du nécessaire à sa femme, à ses enfans, à ses domestiques : le créancier n’est pas payé, l’ouvrier satisfait, la famille élevée, le pauvre soulagé, mais que dis-je, les pauvres ? on riroit à la comédie, si on y parloit de charité. Le public déteste avec raison ces malheureux brelans si souvent défendus & si fréquentés, ces coupe-gorge où l’on se ruine sur un dé ou sur une carte : le théatre est un brelan & un coupe-gorge plus funeste ; on y va publiquement, impunément, en foule, on y perd son bien, son corps & son ame. Les Acteurs & les Actrices sont plus trompeurs & plus avides que les joueurs. Que ne fait-on une comédie sur les amateurs du théatre ? il n’y auroit pas moins de folies à mettre sur la scène ; mais on ne veut ni se jouer soi-même, ni dégoûter les chalans.
Autre source de dépense aussi ruineuse, c’est le goût de la parure, du luxe, de la dissipation qu’il inspire, les débauches, les repas, les parties de plaisir qu’il occasionne, non seulement avec les Comédiens avec qui l’on se lie, mais encore avec les gens qu’on y mène ou qu’on y trouve. Ce détail, direz-vous, a un air d’avarice ; vous blâmez la générosité qui fait faire une agréable dépense. Oui, je la blâme, parce qu’elle est inutile, pernicieuse pour les mœurs, ruineuse pour les familles. Le nouveau ton où l’on se {p. 85}monte, la nouvelle éducation qu’on croit du bel air de donner à la jeunesse, le débordement de danseurs, chanteurs, joueurs d’instrumens, Peintres, Poëtes, baigneurs, coëffeuses, &c. dont tout est plein, & qu’entraîne la comédie, & qui sont autant d’amis, de compagnons, d’exemples, de confidens, de corrupteurs ; tout cela, j’ose le dire, a changé la face de la nation. Autrefois, pour former le corps & la voix, quelque leçon de danse & de musique suffisoient & devoient suffire : c’étoit assez de deux ou trois maîtres dans une ville. Quelle nécessité que tant de monde apprenne si fort à danser, à chanter, à jouer des instrumens, le dispute aux danseurs & aux musiciens de profession, emploie à grands frais les années entieres à des exercices pour le moins inutiles, & néglige les études sérieuses, les devoirs de son état, ses propres affaires ? C’est le Bourgeois, le Marchand, le Financier, le Procureur gentilhomme, environné de maîtres, comme celui de Moliere, qui bien loin de corriger personne de ce ridicule, qu’il a si bien joué, n’a servi qu’à le répandre. Le théatre l’a ennobli, l’a rendu nécessaire, en a donné le goût, en fournit les modelles & les maîtres, & charge le public de frivolités aussi dispendieuses que dangereuses. Il se forme par là des prosélites : les élèves ne manquent pas d’aller au spectacle admirer leurs maîtres, perfectionner leurs talens, & les faire briller. C’est un enchaînement de dissipation & de vices dont tout souffre.
Tout ce qu’il y a de brillant dans une ville se rassemble au spectacle, & y étale sa magnificence. On le voit, on l’admire, on l’envie, on veut l’imiter, on y est même forcé ; oseroit-on déparer la compagnie par des haillons ? La toilette & la dépense en sont le premier prologue. Avec ses amis & ses égaux on peut être simple {p. 86}& modeste ; on est ici trop mêlé avec le beau monde, pour se renfermer dans la médiocrité de sa fortune & de son état ; on rougiroit de la différence, on n’épargne rien pour lutter avec eux, on goûte aisément ce qui flatte, & on se livre au luxe & à la vanité. Oseroit-on paroître ailleurs avec moins d’éclat, & déchoir de l’essor qu’on a pris ? Ce goût se communique, se perpétue, s’augmente, s’étend sur tout. Pour le soûtenir, rien ne coûte ; on n’a pas un sol pour soulager les pauvres, un sol pour payer ses dettes, & le spectacle étale les plus riches parures. Les amateurs du théatre se distinguent aisément ; leur style, leur souris malin & caustique, leur air, leurs démarches, leur dissipation, leur licence & leur libertinage, leur mollesse & leur luxe, leur parure & leur vanité, tout les décèle. Une amatrice est ordinairement habillée & coëffée en Actrice, un amateur pense, parle, agit en Acteur ; peut-il être que ce qu’il fréquente ? On va rarement seul à la comédie, rarement on en revient seul ; le jeu, les repas, les parties de plaisir la suivent, on y fait des connoissances, & quelles connoissances ! on y forme des passions, on y lie des intrigues, on y donne des rendez-vous ; il faut y faire des emplettes, payer des rafraîchissemens. Que sera-ce, si ces connoissances, comme il est ordinaire, sont des libertins & des frippons, si ces passions tombent sur des coquettes dont le théatre foisonne, qui épuisent la plus opulente fortune, si ces commerces, comme il n’arrive que trop souvent, se lient avec des Actrices, ces harpies insatiables qui dévorent jusqu’à la racine ? Usque ad perditionem devorat. Est ce à tort que les saints Pères condamnent unanimement la dépense qui se fait à la comédie ? Le monde a beau faire l’éloge de ces profusions insensées faites souvent par ceux qui {p. 87}devroient les empêcher, & aux dépens du public par des Magistrats municipaux prétendus pères du peuple dont ils prodiguent les biens ; ils ont le courage d’y arborer leurs écussons, pour laisser à la postérité le honteux monument d’une administration si peu chrétienne. Ainsi, dit le Prophète, on loue le pécheur dans les désirs de son cœur, & on bénit celui qui fait le mal : Laudatur peccator in desideriis animæ suæ. C’est S. Augustin qui parle ainsi (Tract. in Joan.) & qui en conclud que ces folles dépenses sont un crime énorme : Res suas dare Histrionibus vitium immane. C. 7. distinct. 86.
Le Marquis d’Argens (Lettr. Juiv. Tom. 1. Lettr. 34.) s’explique énergiquement là-dessus. Trois cens Courtisannes à Rome, dit-il, sont moins pernicieuses à l’État que les filles de l’Opéra. Deux Danseuses & deux Chanteuses causent plus de trouble & de scandale, font faire plus de banqueroutes à un Marchand, de dettes à un Seigneur, de vols aux enfans de famille, que les trois cens courtisannes. Une belle nuit de la Prevôt coûta deux cens louis à son amant. Il fait ensuite le parallelle des Actrices & des Courtisannes, & les Actrices l’emportent. La feinte & l’artifice sont leurs talens, elles savent sous un maintien déguisé & un air modeste, couvrir un cœur dévoré de l’amour des richesses, & dépouillé des sentimens de vertu, qui n’est pour elles qu’une gêne importune. Protée ne sait pas se déguiser de tant de manières. Il entre dans le détail de leurs artifices, pour engager ou retenir les vieillards, les jeunes gens, les riches, &c. & pour en arracher les plus riches présens. Lorsqu’un mortel a été assez malheureux pour tomber dans les pièges de ces enchanteresses, il est perdu dans un labyrinthe d’où il ne sort plus ; l’adresse, la fourberie, les faux sermens, le désespoir simulé, sont des détours dans lesquels il ne sauroit se retrouver. {p. 88}Cependant la dépense que font leurs amans ne les assure pas du cœur de ces créatures ; elles prennent de toutes mains quand l’occasion est favorable, leur vertu ne s’effarouche pas, pour peu que leurs aventures soient cachées à leurs adorateurs, lorsqu’elles sont assurés du secret, le marché est bien-tôt conclu. Je ne crois pas qu’on veuille faire des exceptions en faveur des autres théatres, ou de Paris, ou de province ; quelque nuance de plus ou de moins, ne vaut pas la peine de chicaner sur la ressemblance du portrait.
CHAPITRE VI.
Du Cardinal Mazarin. §
Mazarin se piquoit d’être Poëte. Il est vrai que ce n’étoit pas, comme Richelieu, jusqu’à l’honneur du cothurne ; il se vantoit seulement d’avoir fait beaucoup de vers galans qui avoient réussi : mérite dont un Prélat, sans faire tort à sa gloire, eût pû ne pas se décorer. C’est ce qui fit la fortune de Benserade. Un jour qu’au coucher du Roi le Cardinal parloit de ses couronnes poëtiques, il ajoûta qu’il avoit fait comme Benserade. Celui-ci, dont la fortune étoit alors fort délabrée, ayant appris peu de temps après ce mot flatteur, courut aussi-tôt à l’appartement du Cardinal, qu’il trouva couché. Il entre, malgré ses gens, pénètre jusqu’à lui, & se jette à genoux au chevet de son lit, lui fait les plus grands éloges de ses vers Italiens, qu’il n’avoit jamais vûs, & qu’il n’auroit pas entendus, & lui témoigne de la maniere la plus vive la joie & la reconnoissance de l’honneur infini qu’il lui avoit voulu faire en daignant se comparer à lui. L’Éminence, à demi endormie, se réveille, rit de cette saillie & lui en sait bon gré, lui envoya le {p. 89}lendemain deux mille livres, & lui donna plusieurs pensions sur des bénéfices, revenu qui certainement ne fut jamais destiné à payer des vers galans. Mazarin se piquoit encore de goût & de magnificence, & quoique bien inférieur en génie & en noblesse de sentimens à Richelieu, son prédécesseur, il crut devoir l’imiter dans son amour pour les spectacles.
Il fit plus, il établit en France une nouvelle espèce de spectacle jusqu’alors inconnu, l’Opéra. C’est le seul établissement qu’il ait fait pendant sa vie : Le Collège des quatre Nations ne fut projetté que dans son testament, & exécuté qu’après sa mort. On avoit vu avant lui, il avoit lui-même donné des bals, ballets, mascarades, &c. où l’on dansoit, chantoit, récitoit des vers ; Benserade en avoit fait un grand nombre. Mais une pièce dramatique régulière, partagée en scènes & en actes, formant un dessein, un nœud, un dénouement, accompagnée de chant, de danses, de machines, où l’on ne parle qu’en chantant, où l’on ne marche qu’en dansant, un spectacle où tout est réuni pour flatter le cœur, l’esprit, les yeux, les oreilles, que l’histoire de l’Opéra appelle le spectacle universel, le triomphe de l’esprit humain, le grand œuvre par excellence, & qui en effet bien mieux que celui des Chimistes, fait couler des fleuves d’or dans la main des Acteurs, & une pluie d’or dans le sein des Danaés qui habitent ce pays des Fées ; on ne le connoissoit qu’en Italie, il avoit été ébauché en faveur de la maison de Médicis, à qui on doit en Europe la naissance des arts & du luxe. Il brilloit depuis vingt ans à Venise, lorsqu’en 1645 il plut au Cardinal de lui faire passer les monts & l’établir parmi nous, où il s’est répandu & perpétué avec le plus grand éclat, au grand préjudice des bonnes mœurs. La Gazette {p. 90}littéraire de France (7. mars 1764.) s’est avisée, à propos de rien, d’en faire l’apologie, & d’une maniere fort mal-adroite : On ne conçoit pas, dit-elle, comment il se trouve des esprits assez chagrins pour désirer l’anéantissement de l’opéra, où tous les arts imitateurs se réunissent & se combinent pour s’emparer de l’ame par tous les sens. Le Journal de Trévoux, qui annonce cette Gazette (avril 1764), en rapportant cet endroit, ajoûte avec vérité : On pourroit répondre sans chagrin, que la raison donnée en faveur de l’opéra est peut-être la meilleure qu’on puisse fournir pour son anéantissement. Qu’y a-t-il en effet de plus dangereux & de plus mauvais que ce qui s’empare de l’ame par tous les sens ?
Que la scène du monde est singulierement contrastée ! dans le même temps un homme d’un caractère bien différent (S. Vincent de Paule) bâtissoit des hôpitaux, fondoit des séminaires, instituoit une Congrégation de Missionnaires pour annoncer la parole de Dieu, une Congrégation de filles pour aller de toutes parts secourir les malades ; & un Cardinal de l’Église Romaine établissoit une académie de Missionnaires du vice de l’un & de l’autre sexe : les Actrices de l’opéra & des Sœurs de la charité ; des Acteurs, & des Lazaristes ; des hôpitaux & des théatres ; des sommes immenses répandues d’un côté pour soulager des pauvres, de l’autre pour payer des Musiciens & des Danseurs, &c. Si ces deux hommes sont en paradis, ce qui n’est pas un article de foi, on peut bien assurer qu’ils ne sont pas sur la même ligne. C’est au jugement de Dieu un foible titre à sa gloire que l’établissement de l’opéra. Si nous en croyons l’Auteur des Lettres Chinoises (Tom. 1. Lett. 22.) qui le connoissoit bien, Les plus dangereuses Courtisannes sont les Danseuses & les Chanteuses de l’opéra ; il semble {p. 91}que ce soit une nécessité fatale que tout ce qui a rapport à l’opéra soit corrompu par-tout. Il est vrai que les Persans prisent les choses selon leur valeur ; quoiqu’ils aiment infiniment les Danseuses & les Musiciennes, ils regardent la danse comme un art infame, sur-tout pour les femmes. Toutes les Danseuses en Perse sont des femmes publiques, celles de la troupe du Roi sont les plus débauchées, & imitent parfaitement celles de Paris. Elles ont dix-huit cens livres par an, & des étoffes pour s’habiller ; mais à Ispahan, comme à Paris, ce sont leurs moindres profits, les présens de leurs amans vont souvent dans un jour beaucoup plus haut que leurs appointemens d’une année. (Lettre 24.) L’on a rassemblé à l’opéra tout ce qu’il y a de plus capable de flatter les passions ; la vûe, par des décorations superbes ; l’oreille, par une musique harmonieuse ; le cœur, par les vers & les chants les plus tendres. Les danses animent aux plaisirs les plus séduisans ; quoique d’une manière différente, les mêmes objets toûjours également flatteurs, produisent le même effet, ils inspirent toutes les passions. Quelque philosophe qu’on soit, il est impossible d’aller à l’opéra sans ressentir des mouvemens que la plus héroïque vertu ne sauroit étouffer.
Dès 1581 un Italien, nommé Balthazarini, qui prit le nom de Beaujoyeux, accompagné d’une bande de violons dont il étoit le chef, fut employé par Catherine de Médicis pour donner des ballets à la Cour. Il en donna de magnifiques pour le temps ; les Poëtes l’appeloient esprit divin, géomètre inventif, unique en sa science. On ne s’attend pas à la qualité de géomètre pour un violon. Il fut sur-tout donné une fête superbe aux noces du Duc de Joyeuse, un des mignons d’Henri III, qui coûta plus de douze cens mille écus, ce qui revient à six millions de notre monnoie. Ronsard & Baïf, les Quinault de leur {p. 92}temps, qui avoient fourni les vers à Beaujoyeux, eurent chacun deux mille écus (trente mille livres) en récompense. Les guerres civiles, qui donnoient à la France des spectacles bien différens, firent tomber toutes ces folies ; il ne fut plus question de Balthazarini. Marie de Médicis, épouse d’Henri IV, les fit renaître. Un nommé Rinouci ou Rinoucini, Musicien & Poëte, s’étoit pris à Florence d’une belle passion pour cette Princesse, & se flattoit d’en être aimé. Il la suivit en France, où il espéroit qu’une plus grande liberté qu’en Italie, ses vers, sa musique, ses ballets couronneroient son amour. Il donna en effet plusieurs fêtes ; mais la vertu & la fierté de la Reine le déconcertèrent. Il eut la folie de s’en plaindre & de confier ses sottises. Les menaces qu’on lui fit, & les railleries dont on l’accabla, l’obligèrent de s’en retourner. (Menagian. Tom. 3.). On continua à faire des ballets & des mascarades, mais avec plus de profusion que de goût, plus de bruit que d’agrément, plus de pointes, de rimes, de fades allusions, que de bonne poësie. Cependant l’Opéra brilloit à Venise. Depuis 1637 qu’il y commença, jusqu’en 1700, il y a été joué six cens cinquante pieces, quoiqu’on ne représente que dans l’hiver, que les machines y coûtent infiniment, & que l’on donne pour chaque carnaval douze mille livres à chaque Musicien ou Acteur d’une habileté supérieure. (Hist. de l’Opéra).
En 1645 il plut au Cardinal Mazarin de joindre à tant de scènes qu’il donnoit à la France, l’établissement de la tragédie en musique & en machines. Il en fit toute la dépense, il fit venir de Rome la Signora Léonore pour chanter, Torrelli pour les machines, & une troupe d’Acteurs & d’Actrices Italiens pour représenter. Les décorations seules coûtèrent plus de quatre cens {p. 93}mille liv. (Vie de Madame de Longueville, L. 1. pag. 78). Le premier opéra représenté devant le Roi, fut une pièce Italienne intitulée, la Forta dela finta parla ; deux ans après il en fit donner une nouvelle sous le nom d’Orfiò & Euridice. Tous les Poëtes célébrèrent ces nouveautés, & s’épuisèrent à l’honneur du Ministre. Elles furent admirées ; les voix, les habits, les décorations, tout y parut surprenant. Il fut suivi de quantité de bals, ballets, mascarades, dont on ne cessoit d’amuser le Roi & la Cour, & où les Italiens jouoient un grand rôle. Enfin pour célébrer le mariage du Roi & les amours, sous le grand nom d’Hercule, il fit donner un troisième opéra Italien intitulé, Hercole amante. Mais comme il n’avoit plus pour lui la nouveauté, que peu de personnes entendoient cette langue, & qu’on avoit déjà donné des opéra François, à l’imitation des Italiens, qui avoient tourné le goût de la nation, cette pièce, quoique représentée avec une magnificence prodigieuse, ne réussit pas.
En effet depuis quelques années on avoit essayé de faire des opéra François, & par une destinée singuliere les deux premiers furent composés par des Ecclésiastiques, que les canons de l’Église n’avoient jamais chargé de cet emploi, & qui ont été suivis par Boyer, Pic, Pelegrin, la Mothe, Abeille, &c. Benserade, enrichi de plusieurs pensions sur des bénéfices, fit Cassandre, qui fut représentée au Palais Cardinal. L’Abbé Perrin fit Pomone Pastorale, très-mauvaise pour les vers, mais dont la musique & les décorations plurent beaucoup. Elle fut d’abord donnée ainsi chez un particulier. La Troupe Royale des Comédiens François donna de son côté Andromède de Corneille. Le Marquis de Sourdeac, de la maison de Rieux, fit représenter avec la magnificence d’un Prince la Toison d’Or, du {p. 94}même Auteur. Le Roi, la Reine, toute la Cour, toute la France, furent enchantées de la nouveauté & de la beauté de ces fêtes : elles effaçoient celles du Cardinal. Richelieu leur eût cherché quelque querelle, mais Mazarin n’étoit pas jaloux de gloire, il n’étoit curieux que d’argent. Il les animoit au contraire, les favorisoit, les adopta même, les fit jouer à la Cour, & sans beaucoup s’embarrasser des bienséances, il engageoit le jeune Roi, les Princes, les Princesses, les plus grands Seigneurs, à y prendre des rôles, à s’y déguiser en dieux, en déesses, faunes, satyres, bergers, &c. à y danser, à y chanter. Louis XIV, avancé en âge & rendu à lui-même, en rougit. Cet émule de Richelieu voulut encore l’imiter par une pièce allégorique. Richelieu avoit donné l’Europe, où sous les noms maussadement déguisés de Francion, Ibere, Germanique, Ausonie, il insultoit tous les Souverains. Mazarin fit jouer le mariage du Roi avec l’Infante sous les noms de Lysis (la France), & d’Hesperie (l’Espagne). Il n’avoit ni le goût ni le génie de son prédécesseur, il n’en donna point le canevas ; il chargea le Secrétaire d’État de Lionne de la faire composer, & Lionne en chargea Quinaut, qui commençoit à paroître. Il ne réussit pas. Lysis, non plus qu’Europe, n’ont plus paru sur aucun théatre.
Il y a pourtant une grande différence entre ces deux pieces. La Lysis de Mazarin n’est qu’une allégorie flatteuse à l’honneur des deux augustes époux & un éloge de la paix que leur mariage procuroit à l’Europe, ce qui a été cent & cent fois innocemment pratiqué dans les événemens publics : la plûpart des prologues des opéra sont dans ce goût. Mais l’Europe de Richelieu étoit une satyre très-maligne de tous les Princes qui faisoient la guerre à la France. Toutes ces pieces {p. 95}politiques qui font allusion aux affaires d’État, où l’on tâche de rendre ridicules & odieux aux peuples les Souverains ennemis, sont contraires à la sagesse du gouvernement : on doit respecter la majesté du Thrône, même dans des ennemis ; la faire mépriser au peuple, c’est l’accoûtumer à ne pas respecter son propre maître. Je ne voudrois pas qu’un Magistrat laissât déchirer d’autres Magistrats, qu’un Général d’armée permît de se moquer des autres Généraux, ni que la Police tolérât des libelles, des comédies, contre des puissances étrangères : Diis non detrahes. Ces indécences ne sont pas rares dans l’histoire sans sortir de la France. Philippe le Bel fit jouer Boniface VIII ; après l’avoir traité de fat dans ses lettres, il le tourna en ridicule sur le théatre. Pendant le schisme de Clément VII, Jeanne Reine de Naples fut la matière d’une pièce qui dura cinq jours, où on noircit toute sa vie, parce qu’elle tenoit pour un autre Pape opposé à la France. Louis XII fit composer par les Enfans sans souci trois Soties ou Sottises, farces du temps, contre Jules II & sa cour, où l’on mêloit le Clergé, la pragmatique sanction, &c. (Menagiana, Tom. 7.). Il fut joué lui-même & traité d’avare. Il ne faisoit qu’en rire, pourvû qu’on ne touchât pas à la Reine sa femme, pour laquelle il n’étoit pas traitable. Ce Prince cependant étoit délicat sur les bienséances. La Mothe-le-Vayer (Lettre 47. sur les Magistrats) rapporte d’après Fevret, C. 3, que Louis XII ayant trouvé des Conseillers au Parlement jouant à la paume, il leur en fit une sévère réprimande, leur protestant que s’il les y trouvoit encore, il ne les reconnoîtroit pas pour Conseillers, & ne feroit pas plus d’état d’eux que du moindre cadet de ses Gardes. Mais la passion aveugle les meilleurs cœurs. Souffriroit-on aujourd’hui ce qu’il applaudissoit, des scènes où {p. 96}les Évêques se battent à coups de poing sur le théatre ? laisseroit-on dire à un Arlequin : Nos Prélats ne sont point ingrats, ils ont fait pendant ces jours gras, banquets, beignets & grand fracas, pour les mignonnes de la ville. (Histoire du Théat. Franç. Tom. 3. p. 202. 206.). François I. sachant mieux se respecter, & n’ayant pas les mêmes motifs, supprima cette licence qui n’épargnoit pas les têtes couronnées, que son prédécesseur avoit ouvertement autorisée. Louis XIII n’auroit jamais laissé jouer l’Empereur & le Roi d’Espagne, s’il eût été assez maître pour arrêter Richelieu. Il est même étonnant que Richelieu, qui étoit grand d’ailleurs, se soit abaissé jusque-là ; mais son enthousiasme poëtique le rendoit si petit. Après s’être fait un triomphe de la critique du Cyd, une affaire sérieuse du succès de Mirame, il pouvoit se faire un mérite de ses sarcasmes contre Ferdinand & Philippe. Louis XIV fit semblant de ne pas entendre, ou peut-être n’entendit-il pas les traits malins lancés dans la tragédie d’Esther contre Innocent XI & le Prince d’Orange, ainsi que plusieurs autres dans les prologues des opéra ; du moins est-il certain qu’ils ont tous été hasardés sans son aveu. Ce Prince connoissoit trop la dignité du Trône, pour s’amuser de ces lâches petitesses, qui n’aboutissent à rien qu’à faire mépriser & haïr celui qui a la foiblesse de les goûter. Qu’en revient-il à l’État ? facilitent-elles quelque négociation ? affoiblissent-elles les armées ? remportent-elles des victoires ? Elles nuisent plûtôt, en aigrissant les esprits des Princes joués, qui ne manquent guère d’en être instruits, & qui souvent assez foibles pour y être sensibles, cherchent à s’en venger. Les particuliers eux-mêmes se dégradent en employant le lâche poison des libelles satyriques ou se montrant offensés des traits obscurs de la satyre. Une si basse vengeance & {p. 97}une si puérile sensibilité sont indignes d’un grand cœur ; combien sont-elles au dessous d’un grand Prince, qui tout occupé des grands intérêts de l’État, doit ignorer les bas artifices de l’amour propre ?
Mazarin avoit le même intérêt que Richelieu à endormir la Gour dans les plaisirs, pour dissiper les innombrables factions qui l’agitoient. Il en avoit un autre, c’étoit de dissiper le jeune Roi par des amusemens de son âge, pour le tenir en tutelle & gouverner seul. Il y réussit. Le Roi, tout occupé de danses, de musique, de jeu, de spectacles, le laissa maître absolu jusqu’à sa mort ; il en profita pour amasser jusqu’à deux cens millions qu’on trouva dans ses coffres. Ces frivoles amusemens occuperent si bien ce Prince, qu’il n’eut pas même l’éducation convenable, & ne dût qu’à son génie les grandes choses qu’il fit durant son règne. Si c’est là de la bonne politique, ce n’est pas au moins de celle qui fait l’avantage ni du peuple ni du Souverain, & jamais le goût du théatre n’entra dans le nombre des choses qu’ils ont dû souhaiter l’un & l’autre pour un utile gouvernement. Je n’impute pas à Mazarin, comme on le soupçonnoit de Richelieu, d’avoir voulu changer les mœurs de la nation & l’amollir, pour l’asservir, lui forger des fers dans le théatre, & la désarmer par les mains de la frivolité. Mazarin ne portoit pas si loin ses désirs & ses vûes ; il n’étoit rusé que pour le moment, comme un joueur qui écarte ou jette à propos une carte ; il savoit parer un coup, tendre un piege, trouver un abri dans un orage, & le laisser passer. Mais pourvû qu’il amassât des trésors, qu’il plaçât bien sa famille, il ne faisoit pas de si vastes combinaisons pour l’avenir, & ne s’embarrassoit guère de ce qui arriveroit après lui. Une piece de théatre étoit pour lui comme un repas donné au luxe, {p. 98}au plaisir, à une petite intrigue ; jamais il n’en envisagea ni le bien ni le mal moral, & ne le prépara comme un ressort secret de quelque grand événement. Les mœurs n’en souffrirent pas moins, & le théatre s’autorisoit de plus en plus sous ses auspices.
Cependant le théatre ne jouit pas sans trouble de sa gloire sous Mazarin. Voici ce qu’en dit Madame de Motteville dans ses Mémoires, sous 1647 (Tom. 1. pag. 409.) : La Reine (Anne d’Autriche) aimoit la comédie, & se cachoit pour l’entendre, l’année de son grand deuil ; car hors de là elle y alloit publiquement. Le Curé de S. Germain de l’Auxerrois (Curé de la Cour) homme pieux & sévère, lui écrivit qu’elle ne pouvoit en conscience souffrir la comédie, surtout l’Italienne, comme plus libre & moins modeste. Cette lettre troubla la Reine, qui ne vouloit souffrir rien de contraire à ce qu’elle devoit à Dieu. Elle consulta sur ce sujet beaucoup de Docteurs. Plusieurs Évêques lui dirent que les comédies qui ne représentoient que des choses saintes, ne pouvoient être un mal ; que les Courtisans avoient besoin de ces occupations pour en éviter de plus mauvaises ; que la dévotion des Rois devoit être différente de celle des particuliers, & qu’ils pouvoient autoriser ces divertissemens. Ainsi la comédie fut approuvée, & l’enjouement, (la licence) de l’Italienne se sauva sous la protection des pieces sérieuses. Le Curé de S. Germain parla de nouveau ; il prouva à la Reine que ce divertissement étoit un péché mortel, & lui rapporta son avis, signé de sept Docteurs de Sorbonne qui étoient de son sentiment. Cette nouvelle réprimande renouvela l’inquiétude de la Reine. Elle envoya l’Abbé de Beaumont, Précepteur du Roi, consulter la Sorbonne. Il se trouva dix ou douze Docteurs qui décidèrent que {p. 99}supposé que dans la comédie il n’y eût rien de scandaleux, ni de contraire aux bonnes mœurs, on pouvoit l’entendre ; que l’usage de l’Église avoit beaucoup diminué de la sévérité apostolique des premiers siecles ; ainsi la conscience de la Reine fut en repos. Mais, ajoûte Madame de Motteville, si cela est, malheur à nous d’avoir dégénéré de la vertu de nos pères, & d’être devenus infirmes dans notre zèle & notre fidélité. Les Courtisans crierent contre le Curé, & le traitèrent de ridicule ; ils eurent la malignité de dire que le P. Vincent de Paul, homme d’une grande piété, avoit suscité tout cela pour ruiner Mazarin. Mais la Reine dit qu’elle n’en croyoit rien.
Voltaire (Siecle de Louis XIV) rapporte ce fait, mais n’en parle pas si religieusement ; il veut tirer avantage en faveur de la comédie, de ce que M. de Beaumont, devenu Archevêque de Paris, confirma par son silence la décision qu’il avoit fait rendre en Sorbonne. Le silence d’un Évêque sur un mal qu’il ne peut empêcher, n’est rien moins qu’une approbation ; mais si M. de Beaumont fut indulgent pour les spectacles, ce que j’ignore, & dont la gatantie de Voltaire n’est qu’une preuve bien légère, M. de Harlay, son successeur, Prélat très-éclairé, & que Voltaire lui-même taxe encore moins de rigorisme, a pourtant fait une affaire sérieuse au P. Caffaro, Théatin, pour avoir osé écrire en faveur de la comédie, & l’a fait authentiquement rétracter (ce fait reviendra ailleurs fort au long). Pour M. de Noailles, successeur de celui-ci, la régularité de ses mœurs, la sévérité de sa morale, ne l’ont jamais laissé soupçonner, même de tolérance ; & dans le même temps M. Bossuet, Prélat dont toute la France connoît les lumieres supérieures, fit contre la comédie un très bon ouvrage qui est entre les mains de tout le monde. On ne {p. 100}dira pas qu’un autre Beaumont, aujourd’hui Archevêque de Paris, lui soit plus favorable. Rendons justice au Clergé de France, jamais sa morale sur cet article n’a souffert le moindre nuage.
Cette prétendue décision de quelques Docteurs de Sorbonne consultés par le Précepteur du Roi, ne se trouve en aucun endroit, & si elle étoit vraie, elle devroit se trouver par-tout. Au contraire, Messieurs Lamet & Fromageau, qui connoissoient bien la Sorbonne, dont ils étoient Docteurs, prouvent au long (Dict. v. Comédie) que cet illustre Corps a toujours condamné le théatre. Mais cette décision fût-elle véritable, qu’en peut-on conclurre ? Est-il bien difficile à une Reine Régente qui aime le spectacle jusqu’à y aller in-cognito pendant le grand deuil du Roi son mari, & à un Ministre aussi puissant que Mazarin, qui l’aimoit jusqu’à le donner dans sa maison & à faire venir en France la comédie Italienne, toute indécente qu’elle est, de trouver quelque Docteur de Cour qui se dise de son sentiment, & de faire passer la licence des Italiens sous la protection du sérieux François ? Encore même ces Docteurs y mettent des restrictions qui rendent leur indulgence inutile. Ils supposent qu’on ne représente que des pieces sérieuses, où il n’y a rien de dangereux pour les mœurs. Belle chimère, que le théatre ne vit & ne verra jamais, & qui donnant le change sur le véritable état des choses, fait sentir des gens embarrassés, qui ne veulent que se tirer d’affaires dans une occasion critique où ils n’osent ni blesser la vérité, ni déplaire en la disant nettement. Quant à ce qu’on leur fait dire que le Prince n’a pas le même Évangile à suivre que les particuliers, que l’Église d’aujourd’hui n’est pas aussi sévère que celle des premiers siecles sur la condamnation du vice & les occasions du péché, c’est une morale de {p. 101}courtisan que la Sorbonne n’a jamais enseignée & autorisée par ses décisions. Aussi Madame de Motteville, qui fut toute sa vie attachée à la Cour, ne parle de cette prétendue décision qu’en doutant & en gémissant : Si cela est, malheur à nous, dit-elle. Mais tout cela est faux, dans le fait la consultation très-raisonnée de la Sorbonne est rapportée tout au long dans le Dictionnaire de Fromageau, & n’a jamais été contredite.
Boursault dans ses lettres, (Tom. 2. Let. 7.) veut étayer la comédie du suffrage du Cardinal de Richelieu, & aussi de celui de la Sorbonne. Il fait de ce Ministre un grand Théologien & un grand Évêque. Je ne lui conteste aucune de ses qualités, mais je suis bien sûr qu’aucun Évêque ni aucun Théologien ne voudroit suivre en ce point son exemple. Boursault a tâché d’y joindre la Sorbonne, & ce suffrage ne seroit pas indifférent ; mais moins instruit que Voltaire, quoique contemporain, il ne le donne pas pour certain, il ne fait que le présumer : La Sorbonne, dit-il, qui lui est si redevable de tant de bienfaits, peut-elle condamner ce qu’approuve ce grand homme ? ce seroit donner atteinte à sa mémoire. Comme si les bienfaits de Richelieu pouvoient obliger la Sorbonne à trahir la vérité. Sans doute elle n’alla pas lui jeter à la tête ces condamnations de la comédie, qu’il faisoit représenter à la ville & à la campagne. La Sorbonne ne parle que quand on l’interroge, & le Cardinal ne la consulta pas, Elle ne parle jamais de la conduite de personne. encore moins des Ministres d’État. Elle ne s’est jamais érigée en réformatrice ; mais jamais elle ne s’est écartée de ses principes, & la consultation très-étendue, rapportée tout au long par Fromageau, prouve combien elle est éloignée des sentimens qu’on lui attribue.
Boursault va plus loin, car aux Poëtes, & surtout {p. 102}aux Poëtes comiques, quid liber audendi semper fecit æqua potestas ? il remonte jusqu’au Pape, qu’il prétend amateur & approbateur de la comédie, & par un trait d’érudition qu’on ne soupçonneroit pas en lui, jusqu’au Pape Alexandre III, qu’il dit avoir eu chez lui un théatre dont il faisoit les honneurs, & où, comme de raison, il occupoit la premiere place. Il est vrai qu’il n’est pas d’accord avec le P. Caffaro son Confesseur (à ce qu’il dit) dont il a fait imprimer la lettre à la tête de ses œuvres. Celui-ci ne fait aller les Papes que quelquefois aux pieces qui se jouent dans les collèges ou les maisons religieuses, ce qui se réduit à quelque exercice littéraire auquel le Pape auroit la bonté d’assister, ce qui ne fut jamais autoriser par sa présence la comédie publique. On aura beau chercher dans les descriptions de Rome & d’Italie, les plus détaillées, même les plus malignes, comme le Voyage de Misson, on ne trouvera de théatre papal que dans la tête de Boursault. L’histoire ecclésiastique fournit tout aussi peu de théatre patriarchal à Antioche, à Constantinople, à Alexandrie, ou de théatre épiscopal dans aucun diocèse ; on ne trouvera dans toute l’Église catholique que le Théatre Cardinal de Richelieu.
Ce trait d’érudition de Boursault a quelque chose de comique, qui feroit honneur au Trissotin de Moliere. Il rapporte un long passage Latin des Annales de Baronius, dont peut-être il n’avoit jamais vû la couverture, & dont assurément il n’auroit pû expliquer le titre, puisque de son aveu il n’entendoit pas un mot de Latin ; il prétend qu’Alexandre III, en récompense des services que lui avoit rendus la République de Venise, accorda au Doge l’honneur insigne d’avoir la troisieme place sur le théatre du Pape, après l’Empereur, qui avoit la seconde. Le Pape, {p. 103}dit-il, avoit donc un théatre à lui pour voir la comédie (quoique le Latin n’en parle pas) : il autorise donc, il sanctifie la comédie. Peu s’en faut que Boursault n’emploie l’infaillibilité du Pape pour faire un article de foi de la sainteté des spectacles. Cette historiette est dans le goût de celles de M. Cahusac, qui dans son Traité de la Danse, nous apprend que le Concile de Trente donna le bal à Philippe II, Roi d’Espagne, & que le Cardinal Légat, Président, en fit l’ouverture par une gavotte.
Le fait d’Alexandre III a été avidement saisi par les Centuriateurs de Magdebourg & tous les autres Écrivains Protestans. Il est vrai que les Centuriateurs ne parlent que du théatre Romain, sur lequel le Pape, comme Souverain de Rome, pouvoit donner des places d’honneur à l’Empereur & au Doge, mais non, comme dit Boursault, d’un théatre papal pour Sa Sainteté, qui n’y eût pas été trop bien placée. Ce trait seroit curieux, il éclairciroit la chronologie du théatre, il montreroit dès le douzieme siecle un spectacle régulier à Rome & à Venise, tandis que toutes les histoires ne font renaître le théatre en Europe, depuis la domination des Goths, que plusieurs siecles après. Il n’y avoit alors que quelques gueux qui chantoient, gambadoient, jouoient des tours de passe-passe, & quelques Troubadours qui alloient contant leurs fabliaux, spectacle pour lequel un Comédien même n’imagineroit pas que le Pape eût un théatre où il se plaçoit en cérémonie. Mais Boursault n’étoit rien moins qu’un Docteur irréfragable. En vérité Alexandre & Frederic, dans le peu de jours qu’ils furent à Venise, avoient des affaires trop importantes pour aller à la comédie, qui même n’étoit ni dans leur goût ni dans celui de leur siecle. C’est sans doute une équivoque de celui qui fournit des mémoires à Boursault, {p. 104}s’il n’a voulu se moquer de lui. Le mot théatre ne signifie là qu’une estrade élevée de quelques marches, où le Pape se plaça (pour recevoir les Ambassadeurs), & ensuite l’Empereur, lui donner l’absolution, & jurer la paix qui fut conclue entre eux : estrade sur laquelle il étoit naturel de placer ce Prince à la droite du Pape, & par honneur à la gauche le Doge, Souverain du lieu. Mais un faiseur de comédies voit par-tout des théatres.
Voici ce qui peut avoir donné lieu à la malignité ou à la méprise de l’Auteur des mémoires fournis à Boursault. Après une guerre & un schisme de dix-huit ans le Pape Alexandre III & l’Empereur Frederic firent la paix à Venise ; le schisme cessa, & Alexandre fut reconnu Souverain Pontife. Il y a deux relations différentes, rapportées tout au long par le Cardinal Baronius à l’année 1177, des circonstances de cette paix, l’une fort simple & fort naturelle par deux témoins oculaires de grand poids : Chroniq. Romuald. Archevêque de Salerne : Acta Alexandri III. par un Prélat de sa suite. On n’y trouve que le voyage du Pape à Venise sur les galères du Roi de Sicile, des ambassades, des congrès en divers endroits, des entrevûes des deux Puissances avec tous les égards que se doivent les Souverains & les cérémonies usitées en ces occasions, & même des marques mutuelles d’amitié, de respect, de confiance, suites d’une réconciliation sincère, telles que les suites ne permettent pas d’en douter. Cette relation, seule authentique, a été généralement suivie par tous les Historiens raisonnables, Baronius, Pagi, Fleuri, Alexandre, &c.
L’autre relation, que les Centuriateurs & la plûpart des Protestans ont préferée, sans pourtant la donner pour certaine, est chargée d’événemens romanesques & de circonstances ridicules ; le Pape {p. 105}qui s’enfuit déguisé en cuisinier, qui est découvert par hasard travaillant dans un jardin ; le fils de l’Empereur, fait prisonnier, qui oblige son père à faire le paix pour le délivrer ; le Pape qui met le pied sur la tête de l’Empereur prosterné, en lui disant ces paroles, super aspidem & basilicum ambulabis ; le Pape, l’Empereur & le Doge sur un théatre ; le Pape donnant des indulgences autant qu’il peut tenir de grains de sable dans une poignée à deux mains, accordant au Doge, en récompense de ses services, un cierge de cire blanche, le droit de porter des fanons à son bonnet, comme une mitre d’Évêque, de sceller ses lettres avec du plomb, & d’avoir ses étendarts bigarés de diverses couleurs, comme un habit d’Arlequin. On sent bien que ce conte maussade, que le P. Alexandre appelle avec raison putidissima fabula, a dû être du goût d’un Comédien. Il est encore dans son caractère de donner pour garant de ces faits le Cardinal Baronius, qui les combat précisément, & fait voir la fausseté de cette relation, qu’on dit se conserver manuscrite dans la bibliothèque de S. Marc à Venise, & ces faits peints sur les vitraux de quelque Église & je ne sais quel tableau dans l’arsenal de cette ville. Voilà les titres du théatre, & les faits sur lesquels il établit son innocence, ou plûtôt sa sainteté, & la foi que méritent ses défenseurs.
Il y auroit plus d’apparence de raison de citer les pieces de théatre représentées devant Léon X & Clément VII, tous deux de la maison de Médicis. Ce ne furent d’abord que de jeunes gentilshommes Romains, qui jouoient sans doute fort décemment, comme dans les collèges. C’étoit une nouveauté qu’on applaudissoit pour donner de l’émulation aux arts & aux sciences, dont Léon X se faisoit gloire d’être le restaurateur. Le Cardinal Bernard de Bibiane fit représenter en {p. 106}1516 devant Léon X la comédie intitulée, la Kalandre, une des premieres qui aient paru en machines (Vie de Quinault, pag. 6.). Ils étoient plus grands Princes que bons Pontifes. Ils en furent généralement blâmés, & n’ont été imités d’aucun de leurs successeurs. La dissipation, le goût du luxe & du plaisir, firent du mal à l’Église ; Dieu ne bénit pas leur pontificat, il fut très-malheureux, l’un par l’hérésie de Luther, qui ravagea toute l’Allemagne, l’autre par le sac de la ville de Rome par le Connétable de Bourbon & les troupes de Charles-Quint. Une comédie en musique, avec quelque machine & quelque décoration, légère ébauche de l’Opéra, avoient été inventées par Octavio Ranucci ou Rainucini, Poëte Florentin. Il en fit le premier essai devant le grand Duc de Toscane, d’où elles furent portées à la Cour de ces Papes & à Venise, & de là en France par Marie de Médicis, épouse d’Henri IV. Ce Poëte la suivit, quand elle vint à Paris, il en étoit amoureux, & croyoit sans doute que les charmes de ses vers & de ses pieces de théatre l’en feroient aimer. La vertu & la fierté de la Reine lui firent bientôt perdre contenance. Il fut assez étourdi pour faire confidence de ses sottises, & les railleries piquantes qu’on en fit l’obligèrent à quitter la France (Menag. T. 3. v. Rainucci). Avec lui s’évanouirent toutes les idées de l’Opéra qu’il avoit projeté d’établir, lorsque quarante ans après il plût à un autre Italien (Mazarin) de faire ce bel établissement. Ce Ministre, comme l’on voit, a fait plus d’une espèce de maux à la France.
Finissons ce chapitre par un trait singulier d’un Évêque du douzieme siecle, qui tenoit un peu du Mazarin. Il se tint à Châlons en 1107 une célèbre conférence sur l’affaire des investitures, entre le Pape Paschal II & les Ambassadeurs de l’Empereur {p. 107}Henri IV (l’Archevêque de Trèves…) C’étoit lui, dit l’Abbé Suger (Vit. Ludovic. Gross. C. 9.), qui étoit singulierement & presque uniquement l’ame de l’ambassade, singulariter & solus. C’étoit un homme élégant & agréable, vir elegans & jocundus (un petit maître), un homme exercé par le cothurne François, Gallicano cothurno exercitatus (un Comédien), qui pérora d’une maniere facétieuse, facete peroravit (en plaisantant légèrement). L’Empereur comptoit beaucoup sur les grâces de ce joli Prélat, qui sans doute de son côté étoit fort content de sa personne & de son mérite théatral. Le Pape, malheureusement grave & sérieux, n’aimoit pas la comédie. Il fut peu enthousiasmé du jeu de l’Acteur Ambassadeur, & le renvoya sans rien accorder. La négociation échoua. Dans le fond un Comédien, fût-il Moliere ou Baron, n’est pas fait pour traiter avec un Pape sur l’affaire des investitures. Maimbourg, qui rapporte ce fait (Décad. de l’Emp. Tom. 2. L. 9.) traduit mal le passage de Suger qu’il cite. Il dit que cet Évêque étoit un homme poli, agréable, qui avoit l’air tout-à-fait François, & parla d’une maniere également forte & agréable, ce qui ne rend point du tout le cothurno Gallicano exercitatus facete peroravit, à moins que Maimbourg ne pense que l’air François est un air de théatre, qu’un homme poli & agréable est un Comédien, & que les facéties sont des traits de force. M. Fleury & les historiens de l’Église Callicane suppriment cet endroit là, & ne parlent ni du théatre ni de l’air François. Ont-ils cru devoir sacrifier la vérité à la décence ? Je sais bien que Melpomène n’avoit point alors tous les atours dont à sû la parer Racine, ni le Clergé petit-maître toutes les grâces que répand sur leur tête la main d’un habile baigneur ; mais je ne sais par quelle fatalité le {p. 108}théatre & l’Église, la comédie & la sagesse, les airs d’un actrice & les affaires de l’État, ne furent jamais d’intelligence, quoiqu’une mauvaise politique ou des passions criminelles aient souvent essayé de les réunir.
CHAPITRE VII.
Est-il de la bonne politique de favoriser le Théatre ? §
S’il ne falloit que l’autorité pour décider cette question, une foule d’Écrivains de tous les pays & de tous les siecles se réuniroient aisément pour accabler le théatre de leurs anathêmes. Nous mettons à la tête le fameux Prince Armand de Conti, plus respectable encore par sa piété & par sa science, que par l’éclat de sa haute naissance & des grandes charges qu’il avoit dignement remplies. Ce Prince sentoit vivement les désordres d’un spectacle auquel il avoit souvent assisté, & quoique époux de la niece du Cardinal Mazarin, qui avoit toûjours favorisé le théatre, il eut le courage de le combattre au milieu d’une Cour qui le goûtoit avec le plus de passion. Il le combattit avec beaucoup d’érudition, de noblesse & de force ; il le fit non seulement par ses discours & ses exemples, mais, ce qui est unique dans des personnes de son rang, il composa un livre contre la comédie, où il ramassa les raisons qui doivent la faire proscrire, & les passages des conciles & des saints Pères qui la condamnent unanimement, dont il fait une chaîne perpétuelle de tradition. Ce témoignage dit tout : un Prince du sang, qui connoissoit si bien le monde & ses dangers, l’État & ses intérêts, la politique & ses maximes, la religion & ses loix, dont on ne peut ni suspecter les vûes, ni soupçonner la vertu, ni méconnoître {p. 109}les lumieres, ni révoquer en doute la prudence, à quel titre seroit-il récusable ?
N’y eût-il d’autre inconvénient dans la comédie que son inutilité, le gouvernement n’a aucun intérêt à la conserver, il en a à la détruire. Quel bien fait-elle, qu’y apprend-on, de l’aveu de ses amateurs ? le beau geste, le bel accent, la noble démarche, l’élégance de la parure, les graces de da danse & du chant, la légèreté du dialogue, &c. frivoles avantages, mérite unique de ses amateurs, qui ne forment à l’État, ni le Magistrat, ni le militaire, ni le commerçant, ni l’artisan, ni père, ni fils, ni mari, ni épouse, ni citoyens, qui au contraire nuisent à tous les états & à toutes les professions, lorsqu’on les affecte ou recherche trop. Ce n’est même qu’un très-petit nombre des citoyens du théatre qui y recueillent ces prétendus fruits. Il peut corriger de quelque ridicule, quoique rarement & en petit nombre, & qu’il en donne ordinairement de plus grands que ceux dont il corrige, ce qui importe fort peu à l’État. Le véritable intérêt public seroit qu’on corrigeât les vices, l’orgueil, l’ambition, l’envie, la vengeance, la médisance, le mensonge, l’impureté, le luxe, &c. ce qu’il n’a jamais fait & ne fera jamais. Au contraire il les enseigne, les inspire, les fomente ; il corrompt l’esprit & le cœur, ce qui fait à l’État des plaies profondes. La politique en demande donc la suppression, & non la conservation.
Le P. Senaut, Général de l’Oratoire, dans son Monarque (L. 4. C. 7.), condamne la comédie dans les Princes, comme dans les sujets, par le danger du vice qu’elle présente. Elle se sert pour plaire, de la douceur des vers, de la beauté des expressions, des habits, des gestes, de la voix, des accens, ravit l’esprit & charme les sens. Il faut être de bronze pour résister à tant d’appas ; les plus {p. 110}grands Saints auroient peine à conserver leur liberté au milieu de tant de tentations agréables. Plus elle est charmante, plus elle est dangereuse ; plus elle semble honnête, plus je la tiens criminelle. Il cite l’exemple de Chimène dans le Cid, alors si admiré & si honnête : Elle exprime mieux son amour que sa piété, son inclination est plus éloquente que sa raison, elle excuse plus le parricide qu’elle ne le condamne ; sous ce désir de vengeance qu’elle découvre, on remarque une autre passion qui la retient, elle paroît incomparablement plus amoureuse qu’irritée ; prête à épouser le meurtrier de son père, l’amour qui triomphe de la nature, va la rendre coupable du crime de son amant. Les filles avoûront que l’amour de Chimène fait bien plus d’impression sur elles que sa piété, qu’elles sont plus touchées de la perte qu’elle fait de son amant, que de celle qu’elle fait de son père, & qu’elles sont plus disposées à imiter son injustice qu’à la condamner. Il regarde comme impossible, depuis le péché originel l’entiere pureté du théatre, ainsi que des Poëtes, parce que les mauvais exemples plaisent plus que les bons, qu’on a plus d’inclination pour le vice que pour la vertu, qu’on exprime beaucoup mieux les passions violentes que les modérées, les criminelles que les innocentes, & que les Poëtes, contre leur intention même, favorisent le péché qu’ils veulent détruire, & lui prêtent des armés contre la vertu, qu’ils veulent défendre, &c. Sans toutes ces anti-thèses, ordinaires à cet éloquent & pieux Écrivain, & qui n’affoiblissent pas la vérité qu’il enseigne, le P. le Moine, Jésuite, dans son Monarque, le P. Caussin, autre Jésuite, dans sa Cour sainte, donnent aux Cours des Princes de semblables règles, aussi sages que chrétiennes, & croient la comédie aussi opposée à la bonne politique qu’aux bonnes mœurs, deux choses essentiellement liées, dont l’une ne peut subsister sans l’autre.
{p. 111}Mais peut-être qu’en qualité d’Ecclésiastiques & de Religieux décidés par état pour la sévérité de la morale, ces trois Écrivains paroîtront suspects, quoique les Jésuites aient été souvent lavés de la suspicion de sévérité ; mais le fameux Bodin, qu’on n’accusera ni de superstition ni de rigorisme dans sa République (L. 6. C. 1.), s’explique encore plus fortement. On commet, dit-il, un grand abus dans la République en souffrant les comiques, ce qui est une perte de la République des plus pernicieuses. Il n’y a rien qui gâte plus les bonnes mœurs, la simplicité & la bonté naturelle du peuple, & qui a d’autant plus d’effet que leurs paroles, gestes, mouvemens, actions, sont conduits avec tout l’artifice possible, & laissent une vive impression dans l’ame. Brief, on peut dire que le théatre est un apprentissage de toute impudicité, ruse, finesse, méchanceté. Si on dit que les Grecs & les Romains le permettoient, je réponds que c’étoit par superstition pour leurs Dieux ; mais les plus sages les ont toujours blâmés, car quoique les tragédies corrompent moins, Solon ayant vû jouer une tragédie de Thespis, le trouva fort mauvais. Thespis s’excusant, disoit que c’étoit par jeu. Le jeu, repartit Solon, se tourne en chose sérieuse. Il eût bien plus blâmé la comédie, qui étoit encore inconnue, & maintenant on met à la fin d’une tragédie le poison d’une comédie. Mais peut-on empêcher que ces jeux soient permis par les Magistrats, qui sont les premiers à y venir, &c. Bodin pouvoit ajoûter que Solon fit tout ce qu’il pût pour faire chasser Thespis, & empêcher l’établissement du théatre ; mais que la corruption des Athéniens l’emporta sur la sagesse du Législateur ; que Licurgue, Législateur de Sparte, fut plus heureux, & qu’il empêcha les spectacles, même la lecture d’Échile & d’Euripide ; & que la comédie ne se glissa dans la sage Lacédémone que quand la {p. 112}vertu affoiblie eut rendu les armes à la mollesse, qui la fit enfin succomber. Thémistocle, grand homme d’État, jetta sans façon dans la mer, par un zèle un peu militaire, un Poëte comique : Tu ne m’as que trop noyé, lui dit-il, en me portant au vice, de toutes les mers la plus orageuse, où le nauffrage est le plus certain ; il est juste qu’à mon tour je te noie une fois.
Platon & Aristote, si différens dans leurs sentimens, se réunissent en ce point. Aristote (Politic. L. 7. C. 15.) dit qu’il faut bien se garder de laisser aller les citoyens à la comédie. Foible remède, dit Bodin à l’endroit cité, comment les en empêcher ? Aristote eût bien mieux dit qu’il faut raser les théatres, & fermer les portes de la ville aux Comédiens. Aristote dit la même chose dans ses morales : les Comédiens corrompent les villes, Mimi civitates corrumpunt. Il n’est pas permis de regarder les actions mauvaises, & toutes les comédies en sont pleines : In comædiis tota fabula criminosa. Le divin Platon (de Repub. Dialog. 3. & 10. de Legib. Dialog. 7.) parle au long des spectacles, de la poësie, de la musique & de la danse, & condamne absolument le théatre, comme contraire au bien de la République, gâtant l’esprit, corrompant le cœur, pervertissant la jeunesse, excitant toutes les passions qu’il devoit réprimer, portant au mensonge, à l’oisiveté, à la frivolité, à la mollesse, & ce n’est pas même à raison des grossieretés, que ce Philosophe ne soupçonne pas qu’on y tolère. Peu de gens, dit-il, sont capables de se garantir du poison des fictions galantes ; on doit donc bannir les Comédiens, comme des empoisonneurs publics. Il bannit même Homère, que personne n’accuse d’obscénité, parce qu’il donne aux Dieux & aux héros des sentimens vicieux d’ambition, de vengeance, de cruauté, & qu’il ne faut {p. 113}présenter que de bons exemples, & jamais l’image de ce qu’on ne doit pas faire ; que les pieces de théatre ne sont que des fables ; qu’il ne convient pas d’accoûtumer l’homme à parler contre la vérité, & à se repaître de mensonges, à s’amuser par des niaiseries, se dissiper par des frivolités, & se rendre frivole soi-même. Il permet des jeux, mais des jeux de gimnastique qui forment le corps, des conversations philosophiques qui éclairent l’esprit, des repas innocens qui lient les citoyens. Jamais nos plus graves Théologiens n’ont porté plus loin la sévérité. Cependant le théatre ne fut jamais plus châtié que Platon le suppose, puisqu’il n’y reprend que des défauts qu’à peine nous appercevons, & dont nous faisons des vertus. Dans le Dialogue sur les loix, obligé par l’empire de l’usage de tolérer malgré lui le spectacle, il veut du moins qu’on tâche d’en prévenir les abus, il ne permet à aucun citoyen ni à aucune personne libre, de monter sur la scène, il renvoie aux esclaves & aux étrangers ce méprisable métier. Il n’en souffre aucun qui ne promette de ne rien dire que de bon & de sérieux. Toute sorte de bouffonnerie est interdite, encore même ne se fiant pas à leurs promesses, il ne laisse représenter aucune piece qui n’ait été vûe & approuvée par le Magistrat : Nous serions des insensés, dit-il, de faire enseigner à nos femmes, à nos enfans, à nos concitoyens, rien de contraire à notre religion, à nos loix, à nos mœurs, & détruire tout ce que nous nous efforçons d’établir.
L’État est intéressé, dit-on, à entretenir la comédie, pour amuser le peuple, ou naturellement remuant, ou désespéré par sa misère, ou aigri par la dureté des impôts. Telle étoit la politique des Romains, qui dans les guerres civiles amortissoient par des spectacles le feu de la division, & sur-tout celle d’Auguste, à qui le {p. 114}fameux Comédien Pylade disoit avec autant de liberté que de vérité : Laissez le peuple s’occuper des factions du cirque, il s’occupera moins de l’établissement de votre autorité, il y mettra moins d’obstacles. Les autres Empereurs, au commencement de leur règne, ne manquoient pas, pour calmer la fermentation des divers partis, de donner des jeux magnifiques. Ce sont des enfans, dont on termine les querelles par la diversion de quelque amusement. Les Cardinaux Richelieu & Mazarin, par un semblable artifice, ont prévenu ou dissipé des intrigues de Cour, dont ils redoutoient les suites. Ces diversions, utiles peut-être dans un moment de trouble pour des esprits républicains & remuans, est très-inutile dans un gouvernement monarchique. Qu’a-t-on à craindre en France d’un peuple toûjours soûmis & attaché à ses maîtres, qui paie tous les impôts sans résistance ? Que l’Angleterre amuse un peuple factieux, toûjours agité comme la mer qui l’environne, le gouvernement François n’a nul besoin de Moliere pour aider à tenir les rênes de l’État. Cette distraction momentanée est-elle même un vrai remède ? Le spectacle fini, le torrent reprend son cours, les conjurés se rassemblent, & l’intrigue s’avance également. Le théatre peut même la favoriser, on s’y donne des rendez-vous sans conséquence, il y sert de voile. On sait que la fameuse ligue formée contre Louis XIV fut formée à Venise, que le carnaval, les fêtes, les spectacles, furent le prétexte que prirent les Princes ennemis pour cacher leur marche. Le théatre anime les passions, allume la fermentation dans les esprits, & les monte sur le ton de l’indépendance, de l’orgueil, du vice, & les rend plus faciles à prendre l’impulsion qu’on voudra leur donner. On abuse de tout sans doute ; mais rien dont on abuse & dont on puisse plus abuser que {p. 115}de ce qui est vicieux & un instrument de vice. Quel murmure sur les impôts appaisera la comédie ? faut-il moins les payer ? sent-on moins la misere ? les besoins sont-ils moins pressans après le spectacle ? Ils le sont davantage ; la dépense qu’on vient de faire, les augmente ; la joie qu’on vient de goûter, la pompe qu’on vient de voir, les font mieux sentir ; les passions qu’on vient d’éprouver, rendent plus impatient. Un homme de théatre est moins soumis, moins simple, moins modeste, moins sobre, moins sujet, moins citoyen qu’un autre. Le vice y gagne, donc l’État y perd.
Le fameux Patricius, Évêque de Gaiete, parle des spectacles en plusieurs endroits de ses beaux traités de politique (L. 2. tit. 6 L. 6. tit. 14.). Voici quelques-unes de ses paroles. Il faut bannir la tragédie d’une ville bien police ; elle a quelque chose de violent, d’emporté, de forcené, qui peut rendre furieux & insensé : Tragædia penè omnis ab optima civitate explodenda ; habet enim quamdam violentium & desperationem, quæ facilè insanos reddere potest, & in furore compellere. Il ne fait pas plus de grace aux comédies. Elles portent ordinairement à toutes sortes d’impuretés ; l’habitude de les voir entraîne à la licence, les yeux & les oreilles des gens sages les ont toûjours redoutées : Comædiarum argumenta adulteria & stupra commendant, spectandi consuetudo imitandi licentiam facit, aures oculosque gravissimorum virorum formidant. La réflexion & les bonnes mœurs les ont fait bannir de l’Italie : Ex Italia explosæ severitate morum & religionis sanctitate. Leur retour depuis ce temps là & leur vogue sont-ils l’éloge de la pureté des mœurs Italiennes ?
Le même poison a gagné la France. Croiroit-on que la suppression de la comédie ait occupé les {p. 116}États généraux du Royaume, & soit un objet de leurs doléances ? Dans les remontrances des États de Blois, faites à Henri III, voici l’éloge qu’on en fait. Il y a un grand mal qui se tolère à Paris (il n’y avoit point de théatre réglé ailleurs) les jours de fête & dimanche ; ce sont les spectacles publics par les François & les Italiens, & par-dessus tout un cloaque & maison de Satan, nommée l’Hôtel de Bourgogne (l’ancien théatre). Là se donnent mille assignations scandaleuses contre l’honnêteté des femmes, & la ruine des familles. Avant le jeu se passe le temps en devis impudiques, jeux de dez, gourmandises, ivrogneries, querelles, &c. L’historien Matthieu, pour faire sa cour à Henri III, composa la Guisiade, mauvaise piece dans le goût du temps, où il jouoit le Cardinal & le Duc de Guise, que ce Prince n’aimoit pas, & qu’il fit mourir. On pourroit croire que les États qui les aimoient, choqués de cette piece, vouloient s’en venger sur tous les Comédiens. Mais outre que cette vengeance n’est pas vrai-semblable, voici de quoi justifier les plaintes des États par un témoignage non suspect. Trente ans après, que la comédie devoit être plus réformée, fous le règne de Louis XIII, voici comment les Comédiens se peignent eux-même dans un procès qu’ils eurent au Parlement en 1615. Le chef de cette troupe est un Prince qui porte la ruine des poëles & des marmites, il est né & nourri dans la confrairie des grosses bêtes, & n’a jamais étudié qu’en philosophie cynique ; il n’est savant qu’en la faculté des bas souhaits. C’est une tête creuse, une coucourde coëffée, vuide de sens, comme une cane, un cerveau démonté, qui n’a ni roue ni ressort entier, qui change comme la lune, &c. Et ailleurs ce Mémoire attaque les mœurs de la troupe, qu’il fait voir n’être composée que de débauchés qui mangent l’argent qu’ils ont amassé sans peine, & {p. 117}passent leur vie en débauches, tandis que leurs femmes & leurs enfans demandent inutilement du pain. Et Dieu sait si entre les verres & les pots, les écots se passent sans blasphêmes, jeux, ivrogneries ; ils ont la vanité de se qualifier honnêtes gens, & la plûpart seroient obligés de mendier leur vie du ministère de leurs mains, & ne peuvent avoir ni honneur ni civilité, &c. (Hist. du Théatre, tom. 3. Préf.). Qu’on rabatte, à la bonne heure, de la grossiereté de ces termes, qui en effet ne sont pas du goût de notre siecle, qu’on accorde de la politesse, de la civilité aux Acteurs de Paris ; mais les mœurs des troupes sont toûjours les mêmes, & les États du royaume n’auroient pas moins de doléances à faire que dans le seizieme siecle.
Le théatre, comme tout le reste, doit sans doute, selon le génie des nations ou des siecles, le goût de la Cour ou de la ville, la diversité des modes, la variété des circonstances, le caractère des Auteurs, prendre des tons différens de modération ou de débauche, de différentes nuances de décence ou d’effronterie ; mais ce n’est que changer d’habit, le fond est toûjours le même, c’est toûjours une troupe de gens sans religion & sans mœurs, qui ne vit que des passions, des foiblesses, de l’oisiveté du public, qu’il entretient par des représentations le plus souvent licentieuses, toûjours passionnées, & par conséquent toûjours criminelles & dangereuses, & qui enseigne & facilite le vice, le rend agréable, en fournit l’objet, & y fait tomber la plûpart des spectateurs. La politesse Françoise, en épurant les manieres & le langage, a rendu aussi la scène plus polie & plus délicate ; on n’y voit plus la férocité Angloise, la grossiereté Gauloise, les bouffonneries des Trivelins, les platitudes des halles ; tout cela est banni de la société des honnêtes gens, quoique l’opéra comique, les théatres {p. 118}de la foire, les spectacles des boulevards, les farces, les théatres de province, soient encore fort éloignés d’accéder à la réforme. Mais en poliçant le commerce, on n’a point corrigé les hommes, & moins encore les gens de théatre. Les attraits de la passion, le goût du vice, le langage du péché, les mouvemens du cœur, les nudités, les attitudes séduisantes, la magie de la décoration & des parures, les pieges de la coqueterie, les agaceries, la vénalité des Actrices, les adresses de l’hypocrisie, les artifices de la fourberie, &c. toutes ces batteries de l’enfer sont autant & plus que jamais dressées au théatre. La grossiere simplicité de nos pères ignoroit ces rafinemens, y couroit moins de risque, y commettoit moins de fautes ; nous sommes pour le moins aussi foibles, & plus habilement attaqués ; nous nous défions, nous nous mesurons moins, & les embuscades sont plus nombreuses, mieux masquées, & plus adroitement concertées. L’Académie Françoise, dans l’examen du Cid (pag. 20 & 21), parlant à un grand politique, qui revit, corrigea & approuva son ouvrage, dit ces belles paroles, bien dignes d’elle : Il n’est pas question dans les pieces de théatre de satisfaire les libertins & les vicieux, qui ne font que rire des adultères & des incestes, & ne se soucient pas de voir violer les loix de la nature, pourvû qu’ils se divertissent ; les mauvais exemples sont contagieux, même sur le théatre, les feintes représentations ne causent que trop de véritables crimes. Il y a grand péril à divertir le peuple par des plaisirs qui peuvent produire un jour des douleurs publiques, il nous faut bien garder d’accoûtumer ses yeux & ses oreilles à des actions qu’il doit ignorer. L’Académie avoit alors fort peu d’Auteurs dramatiques ; aujourd’hui qu’elle en foisonne, je doute qu’elle tînt le même langage. Il est vrai qu’elle n’a jamais reçû Moliere, {p. 119}Regnard, Dancour, &c. qui en qualité de beaux esprits, si c’est là le seul titre qui en ouvre les portes, le méritoient mieux que bien d’autres. Aussi quels noms à joindre avec ceux de Montauzier, Bossuet, Fenelon ?
Madame de Maintenon est un phénomène dans l’histoire, c’est l’opposé du théatre. L’Actrice, Reine en apparence par son rôle, est dans la réalité une femme très-commune : Madame de Maintenon, Reine en effet par son mariage & sa faveur, ne paroissoit qu’une femme ordinaire. Quand elle fut devenue dévote, qu’elle eut formé le dessein de rendre le Roi dévot, & qu’elle eut commencé à penser & à parler en homme d’État, elle eut des scrupules sur le théatre. Voici comme elle en parle dans les Mémoires de la Baumelle (Tom. 5. N. 16. p. 166. 175.). Il y a mille choses où je ne sais quel parti prendre : j’appréhende de mollir ou de rebuter. Cette musique, par exemple, qui fait le seul plaisir du Roi, & où l’on n’entend que des maximes absolument contraires aux bonnes mœurs, seroit bien convenable à retoucher ou à proscrire. Il est vrai que pour lui personnellement, cela ne lui fait aucune impression, & qu’il n’est occupé que des sons & des accords. Il n’en est pas de même du reste des spectateurs, il est impossible qu’il n’y en ait de sensibles à ces paroles pleines d’une morale qui fait consister le bonheur dans le plaisir, car mettez à l’alambic tous les opéra, vous n’en tirerez jamais que cette maxime retournée en mille façons. N’est-il pas déplorable que parmi des Chrétiens, & sous un Roi qui ne voudroit pas offenser Dieu, qui le craint, qui l’aime, on ait des pratiques si contraires à tous les systêmes de la religion, & des condescendances si opposées à là vertu ? Le Roi craint que les plus beaux airs n’ennuyassent, des que les paroles seroient pures. Quelques-uns disent que ce qu’on entend à l’Opéra {p. 120}entre par une oreille & sort par l’autre ; mais ils oublient que le cœur est entre deux, & au sortir du spectacle on est moins en état de résister aux occasions dangereuses qu’en sortant du sermon. On ne peut pas douter qu’elle n’eût été souvent au spectacle. Quand elle voulut se donner entierement à Dieu, ses remords devinrent plus vifs, il fallut consulter son Directeur, l’Évêque de Chartres : Une des premieres choses que je demandai à M. Desmarets, dit-elle, fut si je pouvois aller au spectacle avec le Roi (car hors de là elle prenoit condamnation). Il demeura quelque temps à réfléchir (la question est délicate). Puis il me dit : Madame, je crois que si le Roi le veut, vous devez y aller, & n’ajoûta rien davantage (il seroit difficile en effet de rien dire de plus sans trop parler). Quelque relâchée que paroisse cette décision, on peut l’appuyer par l’exemple de Naaman, à qui le Prophète Élizée permit d’accompagner le Roi de Syrie, son maître, dans le Temple de ses Idoles, & de se baisser avec lui quand il les adoreroit. Ainsi les Gardes, les Officiers, la Cour attachée à la personne du Roi, peuvent le suivre dans le Temple de ses Idoles, & l’y servir.
Philon Juif (L. de Agricul.), après avoir décrit au long la frivolité, les désordres, les passions, les fureurs des hommes de qualité, prétend que le théatre en est la cause & le fruit. Voici la traduction de son passage, faite en 1612 par le Docteur Bellier : Pour quelle autre raison pensons-nous que les théatres qui sont par toute la terre, soient remplis tous les jours d’un nombre infini de spectateurs, car ceux qui sont alléchés & amadoués de contes, & ayant laissé à l’abandon leurs yeux & leurs oreilles, s’adonnent & affectionnent à des joueurs de luth, à toute sorte de musique lâche & efféminée (Lactatoribus & Mimis inhiant propter gestus, motus ac status effeminatos) : Recevant chez {p. 121}eux des danseurs & joueurs, à cause qu’ils représentent des mouvemens & contenances sensuelles. Ils approuvent le tumulte qui se fait toujours sur la scène, sans se donner la peine de l’émendation des particuliers, ni de celle du commun. Ains renversent, misérables qu’ils sont, leur propre vie : Rerum privatarum publicarumque obliti totam vitam in spectaculis consecrantes miseri. Tom. 1.
Le théatre est pourtant bon à quelque chose. Fréron (Ann. Litt. févr. 1762.) nous en apprend une anecdote singuliere. Panard le Chansonnier, dont on vient d’imprimer les rapsodies en quatre volumes, (si vous le trouvez bon), a le premier donné au Roi le nom de Bien-aimé. Panard, selon Fréron, a décélé & exprimé les sentimens de la Nation. Rien sans doute n’est mieux mérité que ce beau titre ; mais je voudrois, pour l’honneur de la France, qu’on nous laissât ignorer cette burlesque origine. Est-il bien glorieux pour nous d’avoir un farceur pour interprète ? est-ce bien respecter la majesté royale de faire attacher un des plus beaux fleurons à la couronne de Louis XV par la main d’un Tabarin ? les François ne sont-ils donc que des Comédiens, & ne savent-ils parler que par la bouche d’un Comédien ? ce beau nom n’est-il donc qu’un nom de théatre ? J’en rougis pour ma patrie, & je dirois, comme le Duc de Montausier à Louis XIV : Vous méritez tous les éloges qu’on vous donne, mais est-ce à des faquins à vous les donner ?
Épictete, meilleur Philosophe que ceux de nos jours, puisque malgré son paganisme il enseignoit & pratiquoit la religion & la vertu, Épictete parle du théatre en plusieurs endroits (Manuel, art. 45. & 46.). Il s’en montre si éloigné qu’il recommande de ne pas même en parler, mais de faire rouler la conversation sur des choses décentes & honnêtes. Simplicius, son Commentateur, {p. 122}ajoûte : Celui qui s’applique à la philosophie renonce à tous les spectacles (art. 53.). Il dit : Ce n’est pas une nécessité d’aller au théatre ; si tu y vas par occasion, ne fais point des exclamations, des éclats de rire ; quand tu en seras revenu, n’en parle pas. Il ne va point à réformer tes mœurs, & à te rendre plus honnête homme. Simplicius ajoûte : Y aller tous les jours, c’est une vie de Bâteleur. M. Dacier dit dans son Commentaire : Je voudrois qu’on fit réflexion sur ces paroles d’un Payen : les Payens pouvoient avoir des raisons d’aller aux jeux publics, c’étoient des Magistrats qui les donnoient ; mais elles sont aujourd’hui très-mauvaises, c’est une vertu & une marque de piété de les mépriser ; on ne doit juger des progrès qu’on a fait dans la sagesse que par l’augmentation de ce mépris. M. Dacier a pourtant vécu dans le prétendu beau temps du théatre épuré.
Cornelius Nepos, Philosophe d’une autre espèce, homme de naissance, homme du monde, homme de cour, prétendu Magicien, & réellement savant, n’étoit point scrupuleux ; il parle pourtant fortement contre le théatre. Non seulement le métier de Comédien est infame & criminel, c’est encore un crime de regarder la comédie & de s’y plaire ; les plaisirs d’un esprit lascif dégénèrent en crime. Il n’y eut jamais de nom plus infame que celui de Comédien : Exercere Histrionem, non solùm turpis & scelesta occupatio, sed etiam conspicere & delectari slagitiosum : lascivientis animi oblectatio delinit in crimen, nec ullum nomen fuit infamiùs quàm Histrionum.
Lamothe-le-Vayer n’étoit ni plus dévot ni moins habile qu’Agrippa ; il devoit être plus homme de cour, où il a eu des emplois distingués. Voici comme il s’exprime (Lett. 47. sur les Magistrats). La qualité de Magistrat est sacrosainte, ceux qui la portent sont des Dieux ; les {p. 123}hommes passent, comme la monnoie, plûtôt par la marque extérieure que par la valeur intrinseque. Ainsi leur caractère, quelquefois leur mérite, oblige à des différences proportionnées à la dignité. Mais il s’en trouve par fois de si indignes, qu’on seroit dispensé de les honorer, pour ne pas donner au vice ce qui n’appartient qu’à la vertu. Quelle apparence de traiter également un Conseiller rempli de mérite, & un autre qui porte les habits d’un saltinbanque, un Magistrat enfariné à la mode (poudré) ! La loi permet de tuer un Magistrat ivre, Vespasien approuvoit qu’on répondît injurieusement à un Sénateur agresseur : Non opportet maledici Senatoribus, re maledici civile & fas est. (Sueton. C. 9.). Louis XII ayant trouvé des Conseillers au Parlement jouant à la paume, leur en fit de sévères réprimandes, & les assura que s’il les y trouvoit encore, il ne les reconnoîtroit plus pour Conseillers, & n’en feroit pas plus d’état que du moindre cadet de ses Gardes. Tous ces traits qu’on a inséré dans un nouveau livre (l’Esprit de Lamothe-le-Vayer), sont rapportés dans le Journal des Savans, février 1764.
Les loix ont eu plus d’une fois à se plaindre des attentats du théatre. Nous en avons vû nombre de traits ; en voici un qui nous avoit échappé. Le P. Mazenius Jesuite, dans la vie de Charles-Quint & de Ferdinand I. (T. 2. n. 59. p. 129.), rapporte que ces deux Princes dînant un jour en public à Ausbourg, des Luthériens déguisés en Comédiens vinrent dans la salle offrir de jouer une farce pour les divertir. Le premier, sous les habits de Reuchlin, fameux grammairien, maître de Melancthon, porta au milieu de l’assemblée un fagot mal lié composé de branches tortueuses qui ne pouvoient s’arranger ensemble. Après lui vient Erasme, qui s’efforce d’ajuster ensemble ces branches, & ne pouvant y réussir s’en va tout en {p. 124}colère. Luther vient ensuite, qui prend dans la cheminée des tisons embrasés, & met le feu au fagot. L’Empereur Charles-Quint paroît ensuite, qui remue le feu avec une épée, comme pour l’éteindre, & l’allume encore davantage. Enfin vient Léon X, qui prend une bouteille pleine d’eau pour jeter sur le feu ; mais il se méprend, & y jette une bouteille pleine d’huile qui ne fait que l’embraser de plus en plus. L’application en est aisée. Reuchlin, dans ses leçons, auteur de tout le mal, avoit mêlé le vrai & le faux. Erasme, esprit conciliateur, tâchoit de réunir toutes les parties, mais ne pouvoit en venir à bout. Luther mit le feu par-tout, en renversant toute la discipline ; Charles, par la guerre qu’il déclara aux Protestans, Léon, par la condamnation qu’il prononça contre eux, ne firent qu’allumer l’incendie. L’Empereur fut très-choqué de cette insolente bouffonnerie ; mais les Acteurs prirent la fuite, ils avoient de puissans protecteurs. Ce Prince eut beau faire des recherches, il ne découvrit rien, l’attentat demeura impuni.
On voit généralement dans l’histoire que les Princes véritablement grands ont fait fort peu de cas des jeux du théatre. Il seroit infini de suivre dans toutes les Cours la fortune de la scène, & détailler les partisans ou les adversaires dans les Princes bons ou mauvais qui ont illustré ou déshonoré le trône. Bornons-nous aux Empereurs Romains. Nous avons vû dans une foule de loix, rapportées au livre précédent, le mépris qu’en ont fait Constantin, Théodose, Justinien. Les Empereurs Trajan, Alexandre, les Antonins, n’y alloient que par cérémonie, ne les toléroient que pour ne pas choquer le peuple. Trajan en supprimoit autant qu’il pouvoit ; Alexandre retrancha les libéralités des Empereurs aux Comédiens ; Marc-Aurelle n’écoutoit pas même quand {p. 125}il y étoit, il y lisoit ses lettres, & écrivoit ses dépêches : ils regardoient les spectacles, comme les académies de jeux, des lieux de prostitution, qu’on est quelquefois obligé de tolérer, malgré leur infamie & leur désordre. Tibère, grand homme d’État, quoique très-vicieux, chassa tous les Comédiens de l’Italie. Il n’est pas étonnant que Caligula les rappelât ; il étoit trop corrompu pour ne pas aimer éperdument le théatre ; c’étoit une de ses maîtresses qui lui en fournissoit de toute espèce. Pendant deux ans de regne il remplit Rome d’Histrions, de danseurs, de chanteurs ; il obligeoit tout le monde, jusqu’aux Sénateurs, de venir à la comédie, & souvent d’y jouer. Les Comédiens mis en honneur & son cheval nommé Consul servent également à caractériser ce Prince insensé & ses folies. Les anciens Romains qui laisserent introduire le théatre, ne le regardoient que comme un amusement momentané & sans conséquence. Quand l’expérience leur en eut fait sentir les inconvéniens, ils firent, mais trop tard, bien des efforts pour l’abolir ; il éprouva bien des attaques & des révolutions ; on n’y souffroit point de siege, pour ne pas nourrir la mollesse, & ne goûter qu’en passant un amusement si dangereux ; on y étoit debout, comme dans le parterre, reste parmi nous de notre ancienne simplicité & de l’état où fut d’abord le théatre, où on ne connoissoit point de loges. On n’en connut jamais à Rome, même pour l’Empereur. Les sieges ayant été introduits, on forma divers rangs de gradins de pierre, où l’on étoit assis durement. Caligula fit mettre par tout des coussins. Les Romains alloient toûjours nue tête, & ce peuple guerrier étoit endurci à tout, & s’en faisoit gloire. Caligula fit prendre à tout le monde des espèces de grands chapeaux pendant le spectacle. Dans la suite on tendit de grandes voiles soûtenues par des mâts {p. 126}plantés d’espace en espace, pour se garantir du soleil & de la pluie. Nous avons plus fait, nous nous sommes enfermés dans des édifices, moins vastes à la vérité, mais plus commodes, où à l’abri de tout, aussi agréablement que sûrement & proprement, nous pouvons goûter à longs traits, par tous les temps & les heures entieres, de jour & de nuit, tout le poison de la volupté. Caligula, qui le premier se fit adorer comme un Dieu, étaloit sur-tout sa divinité sur le théatre : idole & temple bien dignes l’un de l’autre. Jules-César avoit le génie trop élevé pour s’amuser de bagatelles théatrales, non par religion & par vertu, il ne fut jamais un modelle de sainteté, mais par grandeur d’ame, étendue d’esprit, vûes profondes de politique ; il en méprisoit jusqu’à la partie littéraire, il ne trouvoit point dans les meilleures pieces connues de son temps, qu’on donne pour des chef-d’œuvres, le degré de perfection du bon comique, qu’il appeloit vis comica, qui en effet est très-rare, & qu’on ne trouve que très-peu même dans Moliere, malgré tout l’encens que brûlent sur ses autels ses vicieux adorateurs. Auguste, moins grand que son pére adoptif, se prêta au goût de son temps, parut aimer, peut-être aima-t-il les spectacles, donna beaucoup de fêtes, pour amuser un peuple remuant, dont sa domination naissante avoit à craindre les cabales. Il fit pourtant bien des loix & des traits de justice pour contenir les Acteurs. Il peignit en mourant sa religion & le théatre, dans un mot célèbre, qui ne fit honneur ni à sa sagesse ni à sa vertu. Il disoit à ses amis assemblés au-tour de son lit : Ai-je bien joué mon personnage sur le théatre de la vie ? Satis ne comodè personam nostram in hac theatro egimus ? Parfaitement, répondirent-ils. Adieu donc, mes amis, battez des mains : Valete & plaudite. Il tira le rideau, & {p. 127}rendit l’ame. Voilà la vie & la mort d’un homme de théatre. Cherchez-y la sagesse, trouvez-y l’éternité.
Finissons par l’autorité de Théodoric, Roi des Goths, très-grand Prince, malgré la barbarie de sa nation & de son siecle, & par celle de Cassiodore son Secrétaire d’État, l’un des plus habiles & des plus vertueux Ministres. Il nous apprend (L. 7. Ep. 10.) qu’il y avoit à Rome un Intendant des voluptés, qui présidoit au théatre. Il en est fait mention dans le Code Théodosien ; on voit cette charge instituée par Tibere (Sueton. C. 42.). Théodoric écrit à cet Intendant, qu’il venoit de nommer, pour l’instruire de ses devoirs & l’engager à les remplir. Les termes en sont remarquables. Quoique l’art du théatre soit opposé aux bonnes mœurs, & que la vie licencieuse des Comédiens soit incapable de réforme, la sage antiquité a cru devoir leur donner un modérateur, pour empêcher qu’ils ne tombent dans un entier désordre. Si on ne peut les moriginer en effet, qu’on sauve au moins les apparences, qu’il y ait une ombre de bon ordre : Teneat scenicos, si non veras saltem umbratilis ordo. Que l’honnêteté en impose à des gens sans honneur : Honestas imperet inhonestis. Qu’il y ait quelque loi pour ceux qui n’ont aucune connoissance de la bonne vie ; il faut un gouvernement à ceux qui ne savent pas se conduire eux-mêmes, il faut un tuteur à ces troupeaux d’hommes, gregibus hominum, pour arrêter leurs passions effrénées, comme on en donne aux enfans dans la foiblesse de l’âge. Si la bienséance ne les contient, que votre autorité les contienne. Conservez votre réputation au milieu des gens sans honneur, soyez chaste parmi des femmes prostituées, qui vous sont soumises : Cui subjacent prostituta. Vous serez d’autant plus louable que votre vertu aura résisté à la séduction {p. 128}de la volupté. Vous mériterez des places plus élevées.
Liv. 3. Ep. 51. Il fait une grande description du spectacle, qu’il dit être l’ennemi des bonnes mœurs, le destructeur de toute honnêteté, une source intarissable de querelles : Evacuator honestatis fons irriguus jugiorum. Il conclud, en disant : Nous les tolérons par nécessité, parce que le peuple les aime. Peu de gens se conduisent par la raison, & agissent par de bonnes vûes ; on regarde la volupté comme le souverain bonheur. Il faut être quelquefois insensé avec le peuple, pour modérer la folle joie : Paulos ratio capit expedit interdum desipere. Liv. 1. Ep. 37. Il renouvelle l’arrêt de Vespasien. Un Praticien & un Consul petits-maîtres avoient fait du désordre au spectacle (ce qui n’est pas rare). Le peuple les avoit maltraités, un d’eux avoit été tué. Sur les plaintes qu’on en porta à Théodoric, ce Prince répondit : Il faut distinguer le genre d’insulte ; qu’on punisse celles qui sont faites à un révérendissime Sénateur, reverendissimo Senatori ; mais qui peut répondre de ce qui se passe au théatre ? peut-on y espérer la décence des mœurs ? Mores graves in spectaculis quis requirat ? Pourquoi ces révérendissimes personnes y paroissent elles ? ce n’est pas la place des Catons (c’est celle de Vénus) : Ad circum nesciunt convenire Catones. Toutes les folies que le peuple y fait, ne peuvent passer pour des injures, la licence du lieu excuse les excès : Injuria non putatur, locus defendit excessum. Liv. 1. Ep. 20. Obligé de réprimer des séditions fréquentes, arrivées au spectacle, il se plaint d’avoir à perdre un temps précieux à parler d’un objet si méprisable : Inter gloriosas Reipublicæ curas pars minima videtur de spectaculis loqui. L. 3. Epist. 43. Il décrit au long les différentes espèces de spectacles, qu’il condamne d’une maniere très-pathétique ; {p. 129}il les compare aux enfers, & leur applique ces paroles de l’Énéide (L. 6.) : Quis scelerum comprehendere formas omnia pœnarum percarere nomina possit ? Il termine sa lettre en gémissant sur les erreurs du monde : Heu mundi error dolendus !
CHAPITRE VIII.
Assertions du Théatre sur le tyrannicide. §
Je n’aurois peut-être jamais pensé à aller chercher sur le théatre la doctrine du tyrannicide, si le livre des Assertions de la morale des Jésuites, & d’après lui tous les comptes rendus au Parlement, ne m’avoient fait comprendre combien elle y est dangereuse. Parmi les divers passages qu’on reproche à ces Pères, on leur fait un crime de quelques vers d’une tragédie de Seneque, commentés par le P. Martin del Rio, Jésuite Flaman, fameux par d’autres onvrages, très-peu par celui-ci, que le livre des assertions a déterré je ne sais où. Voici ces vers, qui sont en effet très-forts, & auxquels le commentaire est conforme : Utinam cruorem capitis invisi Diis libare possem ! Gratior nullus liquor tinxisset aras. Victima haud ulla amplior, potestque magis opima mactari Jovi, quàm Rex iniquus.
Que ne puis-je faire aux Dieux des libations du sang d’un homme qui leur est odieux ? Aucune liqueur plus agréable n’eût coulé sur leurs autels. On ne peut immoler à Jupiter aucune victime plus précieuse qu’un mauvais Roi.
Les Jésuites ont eu beau représenter que del Rio étoit encore dans le monde, & même Conseiller au Parlement de Brabant, quand il fit cet ouvrage, ce qui appartiendroit plûtôt à la robe de Magistrat qu’à celle de Jésuite ; que ce n’est après tout qu’un langage de théatre, & un rôle {p. 130}d’Acteur, qui est sans conséquence ; il n’en a pas moins été chargé des anathêmes des Avocats généraux, & condamné au feu par les arrêts des Parlemens. Je n’ai garde de l’arracher aux flammes. Mon zèle pour la personne sacrée des Rois me les feroit plûtôt allumer, & bien loin de réclamer contre la juste sévérité des Magistrats, je suis persuadé qu’en bonne politique, même en matiere de tyrannicide, ils ont trop d’indulgence pour les spectacles ; que cette doctrine pernicieuse qu’ils ont redoutée dans le théatre Latin de Seneque & del Rio, mérite encore moins de grace dans les théatres de Corneille, de Racine, Crebillon, Voltaire, Marmontel, Héros de la scène tragique, à qui l’Académie Françoise a donné des provisions de l’office de bel esprit utile à l’État : doctrine qui débitée publiquement, dans tout le royaume, dans des représentations & des volumes innombrables, avec toute l’élégance, la pompe & le pathétique possibles, doit produire sur tous les esprits un bien plus mauvais effet que la tragédie & le commentaire del Rio, que personne ne connoît. Tous ces arrêts célèbres sont les préjugés les plus favorables dans le procès que je fais au théatre. Ce seroit une contradiction frappante d’applaudir aux uns, & de brûler l’autre. Le tyrannicide, la révolte, les conjurations, le mépris des Rois, sont la doctrine générale & la tradition non interrompue de tous les tragiques. Le recueil de leurs assertions l’emporteroit sur tous les Santarelli, Buzembaun, Émanuel Sa, &c. qui n’ont jamais, ni débité tant d’horreurs, ni écrit avec tant de grace, ni n’ont été lûs avec tant d’empressement, ou écoutés avec tant de plaisir. Et cela doit être. Tous les sujets de tragédie regardent des Princes, toutes les catastrophes sont quelque meurtre, & la piece une intrigue contre eux : la plûpart sont des conjurations. {p. 131}On ne peut faire parler des conjurés qu’en leur faisant débiter des maximes & des sentimens conformes à leur dessein, pour s’y affermir, le justifier, l’inspirer à d’autres, en ménager le succès.
Corneille. §
Voltaire, qui prétend égaler & surpasser tous les grands hommes, se fait dire dans une lettre sur la Mort de César : J’y ai admiré une prodigieuse quantité de beaux vers, que j’appelle Corneliens. Corneille flatte mon amour propre ; il me persuade l’excellence de mon être ; il élève mon ame. Je lui en sais gré. Ce langage Cornelien qui flatte si fort l’amour propre Volterrien, n’est que le mépris des Dieux & des Rois, qui anime par-tout Corneile. En se mesurant avec des hommes supérieurs en dignité & en naissance, on croit élever son ame, & on se persuade l’excellence d’un être qui ne voit rien au-dessus de lui. Corneille est républicain par caractère, il est par-tout monté sur ce ton, c’est là son sublime. Plus Romain que les Romains eux-mêmes, il les fait parler plus finement peut-être qu’ils ne parloient. Il n’a réussi que dans les pieces où il a suivi son goût, Horace, Cinna, Pompée, &c. Plein des agitations de la Ligue, qui avoit bouleversé tant de têtes, & dont il avoit vû les restes mal éteints, & de celles de la Fronde, qu’il vit en entier, naturellement dur & fier, incapable de jamais plier, enflé par ses succès & sa supériorité décidée sur tous ses rivaux, aigri par la querelle puérile que lui fit le Cardinal de Richelieu, il ne respire que vengeance, hauteur & indépendance, & ne connoît le joug de la monarchie que pour le secouer. Richelieu, aussi peu content de sa fierté, que ridiculement jaloux de ses ouvrages, n’osa attaquer de front cet adversaire du despotisme, dont le public admiroit les talens supérieurs : il le fit indirectement par la censure de l’Académie. Mais n’ayant pû réussir {p. 132}à décréditer ni le Républicain ni le Poëte, il essaya de lui fermer la bouche par ses bienfaits. Il ne réussit pas mieux sur ce cœur inflexible. La mort du Ministre termina cette querelle politique & littéraire. Corneille, qui avoit toûjours fait bonne contenance, demeura maître du théatre, y établit ses lauriers & sa doctrine, qui, comme un héritage précieux de leur père, a passé de main en main à ses descendans, & tous se font gloire d’être Cornéliens, quoique souvent ils dérogent. Mais dans les plus minces, comme dans les plus belles pieces, ce sont là les élémens du cothurne, les premiers vers qu’enfante une Muse tragique, qu’elle regarde comme les morceaux brillans, dans lesquels le Parterre croit sentir l’excellence de son être, & le Petit-maître élever son ame ; ce qui en bonne politique devroit faire supprimer le théatre.
La tragédie de Cinna, la plus belle peut-être de celles de Corneille, au-dessus de laquelle, dit Fontenelle, il n’est rien, est le spectacle le plus horrible pour la politique & les bonnes mœurs. C’est une conjuration contre la vie d’Auguste, tramée par sa fille adoptive & ses deux favoris les plus comblés de ses bienfaits, qui, au moment d’être exécutée, n’est découverte que par la lâche jalousie de l’un d’eux, lequel veut enlever à l’autre sa maîtresse ; & toutes ces horreurs, loin d’être punies, sont récompensées par Auguste, qui voyant l’inutilité de ses rigueurs passées contre les conjurés, espère de ramener les cœurs par le pardon & de nouveaux bienfaits. Ce ne sont point ici des personnages subalternes qu’on puisse désavouer sans conséquence, c’est tout ce qu’il y a de plus grand. Le mensonge, la flatterie, l’artifice, sont bassement mis en œuvre pour tromper le Prince, lui faire garder le diadême qu’il a envie de quitter, & avoir le plaisir d’assassiner un {p. 133}Souverain & ce même homme qu’on peint avec les couleurs les plus odieuses :
Si l’on doit le nom d’homme à qui n’a rien d’humain,A ce tigre altéré de tout le sang Romain…Et jamais insolent ni cruel à demi, &c.
Le même Cinna qui vient de tracer ce portrait, lui dit quatre pages après :
N’imprimez pas, Seigneur, cette honteuse marqueA ces rares vertus qui vous ont fait Monarque.Vous l’êtes justement, & c’est sans attentatQue vous avez changé la forme de l’État, &c.
Et son complice, qui ne médite pas moins la mort de son Prince, lui dit :
Oui, j’accorde qu’Auguste a droit de conserverL’empire où sa vertu l’a seule fait monter :Il a fait de l’État une juste conquête.
S’il est Monarque légitime & vertueux, quel droit, quel prétexte a-t-on pour l’assassiner ? est-ce là la probité Romaine, si fort vantée, ou plûtôt n’est-ce pas la fourberie & la noirceur ? Et ce Poëte, qu’on appelle grand, pour avoir dignement soûtenu la grandeur Romaine, pouvoit-il avilir davantage les Romains qu’en leur prêtant une conduite, des sentimens, un langage, si indignes d’eux ? C’est bien à ces traits la plus vile populace, revêtue d’habits & d’un style pompeux qui cache le cœur le plus noir & le plus méprisable. Si ce sont là des beautés, ce sont donc de ces beautés de monstre qui frappent par un excès d’horreur. Rien de plus forcené que les trois premieres scènes : ce n’est pas une femme & des hommes, c’est une furie & des démons qui parlent :
La cause de ma haine est l’effet de la rage.Je m’abandonne toute à vos ardens transports,Et crois pour une mort lui devoir mille morts.S’il veut me posséder, Auguste doit périr :Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.Je recevrois de lui la place de Livie (son épouse),{p. 134}Comme un moyen plus sûr d’attenter à sa vie.Pour qui venge son père il n’est point de forfaits.
Qui jamais a plus fortement avancé la doctrine du tyrannicide que Cinna en parlant à Auguste de son propre père, sans que le Prince ni personne dans la piece le contredise ?
César fut un tyran, & son trepas fut juste.Et vous devez aux Dieux compte de tout le sangDont vous l’avez vengé pour monter à son rang.
On sacrifie les plus tendres sentimens, les objets les plus chers, la vie d’un amant.
Est-il perte à ce prix qui ne semble légère ?Qui méprise la vie est maître de la sienne.Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit :La vertu nous y jette, & la gloire le suit.Joignons à la douceur de venger nos parensLa gloire qu’on remporte à punir les Tyrans.
Les conjurés sont si furieux qu’ils ne peuvent entendre nommer le Prince :
Plût aux Dieux que vous-même eussiez vû de quel zelleCette troupe entreprend une action si belle !Au seul nom de César, d’Auguste, d’Empereur,Vous eussiez vû leurs yeux s’enflammer de fureur,Et dans le même instant, par un effet contraire,Leur front pâlir d’horreur, & rougir de colère.Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureuxQui doit conclurre enfin nos desseins généreux.Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome.
Cinna aime éperdument la fille d’Auguste, & ne veut pas la recevoir de sa main, quand son père voudroit la lui donner :
La recevoir de lui me seroit une gêne.Mais quand j’aurai vengé Rome des maux soufferts,Je saurai le braver jusques dans les enfers.Oui, quand par son trépas je l’aurai méritée,Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée,L’épouser sur sa cendre, & qu’après notre effort,Les présens du Tyran soient le prix de sa mort.{p. 135}Quand le ciel par nos mains à le punir s’apprête,Un lâche repentir garantiroit sa tête !
Le Parlement de Rouen fit le procès à un Régent troisieme, pour avoir donné à ses écoliers à mettre en vers cette pensée, qu’on trouve par-tout, que l’évenement fait aux yeux du monde le héros ou le criminel. Corneille l’exprime bien mieux, & au lieu de lui faire le procès, on l’admire à Rouen même dans un concitoyen (Corneille étoit de Rouen.).
Demain j’attens la haine ou la faveur des hommes,Le nom de parricide ou de libérateur.Et sur celui de Prince ou d’un usurpateur,Du succès qu’on obtient contre la tyrannieDépend ou notre gloire ou notre tyrannie,Et le peuple inégal à l’endroit des Tyrans,S’il les déteste morts, les adore vivans.Regarde le malheur de Brute & de Cassie :La splendeur de leur nom en est-elle obscurcie ?Ne les compte-t-on pas pour les derniers Romains ?Leur mémoire dans Rome est encor précieuseAutant que de César la vie est odieuse.
On y emploie la religion du serment, & toutes les conjurations n’y manquent pas. Souffriroit-on qu’on avançât que le Pape peut délier les sujets du serment de fidélité à leur Prince ? est-il plus permis de faire serment de le tuer ?
A peine ai-je achevé que chacun renouvellePar un noble serment le vœu d’être fidelle.
Lorsque Cinna, touché des bienfaits d’Auguste, montre quelque remords, que lui dit-on ?
Brute eut trop de vertu pour tant d’inquiétude,Et ne soupçonna point sa main d’ingratitude,Et fut contre un Tyran d’autant plus animéQu’il en reçut de biens, & qu’il s’en vit aimé.N’écoutez plus la voix d’un Tyran qui vous aimeEt veut vous faire part de son pouvoir suprême.
Les leçons qu’on donne aux Monarques ne valent {p. 136}pas mieux :
Tous les crimes d’État qu’on fait pour la Couronne,Le ciel nous en absout alors qu’il nous la donne,Et dans le sacré rang où la faveur l’a mis,Le passé devient juste, & l’avenir permis.Qui peut y parvenir ne peut être coupable :Quoi qu’il ait fait ou fasse, il est inviolable.
La belle vertu Romaine que celle qu’a inventée Corneille !
Je fais gloire pour moi de cette ignominie :La perfidie est noble envers la tyrannie,Et quand on rompt le cours d’un sort si malheureux,Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux.Je me fais des vertus dignes d’une Romaine :Un cœur vraiment Romain ose tout pour ravirUne odieuse vie à qui le fait servir.
Dans la tragédie de Pompée, Cornelie sa veuve, ennemie déclarée de César, va lui découvrir une conspiration faite contre lui, & lui abandonne ses esclaves, qui en sont complices. Émilie, dans Cinna, offre son cœur & sa main pour prix d’un lâche assassinat d’Auguste son bienfaiteur & son père adoptif. Voilà deux Romains de la plus haute naissance. Le premier trait, digne de la grandeur & de la probité Romaine, est une vraie, une sublime beauté. Voilà la vérité & la vertu. Le second, digne du plus lâche, du plus méprisable esclave, peut-il être une beauté aussi ? est-il même vrai-semblable ? Est-ce un Romain ? ou plûtôt n’est-ce pas un monstre dans l’ordre des mœurs ? Le public est-il conséquent, s’il les admire tous les deux ? Le Poëte est-il pardonnable de prostituer ainsi son pinceau, en exposant le vice paré des mêmes couleurs que la vertu ? Est-ce donc mériter le nom de grand, que de se jouer du vrai & du faux, de la vertu & du vice, en inspirant les mêmes sentimens & prodiguant les mêmes éloges pour des forfaits horribles & pour {p. 137}des actions héroïques ? Quelle école pour les mœurs ! La pompe des paroles, l’enflure du stile, de longues tirades, changent-elles la lâcheté en courage, la bassesse en sublime, les assassinats en vertus ? Le théatre de Corneille est une tête de Gorgone coëffée avec de beau linge & des pierres précieuses. En est-elle moins affreuse ? C’est toûjours la tête de Meduse.
La tragédie de Pompée, autre chef d’œuvre de Corneille, de laquelle il dit dans sa Préface, le stile est plus élevé en ce poëme qu’en aucun des miens, & ce sont sans contredit les vers les plus pompeux que j’aie faits, cette tragédie n’est qu’un lâche assassinat de Pompée par un Roi qui lui devoit sa couronne, & qui par une basse politique le sacrifie à son ambition. Une conjuration aussi noire contre César y forme un incident qui en fait le dénouement, entremêlé d’une vengeance forcénée, d’un amour insensé, qui dégrade César, & dont une coquette ambitieuse se sert pour obtenir une couronne. Quels exemples à embellir par la pompe de la scène & l’élevation du génie poëtique, pour faire mieux goûter le mépris des Rois & des Dieux, que cette piece, comme toutes celles de Corneille, donne pour des sentimens héroïques de la plus haute vertu Romaine ! Ces Dieux ne sont, il est vrai, que des idoles, aux yeux des Chrétiens ; mais aux yeux des Romains c’étoient des Dieux véritables. C’étoient donc pour eux de véritables impiétés. Pompée étoit le Général de la République : quel droit avoit-on sur ses jours ? César étoit un Tyran : mais est-il permis de tuer un Tyran, & de prêcher le tyrannicide, de le montrer au public dans le jour le plus favorable, qui en diminue l’horreur & en fasse croire la légitimité ?
Quand les Dieux étonnés sembloient se partagers,Pharsale a décidé ce qu’ils n’osoient juger.{p. 138}Il dédaigne de voir le ciel qui le trahit,De peur qu’il ne semblât par une telle offenseImplorer d’un coup d’œil son aide & sa vengeance.Et son courroux mourant fait un dernier effortPour reprocher aux Dieux sa défaite & sa mort.Le sang des Scipions protecteur de nos Dieux.Jusqu’à lui faire aux Dieux pardonner sa défaite.Moi, je jure des Dieux la puissance suprême,Et pour dire encor plus, j’en jure par vous-même.Car vous pouvez bien plus sur un cœur affligéQue le respect des Dieux qui l’ont mal protégé.Ma Divinité seule après ce coup funeste.Ces dieux qui l’ont flaté, ces dieux qui m’ont trompée,Ces dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,Qui la foudre à la main ont pû voir l’égorger.Ils connoîtront leur faute, & voudront le venger.Mon zèle, à leur refus, aidé de ta mémoire,Te saura bien sans eux arracher la victoire.
En voici pour les Rois :
Sire, quand par le fer les choses sont vuidées,La justice & le droit sont de vaines idées.Et du même poignard pour César destinéJe perce, en soupirant, son cœur infortuné.La justice n’est pas une vertu d’État.Le choix des actions, ou mauvaises ou bonnes,Ne fait qu’anéantir la force des couronnes.Le droit des Rois consiste à ne rien épargner :La timide équité détruit l’art de regner.Quand on craint d’être injuste on a toûjours à craindre,Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfraindre.Fuir, comme un déshonneur, la vertu qui le perd,Et voler sans scrupule au crime qui le sert.
Cet affreux machiavelisme forme-t-il de bons sujets ou de bons Princes ? vaut-il mieux que la doctrine de Buzembaun ? Voici encore de la bonne morale, bien propre à faire respecter les Rois. C’est le grand César qui la débite.
Que m’offriroit de plus la fortune ennemie,{p. 139}A moi qui tiens le trône égal à l’infamie ?Rome qui du même œil le donne & le dédaigne,Qui ne voit rien aux Rois qu’elle aime ou qu’elle craigne,Et qui verse en nos cœurs avec l’ame & le sangEt la haine du nom & le mépris du rang.Vous (le Roi) qui devez respect au moindre des Romains.Mais pour servir César rien n’est illégitime.
Y a-t-il même du bon sens dans ces grands mots de César, & n’est-ce pas parler contre lui-même ? Qu’on appelle un Souverain comme on voudra, Roi, Empereur, Dictateur, Sultan, Mogol, &c. n’est-ce pas toûjours la puissance souveraine ? César, intéressé à la faire respecter en sa personne, étoit trop prudent pour tenir le langage que lui prête l’envie de dire de grands mots, aux dépens de la sagesse & des mœurs.
César porte en ses flancs de quoi nous en laver.C’est là qu’est votre grace, il nous l’y faut trouver.Je ne vous parle point de souffrir sans murmure.Justifions sur lui la mort de son rival.Et notre main alors également trempéeEt du sang de César & du sang de Pompée…Rome, sans leur donner des titres différens,Se croira par vous seul libre de deux Tyrans.C’est trop craindre un Tyran que j’ai fait redoutable.Deux fois en même jour disposons des Romains.Pompée étoit mortel, César ne l’est pas moins.Tu n’as non plus que lui qu’une ame & qu’une vie.C’est à moi de punir ta cruelle douceur.Tu m’as prescrit tantôt de choisir mes victimes.Je ne puis en choisir de plus digne que toi,Ni dont le sang offert, la fumée & la cendrePuissent mieux satisfaire aux manes de ton gendre.Il nous le faut surprendre au milieu du festin,Enivré des douceurs de l’amour & du vin.Ils me font méprisable alors qu’ils me font Reine.Le trône où je m’assieds m’abaisse en m’élevant,Et ces marques d’honneur, comme titres infames,{p. 140}Me rendent à jamais indigne de vos flammes.
La Cour peut-elle entendre ce langage, le Ministère le souffrir, la Magistrature le tolérer, une Nation fidèle à son Prince y applaudir ?
L’Académie Françoise vient d’approuver, d’applaudir, récompenser, couronner, de la maniere la plus brillante, au-dessus de plusieurs autres ouvrages qu’elle-même a déclaré exceller, l’Épître d’un Père à son Fils, par le sieur de Champfort, où en effet il y a de très-beaux vers, entr’autres celui-ci, où pour montrer les heureux effets d’une belle éducation, qui inspire & crée des vertus, on fait l’éloge de Brutus, meurtrier de César, & de Caton, qui l’éleva :
C’est du fils de César que Caton fit Brutus.
Si l’assassinat de César par son fils est un acte de vertu, le tyrannicide est-il un crime ? Si former les gens au tyrannicide est un modelle d’éducation & le chef-d’œuvre du plus sage des Romains, falloit-il supprimer les Jésuites ? Si ces belles maximes dans une épître didactique méritent des couronnes littéraires, Busembaun mérite-t-il le feu ? J’aime la bonne foi du Journal de Trevoux. (Janv. 1765. Nouvell. littérair.). Il annonce la lettre d’un Docteur de Sorbonne qui fait la censure théologique de cette épître, comme pleine de mauvais principes, & avec raison. Le Journaliste, confus d’en avoir fait l’éloge, convient que l’ouvrage est mauvais, loue les Écrivains qui vengent les droits de la religion & de la société contre ceux qui se disant citoyens, ne parlant que de l’amour de la patrie, osent lui porter les plus cruelles atteintes, & s’excuse en disant que l’Auteur étant jeune, il craignoit de le décourager & de le chagriner, comme s’il falloit encourager des gens qui portent à la religion & à la société les plus cruelles atteintes. Les autres Journaux, moins scrupuleux, n’ont point parlé de la lettre du Docteur, {p. 141}& sur la garantie théologique de l’Académie, ont fait sans restriction & sans palinodie le plus pompeux éloge de l’épître, notamment de ce vers, dont on a paré le frontispice, à la place d’épigraphe.
Ce vers cependant n’est qu’une imitation de Corneille dans Héraclius (Act. 4. Sc. 4.), où Léontine, Gouvernante d’Héraclius, comme Caton de Brutus, vante la belle éducation qu’elle lui a donnée en le préparant à l’assassinat de l’Empereur Phocas :
C’est du fils du Tyran que j’ai fait ce Héros.
Elle ajoute, en parlant à l’Empereur lui-même de son fils :
C’est assez dignement répondre à tes bienfaitsQue d’avoir dégagé ton fils de tes forfaits.Séduit par ton exemple, il t’auroit ressemblé :Il seroit lâche, impie, inhumain, comme toi.
Ce ne sont pas les seuls beaux vers dont Corneille ait orné la piece qu’il dit supérieure à Rodogune & la chose la plus spirituelle qui soit sortie de sa plume. En voici qui ne sont pas indifférens.
Cette mort que mes vœux s’efforcent de hâter,Est l’unique degré par où je veux monter.Et la soif de ta perte en cette conjonctureMe fait aimer l’auteur d’une belle impostureMalgré le nom de père & le titre de fils,Je deviens le plus grand de tous ses ennemis.J’irai pour l’empêcher jusqu’à la force ouverte.N’importe, à tout oser le péril doit contraindre.Il est temps de montrer qui nous sommes…D’immoler mon tyran au péril de ma sœur.Faisons que son amour nous venge de Phocas,Et de son propre fils arme pour nous le bras.Si j’ai pris soin de lui, si je l’ai laissé vivre…Je ne l’ai conservé que pour ce parricide.C’est par là qu’un Tyran est digne de périr.Et le courroux du ciel, pour en purger la terre,{p. 142}Nous doit un parricide, au défaut du tonnerre.L’ordre est digne de nous, le crime est digne d’eux.Dans le fils d’un Tyran l’odieuse naissanceMérite que l’erreur arrache l’innocence.Donnez l’aveu du Prince à sa mort qu’on apprête,Et ne dédaignez pas d’ordonner de sa tête.Il arme puissamment le fils contre son père.Et je tiendrai toûjours mon bonheur infini,Si les miens sont vengés, & le Tyran puni.Puisqu’une ame si haute à frapper m’autorise,Et tient que pour répandre un si coupable sangL’assassinat est noble & digne de mon rang.Et du sang du Tyran signez notre himenée.Il ne crie en mon cœur que la mort des Tyrans.L’esclave le plus vil qu’on puisse imaginer,Sera digne de moi, s’il peut l’assassiner.Pour tromper un Tyran, c’est générosité.Sur l’ennemi commun sauront prendre leur temps
Ce sont les principaux Acteurs, qui tous à la fin de la piece sont récompensés du parricide. Corneille étoit sans doute un Jésuite de robe courte.
Mais, dit-on, Phocas étoit un usurpateur qui avoit fait mourir son Roi : on n’agissoit que pour remettre sur le trône l’héritier légitime. 1.° Cela n’est pas vrai. Corneille déclare que la piece est toute de son invention. Quelle fureur d’inventer de pareilles pieces ! 2.° Il est donc permis à l’héritier légitime d’être tyranicide : s’il peut l’être par lui-même, ne peut-il pas se faire aider par une autre main ? ne peut-on pas en présumant son intention, agir pour lui ? La religion avoue-t-elle le principe ? la logique désavoue-t-elle les conséquences ?
Je ne fais point d’extraits des autres pièces de Pierre Corneille, non plus que de celle de Thomas son frère, où l’on trouve en cent endroits les mêmes enseignemens. Il nous suffit, pour faire connoître la doctrine de cet homme tant {p. 143}vanté, de ses deux pieces les plus préconisées. Je sais que Corneille étoit un honnête homme, je n’en veux point à sa personne ; mais on doit convenir qu’un spectacle dont les plus belles pieces débitent une si détestable morale, est infiniment dangereux pour la religion, les mœurs & le gouvernement.
Racine. §
Le doucereux, le courtisan, le dévot Racine, Pensionnaire du Roi, Historiographe de France, inspireroit-il la révolte, le mépris des Rois, le tyrannicide ? un élève de Port-Royal débiteroit-il la mauvaise morale que le grand Arnaud, le grand Pascal, le grand Nicole, ont tant reprochée aux Jesuites ? Lisons, & jugeons. Voici comment s’expliquent dans Bajazet un Prince du sang, un premier Ministre, une Sultane favorite.
Mais j’ai plus dignement employé mon loisir.J’ai sçû lui préparer des craintes & des veilles.Pour moi demeuré seul, une juste colèreTourna bien-tôt mes vœux du côté de son frère.S’il ose quelque jour me demander ma tête.Je ne m’explique point, Osmin, mais je prétensQue du moins il faudra la demander long-temps.Déclarons-nous, Madame, & rompons le silence.Fermons-lui dès ce jour les portes de Bisance :Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.Vous voudrez mais trop tard soustraire à son pouvoir.Vous n’entreprenez point une injuste carriere.Vous repoussez, Seigneur, une main meurtriere.L’exemple en est commun, & parmi les SultansCe chemin à l’Empire a conduit de tout temps.La plus sainte des loix ; ah ! c’est de vous sauver.Ah ! si nous périssons, n’en accusez que vous.Du serrail, s’il le faut, venez forcer la porte,Entrez accompagné de leur vaillante escorte.Non, ne rougissez point : le sang des Ottomans{p. 144}Ne doit point en esclave obéir aux sermons.Libres dans leur victoire, & maîtres de leur foi,L’intérêt de l’Etat fut leur suprême loi.Et d’un trône si saint l’amitié n’est fondéeQue sur la foi promise, & rarement gardée.Je vais de ce signal faire entendre la cause,Remplir tous les esprits d’une juste terreur,Et proclamer enfin le nouvel Empereur.Je vais le couronner, Madame, & j’en réponds.Mais enfin je me vois les armes à la main :Je suis libre, & je puis contre un frère inhumain…Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,Moi-même le cherchant aux climats étrangers…Le ciel, le juste ciel vous devoit ce miracle.Je sais, sans me flatter que de sa seule audaceUn homme tel que moi doit attendre sa grace.
La moitié de cette piece est sur ce ton de révolte & de régicide ; elle n’est toute entiere qu’une conjuration tramée contre un Roi légitime par son Visir, son frère, & sa Sultane favorite, & traversée par des folies amoureuses qui la font manquer : folies fades, ridicules & sans vrai-semblance dans un Prince qui ne se fait point de scrupule d’envahir le trône, & a la foiblesse de se sacrifier à sa maîtresse, & de se perdre avec elle. De tout cela il ne reste dans l’esprit des spectateurs que de la pitié pour le Prince imbécile qui manque la couronne, de l’estime pour le courage du Visir qu’on plaint d’être le jouet de deux enfans, & de la haine pour le Sultan qui fait mourir les rebelles. Sont-ce là des leçons qui forment des sujets fideles ?
Athalie, le chef-d’œuvre de la scéne, qu’on sait par cœur, composée pour S. Cyr par ordre de Madame Maintenon, est encore pire. Cette piece est une exécution authentique des opinions ultramontaines les plus outrées, qu’aucun Pape n’adopta jamais. Une mère ambitieuse s’empare {p. 145}du trône de Juda, au préjudice de ses petits-fils, qu’elle fait égorger, & règne paisiblement pendant six ans. Elle est assassinée pour faire régner un de ses enfans de sept ans, qu’on dit avoir été sauvé par hasard du massacre. Voilà le vrai tyrannicide que, d’après S. Thomas, on a dit être permis. Ce n’est pas un tyran de gouvernement, qui abuse de son autorité, & qu’il faut souffrir patiemment, Athalie, quoiqu’idolâtre, ne persécutoit pas la vraie religion, mais un tyran d’invasion, qui s’est emparé par violence du souverain pouvoir, dont on le dépouille, pour le rendre au maître légitime, comme si on avoit assassiné Cromwel ou le Prince d’Orange, qui furent des usurpateurs, pour remettre sur le trône Charles II ou Jacques II, les Rois légitimes. Encore même le fils prétendu d’Athalie étoit-il un enfant inconnu, qui paroît tout à coup, dont la naissance n’étoit établie que sur la déposition d’une femme qui disoit l’avoir furtivement enlevé. Distinction des tyrannicides, qu’un François rejette avec horreur, puisque les partisans du sentiment contraire n’en demandent pas davantage, pour avoir le champ libre.
Le théatre n’est pas si scrupuleux ni si fidèle à nos maximes. Racine le fils, dans ses observations sur cette tragédie de son père, justifie le meurtre d’Athalie, parce qu’un tiran est l’ennemi public, contre lequel tout homme est soldat. Jamais Auteur tyrannicide n’a dit autre chose. Racine le père, dans toute la piece, en fait même le plus grand éloge, comme d’un acte héroïque de religion. Il le met sur le compte des Prêtres, par ordre du souverain Pontife Joad (le Pape des Juifs), & dit sans détour dans sa Préface : Tout devoit être saint dans une si sainte action, aucun profane n’y devoit être employé. Assassinat d’autant plus odieux que c’est au nom du fils, pour lui, & {p. 146}à ses yeux, qu’on égorge sa mère. Jamais assurément ni Pape ni Évêque n’est allé à la tête de son Clergé assassiner, sous prétexte de tyrannie, un Roi paisible sur son trône.
Quoique de toutes les pieces tirées de l’Écriture, Athalie soit celle où l’on a le plus fidèlement suivi le texte sacré, on y a ajoûté des circonstances qui ne servent qu’à justifier l’attentat. Le Poëte suppose une inspiration de Dieu, & fait parler le grand Prêtre en Prophète. Rien de tout cela dans l’Écriture, pas un mot d’approbation. La révolution du royaume d’Israël, par la mort d’Achab, avoit été prédite par Élie, & ordonnée de Dieu par un autre Prophète, qu’il avoit envoyé sacrer Jehu. Eût-il fallu des ordres moins précis pour autoriser un parricide ? Rien encore dans l’Écriture. Cet événement est raconté avec le même air d’indifférence que mille autres dans le livre des Rois. Est-ce donc une beauté de la scène de défigurer l’histoire, pour transformer le tyrannicide en un acte de religion ? & n’est ce pas le prétexte ordinaire des meurtriers des Rois ? On fait égorger la Reine à la porte du Temple, & l’Écriture dit que ce fut à la porte des écuries du Palais, Porta introïtûs equorum. Pourquoi aggraver le crime par la sainteté du lieu, ou plûtôt le consacrer ? On fait dire un mensonge au grand Prêtre pour attirer Athalie dans le Temple, l’y renfermer sans gardes (ce qui dans les circonstances est sans vrai semblance) & lui montrer le Roi. Racine le fils se tue de prouver, selon la doctrine Moliniste, que le mensonge est permis contre un ennemi. Toutes ces basses embuches sont encore de l’invention du Poëte. Dans l’Écriture, nul pour-parler avec la Reine, elle ne vient au Temple qu’après avoir appris par le bruit public que Joas étoit couronné. Le grand Prêtre entreprend artificieusement de {p. 147}détacher par principe de religion, du service de la Reine, Abner un de ses principaux Officiers, sans même lui apprendre le secret de l’existence du Roi, ce qui certainement étoit en lui un crime, & il emploie pour donner plus de poids à la séduction, la voix de Dieu même, à qui il fait dire : Par de stériles vœux pensez-vous m’honorer ? Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété. Supercherie indigne du grand Prêtre, qu’on lui prête gratuitement contre la vérité, & qui d’un grand homme, d’un Prophète, n’en fait qu’un lâche & un malhonnête homme. Racine dit que ce grand Prêtre agit par ordre du Roi. Autre ridicule. Quel ordre peut donner un enfant de sept ans, qui n’apprend ce qu’il est qu’à la fin de la piece, où tout est arrêté, toutes les mesures prises, tous les ordres donnés ? Est-ce même à un fils à faire poignarder sa mère, & convient-il de créer un Néron parmi les ancêtres du Messie ? On imagine des conversations entre la mère & le fils qui ne furent jamais, & qui autorisent l’insolence de tous les rebelles. Les réponses injurieuses de cet enfant, à la Reine elle-même, ainsi que les chœurs, & les discours de tous les Acteurs, font voir que sous prétexte de religion tout a été élevé dans une haine & un mépris souverain contre une Reine qu’on devoit regarder comme légitime jusqu’à ce que le Roi fût reconnu : haine & mépris comblé d’éloges par le grand Prêtre qui en donne l’exemple :
… Sa mémoire est fidelle,Vous cultivez déjà leur haine & leur fureur,Vous ne leur prononcez mon nom qu’avec horreur,
disoit Athalie avec raison. Sont-ce là des leçons & des exemples à mettre sous les yeux du public ? quel Ultramontain en a fait davantage, en a tant fait ? La doctrine de Jean Petit, condamnée au Concile de Constance, y est toute mise en action ; {p. 148}la Ligue ne fit, ne dit rien de plus. Si cette piece eût été composée de son temps, on l’eût fait apprendre par cœur aux enfans, comme le catéchisme, on eût couronné le Poëte. Il faudroit la copier toute, si on vouloit rapporter tout ce qu’il y a d’injurieux & d’attentatoire contre la Majesté royale. Contentons-nous de quelques vers, pour sentir que si dans l’ordre littéraire c’est un chef-d’œuvre poëtique, dans l’ordre moral c’est un chef-d’œuvre de séduction, contre l’intention sans doute du bon Racine, qui fut toûjours bon serviteut du Roi, mais qui a préparé, sans le vouloir, un poison bien dangereux, & l’a servi dans une coupe dorée. Osa-t-on la représenter à la Cour ? ose-t-on la représenter aux yeux des Magistrats ? la France peut-elle la tolérer, la voir, y applaudir ?
Hélas ! si pour venger l’opprobre d’Israël,Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahel,Des ennemis de Dieu percer la tête impie.Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle,Des Prêtres, des enfans, ô Sagesse éternelle !Puisse périr comme eux quiconque leur ressemble.Prêtres saints, c’est à vous de prévenir sa rage :Il faut finir des Juifs le honteux esclavage,Venger vos Princes morts, relever votre loi.J’attaque sur son trône une Reine orgueilleuse.Déjà trompant ses soins j’ai sû vous rassembler.Marchons en invoquant l’arbitre des combats,Et réveillant la foi dans les cœurs endormie,Jusque dans son palais cherchons notre ennemie.Dans l’infidèle sang baignez-vous sans horreur.Frappez & Syriens, & même Israélites.De leurs plus chers parens saintement homicides,Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides.Et par ce noble exploit vous acquirent l’honneurD’être seuls employés au Temple du Seigneur.Jurons… De ne poser le fer entre nos mains remis{p. 149}Qu’après l’avoir vengé de tous ses ennemis.Qu’a l’instant hors du Temple elle (Athalie) soit emmenée,Et que sa sainteté n’en soit pas profanée.A lez, sacrés vengeurs de vos Princes meurtris,De leur sang par sa mort faites cesser les cris.Si quelque audacieux embrasse sa querelleQu’a la fureur du glaive on le livre avec elle.
Laissons Britannicus, Mithridate, Alexandre, &c. où nous pourrions faire une ample moisson de pareils sentimens, assaisonnés d’une douceur & d’une élégance qui les fait savourer délicieusement. Qu’eussent dit les Provinciales, si Escobar & Tambourin avoient si bien exprimé une morale si meurtriere ? Mais ces Espagnols ne sont pas galans, on ne trouve chez eux ni Phédre ni Bérenice. Qu’on les proscrive, & qu’on adore le théatre, qui nous donne & nous forme des maîtresses, qu’importe à quel prix ?
Dans une lettre adressée à Racine le fils, & imprimée à la fin de ses remarques sur les ouvrages de son pere, on voit un Magistrat, Poëte dramatique, condamner & justifier le théatre, faire le procès à Racine le pere, & l’absoudre, trouver la scène dangereuse, presque irréformable, & imaginer de la réformer. C’est ici Melpomène & les Loix, Didon & les Pseaumes de David, le Chrétien & l’Auteur galant, qui, fort étonnés de se trouver sous le même toît, voudroient se réconcilier, & après avoir débité leurs raisons, ne savent comment s’y prendre. Il faudroit en effet un habile négociateur pour ménager des intérêts si opposés. L’Evangile est bien peu traitable, & la volupté peu docile.
Il paroît surprenant que les Jésuites ne se soient jamais avisés d’opposer la doctrine meurtriere du théatre aux imputations qu’on leur a faites des opinions de leurs Auteurs. Ils se sont {p. 150}rejetés sur les Jacobins qui l’ont enseignée avant & après eux, & plus fortement qu’eux, ce qui est très-vrai par-tout ailleurs qu’en France ; mais pourquoi ont-ils laissé Cinna, Pompée, Athalie, &c. où les mêmes horreurs se trouvent à chaque pas ? La raison est simple. Les Jésuites ont fait représenter mille fois toutes ces pieces dans leurs Collèges, ils en ont composé cent de pareilles, ils se sont donc arrachés à eux-mêmes cette défense. Mais pourquoi donc leurs adversaires ne leur ont-ils pas reproché tous ces faits ? pourquoi ne pas les faire entrer dans la chaîne de la tradition prétendue de leur régicide ? Cet anneau eut bien mieux figuré dans le livre des Assertions qu’un Santarelli, un Sa, &c. dont un million d’ames qui ont vû jouer ces pieces, auroient demandé comme Pascal : Ah ! mon Père, ces gens-la sont-ils Chrétiens ? La raison en est simple encore : on aime le théatre ; a-t-on pû le censurer & le dépouiller de ses beautés ? on craint plus de supprimer les pieces, qu’on ne désire la suppression des Jésuites. Les passions ont sauvé la scène jusque dans le sein d’un Institut impie que l’on a proscrit, le zèle s’est brisé à l’écueil du plaisir. Les charmes des Actrices ont obtenu la grace de ce qui méritoit les foudres ; leurs myrthes auroient-ils été flétris par les mains de leurs adorateurs ? Les Jesuites auroient-ils deviné qu’ils devoient avoir un jour cette obligation au théatre ?
Crébillon. §
Le sombre Crébillon, dont le théatre toûjours tendu de deuil, & n’ayant que des poignards pour décorations, est une espéce d’échafaud où les Acteurs sont autant de bourreaux, qui ne parlent à chaque scene que de tuer quelqu’un ou se tuer eux mêmes. Ce barbare tragique n’a pas sans doute oublié le langage affreux & facile de la rage & du désespoir, que l’on traite de sublime, {p. 151}parce qu’il attaque les Dieux & les Rois, & qui par cette même raison ne mérite que l’indignation & le mépris. Il est vrai que ce Poëte, moins sanguinaire à table que sur la scene, uniquement conjuré contre les bouteilles, ne versoit à grands flots que le sang de la vigne. Il n’est pas moins vrai qu’un théatre où l’on ne parle que révolte, massacre, tyrannicide, suicide, est une chaire de pestilence que la bonne politique doit renverser. Ces spectacles renouvellent les combats des gladiateurs, où l’on se faisoit un plaisir de voir couler le sang humain. L’imagination, également remplie de carnage, dont on vient de voir le tableau, rend le spectateur cruel, féroce, rebelle, indépendant ; il verroit de sang froid les séditions & les meurtres, il y prendroit part, & malheur à l’autorité souveraine, si jamais des calamités publiques la rendoient foible ou douteuse ; elle trouveroit dans le peuple dramatique des ennemis secrettement armés contre elle par leur goût. Il est vrai que les braves de théatre ne savent dégainer l’épée qu’en paroles, & ne sont que des ombres de César.
Les deux dernieres pieces de Crébillon, le Triumvirat & Catilina, fruits tardifs de sa vieillesse, devroient être plus modérées que les saillies d’une fougueuse jeunesse. Il semble au contraire que ce vieillard forcené, aigri par des mécontentemens domestiques, y ait vomi tout son fiel. L’amour qu’il y entremêle, bien loin d’en tempérer les noirceurs, en prend lui-même la lugubre teinte, & n’a plus que des traits hideux qui de Cupidon font un Cyclope. Ce ne sont que des tissus d’horreurs & de crimes, aucun vers qui ne soit écrit avec le sang, & tracé de la main de Tisiphone. Mais c’est, dit-on, le sujet de la piece qui par lui-même est horrible. A la bonne heure. Eh ! pourquoi aller chercher {p. 152}ce, sujets, & étaler aux yeux du public ce qui ne sauroit être trop profondément enseveli dans les ténebres ? Laissons les loups & les tygres au fond des forêts. Est ce bien entretenir la santé des hommes que de les nourrir de poisons, & bien entretenir l’humanité & la vertu que de la nourrir d’assassinats ? La belle poësie est l’imitation des beautés de la nature, & non de ses horreurs. Le langage des Dieux est fait pour chanter les vertus, & non les forfaits. Il me semble voir le fameux réservoir de Montesume, dans l’histoire du Mexique, où ce Prince nourrissoit de chair humaine, une multitude de crapaux, de serpens, de vipères. Quel séjour ! quels sifflemens ! quels spectacles ! Une galerie où on ne verroit que des tableaux de monstres, de supplices, de meurtres, fussent-ils de la main de Raphaël & de Michel-Ange, seroit-elle une promenade bien agréable ? Les tableaux des fureurs & des forfaits ont beau être de la main de Corneille, de Crébillon ou de Voltaire, peuvent-ils plaire à un cœur bien fait ? Qu’on est à plaindre, si l’on aime à éprouver les sentimens qu’ils inspirent ! l’État peut-il avoir intérêt à rendre les hommes féroces ?
Voici la démonstration du contraire. Après avoir vû les applaudissemens constamment prodigués à tant de pieces régicides, pouvoit-on s’attendre à ceux dont on a comblé une tragédie nouvelle qui combat le plus fortement cette morale meurtriere ? Jamais la fortune du théatre ne fut plus brillante. Jusqu’ici on n’osoit point dédier au Roi des pieces dramatiques. Sa Majesté dédaignoit les frivolités, & dans le fond le nom du Roi pouvoit il être placé décemment à la tête de tant d’horreurs ? Mais le Prince vient d’accepter la dédicace du Siège de Calais, l’a fait imprimer à l’Imprimerie royale, comme un ouvrage {p. 153}utile à l’État, faveur encore très-nouvelle, & ce qui n’est nullement indifférent, il a donné à l’Auteur une médaille d’or & une gratification considérable. La ville, le Gouverneur de Calais, tout le public, y ont applaudi de concert. Jamais triomphe plus complet, il condamne toutes les autres pieces, & justifie pleinement tout ce que nous disons. Cet ouvrage doit-il ce prodigieux succès à son mérite dramatique ? Non : il est médiocre, on pourroit en faire une juste critique. Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire, ont donné plusieurs poëmes très-supérieurs. Les faveurs singulieres & uniques de la Cour, l’ivresse du public, les éloges sans nombre, ne sont dûs qu’à la morale qu’on y débite. On n’y parle que de fidélité & de dévouement à son Prince, de courage pour soutenir son autorité, au prix des biens & de la vie, d’amour pour la patrie au-dessus de tous les parens, de modération, de patience dans les plus grands revers, &c.
Ce ne sont pas des héros de folie, des amans insensés, qui se tuent pour une maîtresse, des amantes forcénés qui, comme Émilie dans Cinna, n’offrent leur cœur & leur main que pour récompenser un assassinat ; ce sont des héros raisonnables, de vrais héros qui s’immolent pour le bien public. Cette piece, la premiere & peut-être la seule où l’on ait parlé si fortement en faveur de la royauté, tandis que cent autres déclament contre elle, est proprement l’apothéose du gouvernement monarchique, & la canonisation de la soumission absolue à son Prince légitime. Voilà ce que le gouvernement avec beaucoup de sagesse, a voulu confirmer, encourager, augmenter dans la nation, en donnant la plus grande vogue à un spectacle qui l’enseigne. Mais n’est-ce pas faire le procès à tous ces prétendus chefs-d’œuvres dont celui-ci renverse tous les principes, où l’on ne {p. 154}voit que des amans extravagans, des rebelles furieux, des conjurés parricides, des Monarques haïs, méprisés, détrônés, massacrés ? S’il est utile de présenter au public de bons sentimens, n’est-il pas pernicieux de lui en offrir de criminels ? le vice fait-il moins d’impression que la vertu ? les scélérats sont-ils plus rares que les héros ? avons-nous moins de penchant pour les passions que pour les actions héroïques ? peut-on, sans la plus pitoyable inconséquence, & la plus énorme contradiction, applaudir sur le même théatre Pompée, Catilina, &c. & le Siège de Calais ? La médaille du sieur Belloy renverse le mausolée de Crébillon. Ce seroit mettre de pair la vérité & le mensonge, le régicide & le patriotisme. Mais tout est un jeu pour un amateur du théatre, parce que le théatre fait un jeu de tout. Vice & vertu, tout est chez lui sur la même ligne ; tout lui est égal, pourvû qu’il s’amuse ; religion, mœurs, gouvernement, rien ne l’arrête, rien n’est sacré pour lui que son plaisir. On croit que le sieur Belloy ayant enchassé avec éloge dans sa piece les noms de plusieurs familles distinguées, s’est acquis à peu de frais de puissans protecteurs, qui ont bien voulu prendre une scène pour un titre de noblesse. Cela peut être ; mais cette protection n’auroit pas tiré ce poëme de la foule, si l’autorité royale & l’ascendant de la vertu, qui sait la faire estimer même sur le théatre, ne lui eussent donné la plus grande faveur.
Le Triumvirat est un tissu d’abominations, par l’attentat de trois hommes qui s’emparent du gouvernement & se partagent l’empire, & par le massacre d’une infinité des plus illustres citoyens, que les Triumvirs se vendent mutuellement. Cette boucherie étoit faite pour la plume de Crébillon. Il est surprenant qu’un sujet si fort de son goût {p. 155}n’ait pas été le premier qu’il a traité ; enfin il l’a saisi pour terminer sa carriere dans des flots de sang. En voici quelques traits dignes de lui, & peu dignes d’un cœur François.
Brutus, s’il est ton fils (de César) a plus fait pour ta gloire (en le tuant)Que ce tygre adopté pour flétrir ta mémoire.A ce nouveau César soit un nouveau Brutus.Votre sang ! ah ! croyez qu’il n’est point de puissanceQue je n’ose braver ici pour sa défense.Un Tyran à mes yeux ne vaut pas un esclave.Ah ! la vertu qui fuit ne vaut pas le courageDu crime audacieux qui sait braver l’orage.Que peut craindre un Romain des caprices du sort,Tant qu’il lui reste un bras pour se donner la mort ?Inutile Tyran d’un peuple malheureux,Soyez du moins pour nous un Tyran courageux.Détruisons les Tyrans & le triumvirat.Rien n’est plus dangereux dans un État naissantQue les hommes de bien que le public admire.O César, ce n’est pas ton sang qui l’a fait naître :Brutus, qui l’a versé, méritoit mieux d’en être.Et vous sans redouter l’exemple de la mort,Vous semblez n’envier que son funeste sort.Mais les Républicains ne se font pas un crimeD’immoler un Tyran même digne d’estime.Ils ne regardent pas un Tyran comme un Roi.Je doute cependant qu’élevée en mon sein,Un Tyran, quel qu’il soit, puisse obtenir sa main.Savez-vous que Brutus est moins Romain que moi ?Si du sort des Tyrans vous bravez les hasards.Il naîtra des Brutus autant que de Césars.On veut que le furieux qui lui perça le flang (à Cés.)S’abreuve dans le mien du reste de son sang.Il veut que de César les lâches meurtriersRentrent dans le Sénat couronnés de lauriers,Et que sacrifiant à Brutus son idole,J’aille de son poignard orner le Capitole.{p. 156}César ne fut jamais ni mon Dieu ni mon Roi,Et le plus fier Tyran n’est qu’un homme pour moi.Mais s’armer d’un poignard qu’un lâche nous destine,Ce n’est que le punir alors qu’on l’assassine.Se laisser prévenir est moins une vertuQue l’imbécillité d’un courage abattu.Nous sauver l’un de vous, il faut immoler l’autre.Choisissez du trépas de César ou du vôtre.Rien n’est sacré pour moi, dès qu’il s’agit de vous.Loin de tenter encor de le justifier,Je serai le premier à le sacrifier.
La tragédie de Catilina n’est qu’une conjuration affreuse, tramée contre l’État par les Sénateurs les plus distingués, terminée par le désespoir d’un suicide. La vérité de l’histoire y est absolument défigurée pour la rendre plus horrible par une multitude de noirceurs. Ce n’est dans les deux partis qu’un tissu de fureur sans aucun adoucissement de vertu. Caton même, Cicéron & sa fille Tullie, qui devoient être raisonnables, ne parlent qu’en forcénés, & n’ont d’autre vertu, si c’en est une, qu’un amour effréné de l’indépendance, & l’orgueil le plus outré. Une femme furieuse trahit lâchement le secret de son amant, pour le perdre, & le Consul emploie bassement la coquetterie de sa propre fille, pour pénétrer Catilina, comme les Philistins se servirent de la Courtisanne Dalila pour découvrir le secret de Samson : tant la corruption des Auteurs, des Acteurs, des spectateurs, impose la nécessité de mêler l’amour par-tout, fût-il le plus inutile, le plus faux dans le fait, le plus abominable dans ses intentions & ses démarches, opposé même au caractère des personnages. On y débite les plus détestables maximes. Eh qui ? le grand Prêtre, qui allume le feu de la révolte & s’efforce de corrompre Catilina, à qui on fait jouer le rôle d’homme de bien, tandis que le Ministre de la {p. 157}religion est un scélérat : personnage postiche, de l’invention de l’Auteur, qui n’influe en rien dans le dénouement, & qui n’a été imaginé que pour avoir occasion de faire ce portrait déshonorant du Clergé :
Et je sais, quand la haine enflamme vos pareils,Jusqu’où va la noirceur de leurs lâches conseils,Sur-tout dès qu’il s’agit de venger leurs injures.Qui de sa dignité dépositaire habile,Plein de faste à l’Autel, auprès des Grands servile,Sur l’espoir de leurs dons mesure sa ferveur,Et n’adore en effet que la seule faveur.
La piece elle-même fait foi que sur un mauvais Prêtre il y a cent mauvais laïques. A quel titre donc, par un privilège exclusif, attribuer au Corps du Clergé des vices communs à tout le monde, & qui communément ne sont dans le Clergé que parce que le monde les lui inspire ? Voici des traits du beau sermon de ce grand Prêtre. C’est d’abord un portrait du Sénat, aussi flatteur que celui du Clergé.
Un tas d’hommes nouveaux proscrits par cent décrets,Dispersés dans l’abyme où son orgueil le plonge.Les grandeurs du Sénat ont passé comme un songe.De ce Corps avili Minerve fut bannie.A l’aspect de leur luxe & de leur tyrannie.On ne voit que l’or seul présider au Sénat.
C’est ensuite la plus basse flatterie au chef des conjurés, pour l’engager à s’emparer de l’Empire sur les débris de la République, par le fer & par le feu.
Vous qui jusqu’à ce jour armé d’un front terrible,Des cœurs audacieux futes le moins flexible,Qui d’un Sénat tremblant à votre fier aspectForcez d’un seul regard l’insolence au respect,A sa voix aujourd’hui plus soûmis qu’un esclave,Enfin à votre tour vous souffrez qu’on vous brave,Et vous abandonnez le soin de l’univers.{p. 158}Avec une valeur qui n’oseroit agir,Et ce front outragé qui ne sait que rougir.La mort nous a ravi Marius & Sylla :Qu’ils revivent en toi ; règne, Catilina.En vain fondant sur vous toute son espérance,Rome vous élevoit à la toute-puissance.Non, non, Rome n’est plus sans le secours d’un maître,Et qui donc plus que vous seroit digne de l’être ?Quelle gloire pour vous en domptant les Romains,Que sans avoir des Dieux emprunté le tonnerre,Un seul homme ait changé la face de la terre !Hé bien qu’à ces remords de prompts effets succèdent.D’armes & de soldats remplissons tous ces lieuxOù le Sénat impie ose troubler nos Dieux.Dans un sang ennemi.…
Il faudroit copier toute la piece, si on vouloit en exprimer tout le poison. Tous les Acteurs, chacun à sa maniere, plein des mêmes principes, tient le même langage, tout ne parle que de meurtres, de trahisons, de séditions. Le sexe même y perd sa douceur, sa pitié naturelle. Tullie & Fulvie ne sont que des Mégères sur la tête desquelles sifflent les serpens. Ce sont de beaux vers, il est vrai, des traits éloquens, pathétiques. Hélas ! le poignard est-il moins acéré, pour avoir une poignée d’or garnie de diamans ? Il faut avoir des passions bien noires pour se plaire à la représentation de pareilles horreurs. Mais est-ce bien de l’intérêt public, de l’intérêt de l’État, de les faire sentir à des sujets, & leur laisser apprendre à les goûter, & affoiblir, en s’y familiarisant, le juste éloignement qu’ils doivent avoir des forfaits attroces. Les autres pieces de Crébillon, écrites dans le même esprit, fourniroient une infinité de traits semblables. C’en est trop pour faire connoître le danger d’un spectacle dressé par la main des crimes, & qui en fraie les routes.
Voltaire. §
Pour celui-ci, je doute que personne se déclare son apologiste. Il a débité tant d’erreurs & de calomnies, il a si fort déclaré la guerre à Dieu & aux hommes, quand il a parlé de son chef, qu’on ne s’attend pas qu’il les ménage dans la bouche de ses Acteurs. L’Auteur de la lettre qu’on trouve à la tête de la tragédie de la Mort de César (que peut-être il a fabriquée), en convient de bonne foi. On sent bien, dit-il, que l’Auteur n’a pas composé ce poëme pour le donner au théatre François (n’est-il pas représenté, imprimé, lû de tout le monde ?), les personnages récitans peuvent, par le fonds des choses, & sur-tout par la véhémence de la déclamation, fairo sur le plus grand nombre des spectateurs des impressions contraires au repos des États monarchiques. Belle excuse ! comme si la révolte & le tyrannicide étoient plus permis en Angleterre qu’en France, & si un Chrétien pouvoit jamais les approuver & les inspirer ! C’est la piece la plus emportée contre le gouvernement monarchique. Le tyrannicide y est présenté sans aucun correctif, comme l’action la plus héroïque. La clémence de César contrastée avec l’atrocité de Brutus, n’y sert qu’à relever le courage du Républicain, & à mieux prouver qu’on ne doit pas épargner un Tyran, fût-il l’homme le plus estimable & le plus aimable :
Je déteste César avec le nom de Roi ;Mais César citoyen seroit un Dieu pour moi.Je te préfere au monde, & Rome seule à toi.
Cette piece est pire que celle d’Athalie ; elle n’a pas même un air de religion & de piété. L’esprit d’indépendance conduit seul la main des assassins jusqu’au parricide le plus atroce. Brutus, reconnu fils de César, déterminément & par choix porte les premiers coups à son père. Du moins {p. 160}Joas, un enfant de huit ans, n’est que le spectateur du meurtre de sa mère, qu’un grand Prêtre, son Gouverneur, exécute sans le consulter, s’en faisant un devoir de religion. Le meurtre de César est d’autant plus odieux, que cet Empereur, quoique d’abord conquérant injuste, étoit devenu légitime par l’approbation du peuple & du Sénat, qui l’avoient créé Dictateur perpétuel, & lui avoient conféré le pouvoir souverain ; ce qui rendoit sa personne sacrée. Ce trait ne fait pas l’éloge de Cicéron, lequel, selon les temps, bas adulateur & dangereux républicain, loue César à l’excès pendant sa vie, & se déchaîne contre lui après sa mort. Si S. Thomas d’Aquin avoit fait cette attention, il n’auroit pas d’après Cicéron, dont il cite le passage, excusé & loué les meurtriers de César, parce que c’étoit un Tyran d’invasion qui s’étoit emparé du gouvernement par violence, malgré ses sujets, à moins qu’on ne fasse entendre avec lui que ce n’étoit qu’un consentement forcé : Dicendum quod Tullius loquitur in casu illo quando aliquis dominium sibi per violentiam surripit nolentibus subditis, vel etiam ad consensum coactis, & quando non est recursus ad superiorem per quem judicium de invasore fieri possit, tunc enim qui ad liberationem patriæ Tyrannum occidit, laudatur & prœmium accipit. In 2. Sent. Distinct. 44. Q. 2. Art. 2.
Mais malgré ces distinctions je condamnerai toûjours le tyrannicide, même dans les cas qui sont rapportés dans l’Écriture, où l’on ne voit pas que Dieu l’ait jamais approuvé, quoiqu’il en ait tiré sa gloire pour l’exécution de ses desseins, aussi-bien que de tant d’autres crimes. Et je serai toûjours persuadé que si on a dû supprimer les livres des Casuistes qui enseignent cette doctrine, on doit, à plus forte raison, abolir un spectacle où on en donne publiquement des leçons.
{p. 161}Voici, dans le goût de Voltaire, des exhortations à la fidélité qu’on doit à son Prince.
Si tu n’es qu’un Tyran, j’abhorre ta tendresse.Allez ramper sans moi sous la main qui nous brave.Et toi vengeur des loix, toi mon sang, toi Brutus !César nous a ravi jusques à nos vertus.Vous vivez dans Brutus, vous mettez dans mon seinTout l’honneur qu’un Tyran ravit au nom Romain.Non, tu n’es plus Brutus. Ah ! reproche cruel !César ! tremble, Tyran ; voilà ton coup mortel.Non, tu n’es plus Brutus ; je le suis, je veux l’être :Je périrai, Romains, ou vous serez sans maître.Je vois que Rome encore a des cœurs vertueux.On demande du sang, Rome sera contente.César étoit au Temple, & cette fiere idoleSembloit être le Dieu qui tonne au Capitole.Si Caton m’avoit crû, plus juste en sa furie,Sur César expirant il eût perdu la vie.Faisant tout pour la gloire, il ne fit rien pour Rome,Et c’est la seule faute où tomba ce grand homme.Dans une heure à César il faut percer le sein.Ah ! je te reconnois à cette noble audace :Ennemi des Tyrans, & digne de ta race,Ton nom seul est l’arrêt de la mort des Tyrans.Lavons, mon cher Brutus, l’opprobre de la terre,Vengeons le Capitole au défaut du tonnerre.Nous détestons César, nous vengeons la patrie,Nous la vengerons tous ; Brutus & CassiusDe quiconque est Romain raniment les vertus.Admettrons-nous quelqu’autre à ces honeurs suprêmes ?Non, ce n’est qu’avec vous que je veux partagerCet immortel honneur & ce pressant danger.Là, je veux que ce fer enfoncé dans son sein,Venge Caton, Pompée & le peuple Romain.Mais qu’une telle mort est noble & désirable !Qu’il est beau de périr dans des desseins si grands,De voir couler son sang dans le sang des Tyrans !Mourons, braves amis, pourvû que César meure.{p. 162}Faisons plus, mes amis, jurons d’exterminerQuiconque, ainsi que lui, prétendra gouverner,Fussent nos propres fils, nos parens & nos frères.Scellons notre union du sang de nos Tyrans.Je dois sa mort à Rome, à vous, à nos neveux.L’honneur du premier coup à mes mains est remis, &c.
La plume me tombe des mains. Tous les Casuistes ultramontains ensemble ont-ils écrit tant d’horreurs ? On les imprime, les lit, les représente dans tout le royaume !
La tragédie de Brutus ne suit pas même la distinction ordinaire du Tyran d’invasion, & du Tyran de gouvernement. Tarquin régnoit depuis vingt-quatre ans sur un État jusqu’alors monarchique. On ne se plaignoit que de sa fierté & de son luxe, & de la violence faite à Lucrèce par un de ses enfans. Quel trône subsisteroit, si ces sortes de raisons suffisoient pour chasser un Roi & sa famille, & changer la constitution d’un État ? Est-ce un crime d’entretenir des intelligences avec le Prince légitime, pour le faire remonter sur le trône ? Le Général Monk, qui forma un parti à Charles II, Roi d’Angleterre, les Parisiens qui du temps de la Ligue demeurèrent attachés à Henri III & Henri IV, étoient-ils criminels ? leur mort eût-elle été un acte de justice, & un Ligueur qui sur ce prétexte auroit fait mourir son propre fils, eût-il été un héros ? Voilà toute la piece. La révolte de Rome contre son Roi est la plus juste & la plus belle action, la guerre qu’on lui fait, les avantages qu’on remporte contre lui, sont autant de triomphes, les mesures qu’on prend pour le rétablir, des trahisons & des conjurations. On ne doit pas épargner ses propres enfans. Voltaire peut-il oublier que ce qu’il canonise dans Brutus, il l’a anathématisé dans la Henriade ? Quelques feuilles suffisent pour dénaturer le crime & la vertu : au premier {p. 163}tome le langage des Ligueurs est sacrilège, au second tome il est héroïque.
Destructeurs des Tyrans, vous qui n’avez pour RoisQue les Dieux de Numa, vos vertus & vos loix…Que Tarquin satisfasse aux ordres du Sénat :Exilé par nos loix, qu’il sorte de l’État.Tombe ou punis les Rois, ce sont là nos traités.Accoutumons des Rois la fierté despotiqueA traiter en égale avec la République.Et l’esclave des Rois va voir enfin des hommes.N’alléguez point des nœuds que lui-même a rompus,Les Dieux qu’il outragea, les droits qu’il a perdus.Il nous rend nos sermens lorsqu’il trahit le sien.Et dès qu’aux loix de Rome il ose être infidelle,Rome n’est plus sujette, & lui seul est rebelle.
Que disent de plus tous les Ultramontains ?
Pardonnez-nous, grands Dieux, si le peuple RomainA tardé si long-temps à condamner Tarquin.Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes.Le bien public est né de l’excès de ses crimes.Sur ton autel sacré, Mars, reçois nos sermens.Si dans le sein de Rome il se trouvoit un traîtreQui regrettât les Rois, qui souhaitât un maître,Que le perfide meure au milieu des tourmens.Qu’aux Tyrans désormais rien ne reste en ces lieuxQue la haine de Rome & le courroux des Dieux.Sous le joug des Tarquins la Cour & l’esclavageAmollissoient leurs mœurs, énervoient leur courage.Leurs Rois trop occupés à dompter leurs sujets…Ils ne se piquent pas du devoir fanatiqueDe servir de victime au pouvoir despotique,Ni du zèle insensé de courir au trépasPour venger un Tyran qui ne les connoît pas.Nous sommes de leur gloire un instrument servile.Je suis fils de Brutus, & je porte en mon cœurLa liberté gravée & les Rois en horreur.Tyrans que j’ai vaincus, je pourrois vous servir !Va, ce n’est qu’aux Tyrans que tu dois ta colère.{p. 164}Mais je te verrai vaincre, & mourrai comme toi.Vengeur du nom Romain, libre encore & sans Roi.Le devoir de mon sang est de vaincre les Rois.
Alzire est encore une conjuration brutalement exécutée par un Prince qui se jette en furieux sur le Vice-Roi du Pérou, dont il approche par un lâche déguisement : puissance d’abord tyrannique, mais devenue légitime, reconnue dans tout le pays, & qui subsiste encore. Fût-elle tyrannique, est-il permis de tuer les Tyrans ? Assassinat, non seulement impuni, mais encore récompensé par le mariage de l’assassin avec la Princesse qu’il aime, & malgré l’arrêt du Conseil souverain qui le condamne à la mort, tout fondé sur les mêmes principes.
Vivrons-nous sans servir Alzire & sa patrie,Sans ôter à Gusman sa détestable vie ?Dieux impuissans, Dieux vains, dans nos vastes contrées.Deux vertus dans mon cœur, la vengeance & l’amour.Nous avons rassemblé des mortels intrépides,Éternels ennemis de nos maîtres avides.La soif de te venger, toi, ta fille & mes Dieux.Puissions-nous de Gusman punir la barbarie !Que son sang satisfasse au sang de ma patrie.Vengeance, arme nos mains ; qu’il meure, c’est assez.La main, la même main qui t’a rendu ton pèreDans ton sang odieux pourroit venger la terre.Entrer, voler vers nous, s’élancer sur Gusman,L’attaquer, le frapper, n’est pour lui qu’un moment.Quoi ! ce Dieu que je sers me laisse sans secours !Il défend à mes mains d’attenter sur mes jours !Ah ! quel crime est-ce donc devant ce Dieu jalouxDe hâter un moment qu’il nous prépare à tous ?Gusman respire encore, un bras désespéréN’a porté dans son sein qu’un coup mal assuré.Non, qu’une affreuse mort tous trois nous réunisse.
Pour la tragédie de Mahomet ou du Fanatisme, l’Auteur lui-même, sans y penser & s’efforçant {p. 165}de la défendre, fournit de quoi lui faire le procès. Il convient que c’est l’action la plus atroce : un fils qui égorge son père, un ôtage qui assassine le Chef de l’État, à qui il fut donné en ôtage, à qui le Chef de la religion en donne l’ordre de la part de Dieu, comme une révélation venue du ciel, qu’il appuie de l’exemple du sacrifice d’Abraham. Il convient qu’il a totalement changé l’histoire, qu’il n’a pas prétendu mettre sur la scène une action vraie, mais des mœurs vraies. Comme si des forfaits atroces qui sont sans exemple, étoient les mœurs ordinaires des hommes ! Il faut avoir soi-même le cœur & les mœurs bien affreuses, pour croire ces prodiges de scélératesse des mœurs ordinaires. Quelle fureur de n’employer son esprit qu’à inventer ce que l’enfer peut vomir de plus noir ! Un Historien, enchaîné par la vérité des faits, glisse rapidement sur ces événemens affligeans pour l’humanité, dont il ne rappelle le souvenir qu’avec peine. Quel homme, qui librement & par choix altère la vérité pour entasser toutes les horreurs qu’il peut s’imaginer ! Il convient qu’on en fut si frappé qu’on disoit publiquement, c’est un ouvrage très-dangereux, fait pour former des Ravaillacs & des Jacques Clément, & il ne veut pas convenir, malgré la vérité, que le gouvernement en défendit la représentation, ce qu’il appelle une cabale. Mais il ne peut dissimuler qu’on n’ose plus la donner au public, & qu’il la retira lui-même du théatre. Je n’en suis pas surpris. Je le suis bien davantage qu’on ose en mettre bien d’autres sur le théatre qui ne valent pas mieux. Mais, dit-il, Tartuffe ne fera jamais des hypocrites. Je n’en sais rien ; mais il fera certainement des impies, par le mépris de la vraie piété sous les traits de la fausse. Mahomet est un Tartuffe les armes à la main, qui ne fera {p. 166}jamais des régicides (il en feroit bien sûrement à Constantinople), mais il fera des impies. Ainsi, ce Tartuffe armé par le mépris de la religion, qu’on montre comme le mobile des plus grands crimes, & ses Ministres qu’on dit capables d’abuser de leur caractère, pour les faire commettre comme autant d’actes de vertu, sont le comble du scandale. C’est bien la Henriade que Voltaire doit citer pour garant de ses sentimens ! L’impiété n’y est-elle pas de tous côtés semée ? Celui qui en adopteroit l’esprit & les maximes ne seroit ni bon citoyen ni bon Chrétien ; selon l’oracle de la vérité, un mauvais arbre ne peut porter que de mauvais fruit. Il dit qu’il faudroit respecter Mahomet, s’il étoit né Prince légitime & avoit bien gouverné ; mais un marchand de chameaux, un séditieux, un imposteur, un usurpateur, &c. Et n’est-ce pas la distinction du Tyran d’invasion & du Prince légitime ? Et que disent de plus les tyrannicides ? Les plus beaux esprits sont ou bien ignorans, ou bien inconséquens. Remarquez même qu’afin qu’aucune vertu ne rachette ces noirceurs, on veut que le personnage qu’on donne pour vertueux (Zopire) trame avec le Sénat un assassinat aussi lâche contre Mahomet, qu’il ne fait que prévenir par celui de Zopire.
Et j’ai besoin d’un bras qui par ma voix conduit,Soit seul chargé du meurtre, & m’en laisse le fruit,Je vais jurer à Dieu de mourir pour sa loi.Laissons ces vains remords, & nous abandonnons…Qu’il l’immole, il le faut ; il est né pour le crime :Qu’il en soit l’instrument, qu’il en soit la victime.Les autels, les sermens, tout enchaîne Séide :J’ai mis un fer sacré dans sa main parricide.Et la religion le remplit de fureur.Roi, Pontife, Prophète, à qui je suis voué.Éclairez seulement ma docile ignorance.Adorez & frappez, vos mains seront armées{p. 167}Par l’Ange de la mort & le Dieu des armées.Obéissez, frappez, teint du sang d’un impie,Méritez par sa mort une éternelle vie.J’en ai fait le serment, il faut qu’il l’accomplisse.
Marmontel. §
Je ne connois point ce Poëte, que l’Académie Françoise a jugé digne de figurer avec Crébillon, Marivaux & Voltaire dans la galerie des beaux esprits. Je ne juge de lui que par ses tragédies, ses contes antimoraux, & son apologie du théatre, qui en fait plutôt la condamnation : ouvrage qui lui donne encore plus de droit d’avoir une chaire de Professeur dans l’Académie de la morale relâchée & du tyrannicide. Il fait, il est vrai, régner par-tout un air sérieux & décent. Mais c’est une gaze légère qui enveloppe l’esprit mondain & prétendu philosophique, le plus opposé à celui de l’Évangile, & remplit l’imagination & le cœur de tout le poison du vice, à l’exemple de son maître & de son Mécène Voltaire. Quel conte de la Fontaine est plus dangereux qu’Annette & Lubin, Heureusement, &c. On n’y connoît point de religion, si ce n’est pour l’insulter. A quel propos, dans Annette & Lubin, enchasser Benoît XIV, la vente des dispenses de mariage, une lettre écrite familierement au Pape par un Seigneur de village, &c. ce qui blesse également la religion, la décence, le costume, c’est-à-dire l’usage & les loix de la daterie. Le théatre n’a pas manqué de s’emparer de ce riche fonds ; plusieurs de ces contes, & les plus licencieux, ont été mis en farce & donnés sur la scène. Duquel des deux, de l’Auteur ou de l’imitateur, ce choix fait-il l’éloge ? L’apologie du théatre est à même temps l’apologie de toutes les passions dans leurs excès, le duel, la mollesse, mollities. Le duel est une vertu nationale {p. 168}qu’il faut entretenir, l’incontinence un besoin physique & périodique qu’il faut satisfaire. Pourroit-on en effet justifier l’école du vice qu’aux dépens de la vertu ? peut-on élever l’un que sur les débris de l’autre ? Quel des deux semble plus condamnable, l’Auteur qui fait une telle apologie, ou le prévenu qui en a besoin ?
Le tyrannicide est préconisé dans ses pieces dramatiques, & embelli des graces de la poësie & des traits de l’héroïsme. Tous les défenseurs de cette doctrine, dans toutes les écoles depuis S. Thomas jusqu’à Buzembaun & Lacroix, n’ont dit rien de plus, ni peut-être tant. Voici le systême bien exposé dans Aristomene, où le héros de la piece est hautement déclaré contre son Roi, & où sa famille & ses amis se déclarent contre le Sénat. Par-tout révolte, fureur, meurtre.
Quand pour juger le crime il reste un Tribunal,Le punir, c’est des loix devenir le rival.C’est usurper leurs droits ; mais lorsque la licenceDes mains de la justice arrache la puissance,Que la force peut seule en arrêter le cours,Que la vertu contre elle attend notre secours…C’est trahir l’univers qu’épargner qui l’opprime.La Grèce adore enfin ce que tu nommes crime.Hercule, la terreur & l’amour des mortels,Par de tels attentats mérita des autels.Destructeur des méchans, sois le Dieu de Messene.S’ils pouvoient périr seuls, j’y souscrirois sans peine.Le temple de nos loix & de la liberté,Érigé par nos mains & de sang cimenté,Où des débris du trône & de la tyrannie,D’un peuple indépendant s’élève le génie.Tyran, vous tomberez, nous n’avons plus de maître,Abattre nos Tyrans prêts à nous opprimer,Voilà la seule ardeur qui doit nous animer.Toi tomber à ses pieds, quand tu peux l’accabler !Toi, fléchir devant lui ! c’est à lui à trembler.
{p. 169}Ce dénouement est enfin l’assassinat de deux Sénateurs en plein Sénat par un ami du Héros, & le Héros en fait l’éloge, & le donne à son fils pour exemple de vertu à suivre :
O mon fils, vous voyez le prix de la vertu :A ses pieds tôt ou tard le crime est abattu.
Son Denys le Tyran est empoisonné du même venin ; on y fait même servir la religion à autoriser le tyrannicide.
Quels que soient les remords dont je me sens troubler,Il n’est point d’attentat qui me fit reculer.Quoi ! Denys vit encor, ce tyran sanguinaire !Lâches, & nous souffrons que le soleil l’éclaire ?Au cœur des malheureux n’est-il point de vertu ?Le père est un Tyran, il faut l’exterminer :Le bras de la vertu doit le précipiter.C’est le sang des Tyrans sacrilèges & traîtres,Qui doit couler, grands Dieux, sous le fer de vos Prêtres.Nos vœux sont exaucés quand l’Autel en est teint.Dieux ! dans ce grand dessein prêtez-moi votre appui,Le crime même est juste en cette extrémité, &c.
Campistron. §
Campistron, de l’Académie Françoise encore, & placé à Toulouse sa patrie dans la galerie des hommes illustres (car par je ne sais quelle fatalité on ne craint la doctrine du tyannicide que dans le bouquin Flaman de Martin del Rio), Campistron a tenu le même langage. Pouvoit-il ne pas le tenir ? Tout Auteur tragique le bégaie en naissant. En voici des traits.
(Virginie) Je perdrai vos Tyrans, & quel que soit leur rang,Les pleurs que vous versez leur coûteront du sang.D’abord que le Tyran sortira du palais,Tout son sang répandu lavera ses forfaits.De tous les Décemvirs j’ai résolu la mort.{p. 170}Et sans borner mes coups à la perte d’un homme,Je veux avec vos fers rompre encor ceux de Rome.Vous les verrez poussés d’une ardeur magnanime,Se disputer l’honneur d’abattre la victime,Et sur leurs ennemis confondant leurs efforts,A chacun des Tyrans assurer mille morts.Si je reviens vainqueur, ma gloire est infinie.Tout cède dans mon cœur à ce premier devoir.(Arminius) Ce rival périra, fût-ce César lui-même.Varus & ses Romains dans ce camp égorgés …Je ne puis rien souffrir qui me gêne ou me brave,Et ne connois pour maître en terre & dans les cieuxQue la vertu, l’honneur, la justice & les Dieux.(Andronic) Courez les commander, & tentez la fortune,Et sur-tout bannissez une crainte importune.En livrant votre bras à ces nobles efforts,Prenez soin de fermer votre cœur aux remords.Ne vous souvenez plus pendant votre entrepriseSi l’exacte équité la blâme ou l’autorise.Ces scrupuleux devoirs & ces regards sévères,Seigneur, sont des vertus pour des hommes vulgaires.(Phocion) J’appelle un Roi Tyran quand il aime le crime :Ce nom dans un Tyran n’est plus sacré pour moi.Que ces timides cœurs dont la prudente adresseSous le nom de vertu déguise la foiblesse,Dans le fond de leur cœur m’éleveront un temple.Étouffons les remords que me cause sa perte.Qui rassure mon cœur quand le crime l’étonne,Et brave le courroux des hommes & des Dieux.Dont le bras à toute heure armé pour me punir,Si je ne le perdois pourroit me prévenir.Quel comble à mon bonheur de le voir expirer !Que n’ai-je pû ranger la Grèce sous ses loix,Et détruire l’orgueil & l’empire des Rois !Renoncez au vain nom d’une vertu stérile,{p. 171}Pour jouir avec moi d’un crime plus utile.Sortez donc de mon cœur, devoir, pitié, tendresse,Je ne vous connois plus que pour une foiblesse.
Anne Barbier. §
Le théatre rend sanguinaire jusqu’aux femmes, malgré la douceur & la timidité de leur sexe. A peine chausse-t-on le cothurne, qu’on ne se repaît que de sang. Je n’exagere pas en disant que dans les quatre pieces de Mademoiselle Barbier ces tristes mots, perdre le jour, répandre le sang, mort, mourir, tuer, expirer, &c. sont répétés plus de mille fois. Ils y deviennent fastidieux. Tout veut se tuer, tuer tout le monde : il n’y a de vertu, de grandeur d’ame, de consolation, de ressource, que dans la mort. Tout est plein de tyrannicide dans les bouches des Acteurs les plus respectables. Je ne sais si l’Abbé Pelegrin a eu part à ces pieces, mais leurs noirceurs conviennent aussi peu à l’état de l’un qu’au sexe de l’autre, aux loix d’une bonne politique, qu’à celle d’une saine morale. Croiroit-on que jusque dans la préface, où il n’est point question de rôle d’Acteur, mais où l’Auteur parle de son chef, on ose dire sur l’assassinat de César : Brutus est véritablement plus grand que César, puisqu’il y a autant de gloire à rendre la liberté à sa patrie que d’infamie à l’en dépouiller. Voici des vers que Buzembaun n’a pas composés : il n’étoit ni François ni Poëte.
(Cornelie) Je sacrifierai tout au succès de mes feux,Et même une vertu qui fait des malheureux.Il faut lui disputer & le fruit & le crime.Tremblez pour le Sénat, tremblez pour les Tyrans.Aux cœurs désespérés tout devient légitime.Mais je compte pour rien promesses & sermens.Le Sénat veut sa mort, je brûle d’y souscrire.{p. 172}Cependant pour le perdre, il faut dissimuler,Et lui promettre tout, pour ne lui rien tenir.Mais puisque rien ne peut ébranler ta constance,Cours à la mort, & moi je vole à la vengeance.Et qui sauve an Tyran, est Tyran à demi.Je tremble que le ciel malgré moi ne me venge,Et qu’il ne soit puni par de trop justes coupsD’avoir osé se mettre entre les Dieux & vous.
(César) Même sujet traité par Voltaire & sur le même ton de fureur tyrannicide.
Faut-il, ingrats Romains, qu’ayant pris pour modèleLes plus fameux Héros & les Rois les plus grands,Vous me fassiez mourir de la mort des Tyrans ?Et c’est cette vertu qui le rend redoutable.Et lorsqu’aux grands projets un grand exemple anime,On doit plus redouter la vertu que le crime.Qu’il marche sur les pas des Héros de sa race.S’il les veut bien remplir, qu’il ose davantage.Dès long-temps de la gloire il ne fait plus de cas,Et la triste vertu n’a plus rien qui l’enflammeDepuis que vos vertus ont captivé son ame.Caton seul dans mon cœur balance tous les Dieux ;Caton vous condamna, c’est à moi d’y souscrire.Vous l’approchez du cœur que sa main doit percer.Pour allumer la foudre il a besoin d’un crime.Dans le camp de César je te laisse un époux.C’est à lui d’immoler un Tyran que j’abhorre.Et pour ses intérêts au bout de l’universJ’irois chercher la main qui briseroit ses fers.Comme vous, des Tyrans ennemie implacable.Je vais prendre sa place, & bravant le danger,Tirer Rome des fers, me perdre ou la venger.Et l’on peut au Tyran porter un coup mortel.Déjà contre César je les avois armés.Dans le sang de César je vais laver la honte.Si le cœur de Brutus a trahi son devoir.Non, Rome, moi vivant, tu n’auras point de maître.Déguisez votre cœur pour mieux frapper le sien.{p. 173}Et pour perdre un Tyran, c’est vertu que de feindre.La rage dans le cœur, & le fer à la main,Je cesse d’être fils, pour n’être que Romain.Je n’avouerai jamais un Tyran pour mon père.César est au Sénat, & vous êtes ici !Qu’entends-je ! à d’autres mains céderiez-vous la gloire …C’en est fait, le devoir sur l’amitié l’emporte.(Arrie) Aux manes de mon père un sanglant sacrifice …Soûtiens par ton courroux ce dessein généreux.On va répandre un sang qui doit tarir vos larmes.Le Tyran périra, Petus vous l’a promis.Les Dieux ont trop long-temps souffert la tyrannie,Toûjours plus insolente, & toûjours impunie.Des crimes des Tyrans le ciel semble complice :Il oublie, ou du moins il suspend la justice.Je donnerois ma main pour lui percer le flanc,Et pour la retirer fumante de son sang.Vous m’ouvrez à la gloire un chemin où je cours.Je n’attendois pas moins de ce cœur magnanime.Je brûle de répondre à leur suprême loiPar des coups dignes d’elle, & de vous & de moi.Si je me plains ici des Dieux qui m’ont trahie,C’est de voir que ma mort doive assurer ta vie.Qu’à son gré le Tyran immole ses victimes :Bravons tous son courroux, laissons la fuite aux crimes.Quoi ! le Peuple Romain sous un joug odieuxN’aura vû jusqu’ici qu’un Tyran dans son maître,Et son libérateur passera pour un traître !Je verrai Rome en proie aux plus cruels malheurs,D’une tremblante main flatter la tyrannie,Ne gémir qu’en secret de la voir impunie,J’entendrai ses soupirs, & lâche citoyen,Pour venger mon pays je n’entreprendrai rien !La mort de Caligule avoit comblé ses vœux.Voilà quel est mon crime, & si j’en dois rougir …
N’en voilà que trop, une plume Françoise {p. 174}peut-elle tracer une si détestable doctrine, & des oreilles Françoises y applaudir ? Comment les flammes qui ont consumé les Tolet, les Suarès, &c. ont-elles épargné ces parricides tragédies ? Il est inutile de parcourir les autres tragiques, anciens & modernes ; on ne finiroit point, s’il falloit en extraire toutes les horreurs. Qui l’ignore, pour peu qu’il ait fréquenté le théatre ou lû les Auteurs dramatiques ? & qui n’en gémiroit, si l’ivresse du spectacle ne rendoit aveugles & inconséquens les hommes même les plus raisonnables & les plus fidèles à leur Prince ?
CHAPITRE IX.
Sentimens de S. Cyprien & de quelques autres Pères. §
Ce grand homme, le plus éloquent des Pères Latins, d’une des premieres familles de Carthage, qui connoissoit bien les spectacles, où il avoit souvent été avant sa conversion, & qu’il peint si parfaitement, a donné cette décision foudroyante dont nous avons parlé ailleurs, rapportée dans toutes les collections des Canons, & qui fait loi dans l’Église.
Un vieux Acteur qui avoit quitté le théatre gagnoit sa vie à exercer & former des Comédiens. On demande au saint Évêque s’il est excommunié. Il répond, sans hésiter, qu’on ne peut communiquer avec lui ; mais que s’il est pauvre, & qu’il veuille renoncer à son métier, on peut lui faire la charité, comme aux autres pauvres. Les termes en sont remarquables. C’est un homme qui persévère dans l’infamie de son art, in artis sua dedecore perseverat ; un maître, un docteur pour perdre les jeunes gens, magister doctor perdendorum puerorum ; il enseigne ce qu’il a appris pardes crimes, quod maledidicit insinuat. La majesté {p. 175}divine, la discipline évangélique, l’honneur de l’Église, ne permettent pas de la souiller par une communication si infame, tum turpis & infami contagione fœdari. Qu’il ne prétende pas abuser de notre charité jusqu’à vouloir nous vendre sa conversion, c’est son intérêt plus que le nôtre de quitter son péché : Ut à peccatis cesset, non nobis, sed sibi præstat. Qu’il revienne sincèrement de ses désordres, & qu’il cesse d’engraisser des victimes pour l’enfer, perniciose in sæculo saginatos ad æterna supplicia deducit ab hac pravitate & dedecore revoca. Epist. ad Meratium.
Dans son Épître à Donat, chef-d’œuvre d’éloquence, où le saint Martyr fait le tableau le plus vif de la corruption du siecle, il met la fréquentation du théatre au nombre des plus grands désordres dont il fait le détail. Vous en gémirez, dit-il, & vous en rougirez. La tragédie exprime en vers les crimes de l’antiquité, on y fait revivre par la représentation les parricides & les incestes. Il semble qu’on craigne de perdre la mémoire des forfaits. On apprend à tous les âges que ce qui s’est autrefois commis peut se commettre encore. Les crimes ne sont point ensevelis dans l’oubli, ne meurent point par le laps du temps, ils deviennent des exemples : Scelus oblivione non sepelitur, exempla fiunt quæ facinora esse desierunt. On retrouve le péché qu’on a commis dans sa maison, ou on y apprend ceux qu’on y peut faire. On apprend l’adultère en le voyant jouer : Adulterium discitur dum videtur. Le vice est moins redouté par le crédit de l’autorité publique, qui en tolère l’image. Telle femme qui étoit allé chaste à la comédie en revient impudique : Quæ casta processerat, revertitur impudica. Quelle plaie aux bonnes mœurs, quel aliment du vice, que les gestes des Acteurs ! Morum quanta labes quæ alimenta vitiorum histrionicis gestibus ! {p. 176}Leur crime fait leur mérite, leur indécence fait leur habileté : Laus crescit ex crimine peritior judicatur quo turpior, & on les regarde avec plaisir. Quelle horreur ! Proh nefas ! Ils émeuvent les sens, flattent les passions, ébranlent la plus grande vertu. Les applaudissemens qu’on leur donne font avaler plus agréablement le poison : Blandientis autoritas auditu molliore pernicius obrepit. On y représente les amours de Vénus, les débauches de Jupiter, c’est toûjours quelque Divinité, comme si on vouloit faire du crime un acte de religion : Fiunt miseris religiosa delicta. Quel est le spectateur qui peut y conserver son innocence & sa pureté ? An possit esse qui spectat integer vel pudicus ?
Dans les fameux Traités de bono Pudicitio, de disciplina Virginum, de Opere & Elemosina, &c. non seulement il blâme en général le théatre, mais il condamne en détail chacun des ressorts que les passions font jouer dans cette machine funeste, la danse, les chants efféminés, les masques, les parures excessives, les nudités des Actrices, l’appas, la facilité, les pièges offerts à la jeunesse & à tous les spectateurs.
Il est encore dans toutes les éditions des œuvres de S. Cyprien un Traité entier contre les spectacles, que toute l’antiquité a crû de lui, & qui n’en est pas indigne. Quelques critiques modernes en ont douté, ce que nous ne prétendons pas examiner ici. Il est du moins certain que c’est un ouvrage des premiers siecles, & d’une main très-respectable. Il est adressé aux fidèles. En voici des extraits.
Quoique je sois assuré de votre piété, dit-il, cependant il se trouve bien des protecteurs indulgens & séduisans du vice, qui lui donnent du crédit & abusent des Écritures pour l’autoriser, comme si les spectacles n’étoient qu’un amusement {p. 177}innocent, car la vigueur de la discipline est si fort énervée, & le désordre si dominant, que non seulement on excuse, mais on autorise le vice : Jam non vitiis excusatio, sed autoritas datur. J’ai crû devoir vous en avertir, car rien ne se corrige plus difficilement que ce qui est coloré par des excuses & suivi de la multitude. Des Chrétiens n’ont-ils pas honte de justifier par l’Écriture, les superstitions & les spectacles des Gentils ? car toutes les aventures des Dieux deviennent une matiere de drame. Je rougis de rapporter leurs profanes applications. Élie, dit-on, a été élevé dans un char, David n’a-t-il pas dansé devant l’Arche ? Tous les instrumens de musique n’ont-ils pas été employés au Temple ? L’Apôtre compare nos combats spirituels à ceux des Athlètes. Le Chrétien ne pourra-t-il pas regarder ce que l’Écriture raconte ? Je réponds qu’il vaudroit mieux ne savoir pas lire que de lire si mal, comme si l’on avoit voulu nous inviter au spectacle ; au lieu qu’on n’a voulu qu’animer notre zèle pour les biens utiles, par l’exemple de l’ardeur qu’ont les Payens pour les biens nuisibles. Élie qui a été enlevé dans un char, a-t-il couru dans le cirque ? David qui a dansé devant l’Arche, a-t-il paru au théatre, pour y représenter les amours des Divinités Grecques par des mouvemens indécens ? Les instrumens de musique servoient à chanter les louanges de Dieu, & non celles des idoles. C’est par l’artifice du démon que des choses saintes sont devenues criminelles : Diabolo artifice ex sanctis in illicita mutata sunt. La raison & la pudeur le défendroient, si l’Écriture ne le défendoit pas. Son silence, dicté par la sagesse, en dit plus que les paroles : Verecundiam passa plus dicit quia tacuit. S’avilir par ce détail, ce seroit marquer une défiance injurieuse aux fidèles, & la sincérité de la vertu renferme {p. 178}tous les préceptes. Qu’on consulte sa conscience & son état, on ne fera rien que de convenable. Quelles sont les défenses de l’Écriture ? Elle défend de regarder ce qu’elle défend de faire : Prohibet spectare quod prohibet geri. Elle a condamné tous les spectacles, en condamnant l’idolâtrie qui a été l’origine de tous ces monstres. Un Chrétien y est-il à sa place ? est-il bien saint, s’il prend plaisir à s’occuper des actions criminelles ? De rebus criminosis voluptatem capit. C’est les aimer que de les regarder : Has amat cùm spectat. Ce sont des inventions du démon, non de Dieu : Dæmoniorum inventa, non Dei. Il y a renoncé au baptême ; aller au spectacle c’est renoncer à Jesus-Christ pour revenir au démon : Dum in spectaculum vadit, Christo renuntiat.
Il parle ensuite des cruels spectacles des Gladiateurs & des bêtes féroces, qui furent abolis par Constantin, & revient au théatre. Vous n’avez peut-être pas commis les crimes qu’on représente ; mais vous avez vû ce qu’il ne faut pas commettre, & c’est par la vûe de la volupté qu’on vous conduit à l’idolâtrie & au vice : Oculos per libidinem ducit. Vous venez de recevoir le Saint-Esprit ou l’Eucharistie, & vous le portez au théatre parmi les femmes débauchées ! Je rougirois de rapporter les mots indécens, les bouffonneries dont la scène retentit, & les péchés qu’on y joue, scénæ sales inverecundos pudet referre, & accusare quæ fiunt, les chansons des Acteurs, les intrigues des adultères, les jeux dissolus, agentium strophas, adulterorum fallacias, scurriles jocos. On y voit jusqu’à des pères de famille, imbécilles ou libertins, & sans pudeur. Et tandis que la malignité n’épargne aucun état, tout le monde court à cette école de libertinage. Que sait là un Chrétien, à qui il n’est pas même permis {p. 179}de penser au mal ? Quid inter hæc Christianus facit, cui vitia non licet nec cogitare ? En voyant avec plaisir le tableau du crime, on perd la pudeur, on s’enhardit, on apprend à faire ce qu’on s’est accoutumé à regarder : Qui oblectatur simulacris libidinis, depositâ verecundiâ fit audacior ad crimina, discit facere quod consuescit videre. Là un Acteur dissolu, plus efféminé qu’une femme (un pantomime), parle avec les mains : Vir ultra muliebrem mollitiem dissolutus. Toute une ville s’agite pour un personnage dont on ne sait s’il est homme ou femme ; on aime ce qui est défendu, & on rappelle les égaremens de la jeunesse que l’âge auroit dû faire oublier. N’est-ce pas assez de jouir du crime présent ? il faut, par le spectacle, faire revivre les crimes passés. Tout cela est-il donc permis au Chrétien ? Non licet omninò. Le saint Évêque fait ensuite le détail de l’orchestre des Grecs, qu’on avoit imité à Carthage, qui n’est que celui de l’Opéra, & qu’il condamne aussi sévèrement. Puis revenant aux folies de la comédie & de la tragédie, comme il l’appelle, tragicæ vocis insanias ; tout cela, dit-il, ne fût-il pas même dédié aux idoles, ne seroit pas d’ailleurs permis aux Chrétiens, à qui, à raison du vice, ils conviennent si peu : Obeunda tamen non essent Christianis. N’y eût-il pas de crime, ce seroit encore la plus répréhensible frivolité. C’est une folie de perdre son temps dans l’oisiveté & de le vendre au vice. Un Chrétien doit garder soigneusement ses yeux & ses oreilles ; nous nous accoutumons bien-tôt au crime que nous entendons : Oculi & aures custodiendæ ; scitò assuescimus in scelera quæ audimus. L’homme, trop porté au vice, est si facile à tomber ; que deviendra-t-il, s’il y est poussé par l’exemple ? Mens quæ sponte corruit, quid faciet si fuerit impulsa ? Il finit par une description des beautés de {p. 180}la nature, des ouvrages du Créateur : spectacle bien supérieur à toutes les comédies. Ne diroit-on pas que cet éloquent Docteur a vû ces frivoles & pernicieuses apologies du théatre qu’on a fait de nos jours ? C’est que le vice a toûjours eu les mêmes torts, employé les mêmes prétextes, & porté aux mœurs & à la religion les mêmes atteintes.
Théophile, Évêque d’Antioche. §
Il ne nous reste d’un grand nombre d’ouvrages de ce savant & pieux Évêque du second siecle, qu’une apologie de la religion Chrétienne contre ses calomniateurs, entr’autres un Philosophe habile nommé Aurolique. Il nous est défendu, dit-il (L. 3.), d’assister aux combats des Gladiateurs, de peur de nous rendre complices des meurtres qui s’y commettent. Nous n’osons pas même aller aux autres spectacles, pour ne pas souiller nos yeux & remplir nos oreilles des vers profanes qu’on y lit, ne oculi nostri inquinentur, & aures hauriant prophana quæ ibi decantantur carmina, par exemple, quand on y raconte ou représente les actions tragiques de Thieste ou de Thésée. Il ne nous est pas plus permis d’entendre parler des adultères des hommes & des Dieux, que les Comédiens pour gagner de l’argent chantent avec toutes les graces dont ils sont capables (à l’Opéra) : Nec fas est nobis audire Deorum hominumque adulteria, quæ suavi verborum modulamine prœmiis inducti celebrant. Les Chrétiens se font gloire de la modestie & de la continence, ils respectent le mariage, honorent la chasteté, & fuyent l’injustice & le péché. Ils obéissent à la loi divine, professent la vraie religion. La vérité les dirige, la grace les garde, la paix les protège, la sagesse les enseigne, la parole divine les conduit, Dieu seul les gouverne, Jesus-Christ, {p. 181}la vraie vie, regne en eux. A Dieu ne plaise non seulement que nous commettions ces crimes, mais même que nous y pensions : Absit, absit à Christianis ut talia facinora vel cogitemus nedum faciamus.
Tatien. §
L’autorité de ce célèbre Orateur & Philosophe, disciple de S. Justin, est sans doute affoiblie par son hérésie ; mais l’ouvrage contre les Grecs & les Gentils, qui nous reste de lui, parmi bien d’autres qui se sont perdus, avoit été composé avant qu’il tombât dans l’erreur, & a toûjours été estimé dans l’Église. A quoi me servent, dit-il dans cet ouvrage, un Oreste furieux, le héros d’Euripide, un Alcméon parricide, un Œdipe incestueux, un Paris adultère ? Qu’ai-je à faire d’un Acteur masqué, qui jette des cris, fait des gestes, est paré comme une femme ? Qui vultûs sui formam non habet, labiis hiat, &c. Loin de moi les poëmes d’Hegifilaüs & de Ménandre (Moliere) : Voleant Hegisilai fabula & Menander. Irai je perdre mon temps à admirer un joueur de flute sur le théatre ? Nous vous abandonnons toutes ces folies ; embrassez la vraie religion, & à notre exemple quittez des choses si frivoles : Concedimus vobis hæc inutilia ; credite religioni, & similiter nobis à nugis discedite.
Minutius Felix. §
Cet habile & éloquent Avocat de Rome, a composé un Dialogue excellent, entre un Payen & un Chrétien, pour la défense de la religion Chrétienne, dont il explique les mystères & fait connoître la sainteté, & contre le paganisme, dont il découvre les absurdités & les vices. Il ne pouvoit manquer de parler des spectacles : objet {p. 182}constant de l’enthousiasme de l’un, & de l’horreur de l’autre. Voici ses paroles. Pour nous qui faisons profession d’avoir de bonnes mœurs & de la pudeur, nous nous abstenons de vos plaisirs, de vos pompes, de vos spectacles ; nous en connoissons l’origine profane, & nous en condamnons les douceurs empoisonnées : Abstinemus, à spectaculis quorum noxia blandimenta damnamus. Qui n’a horreur des folies & des querelles du peuple dans les combats des Gladiateurs, l’art de tuer les hommes ! La fureur n’est pas moindre au théatre, mais l’infamie y est plus grande : In scenicis non minor furor, sed prolixior turpitudo. Le Comédien raconte des adultères ou en représente, & en peignant les passions il les inspire : Adulteria exponit vel monstrat enervis Histrio, dum amorem fingit infigit.
S. Cyrille de Jérusalem. §
Ce fameux Patriarche, trois fois déposé & rétabli, a laissé plusieurs Instructions en forme de Catéchisme aux Catéchumènes & aux nouveaux baptisés, remplies de piété & très-utiles. Il leur adresse ces paroles sur les spectacles, comme un devoir des plus importans (1. Cath.). Vous dites au baptême : Je renonce à Satan, à ses œuvres & à ses pompes. Quelles sont les pompes du diable ? Ce sont les spectacles du théatre, pompæ diaboli spectacula theatri, & toutes les autres vanités semblables, dont le Roi David demande à Dieu d’être délivré : Détournez mes yeux, dit-il, afin qu’ils ne voient point la vanité. Gardez-vous donc de la folie du théatre : Ne secteris insaniam theatrorum. Vous y verriez, à votre grand malheur, l’impudence & l’impudicité des Comédiens : Mimorum petulantias omni impudicitiâ refertas.
Lactance. §
L’éloquent Lactance, appelé le Cicéron Chrétien, connoissoit le monde, il avoit été Payen ; il connoissoit la Cour, il y avoit passé plusieurs années Précepteur de Crispe, fils de l’Empereur Constantin ; que pense-t-il des spectacles, dont le Prince nouveau Chrétien auroit si peu souffert la licence, qu’il en abolit une partie, & fit contre eux des loix sévères, & dans le portrait desquels nous voyons l’image des nôtres (L. 6. C. 20. Distinct. Divinat.) ? Après avoir traité au long des affections de l’ame & des plaisirs des sens, il se jette sur les spectacles. Il faut les abolir, dit-il, ce sont de très-grandes amorces du vice, les plus propres à corrompre les cœurs ; non seulement ils sont inutiles pour conduire à la vie bien-heureuse, mais ils y nuisent extrêmement : Tollenda spectacula quoniam maxima sunt instrumenta vitiorum, ad corrumpendos animos potissimè valent. Il parle d’abord des cruautés des Gladiateurs, qu’il condamne avec raison, comme le comble de l’inhumanité, qui se fait un jeu barbare de l’effusion du sang humain. Et peut-être contribua-t-il à faire porter par l’Empereur l’édit fameux de leur abolition. De là il passe au théatre. Je ne sais, dit-il, s’il peut y avoir de plus grande corruption : Nescio an sa corruptela vitiosior (école de corruption, il n’y a point de mot François qui exprime corruptela). On ne parle sur la scène que de galanterie. La matiere des comédies n’est que la séduction des jeunes fills, & les intrigues des coquettes. Plus les auteurs de ces fables ont de talens, plus ils sont dangereux ; ils s’insinuent par leurs graces, se gravent plus profondément, & se font mieux retenir par l’harmonie & la beauté des vers : Facilius intrant in memoriam versus numerosi & ornati. Des tragédies ne représentent {p. 184}que les fureurs & les amours des mauvais Rois ; ce ne sont que des forfaits montés sur le cothurne : Regum malorum cothurnata scelera. Les gestes & les mouvemens licencieux des Acteurs, la mollesse de leurs corps efféminés, leurs déguisemens en femmes, à quoi servent-ils ? qu’à enseigner & inspirer la débauche : Impudici motus enervata corpora muliebris incessus, fæminas mentientes, quod aliud ? nisi libidines docent & instigant. Ils ont fait un art de la séduction, corruptelarum disciplinam. Ils donnent des leçons du crime en le jouant, & par l’image conduisent à la réalité : Docent adulteria dum singerat & simulatis erudiunt ad vera. En voyant ces infamies représentées sans honte, & regardées avec plaisir, les jeunes gens apprennent ce qu’ils peuvent faire : Cùm hæc sine pudori fieri, & libenter spectari cernunt, admonentur virgines & juvenes quid facere possint. Le feu de l’impureté, qui s’allume sur-tout par les regards, les embrase : Inflammantur libidine quæ aspectu maximè concitatur. Chacun, selon son sexe, se livre à tous les écarts de son imagination ; c’est l’approuver que d’en rire : Probant dum rident. On revient corrompu dans sa maison, & non seulement les enfans auxquels il est si funeste de donner la connoissance & le goût prématuré du mal, mais même les vieillards, dont les vices, sont des ridicules : Corruptiores ad cubicula sua revertuntur. Fuyez donc le théatre pour vous garantir de l’impression du vice, pour conserver la paix de l’ame, pour éviter l’habitude de la volupté, qui vous éloigne de Dieu & de la pratique des bonnes œuvres : Ne voluptatis consuetude deliniat & à Deo avertat.
Il fait (C. 21.) une réflexion singuliere, dont on ne peut dans notre siecle, que trop sentir la justesse. Ne regarderoit-on pas, dit-il, comme {p. 185}un homme de mauvaise vie celui qui feroit représenter la comédie chez lui ? comme s’il y avoit une grande différence entre satisfaire sa passion en public au spectacle, ou en particulier dans sa maison ? Que sera-ce d’être Acteur soi-même, de former avec ses amis des troupes pour jouer la comédie ? Le Cardinal de Richelieu, qui le premier en France fit bâtir un théatre chez lui, & y faisoit représenter ses pieces, n’étoit pas allé à l’école de Lactance : Quis non eum putet luxuriosum & nequam qui scenicas artes domi habeat ? Nihil refert utrum luxuriam solus domi an cum populo exerceat in theatro. La volupté des oreilles par la douceur du chant n’est guère moins dangereuse que celle des yeux. Cependant s’il n’y avoit point de paroles unies au chant, il y auroit moins de risque. Mais lorsque des vers galans accompagnent la musique (l’Opéra), la séduction est très-grande, elle mène à tout : Carmen compositum cum suavitate cantûs deliniens, capit mentes ad quod voluerit impellit. Les gens de lettres, gâtés par la douceur & l’harmonie des vers, trouvent ensuite insipide la simplicité des saintes Écritures & de la religion : Assueti dulcibus & politis carminibus litterati divinarum Scripturarum sermonem simplicem aspernantur. On ne goûte que ce qui flatte ; & malheureusement tout ce qui flatte séduit : & n’est-ce pas une des sources de l’irréligion parmi les beaux esprits ? On ne trouve dans la piété, ni ce brillant du style, ni cette harmonie des vers, ni cette émotion de l’ame, ni cet amusement de l’esprit, ni cette légèreté de la danse, ni cette mélodie des airs vifs ou tendres qui enchantent sur le théatre. La retenue, la sévérité, la simplicité de l’Évangile peut-elle plaire à des cœurs que la scène a corrompus ? c’est un estomac affoibli qui ne peut digérer des alimens solides. Du dégoût on en vient au {p. 186}mépris, à l’incrédulité : Cùm ad religionem accesserint litterati minùs credunt. Si vous ne voulez pas vous tromper vous-même, fuyez donc ces voluptés pernicieuses dont l’ame se repaît & s’empoisonne, comme le corps des viandes délicieuses ; préferez la vérité à l’erreur, l’éternité au temps, l’utile au frivole : Qui non vult se ipsum decipere, abjiciat noxias voluptates. Ne vous plaisez à voir que des actions justes & pieuses, à entendre que ce qui nourrit l’ame & nous rend meilleurs ; n’abusez pas de vos sens, qui ne vous ont été donnés que pour apprendre l’enseignement & la volonté de Dieu. Si vous aimez le chant, chantez, aimez à entendre chanter ses louanges. La vraie volupté est celle que fait goûter la vertu ; elle n’est ni périssable ni passagère. Si vous cherchez d’autres satisfactions, vous courez à la mort. La vie éternelle est dans la piété ; si vous préferez les plaisirs temporels, vous perdez les éternels. Dieu ne mène à la félicité que par le travail de la vertu : le démon mène à la réprobation par le chemin du vice. Craignons les voluptés, comme des filets & des pieges qui en nous rendant esclaves de notre corps, perdront avec lui nos ames.
S. Clément d’Alexandrie. §
Ce fameux Catéchiste d’Alexandrie, emploi qu’il exerça pendant trente ans avec le plus grand succès, a laissé plusieurs ouvrages remplis d’érudition, entr’autres des instructions morales à la jeunesse, sous le nom de Pédagogue, mais qui font utiles à tout le monde. Le vrai Précepteur, dit-il, c’est Jesus-Christ, ce Verbe-Dieu qui nous a instruit dans tous les temps par Moyse, par les Prophètes, par les Apôtres, & par lui-même quand il s’est fait homme.
Ne craignons pas, dit-il (L. 3.), qu’il nous {p. 187}mène jamais aux spectacles. On peut justement appeler le théatre une chaire de pestilence ; ces assemblées sont pleines de confusion & d’iniquité. Ce sont des occasions continuelles d’impureté, par le mélange des hommes & des femmes, qui deviennent un spectacle les uns pour les autres par leurs regards lascifs : Occasio turpitudinis cùm viri & fæminœ permixtim conveniunt alter ad alterius spectaculum. (Ces paroles peuvent même signifier qu’ils y viennent exprès pour se faire voir). On y forme de mauvais desseins, on s’y donne des rendes-vous ; la licence des regards fait naître de mauvais désirs : Dum lasciviunt oculi, calescunt appetitiones. Les yeux, accoutumés à regarder avec impudence, satisfont la cupidité. Fuyez ces spectacles, que la licence & la frivolité des discours rendent si dangereux. Y a-t-il des forfaits qu’on ne représente sur la scène ? Quòd turpe factum non ostenditur in theatris ? quod verbum impudens non proferunt Histriones qui risum movent ? Ceux qui s’y plaisent en reviennent l’imagination pleine des plus vives images de ces folies : Evidentes domi imagines imprimant. Ceux même qui en sont peu touchés perdent du moins leur temps à des plaisirs fort inutiles. Mais, direz-vous, ce ne sont là que des amusemens que je prens pour me divertir. Je réponds qu’il y a peu de sagesse dans des villes où les amusemens sont des affaires importantes : Non sapiunt civitates quibus ludi pro re seria habentur. Après tout, la cupidité, la vaine gloire, les crimes ne sont pas des jeux. Mais, ajoûtez-vous, nous ne sommes pas faits pour être tous de graves Philosophes. Non ; mais vous êtes tous faits pour être de bons Chrétiens : Non omnes philosophamur ; sed cur omnes Christiani sumus ? Ce n’est point par des passions qu’il faut s’amuser, & ce n’est pas être sage de préférer l’agréable à {p. 188}l’honnête & à l’utile : Neque qui sapit jurandum meliori prætulerit.
Les deux SS. Isidore. §
Le premier fut un saint Prêtre de Damiette, le plus savant & le plus célèbre des Disciples de S. Chrysostome. Il a laissé plus de deux mille Épîtres sur différens sujets, toutes très-belles & très-importantes, sur l’explication de l’Écriture, les dogmes de la foi & les règles de la discipline. Le second, Archevêque de Séville, l’oracle de l’Espagne pendant trente cinq ans, à la tête de toutes les affaires ecclésiastiques, fils du Gouverneur de Carthagène, élevé dans le grand monde, qu’il connoissoit parfaitement, a laissé grand nombre d’ouvrages excellens qui l’ont fait mettre au rang des Pères de l’Église, & ses réglemens au nombre des canons.
L. 1. Ep. 3. Il blâme un Religieux qui s’appliquoit à la lecture des Poëtes Payens. Qu’y trouvez-vous, lui dit-il, qui vaille mieux que les livres saints ? Ce ne sont que des fables ou des bouffonneries : Mendaciis aut risu scutat. Ces Divinités, ces Héros, ces grands exploits, ne sont que l’ouvrage des passions criminelles : Divinitates fortia facinora ex vitiosis affectionibus. Fuyez les lectures des livres licencieux, elles ne sont propres qu’à faire des plaies dans votre cœur, ou à rouvrir les anciennes ; les connoissances que vous y puisez sont pire que l’ignorance : Perniciosiores ignorantia cladem inferunt. On n’exceptera pas les Auteurs dramatiques de ces justes condamnations ?
Ibid. Ep. 90. Pourquoi a-t-on défendu aux femmes de chanter dans l’Église, ce qui d’abord leur étoit permis ? C’est que la mollesse de leur chant avoit, des louanges de Dieu, fait des airs de théatre ; ce qui dérangeoit même à l’Église les {p. 189}gens les plus pieux, par mille occasions de dissolution & de péché : Cantus suavitate velut scenicis cantibus, ad extimulandas libidines, in dissolutionem & peccati occasionem cessit. Dira-t-on que ces airs tendres & efféminés sont moins dangereux au théatre, où tout favorise, où rien n’arrête la passion ? On doit, tant qu’on peut, dit-il (Ép. 89.), éviter les entretiens & les compagnies des femmes ; leur beauté est la mort qui entre par les fenêtres de l’ame : le saint Prophète David lui-même a été vaincu par un regard. Qu’on juge par ces traits des saintes assemblées du théatre.
L. 3. Ép. 100. Il se moque de ceux qui font l’éloge des talens des Comédiens ; ce qu’il appelle absurde & ridicule, comme tant d’autres faux jugemens dont il fait le détail : Histriones laudans quod absurdum. (L. 4. Ep. 91.). Il ne fait pas plus de grâce au style des Poëtes dramatiques. Il montre que la justesse, la précision, la clarté, sont les plus belles qualités d’un ouvrage ; en quoi sur-tout excelle l’Écriture sainte qui dit les plus belles vérités dans un mot ; au lieu que la tragédie par une gravité empesée, la comédie par les molles caresses, gravite tragica, blanditiis & lenociniis comicis, sont absolument éloignées de cette perfection divine : Quid sunt, si ad hanc perspicuitatem, virtutem, brevitatemque conferas ?
L’Épître 336. (L. 3.) est adressée à un homme en place qui gouvernoit un État & vouloit excuser sa tolérance pour les spectacles, sous prétexte que la comédie corrigeoit les hommes par ses bons mots, salibus meliores reddit ; ce que ses partisans ne cessent de répéter. Vous vous trompez vous-même, & vous trompez les autres, lui dit-il, les Comédiens ne se sont jamais étudié à rendre les hommes vertueux, leur unique dessein {p. 190}est de les faire pécher (les Actrices sont-elles du complot ?) : Scenicis hoc summum studium est, non ut meliores fiant, sed ut multi peccent. Toute leur fortune ne porte que sur la dépravation des spectateurs ; si l’on s’appliquoit à la vertu, leur théatre seroit désert, & leur art anéanti, si meliores fiant, ars peritura sit. Jamais ils n’ont pensé à corriger les mœurs de personne, & ne le pourroient pas, quand ils le voudroient, nec si velint id possint, parce que la comédie par sa nature n’est faite que pour être pernicieuse : Mimica ars, naturâ suâ tantummodo ad nocendum comparata.
L. 5. Ép. 186. Le jugement dernier approche ; préparez-vous-y par la pratique des vertus. Elles vous deviendront faciles, si vous fuyez le théatre, qui est la perte générale du monde : Si theatra communem universi pestem fugeritis. Fuyez même les gens qui les fréquentent, etiam iis addictos. Fuyez, si vous le pouvez, jusqu’aux villes où on donne le spectacle, etiam urbium in quibus exhibentur spectacula.
Ibid. Ep. 463. Celui qui a une passion violente pour le théatre, est un insensé & un débauché, insanus ac perditus. Fuyez cette malheureuse passion, il est plus facile de la prévenir que de l’arracher quand elle a jeté de profondes racines, ce qui paroît quelquefois impossible, etiam impossibile videtur.
S. Isidore de Séville s’étant proposé dans son livre des Origines ou Étymologies, de traiter de l’origine des choses, a dû nécessairement parler des spectacles. Il le fait dans un grand détail (L. 18.) ; mais presque à chaque article il lance quelque trait contre le théatre, & recommande vivement de s’en éloigner. Les spectacles sont des voluptés qui souillent l’ame par tout ce qui s’y fait : Voluptates quæ inquinant per ea quæ his geruntur. Les tragiques ne s’occupent que des forfaits {p. 191}des Rois, les comiques des amours & des intrigues des coquettes ; le théatre n’est qu’un lieu de débauche, theatrum prostibulum. Les vices des hommes & l’instigation du démon ont inventé le théatre, les passions & l’idolâtrie se sont combinées pour y jouer les crimes : Hominum vitiis & dæmonum jussis institutæ. L’une des deux suffiroit pour le faire détester, toutes les deux réunies le rendent abominable au Chrétien. Ce qui vient d’un si mauvais principe peut-il être innocent ? Spectaculum odisse debes cujus odisti auctores : num bonum est quod à malo incœpit ? L’esprit du démon s’est emparé de ces lieux infames, ils sont pleins du démon & de ses anges : pourriez-vous vous y plaire ? Alienus tibi sit locus quem Satanæ spiritus occupavit : totum illud diabolus & angeli ejus repleverunt. Il prétend qu’il y avoit des foyers ménagés derriere le théatre, où après la piece on alloit se divertir avec les Actrices, qu’il compare à des louves qui dévorent le bien de leurs amans. (de ce mot focus, foyer, est venu le mot focaria, une maîtresse : elles ne sont pas rares aux foyers.) Enfin ce grand Saint conclud en ces termes la matiere des spectacles : Un Chrétien ne doit avoir aucun commerce avec les folies du cirque, les impudicités du théatre, cum impudicitia theatri. C’est renoncer à Dieu que de s’y livrer, Deum negat. C’est être un apostat de la foi Chrétienne, que de chercher les pompes & les œuvres du démon, après y avoir renoncé au baptême : Fidei Christianæ prævaricator qui id appetit quod in lavacro renuntiaverat diabolo & pompis ejus.
S. Anastase Sinaïte. §
Ce saint Patriarche d’Antioche, dont il reste encore plusieurs ouvrages utiles, dit en parlant du théatre (L. de sacra Sinaxi). Quel est notre aveuglement ! point de componction, de pénitence, {p. 192}de crainte de Dieu, de changement de mœurs ; & souvent nous passons les jours entiers au théatre ou dans la volupté & la pompe du diable, sans en être fatigués. Nous négligeons nos devoirs & nos affaires pour ces pernicieuses frivolités, tendis qu’à peine nous donnons un moment à la priere & à des lectures pieuses. Nous fuyont l’Église comme le feu. Si le sermon, si l’office, si la messe, sont un peu longs, nous nous ennuyons, nous nous endormons, nous nous irritons ; il semble que les exercices de piété soient un procès dont on veut être au plûtôt débarrassé, afin de suivre l’impression du démon, qui nous entraîne vers l’amusement, la volupté, le spectacle : que notre misère est extrême ! Grandis miseria !
Olympiodore. §
C’étoit un Père Grec qui a laissé de fort bons commentaires sur Job & sur l’Écriture. Voici ce qu’il dit (C. 4. v. 17.) : Gardez vos pieds & votre corps ; n’abusez point, pour faire le mal, des membres que Dieu vous a donnés pour pratiquer de bonnes œuvres ; vos pieds vous ont conduit à l’Église, doivent-ils vous conduire au théatre ? vos yeux, vos oreilles, tous vos sens, qui ont servi à votre sanctification, serviroient-ils à la volupté par un usage profane ? Ne pedibus quibus Templum frequentas, theatrales adito ludos & spectacula.
S. Jean Damascène. §
C’est un des Pères les plus distingués de l’Eglise par sa science, ses écrits, sa naissance, ses travaux contre les Iconoclastes, ses vertus, ses persécutions, les grandes charges où il fut élevé jusque dans le conseil du Prince des Sarrasins, dont il fut le chef, & duquel son mérite lui avoit {p. 193}attiré la confiance. Ce Saint, entr’autres ouvrages, a fait un grand Traité de morale sous le titre de Parallèles, où il compare les vertus & les vices, le bien & le mal, & s’appuie d’une multitude de passages choisis des Pères. Il parle (L. 3. C. 47.) de deux villes, dont l’une est bien, & l’autre mal réglée. Il dit de celle-ci, d’après S. Basile, S. Gregoire de Nazianze, & Eusebe :
Il y a des villes où sans jamais se lasser on ne s’occupe, du matin au soir, qu’à repaître ses yeux des spectacles des Comédiens, à entendre & à chanter des vers galans, des chansons licencieuses, qui portent à toute sorte d’impureté : Quæ multam in animis libidinem pariunt. Bien des gens sont assez aveugles pour croire ces peuples heureux, parce que négligeant leurs affaires & les travaux nécessaires à la vie, ils passent leur temps dans le plaisir & l’oisiveté : Per inertiam & voluptatem vitæ tempus traducunt. Peuvent-ils ignorer que le théatre est une école publique de libertinage ? Publicam libidinis scholam. Ces chants efféminés, ces concerts lascifs, n’excitent que des mouvemens indécens : Obscenè se gerere persuadent. Ceux qui craignent Dieu, emploient les dimanches à la priere & à la réception des sacremens ; les autres les passent dans les jeux & la fainéantise. Le crieur (la cloche) appelle-t-il à l’Église, on n’est jamais prêt, on s’y traîne lentement, avec peine ; la trompette invite-t-elle à la comédie, on y vole, tout trouve des aîles : Tuba personuit, & omnes alis instructi currunt. Celui qui vient à l’Église, entend la parole de Dieu & les cantiques des Anges ; que voit-il, qu’entend-il au théatre ? des chants diaboliques, des femmes qui dansent, qui semblent agitées par le démon : Diabolicos cantus, mulieres saltantes, à dæmone agitatas. Que fait cette danseuse ? elle découvre impudemment (elle pare, elle farde) un visage {p. 194}que S. Paul ordonne de voiler ; elle étale avec art (elle boucle) ses cheveux, on diroit qu’elle est possédée du démon. Tel fut le festin d’Hérode, où la danse de la fille d’Hérodias fit couper la tête de Jean-Baptiste, & acquit à cette baladine l’enfer pour héritage : Herodiadis filia tripudiavit ac Joannis-Baptistæ caput amputavit.
S. Valérien. §
S. Valérien, Évêque de Comele, aujourd’hui Nice, suffragant d’Embrun, nous assure (Hom. 6.) qu’il est mal aisé d’expliquer combien sont dangereux les pieges que tend la volupté au théatre : Quàm periculosos laqueos exhibeant mimicæ voluptates. Si l’on pouvoit fouiller dans le fond des cœurs, on verroit le spectateur pousser des soupirs à chaque son des instrumens (combien plus vivement à chaque accent des Actrices !) : Ad singulos fistulæ sonos infelicium corda suspirare. Croira-t-on que le P. Bauni, Jésuite, célèbre par sa morale relâchée, & relâché en effet sur la matiere des spectacles, cite ce passage, qui le condamne ? Tom. 1. Tract. 11. Q. 21.
S. Léon Pape. §
Ce grand homme, qui a gouverné l’Église avec tant de sagesse & de gloire, dans une homélie sur l’Octave de S. Pierre, où l’on célébroit l’anniversaire de la délivrance de Rome, dont on étoit redevable aux vertus, au zèle, à l’éloquence de ce grand Pontife, l’un des plus illustres qui se soient assis sur le siege du Prince des Apôtres, se plaint de l’ingratitude du Peuple Romain, qui oublioit une si grande grace. J’ai honte de le dire ; mais il est nécessaire de parler. On donne plus aux démons qu’aux Apôtres, les théatres sont plus fréquentés que les Églises. Qui a éclairé la ville de Rome & l’a rendue Chrétienne ? qui l’a {p. 195}délivrée de la captivité ? Sont-ce les Comédiens par leurs jeux, ou les Saints par leurs prieres, qui ont fléchi la divine miséricorde, & nous ont obtenu la grace, quand nous ne méritions que des châtimens ? Majorem obtinent insana spectacula frequentiam quàm beata Martyria ; plus datur damoniis quàm Apostolis.
S. Salvien. §
Ce saint Prêtre de Marseille, que quelques-uns ont cru Évêque, & que sa piété, ses talens, ses écrits, son zèle, ses travaux, & les services qu’il a rendu à l’épiscopat, ont fait appeler le maître des Évêques, S. Salvien a fait un grand traité de gubernat. Mundi, pour justifier la providence sur les maux innombrables qu’elle permet, qui sont pour les pécheurs une occasion de blasphême. Le sixième livre est presque tout employé à faire sentir les crimes qui se commettent aux spectacles, qui suffiroient seuls pour attirer sur nous les punitions les plus rigoureuses. Quel est, dit-il, le genre de crime & d’impureté que l’on n’y trouve ? Nihil ferm ? vitiosum quod in spectaculis non sit ? Mais, direz-vous, ces forfaits ne se commettent pas tous les jours. Belle excuse ! comme s’il étoit jamais permis de faire ce que Dieu défend, & s’il cessoit d’être mauvais pour n’être pas journalier ? Un assassin, un voleur, ne tue pas, ne vole pas chaque jour ; ils sont donc innocens ? vous n’avez pas même cette mauvaise excuse au théatre ; quand vous n’y êtes pas, vous y voudriez être : Etiam cùm non spectant, innoxii non sunt. Voici la description qu’il en en fait. Des légions de démons qui l’infestent, y répandent tant de plaisirs & si séduisans, que les ames les plus chastes peuvent à peine s’en défendre : Honestæ mentes superare non possunt. Comme à la guerre, on creuse des fosses, on plante des pieux, {p. 196}on seme des chausses-trapes, on tend des embuches sur la route de l’armée ennemie, où toûjours quelqu’un est pris : Tam multæ illecebrarum insidias ut aliqua capiatur. Il seroit impossible d’épuiser le détail de tous ces prodiges d’impureté, portentis. Je n’en parle qu’avec peine, je voudrois ne pas même les connoître : Piget malum illud, vel nosse. On ne peut en rappeler le souvenir sans risque ; les autres péchés ne s’attachent qu’à une partie de l’homme : l’esprit est souillé par les pensées, les yeux par les regards, les oreilles par les mauvais discours ; tout se rend coupable à même temps au spectacle : In theatre nisi reatu vacat. L’œil, l’oreille, l’esprit, le cœur, tout est attaqué, saisi, corrompu à la fois ; gestes, attitude, parure, danse, chant, discours, sentimens, tout se réunit pour perdre les cœurs : la pudeur souffriroit d’en tracer le tableau : Quis integro verecundiæ statu eloqui valeat ? On peut sans rougir nommer par leur nom les plus grands crimes, l’idée du crime en est le préservatif ; mais on ne peut détailler ces jeux dangereux, même pour les condamner ; l’idée même d’amusement en est l’amorce & le voile : Honestè non possunt vel accusari. On peut voir commettre la plûpart des péchés, tuer, voler, blasphêmer, sans devenir coupable ; on ne peut voir les jeux du théatre sans tomber dans le désordre, le spectateur est complice de l’Acteur : Unum est aspicientium & agentium scelus. Selon la parole de l’Apôtre, on se rend coupable, non seulement en faisant le péché, mais encore s’unissant à ceux qui le font : Etiam qui consentiunt facientibus. Ceux qui étoient allés chastes à la comédie, en reviennent adultères ; ils s’en étoient déjà rendus, en y allant ; chercher le vice, c’est s’en servir : Qui ad immunda properat, jam immundus est. Pensons-nous que Dieu ne voit pas nos désordres, ou nous {p. 197}flattons-nous qu’il jettera sur nous un regard favorable, quand il nous voit dans un lieu qu’il déteste ? Potest eos Deus respicere in theatris, qua odisse Deum certò sciunt ? Peut-être, comme les Payens qui croyoient honorer par là leurs Divinités, nous imaginons-nous que ces fêtes sont agréables à Dieu. Si la comédie est une œuvre de piété, je ne m’y oppose plus ; mais s’il l’a en horreur, si le démon en fait ses délices, Deus horret & execratur, in his partus diaboli & offensio Dei, pouvons-nous, contre nos lumieres, nous jouer de la divine Majesté par les honneurs que nous rendons au démon ? quelle espérance pouvons-nous avoir dans les bontés de Dieu, tandis que nous l’insultons de concert ? quæ spes apud Deum quem quasi consensu publico oppugnamus ? S’il nous arrive quelque bonheur, si nous remportons quelque victoire, si nous célébrons les noces, le sacre, l’entrée de quelque Prince, ou quelqu’autre fête, on ne manque pas de donner (le bal) & la comédie : o folie monstrueuse ! o amentia monstruosa ! tunc Christo mimos offerimus. N’est-ce pas frapper celui qui nous comble de graces, insulter celui qui nous honore de ses caresses, rendre le bien pour le mal, que d’offrir à Dieu des pieces de théatre en reconnoissance ? Christo pro beneficiis theatrorum hostias immolamus. Est-ce donc la comédie qu’il est venu nous enseigner par lui-même & par ses Apôtres ? est-ce pour elle qu’il s’est incarné, qu’il est né dans une étable, qu’il est mort sur une croix ? Voilà un digne retour pour sa passion & sa mort : Præclaram passionis ejus vicissitudinem ! Il est venu, dit S. Paul, nous enseigner à renoncer à l’impiété, aux désirs du siecle, à vivre dans la tempérance, la piété, la justice, pour se former un peuple chaste, agréable à ses yeux par ses bonnes œuvres. Le trouverez-vous au théatre ce peuple fidèle à l’imiter & {p. 198}à lui obéir ? Videlicet vestigia Salvatoris sequimur in theatris ? C’est faire à Dieu une très-grande injure. La fréquentation des spectacles est une apostasie de la foi & des sacremens, & une prévarication mortelle : Apostasia & fide & sacramentis lethalis prævaricatio. Vous avez renoncé au démon, à ses pompes, à ses œuvres, à ses spectacles ; comment donc après le baptême revenez-vous à ce que vous avez solemnellement abjuré, & abandonnez-vous la foi que vous avez authentiquement professée ? Vous vous en faites un amusement : que vous êtes aveugle ! vous y trouverez, non l’amusement, mais la mort : Vide in spectaculis, non voluptatem, sed mortem. Rien de pareil chez les barbares ; ils n’ont point de théatre, des écoles publiques de vice. Leur ignorance les rendroit excusables ; mais le sommes-nous, nous qui agissons contre nos engagemens & nos lumieres ? Majoris prævaricationis labe peccamus. Nous préferons le théatre à l’Église, & si le service divin & la comédie se font dans le même temps, je vous en prens tous à témoin, où est la foule ? qu’aime-t-on mieux, le sermon ou la piece, les bouffonneries ou l’Évangile, la vie ou la mort ? Dicta Evangelii an thimelicorum, verba vitæ an verba mortis. Et si pendant le service on voit que la comédie va commencer, on quitte l’Église pour le théatre. Voilà la source des calamités dont nous gémissons : Propter spurcitiam exterminati estis. Isai. 16. A Mayence, à Marseille, à Cologne, à Treves, les spectacles n’ont cessé que depuis l’invasion des barbares, & ils n’ont cessé dans les autres villes que par la misere des peuples, qui les met hors d’état d’en faire les frais. Le goût de la volupté, les désirs sont les mêmes, & si on souhaite des biens, ce n’est que pour rétablir ces spectacles. En sommes-nous moins condamnables ? la volonté suffit pour {p. 199}nous damner. Le théatre a renversé l’Empire Romain ; & nous nous vantons d’avoir des mœurs, de la religion, de la décence, de la probité ! Blandimur nobis de probitate morum. L’opulence a perdu Rome, en introduisant le luxe, les spectacles, l’impureté ; elle perd les Cours des Rois & les capitales des empires, & par elle les provinces : connoît-elle quelque mesure ? Vix poterit in tantâ rerum exuberantia morum retinere mensuram. Dieu punit les moindres fautes ; rien ne peut passer pour léger quand il offense une Majesté infinie. Peut-on s’en faire un amusement ? peut-on se réjouir de sa perte éternelle ? Il s’en faut bien que ce ne soient que des fautes légères ; le théatre fait commettre les plus grands péchés : Quidquid immunditiarum est, exercetur in theatris ; ibi universa damonum monstra. C’est une espèce d’hydre, où les têtes de tous les vices sont toûjours renaissantes : Sicut anguinum monstrum quod multiplicabat occisio. C’est l’état où les spectacles ont réduit toutes les Gaules ; la frivolité, le luxe, l’impureté règnent par-tout ; vieillards & enfans, grands & petits, tout est confondu par le crime : Consimilibus vitiis Gallia civitates conciderunt. Dieu, pour nous punir, ou plûtôt pour nous corriger, nous fait subir en public & en particulier des châtimens rigoureux. Sans doute nous en profitons pour en devenir meilleurs, nous embrassons une vie austère, nous allons à l’Église offrir nos prieres, nous renonçons à nos vices, nous en fuyons les occasions, nous en redoutons les images, nous en abhorrons les objets, nous détestons le théatre, qui en est la source féconde. Bon, c’est alors que nous y courons. Nous volons au théatre, nous nous repaissons de ses folies, le peuple en est enivré, il s’y répand en foule : Ad ludos curritur, ad insanias convolatur, in theatris populus diffunditur. Puisque les plus {p. 200}violens remèdes sont inutiles, & semblent même augmenter le mal, quelle espérance nous reste-t-il de notre salut, & à quel terme devons-nous nous attendre qu’à la réprobation éternelle ? Qua in nobis spes bonæ frugis ?
Jean de Salisburi. §
Nous finirons cette suite d’autorités par celle de ce fameux Anglois, Évêque de Chartres, si distingué à la Cour du Comte de Champagne, à celle de Louis le Jeune, & à celle du Pape Adrien VI, son ami. Entr’autres ouvrages, il en a fait un sur la Cour, qu’il connoissoit bien, intitulé des Désordres ou des futilités des gens de Cour, de Nugis Curialium. Il parle (L. 1. C. 8.) de la comédie, bien éloignée sans doute de son temps (au douzieme siecle) de l’élégance & de la pompe de la comédie Françoise, mais qui toûjours semblable à elle-même par ses vices & ses dangers, qui en font le caractère, n’a pas mérité seule les anathèmes que la religion & la vertu ont lancés sur elle dans tous les temps. Il la croit funeste même à la Cour, d’où il prétend que le bon ordre doit la faire bannir. C’étoit le plus savant homme & le plus bel esprit de son siecle. Son ouvrage est excellent, très-bien écrit, plein d’érudition & de bonne morale, de beaux endroits des Auteurs de toute espèce, des traits d’histoire bien choisis, &c.
Après avoir vivement condamné (C. 7.) la folie de Néron pour le théatre, il ajoûte (C. 8.). Personne sans doute ne voudroit imiter les cruautés & les débauches de ce Prince ; mais on n’imite que trop son goût & ses profusions pour les Comédiens : magnificence honteuse, qui prostitue son bien à des gens indignes : Cœcâ & contemptibile magnificentiâ gratiam Histrionibus prostituunt. Nous avons vû quelquefois des Comédiens {p. 201}plus honnêtes que les autres, si l’on peut appeler honnête un état qui toûjours couvert d’infamie, est indigne d’un homme libre : Hominis liberis indignum indubitanter turpe. On trouve de ces pieces comiques dans Menandre, Plaute, Terence, &c. Cette engeance s’émancipe si fort, qu’il a fallu les chasser : Cùm omnia levitas occupaverit exterminati sunt. Est-il rien de plus dangereux que l’oisiveté ? c’est une syrène qui corrompt & qui mène à tous les vices : ne fissent-ils d’autre mal, ne l’entretiennent-ils pas ? Desidiam prorogant Histriones. Ils prétendent nous désennuyer : ces amusemens sont pires que l’oisiveté : Spectaculis perniciosius occupantur. De-là ces batteleurs, sauteurs, danseurs, tabarins, pantomimes, bouffons, & toute cette vermine malfaisante : Hinc Mimi, salii, balatrones, palestræ, gignadi, &c. Ils se sont si bien accrédités que les honnêtes gens les souffrent chez eux : Quorum adeò error invaluit, ut à præclaris domibus non arceantur. L’autorité des Pères de l’Église ne nous permet pas de douter qu’ils ne soient excommuniés, communionis gratiam Histrionibus, auctoritate patrum non ambigis esse præclusam, & que ce ne soit un crime de les favoriser ou de leur donner, car c’est se rendre leur complice, puisque c’est les entretenir dans le vice : Illis fovens in quo nequissimi sunt. Dans les autres chapitres il parle de la danse, de la musique, des instrumens, des masques ; il en fait voir le danger en détail : combien en est-il augmenté par leur union sur la scène ? Il revient (L. 8. C. 12.) à parler de tous ces dangers & de l’excès de la parure, si opposée à la modestie & à la décence, sur quoi le théatre, par ses rafinemens, porte tout au dernier excès.
TABLE
DES CHAPITRES. §
Chapitre I. Est-il à propos que la Noblesse fréquente la Comédie ? 2
Chap. II. Est-il du bien de l’État que les Militaires aillent à la Comédie ? 20
Chap. III. Du Cardinal de Richelieu, 35
Chap. IV. Le peuple doit-il aller à la Comédie, 59
Chap. V. De la dépense des Spectacles, 74
Chap. VI. Du Cardinal Mazarin, 88
Chap. VII. Est-il de la bonne politique de favoriser le Théatre ? 108
Chap. VIII. Assertions du Théatre sur le tyrannicide, 129
Chap. IX. Sentimens de S. Cyprien & de quelques autres Pères, 174