[FRONTISPICE] §
REFLEXIONS
MORALES,
POLITIQUES, HISTORIQUES
et litteraires
SUR LE THEATRE
A AVIGNON
Chez Marc Chave, Imprim. Libraire
M. DCC. LXIII.
LIVRE SECONDI. §
L’ordre et le bonheur de la société humaine roulent sur deux pivots que la bonne politique a toujours cru de son devoir et de son intérêt de maintenir et de protéger : la religion et les lois. Celles-ci règlent l’extérieur de l’homme, celle-là dirige l’intérieur. Le cœur est le mobile de tout : sans lui nous n’aurions que de vaines apparences. On ne peut se passer de religion. Mais si la solide vertu manque, du moins l’autorité des lois en conservera les dehors, et obligera ses ennemis même à la respecter. Nous avons vu dans le premier livre combien la religion alarmée lançait d’anathèmes sur le théâtre, jusques dans les pièces où il semble que par respect la scène ait emprunté d’elle la matière. Nous allons voir dans {p. 2}celui-ci que les lois civiles et canoniques ne lancent pas sur lui moins de foudres. Etroitement liées à cette règle primitive, source de toutes les autres lois, qui n’en sont que le développement, elles ont dans tous les temps employé toute leur autorité, qu’elles tiennent de la religion même, pour empêcher toutes les représentations théâtrales, si l’ascendant du vice l’eût permis, ou pour en arrêter les désordres. Forcées à une sorte de tolérance, elles gémissent de ne pouvoir y apporter un remède efficace. C’est dans l’ordre de la législation que nous allons l’envisager.
Mais, dit-on, les Magistrats eux-mêmes, protecteurs par état et interprètes des lois, vont sans scrupule à la comédie ; ils ne les croient donc pas si sévères, et sans doute vous en outrez la rigueur. Les Sénateurs Romains, ce consistoire des Rois, les Censeurs même, ces hommes graves, faits pour conserver les bonnes mœurs, Caton lui-même, ce Censeur si rigoureux, allaient au spectacle. Les grands Magistrats donnaient des jeux au peuple : libéralité dont l’usage fit enfin une loi, et qui allait à des sommes immenses. Pourquoi nos jeunes Conseillers, dépouillant pour quelques heures leur gravité, ne pourraient-ils pas paraître au spectacle ? Je réponds que le nombre n’en est pas si grand que l’on pense, quoiqu’il le soit toujours trop ; mais fût-il plus grand encore, ils savent parfaitement que la transgression ne détruit pas la loi ; tous les jours pour lui obéir ils en punissent les transgresseurs. Ils n’ont pas moins reçu l’épée pour frapper le coupable, que la balance pour peser les droits de l’innocent, et le bandeau sur les yeux pour ne faire acception de personne. Les Magistrats païens ne seraient pas un exemple bien décisif pour des Chrétiens dont la religion est si sainte. Mais rendons-leur justice. Les jeux {p. 3}publics étaient chez eux des actes de religion que leur superstition leur rendait aussi nécessaires que la sainteté de notre morale nous les fait regarder comme dangereux ; car pour les pièces dramatiques qui n’étaient que de pur amusement, elles furent toujours, comme remarque Tertullien, blâmées par les Censeurs et par le Sénat. Les lois innombrables que nous allons rapporter, ne permettent pas de douter de la jurisprudence Romaine. Les Sénateurs Romains ont fait tout ce qu’ils ont pu pour empêcher les représentations théâtrales ; ils ont noté les Comédiens d’infamie, fait vendre leurs meubles, enlevé les sièges, démoli les bâtiments. L’ivresse du peuple pour ces jeux a rendu tous leurs efforts inutiles. Il n’y eut d’abord que des théâtres mobiles que faisaient construire ceux qui voulaient donner quelque fête au peuple, et d’abord après les fêtes ils étaient détruits. Pompée fut le premier qui en bâtit un de pierre, à demeure ; mais comme il craignait la sévérité des Censeurs, il prit la précaution d’y élever un temple à Vénus, et de ne proposer son théâtre que comme un accompagnement de cet édifice sacré. Par là, il désarma l’autorité des Magistrats, qui ne pouvaient toucher aux temples : objet dans toutes les religions réservé aux seuls Prêtres, et ce n’est peut-être pas une fausse conjecture de dire qu’en punition de cet ouvrage, qui ouvrant une source empoisonnée de toute sorte de débauche, acheva de corrompre les Romains, cet homme si puissant, si célèbre, si grand dans la république, qui en était le soutien et l’oracle, fut vaincu par César, et mourut misérablement en Egypte, où il allait chercher un asile. Les impudiques, et à plus forte raison les corrupteurs, attirent sur eux les plus terribles malédictions. Le théâtre, toujours réprouvé par la loi, ne fut à Rome que toléré malgré le Sénat. {p. 4}Le torrent de la corruption, dont la comédie fut la principale cause, y entraîna les Sénateurs même, et coula à grands flots jusqu’à ce qu’il eut englouti la république dans l’abîme des plus grands désordres, mais jamais il n’en effaça la tache légale. La honte, la proscription le suivirent dans son plus grand triomphe sur la vertu. Les Empereurs, qui ne purent lui résister, qui souvent le grossirent, jamais n’abrogèrent ces lois, Néron même les respecta ; et lorsqu’ils les violaient le plus scandaleusement, ils faisaient de nouveaux règlements, ils imposaient de nouvelles peines pour les maintenir. Les Empereurs Chrétiens ne furent ni plus indulgents ni plus heureux. Le vice, toujours plus fort que la loi, a su se maintenir contre elle, et sans pouvoir jamais la fléchir, a rendu ses coups inutiles.
Voltaire (Let. 23. sur les Anglais), et avec lui tous les Apologistes de Thalie, trouvent une contradiction entre la conduite du public, qui va à la comédie, et la loi qui déclare le métier de Comédien infâme. Avouons la dette, c’est une inconséquence frappante. Elle est commune dans la société humaine : l’usure, la médisance, l’impureté, ne sont-elles pas condamnées par toutes les lois ? Il y a pourtant plus de libertins, d’usuriers, de médisants, que d’amateurs du spectacle. Très injustement voudrait-on combattre les lois par la conduite. Au contraire, il faut juger de la conduite par les lois. Est-il rien de plus condamnable que l’idolâtrie ? fut-il jamais rien de plus autorisé ? L’histoire de tous les siècles dans le monde entier fait voir de pareils contrastes. La multitude des coupables peut arracher la tolérance ; mais elle ne change ni le vice ni la vertu, et la sagesse, supérieure à tous ces nuages, n’a garde d’abandonner la sainteté des règles à la corruption de leurs transgresseurs. {p. 5}M. Bossuet, interrogé par Louis XIV sur ce qu’il pensait de la comédie, lui répondit : « Il y a de grands exemples pour, et de grandes raisons contre.
» L’ouvrage qu’il a composé contre, ne permet pas de douter à qui des deux il a donné la préférence. Ce mot ingénieux, qui ne condamne pas directement Louis XIV, dont cet habile courtisan ne voulait pas blesser la délicatesse, répond à toutes les objections dans l’esprit d’un homme sage qui fait apprécier les lumières de la raison, et les faiblesses de l’humanité : « Non exemplis, sed legibus judicandum
», dit la loi.
Cependant Voltaire charge beaucoup le tableau, pour faire mieux sentir l’antithèse. « On se garde bien en Italie, dit-il, de flétrir l’Opéra. J’oserais souhaiter qu’on supprimât en France je ne sais quels mauvais livres contre les spectacles. Lorsque les Italiens et les Anglais apprennent que nous flétrissons de la plus grande infamie un art dans lequel nous excellons, qu’on excommunie des personnes gagées par le Roi, que l’on condamne comme impie un spectacle représenté dans des couvents, qu’on déshonore des pièces où Louis XIV et Louis XV ont été acteurs, qu’on déclare œuvre du démon des pièces reçues par des Magistrats et représentées devant une Reine vertueuse, quand des étrangers apprennent cette insolence et ce manque de respect à l’autorité royale, cette barbarie gothique, qu’on ose nommer sévérité chrétienne, peuvent-ils concevoir que nos lois autorisent un art déclaré infâme, ou qu’on ose couvrir d’infamie un art autorisé par les lois, récompensé par les Souverains, cultivé par les plus grands hommes, et qu’on trouve chez le même Libraire l’impertinent libelle du Père le Brun à côté des {p. 6}ouvrages immortels de Corneille, Racine, Molière ?
»
Il y a bien à rabattre de cette déclamation. Je ne l’ai rapportée que pour montrer combien je suis éloigné de dissimuler ce que l’on dit de plus fort contre nous. Il est faux qu’en Italie les spectacles soient plus permis qu’en France. Mal à propos associe-t-on les Italiens aux Anglais dans la façon de penser, qui est toute différente. Au-delà, comme au-deçà des monts, le théâtre n’est que toléré, comme les femmes publiques en plusieurs villes. Il y est même beaucoup moins répandu et fréquenté qu’en France, où chaque bourgade croit du bel air de jouer la comédie, sans penser qu’elle la donne en la jouant. Il a été fait en Italie, comme en France, de bons livres contre les spectacles. Les statuts des diocèses n’y sont pas moins sévères : on peut voir les PP. Concinna Jacobin, Othonelli Jésuite, les actes de l’Eglise de Milan, par S. Charles, les synodes de Benoît XIV, etc. On y va en Italie, comme en France, malgré la loi et la conscience, parce que le vice fait partout du ravage. On mutile souvent en Italie les Chantres de l’Opéra, Voltaire croit-il que ce soit un exemple à suivre ? Les ouvrages du Prince de Conti, de Nicole, de Bossuet, du P. le Brun, sont très bons et valent bien les mensonges et les impiétés des Lettres sur les AnglaisII, de l’Histoire universelle, etc. Les représentations théâtrales des couvents et des collèges sont fort différentes du spectacle public (quoiqu’on fît mieux de les supprimer). Revenons à la vérité du mot de Bossuet, « il y a de grands exemples pour, et de grandes raisons contre
», que Louis XIV ne prit pas pour une insolence et un manque de respect à son autorité. Le titre de grand est bien prodigué ; jamais l’Espagne n’a eu tant de grands que le théâtre. Que Corneille soit un bon tragique ; Molière un bon {p. 7}comique, Pecour un beau danseur, Lully un habile Musicien ; mais l’objet où ils ont excellé est trop petit pour faire de grands hommes. Les grandes vertus, les grands talents, employés à de grandes choses, peuvent seuls mériter ce titre. L’Auteur de l’Epître à Uranie, des Cadenas, de la Pucelle, etc.III, est un mauvais juge de la sévérité chrétienne. L’Evangile, si opposé à ses goûts et à ses idées, doit naturellement être à ses yeux une barbarie gothique. Un pareil suffrage met peu de poids dans la balance.
CHAPITRE I.
Convient-il que les Magistrats aillent à la Comédie ? §
Ce n’est assurément pas à la magistrature à prendre le parti du théâtre ; elle y est très fréquemment jouée, ainsi que tous ses suppôts, Commissaires, Avocats, Procureurs, Huissiers, Notaires, etc. Grand nombre de pièces de Monfleury, de Molière, de Poisson, du théâtre Italien, de presque tous les Poètes comiques, en renferment des traits piquants, la Comtesse d’Escarbagnas, les Fourberies de Scapin, le Sicilien, Pourceaugnac, la Femme juge et partie, Arlequin Procureur, etc. Qui ne connaît la comédie des Plaideurs du doucereux Racine ? On la cite à tous propos, on la sait par cœur, elle a formé nombre de proverbes, ce qui sans doute fait son éloge, mais non pas celui de l’état auquel tout le monde se croit en droit d’en faire l’application. On joue jusqu’au goût des Magistrats pour le spectacle, ce qui en effet est en eux un vrai ridicule. La dernière scène du Sicilien de Molière, qui en fait le dénouement, ne roule que là-dessus. Un Sénateur dont on implore {p. 8}la justice, au lieu de donner audience, ne parle que de théâtre, de danse, de mascarade, renvoie les plaideurs et les procès, et déclare qu’il n’a d’autre affaire que son plaisir. Ce portrait de main de maître n’est-il pas souvent trop ressemblant ?
La bonne police ne devrait pas souffrir qu’on livrât cette profession auguste à la risée du public, non plus que l’état ecclésiastique et religieux. La magistrature est une sorte de sacerdoce, et chez plusieurs nations, les Prêtres étaient les juges nés de tous les différends. Il est du bien de l’Etat qu’on lui conserve la confiance et le respect du public ; mais il faut aussi que les Magistrats se l’attirent et se respectent eux-mêmes. Comment l’obtiendront-ils, s’ils oublient leur dignité, jusqu’à se montrer sur la scène, se familiariser avec les Comédiens, prendre leurs allures, jouer eux-mêmes des pièces ? Quoique à la vérité les poètes Magistrats sont en petit nombre, on n’en connaît qu’un de quelque nom assez distingué d’ailleurs pour n’avoir pas besoin de chausser le cothurne. Rien n’avilit davantage. Si le public a perdu la vénération qu’il avait pour les hommes respectables, on peut dater ce changement du temps où ce goût ayant gagné la robe, on l’a vue s’y confondre avec les libertins et le peuple.
Je ne sais encore pourquoi on n’a pas défendu d’arborer sur la scène et dans les bals masqués la robe du palais, le rabat, le bonnet quarréIV, comme on y a proscrit les habits ecclésiastiques et religieux. Il n’y a que le Parlement de Rouen dont le Dictionnaire des arrêts. V. nuit, cite un règlement du 15 mai 1684, qui l’interdit. Ces habits consacrés à l’état, et destinés à le faire respecter, doivent-ils être profanés par une ridicule mascarade ? Ce n’est que pour s’en jouer {p. 9}qu’un Acteur en porte, et ils ne produisent d’autre effet que de faire rire ; il n’en est pas ainsi de l’habit militaire ou bourgeois, dont personne n’est frappé, des habits anciens ou étrangers, les plus bizarres, dont personne ne se moque, tout différents qu’ils sont de nos modes, parce que ce n’est que l’observation du costume. Les cornes d’un bonnet, les longs plis d’une robe, la pointe d’un capuchon, ne paraissent point sans exciter des éclats de rire, surtout le contraste de la gravité du Magistrat et de la folie du théâtre a je ne sais quoi de si comique qu’il réveille le spectateur le plus indifférent. Ce ridicule ne peut qu’affaiblir le respect, et je ne doute pas que le dégoût des jeunes Magistrats pour leur robe, leur empressement à la quitter au sortir de l’audience, leur penchant à se déguiser par des habits de couleur, des galons, des colifichets, des frisures, si opposées à la décence de leur profession, à la disposition des ordonnances, à la discipline du palais, ne vienne principalement du ridicule qu’on lui donne au spectacle. Il n’ose plus porter des habits dont il vient de se moquer avec le parterre. Oserait-on venir en robe à la comédie ? On se ferait siffler. Il faut déposer le caractère de Juge ; il jure avec le théâtre ; n’y en dépose-t-on pas aussi les sentiments ? ils jurent bien davantage.
Mais si l’intérêt de leur état ne suffit pas pour résoudre les Magistrats à s’en abstenir, il serait du moins à souhaiter qu’ils y eussent une place distinguée, comme ils l’avaient à Rome dans les premiers temps. Il est vrai que d’abord tous les Ordres, Sénateurs, Chevaliers, peuple, étaient confondus sans distinction. Le grand Scipion l’Africain trouva ce mélange indécent, et pendant son consulat fit porter une loi qui fixait un rang distingué aux Sénateurs. Le peuple {p. 10}en murmura, regardant cette distinction comme une affectation méprisante de supériorité ; il y porta bien des atteintes. Les Censeurs firent bien des efforts pour les y maintenir, les Ediles les secondèrent. Enfin après plusieurs mouvements, elle fut établie et s’est toujours soutenue. On accorda ensuite des places marquées aux Chevaliers et à plusieurs autres citoyens ; on fit jusqu’à quatorze rangs différents.
Cette distinction pour la magistrature est nécessaire. On devrait l’introduire parmi nous, elle maintiendrait le respect dans le peuple, et mettrait les Magistrats dans la nécessité de l’observer et de se respecter. A combien de mépris et d’insultes ne sont-ils pas exposés au parterre, sur le théâtre, dans les coulisses, aux foyers ? et combien d’indécences n’y commettent pas les jeunes gens qui les peuplent, que rien ne distingue, et moins que tout le reste la gravité et la modestie ? Tout le monde est en droit de les méconnaître. Débarrassés de la gênante décence de leur profession, n’étant point connus, et se flattant de ne pas l’être, ils s’y permettent impunément tout ce que la passion inspire, que le théâtre enseigne, que la mauvaise compagnie applaudit, que l’incognito autorise. En les exposant, comme autrefois à Rome, aux yeux du public, dans des places honorables, où ils seraient obligés de se rassembler, comme dans toutes les assemblées publiques, que de scandales et d’affronts on leur épargnerait ! Le libertinage ne s’en accommoderait pas ; pourrait-il se résoudre à perdre le plaisir de la dissolution qu’il y va chercher ? Mais le bon ordre y gagnerait.
Caton, ce grand Magistrat, ce célèbre Censeur, modèle des vertus morales, dont le nom est devenu un éloge et un proverbe, ne venait que rarement à la comédie, et uniquement pour {p. 11}en imposer aux Acteurs et les réformer. A ce prix on y verrait avec fruit venir des Magistrats. Un jour que Caton y parut, on vit une Actrice fort immodeste, selon le goût et l’usage de ces sortes de femmes, qui ne pouvant soutenir les regards du Censeur, se retira brusquement. Le peuple, monté dans ce moment à la débauche, en murmura, et Caton n’espérant pas de le ramener, s’en alla. Sur quoi Martial dit plaisamment : Que veniez-vous faire à un spectacle, si peu fait pour un Sénateur ? était ce la peine d’y venir pour s’en retourner ? « Cum nosses licentiam, cur in theatrum, Cato severe, venisti ? an ideo veneras ut abires ?
» Aujourd’hui les Actrices ne redoutent pas les Magistrats amateurs, le public n’a pas à murmurer de leur sévérité.
Il y a bien de l’apparence que le principe de cette confusion indécente des Sénateurs avec le peuple, c’est l’idée où l’on fut longtemps à Rome et où l’on est toujours parmi nous, que le théâtre n’est point fait pour eux, que si par hasard quelqu’un s’oublie jusqu’à y venir une ou deux fois, ce ne peut être qu’en cachette et sans conséquence. Une place distinguée ne servirait qu’à montrer leur faiblesse. On a cru qu’il valait mieux pour l’honneur de l’Etat, les cacher dans la foule ; n’étant point affichés ni souvent connus, les affronts et les fautes ne retombent point sur le corps, et ne scandalisent pas le public, qui est censé les ignorer. Il est vrai que ni la distinction ni la confusion ne sauraient empêcher les mauvais effets que produit dans les cœurs la corruption des spectacles ; mais du moins on sauve par ces ténèbres l’éclat et le scandale. Ne serait-ce pas un ridicule d’assigner des places pour voir les bateleurs de la foire, les Tabarins du Pont Neuf ? Les Magistrats oseraient-ils y paraître ? Ils ne sont guère moins déplacés à la comédie : mêmes {p. 12}objets, mêmes passions, même danger. L’habitude de les y voir peut seule diminuer la surprise. La même raison qui leur a fait donner des sièges distingués dans les Eglises, les leur a fait refuser au spectacle. Ils édifient en assistant au sermon et à l’office divin ; ils scandalisent en se montrant à la comédie. Hélas ! cependant l’Eglise est déserte, et le théâtre est peuplé.
En voici le portrait, tracé par le Législateur de notre siècle, Président au Parlement de Bordeaux. Dans les Lettres Persanes qui ne sont pas, à la vérité, l’ouvrage d’un Magistrat, l’Auteur de l’Esprit des Lois en parle avec cette légèreté et cette vérité qui caractérisent le style de M. de Montesquieu lorsque la modestie et la religion n’ont pas à se plaindre. « A la comédie, dit-il sous le nom de son Persan, le grand mouvement est sur une estrade qu’on appelle théâtre. Aux deux côtés on voit dans de petits réduits, nommés loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes. Une amante affligée exprime sa langueur, une autre avec des yeux vifs et un air passionné dévore des yeux son amant, qui la dévore de même. Toutes ces passions sont peintes sur le visage, et exprimées avec une éloquence qui n’en est que plus vive pour être muette. Là les Acteurs ne paraissent qu’à demi-corps, et ont ordinairement un manchon par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux qui sont sur le théâtre, et ceux-ci rient à leur tour de ceux qui sont en bas. Mais ceux qui prennent le plus de peine, ce sont des jeunes gens (des petits-maîtres) qui sont partout. Ils montent et descendent avec une adresse surprenante, d’étage en étage, de haut en bas, dans toutes les loges ; on les perd, ils reparaissent, etc. Enfin {p. 13}on se rend à des salles (les foyers) où l’on joue une comédie particulière. Il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet les Princesses qui y règnent, ne sont point cruelles ; et si on excepte deux ou trois heures par jour, où elles font les sauvages, le reste du temps elles sont fort traitables. Tout ce que je dis ici se passe de même dans un autre endroit qu’on nomme l’Opéra. Toute la différence est que l’on parle à l’un, et que l’on chante à l’autre. Un de mes amis me mena dans la loge ou se déshabillait une des principales Actrices. Nous fîmes si bien connaissance, que le lendemain je reçus d’elle cette lettre. "
» Je demanderais volontiers à M. de Montesquieu en quel de ces endroits qu’il peint avec tant d’agrément et de vérité, il voudrait placer un Officier de Cour souveraine.Je suis la plus malheureuse fille du monde. J’ai toujours été la plus vertueuse Actrice de l’Opéra. Il y a sept à huit mois qu’étant dans ma loge à m’habiller en Prêtresse de Diane, un jeune Abbé vint m’y trouver, et sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J’ai beau lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire, et me soutient qu’il m’a trouvée très profane."
Votre morale est bien sévère, dira-t-on, voulez-vous que les Magistrats vivent aussi régulièrement que des Ecclésiastiques ? Pourquoi non ? tout y gagnerait, et eux-mêmes les premiers ; les lois ne les appellent-elles pas les Prêtres de la justice, justitiæ Antistites ? Le Préfet du Prétoire envoyant S. Ambroise Gouverneur à Milan, ne lui recommanda que de se conduire en Evêque, et lors de l’élection de ce Saint, l’Empereur se félicita qu’on eût cru digne de l’épiscopat quelqu’un de ses Juges : « Electos a se Judices ad sacerdotium postulari
». Les ordonnances n’exigent-elles {p. 14}pas pour prendre un office le même âge, autant d’étude, plus de grades, d’enquêtes, d’examen, que l’Eglise n’en demande pour le sacerdoce ? n’y a-t-il pas dans tous les Parlements des offices de Conseillers-clercs ? les Ministres de la Justice ne font-ils pas sur leur tribunal les mêmes fonctions que les Ministres des Autels dans celui de la pénitence ? ne jugent-ils pas les Ecclésiastiques, ne les punissent-ils pas, s’ils sont coupables, même après les Evêques, leurs Juges naturels, dont ils réforment les sentences ? Ils pourraient et devraient faire observer les canons qui défendent la comédie au Clergé, et le punir, s’il y allait. Leur conviendrait-il d’être moins vertueux que ceux qu’ils corrigent, et n’aurait-on pas droit de leur dire avec Jésus-Christ, « Medice, cura te ipsum
», et avec S. Paul, « qui dicis non mœchandum mœcharis
». Ne serait-il pas bien édifiant de voir prononcer sur les canons des conciles, sur les bulles des Papes, sur les ordonnances des Evêques, un homme qui vient d’apprendre la discipline ecclésiastique et les règles des mœurs dans la loge d’une Actrice ?
« Il s’en faut peu, dit la Bruyère (C. de quelques usages) que la religion et la justice n’aillent de pair dans la république, et que la magistrature ne consacre les hommes comme la prêtrise. Un homme de robe ne saurait guère danser au bal ou paraître au théâtre, sans consentir à son propre avilissement. Il est étrange qu’il ait fallu des lois pour régler son extérieur, et le contraindre ainsi à être grave et respecté.
» M. Coste, dans la clef qu’il a donnée de ce fameux livre en 1746, rapporte sur cet endroit un arrêt du Conseil rendu à la requête de M. de Harlay, alors Procureur général, depuis premier Président du Parlement de Paris, qui oblige les Conseillers d’aller en rabat, comme les Ecclésiastiques, {p. 15}et non pas en cravate, comme plusieurs le faisaient. Je l’ai vu observer autrefois. Très peu allaient à la comédie, la fréquentation du théâtre a tout changé.
Il n’y eut d’abord à Rome que les captifs et les esclaves condamnés à être sur le théâtre les victimes de la volupté publique. Dans la suite les personnes libres, oubliant par libertinage les lois de l’honneur, voulurent se mêler avec les esclaves dans l’action la plus honteuse, regardée comme l’apanage de la servitude. Quoique ce ne fût encore que la lie du peuple, les honnêtes gens en gémissaient, et ne pouvaient comprendre qu’on portât la fureur jusqu’à se vendre soi-même à l’infamie : « Nec sibi parcunt, sed extinguendas publice animas vendunt
. » (Lactance L. 4. C. 9.) Ces gémissements furent bientôt plus grands et plus justes. Des citoyens distingués, des Chevaliers, des Patriciens, des Sénateurs, se dégradèrent jusqu’à se montrer sur la scène. Les uns obérés de dettes, et réduits à la misère par la débauche, allaient y chercher du pain, d’autres, pour faire la cour à des Princes qui se plaisaient à ces jeux infâmes, un grand nombre par l’indigne plaisir, ou plutôt par l’ivresse du spectacle, par un air de petit-maître, une sorte de galanterie qui les faisait aimer des femmes (tous les siècles se ressemblent). Sénèque (Epist. 88. et 100.) se moque de ces demi-femmes. Voyez, dit-il, ces jeunes gens de la plus haute qualité, que la débauche a précipité sur le théâtre. J’avoue à leur gloire, que si Caton revenait, il ne pourrait se mesurer avec ces Magistrats petits-maîtres pour la délicatesse, le goût fin, et l’élégance de la parure. Aussi Caton ne serait pas embarrassé de choisir entre l’arène et le théâtre, à qui des deux il se vendrait : « Aspice illos juvenes quos ex nobilissimis domibus in arenam luxuria conjecit. O {p. 16}quam vellem Catoni occurere aliquem ex his trossulis ! Hic sine dubio cultior comitatiorque Catone videretur ; sed Cato non dubitaret an ad saccum an ad cultrum se locet.
» Juvénal ne les épargne pas davantage : « Quanti sua funera vendant, quid refert ? vendunt nullo, cogente Nerone.
» Jules César, cet homme extraordinaire, ce composé singulier de grandeur et de débauche, de valeur et de mollesse, de tyrannie et de générosité, de rapine et de profusion, de dissolution et de franchise, souffrit cet avilissement dans un Sénat qu’il avait intérêt d’amollir. Auguste dans les premiers temps eut le même intérêt ; mais affermi sur le trône, il écouta les lois de la décence ; il défendit aux Sénateurs de paraître sur le théâtre. Quelque temps après il fit la même défense aux Chevaliers. Tibère y ajouta la peine de l’exil. Caligula et Néron méprisaient trop les bienséances, pour ne pas s’en faire un jeu. Ils firent revenir les Sénateurs, et y en employèrent des centaines, selon Suétone : nombre que je ne crois pas vraisemblable, et je croirais avec Juste Lipse (Saturnal. L. 3. C. 3) que le texte de Suétone a été corrompu, et qu’au lieu de 400 Sénateurs, il faut lire 40, ce qui n’est encore que trop.
Sans doute aujourd’hui on ne voit pas les Magistrats se donner à une troupe de Comédiens, et faire le métier de représenter pour de l’argent. Les Parlements, ni même les Cours inférieures, ne le souffriraient pas ; mais devrait-on souffrir qu’ils fréquentent assidûment le spectacle, qu’ils y perdent leur temps, l’esprit de leur état, les mœurs, la gravité, la décence, qu’ils y forment des liaisons et des intrigues, qui les déshonorent, avec des Actrices qui les corrompent ? devrait-on souffrir qu’ils montent sur le théâtre pendant le pièce, se mêlent avec les Acteurs, se croient tout permis, causent souvent bien du désordre, et présentent {p. 17}au parterre le spectacle d’un Magistrat Comédien, qu’ils aient dans leurs maisons des théâtres particuliers, qu’ils y jouent des comédies, où il serait difficile de décider quel est le plus comique, du rôle qu’ils jouent, ou de leur position sur la scène ? Par une conduite bien différente et bien plus chrétienne les Magistrats de la ville de Burgos firent abattre le beau théâtre de leur ville, qui avait coûté vingt mille ducats. Ce fut le fruit de la lecture d’un ouvrage contre les spectacles, dont le Journal de Trevoux donne un fort bon extrait (Avril 1753. art. 39.). Cicéron, dans l’oraison pro Murena, se plaint amèrement que Caton ait accusé ce Sénateur d’avoir dansé sur le théâtre. C’est, dit-il, le dernier excès de folie et de vice, qu’un honnête homme s’avise de danser, s’il n’est dans l’ivresse ou dans la démence : « Saltantem appellat Murenam Cato ; maledictum est, si vere objicitur, vehementis accusatoris ; si falso, maledici convitiatoris ; nemo enim saltat sobrius, nisi forte insanit.
» Cet excès serait précédé de bien d’autres : eh qu’avez-vous à reprocher à Murena ? « Multarum delitiarum comes saltatio, vitiorum omnium postremum.
» Toutes les danses n’étant pas également criminelles, on ne peut l’entendre que des danses du théâtre, les bals, les ballets, etc. qui ne sont en effet que des folies et des occasions de crime : « Nemo saltat sobrius, nisi forte insanit.
»
Est-ce une sévérité outrée d’éloigner les Magistrats de la comédie ? Non : c’est le bien public, c’est leur propre intérêt. N’ont-ils pas, comme tout le monde, des passions et des faiblesses ? N’ont-ils pas un Dieu à servir, une âme à sauver, une éternité à craindre ? ne doivent-ils pas fuir les occasions du péché, approcher des sacrements, demander les secours de la grâce, pratiquer les vertus chrétiennes ? Ils le {p. 18}doivent plus que d’autres ; les dangers pour eux sont plus grands, les devoirs plus difficiles, les lumières, les grâces plus nécessaires, l’obligation d’édifier plus étroite. Les plus zélés défenseurs du théâtre conviendront que ce n’est pas là qu’on la remplit ; il ne fut jamais l’école de la sainteté. Mais outre les raisons communes de conscience, que n’exigent pas d’eux l’élévation et les fonctions de leur état ? Je sais qu’il en est un grand nombre aussi respectables par leur vertu que par leur charge, qui sont l’honneur de la robe et les oracles du palais, à qui les portraits que nous traçons sont tout à fait étrangers. Nous parlons de quelques autres Ministres de Thémis bien différents, de qui l’assiduité au spectacle ne relève pas la dignité. Leur intégrité n’y court-elle pas de grands risques ? Un amateur, communément épris des charmes de quelque Actrice, se défend mal de ses sollicitations. Un Plaideur libéral peut aisément faire agir ce ressort. La solliciteuse n’est souvent que trop séduisante ; comment résister à une Princesse que tous les jours on admire, et dont le métier ne garantit pas la vertu ? Voilà les mains qui tiendront la balance, et la bouche qui prononcera, comme dit Gresset, « les arrêts dictés par Cypris
». Quel respect, quelle estime peut avait le public pour un habitant de la scène, qui nécessairement en prend l’esprit et les allures, la dissipation et la malignité, la frivolité et les vices ? lui remettra-t-il avec confiance ses intérêts, le voyant continuellement rouler du tribunal au parterre ? comment même la mériter ? La science des lois, des ordonnances, des arrêts, est infinie ; la vie de l’homme suffit à peine pour l’apprendre. Est-ce dans les loges des Comédiens qu’on l’étudie, et que se forment les habiles Jurisconsultes ? Les affaires sont diversifiées, multipliées, compliquées {p. 19}à l’infini. Le labyrinthe de la chicane dérobe la vérité aux yeux les plus attentifs et les plus perçants. Ce n’est pas des mains de l’Ariadne de la comédie qu’il recevra le fil pour s’y conduire. Lui laissera-t-elle même le temps de s’y appliquer ? Elle remplit tous ses moments, dérange toutes ses occupations et le sommeil. A-t-il le loisir de se montrer à l’audience, d’écouter les Procureurs et les parties, en courant, sifflant quelque ariette, répétant quelque pas de trois, quelque geste brillant ? lira-t-il les pièces du procès ? comment déchiffrer ce griffonnage si différent d’une annonce élégante ? le rapport du procès, trop précipité pour être approfondi, se sentira de la légèreté du style dramatique. Cependant on perd le goût et l’esprit de son état ; les devoirs qu’on n’aime pas, se remplissent toujours mal. Le dégoût est inévitable : quelle opposition de Molière à Cujas, d’une scène à une requête, d’une chanson à un paragraphe, de la Dangeville à un Huissier ! qui peut réunir la dissolution et la sagesse, l’étude et la frivolité ? où voit-on ces prodiges ? La vie se passera donc dans un cercle d’amusement et d’ennui, de liberté et de contrainte ? Non : on ne se gênera pas, et la profession sera négligée. Je ne dis pas que cette négligence tarira la source des profits du Palais, que ce goût ruineux expose à mille folles dépenses, qu’une femme et des enfants à qui on le souffre et l’inspire, diminuent tous les jours un patrimoine qui n’est pas toujours opulent, et entraînent dans le précipice que le théâtre a creusé ; ces vues ne sont pas assez nobles, du moins est-il de la noblesse des sentiments de conserver la décence et les marques de la dignité. Les connaît-on, les souffrirait-on à la comédie ? Nous l’avons dit, un habit grave et sérieux oserait-il y paraître ? Il faut se conformer {p. 20}à la mode du pays. Une parure recherchée et une élégante indécence sont la décoration ordinaire de ce peuple frivole. Malgré le serment prêté de garder la décence des habits, les couleurs, les broderies, l’or, l’argent, les parfums, les essences, les bijoux, etc., en un mot l’habit d’un Comédien fait disparaître le Magistrat. Le Marquis petit-maître qu’on joue, est moins ridicule et moins coupable. Il n’est pas revêtu d’une charge, et ne s’assit pas sur les fleurs de lys pour juger des biens, de l’honneur, de la vie des citoyens.
Mais si les Magistrats ne peuvent pas aller à la comédie, peuvent-ils du moins en conscience la permettre ou la tolérer ? Diana, qu’on n’accusa jamais de sévérité, traite cette question (Part. 4. tract. 16. resol. 82.). Il rapporte le sentiment des Théologiens qui décident qu’on ne peut en conscience la permettre ni la tolérer, parce que, selon S. Thomas (4. Distinct. 33. quest. 2. art. 2.), un homme en place ne peut tolérer un mal public que pour en empêcher un plus grand, qui ne peut être évité que par là. Or la comédie est un mal public, et un grand mal ; elle n’en empêche aucun autre, et ceux-même dont on prétend qu’elle préserve, peuvent être arrêtés d’ailleurs, et sont bien moindres que ceux qu’elle fait faire : impudicités, médisances, friponneries, oisiveté, folles dépenses, etc. Tout cela mis dans une juste balance, il est démontré que le public, que la religion y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent. Diana, malgré son penchant à l’indulgence, n’ose pas être d’un sentiment contraire ; il se contente de rapporter celui de Baldellus (Tom. 1. L. 3. disp. 18. n. 13.) qui se montre un peu plus complaisant, et qui cependant entraîné par la force de la vérité y met tant de restrictions, que sa condescendance {p. 21}le réduit à rien. « Un Magistrat, dit-il, pèche mortellement, s’il demande la comédie, s’il appelle des Comédiens, les paie, les approuve, les autorise, les soutient, en un mot, s’il fait quelque acte positif en leur faveur. Il peut seulement fermer les yeux, laisser faire, ne punir ni ne chasser les Acteurs et les spectateurs
» : « Se habere mere passive.
» « Car, ajoute-t-il, ne pas chasser ou punir tous les criminels, ce n’est pas approuver le crime.
» Ainsi en bien des villes d’Italie on souffre des femmes publiques sans approuver leur désordre. S. Louis en souffrait dans Paris, et on ne soupçonnera pas qu’il les approuvât. Il s’appuie de l’autorité de Navarre (L. 4. Consil. 3. n. 2.), et de Hurtado (Disput. 1. q. 3. art. 29.).
Toutes ces décisions peu honorables au spectacle sont moins utiles en France, parce que le Prince le tolérant par des raisons particulières, les Magistrats ne peuvent l’abolir. Leur devoir se borne à y maintenir le bon ordre, à ne pas y aller, ni laisser aller leur famille. Cependant comme le Prince ne s’est expliqué sur la tolérance que pour la capitale, quoiqu’il le laisse en effet dans tous les lieux où on le veut, il est du devoir d’un Magistrat d’empêcher son établissement partout où il n’est pas encore, et jamais ne le favoriser, arrêter les dépenses des villes qui voudraient l’établir, et refuser les permissions de représenter aux troupes de Comédiens qui voudraient l’introduire.
Croirait-on que Ménochius, célèbre Jurisconsulte (de Arbitr. L. 2. C. 9. et 55. n. 30.), autant et plus sévère que les Casuistes, décide que les Magistrats ne peuvent en conscience souffrir les Comédiens dans leur ville, et doivent empêcher les citoyens d’aller à la comédie, sans quoi ils se rendent comptables devant Dieu de {p. 22}tous les péchés qui s’y font ? « Omnem necesse est adhibere diligentiam ne Histriones et Mimi urbes et civium domos inficiant, alioquin non minus peccabunt.
»
Il n’y a qu’un Jurisconsulte que je sache, qui favorise le théâtre. Une petite digression sur le personnage singulier ne sera ni déplacée ni indifférente. Etienne Forcadel, natif de Béziers, disputa la chaire de droit à Toulouse avec le fameux Cujas, et l’emporta sur lui. Cet homme célèbre, sans naissance, sans fortune, sans éducation, qui par la force de son génie devint depuis l’un des plus grands Jurisconsultes qui aient paru dans les écoles, sortait de dessus les bancs, et n’avait qu’une trentaine d’années. Il n’est pas surprenant que ses talents supérieurs, alors peu développés, et sa science encore médiocre, ne lui aient pas obtenu la préférence sur son concurrent, homme formé, connu, et, à en juger par son style, bien plus agréable et plus intrigant, et qui d’ailleurs n’était pas sans mérite, comme il paraît par ses ouvrages, où l’on trouve une grande connaissance du droit, beaucoup d’érudition et de subtilité. C’était un caractère singulier et fort enjoué : on est naturellement comédien à Béziers, sa patrie. Les titres qu’il donne à ses traités, sont bizarres et comiques. L’un, la Volière du Droit. Il y traite de tout ce qui regarde les oiseaux, les poissons, les bêtes à quatre pieds, relativement aux lois. L’autre, le Garde-manger du Droit, où l’on trouve toute la matière des aliments et de la nourriture due aux hommes et aux bêtes. Un autre, la Sphère des Lois, en dialogues. Les interlocuteurs sont Momus, Jupiter, Mercure, et le bon Jurisconsulte Accurse, fort étonné de se trouver dans une telle conversation, où l’on se répand sur toute la nature. Un quatrième, la Nécromancie du Droit, en dialogues aussi, où après avoir discuté ce qui {p. 23}dans le droit peut avoir rapport à la sorcellerie, il examine les questions les plus obscures du digeste et du code, qu’il appelle de la magie. Enfin un traité fort extraordinaire et assez peu modeste, intitulé : Cupidon Jurisconsulte, ou la Jurisprudence de Cupidon. C’est là que le galant Jurisconsulte s’égaie sur tous les crimes et toute la matière de cette passion, à l’occasion des lois et des canons qui peuvent y avoir quelque rapport, qu’il entre-mêle d’une infinité de passages, d’histoires et de fables des Poètes et des Auteurs profanes, à peu près dans le goût du recueil des Arrêts d’amour. En voici quelques traits. L’amour est-il un contrat entre deux cœurs ? peut-on acquérir un cœur par prescription, puisque l’inconstance ne permet guère de remplir le temps même de la plus courte ? L’amour est-il une propriété, puisque deux cœurs appartenant l’un à l’autre, ces deux propriétés semblent s’exclure ? L’amour, et par conséquent un Magistrat amoureux, étant aveugle, peut-il être Juge, etc. ? Voici deux traits les plus singuliers. Il compare l’amour à l’Empereur (C. 1.) et au Pape (C. 9.) parce que son empire s’étend sur les vivants et les morts, sur les dieux, les hommes et les bêtes. Il mérite mieux qu’Octavien d’être nommé l’Empereur Auguste, et puisque, selon Orphée, il a les clefs du ciel et de l’enfer, comme le Pape, il peut, aussi bien que lui, déposer les Rois et les Empereurs, et a souvent fait perdre des royaumes : « Sic summus Pontifex privat Reges et Augustos imperio
», parce que, dit-il, la tradition des clefs est un transport d’autorité et de domaine : Traditio clavium operatur dominii translationem.
» (L. Clavibus de contrah. empt. C. solit. de majorit. et obed.) Croirait-on que cet ouvrage, imprimé pendant la vie de l’Auteur, en 1572, avec privilège du Roi, a été réimprimé à Paris dix-huit {p. 24}ans après sa mort, en 1595, et dédié par son neveu à M. Achille de Harlay, premier Président au Parlement de Paris ? Je ne crois pas qu’on soit tenté de m’opposer l’autorité de ce Jurisconsulte en faveur du théâtre. En tout cas voilà de quoi l’apprécier ce qu’elle vaut. Tout ce code de galanterie roule sur la fiction d’un palais magnifique et d’un jardin délicieux, dans lesquels l’Auteur se promène, et fait venir ce qui lui plaît. Après avoir parlé de la parure, de la danse, de la peinture, de la musique, et de tous les aliments de la passion, toujours hérissé de lois et de canons, et émaillé de vers et de contes, il ne pouvait manquer de parler du théâtre, l’aiguillon, et le règne brillant de la volupté, à côté de laquelle ce galant amateur le place au premier rang, avec de grands éloges : place qui n’annonce pas que l’Auteur qui la lui donne, le regarde comme l’école de la vertu. Il en trouve un superbe dans ces palais, dont il fait avec complaisance la plus pompeuse description : c’est la plus noble architecture, la plus riche décoration, la plus mélodieuse symphonie, etc. Tel à peu près cet extravagant récit des plus creuses rêveries, intitulé, le Songe de Polyphile. C’est une fatalité que les amateurs et défenseurs du théâtre se soient toujours distingués par quelque erreur, quelque travers ou quelque libertinage, et le plus souvent par tous les trois ; et sans aller plus loin, leur passion même et leur apologie sont à la fois un libertinage, une erreur et une folie. Il est inutile de dire que le compétiteur de Forcadel, le docte Cujas, était trop décent, et même trop sérieux et trop grave, pour donner dans ces extravagances. On peut voir ses savants commentaires sur toutes les lois sans nombre qui condamnent le métier de Comédien et le couvrent d’infamie, comme nous le montrons dans {p. 25}ce livre. Combien ce sage Jurisconsulte était éloigné d’approuver ce que dans tous les temps a si hautement proscrit la jurisprudence dont il était l’oracle !
Finissons ce chapitre par le trait qui termine la première satire de Perse. Ce fameux satirique faisant le portrait d’un Magistrat de province livré à ses plaisirs, et qui par les honneurs attachés à son rang se croyait un homme d’importance, disait de lui :
« Sese aliquem credens Italo quod honore supinus,His manè edictum, post prandia Calliroen do.Mollement renversé dans sa chaise à porteurs,Le matin au palais, et le soir au théâtre. »
On peut voir ce trait de Perse employé au même usage que nous en faisons, dans le Commentaire de Thévenot sur les ordonnances (L. 4. tit. 19. art. 1.).
CHAPITRE II.
Discipline du Palais. §
Je suis persuadé qu’il n’y a point de Parlement dont la discipline intérieure ne défende aux Conseillers d’aller à la comédie, qu’il n’y en a point dont les mercuriales n’aient repris ceux qui la fréquentaient, et où, selon les occasions, on n’ait sévi contre ceux qui s’écartaient d’une loi si sage. Ces Compagnies respectables sont trop jalouses des bonnes mœurs et de la décence, pour tolérer dans leurs membres un désordre si dangereux et si scandaleux. Mais comme il n’est pas permis de pénétrer dans ce sanctuaire, nous ne pouvons que présumer des règlements dont leur piété et leur sagesse ne permettent pas de douter, et de citer l’un des plus grands et des plus habiles {p. 26}Magistrats de France, dans un ouvrage célèbre, où il explique toute la discipline du Palais.
Larocheflavin (dans son excellent Traité des Parlements), après avoir parlé fort au long des qualités, des mœurs, de la religion, de la gravité, de la modestie des Magistrats, s’élève fortement (L. 8. C. 74. pag. 541.) contre ceux qui vont à la comédie : « Par nos mercuriales, dit-il, il est prohibé aux sieurs de la Cour d’aller voir ou écouter les Bateleurs et Comédiens, à cause des paroles et actions dissolues, lascives et scandaleuses, qu’on y voit, et afin que les Magistrats souverains ne s’aillent avilir et profaner parmi le peuple indiscret et irrespectueux.
» Il entre ensuite dans un détail historique sur la différente conduite des Empereurs Romains à l’égard des Comédiens ; il prétend qu’on devrait les bannir, parce qu’ils ne font qu’amuser le peuple et le nourrir dans l’oisiveté. Cet Auteur avance qu’il est également défendu aux Magistrats d’aller au bal et aux danses, si ce n’est tout au plus aux noces de leurs plus proches parents (L. 7. C. 44.). « Entre les Romains, dit-il, danser en public était un péché quasi irrémissible, à cause de quoi l’Empereur Domitien dégrada un Sénateur de l’entrée du Sénat, pour avoir dansé publiquement. Aurélien en priva un autre, quoique son ami, pour avoir dansé aux noces de sa voisine, disant cela être indigne de la gravité de son état de s’être tant rabaissé.
»
Il serait à souhaiter qu’on fît une nouvelle édition de ce livre unique, devenu rare, en retranchant un petit nombre d’expressions surannées. On y admire, avec l’érudition la plus variée, la morale la plus saine, le plus sincère amour de la justice, les vues les plus sages pour {p. 27}le bien public. Ce grand homme y traite de tout ce qui regarde l’état, l’institution, les membres, l’ordre, les progrès, les prérogatives de ces Corps augustes. C’était un homme du métier, puisqu’après avoir été Conseiller et Président au Parlement de Toulouse, et ensuite Conseiller au Parlement de Paris, il mourut enfin Conseiller d’Etat. Il a laisse un autre ouvrage qu’on cite tous les jours au barreau. C’est un recueil d’arrêts, où toute la jurisprudence est expliquée avec une précision et une clarté qui suppose l’esprit le plus profond et le plus juste. Il rapporte (Liv. 1. tit. 16. verb. Bateleur.) un arrêt du Parlement de Toulouse, qui « défend aux CapitoulsV de permettre à aucun bouffon et bateleur, de faire dans la ville ou les faubourgs aucun jeu ou farce de comédien, ni les tolérer en aucune manière que ce soit
».
Il consacre tout le huitième livre de son Traité des Parlements à parler des mœurs et de la décence des Magistrats. Que ne dit-il pas (C. 13.) contre l’affectation des parures, les habits de couleur, les galons d’or et d’argent, les étoffes riches, les modes nouvelles ; (C. 8. et 9.) sur la sobriété, la tempérance, la fuite des grands repas et des parties de plaisir ; (C. 16.) sur le bon exemple que doivent partout donner les Ministres de la justice ; (C. 15. 34. 35. 37. 45.) sur la retenue dans leurs discours, sur le mensonge, la médisance, la raillerie, l’obscénité, la dissolution, la frivolité ; (C. 32. et 33.) sur la modestie dans toute leur conduite et leur extérieur ; (C. 43.) sur la chasse, qu’il leur interdit ; (C. 46.) sur le soin excessif de leurs cheveux, sur les frisures, les parfums, les baigneursVI, les pommades, qu’à peine il permet à leurs femmes ; (C. 47.) sur la dissipation, la légèreté, les ris immodérés ? Il cite quelques vers de M. de Maniban, {p. 28}grand-père du premier Président du Parlement de Toulouse, qui depuis quarante ans a gouverné cette illustre compagnie avec autant de prudence et de politesse que de dignité.
La société des Comédiens a toujours paru si dangereuse et si déshonorante pour les Magistrats, que la loi Romaine leur défend d’aller jamais dans leurs maisons, non plus que dans celles des personnes infâmes (Tacit. L. 1. Annal.). Quels exemples ne verraient-ils pas, quels principes ne prendraient-ils pas en si mauvaise compagnie ? Qu’aurait pensé le Législateur, s’il les avait vus se mêler avec les Acteurs sur le théâtre, dans les coulisses, aux foyers (ce que jamais n’ont permis ni Athènes ni Rome païenne, avant les énormes dissolutions des Césars), s’il les eût vus recevoir dans leurs maisons, admettre à leur table, mener dans leurs voyages, à leurs maisons de campagne, cette engeance pernicieuse, si opposée à la sainteté de leur état ? C’est un des grands reproches que fait à Marc-Antoine, alors Sénateur, Cicéron dans ses Philippiques (12. et 13.), et comme lui toute l’histoire, que ses liaisons avec les Comédiennes, jusqu’à les traîner dans ses voyages et dans sa litière : « Inter quos ledica tua Mima pertabatur.
» Ce qu’il appelle avoir perdu le bon sens, par un jeu de mots qu’on ne peut rendre en français : « Venisti Brundusium in sinum et complexum tuæ Mimulæ, cum in gremiis Mimularum mentum et mentem depeneres.
» Ses débauches avec Cléopâtre, sa défaite, sa mort funeste, furent les tristes suites de son amour aveugle pour ces créatures, qui l’avaient d’abord perdu.
Il était défendu aux filles de condition, surtout aux filles des Sénateurs, de se mésallier jusqu’à épouser des affranchis ; mais une fille de la plus haute naissance qui s’oubliait jusqu’à se {p. 29}rendre Comédienne ou femme publique (car aux yeux de la loi c’est la même chose), dérogeait si bien à la noblesse, que les honteux mariages avec des affranchis ne lui étaient plus interdits. Elle s’était mise dans la dernière classe, rien n’était au-dessous d’elle, et la république la méprisait trop pour s’embarrasser de son sort. « Senatoris filia quæ corpore quæstum vel artem ludicram fecerit, aut Judicio publico damnata fuerit, impune libertino nubit ; nec enim honor ei servatur, quæ se in tantum scelus deduxit.
» (L. 47. de rit. Nupt. L. 29. C. de Adult. L. 1. C. ubi Senator.)
Les Empereurs chrétiens, plus attentifs aux bonnes mœurs des Magistrats que la plupart des païens, ne leur ont permis de paraître au théâtre que dans certaines fêtes publiques où le spectacle faisait partie du cérémonial, et seulement avant midi, soit pour empêcher qu’ils n’y demeurassent longtemps, soit pour éviter les inconvénients qui pourraient naître de l’intempérance, s’ils y venaient après dîner, à peu près comme dans les affaires criminelles les lois veulent que les Juges soient à jeun quand ils prononcent : « Nullus omnino Judicum ludis theatralibus vacet, nisi illis tantum diebus quibus in lucem editi vel imperii sumus sceptra sortiti, hisque ante meridiem tantum ; post epulas vero ad spectaculum venire desistant.
» (L. 2. cod. Theod. L. 15. de Spect.) Nos spectacles ne se donnent que le soir, plusieurs même pendant la nuit, heure tout à fait indue, qui favorise toute sorte de dissolution. A Dieu ne plaise, dit la loi 1. de offic. Rect. provin. Cod. Theod. L. 1. C. 6. qu’un Magistrat devenu l’esclave de l’amour du spectacle, donne plus de temps et de soin à ces puérilités qu’aux affaires sérieuses dont il est chargé : « Absit ut Judex editionibus spectaculorum mancipatus plus ludicris curæ tribuat, quam seriis actibus.
» La loi 2. de spectac. (ibid.) défend à tous {p. 30}les Magistrats de rien donner aux Comédiens. Elle réserve aux seuls Consuls la liberté de leur faire quelque largesse modérée.
Les plus zélés défenseurs du spectacle ne disconviennent pas qu’il n’y ait quelquefois des pièces mauvaises, des objets séduisants et des personnes faibles, pour qui il est dangereux. N’en est-ce pas assez pour justifier les alarmes du zèle, et la délicatesse de la vertu, et condamner la témérité de ceux qui osent tendre ce piège, courir ce risque, ou l’autoriser par leur exemple ? Il vaudrait mieux qu’on leur attachât une meule de moulin au cou, que de scandaliser même les petits et les faibles : « Si scandalisaverit unum de pusillis istis.
» Y eût-il des pièces honnêtes, il suffit qu’il y en ait souvent de mauvaises, pour s’en abstenir toujours. Qui peut faire ces distinctions ? qui veut les faire ? qui les fait ? qui ne se sert de ce qu’il peut y avoir de bon, pour couvrir le mauvais et tâcher de tranquilliser sa conscience ? N’y fit-on aucun mal soi-même, il suffit d’occasionner les chutes des autres, pour être coupable de scandale. Fréquenter le spectacle, c’est autoriser et l’Acteur qui joue, et le spectateur qui le regarde. La prétendue vertu dont on se flatte, ne sauvera pas. Je m’abstiendrai des choses les plus indifférentes, si elles peuvent scandaliser : « Si esca scandalisat, non manducabo carnes in æternum
» (S. Paul). Malgré toutes les apologies et l’assurance affectée des amateurs, personne qui au fond du cœur ne sente ces vérités. Le théâtre est si opposé aux règles de la piété chrétienne, si généralement réprouvé par tout ce qu’il y a eu de pieux et d’éclairé dans tous les siècles, il porte si clairement sur le front l’empreinte de tous les vices, il est si évidemment l’aliment de toutes les passions, l’expérience et la conduite de ceux même qui le défendent, {p. 31}fait si vivement sentir combien il est funeste à la religion et aux mœurs, qu’on ne peut ni blâmer le zèle qui en éloigne les fidèles, ni dissimuler le scandale que donnent ceux qui y vont, fussent-ils eux-mêmes innocents : « Et peribit in tua scientia frater ?
»
Ce scandale public devient plus criminel et plus pernicieux par l’assiduité de la fréquentation, le goût décidé, les invitations à y venir, les éloges qu’on lui donne, etc., mais surtout par le caractère de ceux qui s’y montrent, gens en place faits pour édifier, gens graves et réguliers, dont la réputation y donne un nouveau poids, un père, une mère, un maître, qui en donne l’exemple à ses enfants, ses élèves, les y laisse aller, leur fournit de l’argent ; par le caractère de ceux à qui l’on tient, famille chrétienne, communauté régulière, corps respectable, fonctions publiques, profession distinguée, etc. Le public, qui estime, qui respecte, qui craint, voit avec autant de douleur que de surprise éclipser cette réputation de sagesse, ébranler cet édifice de vertu qui lui en imposait, par des démarches qui la supposent bien faible et la rendent bien suspecte, et retombent sur le corps dont on est membre. Tel était le scandale que donnaient aux païens et aux fidèles les mauvais Chrétiens des premiers siècles qui s’oubliaient jusqu’à fréquenter la comédie. Ils passaient pour apostats : le paganisme croyait les avoir regagnés, et l’Eglise les avoir perdus. Le théâtre était un signe de séparation entre les deux religions. Tel un Religieux, un Ecclésiastique, qui déshonore son état et son ministère par son amour pour le spectacle. L’application est toute faite. Un Magistrat, père du peuple, vengeur des crimes, protecteur des bonnes mœurs, interprète des lois, oracle d’une province, dont la sagesse, {p. 32}la modération, la décence font le caractère, qui tient à un Corps respectable, qui remplit les plus importantes fonctions, sur qui le public a les yeux fixés, à qui il doit son respect et sa confiance, est sans doute plus que personne obligé d’édifier : les scandales portent des coups mortels sur les cœurs. Peut-il paraître au théâtre, que son état même l’oblige de proscrire, sans être censé l’autoriser, sans jeter dans la tristesse les gens de bien qui voient mépriser la vertu et triompher le vice, et remplir de joie les méchants, qui ont droit de s’autoriser dans leurs désordres par de si grands exemples, et sans tendre des pièges aux âmes faibles, dont on affaiblit les remords, et donner de l’audace aux Comédiens, dont on entretient et accrédite l’infâme profession par la même autorité qui l’a couverte d’infamie ?
Malgré cette multitude de défenses, les devoirs et les bienséances de l’état, il s’est trouvé dans tous les temps des Magistrats qui en oublient la dignité. Le fameux Libanius, quoique païen, déclame vivement (Orat. 4. pag. 62.) contre ceux qui vont à la comédie. Dans un discours qu’il fit devant Julien l’Apostat en faveur des prisonniers, dont il expose pathétiquement la misère, à peu près comme le P. Cheminais l’a fait depuis dans un Sermon sur la charité pour les prisonniers, Libanius se plaint avec vivacité de la négligence des Magistrats, qui au lieu de visiter les prisons et de pourvoir aux besoins de ceux qui y étaient détenus, et d’expédier promptement les affaires civiles ou criminelles, passaient leur temps dans des amusements et des parties de plaisir frivoles, surtout au spectacle, ce qu’il fait voir être pour eux tout à fait indécent. Qu’eût-il dit, s’ils avaient paru sur le théâtre et représenté des comédies ? « Quid ergo faciant hi qui servatores videri volunt, et currunt visuri Saltatores {p. 33}et Mimos ?
» Voyez là-dessus la traduction latine et les notes de Godefroy, ainsi qu’en vingt endroits du code Théodosien, et comment en parle cet homme célèbre, aussi grand Magistrat qu’habile Jurisconsulte.
Libanius répond ensuite au prétexte de la nécessité, dont on se servait ; les spectacles faisaient alors partie des fêtes que tout l’empire célébrait à l’honneur de l’Empereur le jour de sa naissance et de son avènement au trône. C’était un devoir aux personnes publiques de s’y trouver en cérémonie, comme parmi nous c’est un devoir aux Magistrats de se trouver aux entrées des Princes, au sacre des Rois, etc. Vain prétexte, dit Libanius, ces occasions n’arrivent qu’une ou deux fois l’année, et vous n’êtes obligés d’y donner que quelques moments de la matinée ; au lieu que sans nécessité et avec scandale, vous qui vous dites accablés d’affaires, et vous donnez pour les protecteurs de la veuve et de l’orphelin, on vous y voit matin et soir, nuit et jour, vous vous en faites gloire, quand vous en sortez vous vous entretenez de ce qui s’y est passé. Cependant tout languit, le public souffre, la justice n’est pas rendue, les affaires s’accumulent et ne finissent point, vous vous nourrissez des vaines acclamations d’une populace insensée dont vous servez les vices, tandis que tous les honnêtes gens vous méprisent et condamnent votre négligence et votre frivolité : « Necessitas spectandi quorumdam tantum dierum et pomeridianum tempus liberum est ; hi vero quacumque diei parte veniunt. Quanto humanius foret hominibus in infortunio constitutis opem ferre, quam super vacaneis spectaculis tempus absumere, negligentes apud prudentes bene audire !
»
Ammian Marcellin, autre Païen (L. 8. p. 395.), parle d’un Magistrat nommé Olibrius, Préfet de Rome, si enivré de la passion du théâtre, qu’il {p. 34}y passait la vie. Cet Auteur remarque cependant que la scène était modeste, et qu’on n’y représentait rien de criminel ou d’indécent : réflexion dont nous ferons usage contre ceux qui se retranchent sur la décence prétendue du théâtre de nos jours : « Olibrius urbis Præfectus ita in spectacula exarsit ut vitam pene omnem per argumenta scenica amoresque, et si non vetitos et incestos, exegerit.
»
Menochius (ibid. art. 49.) demande si c’est au Juge ecclésiastique ou au Juge laïque de réprimer et de punir les Comédiens, et en cas qu’on les tolère, à qui il appartient d’examiner si les comédies blessent la religion ou les mœurs. Il croit que c’est d’abord au Juge séculier à y mettre ordre, mais qu’à son défaut c’est à l’Eglise ; que ce crime est mixte, mixtifori, à raison du péché, du scandale et des erreurs qu’on y débite, et que c’est à l’Eglise seule à juger de la morale et de la doctrine, à approuver les pièces ou les rejeter. Ces questions n’ont pas lieu en France ; l’autorité royale a toujours réglé depuis plus d’un siècle la police des spectacles, et ne souffrirait pas que les Officiaux qui en jugeaient communément avec le Magistrat dans le seizième siècle, s’en mêlassent aujourd’hui. C’est elle qui fait examiner les pièces par les Censeurs royaux, ainsi que tous les livres qui s’impriment avec privilège. On a certainement rendu service à l’Eglise, en la débarrassant de ces affaires qui attireraient à son tribunal mille choses indécentes. Tout ce qui me paraîtrait dans l’ordre, c’est que les Censeurs royaux à qui on confie l’examen de ces pièces, ne fussent pas des gens du monde, communément assez indulgents pour le théâtre, mais des Théologiens en état de juger de ce qui très souvent y intéresse la religion et les mœurs.
Il existe au milieu du Palais un corps formé de ses propres suppôts, qui non seulement dans ses {p. 35}cavalcades, ses habits d’ordonnance, le titre pompeux de ses Officiers, donne au public un spectacle comique, mais qui encore a été pendant deux ou trois siècles une troupe de Comédiens, représentant des pièces de théâtre, et obligé de les représenter certains jours de l’année à l’honneur du Prince et de ses amis et féaux les gens tenant la Cour du Parlement, auxquels ils allaient les inviter par des réveille-matin et des aubades, avec des fanfares et des instruments de musique. Que devient donc cette rigoureuse discipline du Palais sur les spectacles, que nous faisons sonner si haut ? Ce n’est pas même par hasard, par libertinage, par amour des plaisirs, que le royaume de la basoche fut établi ; c’est par de bonnes lettres patentes, scellées du grand sceau en cire jaune, en lacs de soie rouge et verte, bien et dûment vérifiées et enregistrées au Parlement, ouï, et ce requérant le Procureur général du Roi, et par une infinité d’arrêts de la Cour dont il a été fait un ample recueil, et notamment, ce qui est bien plus authentique, par des libéralités du Sénat, qui pour les aider à supporter les frais des représentations, leur donnait chaque fois une somme notable, à prendre, il est vrai, sur les amendes et confiscations, par un arrêt (rendu je pense en robes rouges). Voici l’origine de cet être singulier.
Les Procureurs au Parlement, qui d’abord faisaient tout leur ouvrage, ne pouvant y suffire, prirent des Clercs, pour les aider, c’est-à-dire des jeunes gens, pour transcrire leurs écritures, et faire leurs commissions. La Cour l’approuva, et voulut que ce fût pour eux une espèce d’apprentissage où ils s’instruiraient de la procédure et se rendraient capables de prendre dans la suite des offices. Philippe le Bel goûta cette idée, et pour les animer au travail, en forma un corps en {p. 36}1303, leur permit de se choisir un chef qu’il appela Roi, à peu près comme le Roi de la fève, le Roi des ribauds, des arbalétriers, etc., et des Officiers qu’il décora du titre de Chancelier, de Maître des Requêtes, de Procureur général, d’Aumônier, de grand Référendaire, grand Audiencier, etc. Et pour y maintenir l’ordre, et ne pas les détourner en portant ailleurs leurs menus différends, qui dans cette jeunesse devaient être en grand nombre, et décharger le Parlement de ce détail embarrassant, il leur donna une juridiction supérieure sur tous leurs membres, et le droit de juger en dernier ressort toutes leurs petites affaires. Il accorda au Roi le droit de porter la toque royale, de battre une petite monnaie qui aurait cours entre eux, et d’aller tous les ans couper deux arbres dans la forêt royale pour planter le mai dans la cour du palais. Les juridictions subalternes ayant voulu avoir leur basoche, il les soumit à celle du Parlement, et chaque classe du Parlement ayant imité celle de Paris, elle eut aussi sa basoche, mais moins privilégiée que celle de la Cour des Pairs. On lui accorda des étendards et des drapeaux, des sceaux d’argent pour sceller ses arrêts, et l’écusson chargé de trois écritoires d’or sur un champ d’azur timbré de casque et de morion. Un plus grand détail serait inutile ; on peut le voir fort au long dans le recueil des statuts de la basoche, dans l’histoire de Paris et dans celle du théâtre, tom. 2. pag. 78.
Une troupe de jeunes Clercs de Procureur ne put manquer de donner dans tous les plaisirs. Ce furent plus de fêtes, de festins, d’aubades, de montres, de régiments, de compagnies, entre autres ils devinrent Comédiens et Poètes, composèrent et représentèrent des pièces de théâtre. On ne connaissait alors que les Mystères des Confrères de la Passion, qu’ils voulurent imiter, {p. 37}et qui étaient des exercices de religion. Mais comme les Confrères avaient un privilège exclusif, il fallut par accommodement donner aux pièces des Clercs un tour et un nom différent ; on les appela des Moralités. Il y eut dans la suite communication de privilèges. Les Confrères eurent la liberté de donner des moralités, et la basoche de jouer des mystères. Il s’éleva même une troisième troupe sous le nom d’Enfants sans souci, de Prince des sots, qui représentaient des folies ou sottises ; elle s’accommoda avec les deux premières, et le public vit indifféremment sur les trois théâtres, des mystères, des moralités, et des sottises, et à dire vrai, des sottises partout. Il n’y eut d’abord rien que d’équitable et de régulier dans cette juridiction, rien que de sage et d’honnête dans ces amusements. Le Roi ni le Parlement n’en prirent aucun ombrage, ils avaient même quelquefois la bonté d’y assister.
Tout dégénère, surtout en matière de plaisir, quand le théâtre s’en mêle. Les Basochiens commencèrent d’abord par se jouer entre eux, et représenter des tours de jeunesse, dont ils fournissaient un grand nombre. Bientôt ils attaquèrent des personnes d’un rang plus élevé, et enfin rien ne fut à l’abri de leurs satires. La pureté ne fut pas plus respectée que la charité. Les galanteries, les équivoques, les obscénités se mêlèrent insensiblement aux choses saintes, qui seules paraissaient alors sur la scène. Ainsi en avaient usé les Comédiens Grecs et Romains, comme Aristophane, les Fables Atellanes, etc. Tous les théâtres se ressemblent. L’autorité publique, dit Horace, fut obligée de venir au secours des bonnes mœurs, et les Comédiens n’ayant plus la liberté de mal faire, furent réduits à garder honteusement le silence : « Desinit in vim dignum ligeregi, lex est accepta, chorus que {p. 38}turpiter obticuit sublato jure nocendi.
» Divers arrêts du Parlement punirent les Basochiens. Un premier, qui leur défendit absolument de blesser la modestie et la réputation de personne, ayant été mal observé, un second leur défendit de jouer aucune pièce qui n’eût été examinée et approuvée par des Commissaires du Parlement. Ce second n’ayant pas plus d’effet, un troisième du 14 août 1442, condamna ces Acteurs à plusieurs jours de prison au pain et à l’eau. Un autre du 15 mai 1476, leur interdit la liberté de présenter aucune pièce au Parlement, et de demander la permission de jouer. Le Roi de la basoche et ses grands Officiers ayant désobéi, un arrêt du 19 juillet 1477, sans respect pour sa toque royale, ses mortiers, ses drapeaux, son écusson, le condamna aux verges par tous les carrefours, à la confiscation, et au bannissement. Il n’y eut plus de comédie pendant vingt ans. Louis XII leur permit de revenir. Après sa mort, nouvelles défenses du Parlement. François I les leva, et rétablit la troupe. Après la mort de ce Prince, les rigueurs du Parlement recommencèrent. Arrêt du 20 mai 1536, qui menace les Acteurs de la prison et du bannissement. Quatre ans après, en 1540, on les menace de la hart (faire pendre). Ces défenses furent renouvelées en 1545. On ajoute que si les Trésoriers de la basoche fournissaient quelque somme pour les représentations, ils en répondraient en leur propre et privé nom, et seraient punis exemplairement.
Ces vicissitudes de faveur et de discrédit firent voir, selon les circonstances des temps, le vrai génie du théâtre. D’abord, pour faire leur cour à Philippe le Bel, leur fondateur, ils jouèrent plusieurs pièces contre le Pape Boniface VIII, alors brouillé avec ce Prince. Elles avaient été composées par Lucas Grimaud, Poète Provençal. {p. 39}Il est vrai que les Magistrats l’avaient obligé de les jeter au feu, par respect pour le souverain Pontife ; mais il les savait par cœur. Il les rappela dans sa mémoire, les écrivit de nouveau, y ajouta de nouvelles insultes, et les porta, ou les vendit aux Basochiens. Ce trait me fait souvenir de la pénitence de Lully dans une maladie dangereuse. Son Confesseur lui ayant fait jeter au feu un opéra qu’il venait de composer, un Seigneur de la Cour lui témoigna du regret de cette perte : « Ne dites mot, Monseigneur, lui dit-il, j’ai attrapé mon Confesseur, j’en ai dans mon cabinet une copie.
» Les guerres de Charles VII contre les Anglais fournirent une nouvelle matière à la Basoche. Les Anglais s’étant rendus maîtres de Paris et de presque tout le royaume, le Parlement se partagea entre Henri V, Roi d’Angleterre, et Charles, Dauphin de France. La Basoche se partagea sans doute aussi, car se prêtant tour à tour aux deux parties, on la voyait jouer tantôt le Dauphin, la Pucelle d’Orléans et les Seigneurs Français, tantôt le Roi d’Angleterre et sa Cour, la Reine Isabeau, les Princes du sang et les Seigneurs Anglais. Le théâtre est de tous les partis ; ou plutôt il n’est d’aucun que de celui de la dissolution et de la malignité. Le schisme de l’Antipape Clément VII occasionna de nouvelles scènes. Parasols, autre Poète Provençal, composa la pièce dramatique la plus bizarre, dont la représentation dura cinq jours, qu’il dédia à l’Antipape. C’était la vie entière de Jeanne, Reine de Naples et Comtesse de Provence, dont les amours, les mariages, les guerres, les crimes, la mort tragique, donnaient beau jeu au Poète. Chaque journée faisait sa pièce, et portait le nom de quelqu’un de ses maris ; l’Andriane, la femme d’André de Hongrie ; la Taranta, la femme du Prince de {p. 40}Tarente ; la Majorquina, la femme de l’Infant de Majorque ; l’Allemanda, la femme d’Othon de Brunswick, Prince Allemand ; enfin la Johannella, c’est-à-dire, sa jeunesse, sa mort, et les aventures de sa vie, qui n’avaient point de rapport à ses quatre maris. Cette satire, énorme par sa longueur, insolente par ses horreurs contre une tête couronnée alliée à la maison royale, fut bien reçue par l’Antipape, irrité contre Jeanne, qui tenait pour Urbain son compétiteur, et par toute la France, qui s’était déclarée pour Clément. Les Basochiens la saisirent avidement, et la jouèrent à Paris sous les yeux de la Cour avec le plus grand éclat. Louis XII, qui succéda à Charles VIII, était bon, et trop bon. Il le fut assez pour rappeler les Acteurs Basochiens que le Parlement avait honteusement chassés. Ils abusèrent bientôt de son excessive indulgence, ils jouèrent une pièce intitulée Sottise, et qui à tous égards en méritait le nom. Le Roi daigna s’y trouver, on y tourne en ridicule le Pape, les Cardinaux, les Evêques, les Religieux, grossièrement par leur nom, la noblesse, la robe, tous les états, et on porte l’audace jusqu’à satiriser le Roi lui-même en sa présence, et taxer d’avarice la sage économie que faisait ce Prince de ses revenus pour ne pas fouler ses sujets, qui lui valut le glorieux titre de Père du peuple. On le représente comme un malade altéré qui demandait à tout le monde de l’or potable pour étancher sa soif et remédier à ses maux. Le Roi n’en fit que rire, et autant par politique que par bonté, il témoigna être bien aise qu’on lui dit ses vérités, et qu’on le crût assez bon et populaire pour pouvoir prendre la liberté de les lui dire. Ces excès de licence ne sont pas aujourd’hui à craindre, l’autorité du Roi et le respect du peuple sont mieux établis ; {p. 41}aucun Comédien ne serait assez hardi pour attaquer son maître, il ne le ferait pas impunément. François I rétablit de nouveau les Comédiens de la Basoche, que le Parlement zélé pour le bon ordre, avait encore chassés ; mais il ne nous reste rien des hauts faits de ces Héros pendant ce règne. Nouveaux arrêts après la mort de ce Prince. Ils furent l’extinction du théâtre de la Basoche, qui ne s’est jamais relevé, non plus que la troupe des Enfants sans souci, ou du Prince des sots. Les Confrères de la Passion, dont les jeux n’étaient que des exercices de religion, furent soufferts, jusqu’à ce que mêlant le sacré avec le profane, ils méritèrent la même animadversion, et cédèrent enfin leur hôtel à une nouvelle troupe qui s’éleva au commencement du dernier siècle, et fit disparaître l’ancien théâtre, et après bien des révolutions, des séparations, des réunions avec d’autres troupes, a pris enfin l’état fixe où nous la voyons aujourd’hui. On fut fort heureux que les troupes des Basochiens et des Sots eussent abandonné la scène pendant les guerres du Calvinisme et de la Ligue ; ils auraient également joué les Catholiques et les Protestants, Charles IX et les Coligny, Henri III et les Guises, Henri IV et le Duc de Mayenne. Vrai et faux, bien et mal, religion et hérésie, tout est bon à des Comédiens. La nouvelle troupe, instruite par les malheurs des anciennes, vivant sous des Rois plus respectés et dans un siècle plus poli, ne se mêle plus des affaires publiques, et a banni la grossière obscénité. Elle ne vaut pas mieux pour le fond. La gaze légère de politesse dont elle se couvre, ne rend que plus dangereux un poison dont on se défie moins, et qu’on avale avec plus de plaisir. Mais élevée à la Cour avec la faveur la plus éclatante, par le Cardinal de Richelieu, et favorisée pendant {p. 42}le règne de Louis XIV par le goût que lui en avait inspiré le Cardinal Mazarin, pour l’endormir dans les plaisirs, s’il eût été possible, elle s’est solidement établie. Le Parlement a cessé ses vives poursuites, et se borne à en réprimer les abus, sans pourtant l’avoir jamais approuvée. Les Basoches de province n’ont jamais fait grande figure dans le monde, ni ne se sont mêlées de représentations théâtrales. Celle de la capitale rentrée dans l’obscurité de la chicane, ne fait plus de sensation dans le public. On peut voir l’Histoire du Théâtre (Tom. 1. et 2.) d’où nous avons tiré la plupart de ces faits, les statuts de la Basoche, Histoire de Paris, le Dictionn. des Arrêts. V. Basoche, Larocheflavin, des Parlements, etc.
En 1761 il parut en faveur du théâtre un fort mauvais ouvrage, qui fit du bruit. Un Avocat du Parlement de Paris, fol du spectacle et amant de la Clairon, se fit adresser un Mémoire à consulter sous le nom de cette Actrice, où avec un air de religion et de remords de conscience elle lui demande s’il est vrai que les Comédiens sont excommuniés, si elle peut demeurer dans son état, etc. L’Avocat, dans une longue consultation, soutenue d’un long mémoire, tranquillise la conscience timorée de la Clairon, dont il élève jusqu’aux nues la noblesse, les talents, les grâces, la religion, la vertu, la supériorité des sentiments, se répand en invectives contre l’Eglise, qu’il déclare n’avoir pas même le pouvoir d’excommunier les Acteurs, gens, selon lui, les plus utiles à l’Etat, les plus distingués, etc. Cette galanterie, que la Clairon sans doute paya galamment, fut mal reçue du public, qui n’est pas galant et n’aime pas la magistrature galante. Les Avocats furent encore moins traitables. Ils chassèrent de leur Corps le tendre consultant, le {p. 43}déférèrent au Parlement, demandèrent sa punition, et y dénoncèrent son ouvrage. Le Parlement, toujours plein de zèle pour les bonnes mœurs et la discipline du Palais, confirma la délibération des Avocats, fit rayer du tableau le nom du sieur la Mothe, condamna le livre au feu, et fit entrer le Bâtonnier dans la chambre, pour le charger de dire à son Corps que la Cour louait son zèle, et serait toujours disposée à appuyer de son autorité le maintien de l’ordre public et de la discipline du Palais.
On doit assurément tenir compte de sa patience au Bâtonnier qui a lu ces mémoires et en donne un extrait pour en combattre les faux principes. Je doute qu’on puisse écrire plus maussadement, parler plus obscurément, s’exprimer plus confusément, déraisonner plus grossièrement, montrer plus de témérité et d’ignorance, avancer plus d’absurdités et d’erreurs. N’eût-on égard qu’à son style, le Barreau de Paris, si fécond en Orateurs éloquents et en habiles Ecrivains, n’aurait pas dû pour son honneur souffrir dans le même tableau le nom d’Huerne de la Mothe à côté des Patrus et des Cochin. Qui peut soutenir ces innombrables répétitions de mots, de pensées, de phrases, qui font la moitié de cette assommante production ? qui n’est indigné de ces écarts aussi téméraires qu’étrangers à son objet ? Eh que fait aux Comédiens le formulaire, la constitution, la condamnation des propositions in globo, la déclaration de 1754 ? Le maladroit apologiste ! voudrait-il unir d’intérêt le Jansénisme et le théâtre ? Il le connaît mal ; Port-Royal a toujours condamné le théâtre, et Racine dans deux lettres a fait contre Port-Royal la plus vive attaque, et en particulier le Mémoire attribue l’excommunication des Comédiens au Cardinal de Noailles, et c’est en effet par ses ordres que les Curés de {p. 44}Paris ont refusé les sacrements et la sépulture ecclésiastique aux Comédiens. Qui peut voir, sans rire, l’Avocat aux genoux de la Clairon, lui donner du respect, et lui prodiguer l’encens, et du haut de son trône cette Princesse lui donner de la considération ? Qui peut voir sans pitié traiter d’héroïsme digne des panégyriques de l’Eglise les remords de conscience qu’elle fait semblant d’avoir de son métier de Comédienne, et l’irréligion réelle avec laquelle elle brave les censures de l’Eglise ? L’Eglise canoniser la Clairon ! l’amour rend donc enthousiaste aussi ! En attendant que nous voyions ce nom vénérable dans le martyrologe, voici des fleurettes à la Huerne. Il fait l’éloge de quelques autres Comédiennes, déclare qu’« il se borne à trois, et demande pardon aux Acteurs
» de ne pas leur ériger des autels. Il croit qu’« aussi galants que lui ils ne disputeront pas la préférence au beau sexe, il ne prend que trois Actrices, parce qu’il n’y a que trois grâces
». Cependant parmi ces trois Déesses, le nouveau Paris, comme de raison, donne la pomme à la Clairon sa Vénus. On voit bien qu’un tel Jurisconsulte est peu redoutable, et que ses exploits et ses œuvres ne lui donnent pas un grand titre à la confiance du public. Voici cet arrêt si bien mérité, qui fut imprimé par ordre du Parlement, publié et affiché partout, qu’on trouve dans les gazettes, notamment celle de Hollande (art. de Paris. 12. mai 1761.), et dans les Journaux du temps.
« Cejourd’hui 22 avril 1761, les Gens du Roi, M. Omer Joli de Fleury portant la parole, ont dit à la Cour que Me. Adrien d’Aine, Bâtonnier des Avocats, demandait d’être entendu. Il fut aussitôt mandé, il entra avec plusieurs anciens Avocats, et dit à la Cour.
"Messieurs, la discipline de notre Ordre, et l’honneur de notre profession, notre attachement {p. 45}aux véritables maximes, et notre zèle pour la religion, ne nous ont pas permis de garder le silence, ni de demeurer dans l’inaction au sujet du livre pernicieux intitulé, Liberté de la France contre le pouvoir arbitraire de l’excommunication, terminée par une consultation signée la Huerne de la Mothe, Avocat au Parlement. A cette signature est ajoutée, contre l’usage ordinaire, la qualité d’Avocat au Parlement. Il en a abusé pour parvenir à faire imprimer un ouvrage scandaleux dont l’approbation et la permission lui avaient été refusées. La question touchant l’excommunication encourue par le seul fait d’Acteur de la comédie, sur laquelle il appartient également au Théologien et au Jurisconsulte de donner son avis, mais qui doit être traitée par l’un et par l’autre avec autant de sagesse que de lumière, cette question, disons-nous, est soutenue affirmativement, et décidée audacieusement en faveur des Comédiens par la consultation, fondée uniquement sur de faux principes, avancés dans des Mémoires à consulter, et sur des maximes odieuses hasardées dans les autres pièces qui la précèdent, notamment dans la lettre à l’Actrice, la Clairon, conçue en termes les plus outrés et les plus scandaleux. L’uniformité du style, la répétition fréquente d’expressions singulières, l’adoption des mêmes idées, et sa propre lettre, font connaître évidemment que le tout est l’ouvrage du même homme, suivant qu’il en a été convaincu dans la première assemblée, du moins il y a avoué avoir vu et retouché les Mémoires à consulter, et autres pièces, avoir écrit le tout de sa main, et avoir corrigé les épreuves. Enfin il a ratifié le tout, en faisant imprimer sur sa minute restée à l’Imprimeur et sous sa signature, {p. 46}sans en rien improuverVII dans sa consultation. Par ce détour artificieux, l’Auteur s’est donné la coupable licence de hasarder les propositions les plus contraires à la religion et aux bonnes mœurs, et de confondre la nature et les bornes des deux puissances. Il n’y a aucune de ces pièces où il n’y ait du venin, nous oserions même assurer qu’à chaque page, pour ainsi dire, il y a des propos indécents, et des erreurs ou des impiétés. J’en citerai seulement quelques traits. On annonce que l’ouvrage est fait pour tous les citoyens qui en ont besoin si souvent, "
'surtout dans les temps de nuage et d’obscurité, que les contestations du Clergé élèvent fréquemment contre la liberté des citoyens fidèles, en les rendant esclaves d’une domination arbitraire
". Ce début audacieux découvre l’application fausse et injurieuse qu’on entend faire de ce qui sera établi dans tout l’ouvrage au sujet de l’excommunication contre les Comédiens.
"En abusant des maximes sages et en confondant les objets, on attaque l’autorité de l’Eglise, et on fait injure au Souverain. On assure que la consultation renferme en peu de mots la certitude des principes de l’Auteur du Mémoire, et qu’"
elle couronne le zèle d’une Actrice digne des éloges de l’Eglise même.
" On ajoute, "elle ne trouve de vraie gloire qu’à répandre dans le sanctuaire de la religion qu’elle professe, celle que la France lui défère
". Il y a plus. "La nation et la religion doivent à l’envi former l’éloge de cette femme forte qui seule prend en main la défense du citoyen fidèle. Elle nous fait voir, dit-on, que c’est depuis peu de temps seulement que les Ministres de l’Eglise usent envers la société d’une autorité arbitraire.
" Enfin on tire une fausse conséquence de cette maxime {p. 47}vraie en matière criminelle "non bis in idem : Si l’Acteur et l’Auteur, dit-on, sont infâmes dans l’ordre des lois, il résulte de cette peine d’infamie, que la peine de la loi contre un délit détruit toute autre peine, parce qu’on ne doit jamais punir deux fois pour le même délit.
". Ainsi l’infamie prononcée par la loi contre les Comédiens les mettrait à couvert de l’excommunication de la part de l’Eglise. La mémoire du vénérable Prélat, qui pendant nombre d’années a gouverné ce diocèse avec autant de sagesse que d’édification, est traitée avec mépris, et même calomnieusement offensée, son refus du sacrement de mariage aux Comédiens est traité de scandale, ainsi que le refus de la sépulture ecclésiastique. On applaudit à la noblesse des sentiments de l’Actrice, qui la portent à rompre des fers que les seuls préjugés ont pris soin de forger. On ajoute que l’Eglise ne peut que combler d’éloges son courage mâle, vraiment et héroïquement chrétien. Il l’anime à réclamer les droits qui lui sont acquis, etc. On avance qu’elle ne peut manquer de parvenir à s’établir (la troupe) en titre d’Académie, et que dès l’instant elle ensevelira pour toujours l’ignominie que l’ignorance et une superstitieuse prévention ont élevée contre l’état de Comédien. On lui fait espérer que l’Eglise elle-même, bien loin d’autoriser ses Ministres à user d’une autorité arbitraire, s’élèvera au contraire contre la sévérité de ces zèles amers que la charité ne connut jamais. On invite le public à lire cet ouvrage, en assurant que les gens instruits seront charmés d’y retrouver leurs principes, et les autres seront charmés de s’y instruire. Les moments précieux de la Cour ne me permettent pas de faire l’analyse du second Mémoire à consulter. C’est {p. 48}une critique indécente de tout ce qui condamne la comédie et frappe sur les Acteurs, ce n’est qu’un tissu de propositions scandaleuses, de principes erronés, de fausses maximes, et de propos injurieux à la religion, contraires aux bonnes mœurs, attentatoires aux deux puissances. On oppose ce qui est toléré dans les états du Pape, par rapport aux Comédiens, aux usages de l’Eglise de France à leur égard, qu’on impute au pouvoir indiscret d’une anarchie effroyable. On fait la comparaison blasphématoire de la comédie, non seulement avec les panégyriques des Saints dans la chaire, mais encore avec les cérémonies de l’Eglise dans la semaine sainte, et à l’usage de certaines Eglises où la passion est chantée par trois personnes. Outre ces blasphèmes, les maximes vicieuses sur les mœurs sont poussées jusqu’à dire que la conduite des Comédiennes qui vivent en concubinage avec leurs amants n’est pas déshonorante, qu’elle est seulement irrégulière, que le concubinage était autorisé chez les Romains, et même dans les premiers siècles de l’Eglise, qu’il est toléré dans nos mœurs, et qu’il n’y a que celles qui mènent une vie scandaleuse qui doivent être rejetées. Enfin on dégrade toute sorte d’états, à l’exception du militaire, pour mettre le Comédien au pair et de niveau avec tous les autres citoyens, même avec la Magistrature.
"Voilà le précis du système confus et odieux adopté par la consultation : le tout est un ouvrage de ténèbres qui part de la même plume. La conclusion outrée de la consultation achève de révolter les esprits, et d’exciter l’indignation contre le livre entier et contre l’Auteur. Le cri public qui s’est élevé contre le livre dans l’instant qu’il a paru, nous a porté à en faire un prompt examen avec plusieurs de nos confrères, {p. 49}et à prendre l’avis de l’Ordre dans une assemblée générale, qui pour manifester la pureté de nos sentiments et la sévérité de notre discipline, d’une voix unanime a retranché l’Auteur du nombre des Avocats, et m’a chargé de dénoncer l’ouvrage à la Cour, dont le zèle pour la religion, les bonnes mœurs et la police publique, se manifeste dans toutes les occasions. Ainsi c’est pour remplir les vœux de l’ordre des Avocats que j’ai l’honneur de le dénoncer."
« Après ce discours du Bâtonnier, M. Omer Joli de Fleury, Avocat du Roi, a dit que l’exposé qui venait d’être fait à la Cour du livre en question, ne justifie que trop la sensation que la distribution avait faite dans le public ; que les Gens du Roi se seraient empressés de le déférer, il y a plusieurs jours, s’ils n’avaient été instruits des mesures que prenaient à ce sujet ceux qui se dévouent sous les yeux de la Cour à la profession du Barreau ; que leur délicatesse, leur attachement aux maximes saintes de la religion et aux lois de l’état, ne leur avaient pas permis de garder le silence ; et que dans les sentiments qu’ils venaient d’exprimer, on reconnaissait cette pureté, cette tradition d’honneur et de principes qui distingue singulièrement le premier Barreau du royaume ; que les Gens du Roi n’hésitaient pas de requérir que le vœu unanime des Avocats sur la personne de l’Auteur, qu’ils rejettent de leur corps, fût confirmé par le sceau de la Cour, et que le livre fût flétri, lacéré et brûlé par l’exécuteur de la haute justice au pied du grand escalier du Palais ; qu’il fût fait défenses à tous Imprimeurs, Libraires, Colporteurs, et autres, de l’imprimer, vendre et distribuer, à peine de punition exemplaire ; que ledit François-Charles Huerne de la Mothe fût et demeurât rayé {p. 50}du tableau des Avocats, qui est au Greffe de la Cour, en date du 9 mai dernier ; et que l’arrêt qui interviendrait sur les présentes conclusions, fût imprimé, lu, publié et affiché partout où besoin sera. »
Les Gens du Roi retirés, la matière mise en délibération, la Cour rendit un arrêt entièrement conforme à leurs conclusions ; après quoi le Bâtonnier étant rentré avec les anciens Avocats, M. le premier Président leur fit entendre la lecture de l’arrêt, et leur dit, qu’« ils trouveraient toujours la Cour disposée à concourir avec eux pour appuyer de son autorité le zèle dont ils étaient animés pour tout ce qui intéresse l’ordre public et la discipline du barreau.
» Nous n’avons rien à ajouter à un arrêt si sage ; il confirme tout ce que nous disons dans cet ouvrage, nous n’en avons même jamais tant dit.
CHAPITRE III.
Jurisprudence du Royaume. §
Il est surprenant qu’il faille exhorter la Magistrature à s’éloigner du théâtre. Aucun état dans tous les temps ne s’est plus déclaré contre lui qui la Magistrature ; les canons des conciles, les Pères de l’Eglise, les livres de piété n’ont jamais parlé plus fortement et plus constamment. Tous les recueils des lois civiles, aussi bien que des lois canoniques, le digeste, le code, les nouvelles, le code Théodosien, le décret, les décrétales, le sexte, les anciens canons, tout s’élève contre les spectacles. C’est la voix de tous les Législateurs, de tous les tribunaux, de la jurisprudence entière. Pour les Auteurs et les Commentateurs de tous ces textes, qui peut douter de leurs sentiments ? Ils sont sans nombre : {p. 51}nous n’en citerons que quelques-uns des plus distingués ; on en verra quantité d’autres dans le cours de cet ouvrage.
Gregorius Tholosanus, Jurisconsulte célèbre, a fait un traité contre les spectacles. (Syntagma Juris L. 39. C. 5. pag. 19.) Il en parle encore au long (Partit. jur. canon. L. 4. tit. 6.) ; il distingue quatre choses dans la comédie, le fond du sujet, le caractère des Acteurs, la manière de représenter, et le temps qu’on y donne. Les sujets sont tous des crimes et des passions, des satires, des bouffonneries, des friponneries, des enchantements. Il n’y en a pas un où il ne se trouve plusieurs de ces choses, et souvent. Les personnes. Les Acteurs sont la plupart de la plus vile canaille, des gens de mauvaise vie, des misérables, sans pudeur et sans religion. Grand nombre des spectateurs ne valent pas mieux ; les honnêtes gens devraient rougir de leur compagnie. La manière de représenter est communément indécente : gestes, parures, nudités, emportement, licence, mollesse. Le temps. Pour les Acteurs, c’est toute la vie ; pour les spectateurs, quatre ou cinq heures de suite, plusieurs fois la semaine, les fêtes, comme les autres jours, etc. Tel était le théâtre à Toulouse, à Cahors, à Pont-à-Mousson, où ce grand homme a enseigné le Droit avec le plus grand succès. A-t-il changé depuis ? n’a-t-il pas empiré, non par la grossièreté, mais par les raffinements, qui le rendent plus contagieux ?
On lira avec plaisir les réflexions éloquentes de Mornac sur les lois du digeste et du code, le style éloquent de Gonzales sur les chapitres des décrétales, l’inépuisable érudition de Tiraqueau (de nobilitate C. 34. n. 13. de legibus connubialibus § 34.), la précision et l’exactitude de Menoch. (de Arbitrio art. 60. L. 1.), de Balde, de Barthole, etc. sur {p. 52}ces mêmes endroits. On sera étonné du zèle et de l’énergie avec laquelle ils enchérissent à l’envi dans leurs anathèmes. Ces grands hommes étaient trop éclairés et trop sages pour parler et pour penser différemment. Instruits à l’école des lois, c’est-à-dire de la raison, de l’ordre, des bonnes mœurs, pouvaient-ils ne pas proscrire ce qui en est le renversement ?
Le Président Barnabé Brisson, si célèbre par son érudition, son habileté, ses vertus et ses malheurs, a composé une espèce de traité contre la comédie, dans son savant commentaire sur la loi Dominico (Codex Theodosianus de spectaculis), où après avoir rapporté quantité de passages des saints Pères contre les spectacles, il conclut qu’on les a toujours proscrits avec raison, et que tout le monde doit les éviter avec soin. On peut croire après cela que ce grave Magistrat était bien éloigné de les fréquenter et d’y souffrir les arbitres de la justice : « Scenica arti spectacula ut irritamenta vitiorum, et ad corrumpendos animos potentissime valentia, caute et studiose vitanda.
» (pag. 364.)
Les chapitres suivants développent en détail la jurisprudence du royaume sur le théâtre et les Acteurs. Nous y verrons un corps de lois civiles et ecclésiastiques qui partout le poursuivent. Quant à la police du théâtre, on en trouvera beaucoup d’articles dans le beau traité du Commissaire Lamarre (Tom. 1. L. 3.), où il parle fort au long et en bon Magistrat de tous les spectacles ; on y verra divers ordres du Roi, nombre de règlements du Lieutenant de police, et quantité de précautions prises pour y maintenir l’ordre. On en voit aussi pour les villes d’Aix et de Marseille, dans les arrêts de Boniface (Tom. 4. L. 4. C. 14. tit. 1. L. 10. tit. 1. C. 13., etc.). Chaque ville a eu besoin de prendre bien des mesures pour arrêter les désordres trop communs dans des assemblées {p. 53}malheureusement tolérées, qui sont elles-mêmes un très grand désordre. Ce détail n’est pas de notre objet, il serait ennuyeux et infini. Je remarque seulement que Lamarre, à l’endroit cité, rapporte le brevet du Roi, qui applique à l’Hôtel-Dieu le sixième du produit des représentations, et (Tom. 4. L. 6. tit. 10. C. 2.) un autre ordre qui fait une augmentation d’un neuvième sur le prix des places, dont Lamarre eut une portion, pour le récompenser de son excellent ouvrage, et tout le reste appliqué aussi à l’Hôtel-Dieu. On y voit de quoi apprécier ce que les défenseurs du théâtre appellent charité, générosité des Acteurs, et qui dans le vrai n’est que l’exécution des ordres absolus du Roi.
Voici un fait rapporté dans l’histoire de la ville de Paris (Tom. 2. pag. 727.), et dans l’histoire du Théâtre (Tom. 5. pag. 49.). Sur la fin de 1633 il se forma un nouveau théâtre dans un jeu de paume. Les habitants des rues voisines présentèrent requête au Parlement pour en demander la suppression, et l’obtinrent. Voici l’arrêt, où l’on trouvera les désordres que causent les Comédiens, leur peu de religion, les plaintes du public, et le zèle du Parlement à les chasser de partout.
« Du mardi 22 mars 1633. Vu par la Cour la requête présentée par les habitants des rues Michel-le-Comte, Grenier S. Lazare, et autres circonvoisines, contenant que depuis quelque temps Jacques Avenet, locataire du jeu de paume de la Fontaine, aurait introduit des Comédiens en icelui, encore que ledit lieu soit des plus incommodes de la ville, pour être la rue fort étroite et la plus passagère des carrosses, étant ladite rue Michel-le-Comte composée de maisons à portes cochères, appartenantes et habitées par plusieurs personnes de qualité, et Officiers des Cours souveraines, {p. 54}qui doivent le service de leurs charges, lesquels souffrent de grandes incommodités tous les jours, à cause que lesdits Comédiens exercent et jouent leurs comédies et farces, même en ce saint temps de carême, et par le moyen des embarras, des carrosses et chevaux qui se rencontrent dans ladite rue à toutes les avenues, tels que les gens de pied n’y peuvent trouver passage, et sont tous les suppliants, leurs familles et domestiques, empêchés de sortir, non pas même d’une maison à l’autre, contraints le plus souvent d’attendre la nuit bien tard pour rentrer dans leurs maisons, au grand danger de leurs personnes par l’insolence des laquais et filous, coutumiers à chercher tels prétextes et occasions pour exercer plus impunément leurs voleries, qui sont à présent fort fréquentes dans ladite rue, et plusieurs personnes battues et excédées, avec perte de leurs manteaux et chapeaux ; étant les suppliants tous les jour de comédie en péril de voir voler et piller leurs maisons, dont s’étant plaints plusieurs fois audit Avenet et fait dire aux Comédiens de se retirer et pourvoir en lieu moins incommode et passant, ils se seraient vantés d’avoir permission du Lieutenant civil, et en avoir passé bail pour ledit temps. Requéraient les suppliants les recevoir appelants de ladite permission du Lieutenant civil, si aucune y a d’exercer et jouer comédies audit jeu de paume de la Fontaine, en ladite rue Michel-le-Comte, comme rendue sans avoir ouï les suppliants, tenus pour bien relevés ; cependant défenses audit Avenet de plus permettre ledit exercice audit jeu de paume, et auxdits Comédiens d’y faire aucun exercice, et qu’ils videront dudit lieu, à peine de prison, et de quatre mille livres d’amende applicable à œuvres piesVIII, et commission {p. 55}pour informer des insolences, voies de fait et vols commis a l’occasion de l’exercice des dits Comédiens, pour être contre l’introducteur tous dommages et intérêts répétés. Conclusions du Procureur du Roi, et tout considéré,
« La Cour ayant égard à ladite requête, a reçu les suppliants appelants, et en conséquence ordonne que sur ledit appel les parties auront audience au premier jour d’après Quasimodo, et cependant a fait inhibitions et défenses aux Comédiens de faire aucun exercice de comédien audit jeu de paume de la Fontaine jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné.
». Il ne fut pas nécessaire de faire juger l’appel, la défense provisoire arrêta tout, et la troupe fut dissipée.
Il s’en forma une autre l’année suivante au faubourg S. Germain, ou peut-être est-ce la même qui voulut s’y établir. La gazette du temps en parle, et par une flatterie bien singulière qui caractérise le verbiage ordinaire aux gazettes, on y fait un grand mérite au Roi (qui peut-être n’en savait rien), comme d’une des plus belles actions de sa vie, d’avoir favorisé l’établissement de cette troupe. Mais elle ne fut pas plus heureuse que l’autre, elle s’évanouit bientôt, malgré cette royale protection, et si parfaitement, qu’on n’en trouve ni détail ni vestige (Histoire du Théâtre, ibid.). Ce siècle fut fécond en établissement de troupes de Comédiens ; on en voit je ne sais combien se former, se dissiper, se réunir, se séparer, se disputer, se battre, plaider. On en pourrait faire une histoire plaisante par bien des traits et des aventures comiques qu’elle doit fournir ; mais elle est étrangère à notre dessein, et mérite peu de nous occuper, d’ailleurs les désordres et les scandales dont elle est encore plus remplie, affligeraient plus que ces plaisanteries ne réjouiraient. La propagation du théâtre dans {p. 56}toutes les villes du royaume ne fournirait pas moins, et de comique et de tragique, de scandale et d’amusement. Personne n’a daigné prendre la peine de les faire passer à la postérité, et nous sommes bien éloignés de vouloir les tirer de l’oubli où ils sont et qu’ils méritent.
La Comédie Française ne fut pas plus heureuse dans son établissement ; elle fut chassée de cinq ou six quartiers de Paris, où elle avait successivement acheté des maisons, jusqu’à ce qu’enfin elle trouva plus accommodants et plus faciles à vendre leur consentement, les habitants de la rue des Fossés, où elle a bâti son hôtel, et lui a donné pompeusement le titre de la rue de la Comédie. Nous en parlerons ailleurs. On n’a pas éprouvé moins de contradiction dans la plupart des villes de province ; on n’y a vu d’abord que des tréteaux élevés dans les places publiques. Ce n’est que peu à peu, à mesure que l’esprit de frivolité et le goût du vice ont pris le dessus, qu’on a souffert, après bien des oppositions des voisins, et des gens de bien, que la folie et le scandale eussent des établissements fixes et des maisons publiques, où tout le monde fût reçu et invité à en aller prendre des leçons et voir des exemples. Nos ancêtres auraient-ils jamais deviné que l’objet de leurs mépris et de leurs alarmes, qu’ils avaient chassé avec indignation, pût être recherché avec empressement par leurs descendants, et devenir la matière de leur enthousiasme ?
Montaigne (L. 1. C. 25. de ses Essais) parle de la comédie pour apprendre au public (chose fort intéressante et fort rare !) qu’il a représenté des comédies au collège, et, pour tirer avantage de tout à son ordinaire, qu’il y jouait les premiers rôles, et qu’il y était « maître ouvrier
». Il se jette ensuite sur ceux qui blâment la comédie, qu’il {p. 57}traite « d’impertinents et d’injustes
». Il faut croire qu’il ignorait que les conciles, les saints Pères, les lois Romaines, les canons, les Magistrats, les avaient condamnées. Sans doute il n’eût pas fait ce beau compliment à tous ces graves personnages, qui le valent bien. Aussi ne tient-il que peu à la robe ; il ne fut que cinq ou six mois Conseiller au Parlement de Bordeaux ; il n’aimait pas un état où il n’avait pas « les coudées franches
». Voici la raison politique qu’il donne de son sentiment. « Les bonnes polices prennent soin d’assembler les citoyens et les rallier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et jeux ; la société et amitié s’en augmentent, et puis on ne leur saurait concéder des passetemps plus réglés que ceux qui se font en présence d’un chacun et à la vue des Magistrats. Il serait à propos et raisonnable que le Prince à ses dépens en gratifiât quelquefois la commune, et qu’aux villes populeuses il y eût des lieux destinés pour le spectacle.
»
Si Montaigne vivait, il verrait aujourd’hui ses vœux accomplis ; il n’y a point de ville populeuse dans le royaume qui n’ait son théâtre. Plusieurs même très peu populeuses ont le leur, et dans les petites villes il y a toujours quelques gens officieux qui jouent des pièces. Les grands Seigneurs solennisent leurs fêtes en donnant la comédie au public, et dans les occasions importantes les Comédiens font au public la galanterie de lui donner le bal et la comédie gratis, et Brioché les marionnettes, à peu près comme sur le Pont-Neuf le gros Thomas montre sa joie pour la convalescence de quelque Prince, en arrachant les dents gratis. Il est vrai que comme les Comédiens sont gagés du Prince, ils auraient tort de faire trop valoir leur libéralité ; c’est au Prince que la gloire en doit revenir. La comparaison que fait Montaigne des offices de dévotion avec les « ébattements {p. 58}du théâtre
», en les mettant sur la même ligne de l’utilité publique, n’est pas assurément puisée dans l’Evangile. Aussi n’est-ce pas la source où Montaigne va puiser. Il est très faux qu’il soit utile au public de rassembler les citoyens au spectacle ; ils n’y voient que les excès, les intrigues, le succès des passions ; il n’y forment que des parties de débauche, des sociétés de vice, des liaisons de crime. C’est là que les jeunes gens trouvent les scélérats qui les corrompent, que les filles se font les amants qui les séduisent, les femmes mariées voient les libertins qui portent le désordre dans les familles. Parmi un petit nombre d’honnêtes gens qui y vont rarement, et qui s’y trouvent fort déplacés, ce n’est que l’assemblage de la lie d’une ville, je ne dis pas de la lie du peuple, mais la lie pour les mœurs et la religion. Il est vrai qu’en ce point le beau monde est très peuplé. Bien loin de convoquer une si mauvaise compagnie, et d’inviter les citoyens à s’y unir, la bonne police demande qu’on la dissipe, et qu’on empêche les citoyens d’y venir. Ils y perdraient leur vertu, et y apprendraient tous les vices. Il est vrai que des jeux publics, donnés sous les yeux des Magistrats, doivent être moins licencieux que des parties de plaisir secrètes, où les ténèbres et l’impunité ouvrent une libre carrière à la débauche. Mais dans le fait les yeux du public et des Magistrats n’obtiennent et n’obtiendront jamais que d’arrêter les querelles, et de supprimer les grossièretés. Le poison déguisé des passions voilées, qui n’en est que plus dangereux, parce qu’on ne s’en défie pas, et qu’on l’excuse, l’immodestie, les dérangements des Acteurs et des Actrices, le mauvais exemple, la perte du temps et de l’argent, la dissipation, la malignité, y auront toujours les coudées franches. Peut-on même bien compter que {p. 59}les Magistrats soient toujours si rigides, et le public si délicat ? Ce public, qu’on suppose si régulier, y viendrait-il, si le spectacle était tout à fait châtié ? Montaigne, qui se vantait de connaître le monde, croyait-il le public décidé pour la modestie, le protecteur zélé des bonnes mœurs ? Mais Montaigne jugeait du goût et des idées du public par les siennes, et appelait passetemps bien réglés une liberté pareille à celle qu’il se donne dans son livre, où l’obscénité, l’irréligion et la hardiesse des sentiments sont répandues à pleines mains, et souvent d’une manière plus révoltante que dans nos comédies, dont le grand nombre est plus châtié que ses essais. Un Législateur qui mesure si peu ses expressions, peut être aisément édifié de la modestie du théâtre ; est-il un bon garant de ce qu’il honore de son suffrage ? Mais ici plus qu’ailleurs ce sont des questions de nom, personne ne se déclare pour la licence contre les mœurs ; mais qu’est-ce que licence ? qu’est-ce que bonnes mœurs ? Chacun s’en forme des idées à sa mode, où le goût et l’intérêt sont plus consultés que la raison et l’Evangile.
Quoique Cicéron ne soit ni Législateur ni Jurisconsulte, il est d’un mérite fort supérieur à Montaigne, et mérite une attention particulière, non seulement comme un des plus beaux esprits, des plus éloquents orateurs, des plus sages philosophes qui aient jamais paru, mais parce que c’était un homme élevé aux plus hautes magistratures, Sénateur, Consul, Gouverneur de province ; qui avait toujours vécu avec le plus grand monde, fréquentant, connaissant parfaitement le théâtre, lié avec le plus célèbre Comédien, Juge éclairé et équitable du mérite des pièces et du prix de la bienséance et de la vertu ; qui vivait dans un temps où le théâtre n’était point parvenu {p. 60}à la dissolution où il fut porté sous les Empereurs et où se jouaient les comédies de Plaute et de Térence, qui nous restent encore, et par lesquelles on peut comparer le théâtre Romain avec le nôtre. Quel suffrage, et de quel poids !
Dans l’oraison pro Quintio, parlant du fameux Roscius, son ami, homme dans le métier de Comédien aussi unique par sa vertu que par son talent, il fait son éloge avec autant d’esprit que de vérité. Roscius, dit-il, est un si habile Acteur, qu’il n’y a que lui qui mérite de paraître sur la scène, mais en même temps si honnête homme, qu’il est le seul qui mérite de ne pas y monter. Je ne sais si l’on peut plus vivement et plus ingénieusement peindre et le mérite personnel de Roscius et la bassesse de sa profession : « Cum Roscius artifex hujusmodi sit, et solus dignus videatur qui in scena spectetur, tunc hujusmodi vir probus, ut solus dignus videatur qui eo non accedat.
»
Je ne puis m’empêcher de rire quand j’entends l’éloge de la comédie sur les leçons de morale qu’elle débite et les exemples de vertu qu’elle donne. Ecoutons Cicéron (Tusculanes quæst. 4. n. 55. 69. 2. n. 27.). O la belle réformatrice des mœurs ! « o præclaram emendatricem vitæ
», qui fait une Divinité de l’amour du vice et de l’auteur du crime, « quæ amorem flagitii et levitatis auctorem in conciliis Deorum collocat »
. On ne représenterait pas la comédie, si on n’aimait le vice : « Si flagitia non probaremus, comedia nulla esset omnino.
» C’est le comble du désordre de louer le désordre, et une maladie extrême de louer la maladie : « Libidinem laudare summæ libidinis, ægritudinem laudare maxime detestabile.
» Les comédies affaiblissent les hommes les plus forts, amollissent le cœur, énervent la vertu, ce qui les fait chasser avec raison de la république de Platon : « Lamentantes inducunt, fortissimos molliunt animos, discuntur {p. 61}vitia, nervos omnes virtutis elidunt ; recte igitur a Platone excluduntur in ea civitate quam finxit, etc.
»
Pour imprimer à son fils l’amour de la décence, il cite (Officiis C. 1.), comme une espèce de prodige un reste de modestie que la force de l’usage et la pudeur avaient fait conserver sur le théâtre, où l’on n’en connaît presque plus. C’est de ne pas y paraître sans ceinture : « Hanc habet a vetere disciplina verecundiam, ut in scena sine subligaculo prodeat nemo.
» Quoi ! sur un théâtre païen les Actrices n’osent paraître sans ceinture, quoique les robes Romaines fussent très modestes et même embarrassantes ! eût-on osé s’y montrer en panier, en robe volante ? Les apologistes du théâtre peuvent-ils dire que l’ancienne comédie était plus licencieuse que la nôtre ? Ce n’était pas du moins dans les habits des Actrices : était-ce bien dans leurs mœurs ?
Dans la septième Epître (C. 7.) il décrit les magnifiques jeux que donna Pompée, où quatre cents lions et grand nombre d’éléphants furent tués, où parut le fameux Esope, le plus grand Acteur du temps, et les tragédies de Clytemnestre et du Cheval de Troie furent représentées avec les plus riches décorations. Ce grand homme vit avec tant de dégoût des objets si frivoles, qu’il félicite son ami, à qui il écrit, d’avoir préféré la tranquillité de la campagne, et la douceur de la lecture, aux fêtes bruyantes dont l’éclat frappe le peuple, mais ne peut plaire à un homme sage : « Lætor te animo valuisse ut ea quæ cæteri mirantur, neglexeris.
»
Dans le livre de la corruption de l’éloquence, que quelques-uns attribuent à Cicéron, et qui n’est pas indigne de lui, on assure que le théâtre est une des principales causes de cette corruption. Dès la plus tendre jeunesse, tout occupé de ces folies, a-t-on un moment à donner aux sciences ? de quoi parle-t-on chez soi et dans les écoles ? {p. 62}Les Maîtres eux-mêmes ne parlent aux Ecoliers, ne les louent d’autre chose : « Urbis vitia pene in utero matris concipi mihi videntur histrionali favore, his occupatus obsessusque animus quantulum loci bonis artibus relinquit, quos alios adolescentium sermones excipiunt ne præceptores quidem ullas crebriores fabulas habent.
» Voilà ce qui se passe dans tous les collèges plusieurs mois avant et après les pièces de théâtre. Nous rapporterons bien d’autres traits de Cicéron dans cet ouvrage : ceux-là suffisent pour faire connaître ses sentiments.
Il faudrait extraire une grande partie de l’Oraison qu’il prononça pour Roscius, le plus honnête homme, le plus grand Acteur de son temps (ce qui est un phénomène), si on voulait rapporter tout ce que l’Orateur dit contre la comédie, car il ne s’occupe qu’à excuser Roscius d’exercer un si vil métier. Sa partie voulait rendre sa bonne foi suspecte, à titre de Comédien. Cicéron ne conteste pas la justice de ce reproche en général ; il se retranche sur le mérite personnel de Roscius, qui bien loin d’être infecté des vices de son état, était par une espèce de prodige plus honnête homme qu’habile acteur :« Audaciter dico plus fidei quam artis, plus veritatis quam disciplinæ possidet, quem populus Romanus meliorem virum quam Histrionem arbitratur.
» Une pareille exception fait-elle l’éloge de la profession et de ceux qui l’exercent ? J.J. Rousseau, dans son ouvrage sur le théâtre, convient aussi qu’il a trouvé un Comédien honnête homme, que son métier n’avait point corrompu : « Rara avis in terris alboque simillima corvo »
. Nous admirons ces miracles dans les Acteurs : seraient-ils moins admirables dans les Actrices ? Nous n’en avons vu citer aucun.
En 1759 il y eut à Paris un procès singulier. Ramponeau, Cabaretier de la Courtille, qui avait été mendiant et chantre du Pont-Neuf, {p. 63}était un bouffon dont les propos, la face, les allures comiques, firent espérer à Gaudron, Entrepreneur des spectacles sur le Boulevard, d’attirer beaucoup de monde à son théâtre, s’il pouvait l’y faire monter. Ils passèrent un accord, par lequel Ramponeau s’érigeant en acteur, s’engageait à représenter pendant trois mois, avec un dédit de mille livres, et Gaudron lui promettait la moitié du profit et une gratification de quatre cents livres. A la veille de la première représentation, Ramponeau, qui avait fait ailleurs un nouveau marché où il trouvait mieux son compte, fit signifier à Gaudron un acte, où prenant le ton dévot, il lui déclare qu’« il ne peut faire son salut en exécutant ses promesses, et que le zèle avec lequel il veut travailler à conserver ses bonnes mœurs, l’oblige de renoncer pour jamais au théâtre
». Gaudron, fort surpris de cet accès de dévotion, et fort embarrassé de l’exécution de son entreprise, demanda que le dévot Ramponeau fût du moins condamné à lui payer le dédit de cent pistoles, et des dommages et intérêts pour les frais faits en décorations, habits, impressions d’affiches, estampes (car on avait fait graver le grand Ramponeau couronné de lierre). Ils avaient tous deux raison. Personne ne peut être obligé de monter sur le théâtre, les lois sont expresses, même pour les esclaves ; personne même ne devrait y monter, la loi et la conscience n’y sont pas moins positives. Mais les autres théâtres fussent-ils tolérables, personne assurément ne peut paraître sur celui des Boulevards, qui n’est qu’un tissu d’infamies : les Parades de Vadé en font foi, et il est étonnant que les défenseurs du théâtre osent dire en général et indifféremment que la nouvelle comédie est plus décente que celle des Païens, tandis qu’il y aura des spectacles aux Boulevards et à la Foire.
D’un autre côté la convention étant faite, et ayant occasionné des frais, et la police tolérant les spectacles, il était de l’équité qu’on accordât quelque dédommagement. D’ailleurs Ramponeau, qui n’était, non plus que son cabaret, guere plus dévot que Gaudron et son théâtre, ne faisait pas présumer les motifs d’une sublime sainteté. Il y a bien de l’apparence que si ce procès a été jugé (ce que j’ignore), il a eu le dénouement de celui d’Horace, et aura fourni matière à quelque farce : « Solventur risu tabulæ, tu missus abibis. »
Le Mémoire fait pour Gaudron par Me. Beaumon, Avocat au Parlement, qu’on trouve dans le Recueil des facéties Parisiennes, est très ingénieux et très sage ; et quoique obligé par la nécessité de la cause d’excuser la comédie, bien différent de son confrère Huerne de la Mothe, il convient de bonne foi, « que la religion n’approuve point et même condamne les spectacles, qu’on ne peut y assister quand un mouvement intérieur de la conscience s’y oppose (ce qui assurément arrive à tout le monde, s’il est de bonne foi), et qu’un guide éclairé (l’Eglise) le défend, et que sans avoir égard aux exemples contraires, la règle la plus sûre est de déférer sans réserve à ceux qui sont chargés de notre conduite
» (leurs sentiments ni sont ni douteux ni ignorés). Il se retranche sur la tolérance de l’autorité publique, pour faire voir qu’en justice on ne peut regarder la convention comme illicite, et qu’en conséquence le Juge doit accorder un dédommagement. Il compare cette convention à la stipulation des intérêts tolérés en certains Parlements et en certains pays, comme en Hollande, etc., quoique rejetée dans d’autres, et généralement condamnée par l’Eglise ; ce qui appuyant son raisonnement, par la comparaison très appropriée des Comédiens et des usuriers également pernicieux aux familles, également condamnés {p. 65}par les lois de l’Evangile, caractérise parfaitement l’illégitimité du théâtre, qui aussi bien que l’usure, malgré la tolérance, est véritablement mauvais et défendu en conscience.
M. Beaumon cite diverses permissions accordées aux Comédiens, ce qui était inutile, puisqu’il est notoire que les spectacles sont tolérés dans le royaume, et qu’il n’est pas moins notoire que la religion et les bonnes mœurs les interdisent. Il y a bien des arrêts opposés qui en diverses occasions ont blâmé, réformé, supprimé des théâtres, et en constatent le désordre. Règlement du Parlement de Paris du 12 novembre 1543, rapporté par Fontanon (Tom. I. art. 6. pag. 129.) qui dit : « La Cour, avertie que le peuple et les gens de métier s’appliquent au jeu des Bateleurs, défend à tous Comédiens de jouer quelque jour que ce soit, sous peine du fouet et du bannissement, et au Prévôt de Paris et tous Seigneurs justiciers de le permettre.
» Il y a deux autres arrêts pareils du 6 octobre 1564, et du 10 décembre 1586. Arrêts du Parlement de Bretagne du 11 septembre 1574, et du 3 octobre 1578, qui le défendent sous les plus grièves peines. Dictionnaire des Arrêts, verb. Jeux profanes. Arrêt du Parlement de Rouen, du 15 mai 1684, sous peine de trois cens livres d’amende. Ibid. verb. Nuit. Arrêt du Parlement de Toulouse qui fait pareilles défenses. La Roche, verb. Bateleurs, etc.
Tous les défenseurs du théâtre font beaucoup valoir, et d’un ton bien plus décisif et plus tranchant que M. Beaumon, parce qu’ils sont bien moins habiles, la prétendue approbation de l’autorité civile, par l’inspection de la police, les arrêts du Parlement, les lettres patentes, qu’ils disent avoir en foule, mais qui n’existent que dans leurs idées.
1.° L’inspection de la police et la protection {p. 66}qu’elle y donne pour y maintenir l’ordre, ne prouvent rien. Le Prince seul peut autoriser légalement un Corps par des lettres patentes enregistrées au Parlement. La tolérance, sans être une approbation, suffit pour lui accorder la sûreté, et obliger les Magistrats municipaux à y empêcher les abus et le désordre, et le garantir de toute insulte. Les spectacles sont établis à Rome. Le Pape, Pontife et Souverain dans le patrimoine de S. Pierre, qui a le double pouvoir de les abolir, et la double raison de la discipline et de la police, les souffre et les fait protéger, sans les approuver, puisque dans le même temps qu’il les laisse représenter, il maintient les canons qui les condamnent, les Prédicateurs et les Confesseurs qui les proscrivent, que Benoît XIV dans ses ouvrages les a très authentiquement et très savamment censurés. A Venise la République en tire un gros revenu, ainsi que de son carnaval, où il se commet mille crimes, que personne ne s’avisera d’excuser. Qu’en conclure ? Ce qu’on peut conclure à Rome, à Venise, à Naples, de la tolérance publique des femmes de mauvaise vie, desquelles on tire quelque profit, sur lesquelles la police veille avec le plus grand soin, pour le maintien de l’ordre ; qu’il est des maux presque inévitables qu’on croit devoir tolérer. Est-ce une approbation ? et ceux qui dans ces lieux publics vont satisfaire leurs passions, sont-ils moins coupables ? Si les hôpitaux reçoivent la portion du profit que les Comédiens leur donnent, et même quelquefois des aumônes, il en est comme des impositions sur les femmes débauchées, comme de l’argent volé dont on ne connaît pas le maître, comme des restitutions des usuriers : tout cela doit être employé en bonnes œuvres. Au reste, c’est proprement le Roi qui donne cette portion du profit, puisque ce n’est ni par charité ni par religion, mais par l’ordre {p. 67}exprès du Roi, que la Comédie Française est obligée sur sa recette de délivrer une portion fixée à l’Hôtel-Dieu. Aussi à l’Opéra, aux Italiens, et dans toutes les comédies de province où il n’y a pas de pareils ordres, les pauvres ni les Eglises n’ont jamais eu à se mettre en garde contre l’excès de leurs libéralités. Qu’en conclure encore ? C’est que toutes les lettres patentes, tous les arrêts du monde, fussent-ils aussi réels qu’ils sont imaginaires, ne peuvent point, en le tolérant, rendre bon ce qui est mauvais, et sûr ce qui est dangereux, ni sauver de péché ceux qui ont la faiblesse de s’y livrer.
2.° Dans le fait est-il vrai que la Comédie Française ait eu des lettres patentes enregistrées, et des arrêts du Parlement en sa faveur ? Non, jamais. Il n’y a que des brevets particuliers, des ordres adressés au Lieutenant de Police, pour le règlement des spectacles, que l’on trouve dans le Traité de la Police de Lamarre, et cités en divers endroits, dont aucun n’a été ni dû être adressé au Parlement. Il n’y a que des arrêts qui jugent des différends particuliers survenus entre les Comédiens. Tout cela n’a rien de légal, et ne forme point un état avoué par les lois. Tout le pompeux étalage de ses titres porte à faux : la communauté des Savetiers est plus légitime que la troupe des Comédiens. On ne les écoute pas en corps dans leurs procès, ils n’en font pas un aux yeux des Juges ; on ne leur doit aucune audience, et ce n’est que par grâce qu’on souffre qu’ils prennent dans leurs écritures la qualité de Comédiens, que les Tribunaux ne connaissent pas. C’est la remarque de M. l’Avocat général dans un procès que les Comédiens eurent en 1709, rapporté dans le Journal des Audiences (T. 6. L. 8. C. 19.), dont nous parlerons ailleurs. Comment le Parlement, si attentif à n’admettre l’existence légale {p. 68}d’aucun Corps qui ne soit autorisé par des lettres patentes dûment enregistrées, eût-il établi la troupe des Comédiens, pour qui il n’y a jamais eu rien d’enregistré, qu’il a toujours réprouvée, et contre laquelle il a rendu beaucoup d’arrêts ? Voyez Pontas et Lamet, verb. Comédie.
Le plus grand de nos Rois de la seconde race, deux des plus grands de la troisième, se sont ouvertement déclarés contre le théâtre. Charlemagne, par un capitulaire de l’an 789, supprima tous les jeux des Histrions, restes de la comédie Romaine, qui après la destruction de l’Empire, se soutint encore sous les Rois Wisigoths, comme on le voit dans les Œuvres de Cassiodore, Ministre de Théodoric, qui la condamne sévèrement. Elle expira avec leur empire, elle fit quelque effort pour se rétablir sous Charlemagne, elle y fut foudroyée sans retour. Il n’en reste aucun vestige sous les Rois de la seconde race. On voit seulement trois siècles après la fête des Fous introduite dans quelques Eglises, qui semblait être un rejeton du théâtre. Elle fut généralement proscrite par les deux puissances, malgré la fureur du peuple, qui s’opiniâtra longtemps à la soutenir. S. Louis et Philippe-Auguste, l’un et l’autre très pieux et très grands Princes, qui ont le plus sagement gouverné ce royaume, et sur qui Dieu a le plus abondamment répandu ses bénédictions, ont rendu, au rapport de tous les historiens, des ordonnances dans les termes les moins flatteurs pour les élèves de Thalie. « S. Louis, dit du Tillet, chassa de son royaume les Farceurs et Comédiens, comme une peste publique, capable de corrompre les mœurs de tous ses sujets.
» Dupleix et Mézeray, qui le copie, disent sur Philippe-Auguste : « Ce Prince signala sa piété par l’expulsion des Comédiens, qu’il chassa de sa Cour, comme gens qui ne servent qu’à efféminer les hommes, flatter les {p. 69}voluptés, et remplir les esprits oiseux de chimères qui les gâtent, et à causer dans les cœurs des mouvements déréglés, que la religion et la sagesse nous recommandent si fort d’étouffer. Les Princes leurs prédécesseurs avaient accoutumé de faire des présents à ces gens-là, et de leur donner leurs vieux habits (quels présents !). Mais lui était persuadé que donner aux Comédiens, c’est donner au Diable. Assurément ce ne sont pas là des lettres patentes.
»
Il y en a pourtant de trois espèces, 1.° en faveur des Basochiens, 2.° pour les Confrères de la Passion. 3.° Aux Comédiens Italiens. Mais la Comédie Française n’en peut tirer aucun avantage, elles lui sont même contraires. 1.° La Basoche a eu des lettres patentes de Philippe le Bel et de quelques autres Princes ; mais elles ne regardent que leur juridiction et leurs privilèges, et ne font aucune mention de comédie, qui ne s’y introduisit que longtemps après. Nous avons vu que les Clercs des Procureurs s’avisèrent de composer et de jouer des pièces qui ne furent d’abord que des mystères, qu’on déguisa sous le nom de moralités. Il est vrai que le Roi et le Parlement les laissèrent faire, et même les favorisèrent ; mais on ne tarda pas longtemps à s’en repentir. Vingt arrêts plus sévères les uns que les autres, parvinrent enfin à les anéantir. La Comédie Française voudrait-elle de tels ancêtres ? ambitionnerait-elle leurs titres ? Elle devrait être aussi comprise dans leurs arrêts : un héritier succède aux charges comme aux avantages. Des arrêts qui condamnent au bannissement, au fouet, à la confiscation, à la corde, ne sont pas des titres de noblesse.
2.° Les Confrères de la Passion ont été authentiquement établis et ont régné plusieurs siècles. La nouvelle comédie leur a si peu succédé, qu’elle a joué longtemps sur des théâtres différents, qu’elle {p. 70}a eu des procès avec eux, les a vaincus et chassés, et a acheté leur hôtel. Quel rapport entre des mystères de la religion grossièrement rendus, il est vrai, mais édifiants, et des intrigues profanes, le plus souvent criminelles, polies, si l’on veut, élégamment composées, mais très pernicieuses, entre une confrérie formée par la religion pour des exercices pieux, et une troupe de gens dissolus rassemblés par le libertinage ? Tout cela dégénera dans la suite : l’indécence, la frivolité, l’irréligion vinrent les profaner, et dès lors ils méritèrent d’être abolis. La nouvelle comédie ne recueillit que ce qui fit détruire l’ancienne ; toute sa ressemblance avec elle ne consiste que dans l’imitation de ses défauts. Ce serait en mal connaître l’institution que de la comparer avec nos pièces dramatiques. Les mystères des Confrères furent d’abord de vrais exercices de religion approuvés par le Clergé, comme le sont encore certaines représentations employées dans les missions, surtout en Bretagne, en Italie, etc., et autrefois dans toute la France, que les Confrères embellirent et représentèrent avec plus d’art et de magnificence. Tout s’y passait avec beaucoup de piété et de décence pour le temps. La plupart de ces mystères furent composés par des Ecclésiastiques, des Religieux, et même des Evêques : les Prêtres, les Curés y jouaient les premiers rôles ; c’était même un honneur qu’on réservait aux personnes constituées en dignité. Ils commençaient par le Veni Creator, ils finissaient par le Te Deum. On y faisait des sermons, on y chantait les psaumes et les prières de l’Eglise. Tout cela faisait sur les assistants des effets admirables. C’étaient des instructions vives, animées, amusantes, intéressantes. L’histoire de la Bible, la vie du Sauveur, sa mort, sa résurrection, son ascension, les actes des Apôtres, les actions des Saints étaient mises sous {p. 71}les yeux élégamment pour le temps, quoique grossièrement pour le nôtre, avec une simplicité et une naïveté touchante, qui valait bien nos raffinements, nos pointes, notre luxe, et surtout les galanteries, les friponneries, les fureurs, la morale lubrique, en un mot, le pompeux étalage de tous les vices, qui fait le fond de toutes nos scènes. Est-il surprenant que l’autorité publique ait mis le sceau à ces actions religieuses, et qu’elle ait refusé de le mettre à nos dissolutions profanes ? Les nouvelles troupes se sont rendu justice, et n’ont jamais prétendu succéder aux Confrères de la Passion. Il est même vrai qu’ils s’étaient si fort décriés par le mélange des choses profanes, qu’il eût été honteux de recueillir leur succession. Ce qui m’étonne, c’est que les apologistes du théâtre moderne aient été assez peu instruits, ou assez peu de bonne foi, pour confondre ces objets, et ne pas voir par les dates même des lettres patentes et des arrêts qu’ils citent avec tant de confiance, que ces titres ne peuvent appartenir à des hommes nouveaux, si différents de ceux qu’on a voulu autoriser, qu’ils ne peuvent au contraire que proscrire des gens si opposés à l’esprit et aux vues religieuses qui les firent accorder.
3.° Les Comédiens Italiens ont des lettres patentes fort anciennes, cela est vrai ; mais je doute que les Comédiens Français veuillent faire avec eux cause commune. Ces deux théâtres, depuis un siècle plus rivaux qu’amis, n’ont cherché qu’à se décrier et à se nuire. Quoi qu’il en soit, il est vrai qu’en 1588 les Comédiens Italiens, attirés par la Reine Catherine de Médicis, obtinrent des lettres patentes, et les présentèrent au Parlement pour les faire enregistrer ; mais malheureusement le Parlement alors n’avait pas envie de rire. Sur les conclusions de M. Séguier, Avocat général, « il fut défendu aux Comédiens Italiens {p. 72}ou Français de jouer aucune comédie, soit aux jours de fêtes, soit aux jours ouvrables, sous peine d’amende arbitraire et de punition corporelle, quelques permissions ou lettres patentes qu’ils eussent obtenues.
» En 1594, par autre arrêt de la Chambre des Vacations, qui dans cette saison aurait dû être plus indulgente, à la requête du Procureur général, il fut défendu aux Comédiens, qui jouaient alors à l’hôtel de Cluny, « de jouer leurs comédies, et de faire aucune assemblée en quelque lieu de la ville ou faubourgs que ce fût, à peine de mille livres d’amende
».
On est étonné de voir dès lors des Comédiens Italiens, et leurs lettres patentes rejetées. Mézeray nous explique cette énigme sur le règne d’Henri III, l’an 1577. La Reine Catherine de Médicis a la première introduit en France la comédie profane, pendant les dissolutions énormes du règne de son troisième fils, époque bien digne d’un tel établissement. « Le luxe, dit cet Historien, à peu près dans les mêmes termes que le Journal d’Henri III, le luxe, qui cherchait partout des divertissements, appela du fond de l’Italie une bande de Comédiens, dont les pièces toutes d’intrigue, d’amourettes et d’inventions agréables pour exciter et chatouiller les passions les plus douces, étaient de pernicieuses écoles d’impudicité. Ils obtinrent des lettres patentes pour leur établissement, comme si c’eût été quelque célèbre compagnie. Le Parlement les rebuta, comme personnes que les bonnes mœurs, les saints canons, les Pères de l’Eglise, et nos Rois même, ont toujours réputés infâmes, et leur défendit de jouer, ni de plus obtenir de semblables lettres ; et néanmoins dès que la Cour fut de retour de Poitiers, le Roi voulut qu’ils rouvrissent leur théâtre.
» Le Journal dit que ce fut le 19 mai que ces Italiens nommés li Gelosi, apparemment du nom de leur chef, parurent sur la {p. 73}scène à l’Hôtel de Bourbon, qu’ils prenaient quatre sols par tête à l’entrée, et que l’affluence du monde était si grande, « que les quatre meilleurs Prédicateurs de Paris ensemble n’en avaient pas autant
». Il ajoute : Le Parlement leur défendit de jouer, mais ils obtinrent des lettres patentes pour qu’il leur fût permis de le faire, malgré le Parlement. Ils présentèrent leurs lettres le 27 juillet pour être enregistrées ; elles furent refusées, et « défenses à eux faites de présenter et plus obtenir de pareilles lettres, sous peine de dix mille livres d’amende
». Nonobstant ces défenses, ils recommencèrent leurs comédies le mois de septembre suivant, par jussion expresse du Roi. « La corruption du temps était telle, que les Bouffons, farceurs, etc., avaient tout crédit auprès du Roi
», dit l’Auteur, qui n’était pas un dévot. Depuis ce refus authentique, ils n’ont plus osé se présenter, ni obtenir des lettres, qui sans doute leur auraient été refusées ; mais ils s’en consolèrent aisément par la liberté que le Roi leur laissa de jouer, l’honneur qu’il leur faisait de venir à leurs pièces, la pension qu’il leur payait, et l’argent que l’affluence du peuple leur apportait. Cette pension se payait encore en 1608, comme il paraît par une lettre du Roi à M. de Sully pour la faire payer (Mémoires de Sully, Tom. 3. lettr. 1. pag. 247.). Il est vrai qu’elle était médiocre : elle ne devait pas passer douze cents livres, puisqu’on n’en demande que six cents pour plusieurs mois. Cependant d’Aubigné, dans sa fameuse Satire (la Confession de Sancy, L. 2. C. 1. p. 267.), fait de vifs reproches à Henri IV et à son Ministre sur ce qu’ayant retranché beaucoup de dépenses à la Cour, pour payer les dettes de l’Etat, il laissait subsister la pension des Comédiens, « de toutes les dépenses la plus inutile, et la première à supprimer
». Je ne doute pas que Sully n’y eût regret, et il lui fallut des ordres exprès pour la payer. Il est donc {p. 74}certain que jamais la comédie profane, Italienne ou Française, n’a été légalement autorisée dans aucun Parlement. Celui de Paris rejeta constamment les lettres patentes qu’on lui présenta, et on n’en a jamais présenté à aucun autre. Les Comédiens se sont introduits par voie de fait, et on a fermé les yeux. Voilà l’origine de la comédie en France. Le caractère de la Reine qui l’introduisit, du Prince qui la goûta, du règne où elle se montra, la résistance du Parlement : voilà son berceau, il fut digne de la porter.
Mézeray ajoute que dans le même temps la Reine donna un grand repas à son fils, où les Dames de la Cour parurent par son ordre la gorge découverte, ce qui fut regardé comme un excès de débauche ; car jusqu’alors les femmes avaient été modestement voilées. Le théâtre leva tous les scrupules, il adopta aussitôt cette indécence. Les Actrices arborèrent une parure si fort de leur goût, elles y parurent à demi nues. Cet usage s’y est si bien établi, qu’il y est devenu une loi : une Actrice modeste ne serait pas soufferte dans la troupe, et n’oserait paraître sur la scène. Ce serait aujourd’hui un ridicule de réformer ce qu’il fut un crime d’établir. Leur exemple a été contagieux, l’indécence a gagné du théâtre dans le monde ; par une criminelle émulation, les femmes se font gloire de l’imiter, et elles croient se donner des grâces, en s’habillant comme des Actrices. Concluons que c’est bien mal connaître l’histoire et la jurisprudence, ou vouloir en imposer au public, que de fonder la légitimité de la comédie sur des lettres patentes enregistrées.
CHAPITRE IV.
Bassesse légale du métier de Comédien. §
Le Journal des Audiences (Tom. 6. L. 8. C. 19.) rapporte (nous l’avons dit) une réflexion importante de M. l’Avocat général du Parlement de Paris, dans un procès qu’eurent les Comédiens en 1709 : réflexion qui fait évanouir tout ce vain étalage de lettres patentes et de titres légitimes que rapportent les apologistes du théâtre, aussi peu croyables dans les rôles de Jurisconsulte et de savant qu’ils jouent dans leurs brochures, que dans celui d’Arlequin qu’ils représentent sur la scène. « Les Comédiens, dit ce grand Magistrat, n’ont point d’état légal en France. Ils ne peuvent se flatter d’être entendus en corps, n’ayant aucunes lettres patentes, mais un simple brevet du Roi. Cependant la Cour, par grâce, n’a pas voulu user de cette rigueur (refuser l’audience) envers un corps à qui on ne donne pas même le nom de Communauté, mais de troupe, dont on ne connaît pas l’établissement par une voie juridique.
» On sait le bon mot de M. de Harlay, premier Président, à qui les Comédiens venaient demander quelque grâce : l’Orateur ayant débuté par ces paroles : ma compagnie vous demande telle grâce, M. de Harlay l’interrompit, et lui dit : « avant que de répondre à votre compagnie, il faut que je consulte ma troupe
», et le renvoya. Tels sont les principes du Parlement et les lois de l’Etat, de ne reconnaître pour légitime, sans lettres patentes dûment enregistrées, aucun Corps, même ecclésiastique ou académique, quoique bien plus utiles au public, et de toute une autre considération que des troupes de gens les plus libertins et les plus méprisables. Quelle existence légale ont-ils donc dans l’Etat, {p. 76}avec un brevet qu’aucun Parlement n’a daigné enregistrer ? Serait-ce à des Magistrats à leur donner par l’assiduité à les entendre, une autre sorte d’existence qui fait aussi peu d’honneur à la loi et à la magistrature, qu’à la religion et aux mœurs ?
La roture des Comédiens n’a pas besoin de preuve, quoiqu’ils soient tous les jours Marquis, Princes, Rois et Empereurs. Je ne pense pas qu’à Malte, Alexandre, Auguste, Titus, même avec dispense du grand Maître, pussent former aucun quartier ; les troupes ne sont composées que des gens de la plus basse lie du peuple, à moins que quelque enfant prodigue ne quitte par libertinage la maison de son père, n’aille dissiper son patrimoine avec des Actrices, et enfin garder les pourceaux. Tel le fameux Acteur Jacob, emporté par le torrent du vice, s’étant abandonné au théâtre, changea son nom pour ne pas faire tort à sa famille, qui était noble, et prit celui de Monfleury, sous lequel seul il est connu, et qui ne sera jamais inséré dans la généalogie de sa maison. Lully était Marmiton, Molière Tapissier, etc. Il est inutile d’insister sur une chose que personne n’ignore. On n’aurait garde de leur reprocher un défaut qui ne dépend pas de nous, on leur en ferait même un mérite, si s’élevant au-dessus de leur naissance, ils la faisaient oublier par leurs vertus, et la rachetaient par des talents utiles ; mais tout en eux rappelle la bassesse de leur extraction et dégraderait la plus haute noblesse. Rien de plus ignoble et de plus méprisé qu’un métier uniquement destiné et occupé à enseigner, à inspirer, à pratiquer tous les vices.
Il n’y a point d’honnête famille qui ne crût se déshonorer en l’embrassant, et se mésallier en se mariant à ceux qui l’exercent. Pour des amants et {p. 77}des maîtresses, on peut aisément y en prendre, la marchandise y est commune, le magasin en est abondamment fourni, elle y est même plus traitable et plus séduisante qu’ailleurs. Il y a pourtant du risque à courir pour l’honneur, comme pour la santé. C’est Pétrone qui nous en avertit : dans son Satyricon, qui n’est pas un livre de dévotion (Tom. 2. pag. 354.), pour peindre l’excès de l’infamie d’une femme de qualité qui s’était absolument oubliée, il dit qu’elle en était venue à ce comble de bassesse, que de s’abandonner à des Comédiens, qu’il compare à des esclaves et des muletiers crasseux : « Servus, aut pulvere conspersus Mulio, aut Histrio scenæ ostentatione traductus.
» Le Traducteur remarque que ce mot ostentatione traductus, en peignant les fonctions de Comédien, ajoute à l’infamie. C’est une métaphore prise des criminels condamnés à mort, qu’on donnait en spectacle au peuple avant que de les exécuter, « a damnatis qui traducebantur populo spectandi
». Mais vous nous citez un Auteur mort il y a plus de seize cents ans. Que me dites-vous là ? à l’entendre parler de la conduite et de la noblesse des Comédiens, je l’aurais pris pour un Auteur moderne.
Pour des maris et des femmes légitimes, le plus mince bourgeois, s’il a des sentiments, ne s’est pas encore avisé de se pourvoir à cette pépinière, ou si quelque honnête famille, par l’aveugle entêtement d’un enfant, s’est vu obligée d’accepter une si honteuse alliance, le contrat a dû porter, par une clause bien expresse, que le futur ou la future quitterait la profession. Jamais au reste aucun Tribunal de justice n’a ordonné d’exécuter des fiançailles passées avec des Comédiens, ni ne leur a accordé des dommages et intérêts, quelque triste fruit qui en ait pu éclore. Une femme qui se livre au public, qui fait métier {p. 78}de séduire, peut-elle se dire séduite ? qu’a-t-elle même à demander ? En femme précautionnée, elle s’est fait payer d’avance en ruinant ceux qu’elle a pris dans ses filets. Qu’ils se marient entre eux, à la bonne heure, ils sont faits l’un pour l’autre, ils se connaissent, et par une équitable compensation ils se doivent mutuellement de l’indulgence. Nous ne pensons pas que ceux qui siègent sur les fleurs de lys démentent leur jurisprudence par leur conduite.
Le métier de Comédien fut toujours un métier d’esclave, et jamais la pureté des mœurs ni la noblesse des sentiments n’ont dû les affranchir. Platon (de Legibus L. 7.) ne souffre pas qu’un homme libre s’avilisse jusqu’à le faire. A Rome, les Comédiens et les Gladiateurs étaient des troupes d’esclaves, achetés et dressés pour cela. On regarda comme une des plus odieuses tyrannies de Néron et de Caracalla, d’avoir quelquefois obligé les Sénateurs a jouer sur le théâtre. Les gens riches avaient des bandes d’Acteurs pour leur plaisir, et faisaient représenter la comédie chez eux. Ces sortes d’hommes entraient dans le commerce, comme toute autre marchandise ; on les appréciait selon leur talent, on les prêtait, on les louait ; c’était une branche lucrative de commerce. Il y en a des troupes nombreuses à la Chine, au Japon, qui vont pour de l’argent, de maison en maison, comme nos vielleurs, sauteurs et joueurs de marionnette. Dans le royaume de Golconde, il y a des milliers d’Actrices qui font à la fois deux métiers fort semblables, dont l’un est le fruit de l’autre ; après avoir joué la comédie, elles servent à satisfaire les passions qu’elles viennent d’exciter. La sage gravité des Chinois, qui ne permet pas d’avilir la science et la magistrature, a porté une loi qui défend aux bourreaux, bouchers, Comédiens et {p. 79}bâtards, et à leurs enfants, d’entrer au nombre des lettrés, ni d’obtenir aucun grade, et par conséquent les exclut du mandarinat, c’est-à-dire de toute charge publique. Rome avait des lois pareilles. Parmi nous, aucun corps de Magistrature ne les souffrirait. Les Comédiens en France se prêtaient autrefois aux plaisirs du public, et allaient de maison en maison, comme les femmes de Golconde. Depuis que les décorations, devenues très considérables, ont obligé de fixer les théâtres, ils ne courent plus tant ; ils vont pourtant pour de l’argent chez les Seigneurs et dans les collèges qui les demandent, et surtout en détail les Actrices sont très portatives chez quiconque veut les acheter. Je ne sais pourquoi ils méprisent les marionnettes : que sont les marionnettes, que des Comédiens qui agissent par ressort ? que sont des Comédiens, que des marionnettes animées, et, qui pis est, mises en mouvement par le vice ? les poupées sont-elles plus immodestes ? sont-elles si dangereuses ? (Histoire des Voyages, tom. 22. pag. 99. du Halde.)
Ce n’est pas que ces hommes et ces femmes méprisables ne soient souvent et trop souvent très riches, qu’ils ne donnent dans un luxe et n’étalent un faste excessif, et ne soient reçus dans la familiarité des Grands par un aveuglement et une bassesse d’âme aussi déshonorant que déplorable. Mais un drap d’or, un vernis de Martin, quatre ou cinq laquais, sont de fort minces titres pour passer l’éponge sur les taches de l’état ; eh qui est plus richement habillé, plus accrédité, plus familièrement admis que les femmes de mauvaise vie ? Dans combien de jugements ont-elles tenu la balance ? Les courtisanes Grecques étaient en état de bâtir des pyramides, des murailles de ville, des palais de Rois. On prodigue tout à la passion ; les passions seules rendent prodigue. {p. 80}Cet éclat, aussi honteux que frivole, au lieu de faire oublier l’obscurité de la source, la met plus en jour, et déshonore à la fois l’insensé qui enrichit, et le crime qui est enrichi. Les honnêtes gens n’envient point aux Comédiens une pareille fortune, ils n’y découvrent que de nouvelles preuves et une nouvelle raison de roture.
Le théâtre n’était pas souffert à Sparte, il y était méprisé. Les Lacédémoniens ne pouvaient comprendre que des milliers d’hommes s’amusassent à des badinages si bas et si puérils : « Quo magis miror, disait là-dessus Pline (L. 9. Epist. 6.), tot millia virorum tam pueriliter ludentes spectare.
» Il est vrai que dans quelques villes de la Grèce le théâtre ne déshonorait pas, il donnait même une sorte de considération ; mais ces exemples en petit nombre doivent être mis parmi bien d’autres dont personne ne s’autorisera. Le larcin était permis et loué quand il se faisait avec adresse ; La prostitution, consacrée à certaines Divinités, en était le culte religieux. Ce sont les mêmes Divinités que le théâtre adore, et au même titre. Est-il étonnant que la corruption du paganisme ait aussi favorisé les Comédiens qu’elle avait enfantés, et qui à leur tour par reconnaissance lui rendaient les plus grands services ? Cependant tous les Législateurs et tous les Philosophes, à Epicure près, ont proscrit le théâtre.
Il est bien plus étonnant que de pareilles idées n’aient inondé Rome et tout l’empire ; mais le Romain, naturellement grand, sage, vertueux, a toujours méprisé les Comédiens, et dans le temps même où la Grèce et l’Asie, portant l’ivresse jusqu’au comble, ne rougissaient pas d’honorer le théâtre, ce fonds de grandeur, de sagesse et de vertu, non seulement a laissé dans la roture cette vile engeance, mais l’a authentiquement couverte de la tache ineffaçable d’une infamie légale. Il {p. 81}faut que ces nobles sentiments de décence et de dignité qui caractérisaient les maîtres du monde, fussent bien profondément gravés dans leur cœur pour avoir survécu à leur vertu, et résisté à l’amour effréné des spectacles : « Video meliora proboque, deteriora sequor
», disait un Romain qui ne les haïssait pas. Ce peuple devint vicieux, il le fut à l’excès, mais jamais assez insensé pour ne pas condamner le vice, et en mépriser la source intarissable : « Artem ludicram scenamque totam Romani in probro semper habuere
» : En cela bien différents des Grecs, quoiqu’ils en eussent adopté la religion, les arts et les vices, dit Probus dans la préface des vies des Hommes illustres : « Non fuit Atheniensibus turpitudini, sed Romanis infamia, et ab honestate remota.
»
On cite quelquefois à l’honneur du théâtre les sentiments de Cicéron pour Roscius. Cet homme illustre, que tout le monde sait avoir été philosophe et homme d’état, aussi bien que grand Magistrat et grand Orateur, faisait beaucoup de cas de ce fameux Comédien, que le célèbre Baron, avait, dit-on, fait revivre. Il prit vivement ses intérêts ; nous avons son plaidoyer pour Roscius Amerinus. Les louanges qu’il lui prodigua seraient suspectes. C’est le rôle d’un Avocat de louer sa partie. Mais il est vrai qu’il vivait familièrement avec Roscius, lui qui vivait dans le plus grand monde, et faisait quelquefois le défi singulier à qui diversifierait davantage l’expression de la même pensée, l’un par les paroles, l’autre par les gestes. Le Comédien n’était pas en reste avec l’Orateur. Roscius, qui était Gaulois, composa un Traité de l’éloquence du geste, qui s’est perdu, que Sanlec dans son Poème du geste, et l’Abbé Dinouard dans son livre de l’Eloquence du corps, d’après Quintilien et bien d’autres, ont tâché de nous rendre. Sans {p. 82}doute, quelque vil que soit le métier, un homme d’un si rare talent est estimable. On estime le pinceau du Carrache, les plaisanteries de Rabelais, quoique noyées dans un tas d’ordures. C’est un prodige ; mais un prodige plus grand encore, ce sont les mœurs de Roscius, que Cicéron dans l’Oraison pro Quintio, loue si finement en deux mots qui peignent au naturel et l’Acteur et la profession : « Roscius, dit-il, a un si grand talent pour le théâtre, qu’il ne devrait jamais en descendre, et tant de probité et de vertu qu’il n’aurait jamais dû y monter.
»
Le livre 15 du Code Théodosien est presque tout employé à régler la discipline des théâtres, et chaque loi par les termes les plus méprisants semble n’être faite que pour marquer l’horreur qu’on en avait eue dans tous les temps : « Turpis conversatio, vulgaris vita, hac macula, hujusmodi fœces, scenicum prejudicium, etc.
» Le Code Justinien, les Novelles, tous les Jurisconsultes, loin d’adoucir les expressions, semblent n’en trouver pas d’assez fortes. C’était pourtant le siècle où par le zèle des Empereurs Chrétiens le théâtre était le plus châtié. Le Jésuite Comitolus, homme éloquent et excellent Casuiste, L. 5. Q. 2. Respon. moral, où il se déclare sans détour ni politique contre les spectacles, semble avoir voulu ramasser tous les termes, et termine par cette péroraison sa savante Dissertation. Que n’ont-ils suivi leur confrère en ceci, comme dans tout le reste de la morale ! les Jésuites existeraient encore et feraient des biens infinis. Voici ce trait singulier, qu’on sera bien aise de voir : « De schola Epicuri deterrimos allectatores, sordidissimosque et impurissimos lusiones, omni flagitio ac libidine fœdatos, omnis virtutis ac decori hostes capitalissimos sine honore, sine existimatione, sine sensu, ore, manu, lingua, mente inquinatos, vita turpes, prebris {p. 83}ac obscenitate verborum infames, Ecclesiæ decretis, Imperatorum legibus notatos atque incisos, a quibus scimus in puerorum, juvenum, virorum, senum, virginum, uxorum, viduarum mentibus, rationis lumen extingui, omnemque speciem honesti rectique et mortalium animos deturbari, non dicam ex urbe ejiciendos, sed è finibus humanæ natura extirpandos.
» Les Magistrats n’ont pas besoin qu’on traduise ce latin.
Il est certain qu’un Gentilhomme qui aurait la bassesse de se faire Comédien, dérogerait et perdrait sa noblesse, qu’il devrait être imposé à la taille et payer le droit de franc-fief, qu’il ne devrait plus avoir d’armoiries ni porter l’épée, et ne pourrait être reçu dans aucun corps où il faut faire preuve de noblesse. Eh ! quel corps se respecterait assez peu pour l’admettre ? Clergé, Militaire, Magistrature, toutes les portes lui seraient fermées. Il est tombé au-dessous de la plus vile roture, par la note légale de l’infamie (comme nous l’allons voir au Chapitre suivant), qui n’est pas imprimée au plus obscur paysan. Quoi de plus opposé à la noblesse que l’infamie ? L’une est la gloire de la vertu, l’autre l’ignominie du vice ; l’une distingue avec honneur parmi les honnêtes gens, l’autre dégrade au-dessous de la canaille. Cette question est traitée fort au long par Tiraqueau (de Nobilitate C. 39. n. 13.). Il décide en ces termes contre les Princes des états de Thalie : « Histriones artem illum publice exercentes quæstus causa inter sordidissimos reputantur.
» Le fameux Budé, cet habile Maître des Requêtes (in L. 2. de his qui not. inf.), étend cette décision aux Comédiens qui n’exercent pas par un intérêt mercenaire (s’il en existe quelqu’un), mais par des vues bien mal entendues de vanité et d’amour de la gloire : « Etiam eos qui ambitiosa ostentatione in scenam prodeunt.
»
On ne voit point d’exemple de ces dérogeances ; aucune famille n’a eu besoin de se faire réhabiliter. Tous les Comédiens ne sont que des roturiers, ils n’ont garde d’aspirer à des charges, et de s’exposer à l’affront d’un refus. On ne connaît qu’un trait trop singulier pour le passer sous silence. Lully ayant su plaire à Louis XIV, et gagner un million à l’Opéra, s’avisa d’acheter des lettres de noblesse, et un an après une charge de Secrétaire du Roi. Tout le corps des Secrétaires l’apprit avec indignation, se crut déshonoré, refusa de le recevoir, et fit au Roi des remontrances. Sa noblesse et sa charge demeurèrent longtemps dans sa cassette. En 1681, Lully joua le rôle du Muphti, dans le Ballet du Bourgeois gentilhomme, dont il avait composé la musique, et qui était son portrait : De te fabula narratur. Le Roi, qu’il divertit beaucoup, lui en fit des compliments. Lully saisit ce moment pour parler du refus qu’on faisait de l’admettre, et demanda des ordres. Le Roi, pour se divertir, les donna. Toute la Cour en murmura, tout le monde fut choqué de la forte vanité du Marmiton Musicien. Sa charge, disait-on, sera comme le turban du Mufti qu’il vient de quitter. M. de Louvois, qui était du corps des Secrétaires, en fut offensé et lui en fit des reproches, auxquels il répondit insolemment. Cependant pour faire sa cour, on continua la comédie ; les provisions furent enregistrées sans conséquence. Pour le dernier acte de la pièce, Lully donna gratis l’opéra à ses nouveaux confrères, dont une trentaine se plaça à amphithéâtre, en manteau noir et en grand chapeau, pour écouter gravement les ritournelles du Musicien Secrétaire ; après quoi il leur donna un grand repas. Ce fut la dernière fois que Lully parut parmi eux, il n’osa jamais faire aucune fonction ni se montrer à aucune assemblée. Que conclura-t-on {p. 85}de cette comédie en faveur de la noblesse comédienne ? peut-on mieux prouver sa roture ?
Le théâtre est plus contraire à la noblesse que le commerce, les fermes, la domesticité, les arts mécaniques, qui n’ont après tout rien que de légitime et d’honnête dans la religion et dans l’Etat, qui sont même utiles au public. Le théâtre réunit et surpasse la bassesse de toutes ces dérogeances. Se donner pour de l’argent en spectacle et aux plaisirs du public, prabere suum corpus, copiam facere sui corporis, fut toujours le métier le plus méprisable. C’est devenir esclave, louer son travail, commercer de ses peines, se vendre soi-même : encore si comme un autre artisan, c’était pour des choses permises et bonnes ; mais pour quel objet ? le plus honteux, le plus criminel, pour représenter des passions, des folies, des fourberies, des crimes. Si l’on demandait grâce pour le compositeur des pièces ou du chant, on serait plus excusable, la poésie et la musique sont des arts libéraux, et sont des productions de l’esprit et du goût. Des gens de condition ont quelquefois composé. Scipion et Lelius eurent part, dit-on, aux comédies de Térence, le Cardinal de Richelieu à celles de Tristan et des cinq Auteurs ; Germanicus (au rapport de Suétone, in Caligula N. 3.) avait fait quelque drame. Aucun cependant n’a voulu s’en avouer l’auteur, elles ont toutes passé sous le nom d’un autre. Ils rougissaient de ce qui s’était fait une ou deux fois par amusement. Mais aucun ne fut jamais acteur de profession. L’exécution mercenaire par état, amuser le premier venu pour de l’argent, par des vices et des impertinences, fut toujours la fonction la plus mécanique et la plus vile. Je croirais faire un crime de penser que des Magistrats qui connaissent la dignité de leur état, et n’en sont quelquefois que trop remplis, daignassent honorer les {p. 86}Comédiens de leur présence, de leur assiduité, de leurs applaudissements, de leur familiarité.
Je connais une exception à cette règle, mais je n’en connais qu’une. Marguerite de Valois, sœur de François I, et Reine de Navarre, composa six pièces de théâtre, qu’elle appelait Pastorales, deux Farces, et quatre Mystères ou Moralités dans le goût du temps. Cette Muse couronnée ne rougissait pas de s’en avouer l’auteur. Elle les faisait jouer par ses filles en présence du Roi et dé toute la Cour, et ensuite par les meilleurs Comédiens qu’elle pouvait trouver. Brantôme (Histoire des Dames illustres), Florimond de Raimond (Histoire de l’Hérésie C. de la Navarre et Béarn.), et après lui Maimbourg (Histoire du Calvinisme L. 1.), rapportent que le Ministre Rousset, qu’elle fit Evêque d’Oleron, s’insinua dans sa cour, lui fit lire la bible traduite en français, et la rendit huguenote, qu’elle composa une tragi-comédie de tout le nouveau Testament, et la fit jouer par des Comédiens, qui pour lui plaire, y mêlèrent une foule de railleries et d’invectives contre le Pape, les Ecclésiastiques et les Moines. C’est par elle que le calvinisme s’introduisit dans le Béarn et pensa s’introduire à la Cour de France, où par ses intrigues François I, son frère, qui l’aimait beaucoup, fut sur le point d’attirer Mélanchthon dans le royaume, et d’embrasser la nouvelle doctrine. Les mêmes ajoutent qu’elle se convertit douze ans après et mourut catholique. On voit par là que l’esprit de parti entra pour beaucoup dans l’honneur que cette Princesse fit au théâtre de composer pour lui. Les mœurs y eurent aussi beaucoup de part. Parmi une multitude d’ouvrages en prose et en vers de sa façon, que son valet de chambre fit imprimer sous le titre des Marguerites de la Marguerite, on trouve son Heptaméron, le plus célèbre et le plus mauvais de tous. C’est un recueil de contes dans {p. 87}le goût de Boccace, partagé en journées, dans lequel la Fontaine a pris plusieurs des siens qu’il a mis en vers, et quelques Poètes dramatiques des sujets de farce, mais qui la plupart plus dignes d’une Comédienne que d’une grande Princesse, ne font pas l’éloge de sa modestie. Elle y raconte sous des noms empruntés, ses propres aventures avec l’Amiral Bonnivet, qui en était amoureux, et qui se glissa dans sa chambre par une trappe. Son mari, qui n’aimait pas les vers, la maltraita. Elle le quitta, et s’en vint auprès de son frère, où les belles lettres étaient en grand crédit. C’est dommage que la gloire que le théâtre prétend tirer des personnes illustres, soit couverte de tant de nuages.
Germain Brice, dans la description de Paris, aux articles de l’hôtel de la Comédie et de la salle de l’Opéra, prétend, sur l’aventure de Lully, qu’un Gentilhomme peut, sans déroger, être reçu à l’Opéra, mais qu’il n’en était pas de même à la comédie. Piganiol de la Force, dans sa description, aux mêmes articles, rapporte aussi le privilège prétendu de l’Opéra ; mais il assure que la Comédie française jouit de la même grâce, ce qui serait très vraisemblable. Pourquoi les distinguer ? l’un vaut-il mieux que l’autre ? Mais ces deux Auteurs s’expliquent mal. Sans doute un Gentilhomme qui ira une fois chanter pour son plaisir à l’Opéra, ne dérogera pas. Les lettres de noblesse accordées à Lully en 1672, et enregistrées par ordre exprès du Roi, dix ans après, ne prouvent rien. Les lois Romaines les plus sévères n’ont jamais puni d’une infamie légale ces légèretés passagères que les Empereurs même se sont quelquefois permises. On les abandonne au ridicule attaché à l’indécence. Mais pour les Acteurs qui composent les troupes, et font le métier de représenter pour de l’argent, il n’est pas douteux {p. 88}qu’ils ne dérogent. Lorsque Floridor, dont Piganiol rapporte l’exemple, fut attaqué par les traitants pour le droit de franc-fief, il ne défendit sa noblesse qu’en disant n’être monté sur le théâtre que pour son plaisir, sans faire corps avec la troupe, ni tirer aucune part des représentations. Je ne garantirais pas qu’il dit vrai : le mensonge coûte peu à un Comédien, dont la vie n’est qu’un mensonge perpétuel. Il peut se faire que content de mettre à couvert le privilège de sa noblesse par cette défaite, les Juges n’approfondirent pas sa conduite ; qu’on ne compulsa point les registres de la comédie, qui peut-être alors encore mal établie n’en avait pas ou les fit disparaître ; que les traitants, à qui l’on donna l’entrée gratis, ne poursuivirent pas un si mince objet, qui d’ailleurs tirait fort peu à conséquence ; et qu’on ne fut pas même fâché de favoriser Floridor, qui était bon acteur, se faisait aimer, et par une espèce de prodige avait conservé de la probité et des sentiments. Ce cas d’ailleurs est si rare ! Un homme de condition Comédien est un phénomène ; à peine s’en trouve-t-il d’une honnête famille. Quoi qu’il en soit, ce procès n’ayant porté que sur une exception particulière, personne n’ignore au Palais qu’un pareil préjugé, aussi bien que la noblesse de Lully, ne fait que confirmer la règle. Leur noblesse n’est qu’une noblesse de théâtre.
Ces réflexions, très justes en supposant, comme l’insinue Piganiol de la Force, un arrêt définitif en faveur de Floridor, se trouvent inutiles, parce qu’il n’y a jamais eu qu’un arrêt interlocutoire du Conseil le 10 septembre 1668, qui, comme on sait, ne décide rien pour le fonds. L’Auteur de l’Histoire du Théâtre (Tom. 8. p. 221.), mieux instruit que Piganiol, nous apprend que Josias Soulas, dit Floridor, fut attaqué comme usurpateur {p. 89}du titre de noblesse, et sommé de produire ses titres. Il présenta requête, où il entra dans un grand détail des qualités, des emplois, des services de ses ancêtres, véritablement gentilshommes (et qui ne s’étaient jamais attendus à voir leur postérité dans une branche cadette se dégrader sur le théâtre). Mais comme sa famille, autrefois protestante, avait quitté le royaume, et que la branche aînée, qui s’était établie en Allemagne, y avait emporté tous les titres, Floridor demanda un délai d’une année pour les faire venir ; ce qui lui fut accordé, et l’affaire en demeura là. M. Parfait dit là-dessus : « Si la profession de Comédien dérogeait à la noblesse, on n’aurait pas demandé ses titres à Floridor, on lui aurait simplement allégué sa profession, et tout de suite on l’aurait condamné à l’amende, comme usurpateur de noblesse.
» Cette réflexion, quoique plausible, n’est pas juste dans le fait. C’est la forme et le protocole commun des assignations de cette espèce, de demander l’exhibition des titres, sans préjudice des autres objets qu’on peut opposer dans le cours de l’instance, quand même les titres seraient valables. Le défaut de ces actes, sans autre discussion, suffit pour faire condamner un faux noble. Ce n’était pas même l’intérêt des traitants de l’attaquer du côté de la profession ; la dérogeance d’un Comédien est personnelle, et ne passe pas à la famille, elle est passagère, et ne dure que pendant qu’il exerce. Les traitants, par un moyen si incertain et si borné, auraient risqué de voir tomber leur demande, si Floridor avait quitté le théâtre, comme il le quitta en effet deux ans après, ou du moins à sa mort, sans pouvoir attaquer sa famille sur ce prétexte ; au lieu qu’en s’attachant à ses titres, ils s’assuraient, si on n’en produisait pas, un succès durable contre lui et ses descendants. Le Conseil du Roi, qui ne voulait {p. 90}pas nuire à une famille innocente et distinguée, lui donna le délai qu’il demandait, et cette affaire en demeura là. Tout cela ne prouve pas plus en faveur de la comédie, que la suprême dignité de Mufti en faveur du Bourgeois Gentilhomme. Heureusement pour Floridor, il se convertit ; étant tombé dangereusement malade, le Curé de S. Eustache le confessa, le fit renoncer à sa profession. Il revint de cette maladie ; mais fidèle à sa parole, il ne remonta plus sur le théâtre, et mourut quelque année après chrétiennement. On voit ainsi plusieurs Auteurs, et surtout Corneille, Racine, Quinaut, Boursault, Floridor, etc., se repentir et faire pénitence de ce qu’on ose justifier. Telle est la force de la vérité : les Apologistes du spectacle rapportent et louent ces conversions, sans penser qu’elles renversent leurs apologies. Peut-on regarder comme innocent ce que la religion fait arroser de larmes, et dont on craint de rendre compte au jugement de Dieu ?
Mais ce contraste n’est-il pas ridicule ? mépriser une profession, la noter d’infamie, et accueillir ceux qui l’exercent, aller les entendre, les applaudir, les recevoir chez soi ! Sans doute il y a longtemps qu’on s’en moque ; Tertullien le reprochait aux Romains, et on n’a depuis cessé de le faire aux amateurs. Nous l’avons déjà remarqué, rien de plus ordinaire à l’homme que l’inconséquence ; sa vie en est un tissu. Faire profession du Christianisme, et vivre dans le vice ; ramper bassement aux pieds d’un protecteur, et traiter fièrement ses égaux ; piller d’une main, et prodiguer de l’autre ; passer du palais au parterre, avoir une charge et une Actrice. Voilà l’homme. La loi que l’on viole, les sentiments qu’on combat par les œuvres, sont-ils moins certains ? La comédie fût-elle plus fréquentée, les {p. 91}Actrices plus accréditées, elles n’en sont pas moins infâmes. La Bruyère dit (C. des jugements) : « La condition des Comédiens était infâme chez les Romains et honorable chez les Grecs : qu’est-ce chez nous ? On pense comme les Romains, on vit comme les Grecs.
» Il dit ailleurs (C. de quelques usages), « quoi de plus bizarre ! une foule de Chrétiens se rassemble dans une salle pour applaudir à une troupe d’excommuniés qui ne le sont que par le plaisir qu’ils leur donnent.
»
C’est une question chez les Jurisconsultes si ces deux mots, infamis, inhonesta persona, marquent deux choses différentes, quoique ordinairement réunis, et je le crois avec le plus grand nombre. Mais cette distinction est inutile ici, parce que les lois donnent également et généralement ces deux titres aux Comédiens (L. 23. C. de Nup. L. 1. de bis qui notant inf.).
Fréron (Année Littéraire 8 octobre 1760) donne l’extrait d’une brochure singulière, où pour remédier à l’inconvénient de la roture et de l’infamie des Comédiens, on propose un expédient qui, je crois, sera peu du goût de la noblesse d’épée ou de robe. L’Auteur voudrait que les troupes ne fussent composées que de Gentilshommes et de Demoiselles bien titrées, à peu près comme les Chapitres de Lyon, de Strasbourg, de Rémirémont, comme l’Ordre de Malte et des Maltaises. On irait prendre dans cette illustre pépinière les grands Magistrats, les Généraux, les Ministres. Ce serait un établissement fort honorable pour les Demoiselles ; elles auraient pour dot bien flatteuse les applaudissements du public ; les plus grands Seigneurs, épris de leurs talents et de leurs grâces, étalés dans le beau jour du théâtre, et bien sûrs d’y trouver de grandes maîtresses dans les mystères, des sentiments et des plaisirs, se croiraient heureux {p. 92}d’apporter aux pieds de ces Déesses leur fortune et leurs charges, etc. Cette idée comique fournirait la matière d’une jolie pièce sous le titre du Comédien Gentilhomme ou de la Comédienne Demoiselle Les divers rapports de l’Etat avec les différents rôles de Princesse, de Soubrette, de Colas, de Pierrot, de Poète, de Scaramouche, etc., feraient naître plus d’incidents et plus amusants que le Bourgeois Gentilhomme de Molière. Sans doute l’Auteur de la brochure aura mis son idée à profit, car c’est un versificateur que l’Arlequin de Berlin, qui propose au Gouvernement cet admirable système, bien digne de son inventeur. Fréron s’en moque, et le relègue dans la République de Platon, et c’est encore lui faire grâce. Un homme sensé ne peut parler ainsi sérieusement l’Arlequin et les raisonnements à l’Arlequine, pour prouver la dignité et la sainteté de la comédie, ne sont bons que pour les petites maisonsIX. Je pense que ce n’est qu’une ironie pour se moquer du théâtre, de la vanité de quelques Comédiens, et de l’imbécillité de leurs apologistes.
Roderic, Evêque de Zamora, dans son Speculum vitæ humanæ (L. 1. C. 31.), fait ce portrait peu flatteur du théâtre. La gravité y est rare, la modestie ne s’y trouve pas, la frivolité, la vanité, les folies, les mensonges, les paroles inutiles, y sont communs ; là se trouvent la dissolution, les mauvais regards, les libertés indécentes. La joie y est courte et bien petite, on y perd beaucoup de temps. Ce ne sont que des occupations d’enfant, de spectateurs vains, des Acteurs insensés. Ces jeux ne peuvent être ni honnêtement représentés, ni honnêtement regardés ; on ne sait qui des deux est le plus coupable, l’acteur ou le spectateur : « In ludis theatricis rara est gravitas, abest modestia, prompta scurilitas, vanitas, statiloquium, mendacia, verba otiosa, vanæ {p. 93}inspectiones, levitas, libidinosæ tractationes, brevis lætitia, parvum gaudium, magna temporis jactura, puerilis occupatio, spectator vanus, lusor insanus, ludorum qui nec honeste geruntur, nec honeste spectantur, adeo ut ignoremus an sit actor infamior an spectator.
» Ce Prélat assurément n’aurait pas fait un titre de noblesse de la qualité de Comédien, comme l’Arlequin de Berlin, et n’aurait pas invité les Magistrats à la comédie.
L’Abbé de Boisrobert est une sorte de phénomène dans l’histoire du théâtre. Il était fils d’un Procureur à la Cour des Aides de Rouen, et devint le bouffon du Cardinal de Richelieu. Cette Eminence goûtait si fort les contes, les saillies, l’humeur de Boisrobert, que quand elle était attaquée de quelque accès de mélancolie, qu’on nomme aujourd’hui des vapeurs, ses Médecins pour tout remède ordonnaient recipé une once de Boisrobert : plaisanterie qui le fit rappeler à la Cour quand il fut disgracié pour ses jurements, son jeu, sa dissolution, ses dettes, et ses mauvaises mœurs. Il fut de nouveau exilé par Louis XIV en 1655 pour les mêmes raisons. Ce galant homme était fait pour aimer le spectacle ; il y était si assidu qu’on appelait le théâtre la paroisse ou la cathédrale de l’Abbé Boisrobert. Il composa dix-huit comédies, qu’il fit représenter sur tous les théâtres de Paris et de la Cour, la plupart indécentes, et qui toutes ensemble n’en feraient pas une bonne. Il représentait assez bien ; on l’appelait par dérision l’Abbé Mondory (c’était le nom du plus fameux Comédien qui fût alors) qui doit prêcher ce soir au théâtre de Bourgogne. Il aimait beaucoup les plaisirs de la table. Un jour, revenant d’un grand repas, il fut appelé dans la rue pour confesser un homme qu’on venait de blesser à mort ; il s’approcha de ce mourant, et pour toute exhortation, il lui dit : « Mon camarade {p. 94}pensez à Dieu, dites votre Bénédicite
», et s’en alla. Il mourut, dit-on, dans de grands sentiments de repentir. Je le souhaite. Croirait-on que cet homme fût de l’Académie Française, chargé de bénéfices considérables, Aumônier du Roi et Conseiller d’Etat, et obtint, pour couronner ses exploits, des lettres d’anoblissement pour lui et pour ses frères ? le tout par la faveur du Cardinal de Richelieu, qui croyait ne pouvoir jamais trop récompenser le mérite théâtral dont il était l’admirateur, et qu’il se piquait de posséder éminemment. On disait que ce puissant Ministre avait voulu faire montre de sa puissance, à l’exemple de l’Empereur Caligula, qui désigna son cheval pour Consul Romain. Il y a cent autres traits de ce personnage singulier (Boisrobert), qu’on trouvera dans Guipatin, Loret, Scarron, Ménage, les lettres de Costar, de Chapelain, et surtout dans l’histoire du théâtre, à l’occasion des diverses pièces de cet Auteur, et fort au long, Tom. 5. sur l’année 1633.
La politique Romaine, moins raffinée, mais plus noble et plus pure, pensait bien différemment, non seulement dans le Sénat, les Consuls et les Sénateurs, qui ont invariablement désapprouvé la comédie, mais dans les Empereurs, dans qui on remarque constamment qu’à proportion de leur sagesse et de leur vertu, ou de leur folie et de leurs vices, ils en ont été ennemis ou amateurs. Néron en était si enthousiasmé qu’il y passait sa vie, se mêlait avec les Acteurs, chantait, jouait des instruments, disputait le prix, qu’il était bien sûr de gagner. Caligula rappela les Comédiens, que son prédécesseur avait chassés de Rome, et se livra aux spectacles. Héliogabale n’en sortait presque pas, il y jouait avec la plus grande indécence, et l’on compte parmi les traits les plus marqués de sa folie, d’avoir fait {p. 95}un Comédien Préfet du Prétoire. Commode, Caracalla, en un mot tout ce qu’on a vu de monstres sur le trône des Césars, ont été fous du théâtre ; ils entretenaient et souvent causaient leurs excès. Au contraire, tout ce qu’il y a eu de Princes sages, vertueux, ou grands génies, Jules César lui-même, tout débauché qu’il était, l’ont méprisé, n’y ont paru que malgré eux et avec dégoût, ont supprimé les pensions des Acteurs, ont fait des lois sévères, sinon pour l’abolir, ce que la corruption des mœurs rendait presque impossible, du moins pour en réformer les abus, ce qui n’était guère plus facile. Alexandre Sévère ne leur donna jamais rien : « Il ne faut, disait-il, les traiter que comme des esclaves
» (Lampridius in vit.). Marc Aurèle y était si opposé, que le bruit courut qu’il voulait abolir tous les divertissements publics, et obliger tout le monde à mener la vie philosophique. Il toléra cependant le théâtre, qu’il n’approuvait ni n’aimait ; mais il fixa les gages annuels des Acteurs à cinq pièces d’or, car à Rome personne ne payait à l’entrée, comme en France, où l’on agit moins noblement. Il y assistait même quelquefois malgré lui, mais sans y donner aucune attention ; il s’y occupait de choses utiles, lisait, apostillait ses lettres, donnait audience à ceux qui lui présentaient des requêtes ; en un mot il y était comme s’il n’y était pas. Lorsqu’il fut bien affermi sur le trône, et qu’il eut mieux connu les vices de cette engeance, il en purgea l’Italie. (Crevier, Hist. de cet Empereur, Tom. 8. L. 20. C. 2. d’après Capitola. n. 11. 15. et 17.)
Pline le jeune (L. 4. Epist. 10.), rapporte qu’un particulier ayant bâti un théâtre à Vienne dans les Gaules, les Magistrats le firent abattre ; on en porta plainte à Trajan, l’un des plus grands Empereurs qu’ait eu Rome. La cause fut plaidée {p. 96}en leur faveur par Pline lui-même, Avocat célèbre. Il représenta que ces sortes de divertissements étaient inutiles, et ne servaient qu’à entretenir la mollesse et l’oisiveté. Trajan les supprima. « Liberalitates illas omni reipublica valde suspectas, quæ civitati nullum ornatum, nullam plebi utilitatem, solam dumtaxat voluptatem et delectationem afferant et otio favent, placuit tolli:
» Et dans le beau panégyrique de ce Prince, Pline le loue d’avoir chassé les Comédiens de Rome, et inspiré au peuple le dégoût du théâtre, l’aversion pour ces molles et indécentes représentations, qu’il applaudissait dans les autres Empereurs : « Idem populus scenici aliquando Imperatoris spectator et applausor, nunc in Pantomimos adversatur artes effeminatas damnat, et indecora studia.
»
Les mauvais Princes même, dans des instants de raison et de vertu, rendaient justice à l’infamie de ce métier. Tibère, quoique très vicieux, voulait la décence. C’était un reste de la vertu de la République. Il chassa tous les Comédiens de l’Italie (Tacit. L. 4. C. 13.). Il défendit aux Sénateurs d’entrer dans la maison de ces personnes infâmes (Tacit. L. 1. in fine. Dion. Cassius. L. 57.). Quelques jeunes gens de l’Ordre des Sénateurs et des Chevaliers ayant désobéi, il les dégrada et les envoya en exil : « Ex juventute utriusque Ordinis Senatorii, et Equestris, profligatissimos quisque, quominus in opere scenæ edende Senatus consulto tenerentur famosam judicii notam subibant eosque omnes, ne refugium in tali fraude cuiquam esset, exilio affecit.
» (Suet. C. 35.) Vitellius, malgré la bassesse de ses sentiments, méprisait si fort le théâtre, qu’il défendit aux Chevaliers Romains de se déshonorer en y paraissant : « Ne ludo senico polluerentur.
» (Tacit. L. 18.) Sur quoi cet Auteur remarque qu’au milieu des désordres qui inondaient Rome, il fallait souvent {p. 97}forcer ou engager pour de l’argent à cet infâme métier, qu’il n’y avait que des gens corrompus qui s’y prêtassent. Domitien, malgré sa dépravation et ses fureurs, interdit le théâtre, et ne laissa aux Comédiens que la liberté d’aller jouer chez les particuliers (Suét. C. 1.). Enfin Néron lui-même, c’est tout dire, agit contre eux dans un de ces moments, de ces éclairs de raison qui le rendaient à lui-même et aux bonnes mœurs (Suét. C. 16.).
Antoine Guevara, fameux Ecrivain Espagnol, Evêque de Guadix, Historiographe de Charles-Quint, a fait la vie de l’Empereur Marc-Aurèle, et par un jeu d’esprit a composé des lettres au nom de ce Prince, relatives aux événements de son règne. Cet ouvrage singulier, plein d’esprit et de raison, a été traduit en Français ou plutôt en Gaulois (dans le seizième siècle), d’une manière pleine de grâce dans sa naïveté. On sait que Marc-Aurèle chassa les Comédiens de Rome, et les relégua dans quelque île de l’Hellespont ; mais peu de gens ont vu la lettre 12 que Guevara, à cette occasion, fait écrire par l’Empereur à Lambertus, Gouverneur de cette île. La voici, elle fera connaître le génie de l’Auteur, on y trouvera de très bonnes choses sur la comédie et les Comédiens de tous les temps.
« Je t’envoie trois barques chargés de fols. Je ne t'envoie pas tous les fols de Rome, car s’il fallait les bannir tous, nous faudrait la peupler de nouvelles gens. Ces maîtres fols se sont donnés tant bonne cautèle à enseigner folies, et la jeunesse Romaine à l’apprendre, que s’ils peuvent tenir en trois vaisseaux, leurs disciples ne pourraient tenir en trois mille caraques. Toutes choses aujourd’hui à la triste Rome défaillent, fors seulement les Truands, Farceurs, Bateleurs, Tabarins, desquels elle a assez. O {p. 98}quel service tu ferais aux Dieux, et quel profit à Rome, que pour trois batelées de fols, nous en envoyasses une de sages ! quelle infamie ! Rome, jamais vaincue des vaillants et vertueux, se vit frappée du pied des fols, et les places armées de Truands et Comédiens ! Rome, qui triomphait de tous les royaumes, d’elle triomphent les Bateleurs et Jongleurs ! Je les bannis tous de Rome pour toujours, non tant pour le sang qu’ils ont répandu, que pour les esprits qu’ils ont perverti. Sans comparaison est plus grande offense aux Dieux, et plus grand dommage à la République, les Truands qui ôtent le bon sens aux sages, que des homicides qui privent les hommes de vie, comme le plus grand bien est de tenir bon sens. Ne se présume être d’entendement fort reposé celui qui des Truands est ami. Venant le grand Scipion de la guerre d’Afrique, et allant une fois dans les rues suivi de quelques Comédiens, Brutus, renommé Orateur, lui dit : "
» Guevara (vie de Marc-Aurèle, C. 19.) prétend que les Comédiens furent chassés de Rome à l’occasion de quelque tumulte qu’ils y avaient excité. Il en parle au {p. 100}long dans son Horloge des Princes, L. 3. C. 43. et suiv. traduit en 1569, dédié au Cardinal de Givry, où il rassemble contre le théâtre quantité de faits, de lois, de raisonnements, dont nous pourrons ailleurs faire usage. Il rapporte (C. 45. 46. 47.) la même lettre à Lambertus que nous venons de voir, mais beaucoup plus longue, et dans bien des choses différemment tournées.C’est grande infamie à toi, qu’ayant vaincu les Africains, toi, tant sage, tu t’accompagnes de ces fols.
" Donc, ô Lambertus, quand ces fols auront pris terre en l’île, tu les laisseras aller libres ; mais ils ne pourront exercer leur métier. Tu les contraindras à travailler, et les châtieras, si les vois oiseux ; car ces misérables fuyant le juste travail, et prenant l’injuste oisiveté, tiendraient par leurs truanderies école publique de vagabonderie. Ne me déplaît chose de nos anciens pères, sinon d’avoir souffert à Rome ces méchants bélitres. L’an 226 d’une horrible peste, pour réjouir le peuple, furent les premiers théâtres inventés, et la première fois les Histrions admis, chose de grande blessure à venir. Je compte bien que les plaintes de ces prisonniers n’auront point de fin ; mais ne m’en soucie, les {p. 99}querelles des méchants font l’éloge de la justice, et la gloire des bons. Depuis que les destinées m’ont mis au monde, je n’ai vu chose pire que ce qui s’apprend avec ces Bateleurs. Quelle chose plus monstrueuse que les légèretés des hommes légers fassent alléger les sages ! quelle plus grande moquerie, que les paroles d’un fol soient louées par les ris des sages ! quel plus grand scandale, que les maisons des Princes soient ouvertes aux fols ! quelle plus grande cruauté de donner plus en un jour à un fol qu’en un an à ses serviteurs, et aux pauvres et à ses parents pendant toute la vie ! quel plus grand désordre qu’il défaille des soldats aux garnisons et frontières, et que Rome soit remplie de Comédiens ! quelle vergogne que les Comédiens gagnent plus de bien avec leurs représentations que les renommés Capitaines avec leurs triomphes ! Quand ces misérables allaient à Rome de maison en maison, témoignant leur légèreté, et accumulant leurs paresses, les Capitaines allaient de royaume en royaume consumant leurs deniers, aventurant leurs vies et répandant leur sang. En Espagne deux Bateleurs et Tambourineurs s’offrirent à soutenir un an la guerre, et il arriva qu’avec le bien de deux fols furent tués plusieurs sages. En Asie, le renommé temple de Diane d’Ephèse fut fait avec la confiscation des biens d’un Comédien. Quand Cadmus édifia la ville de Thèbes en Egypte avec ses cent portes, les Bateleurs lui donnèrent plus que tous ses amis. Quand Auguste édifia les murs de Rome, il tira plus des Truands qui furent noyés dans le Tibre, que ce qu’il tira du trésor public, etc.
CHAPITRE V.
Infamie civile des Comédiens. §
Tout le monde sait que le métier de Comédien est infâme ; mais peu de personnes ont une idée juste de l’infamie. C’est une peine portée par les lois en punition de certains crimes, qui rend inhabile à tout. Un infâme devient irrégulier, et ne peut recevoir ni ordre ni bénéfice ; il ne peut être pourvu d’aucune charge, il n’est reçu ni accusateur, ni témoin, ni juge, que contre un autre infâme comme lui ; il ne peut plaider au barreau, ni être Officier dans les armées ; on ne peut s’allier avec lui sans se déshonorer, etc. Ce n’est donc pas seulement une diffamation, un mépris public, c’est une tache légale qui opère juridiquement tous ces effets. Cette flétrissure civile, que la loi seule a droit d’ordonner, et le Magistrat de prononcer, est quelquefois imposée par sentence, quelquefois encourue par la seule notoriété de fait. Telle est l’infamie attachée au métier de Comédien, qui ne saurait être plus évidente et plus notoire, puisqu’aux yeux de tout le public il monte habituellement sur le théâtre. Cette peine est très grande pour un homme d’honneur, et doit suffire pour l’éloigner d’une société si méprisable. On peut dire de ceux qui s’y livrent comme Tacite (L. 2. Annal.) le {p. 101}disait des femmes prostituées, qui s’étant faites inscrire dans les registres publics, s’abandonnent impunément au premier venu ; l’infamie de leur conduite, la plus grande des punitions pour une femme d’honneur, a paru suffisante à la loi : « Satis pœnarum credebant in ipsa professione flagitii.
»
Cette infamie est expressément ordonnée (L. 1. 2. 4. de his qui not. inf.) : « Infamia notatur qui ludinæ artis, pronuntiandivi causa in scænam prodierit.
» Les Comédiens y sont mis sur la même ligne que ceux que la loi appelle Lenones. Notre langue est trop chaste pour nous permettre d’appeler ce métier par son nom. Le droit canonique n’est pas moins précis que le droit civil, non seulement parce que l’Eglise regarde comme infâmes tous ceux que les lois de l’Etat déclarent tels (Caus. 6. Q. 1. C. 2. Omnes.), mais encore parce que le septième concile de Carthage déclare nommément les Comédiens infâmes : « Histrionum turpitudinibus subjecti, infamiæ maculis aspergi.
» (Caus. 4. Q. 1. C. 1. defimimus.) L’un et l’autre droit admet toutes les suites de ce châtiment. Nous le verrons pour le droit canon dans le chapitre suivant, nous l’allons voir dans celui-ci pour le droit civil.
Cette infamie est si ancienne, si connue et si constante, que Tertullien (de Spectaculis C. 22.), et S. Augustin après lui (L. 1. de civitate Dei), comme nous l’avons vu ci-dessus, L. 1. C. 9. en prennent occasion de se moquer des Magistrats païens. Quelle ridicule contradiction, leur dit-il ! vous donnez des spectacles au peuple, vous estimez l’art du théâtre, vous payez, vous recherchez ceux qui l’exercent, et vous les méprisez, vous les déposez, vous changez leur état civil, vous les condamnez à l’infamie, les chassez de la Cour, du Barreau, du Sénat, de l’Ordre des Chevaliers, vous les privez de tous les {p. 102}honneurs civils. On voit que l’inconséquence et la contradiction a été de tout les temps le partage de l’humanité : « Administratores spectaculorum, in eadem arte quam magnifatiunt, deponunt, diminuunt, damnant ignominia et capitis diminutione, arcent a Curia, Rostris, Senatu, Equite, honoribus omnibus.
» Ces paroles, qui ne peuvent être bien entendues sans avoir une idée de la jurisprudence Romaine, expliquée aux Institutes de capit diminut. en sont le précis et la description exacte de l’infamie légale.
Cette infamie, trop méritée et trop bien justifiée, a fait donner aux Comédiens une infinité de divers noms, et toujours méprisants, Histrions, Bateleurs, Mimes, Jongleurs, Farceurs, Tabarins, Trivelins, Baladins, Arlequins, Bouffons, Saltimbanques, etc. Ils indiquent à la vérité quelque différence dans le jeu, les pièces, la conduite ; une dissolution, une impudence plus ou moins grande, excite la sévérité des lois, le zèle des Princes et des fidèles. Cependant, comme les lois, les canons, les Saints Pères les ont employés indifféremment, et blâmé indifféremment le fond et la forme des spectacles, ce serait une erreur de chercher des faux-fuyants dans la diversité de ces noms, et de détourner les anathèmes sur quelques-uns, pour sauver les autres. C’est à peu près toujours la même chose ; peinture des passions, surtout de l’impureté, pour inspirer et pour plaire ; mélange des sexes, femmes indécemment vêtues et parées, ornatu meretricio ; gestes, attitudes, chants, danses, conversations dissolues, personnes de mauvaises mœurs, prêtes à tout, ne cherchant qu’à séduire, communément très séduisantes ; mauvaise compagnie, parterre et loges pleines de libertins, que le vice y rassemble. Il peut y avoir du plus ou du moins, toutes les troupes ne sont pas également corrompues, {p. 103}toutes les Actrices ne sont ni aussi artificieuses ni aussi vénales, il est des pièces plus décentes, tous les siècles, toutes les villes, ne sont pas aussi dépravés, etc. Mais malgré ces nuances légères de modestie, c’est partout le même esprit ; le fonds et la forme sont toujours mauvais, et en général le métier et ceux qui le font méritent l’infamie dont la loi les couvre.
Premier effet. Un fils qui se donne au théâtre, peut être déshérité par son père, si ce père lui-même n’est Comédien aussi. C’est une des quatorze causes d’exhérédation : « Si præter voluntatem patris, inter Mimos se sociaverit.
» (Novell. 115. C. 3.) L’ancien droit antérieur aux nouvelles de Justinien ne leur était pas plus favorable. Il ne permettait pas aux enfants Comédiens de se plaindre du testament inofficieux où ils auraient été prétérits, ni par conséquent de prendre par provision la possession des biens paternels que le Préteur leur accordait. Ce Père, dit la loi, n’avait que trop raison de regarder son fils comme indigne de son patrimoine. Je n’ai point vu dans nos arrêtistes ce cas arrivé parmi nous ; mais je suis persuadé que s’il arrivait, le fils ne serait pas reçu à se plaindre de sa prétérition. J’ai dit, avec la loi, à moins que le père n’exerce le même métier. Pourrait-il alors avec justice punir dans son fils une tache dont il l’a couvert et dont il s’est couvert lui-même ? « Talem filium suæ successionis indignum merito judicat, nisi ipse sit similis conditionis.
» (L. 2. C. de inoff. Testam.) Conviendrait-il à une femme prostituée, disent là-dessus les Auteurs, de déshériter sa fille sous prétexte de prostitution ? Ce serait bien la fable de l’écrevisse qui reprochait à sa fille qu’elle allait à reculons : « Non licet Meretrici filiam exhæredare quæ vitam meretriciam ducit.
» Le père, dans ces occasions, a droit de chasser son fils de sa maison. Une fille {p. 104}qui se livrerait au théâtre serait encore plus coupable, elle aurait franchi de plus fortes barrières. Vous ai-je donc mis au monde, nourri, élevé, pour faire un Comédien, disait à son fils un père accablé de tristesse ? « Tene genui, alui, instituendum curavi, ut ludio, ganao, Histrioque fieres ?
»
Si un enfant qui s’est fait Comédien, ne peut se plaindre du testament de son père qui l’a déshérité, d’un autre côté lorsqu’on a institué un Comédien pour héritier, non seulement les enfants du testateur, quoiqu’il leur ait laissé la légitime, mais encore ses frères et sœurs, peuvent attaquer le testament, comme inofficieux ; à plus forte raison, si on avait institué une Actrice, qui n’est regardé par toutes les lois que comme une femme indigne et prostituée, à qui on ne peut rien laisser, même par titre de fidei-commisX secret : Persona turpis infamis (L. 27. C. de in Offic. Institut. ibid. L. 1. Codex Theodosianus. Ibid.) Tous les interprètes donnent la même décision sur la loi 1. de his qui not. inf. Cependant, selon la remarque que nous avons faite, ni les enfants ni les frères ne pourraient faire casser l’institution d’un Comédien, s’ils étaient Comédiens eux-mêmes ; la même raison les exclurait de la succession. La jurisprudence Française suit les mêmes règles. On le peut voir dans les Conférences d’Automne sur la loi déjà citée, Bened. in C. Rainututius, v. Dotem. N. 38. Tiraqueau, de legibus connubialibus gl. 1. rapportées aussi par Automne dans Domat, Lois civiles, Tom. 3. liv. 3. tit. 2. sect. 2. Despeisses, Tom. 2. sect. 4. n. 59. Barri, des Successions, Liv. 10. tit. 4. n. 10. Boutaric, Instit[utiones] de inoffic. Testam. Chassan. Consuetud[o] Burgund[iensis] des Successions, sect. 3. et tous les Jurisconsultes, sur la matière de l’exhérédation des enfants et du testament inofficieux, dans les institutes, le digeste, le code, les nouvelles, et toutes les coutumes. {p. 105}On ne peut penser différemment après une loi si précise, si sage, et partout reconnue. Je n’ai vu que Furgole (des Testam[ento] Liv. 8. sect. 2. n. 52.) qui croie qu’en France on ne suit pas le droit Romain sur l’exhérédation des Comédiens, quoiqu’il convienne et qu’on ne puisse disconvenir que la novelle 115. sur les quatorze causes d’exhérédation fasse loi partout. Je ne sais où cet Auteur, d’ailleurs habile, et dont l’ouvrage a été bien reçu, a pu trouver ce sentiment, dont il ne donne aucun garant. Ce cas, il est vrai, n’arrive guère, et c’est ce qui lui a peut-être fait croire l’abolition de la loi. Comme les troupes de Comédiens ne sont composées que de gens de la lie du peuple, que la misère ou le vice y ont fait entrer, personne n’a intérêt ni de refuser ni de poursuivre de pareils héritages. Des pères de cet état, fort peu instruits des droits que la loi leur donne, fort peu sensibles à un déshonneur qu’ils ne sentent pas, et qui dans le fond n’est rien pour eux, trop heureux même que leur enfants trouvent du pain, en faisant les Rois et les Princes, ne se sont pas avisés de déshériter leurs enfants Comédiens, et ceux-ci se sont aussi peu embarrassés de la tache d’une exhérédation que personne ne sait, et qui n’aboutit à rien. On peut voir dans les arrêtistes que tous les procès qu’on a fait sur cette matière n’ont été qu’entre gens riches ou de condition, qui avaient de l’honneur, et dont le patrimoine en valait la peine. Mais la loi n’en existe pas moins, les parents n’en ont pas moins le droit, la tache de l’infamie n’est pas moins certaine, et si le cas se présentait au palais, on ne manquerait pas de prononcer sur ces principes, et on le devrait.
Une autre raison peut rendre fort rare ce cas de l’exhérédation de Comédiens. La loi veut qu’il ait embrassé ce métier contre la volonté de {p. 106}son père, et qu’il y ait persévéré. Si le père y a consenti, il n’est pas recevable à s’en plaindre ; si l’enfant a quitté avant le testament, ou même avant la mort du père, on lui pardonne une faute qu’il a réparée. Ces deux circonstances sont rarement réunies. Un homme du commun ne s’y oppose pas ; métier pour métier, il lui est indifférent que son fils soit Savetier ou Comédien ; un homme de condition aurait bien peu de crédit, s’il n’empêchait son fils de s’y livrer, ou s’il ne l’en retirait, ne fût-ce que par la crainte d’être déshérité.
Furgole cite pourtant un Auteur qui jamais avant lui n’avait été cité au barreau comme interprète des lois, et qui apparemment ne le sera pas après lui ; c’est l’Abbé d’Aubignac, dans la pratique du théâtre, qui prétend que la profession de Comédien n’est pas aussi déshonorante parmi nous, que chez les Romains. Il faut bien manquer d’autorité pour ne s’étayer que d’un si faible suffrage. Cet Abbé, plus Comédien que Jurisconsulte, modérateur et panégyriste du théâtre, malgré la sainteté de son état, ne sera jamais l’oracle de Thémis. Furgole veut distinguer les Comédiens des Bateleurs et autres gens de théâtre. Si ce ne sont des Comédiens, je ne sais quels sont ces autres gens de théâtre. Il définit mal les Gladiateurs, quand il dit que c’était ceux qui combattaient les bêtes ; ils se battaient entre eux. Il dit que les Mimes sont différents de ceux qui représentent les pièces. Les Pantomimes représentaient aussi des pièces muettes, etc. Mais toutes ces subtilités sont inutiles ; aucun Auteur ne les a faites, ils reconnaissent tous que la loi de l’exhérédation regarde tous ceux qui par état montent sur le théâtre et représentent publiquement pour de l’argent.
Qu’on consulte sur toutes les lois que nous citons, {p. 107}sur la loi 1. de postul. la loi 2. de his qui not. inf. etc. le Commentaire du fameux Mornac, qui vaut bien l’Abbé d’Aubignac, on verra quel est son respect pour les gens du théâtre. Il confirmait par un fait tragique arrivé de son temps, les éloges que les lois en font. Le fils d’un Magistrat à qui son père destinait sa charge et avait donné la plus belle éducation, fréquenta le théâtre, et, à l’ordinaire, y devint un libertin. Il porta la débauche et la bassesse jusqu’à se donner à une troupe de Comédiens. Son père, baigné de larmes, le suivait de ville en ville, errant avec la troupe, pour tâcher de le ramener. N’ayant pu réussir, il le déshérita, comme la loi lui en donnait le droit. Dieu fit à ce père infortuné une terrible justice ; le fils misérable fut enfin assassiné par un de ses compagnons de libertinage : « Prosenatore Parisino Thimelicum ignominiosum habuit, Histrionem flagitiosis artibus infamem, omni cura et solertia ad vindicandum e sordibus filium artes ludicras per urbes exercentem sequebatur, sed reducere non potuit, apatre exhæreredatus, tandem occisus, etc.
» (Mornac, L. 2. de serv. corrup.) De pareils exemples, sans être toujours si éclatants et si tragiques, ne sont pas rares. Il mourut, il y a quelque temps, au Parlement de… un Avocat dont les premières années avaient été aussi mal employées. Il quitta enfin l’infâme métier de Comédien, et entra au barreau. Il y porta cet air et ce style de théâtre qui amuse et fait mépriser, et continua à mener une vie fort dissipée dont il avait pris l’habitude. Il n’eut jamais la confiance du public, le souvenir de sa vie passée le dégrada toujours, et quoiqu’il eût de l’esprit, il ne fut jamais qu’un médiocre Jurisconsulte, et mourut enfin très pauvre. Qu’on lise la vie des Comédiens dans l’histoire de M.
Parfait, on verra combien leur origine, leur {p. 108}conduite, leur fin, ont mérité le mépris que les lois en font.
Les lois ont pourtant quelque indulgence pour la jeunesse des Comédiens, on excuse la faiblesse de l’âge. Qu’on est facile à séduire ! L’enchantement de la décoration, les grâces des Actrices, l’ivresse d’une volupté nouvelle, facile, piquante, l’adresse, l’insinuation séduisante des Comédiens, gagnent aisément un cœur sans expérience que tout s’efforce d’aveugler et de corrompre. Ainsi un mineur de vingt-cinq ans qui monte sur le théâtre, n’encourt pas l’infamie, pourvu qu’il quitte avant la majorité (L. Si fratres. C. in quib. caus. infam.). On ne peut déshériter une impubère incapable par son âge de l’avoir mérité ; on ne peut de même déshériter un Comédien encore mineur, qui ne mérite ni l’infamie légale ni la disgrâce paternelle, par une faute qu’il a tâché de réparer.
Second effet. Comme on peut déshériter un enfant qui se fait Comédien, on a droit de répudier une femme qui se livre au théâtre, qui même le fréquente contre la volonté de son mari, comme on pourrait répudier une empoisonneuse, une adultère : « Si adulteram, veneficam aut theatralibus ludis gaudentem.
» (L. 8. §. 30. C. de repud.) Sempronius répudia la sienne, parce qu’elle avait été à la comédie à son insu (Valer. Maxim. L. 6. C. 8.) Suéton. (C. 44.) rapporte qu’Auguste défendit aux femmes d’assister aux spectacles ; elles n’y assistaient pas chez les Grecs. Nous en parlerons ailleurs.
Au contraire, il n’est pas permis au mari d’une Comédienne d’accuser sa femme d’adultère, ni même de la répudier ou de se séparer d’elle, sous ce prétexte, quelque coupable qu’elle soit. N’a-t-il pas dû s’y attendre ? n’est-il pas censé y avoir consenti ? pouvait-il ignorer que la prenant au {p. 109}théâtre, ou s’y livrant, après l’avoir prise, c’était se charger d’une femme publique ? La laissant dans la nécessité de pécher, il renonce à ses droits, se rend complice, et ne peut se plaindre : « Mimæ a maritis adulterii accusari non possunt, quia cum theatro conceduntur, venalis formæ censentur, et socius turpitudinis accusare non potest.
» (L. 5. C. de condic. ob. turp. Caus. L. 22. C. ad leg. Jul. de adult.) Par la même raison une Actrice séduite (si quelqu’une pouvait l’être) n’aurait pas droit de se plaindre de son séducteur, de l’obliger à l’épouser, de demander des dommages et intérêts, pas plus qu’une femme trouvée dans un lieu public, pour laquelle la plainte d’adultère ou de séduction n’est pas reçue. C’est une marchandise étalée dans une foire, qu’on achète (L. pen. de adult.), et qui forme la matière d’une déclamation proposée par Quintilien (Inst. L. 7. C. 3.). Ce privilège d’impunité, le seul que les lois laissent au théâtre, engageait quelquefois les femmes adultères, pour éviter le châtiment, de se faire Comédiennes. Il leur en coûtait peu, leur goût était décidé, et leur apprentissage fait. Le théâtre était leur asile : comment poursuivre le désordre sur ses foyers ? L’Empereur Tibère ne put cependant le souffrir (Suéton. C. 35.) ; car quoique dans le fond il ne valut pas mieux, il affectait de protéger les bonnes mœurs. Il exila toutes les femme qui, pour se soustraire à la rigueur des lois, se réfugiaient chez les Comédiennes, et il fit rendre un célèbre sénatus-consulte qui ordonna que sans avoir égard à l’impunité accordée aux Comédiens, toutes celles qui s’y seraient agrégées en fraude des lois, ne seraient pas moins châtiées. C’était aussi abuser de la grâce, que de laisser mettre toutes les débauches sous la sauvegarde de la comédie (L. mater, de adulter.).
Telle est la jurisprudence constante en Espagne, comme le dit Cévellos, fameux Jurisconsulte de Tolède (Spec. aur. Q. 109. n. 4.), conformément aux ordonnances des Rois Catholiques qu’il cite. Il en donne une raison plaisante, mais vraie. De quoi se plaindrait un Comédien dont la femme est infidèle ? dirait-il qu’elle a blessé son honneur ? et quel honneur a-t-il ou a-t-elle donc à perdre ? La privation suppose la possession. En livrant sa femme au théâtre, il est censé la livrer au public et lui permettre le crime. Il cite là-dessus une foule d’Auteurs. « Histriones sunt infames, non possunt privari aliquo honoro, quia privatio supponit habitum. Non possunt uxores accusare de adulterio cum videantur in delicto permissive assentiri.
» C’est apparemment ce qui fit garder le silence à Molière, aussi mécontent de sa femme que tous les maris qu’il avait joués. Il est vrai aussi que sa femme avait autant de raison d’être mécontente de lui, et qu’une juste compensation le déclarait irrecevable. Combien de fois dans les innombrables intrigues des femmes ou des maris infidèles qu’on met tous les jours sur le théâtre, les Acteurs et les Actrices composent ou jouent d’original ! Le vice ne paraît si souvent sous tant de noms, de couleurs, et de formes différentes, que parce qu’il ne fait que passer des coulisses sur la scène. Que l’intérêt est un grand peintre ! qu’un cœur irrité est énergique et fécond ! « La colère suffit et vaut un ApollonXI.
» Au reste il serait inutile de leur permettre d’autre vengeance ; la plupart s’embarrassent peu d’une infidélité dont ils profitent, et accordent de bonne grâce une liberté qu’ils savent prendre pour eux-mêmes. S’il fallait punir toutes leurs intrigues, si toutes devenaient la matière sérieuse d’un procès, quel Tribunal pourrait y suffire, quel Magistrat voudrait s’en charger, et quelles scandaleuses audiences {p. 111}ne donnerait-on pas au public pour en entendre le détail ? Il vaut mieux les laisser à eux-mêmes se pardonner mutuellement leurs galants exploits, ou s’en faire justice dans quelque scène mordante, et tâcher de sauver de la contagion ce qui reste encore de religion et de vertu dans le monde.
Troisième effet. Les lois civiles souffrent les mariages des Comédiens et des Comédiennes entre eux. C’est toujours diminuer le nombre des crimes. Elles veulent bien que les enfants qui en naissent, ne soient pas traités de bâtards, quelque incertaine que soit leur naissance ; elles tolèrent encore que le peuple s’allie avec eux, quoique l’Eglise, par respect pour la sainteté du sacrement, ne le leur accorde pas, s’ils ne se convertissent, pour en empêcher la profanation. Mais toutes les lois défendent aux personnes en place, aux Magistrats, par exemple, d’épouser des personnes si méprisables. Nous ne traitons pas ainsi les pauvres, dit la loi : la pauvreté n’est pas une infamie, les plus grands Seigneurs ne se mésallient pas en les prenant ; mais on ne peut trop mépriser et écarter les Comédiennes et leurs filles, ainsi que les filles des pourvoyeurs de femmes publiques : « Amplissimis dignitatibus licet pauperem in matrimonium accipere ; humilem et abjectam hanc minime judicamus. Humiles et abjectas tantum censemus Scenicam, Scenicæ filiam, filiam lenonis. Has nuptias Senatoribus interdicimus.
» (L. Humillim. 7. C. de inc. nup. Novell. de Matrim. Senator.)
Il est vrai que pour faciliter la conversion d’un sexe fragile, souvent entraîné par faiblesse, Justinien permet aux Comédiennes et à leurs filles de purger leur infamie par des lettres de réhabilitation, comme il le permet aux bâtards et aux affranchis, « sicut servos libertate donatas
», pourvu {p. 112}qu’elles renoncent sans retour à l’infâme habitude du théâtre. Alors un honnête homme pourra les épouser, à condition qu’écartant tout air de clandestinité, le mariage soit public et constaté par un contrat et une dot convenable. On ne peut prendre trop de précautions avec ces créatures : les termes de la loi leur font acheter chèrement cette grâce : « Mulieres quæ indignam honore conversationem imbecillitate sexus elegerint, ut minus honestam conditionem facilius derelinquant quæ scenicis ludis se immiscuerant, spreta mala conditione professionem inhonestam effugerunt, etc.
» (L. 23. C. de Nupt.). La même loi étend cette grâce aux filles des Comédiens, aux mêmes conditions ; mais si elles sont nées depuis la réhabilitation de leurs mères, alors n’ayant jamais été enveloppées dans leur infamie, elles n’ont pas besoin de se faire réhabiliter : « Si post purgationem matris sint natæ, non subjacent legibus.
»
Il est défendu de traiter en légitimes les enfants nés d’une Comédienne, ni même d’une fille de Comédienne, non plus que les enfants d’une esclave on d’une fille de marchand d’esclaves, ou de leur rien donner directement ni indirectement par des personnes interposées. Tout doit être rendu à la famille, ou confisqué, quand même ces enfants auraient obtenu du Prince des lettres de légitimation. La bassesse, l’avidité, l’ascendant que la passion donne, rendent la loi bien nécessaire. Les donations entre mari et femme sont défendues ; on a craint une mutuelle séduction, et que le plus avide et le plus artificieux ne dépouillât l’autre. Que n’aurait-on pas à craindre des artifices et de l’avidité de ces harpies, aguerries à empoisonner les cœurs et à vider les bourses ? Leurs filles, formées à leur école, ne sont pas moins à redouter : « Et sequitur leviter filia matris iter.
» Que si quelque Magistrat s’oublie {p. 113}jusqu’à avouer et à traiter en légitimes de pareils enfants, il devient infâme lui-même : « Senatores, Præfectos, etc. placet maculam subire infamiæ, si ex ancilla, scenica, scenicæ filia, vel lenonis filia, susceptos filios in numero legitimorum habuerit, etiam cum nostri prerogativa rescripti quidquid ei donaverit, sive per interpositas personas, totum reddatur.
» (L. 1. C. de Natural. lib.)
Les lois canoniques sont ici plus sévères que les lois civiles, et en un sens plus indulgentes. Elles n’ont point égard à la mésalliance, le sacrement est indépendant de la noblesse ou de la roture, et quoique l’Eglise souhaite que les mariages soient assortis avec décence, elle n’a jamais fait un empêchement de l’inégalité des conditions. Je ne crois pas même que les Empereurs Romains en aient prétendu faire un dirimant, par leurs défenses. Mais aussi le Prêtre doit assez respecter le sacrement, pour ne pas l’administrer à des pécheurs publics et des excommuniés, tels que sont les Comédiens, jusqu’à ce qu’ils se convertissent, parce qu’ils en sont indignes, quoique d’ailleurs il fût validement, et non légitimement contracté. Cette loi leur est commune avec tous les autres pécheurs publics ou excommuniés ; mais il a fallu des lois particulières pour les Comédiens, parce qu’ils ont la mauvaise foi de ne vouloir pas convenir du crime de leur état, quoiqu’il soit plus notoirement et plus dangereusement criminel que les autres : « Noluit intelligere ut bene ageret.
»
La femme du Poète Quinault eut cette délicatesse. C’était la veuve d’un riche Marchand, qui aimant beaucoup la comédie, avait donné un appartement chez lui à cet Auteur, dit Ménage (Menagiana. tom. 3. p. 262.). Quinault, qui n’avait rien, profita de l’occasion ; amoureux de la bourse autant que de la personne, il fit si bien sa cour à la veuve, qu’elle l’épousa et fit sa fortune. {p. 114}Cette femme, qui avait des sentiments, ne consentit au mariage, qu’à condition qu’il ne travaillerait plus pour le théâtre et achèterait une charge. Il promit tout, et tint parole en partie, il acheta un office d’Auditeur des Comptes ; mais sous prétexte de servir aux divertissements du Roi, il éluda l’autre, en quittant le théâtre de la Comédie Française pour s’appliquer à l’Opéra, où il se mit aux gages de Lully, et s’y fit une brillante réputation. La femme, qui se voyait jouée, s’en plaignit ; mais elle n’était plus la maîtresse. La Chambre des Comptes n’en fut pas plus contente, elle fit la même difficulté de le recevoir que firent à Lully, son associé, les Secrétaires du Roi, quand il voulut entrer parmi eux : « Il n’est pas, disait-on, de l’honneur d’une compagnie si respectable d’admettre un Comédien. L’affaire traîna quelque année
» ; cependant comme il n’avait fait que composer des pièces, et n’avait jamais été ni Acteur ni d’aucune troupe, au lieu que Lully était l’un et l’autre, et qu’on craignait d’ailleurs le crédit du Musicien, on s’accommoda enfin, et il fut reçu. Il avait un autre avantage sur Lully, qui n’avait été qu’un Marmiton. Quinault, fils d’un Boulanger, selon Furetière, dans son Factum contre l’Académie, et d’une honnête famille, selon l’Abbé d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie, mais fort pauvre, puisqu’il fut valet de Tristan l’Hermite, homme fort peu pécunieux aussi, de qui il apprit à faire des vers,
Quinault, dis-je, avait été dans la suite Clerc d’un Avocat au Conseil, où il avait appris quelque mot de chicane, qui lui facilita l’exercice de sa charge, et lui donna du crédit chez son Marchand. Cet homme avait au Conseil un grand procès, où le maître de Quinault était Avocat ; le Clerc en eut soin, et le procès fut gagné. « Ce Poète se convertit à la fin de sa {p. 115}vie , dit l’Abbé d’Olivet, l’idée de Lully, mort l’année précédente sans beaucoup de préparation (c’est-à-dire subitement et fort mal), l’avait frappé ; il en profita, et marqua du regret d’avoir empoisonné l’Opéra par une morale efféminée.
» Il avait même quitté l’Opéra deux ans auparavant, malgré les instances de Lully, et les quatre mille livres par pièce qu’il lui donnait et qu’il offrait d’augmenter. Son repentir est consigné dans un poème sur l’hérésie qu’il composa pour lors. On fit plusieurs mauvaises épigrammes sur le refus de la Chambre des Comptes, dont la pointe consistait dans l’équivoque du mot Auditeur, quoique fort mal à propos, puisqu’on dit Spectateur, non pas Auditeur de Comédie. En voici une qui suffira.
« Quinault, le plus grand des Auteurs,Dans votre corps, Messieurs, a dessein de paraître,Puisqu’il a fait tant d’Auditeurs,Pourquoi l’empêchez-vous de l’être ? »
On peut consulter la vie de Quinault à la tête de ses Œuvres, et l’Histoire du Théâtre sur l’année 1658, d’où nous avons tiré tous ces faits.
La défense de se marier embarrasse peu les Comédiens. Ils savent se passer de mariage, ou trouver des ressources admirables pour se jouer de la loi. En voici des traits. La Bourguignon, dite la Beauval, fameuse Actrice, était un enfant exposé ; une blanchisseuse qui la trouva par hasard, en eut pitié, la prit, l’éleva jusqu’à l’âge de dix ans, et la donna à Filandre, chef de troupe, qui la forma, et lui fit courir le monde. Etant à Lyon, elle plut à Monchindre dit Paphetin, autre chef de troupe (ces noms-là ne sont ni brillants ni sonores). Celui-ci l’enleva à Filandre, et l’adopta pour sa fille. Charmée de la bonne grâce avec laquelle Beauval mouchait les chandelles, elle en devint amoureuse et l’épousa, {p. 116}à condition néanmoins que Beauval la laisserait maîtresse, aurait la patience de souffrir ses caprices, et la docilité de ne se mêler d’aucune affaire du ménage. Il promit tout, et tint parole ; mais le mariage ne fut pas sans difficulté. Monchindre Paphetin, choqué que sa fille adoptive se mariât sans son consentement, et à un moucheur de chandelle, porta sa plainte à l’Archevêque de Lyon. Ce Prélat eut la bonté de se mêler de cette affaire, et de défendre à ses Curés d’épouser la Bourguignon et Beauval. Des Comédiens ne s’arrêtent pas pour si peu de chose. Un beau dimanche matin, la future, parée de tous ses atours, se rendit à la messe de paroisse avec son futur, qu’elle fit cacher sous la chaire où le Curé faisait le prône. Dès qu’il fut fini, elle se lève au milieu de l’auditoire, et déclare à haute voix, qu’en présence de l’Eglise et de tous les assistants, elle prend Beauval pour son légitime époux. Et aussitôt, par un merveilleux coup de théâtre, Beauval, qui avait le mot, sort de la coulisse de dessous la chaire, se montre à l’assemblée, et déclare bien distinctement aussi qu’il prend la Bourguignon pour son épouse légitime. On n’accusera pas ce mariage d’être clandestin. Pour réparer le scandale que donnait un tel éclat, et empêcher le concubinage, l’Archevêque jugea à propos de les faire marier. Elle se réconcilia avec Monchindre Paphetin, revint triomphante sur la scène, et fit passer son mari du grade de Moucheur de chandelles à la haute dignité d’Acteur, qu’il remplit assez mal. Histoire du Théâtre, tome 14. année 1708.
M. de Samson, Gentilhomme du Maine, étant au service, fit connaissance avec la Comédienne le Grand, déserta son Régiment pour la suivre en Flandre ; à la première ville où il s’arrêta avec la troupe, il l’épousa, et en eut un {p. 117}enfant. Ce mariage fut absolument inconnu à sa famille, jusqu’à ce que quatre ans après la mort du mari, la veuve se déclara, et demanda la succession du père, que les collatéraux s’étaient partagée. Appel comme d’abus du prétendu mariage fait par autre que par le propre Curé des parties. Arrêt du 19 juillet 1731 qui le casse (Œuvres de Cochin, Tom. 7. Plaid. 11.). Voici quelques traits du plaidoyer de cet éloquent Avocat. Lorsque la le Grand voulut faire reconnaître son bâtard, elle fit écrire à la famille de Samson que « si on ne le recevait pas, elle le ferait monter sur le théâtre
». C’était en effet pour des gens d’honneur une vraie menace, si l’enfant eût été légitime. La le Grand avançait que quand le sieur Samson déserta pour la suivre, il se mit d’abord Précepteur, qu’ensuite il se fit Comédien dans la troupe. Sans convenir de ces faits, l’Avocat réplique : « Il abandonna donc un état honnête (Précepteur) pour en prendre un infâme (Comédien). Ce prétendu mariage en fut le fruit.
» Faut-il d’autre preuve de son libertinage ? L’amant était digne de sa maîtresse. Elle osait dire que les Comédiens ne sont pas sujets aux lois du mariage. Après avoir prouvé la fausseté de ce principe, l’Avocat ajoute vivement : « Croira-t-on qu’un homme de condition soit né pour être Comédien ? Et quand on prouverait qu’un pareil homme aurait eu la bassesse de monter sur le théâtre, peut-on penser qu’une pareille extravagance l’ait exempté des lois du royaume, et que l’excès de son libertinage donne à un mariage honteux qu’il contracte, contre la disposition de ces lois, une validité qu’il n’aurait pas, s’il eût resté au service du Roi, à l’exemple de ses pères ?
» Il faut convenir que M. Cochin était moins galant que sincère, plus véridique que flatteur. Aussi était-ce un Jurisconsulte éclairé, sage, de bonnes mœurs, l’ornement du {p. 118}barreau, qui connaissait, respectait et savait défendre les lois et les bienséances.
Quatrième effet. Les Comédiens ne peuvent exercer aucune charge publique (L. 2. C. de Dignit. L. 12.), jusque là que par un arrêt du Sénat il fut défendu, non seulement aux Sénateurs, mais encore aux Chevaliers Romains de paraître sur le théâtre, même par jeu ; ce qu’Auguste observa soigneusement, quoique auparavant il les y employât, comme le rapporte Suétone (Aug. C. 43.). Tout le monde vit avec indignation le trouble qu’excita Lully quand il s’avisa d’acheter une charge de Secrétaire du Roi. On connaît les oppositions du Corps des Secrétaires, les ordres qu’il fallut arracher à Louis XIV, pour faire enregistrer ses provisions, et le peu de succès, puisque malgré sa réception forcée, il n’osa ni ne pût en faire aucune fonction. Les Comédiens ne peuvent pas postuler au barreau ; l’ordre des Avocats est trop noble, leurs fonctions trop importantes, les Tribunaux trop respectables, pour entendre des voix si méprisables. Qu’ils aillent jouer George Dandin ou Arlequin Grapignan, ils ne sont pas faits pour le langage des lois ; ce serait les profaner de les mettre sur des lèvres infâmes : « Peccatori dixit, quare tu enarras justitias meas ?
» La loi, jalouse de son honneur, se refuse à leurs attentats (L. 1. de Postul.).
Ils ne peuvent être ni accusateurs ni témoins en matière criminelle, que dans les affaires de leurs semblables, ou qui se sont passées sur le théâtre, dans lesquelles ils sont plaignants ou témoins nécessaires, de même que les femmes prostituées ne sont recevables à accuser ou à déposer que de ce qui se passe dans le lieu public. Tous les Praticiens enseignent unanimement cette doctrine. Julius Clarus, farinacius Damhouder, etc. Quelle foi peut-on ajouter aux dépositions de {p. 119}gens frivoles et méprisables, qui ne font profession que de mentir ? serait-il juste que l’honneur et la vie des hommes fût à la discrétion d’une bouche infâme qui ne s’ouvre qu’au langage de la passion et du vice ? Le concile septième d’Afrique les met au rang des Juifs et des Païens : « Histriones infamiæ maculis aspersi, turpitudinibus subjecti, ut Pagani et Judai, ab accusatione prohibentur.
» (4. Q. 1. C. 1.)
Un Soldat qui se fait Comédien, est indigne de servir la patrie : la loi le juge même indigne de vivre ; les Romains connaissaient et savaient conserver la gloire des armes : « Militem qui artem ludicram fecisset, capite plectendum.
» (L. quadam 14. de Pœnis.) On n’a pas à craindre qu’un Comédien entre au service, cette nation n’a de bravoure que sur le théâtre ; mais si par hasard quelqu’un se fût avisé de s’enrôler, il est certain qu’il n’eût été incorporé dans les légions et qu’il ne serait enrégimenté qu’à condition de quitter un métier totalement opposé à l’esprit du service. On ne voit pas dans l’histoire que les Officiers Grecs, Romains, ou d’aucune nation guerrière, aient jamais fait représenter des pièces dans leur camp, encore moins y aient joué des rôles. La discipline militaire n’eut jamais besoin d’interdire ces folies : l’idée même pouvait-elle en venir ?
Les Comédiens n’ont pas droit de bourgeoisie et ne sont pas mis au rang des citoyens Romains, quoique nés à Rome. Ils ne sont pas même reçus dans les tribus de campagne, et s’ils s’y étaient glissés, le Censeur les en fait retrancher, ils n’ont pas d’état civil ; la loi ne les connaît que pour les mépriser, et les retrancher de la société par l’infamie. C’est ce que rapporte Cicéron dans son livre de la République, dont S. Augustin, dans le livre de la Cité de Dieu, nous a conservé le témoignage : « Romani, cùm artem ludicram totamque {p. 120}scenam in probro ducerent, id genus hominum, non modo reliquorum civium honore carere, sed etiam tribu amoveri, notatione censoria voluerunt.
» Ce Saint ajoute, et après lui Orose (Histor. L. 4. C. 21.), que Scipion Nasica, ce sage et fameux Censeur, fit exécuter cette loi, et Valère Maxime (L. 2. C. 4) rapporte que ce même Scipion, si estimé et si estimable, fit supprimer le théâtre, et en vendre à l’enchère les décorations et les meubles. Mais le vice reprit bientôt le dessus, et le théâtre fut rétabli.
Cette exclusion de toutes les charges et de toutes les fonctions publiques est fondée sur la légitime et générale suspicion que donne de leurs mœurs, de leurs droiture et de leur probité, l’exercice habituel du théâtre. Qu’on s’amuse à en faire un moment l’application détaillée, qu’on dise à Rome, un Consul, un Préteur, un Sénateur, etc., Comédien ; dans tous les pays du monde, un Ministre d’Etat, un Ambassadeur, un Gouverneur de province, Comédien ; qu’on dise parmi nous, un Général, un Colonel, un Capitaine, un Président, un Conseiller, un Avocat, un Notaire, etc., Comédien ; ces idées sont si disparates, les personnes et l’emploi sont si opposés l’un à l’autre, que ce seul langage révolte : la seule proposition serait une insulte et une folie, exciterait l’indignation, ou ferait rire par le ridicule ; ce serait allier le bon ordre et la dissolution, la sagesse et la folie, la considération et le mépris, la confiance du public et la friponnerie. Rien au monde ne fournit ni plus de contrastes à l’esprit, ni plus d’antithèses au langage, et toutes justes, que les charges publiques et le métier de Comédien. Rousseau, dans son ouvrage contre le théâtre, Marmontel, dans son apologie, et tous, tant défenseurs qu’adversaires, en conviennent également ; qui pourrait {p. 121}en disconvenir ? les pierres parlent. « Il est difficile, dit Rousseau, que celle qui s’est mise à prix en représentation ne s’y mette bientôt en personne
» (et n’est-ce pas le plus souvent pour s’y mettre en personne qu’elle s’y met en représentation ?). « Ces valets filous, si subtils de la langue et de la main sur la scène, n’auront-ils jamais dans le besoin de distraction utile, et ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un père avare pour celle de Léandre ou d’Argante ?
»
Marmontel, ne sachant comment se tirer d’affaires, dit d’abord avec beaucoup de charité : « Je n’examine point le fait (il a raison, le fait n’a pas besoin d’examen), je parle de ce qui peut être, sans m’attacher à ce qui est ; je considère la profession faisant abstraction des personnes.
» Cette abstraction d’une profession d’avec tous ceux qui la pratiquent, est de la plus profonde métaphysique. Ensuite il distingue la galanterie de la friponnerie. « Pour celle-ci, je passe, dit-il, rapidement (il fait bien, un chat qui s’arrête sur la braise s’y brûle), je n’ai pas le courage d’en plaisanter
» (en effet, être volé, trompé, ruiné, passe la raillerie). Ces embarras, cette rapidité de justification, cet air de tristesse qui ne veut pas plaisanter, même en parlant des gentillesses des Comédiens, sont véritablement dans le ton de cette multitude de jeunes gens que nous voyons si souvent se récrier au théâtre, et des parents qu’ils ont volé pour quelque Acteur ou quelque Actrice, et qui véritablement ne sont pas trop d’humeur d’en plaisanter. C’est encore le ton et l’humeur des Comédiens et Comédiennes, qui amassent des richesses et font de très grandes dépenses, tandis qu’eux et leurs apologistes ne cessent de dire, d’un ton lamentable, que leur métier ne leur donne pas de quoi vivre. D’où tout cela vient-il donc ? C’est la pluie d’or qui tombe dans le sein de Danaé ; car {p. 122}peut-on penser, comme Rousseau, que dans un métier dispendieux et peu lucratif, on fasse usage de l’adresse qu’on a si bien étalée sur le théâtre ? Passons rapidement aussi, et gardons-nous de plaisanter.
Pour la galanterie, Marmontel est de fort bonne composition ; il porte l’indulgence jusqu’à faire de l’amour physique, que M. de Maupertuis appelle Vénus physique, et que nous bonnes gens appelons grossièrement l’impureté, jusqu’à en faire un bien, un mérite, un besoin périodique, une nécessité publique et particulière. Il prend condamnation. « Vous demandez, dit-il, si ces personnes si bien parées, si exercées aux accents de la passion, n’abuseront jamais de leur art pour séduire la jeunesse. Votre crainte est fondée ; un Comédien doit savoir mieux que personne l’art de, etc. Un bon Comédien sans mœurs (eh qui sont ceux qui en ont ?) est plus dangereux que personne. S’ils ont des mœurs, ce ne peut être qu’en s’élevant au-dessus des hommes. Un Comédien vertueux, une Comédienne sage et honnête, est une espèce de prodige. Cet être céleste, où se cache-t-il ?
» disait Rousseau. Dans la loge de la N….
Les pauvres Comédiens sont pourtant excusables ; ils ne lâchent la bride aux passions que par dépit et par désespoir. En les excommuniant et les déclarant infâmes, on leur ôte la religion et les mœurs, on les livre sans frein, à leurs passions. Puisqu’ils ne tirent aucun fruit de la gêne incommode de la vertu, ils seraient bien dupes de se priver des plaisirs tolérés par les lois et permis par la nature. Cette morale assurément n’est pas d’une sévérité outrée, elle vaut bien celle de Sanchez et de Busembaum ; elle excuse tous les criminels. Les lois ont grand tort en effet de punir les voleurs, les assassins, les femmes publiques ; que ne leur laisse-t-on la vie, les biens, {p. 123}l’honneur, la religion, les freins du vice, les mêmes contrepoids à leurs penchants qu’aux nôtres ? Eh qui leur ôte ni la religion ni l’honneur ? Ce sont eux-mêmes qui l’abandonnent. La religion condamne leur état, l’honneur le réprouve ; pourquoi l’embrassent-ils, pourquoi y demeurent-ils ? Ils retrouveront quand ils voudront la religion et l’honneur dont ils sont déserteurs. Dieu lui-même a grand tort de priver le pécheur de la grâce et de la gloire, et de le déclarer indigne des sacrements ; c’est lui enlever le frein et le contrepoids du vice. Mais le véritable frein et le plus fort, s’il en était aucun pour des Comédiens, ne serait-ce pas la crainte de cette privation de l’honneur et des biens de la communion des fidèles ? quel frein lui mettrait l’idée de l’honneur, puisqu’il ne craint pas de le perdre en s’exposant à l’infamie ? Le véritable déshonneur est dans la profession, l’infamie légale n’en est que la déclaration. Quelles expressions ! les a-t-on bien pesées ? Oter la religion et l’honneur. Les Comédiens n’ont donc ni honneur ni religion, puisqu’on les leur a ôtés. Eh qui peut ôter la religion ? est-il rien de plus libre ? n’est-elle pas dans le cœur ? Qui peut ôter l’honneur, si on ne le mérite ? Reste donc que tous les Comédiens sont sans mœurs, ils n’ont ni intérêt à la vertu, ni contrepoids au penchant, ni frein au vice ; ils goûtent tous les plaisirs, ils savent tout séduire. Quel peuple ! Les barbares de l’Amérique sont moins dangereux, moins méprisables, moins détestables. Je parle d’après leur Apologiste.
Cinquième effet. Les Préteurs et les Ediles, chargés des lois des théâtres, avaient droit, ainsi que les Consuls et tous les autres Magistrats chargés de la police, de faire fustiger les Comédiens, sans autre forme de procès, partout où ils les trouvaient coupables de quelque faute, {p. 124}de même que les maîtres avaient la liberté de châtier leurs esclaves. Les comédies de Plaute et de Térence sont pleines de ces traits, toujours les verges à quelque esclave. La bassesse et l’infamie du métier dispensait de tout ménagement à leur égard ; ils n’étaient que de vils esclaves, et si difficiles à contenir qu’on était forcé de les punir sans cesse, et les punitions infamantes, qu’il n’était pas permis de faire subir aux citoyens sans leur faire le procès, étaient pour eux indispensables : « Correctionem in Histriones Magistratibus in omni loco et tempore lege vetere permissum
», dit Suétone in August. C. 35. Auguste, qui dans les commencements de son règne, pour gagner l’amitié du peuple, favorisait les Comédiens, trouva cette liberté de punir trop étendue : il la borna au théâtre, et ne voulut point qu’on les fît fouetter ailleurs, et aux fautes commises pendant le spectacle, qu’il laissa punir comme auparavant sur le champ devant tout le monde. Mais à la place du fouet qu’il supprima, il substitua la prison et l’exil. Tous les Magistrats purent donc chasser ou emprisonner les coupables, comme font parmi nous les Magistrats municipaux chargés de la police. Auguste ne tarda pas à se repentir même de cette légère indulgence, et bientôt, comme remarque Juste Lipse (sur le premier livre des Ann. de sa vie), il rétablit les choses sur l’ancien pied (V. Paulum. L. 5. tit. 26. Senten.). Il l’exécuta même, car, comme remarque Suétone (ibid.), Auguste affermi sur le trône, n’ayant plus tant à ménager le goût du peuple,
maintint l’ordre et la décence. Il fit fouetter publiquement sur les trois théâtres de Pompée, de Marcellus et de Balbus, un fameux Comédien qui entretenait une femme déguisée en homme. Il en fit encore fustiger un autre aussi célèbre, dans sa maison, à la vérité, mais ordonnant que les portes fussent {p. 125}ouvertes, et que tout le monde pût y entrer pour en être témoin. Enfin il chassa de Rome et de l’Italie l’Acteur Batille, le plus habile et le plus célèbre de tous, à qui pourtant il pardonna dans la suite, à la prière du peuple.
Il n’est pas dans nos mœurs de faire fouetter personne en plein théâtre, ni personne publiquement qu’après une condamnation en justice ; mais dans toutes les villes du royaume le Magistrat chargé de la police fait sans façon emprisonner les Comédiens qui font quelque sottise, et leur fait faire sans bruit dans le cachot une correction paternelle. A Paris on les traite souvent en Princes, on les enferme dans les maisons royales, les Acteurs à Bicêtre, les Actrices à la Salpetrière, où l’on ne leur épargne pas la correction. Il s’y en est trouvé quelquefois assez pour y jouer des pièces ; mais les Gouverneurs de ces maisons royales sont gens de mauvaise humeur, qui n’aiment point la comédie, et qui font jouer des tragédies de toute une autre espèce, assez propres à exciter la terreur et la pitié, selon les règles d’Aristote.
CHAPITRE VI.
Suite de l’infamie civile. §
Les lois envisagent les hommes dans deux point de vue différents, 1.° dans l’état légal et stable des charges publiques, des mariages et des successions, 2.° dans leurs liaisons passagères avec la société, leur décoration, leur habitation, leurs honneurs, leurs amitiés, etc. La peine de l’infamie se fait sentir partout, et les Comédiens, en qui la loi en imprime la tache, la trouvent sur tous leurs pas. Nous avons vu dans le chapitre précédent les effets de cette infamie {p. 126}sur les successions, les mariages et les charges publiques ; nous allons dans celui-ci parcourir les autres branches de cet arbre funeste qui les couvre de son ombre, tandis qu’ils habitent le terrain maudit où la main de la sagesse et de la décence l’ont planté.
1.° La loi défend aux Comédiennes toutes les parures riches et distinguées, les diamants, les broderies, les draps d’or, la pourpre, etc., soit afin qu’elle ne soient pas confondues avec les personnes de condition par des ornements et des habits si peu assortis à la bassesse de leur métier, et qu’elles affectent plus que d’autres, soit pour arrêter leurs folles dépenses et celles de leurs amants. La vanité de ces femmes, et l’aveuglement de ceux qu’elles ont séduit, ne connaissent aucune borne à leur luxe : « Nulla Mima gemmis, sigillatisve sericis, vestibus auratis aut quas inustas vocant, in quibus alio admixto colore rubeo muricis inardecit.
» (L. 11. codex Theodosianus de Scenicis.) On ne connaît pas exactement les étoffes dont parle la loi ; la mode s’en perdit dans les siècles de barbarie qui suivirent la chute de l’empire. Les Wisigoths, les Vandales, etc., n’ont jamais aimé le théâtre, goût bien différent des folies des derniers siècles, qu’on traiterait mal à propos de gothique. Godefroy conjecture que c’étaient des damas à fleurs, des velours, de l’écarlate, des étoffes à fond d’or et d’argent, etc. Tout cela est fort incertain et fort peu important ; qui pourrait épuiser ou imaginer les raffinements du luxe et de la vanité des femmes, surtout des Comédiennes ?
Ces sages lois n’ont plus lieu parmi nous ; à la honte de la Noblesse et de la Cour, les Actrices par le brillant de leurs étoffes, de leurs parures, de leurs diamants, effacent les dames les plus distinguées. Il semble qu’elles continuent à jouer, comme sur la scène, le rôle des Reines et des {p. 127}Princesses. A Paris, où elles sont plus riches, les équipages les plus lestes, les meubles les plus somptueux, les domestiques les mieux faits, les mieux habillés, annoncent, eh quoi ? une ravaudeuse qui n’avait point de pain avant que le théâtre eût étalé et offert ses grâces au public. Bien plus, elles donnent le ton et le goût de la parure (la plus modeste sans doute), elles inventent les modes ou les accréditent ; rien n’est bien, s’il n’est fait sur ce modèle ; la marchande de modes achète leur faveur pour se mettre en vogue. Par une basse émulation les femmes du monde rougiraient de ne pas ressembler à des Comédiennes ; oseraient-elles paraître dans une loge, dans un cercle, si elles n’étaient en état de figurer sur le théâtre ? Les jeunes gens ne sont pas plus sages ; le Baigneur de l’Hôtel est l’arbitre du bon goût, en imitant la parure, on n’est pas éloigné d’imiter les mœurs, ou plutôt ce n’est que parce qu’on en a pris les mœurs, qu’on en arbore la parure.
Nous n’entrons pas ici dans le détail des désordres du luxe, ni dans celui des lois somptuaires faites en divers temps sur les habits et les parures, dont on trouve un recueil dans la police de Lamarre (T. 1. L. 3.). Ces lois, faites pour tous les états, ont une application naturelle aux Comédiens, soit par rapport à leur état et à leur personne, puisque étant dans la dernière classe, ils n’ont droit à aucune prérogative, et doivent être habillés de la manière la plus simple ; soit par l’abus qu’ils en font et qu’ils en font faire, personne ne porte plus loin les excès du luxe des habits, et par le goût et l’exemple rien n’est plus contagieux dans le public. Il n’y aurait pour eux qu’un titre. Un de nos Rois, défendant les habits somptueux aux honnêtes femmes, les permit aux femmes publiques, pour les faire distinguer par leurs excès. On pourrait de même ne les {p. 128}souffrir qu’aux Comédiens, ce serait peut-être un moyen de corriger les autres, et de mettre une digue au torrent de la folle dépense. On rougirait d’arborer leurs livrées et d’être distingué par des parures déshonorantes. Habillé en Comédienne ! on en rougirait sans doute, si le vice ne fermait les yeux.
Second effet. L’horreur qu’on a pour les Comédiens est si grande, qu’on ne souffre pas même leur portrait ni leur statue dans un lieu public où se trouve l’image du Prince. Jugeons s’il serait décent de mettre dans les Eglises leurs portraits, leurs mausolées ! Conviendrait-il même de voir des personnes infâmes dans un lieu honnête ? Qu’on leur abandonne, à la bonne heure, l’avant-salle du théâtre, les foyers et les coulisses ; ces endroits sont dignes d’eux, déjà souillés par leur séjour, il importe peu d’y voir leurs images : ils ne méritent pas d’être ailleurs. S’ils sont assez téméraires pour s’y placer, qu’on les en arrache : « Si qua in his locis in quibus solent nostræ imagines conservari, pictura Pantomimum aut vilem offerat Histrionem, illico avellatur. Nunquam liceat in loco honesto inhonestas annotare personas : verum in theatri proscento non vetamus.
» (L. 4. C. de Spectaculis Lib. 11.) Pour diminuer la honte des Comédiens, Marmontel, dans son apologie, la met sur le compte de l’esclavage : « A Rome, dit-il, les Comédiens étaient esclaves ; la condition d’esclave était infâme, par conséquent celle de Comédien.
». Cet amateur du théâtre n’est dans cet occasion ni bon historien ni jurisconsulte. Jamais l’infamie n’a été attachée à la condition d’esclave ; l’esclavage est un malheur, et non un crime, et le châtiment de l’infamie n’a jamais été imposé qu’au crime. Qu’on parcoure toutes les lois qui établissent l’infamie, on n’y trouvera jamais l’esclavage. La profession de Comédien n’était pas plus attachée {p. 129}à la servitude ; on n’y a longtemps employé que des esclaves, parce que ne trouvant personne qui voulût s’avilir jusqu’à être Comédien, on était obligé de se servir de ces malheureux qu’on y forçait. Mais les personnes libres ont toujours pu s’y livrer, en subissant la peine de l’infamie. Ce n’est donc qu’à raison de la
bassesse de cet état, de la séduction, de la dépravation, qui en sont inséparables, que les lois Romaines ont constamment déclaré le théâtre infâme. L’Apologiste convient que l’infamie dure parmi nous, et il s’en plaint, et cependant nous ne connaissons pas d’esclaves. Roscius et Æsopus n’étaient pas plus esclaves que Floridor et Baron, ni plus infâmes, et la loi n’a eu aucun égard à leurs talents ni à leur naissance, mais au vice de leur état.
Il n’est pas même permis aux Comédiens d’avoir des chaises, ni de s’asseoir dans un lieu public, ni de paraître dans les assemblées publiques, quoique cela fût permis à tous les citoyens : « Exceptis Scenicis, et qui spectacula populo præbent, cœteris omnibus, sellarum, sedendi, et conveniendi in publicum, tribuimus facultatem
» (L. 1. de usu sellar. Codex Theodosianus L. 15.), par la raison, dit Godefroy, que les Comédiens sont ce qu’il y a de plus méprisable dans la populace : « Quia vilissima a plebe capita ab antiquo fuere
». Parmi nous ils n’ont aucun rang, à la vérité, on ne leur permettrait pas des distinctions, et ils n’oseraient se mêler parmi ceux qui ont des places marquées ; mais on ne s’avise pas s’ils viennent aux assemblées, s’ils y sont assis ou debout. Les Mahométans n’ont pas tous ces embarras, ils n’ont jamais eu de théâtre ni public ni particulier. George Almacin (Histoire des Sarrasins L. 2. C. 15.), rapporte qu’Abdala, trente-unième Calife, chassa de tout son empire les Comédiens Grecs qui commençaient {p. 130}à s’y répandre. Il n’a pas fallu y revenir, les Turcs sont mauvais railleurs. Cependant leurs Ambassadeurs à Paris et à Vienne ont été aux spectacles par curiosité, et on dit que Sa Hautesse fait quelquefois représenter de petites pièces à ses femmes et à ses eunuques. Cet exercice est en effet digne du serrail.
Godefroy, dans son Commentaire (D.L. 4.), remarque que les voisins peuvent obliger une femme de mauvaise vie de vider la maison qu’elle a louée, et même sa propre maison. On voit souvent à Paris le Lieutenant de police débarrasser un quartier d’un si mauvais voisinage, en jetant les meubles par les fenêtres. Si on ne doit pas souffrir leur tableau, à plus forte raison l’original. La comparaison de l’Actrice avec la femme publique n’est honorable ni à l’une ni à l’autre. Cet habile Jurisconsulte ne parle que le langage des lois, qui partout confondent ces deux personnages. Il cite Papon (L. 23. arrêt 14.), qui en effet décide que même le propriétaire qui a loué la maison à quelqu’une de ces femmes, a droit de résilier le bail et de la congédier, et il se fonde sur cette loi 4, et sur la comparaison de la femme prostituée avec l’Actrice. Il rapporte un arrêt du Parlement de Paris, rendu sur le même fondement. On peut en conclure que les voisins sont en droit de faire déloger une Comédienne, et la police sur leurs plaintes ne manque point de la chasser ; ce qui arrive fréquemment dans les villes de province, où les Actrices ont moins d’éducation qu’à Paris. Cependant à Paris même, les Comédiens éprouvèrent en corps de pareils affronts lors de leur établissement ; ils furent chassés successivement de quatre différents quartiers où ils avaient acheté des maisons, et obligés de s’en défaire avec perte, jusqu’à ce qu’enfin ils trouvèrent le moyen de s’accommoder {p. 131}avec les habitants de la rue des Fossés, appelée aujourd’hui de la Comédie, où ils ont bâti leur Hôtel.
Troisième effet. La loi 5. (C. de Scenicis) condamne à une grosse amende celui qui prend chez soi ou amène ailleurs une Comédienne, comme l’action la plus contraire à l’honnêteté publique, par l’infamie d’une société si déshonorante. Cicéron, dans ses Philippiques le reprochait vivement à Marc-Antoine : « Qui Thimelicam immemor honestatis abduxerit vel intra domum propriam retinuerit, etc.
» C’était un usage de mollesse et de luxe, selon Macrobe (Saturnalia L. 2. C. 10.), de faire venir pendant les repas des Actrices et des chanteuses, pour animer la débauche : « Pessime luxu, fidicines, plastrias, citharadas, timpanistrias, delectationis causa in conviviis adhibitas inter lasciviæ et luxuriæ instrumenta fuisse.
» Le même usage est établi dans le royaume de Golconde et dans toute l’Inde. La loi 10. (Codex Theodosianus de Scenicis) le défend absolument ; elle défend même d’avoir des esclaves de ce caractère, ni de faire instruire les siennes à de pareils exercices : « Fidicinam nulli liceat emere vel docere, vel conviviis adhibere, nec eruditas hujus artis fœminas habere mancipia.
» Tous les saints Pères ont condamné cette coutume ; il était ordonné aux Ecclésiastiques de sortir des repas où ils se trouvaient, dès que ces femmes y entraient. S. Jérôme donne le même conseil aux laïques (Epist. ad Furiam) : « Fidicinas et plastricas, et hujusmodi chorum Diaboli, quasi mortifera Sirenum carmina ejice ex ædibus tuis.
» Diverses lois avaient tâché d’apporter quelque remède à ces désordres. Paul Diacre nous apprend que Théodose par une loi expresse l’avait absolument défendu : « Ministeria lasciva et plastricas in comessationibus adhibere Theodosius lege prohibuit.
» Cassiodore (C. 1. Ep. 27.) écrit, au nom de Théodoric, {p. 132}à un Sénateur qu’on avait insulté au théâtre, que c’est tant pis pour lui, qu’il ne devait pas y aller, que ce n’est pas la place d’un Magistrat, huc nesciunt convenire Catones ; qu’il se fera respecter partout ailleurs, mais qu’il ne répond pas du théâtre : « Mores graves in spectaculis quis requirat ?
» Les sottises que dit le peuple ne sont pas des injures, le lieu même l’excuse : « Quidquid illuc agaudente populo dicitur injuria non putatur, locus defendit excessum.
»
Le commerce des Comédiens est regardé par les lois comme si dangereux, qu’il est défendu de laisser aux enfants et aux femmes la liberté de les fréquenter ; ce serait exposer au plus grand danger leur religion et leurs mœurs. N’y eût-il que le goût du théâtre et l’envie d’y aller, qu’ils ne peuvent manquer de leur donner, ce seraient les leçons les plus pernicieuses. Que penser de la religion et des mœurs de ceux qui passent presque toute leur vie avec eux, les attirent chez eux dans leurs repas, leurs parties ? que penser de ceux qui leur louent leurs maisons ? Dans la plupart des villes les Comédiens n’ont pas de logement, ils louent, comme ils peuvent, des appartements. Tous les honnêtes gens refusent de pareils locataires, mais il s’en trouve toujours d’une âme assez basse et assez corrompue pour avoir des hôtes si dangereux, et pour quelque somme d’argent abandonner leurs femmes, leurs enfants, leurs domestiques, s’abandonner eux-mêmes à la contagion de la plus mauvaise compagnie, et faire trouver chez eux à toute une ville l’écueil de l’honnêteté publique et le théâtre du désordre qui n’en abandonne jamais les Acteurs : « Nullus puer, vel fœmina Themelici consortio utatur, si Christianæ religionis esse cognoscitur.
» (L. 12. Codex Theodosianus de usu sellarum.) Tacite (L. 1. Annal.) remarque que Tibère défendit aux Sénateurs d’entrer même {p. 133}dans la maison des Comédiens.
Ces lois sont peu nécessaires pour les honnêtes gens ; les mœurs des Comédiens sont si généralement décriées, que ce serait se décrier soi-même que de les fréquenter ou de faire leur apologie. Le vice seul peut être leur partisan. Ils ont passé en proverbe chez toutes les nations pour exprimer la licence, la frivolité, la débauche, le mensonge. Actrice, fille de l’Opéra, femme de mauvaise vie, sont des termes synonymes. Arlequin, Scaramouche, Pierrot, sont des injures proverbiales jusques dans la bouche de la populace ; ce n’est pas la corruption de quelque particulier, c’est la nécessité inévitable du métier, destructeur par lui-même de toute vertu, et instrument de tous les vices. Aristote, dans ses problèmes (Sect. 20. N. 20.), demande pourquoi les Comédiens ont toujours de mauvaises mœurs, comme il avait demandé dans un autre problème pourquoi l’eau de la mer est salée, il répond, parce que ces gens-là ne connaissent point l’étude de la sagesse, et ne sont occupés que de l’incontinence : « Cur Histriones improbri moribus sunt, quia non se dedunt studio sapientiæ, et incontinentiæ operam dant.
» Leurs apologistes même (Marmontel, Fagan…) en conviennent, et ne se défendent que sur la pauvreté des Actrices, qui n’ayant pas de quoi s’entretenir honnêtement, sont forcées par la misère d’employer toute sorte de moyens. Cette belle excuse ne rend pas le fait douteux.
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il est notoire. Pour peu qu’on soit initié dans l’histoire du théâtre, on y trouve sans interruption cette succession héréditaire de libertinage et de mépris universel. Le christianisme diminua un peu la grossièreté de ce scandale, pour ne pas révolter les idées de vertu que la religion répandit. Mais les mœurs des Comédiens ne changèrent pas. Sous le voile {p. 134}forcé d’une modestie superficielle un Comédien fut toujours un mauvais Chrétien, si même il peut être appelé Chrétien, puisque ce métier est par lui-même le renversement de l’Evangile. Voyez Bullinger, de Théatro Juste Lipse, de Amphiteatr. de Saturnalib. et tous les Historiens. La dépravation des mœurs subsista si bien, malgré la réforme du théâtre, que les plus infamantes flétrissures, les lois les plus sévères, les plus grands efforts des Empereurs Chrétiens, ne purent l’arracher de son fort. On peut voir ces lois dans les codes de Théodose et de Justinien, sous un titre qui en est l’abrégé, en mettant les Comédiens sur la même ligne que tout ce qu’il y a de plus corrompu (de Scenicis, Lenonibus et Meretricibus.). Les choses n’ont point changé, quoique la politesse française, une police chrétienne, la piété de Louis XIV, le zèle des Ministres de l’Eglise, y aient répandu un vernis de décence. Le même torrent roule toujours, le péché originel se transmet de main en main. Qu’on parcoure dans les histoires du théâtre les anecdotes de ce peuple célèbre, dont on a daigné enrichir nos bibliothèques avec autant de soin que des vies des grands hommes ; on n’en trouvera point dont il n’ait éclaté quelque aventure galante, sans compter les désordres obscurs dont on ne parle pas, tant on y est accoutumé. Molière entretenait la Duparc, et ne pouvait vivre avec sa femme. Racine commençait par dire en prose à la Chammêlé sa maîtresse ce qu’il mettait ensuite en vers, et animait ainsi sa verve : il ne se convertit qu’en quittant le théâtre. Poisson, Dancourt, etc., la belle chronique qu’un recueil de ces faits ! Toutes les estampes des spectacles et les portraits des Actrices respirent l’indécence. Il n’y a que des yeux familiarisés avec le vice qui puissent en soutenir les nudités. Les vignettes, les culs de lampe qu’on {p. 135}voit sans nombre à l’Opéra, au théâtre Italien, tragédies, comédies, ballets, etc., offrent toujours quelques figures immodestes, et malheureusement les copies ne rendent que trop fidèlement les originaux, et ne multiplient que trop les scandales des habitants de Cythère.
Les gens de bien les plus indulgents pour le théâtre fuient du moins et détestent la société des Comédiens, et ne souffrent pas que leurs enfants et leurs domestiques les fréquentent. Une honnête fille, liée avec eux, se déshonorerait. Jamais dans le choix d’un état un homme sage n’a mis en délibération s’il prendrait celui-là. La première règle de la vocation est de ne pas prendre un état mauvais par lui-même, et personne qui ne donne d’abord pour exemple celui de Comédien. Sa corruption est si notoire, que la charité la plus délicate ne serait pas obligée de suspendre son jugement, et d’adoucir ces idées communes ; on aurait beau y apporter des mœurs pures, elles seraient bientôt dépravées. Quelque attention qu’on voulût avoir, que l’on n’a jamais, et que l’on ne veut pas avoir sur le choix et l’éducation des débutantes, en qui l’on ne demande que les talents et les grâces, c’est-à-dire les dangers et les moyens de séduction, bientôt les leçons et les exemples les monteraient sur le même ton. Leur piété, leur sagesse, si l’on pouvait en avoir, quand on prend ce parti, seraient bientôt évanouies. Si on daignait les recevoir, malgré ce titre d’exclusion, méprisées, persécutées, tournées en ridicule, pourraient-elles s’y soutenir ? Vous serez bon avec les bons, et plus sûrement mauvais avec les mauvais, et avec ce qu’il y a de pire parmi les mauvais.
Ils n’ont pas plus le suffrage des gens du monde. De tous ceux qui les fréquentent, en est-il un seul qui n’en convienne, qui n’en plaisante, et qui ne {p. 136}se lie avec eux pour satisfaire sa passion ? « Les filles de l’Opéra enchantent comme des Fées, dit du Fresny (Amusem. 5. de l’Opéra.) ; mais leurs enchantements sont plus naturels, au vermillon près. Quoiqu’on ait fait bien des contes sur les Fées du temps passé, on en fait encore davantage sur les Fées de l’Opéra. Elles sont naturellement bienfaisantes ; cependant elles n’accordent pas le don des richesses à ceux qu’elles aiment, elles les gardent pour elles.
» Point d’Actrice qui ne travaille de toutes ses forces à confirmer cette idée ; les registres de la police sont chargés de leurs exploits ; la Salpetrière, les Madelonnettes, le Refuge, sont peuplés de ces héroïnes ; dans tous les quartiers où elles habitent, les voisins chantent leurs louanges. Comme une pierre d’aimant, qui rassemble la limaille de fer, elles sont constamment environnées de libertins. Toute leur vie se passe à la toilette, dans les intrigues et les parties de plaisir ; leurs discours, leurs parures, leurs regards, leurs attitudes, tout ne parle que volupté. Dès qu’une Troupe arrive dans une ville, c’est une peste qui infecte tout, une armée de sauterelles qui ronge jusqu’à la racine la pudeur et la religion ; jamais grêle ne fit plus de ravage. Ne donnassent-elles que des pièces pieuses, cette nation vendue à l’iniquité, serait infiniment pernicieuse ; la plupart des pièces sont licencieuses : la société, la seule vue de ces femmes est un souffle empesté qui détruit toute idée de vertu. Qu’on juge donc si l’argent qu’on leur donne, est bien employé ; si les parents et les maris qui y souffrent leurs enfants et leurs femmes, doivent être bien tranquilles ; si le Magistrat doit les protéger, et souffrir qu’on les étale publiquement sur un théâtre avec toute la pompe et les appas les plus séducteurs ; et si les lois qui ont sévi contre eux de tant de manières, ne sont pas dictées par la sagesse, la {p. 137}religion, le bien public, et la vertu.
Quatrième effet. Il est défendu, comme un crime énorme, de rien donner aux Comédiens (C. Donare 7. et les suiv. Distinct. 86.). Ce canon, rapporté aussi par Yves de Chartres (P. 11. C. 14), comme faisant loi en France, est pris de S. Augustin. Il fut suivi par Philippe Auguste, qui supprima les libéralités que ses prédécesseurs avaient accoutumé de leur faire. L’Empereur Alexandre Sévère en avait donné l’exemple, en refusant toutes les largesses impériales, et bornant celles que les particuliers leur voudraient faire, comme le remarque Lampridius dans sa vie : « Donare res suas Histrionibus vitium est immane.
» On veut s’en faire honneur, dit S. Augustin ; mais ces applaudissements sont ceux dont parle le Prophète (Psal. 9.) : « Laudatur peccator in desideriis animæ suæ, et iniquus benedicitur.
» Les Commentateurs font sur ce canon plusieurs réflexions qui passeraient pour malignes, si elles n’étaient débitées avec tout le sérieux des Jurisconsultes. Les Comédiens, dit TurecremataXII, sont des oiseaux de proie qui se jettent sur ceux que les passions livrent à leurs ongles crochus, pour les plumer et les dévorer, ou des chasseurs qui par la glu et l’hameçon de la volupté, les filets de la représentation, prennent les stupides oiseaux qui viennent à eux : « Sicut milvi volant ad rapiendum, Histriones insidiantur, ut possint rapere.
» On y applique ce que dit le Sage ; une Actrice est un gouffre qui engloutit tout : « Puteus profundus os alienæ.
» Qu’on leur donne tout au plus par charité, s’ils sont véritablement pauvres ; l’humanité regarde son semblable dans chaque homme, et la religion y respecte l’image de Dieu, quelque défigurée qu’elle soit par le vice. Mais comme on doit faire l’aumône avec sagesse, et préférer les pauvres qui le méritent, que ce ne {p. 138}soit jamais qu’après qu’il auront quitté leur métier, ou pour leur faciliter la retraite. Ils n’ont pas de vrais besoins, et ils sont indignes de vos largesses, tandis qu’ils le font volontairement : « Da bono, et non recipias peccatorem.
» Ce serait favoriser leur désordre et y participer, et vous rendre comptable des innombrables péchés qu’ils occasionnent : ce serait doublement y participer, « in crimine criminoso
», selon l’expression des Canonistes, que d’acheter les plaisirs dangereux qu’ils procurent, en assistant à leurs pernicieuses représentations. Que sera-ce de les pensionner, de les applaudir, les attirer chez soi, récompenser leurs talents empoisonneurs et leurs succès funestes par des libéralités aussi criminelles qu’aveugles et déplacées : « Vitium est immane donare Histrionibus.
»
C’est une question célèbre en morale, si une femme publique peut en conscience garder le prix qu’elle a reçu de son crime. Quelques Auteurs le lui refusent ; le plus grand nombre d’après S. Antonin et S. Thomas, le lui laissent, parce que la loi Romaine, qui subsiste encore en Italie, ne l’oblige pas à le rendre : « Quod Meretrici datur repeti non potest ; turpiter facit, sed non turpiter accipit.
» (L. id. de condic. ob turp. Cap.) Il faut, disent les Conférences de Paris (sur l’Usure, Tom. 4. L. 1. C. 1. § 4. pag. 27.), regarder cet argent comme une amende que le coupable s’impose à lui-même, et que la loi laisse à cette malheureuse pour la faire subsister et décharger l’Etat. En France donc, où bien loin de tolérer ces femmes, on les punit et les chasse honteusement, elles ne peuvent s’approprier que ce qui est absolument nécessaire à leur subsistance ; le surplus doit être distribué aux pauvres. Cette tolérance dans les lieux où elle est établie ne s’étend pas jusqu’à ce qu’elles attrapent par fraude, par surprise, par sédition, ce qui n’est {p. 139}pas rare, le vol fut toujours défendu, même entre pécheurs, ni jusqu’aux femmes mariées, aux Religieuses, aux filles d’une honnête famille, à qui il ne fut jamais permis de quitter leur mari, leurs parents, leur couvent, pour se livrer publiquement au vice, non plus qu’aux personnes assez corrompues pour séduire les autres, crime qui n’a jamais été toléré. Ces questions ne sont pas étrangères au théâtre, chacun en fait aisément l’application. Mais les Conférences de Paris (Ibid. §. 3. p. 14.) ne nous laissent pas la peine de la faire, elles disent en termes exprès : « Tels sont les présents que l’on fait aux femmes prostituées, et ce que l’on donne aux Comédiens.
» Les Comédiens étant tolérés dans le royaume, peuvent donc, quelque mauvais que soit leur métier, retenir ce qu’on leur donne à la porte ; mais comme il n’y a que leur métier de toléré, tout ce que les Actrices savent si bien gagner par leurs artifices, leur séduction, le commerce de leurs charmes, et qu’elles oseraient gagner par leur adresse à corrompre les autres, devrait être restitué aux pauvres. Les filles de famille, les femmes mariées, qui, contre la volonté de leurs maris ou de leurs parents, auraient la bassesse de se donner à quelque troupe, ce qui heureusement n’arrive guère, n’auraient droit à rien, ces excès n’étant tolérés nulle part. Que penser de l’apologie du théâtre par Marmontel, qui fait une pathétique exhortation de fournir aux Comédiennes un revenu honnête, un état d’aisance, où elles puissent étudier commodément leurs rôles, pour éloigner le libertinage ordinaire où les jette leur pauvreté ? Il n’a pas consulté S. Augustin ni les canons, en débitant cette édifiante morale : « Vitium est immane dare Histrionibus.
»
Tout cela ne regarde que les présents médiocres d’habits, meubles, bijoux, argent, qui {p. 140}n’ont point de suite ; car toutes les donations, même par testament, faites à des Comédiennes, sont absolument interdites et cassées par les lois, les coutumes et les arrêts. Les donations entre mari et femme sont défendues, dans la crainte qu’abusant de l’amour et de l’empire qu’ils auraient pris l’un sur l’autre, ils ne se dépouillassent de leurs biens par des libéralités indiscrètes ; à plus forte raison sont-elles prohibées à des femmes de mauvaise vie qui en sont indignes, et mille fois plus avides et plus séduisantes : « Hæc ratio fortius militat in impudicis quæ solent esse blandiores et rapaciores, nec debent esse melioris conditionis quam uxor legitima
», dit Dumoulin. L’Auteur des Causes célèbres (Tom. 15.), en rapporte beaucoup d’autorités, et traite au long cette question, à l’occasion d’une danseuse de l’Opéra dont il fait l’histoire. Cette Nymphe, célèbre par ses intrigues, son luxe, et ses amants, qu’elle avait ruinés pour y fournir, qui même par ses talents en coquetterie avait mérité que les autres Actrices vinssent recevoir ses leçons, et la prendre pour modèle ; cette fée, dis-je, comme l’Auteur l’appelle, avait tellement enchanté un riche Financier, que par ses profusions excessives il la mit sur le pied des Dames du plus haut rang, lui assura par contrat, sous le titre de dette une pension considérable, et enfin fut accablé de dettes. L’infidèle qui l’avait toujours trompé, gardait du moins des mesures ; mais quand elle l’eut épuisé et se fut assuré un contrat, elle leva le masque et le chassa. Cet homme au désespoir ne voulut plus payer cette pension honteuse. La danseuse lui intenta un procès ; cependant mieux conseillée, elle ne voulut pas courir le risque d’un arrêt qui l’aurait infailliblement condamnée, elle s’accommoda. La vérité et la vivacité du portrait qu’on en fait, mérite {p. 141} quelques regards. On voit ici le manège d’une fille de théâtre, les subtilités et l’effronterie d’une danseuse de l’Opéra, pour escroquer l’argent de ses amants qu’elle vole à toutes mains. Elle en mène adroitement plusieurs de front, par la sage distribution de ses heures et de ses caresses, des rendez-vous judicieusement ménagés, et des portes de derrière habilement pratiquées. Quelquefois aussi elle impose la loi de n’aimer qu’en second, et de laisser équitablement la place à celui à qui la supériorité de ses largesses ou l’antériorité de sa possession a assuré le privilège ; elle sait même entretenir la paix dans sa cour, et les engager à se voir favoriser tour à tout, sans trouble et sans jalousie. Et alors elle partage entre eux la dépense sans partialité, leur permettant néanmoins d’enchérir à l’envi les uns des autres, pour mieux mériter sa tendresse. Elle sait à propos faire la dévote, affecter du repentir, annoncer une résolution de changer de conduite, pour réveiller une passion qui commence à se relâcher, ou déguiser le dégoût, l’inconstance, une nouvelle intrigue, ou faire d’autant plus valoir son amour, qu’elle lui sacrifie jusqu’à la conscience. Un jour celle-ci se dit mariée, un autre jour elle se fit enlever pour se faire racheter à grands frais des mains du ravisseur ou du mari. Elle mit au monde un enfant, qu’elle attribua à différents pères, pour faire payer plusieurs fois la réparation d’un honneur qu’elle avait depuis longtemps perdu, et les frais d’une éducation qui ne lui coûtait rien. Elle en fit trophée, en reçut les compliments, et plusieurs se firent écrire à sa porte. Enfin quand la bourse de cet amant fut épuisée, elle le renvoya honteusement : promesses, serments, bienfaits, etc., on ne tint compte de rien. Tout fut terminé par ces paroles tranchantes et décisives : « Je suis chez moi, tout {p. 142}est à moi ; fille de l’opéra, je suis ma maîtresse, je ne dépends de personne.
» Se peut-il, conclut l’Auteur, que d’honnêtes gens soient assez aveugles pour placer si mal leur argent et leur cœur, et consacrer leurs plus beaux jours à des filles de théâtre nées dans le libertinage ? quelle punition ne mériteraient pas les insultes qu’elles font à la vertu, si elles n’étaient à l’abri sous le privilège de leur état ?
Cinquième effet. On ne peut forcer personne à monter sur le théâtre, ni l’empêcher de le quitter ; libre ou esclave, fils ou étranger, ni père ni maître n’ont ce droit : « Nemini liceat ancillam vel libertam invitam in scenam pertrahere, nec converti volentem prohibere.
» Se fût-elle engagée par contrat, eût-elle donné des cautions, ni elle ni ses cautions ne peuvent être obligées même d’en substituer une autre. Un esclave qu’on aurait vendu sur le pied d’Acteur, n’est pas censé valoir moins, s’il refuse de jouer, ni le vendeur tenu à aucune garantie ; l’acheteur n’a pu ignorer ni désapprouver cette liberté dictée par les bonnes mœurs. Si quelqu’un est assez téméraire pour user de violence, ses biens seront confisqués, et il sera chassé de la ville : le Gouverneur de la province ne serait pas épargné, s’il était coupable (L. sacrum de Nupt.). On ne peut pas, dit la loi, donner caution du crime : « Maleficii fidejussor accipi non potest.
» (L. 7. §. 5. de Fidejussor.) Cette femme se fût-elle obligée par serment, elle n’est pas moins libre ; les lois réprouvent le serment d’une chose illicite, la peine du parjure ne pourrait tomber que sur celui qui en exigerait l’exécution : « Illicitæ rei jusjurandum servari non oportet ; pœna parjurii in eum convertenda qui exigit.
» (L. 23. C. de Nupt.) Les Comédiens ayant toujours été regardés comme des esclaves vendus aux plaisirs du public, ils ne pouvaient pas plus renoncer à {p. 143}leur métier, qu’un esclave se dérober à son maître ; et s’ils prenaient la fuite, on les obligeait de revenir à leur service. Mais le respect pour la religion et la vertu a fait passer par-dessus toutes ces considérations, et dicté ces lois singulières en faveur de ceux qui voulaient se convertir.
Les Empereurs Chrétiens commencèrent d’abord par accorder cette liberté à quelques particuliers, comme une récompense ; enfin ils en firent une loi générale. S. Ambroise contribua beaucoup à faire porter ces lois. Elles sont datées de Milan, où se trouvaient alors Gratien et Valentinien II, auprès desquels S. Ambroise avait le plus grand crédit. La première grâce fut accordée aux Actrices qui dans une maladie mortelle avaient reçu le baptême ou les derniers sacrements, et en étaient revenues ; mais comme on ne doit pas se fier à leurs paroles, il faut avant que de leur accorder aucun sacrement, examiner avec soin si véritablement repentantes, elles agissent dans des vues de religion, que le Juge des lieux y envoie un Commissaire ; et si elles donnent de bonnes preuves de leur sincérité, qu’on les leur accorde, pourvu que l’Evêque le juge à propos : « Ante omnia diligenti observatione, an pro salute animæ poscant, Judices Inspectoribus missis sedulo observent si tamen antistites probaverint.
» (L. 1. C. de Scenic.) Le concile d’Afrique (399) demanda que cette grâce fût étendue, sans attendre l’extrémité de la vie, à tous ceux qui voudraient sincèrement se faire Chrétiens, « si ex ludicra arte ad Christianitatis gratiam venire voluerit
», en faveur de la religion. Il est juste de faciliter la conversion des infidèles, et il est tout à fait indécent qu’un Chrétien soit Comédien : « Consideratio sacratissimæ religionis et christianæ legis reverentia, in quos major vivendi usus invaluit.
» Bientôt on alla plus loin, on permit (L. 2. ibid.) à toutes les filles {p. 144}des Comédiennes, qui bien différentes de leurs mères, voudraient par vertu quitter le théâtre, et mener une vie honnête, de se retirer, pourvu qu’elles en donnassent de bonnes preuves par leur conduite ; car quel fond peut-on faire sur leurs paroles ?
« Ex scenicis nata, si ita se gesserit, ut probabilis habeatur.
» Cela veut dire en bon Français que les femmes de mauvaise vie, vulgaris vitæ, sont faites pour le théâtre, et le théâtre pour elles. La qualité de Chrétienne et d’honnête femme est un titre pour le quitter malgré les engagements, une vie contraire un titre pour y être rappelé malgré la renonciation.
La loi 8 (Ibid.) ajoute une restriction remarquable. Si quelqu’une de ces femmes, après avoir obtenu la liberté sous prétexte de religion, profane cette religion sainte, et quoiqu’éloignée du théâtre, elle en suive l’esprit, « animo scenica
», en se livrant à l’ordinaire au désordre, « turpibus volutate complexibus
», qu’on la fasse revenir à son premier métier, jusqu’à ce que la vieillesse la rende hideuse et ridicule, « donec anus ridicula et deformis
: ; que même alors elle n’en soit pas délivrée, quoiqu’une chasteté forcée lui soit devenue nécessaire. Sur quoi Godefroy fait cette réflexion : « Quoique éloignée du théâtre, ses vices font voir qu’elle est toujours Comédienne de cœur ; car Comédienne et prostituée, dit cet Auteur, sont deux choses très voisines et très liées
» : « Proxime confines cohærent meretrix et scenica.
» On ne tient aucun compte des promesses de chasteté qu’on ne tient que par force, « quæ votum castitatis infregit, minuit, elusit
». La loi, toujours grave et sérieuse, prend ici le ton de la plaisanterie, en parlant de la chasteté des Actrices, elle montre le cas qu’elle en fait. Il est juste de prendre ce ton avec des gens qui font métier de se moquer de tout, et ne peuvent que se rendre ridicules quand ils parlent continence et vertu.
C’est donc bien faussement que dans son Mémoire à Me. Huerne Avocat la Clairon ose avancer qu’« il faut l’agrément du Roi pour quitter la comédie
», et se retirer même à titre de piété, et que « cet agrément n’est pas toujours facile à obtenir
». Jamais dans toutes les Troupes de province, qui sont en grand nombre, ni le Roi, ni le Magistrat, ne s’est embarrassé des Actrices que pour les contenir ou les chasser. Pour la Troupe qui joue à la Cour, il peut se faire que quand quelque Acteur excellent a voulu quitter, on lui ait témoigné du regret, et le Roi lui ait dit quelque parole obligeante pour le retenir. Tout cela est purement personnel ; mais qu’on en ait fait une loi, que pour tout ce qui entre ou sort de ce tripot, il faille monter jusqu’au Trône, et que le Monarque se montre difficile pour laisser la liberté de se retirer, il faut en vérité que la Clairon attache bien de l’importance à son métier et à sa personne, pour se flatter que la Majesté royale s’occupe de ces grands événements. Sans doute si en demandant son congé, un Acteur veut avoir une pension, il faut qu’il ait servi le temps prescrit par leurs règlements et leurs conventions. Cela est juste. Si chacun pouvait sortir à son gré, et obtenir une pension, la caisse de la Troupe n’y suffirait pas. Ainsi à Venise, à Naples, à Rome, les femmes publiques ne peuvent qu’après un certain temps de service se retirer avec pension : trop heureuses qu’on la leur accorde par charité pour le reste de leurs jours ; ou sans métier et sans grâces, elles seraient sans ressource, et mourraient de faim. Mais est-ce là un lien que la Cour se mêle de briser, et dont une Actrice puisse faire un trophée ?
C’est beaucoup de tolérer la comédie ; ceux qui la jouent, doivent-ils s’attendre à des faveurs ? la religion, les mœurs, le bon ordre, permettent-ils {p. 146}d’imaginer que dans un royaume chrétien on leur fasse une nécessité d’un métier infâme ? Voici un témoignage non suspect de l’intérêt que l’Etat et le Roi doivent prendre à retenir dans les troupes des Comédiens des personnes aussi distinguées par leur naissance et leur vertu, et qui y font de si grands biens par leur conduite édifiante. L’Auteur des Lettres Juives, qui aime le théâtre, l’a fréquenté, le connaît bien, et n’est pas scrupuleux. Après avoir fait (Tom. 1. Let. 2.) une description qui n’est pas celle du trône de la modestie, il ajoute : « Cette Impératrice est Marion Pelissier, Ravaudeuse de Rouen. Cette Princesse est la Hermance, fille d’un Savetier. Il est peu de ces Princesses qui n’aient fait quelque tour à la Salpetrière, sans compter les retraites qu’elles font souvent chez quelque habile Chirurgien
» (Let. 21. ibid.). « Je soutiens que deux ou trois cents Courtisanes souffertes à Rome sont moins pernicieuses à l’Etat que les filles de l’Opéra. Celles-ci excitent plus de troubles et de scandales, font faire plus de banqueroutes aux Marchands, de dépenses aux Seigneurs, de filouteries aux fils de famille, que les trois cents Courtisanes.
» Il le prouve au long (Tom. 3. Let. 83.) par un détail qu’on nous dispensera de rapporter. Voici ce qu’il dit du bal de l’Opéra. « L’amour règne dans ce séjour ; il préside aux parties de masque sous différents déguisements. On se rit des soins inutiles d’un mari jaloux : il a beau se tourmenter toute l’année, un seul bal de l’Opéra détruit toutes ses précautions. Les libertés du bal, les commodités et la facilité du masque trompent les plus vigilants Ces assemblées ont beaucoup de ressemblance avec les cérémonies païennes du Temple de Cythère et de Paphos. Je suis du moins assuré que la Déesse Vénus y reçoit pour le moins autant de vœux et d’offrandes.
» Il y revient (Tom. 7. Let. 194.) en parlant des coulisses et des foyers, au milieu de dix ou douze Actrices. « C’est ici le {p. 147}séjour des jeux et de l’amour. Sans être le grand Seigneur, on peut pour dix pistoles (et même pour moins) choisir ici la beauté que l’on veut. Vous ne sauriez croire combien l’Opéra est utile à quiconque cherche les plaisirs faciles et vifs. Au souper qui suit le spectacle, on ne parla que des intrigues des Actrices, de dix amants ruinés, de trente trompés, de quarante assez imbéciles pour se croire aimés, etc.
» Ne sont-ce pas bien là des objets dignes d’occuper le Conseil d’Etat, d’être soigneusement retenus dans leurs nobles fonctions, de n’obtenir que très difficilement la liberté de priver le public de leurs importants services ? Il peut y avoir entre les Troupes, comme entre les Actrices, des nuances plus ou moins marquées de libertinage, de facilité, de scandale, de séduction ; mais quoique plus ou moins lentement, dans un lit plus étroit ou plus large, c’est toujours le même fleuve qui a coulé, qui coule, qui coulera, tandis qu’il existera de théâtre.
Voici une déclaration de Louis XIII en faveur des Comédiens, qu’on fait sonner bien haut. Je ne l’ai trouvée, ni dans aucun recueil d’édits et déclarations, ni dans aucun Historien du Cardinal de Richelieu ou de Louis XIII. Je la prends, sans chicaner, telle qu’elle est rapportée dans l’histoire du théâtre en l’année 1641 (16 avril).
« Louis, etc. Les continuelles bénédictions qu’il plaît à Dieu répandre sur notre règne, nous obligeant de plus en plus à faire tout ce qui dépend de nous pour retrancher tous les dérèglements par lesquels il peut être offensé ; la crainte que nous avons que les comédies qui se représentent utilement pour le divertissement des peuples, ne soient quelquefois accompagnées de représentations peu honnêtes, qui laissent de mauvaises impressions sur les esprits, fait que nous sommes résolus de donner les ordres {p. 148}requis pour éviter tels inconvénients. A ces causes, nous avons fait et faisons inhibitions et défenses par ces présentes, signées de notre main, à tous Comédiens de représenter aucunes actions malhonnêtes, ni d’user d’aucunes paroles lascives ou à double entente, qui puissent blesser l’honnêteté publique, et sur peine d’être déclarés infâmes, et autres peines qu’il y écherra. Enjoignons à nos Juges, chacun dans son district, de tenir la main à ce que notre volonté soit religieusement observée ; et en cas que lesdits Comédiens contreviennent à notre présente déclaration, nous voulons et entendons que nos-dits Juges leur interdisent le théâtre et procèdent contre eux par telles voies qu’ils aviseront, selon la qualité de l’Acteur, sans néanmoins qu’ils puissent ordonner plus grandes peines que l’amende et le bannissement. Et en cas que lesdits Comédiens règlent tellement les actions du théâtre, qu’elles soient du tout exemptes d’impureté, nous voulons que leur exercice, qui peut innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public ; ce que nous faisons afin que le désir qu’ils auront d’éviter le reproche qu’on leur a fait jusqu’ici, leur donne autant de sujet de se contenir dans les termes de leur devoir, des représentations qu’ils feront, que la crainte des peines qui leur seraient inévitables, s’ils contrevenaient à la présente déclaration. Si donnons en mandement, etc. Donné à S. Germain en Laye le 16 avril 1641, et de notre règne le trente-et-unième. Régistrées pour être exécutées selon leur forme et teneur, à Paris en Parlement le 24 avril 1641.
»
Cette déclaration ne fut pas envoyée aux autres {p. 149}Parlements ; elle y était fort inutile, on ne connaissait encore dans les provinces que quelques Tabarins qui couraient de ville en ville, et amusaient le peuple au coin des rues, et il suffisait au Cardinal de faire justifier sa conduite à Paris et à la Cour, théâtre de sa faiblesse. Sa passion pour un objet toujours défendu par l’Eglise, était scandaleuse dans un Prince de l’Eglise. Richelieu le sentait, et cependant ne pouvait souffrir d’être blâmé ; il lui fallait partout des admirations et des éloges. Aussi faisait-il éclore à point nommé des mémoires apologétiques, des procédures, des arrêts du Parlement, des ordres du Roi, des édits et déclarations pour autoriser sa conduite. Il le fit ici à peu près comme Mahomet faisait descendre du ciel quelque chapitre de l’Alcoran pour se faire ordonner, ou faire ratifier les démarches qui pouvaient être blâmées. Cependant cette déclaration, fût-elle vraie, ne pouvait qu’imposer silence aux satires du Cardinal. La Comédie n’en peut tirer qu’un fort petit avantage, ou plutôt cette loi se tourne contre elle. On y déclare que jusqu’alors le théâtre avait été très licencieux, on marque beaucoup de crainte qu’il ne continue à l’être, et que Dieu n’en soit offensé. On ne le souffre qu’à condition pour eux impossible qu’on n’y représentera jamais aucune action malhonnête, et qu’on n’usera point de paroles lascives et même à double entente, condition bien mal observée. Je m’en rapporte à la bonne foi des spectateurs et des lecteurs. Il y a bien peu de pièces où dans le fond, l’intrigue, le dénouement, il n’y ait quelque action méchante, et des paroles lascives et à doublé entente, et souvent obscures et grossières : témoin Scarron, Monfleury, Poisson, Molière, Dancourt, Gherardi, Vadé, et cent autres dont la plupart des pièces en sont semées, et méritent qu’on les chassât. {p. 150}On ordonne à tous les Juges d’y veiller de près, de faire observer religieusement cet ordre, de procéder contre les coupables, leur interdire le théâtre et les punir. Aux menaces on ajoute des peines inévitables, de belles promesses pour les mieux contenir dans les termes de leur devoir ; on veut qu’alors leurs exercices ne puissent pas leur être imputés à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce, sinon ils seront déclarés infâmes. Quelqu’un a voulu conclure de ces paroles qu’ils ne le sont donc pas ; et au contraire il faut conclure qu’ils le sont. La déclaration juridique de l’infamie est une sentence du Juge qui déclare encourue l’infamie imposée par la loi. Dans la jurisprudence Française la loi ordonne la peine, mais elle ne doit être subie que par l’arrêt qui y condamne. Il est donc vrai, aux termes de l’édit, que les Comédiens sont infâmes de droit ; mais ne pouvant être traités comme tels dans le commerce jusqu’à la condamnation, on les menace de leur faire le procès et les couvrir légalement d’infamie, s’ils se conduisent mal, et on leur fait espérer d’arrêter les procédures judiciaires et les laisser jouir de leur réputation, s’ils sont modestes et sages. Tous les Jurisconsultes (sur le titre de his qui not. inf.) donnent cette règle, que quoique l’infamie soit attachée au crime, et encourue de droit dès qu’il est commis, elle n’est exécutée que par l’ordre du Juge. C’est une règle commune à toutes les peines : le voleur, l’assassin, quoique infâme et pendable pour son crime, n’est pendu qu’après la condamnation. Il n’y a que certaines peines ecclésiastiques, comme les censures, les irrégularités, les vacances de bénéfices pour certains crimes, qui s’exécutent par le seul fait ; encore n’est-ce que devant Dieu dans le for intérieur, car dans le for extérieur l’excommunié ne doit {p. 151}être évité qu’après la dénonciation, le Bénéficier coupable n’est dépouillé de son bénéfice que par la sentence du Juge.
La déclaration du Roi, en la supposant vraie, ne fait donc que confirmer la loi générale de l’infamie des Comédiens, et ordonner au Juge de la leur déclarer juridiquement encourue, s’ils s’écartent des lois de la modestie. Quant aux deux mots qui semblent faire l’éloge de la profession des Comédiens, innocemment et utilement pour divertir le peuple des mauvaises occupations, on voit bien qu’ils ne sont mis là que pour le Cardinal qui prétendait pouvoir être innocemment et utilement Comédien pour divertir la Cour et le peuple des occupations très mauvaises des cabales et des révoltes. Car en tolérant les spectacles pour éviter un plus grand mal, aucun Prince, aucune loi ne s’est jamais avisé de les déclarer innocents, encore moins la profession de Comédien, que toutes les lois civiles et canoniques sans exception ont condamnée, même en la tolérant ; surtout un Prince aussi pieux que Louis XIII, qui n’avait point de goût pour la comédie, et désapprouvait la conduite et les dépenses énormes du Cardinal à cet égard, oserait-il tenir un langage si contraire à la religion. Il ne l’aurait pas dû, puisque la bonté ou la malice morale des actions humaines est uniquement du ressort de la conscience ; il se serait borné à accorder la tolérance, pour éviter un plus grand mal, jamais à en attester l’innocence, qui n’était point de son ressort. Il ne le pouvait pas même, puisque l’Eglise s’étant constamment déclarée dans tous les siècles contre l’assistance aux spectacles et à plus forte raison contre le métier de Comédien, qu’elle a toujours anathématisé et privé des sacrements, un Prince Chrétien ne pouvait se déclarer authentiquement contre sa {p. 152}doctrine, en traitant d’innocent ce qu’elle proscrit comme criminel. C’est comme si un Prince, en tolérant les courtisanes, déclarait leur métier innocent. Il y a donc bien de l’apparence que cette déclaration n’a jamais existé, ou qu’elle n’a été qu’une production éphémère, qui n’a pas survécu aux pièces de cinq Auteurs, qui l’avaient enfantée ; et il est bien certain que le public n’en a pas été la dupe, qu’elle n’a été d’aucun usage, que l’Eglise n’a point changé de sentiment ni de conduite, que les Comédiens ont été toujours regardés avec le même mépris, privés des sacrements, de la sépulture ecclésiastique, exclus des charges et des ordres sacrés, et que cette déclaration a été totalement oubliée de tout le monde.
CHAPITRE VII.
De l’infamie canonique des Comédiens. §
L’infamie civile des Comédiens, dont nous venons de parler, emporte nécessairement l’infamie ecclésiastique. L’Eglise pourrait-elle ouvrir le sanctuaire et livrer les choses saintes à celui qui porte sur le front la tache légale du déshonneur ? sa sage délicatesse, son zèle, sa religion souffrirait-elle cette profanation et ce scandale ? Ceux que les lois ont mis au rang des criminels, en leur faisant subir la peine du crime, n’ont aucun droit à ses trésors, jusqu’à ce que la conversion la plus éclatante les ait fait entrer au rang des fidèles. Les canons y sont exprès. Ainsi l’a décidé dès les premiers siècles le Pape S. Etienne : « Infames esse eas personas dicimus quæ pro aliqua culpa notantur infamia, id est omnes quos ecclesiasticæ vel sæ uli leges infames pronuntiunt.
» (C. 91. C. 17. Infam.) Voyons-en les effets en détail.
1.° Les lois défendent aux Magistrats et aux {p. 153}personnes en place d’épouser des Comédiennes, ni même leurs filles, non plus que des personnes publiques (dans les lois ces deux choses vont de pair). Les Magistrats spirituels se doivent-ils moins respecter ? Dans les lieux et dans les temps où il leur a été permis de se marier, les femmes de cette espèce leur furent toujours interdites, sous peine d’irrégularité avant l’ordination, de suspense de leurs ordres après l’ordination, et de déposition de leurs bénéfices. Dans l’Eglise latine, où le mariage est défendu au Clergé, ces lois subsistent encore plus sévères, puisqu’un homme qui aurait épousé une femme prostituée ou une Comédienne, ou leur fille (aux yeux des canons, comme aux yeux des lois, c’est la même chose), fût-il devenu veuf, ou fût-il séparé de sa femme, ne peut être admis aux ordres sacrés ni posséder des bénéfices : « Qui Meretricem duxit aut aliquam quæ sit mancipata spectaculis in consortio sacerdotali esse non potest.
» Ce canon, pris du canon 17 des Apôtres, est rapporté par Yves de Chartres (P. 4. C. 297.) et par Gratien (Distinct. 34. C. Si quis 15.). Outre la loi qui déclare irréguliers ceux qui épousent des Comédiennes, il en est une générale qui doit les en rendre ; c’est la bigamie. Parmi les différentes espèces de bigamie, il en est une qui consiste à épouser une femme veuve, ou une fille corrompue par un autre, ne fût-ce qu’une fois. L’application est toute simple, on n’a pas à craindre de s’y méprendre, le mari d’une Comédienne ne peut douter de son sort. Ces cas n’arrivent pas : un cœur assez bas et assez débauché pour prendre de pareilles femmes, est bien éloigné d’avoir du goût pour le ministère et pour la piété.
2.° A plus forte raison un homme est-il irrégulier et incapable d’ordre et de bénéfice, s’il a été Comédien lui-même : « Clericum non ordinandum {p. 154}qui in scena lusisse cognoscitur.
» (Distinct. 33. C. 2. Maritum.) Ce cas, quoique rare, peut arriver. Un jeune libertin, ou charmé du spectacle, ou séduit par quelque Actrice, se joint à une Troupe, court avec elle, monte sur le théâtre. Dans la suite, honteux de ses égarements, il se convertit, et veut entrer dans le Clergé. Quoique la légèreté de son âge rende la grâce plus facile que pour un vil Acteur qui en fait métier, il doit en demander la dispense. Les paroles du canon sont bien précises, in scena lusisse. Les Ecoliers qui jouent des pièces dans les collèges, ne sont pas à la rigueur dans le cas de l’irrégularité ; c’est un genre de spectacle fort différent, quoique dangereux, et qui devrait être supprimé. Mais les Supérieurs ne se conformeraient-ils pas mieux aux canons de n’y laisser jamais monter que des laïques ? Un Ecclésiastique, quoique Ecolier, y est bien déplacé : y prend-il l’esprit de son état ? convient-il qu’il quitte son habit ? convient-il qu’il y paroisse avec son habit ? Les paroles du canon sont bien générales, in scena lusisse. Mais les jeunes gens et les compositeurs des pièces ont plus étudié Molière que les canons. Les Canonistes demandent si les Acteurs qui jouent pour leur plaisir, sans rétribution, sont dans le même cas. Ils répondent que oui. C’est le même danger, la même indécence, le même scandale ; ce n’est pas seulement la bassesse du salaire, c’est l’infamie du métier qui exclut des saints ordres, de même, disent-ils, qu’une femme qui, comme Messaline, se livre au public sans être payée, n’en est pas moins prostituée (L. 43. ff. de Nup.). On demande encore s’il faut avoir beaucoup joué, ou si une ou deux fois suffisent ; et tous se décident sur les lois qui caractérisent les courtisanes, car par je ne sais quelle fatalité, c’est partout la même comparaison. Panorme prétend qu’une ou {p. 155}deux fois suffisent par la même loi. Je crois qu’il se trompe ; je serais moins sévère. Cette loi au contraire paraît dire qu’il faut en faire métier ou habitude : question superflue ; qui peut compter les pièces que joue un Acteur, et les péchés qu’il fait commettre ?
3.° A combien plus forte raison, si quelque Ecclésiastique déshonore la dignité de son état, jusqu’à se faire Comédien, il devient infâme et perd tout privilège clérical : « Cleri qui clericalis ordinis dignitati non modicum detrahentes, se joculatores seu gaillardos faciunt, aut buffones, ipso jure careant omni privilegio clericali.
» (C. 1. de vit. et honest. Cleric. in 6.) Il est vrai que le Pape ajoute que ce n’est qu’après avoir exercé pendant un an cette ignominieuse profession : « Si per annum artem illam ignominiosam exarcuerint
». Ce qui pourrait servir à décider la question de Panorme, dont nous venons de parler. Cependant on peut dire, pour justifier cette indulgence, que l’Eglise regarde de plus près aux qualités des Ministres qu’elle admet, que des Ministres déjà reçus, qu’un refus ne fait pas autant de tort qu’un châtiment, que la privation de tout privilège clérical est une plus grande punition que la simple exclusion, qu'on exclut pour de simples défauts de corps ou d’esprit, qui ne sont point de péchés, et que des bouffons, tels qu’ils étaient dans ce siècle, qui amusaient les passants dans les rues, étaient moins pernicieux et moins coupables que des Comédiens et Comédiennes de profession qui passent toute leur vie à exciter par toute sorte d’artifices les passions les plus criminelles : métier si opposé au christianisme, que d’autres canons appellent cette espèce d’hommes des apostats et des démons. Quant à l’irrégularité de cette infamie, on peut consulter tous les Auteurs qui ont traité des irrégularités, Navarre, Saïrus, Suarez, Tolet, {p. 156}Gibert, etc., les uns sous le titre d’Irrégularités defectu bonæ famæ, d’autres sous celui d’Irrégularités ex delicto ; on trouvera les suffrages unanimes pour déclarer le Théâtre indigne de l’Autel.
4.° Quoique par un usage immémorial, devenu une espèce de loi, dont on ne se serait pas dispensé impunément, les grands Magistrats de l’Empire Romain, pour signaler leur entrée dans les charges, fussent obligés de donner des spectacles au peuple, l’Eglise ne le leur pardonnait pas, et si dans la suite, quittant le monde, ils voulaient entrer dans les ordres sacrés, ils étaient censés irréguliers, comme nous l’avons ci-dessus remarqué ; et si par la facilité des supérieurs, ils étaient admis aux saints ordres, fussent-ils élevés à l’Episcopat, eux et leurs consécrateurs étaient déposés, par l’ordre du Pape Innocent III, adressé au concile de Tolède : « Qui ordinati fuerint, cum suis ordinatoribus deponantur.
» (Distinct. 51. C. 1.) Faut-il être surpris si un Comédien, quoiqu’il ait quitté ce métier infâme, traité comme un énergumène qui serait délivré du Démon, ne peut encore recevoir les ordres, sans dispense ? Gibert, des Censures, pag. 5. art. 11.
La troupe des Comédiens voulut signaler sa reconnaissance en faveur de Crébillon, en lui faisant faire un service solennel dans l’Eglise de S. Jean de Latran. Le Curé eut la faiblesse de se prêter à cette momerie. Il oublia que les Comédiens étant excommuniés, il ne pouvait pas leur donner cette marque authentique de communion, les recevoir en corps dans son Eglise, et faire à leur intention un service en faveur d’un Poète, qui à la vérité fut plus modeste qu’un autre, puisque la teinte sombre et lugubre de ses pièces inspire plutôt l’horreur et la crainte que la tendresse, mais Auteur tragique, uniquement connu et honoré comme tel dans cette occasion, et dans la {p. 157}vue de marquer par là qu’on ne tenait pas la Troupe pour excommuniée. Mais il en coûta cher au Curé ; les Commandeurs et Chevaliers de Malte, de qui cette Eglise et ce Curé dépendent, indignés d’un si grand scandale, s’assemblèrent, lui firent le procès, le condamnèrent à deux cents livres d’amende et à trois mois de séminaire, pour lui apprendre son devoir (Gazette d’Avignon, 3 août 1762, et toutes les nouvelles publiques).
Le Curé de S. Sulpice est plus difficile. M. Huerne de la Mothe, Avocat au Parlement, dans le mémoire et la consultation qu’il fit pour la Clairon, et qui fut brûlé par arrêt du Parlement de Paris, se plaint beaucoup des Prêtres de S. Sulpice, parce qu’ils ne font point passer, comme autrefois, la procession de la fête-Dieu dans la rue de la Comédie, pour ne pas passer devant l’Hôtel. Il aurait pu ajouter qu’on est aussi délicat pour le Viatique, et que s’il y a quelque malade au-delà de l’Hôtel, on va faire un grand tour pour revenir par l’autre bout de la rue. Il est vrai que les autres paroisses n’ont pas la même attention pour l’Opéra, les Italiens, etc., non plus que dans les autres villes du royaume où il y a des théâtres publics, Lyon, Bordeaux, Marseille, etc. On ne s’embarrasse pas plus des salles de spectacle que des cloaques ou des amas de boue qui se trouvent quelquefois dans les rues, qu’on se contente de faire cacher par des tapisseries. Cette délicatesse d’un Clergé si respectable lui fait honneur, on la porte jusqu’à ne pas recevoir le pain béni de la main des Comédiens quand ils le font offrir, on ne les invite pas à le présenter, on ne souffre pas qu’ils le fassent donner par d’autres, comme on le tolère ailleurs.
On voit aux Petits Pères le mausolée de Lully, sur lequel la mort est représentée tenant d’une {p. 158}main un flambeau renversé, et de l’autre un rideau au-dessus du buste de ce célèbre Musicien. Il est surprenant que ces Religieux aient souffert dans leur Eglise ni le corps, ni le buste, ni le mausolée ; ils l’ont fait sans doute parce que Lully ayant été reçu Secrétaire du Roi, il était censé avoir renoncé à l’Opéra, et l’avait en effet promis lors de l’enregistrement de ses provisions. Pavillon fit des vers malins sur ce mausolée.
« O mort, qui cachez tout dans d’éternelles ombres,Pourquoi nous rappeler la scandaleuse histoireD’un libertin indigne de mémoire,Et même indigne du tombeau ?Fut-il jamais de si mauvais exemple ?L’opprobre des mortels triomphe dans un Temple.Ah ! cachez pour jamais ce spectacle odieux :Laissez tomber, sans plus attendre,Sur ce buste odieux votre fatal rideau,Et ne montrez que le flambeauQui devrait avoir mis l’original en cendre. »
La seconde partie de l’infamie canonique regarde les laïques. L’Eglise n’a point de privation d’ordre ou de dignité à prononcer contre eux ; mais elle peut leur en fermer les portes, elle peut les priver des sacrements. Nous venons de voir l’exclusion des Comédiens de tout ordre sacré, de tout bénéfice ecclésiastique, nous allons voir qu’elle leur a refusé tous les sacrements sans exception.
1.° La pénitence. Fussent-ils d’ailleurs de bonnes mœurs, ce qui n’est pas, et ne peut être, aucun Prêtre ne peut leur donner l’absolution, à moins qu’ils ne quittent absolument leur métier. La leur donnât-il, elle serait nulle, ils en sont indignes, et par l’état de péché mortel, où ils persévèrent, et par l’occasion prochaine de péché active et passive, où ils vivent, et par l’habitude {p. 159}de scandale qu’ils donnent. Il n’y a pas deux avis là-dessus ; les Casuistes même relâchés qui pourraient souffrir qu’on aille à la comédie, n’ont jamais toléré le métier de Comédien.
2.° Le baptême. On ne peut sans doute le refuser aux enfants des Comédiens, on ne le refuse pas à ceux des hérétiques et des plus grands scélérats, ils ne sont pas comptables du crime de leurs pères ; mais il n’y a point de Curé qui l’accordât à un adulte Comédien, à moins que, comme S. Genest, il n’abjurât solennellement le théâtre. C’est l’ordre exprès du livre des Constitutionhis apostoliques, attribué à S. Clément Pape, mais qui plus vrai semblablement est un ouvrage composé dans le troisième siècle : « Si Scenicus, sive vir, sive mulier, accedat ad baptismum, Gladiator, Auriga, Choraulus, Citharadus, Lyristor, Luctator, quicumque theatralibus lusis dat operam, desistat vel rejiciatur.
» (L. 8. C. 38.) On porte la sévérité jusqu’à exclure les Cochers, les Danseurs, les Musiciens, tout ce qui appartient au théâtre. Dans les premiers siècles, comme remarque Salvien, la rigueur et la précaution allaient jusqu’à faire promettre solennellement à tous les Catéchumènes, avant que de les baptiser, qu’ils n’iraient jamais à la comédie. On se contenta dans la suite d’un renoncement général au démon, à la chair et au monde, et à ses pompes, qu’on y fait faire encore aujourd’hui, parce qu’on regarde avec raison ce renoncement comme une abjuration bien précise du spectacle. Ces trois sources empoisonnées du vice, les trois concupiscences, y jouent continuellement leur rôle, y exercent leur empire sur l’âme. Les objets de toutes les trois y sont artificieusement rassemblés et mis dans le jour le plus séduisant. C’est moins le théâtre d’une pièce dramatique que le théâtre des plus dangereuses pompes du monde, des plus {p. 160}redoutables tentations du démon, des plus grandes faiblesses de la chair.
Les Comédiens ne peuvent pas même être reçus parrains ni marraines, comme le prouve la morale de Grenoble (T. 3. C. 8. Q. 2.), et toutes les autres, comme l’ordonnent tous les Rituels : « Ad munus patrinorum non admittantur Comœdi.
» A quelles mains l’Eglise confierait-elle l’éducation des enfants ? quelles cautions de leurs mœurs et de leur religion, que des pécheurs publics, des maîtres publics du vice, qu’elle ne met point au nombre de ses membres, à qui elle ne peut accorder les choses saintes sans les profaner ! Enseigneraient-ils ce qu’ils ne pratiquent, ni ne connaissent, ce qu’ils combattent ?
3.° Les Comédiens ne se flattent pas sans doute de trouver des Evêques qui leur donnent le sacrement de confirmation ; oseraient-ils le demander ? Il faut être en état de grâce pour le recevoir : y sont-ils ? s’y croient-ils ? espèrent-ils que le S. Esprit descende dans des cœurs où règne Bélial, et rende parfaits Chrétiens ceux qui sont des idolâtres et des idoles ? Ce n’est pas en vérité sur le front d’un Actrice que la croix doit être tracée et le saint chrême répandu. Mais on n’a pas besoin de le leur interdire, aucun Comédien n’a jamais eu la dévotion de s’y présenter ; y croient ils ? en ont-ils l’idée ?
4.° On leur refuse le mariage. Les Conférences de Paris sur le Mariage (Tom. 1. L. 2. T. 4. N. 3.) y sont expresses. « Les Curés doivent refuser la bénédiction nuptiale aux Comédiens, comme à des pécheurs publics, à moins qu’ils ne renoncent publiquement à leur profession criminelle. Les Curés de Paris observent religieusement cette conduite, qui est fort approuvée par le Cardinal de Noailles, parce que les Comédiens contribuent aux péchés de tous ceux qui vont au spectacle, que l’Eglise a toujours {p. 161}condamné.
» N’y eût-il que la manière indécente dont on y traite le mariage, ils devraient en être exclus. C’est le voile de tous les crimes, la récompense de toutes les passions, l’ouvrage indécent des intrigues, des friponneries des domestiques. La fidélité conjugale y est tournée en ridicule, l’adultère y est la matière des plaisanteries, l’assaisonnement du plaisir. Nous en parlons ailleurs plus au long. C’est bien la plus légère, comme la plus juste punition, de ne pas exposer ce grand sacrement à tant d’insultes, en le conférant à ses plus déclarés profanateurs. Que peut-il résulter de ces mariages, qu’une perpétuité de vice dans les enfants qui en naîtront, qui seront élevés dans le désordre de leurs pères ?
Cette difficulté sur le mariage des Comédiens a occasionné bien des affaires singulières. En voici deux, rapportées dans les Causes célèbres (Tom. 15). Dans l’une c’est le Comédien, dans l’autre la Comédienne, qui a fait les avances, et dans toutes les deux c’est précisément celui qui a séduit qui demande la cassation du mariage que ses intrigues lui ont procuré. Rougit-on de quelque chose au théâtre ? Gervais, Chantre de l’Opéra, ayant perdu sa première femme, et s’étant dégoûté d’une autre qu’il entretenait, devient amoureux de la Boon, appelée la belle Tourneuse, danseuse du théâtre de la Foire, la gagne et l’épouse. La Duclos, Comédienne Française, s’avise à l’âge de soixante ans d’être éprise de Duchemin, jeune homme de dix-sept ans, fils d’un Comédien. Cet enfant, enchanté d’être mari de Chimène, Bérénice, Rodogune, etc., se laisse séduire, et épouse la vieille, qui avait encore quelque reste d’une beauté dont elle avait fait grand usage. Et comme si dans l’un et dans l’autre mariage on avait voulu se préparer un moyen de cassation, Gervais et la Duclos se {p. 162}donnèrent par divers actes des domiciles dans différentes paroisses, et sous divers noms, afin de n’être pas arrêtés sur leur métier, en épousant dans une paroisse où ils n’étaient pas connus. Après quelque temps d’habitation, Gervais dégoûté de sa femme, et la Duclos de son mari, et traitant leur mariage comme ceux de la comédie, ont l’impudence de demander à le rompre, et d’en appeler comme d’abus, sur ce qu’ils n’ont pas été mariés par le Curé de leur vrai domicile : comme s’il était permis à quelqu’un de ne pas savoir sa propre demeure, de tromper un Curé par un faux domicile, de se jouer d’un sacrement, de le faire servir à couvrir un concubinage ; et ensuite dévoilant sa propre turpitude et sa mauvaise foi, vouloir la faire servir à rompre les engagements les plus solennels. Il n’y a que des Comédiens qui puissent tenir cette conduite et ce langage. Ces deux appels comme d’abus, dont la seule proposition devait pour tout jugement faire envoyer les appelants en prison, occupèrent le temps précieux des Avocats et des Juges, et furent terminés par deux arrêts confirmatifs des deux mariages ; et pour punition de l’attentat, on crut qu’il suffirait de condamner ces séducteurs à vivre avec ce qu’ils avaient aimé.
Ne quittons pas ces deux affaires, sans recueillir des plaidoyers des Avocats des traits réjouissants qui servent à caractériser le théâtre. On trouve celui de M. Cochin pour la Duclos, dans les œuvres de ce grand Orateur (T. 2. Plaid. 35.). C’est dommage qu’il ait prodigué ses talents pour un client qui en était si peu digne. Cicéron a bien employé les siens pour Roscius, il est vrai ; mais Roscius voudrait-il bien être comparé à la Duclos ? Celle-ci avait du moins des amis distingués, le Duc de Coislin lui laissa par son testament une somme considérable, pour ses bons et agréables {p. 163}services. Le Cardinal de Coislin, héritier de son frère, qui ne croyait pas trop canoniques les agréables services d’une Actrice, refusait de payer le legs. Enfin après bien des négociations, l’Actrice officieuse obtint une pension viagère. Son crédit procura l’entrée à la comédie à son jeune amant, unique ressource dans son extrême misère, dit M. Cochin. Ce n’est en effet que la misère ou le libertinage qui font des Acteurs ou des Actrices. L’époux et l’épouse, quoique tous deux Comédiens, n’en prennent pas le titre, qui aurait pu jeter des ombrages dans l’esprit du Curé. Ils se qualifient dans le contrat et dans l’extrait de mariage, l’un Officier, l’autre Pensionnaire du Roi. Il y eut quelque mouvement à l’Officialité de Paris sur la validité de ce mariage ; mais il fut confirmé par l’Archevêque et par arrêt du Parlement. La fraude sur la diversité du domicile fut reconnue, et l’infamie du métier n’est pas un empêchement dirimant qui rende le sacrement nul. Mais en femme précautionnée, pour plaider la main garnie, la Duclos, en quittant son mari, emporta tout ce qu’elle trouva dans la maison. Il y eut information contre elle, Beloc et Bourlet, Procureurs au Châtelet, ses amants, qui lui avaient tenu la main, et qui furent emprisonnés. A leur place un troisième amant, nommé Moligni, se chargea de poursuivre le procès. M. Cochin, quoique son défenseur, frappé de l’infamie du métier de Comédien, ne peut s’empêcher de conclure en ces termes : « Tout est de droit public dans cette cause, par la qualité des parties (Comédiens). On sait à quel excès on porte tous les jours la révolte contre des lois si sages sur l’ordre, la sainteté, la dignité du mariage. Si on se relâche sur des lois si nécessaires, tout rentrera dans le trouble, et la profanation n’aura plus de bornes. Une sainte sévérité {p. 164}peut seule contenir des gens que n’ont que trop de disposition à mépriser les lois de l’Eglise et de l’Etat.
» C’était plaider contre sa partie. M. Laverdi, fameux Avocat, qui à en juger par son plaidoyer, rapporté dans les Causes célèbres, mérite bien autant que M. Cochin les honneurs de l’impression, lui répondit supérieurement. Il faudrait transcrire en entier son plaidoyer, si on en voulait rapporter toutes les beautés ; bornons-nous à un trait. Cet habile Orateur, tout grave qu’il est, ne peut s’empêcher de plaisanter sur les motifs de la requête de la Duclos. « Cette Actrice est continuellement agitée des remords de conscience sur la validité de son mariage ; elle craint d’habiter avec un homme qui n’est pas son mari, et demande qu’un sacrement dont elle use depuis cinq ans, soit déclaré nul, pour pouvoir se marier ailleurs.
» La conscience d’une Comédienne ! son respect pour le sacrement ! la crainte d’habiter avec quelqu’un qui n’est pas son mari ! le projet de se marier ailleurs à soixante-cinq ans ! l’expédient de faire casser un mariage pour en contracter un autre ! Risum teneatis amici ? Tandis que ces mêmes remords ne l’empêchent pas de monter sur le théâtre, d’avoir des intrigues, de vouloir la cassation de ce même sacrement qu’elle respecte si fort, et de se présenter sans rougir à l’audience, comme coupable d’une profanation envers l’Eglise, d’une supposition de domicile envers la justice, d’une mauvaise foi envers un mineur, d’un concubinage de cinq ans, si par la fraude, et de sa connaissance, il n’y a pas eu de vrai mariage : une femme de soixante-cinq ans, nourrie dans les intrigues, vouée à l’inconstance, après une habitation de cinq ans, entreprendre de détruire son mariage, et ne pas craindre de s’exposer à la dérision du public qu’elle scandalise ! L’entrée des Tribunaux doit lui être fermée par l’indignité {p. 165}de son action. Heureuse, si le jugement qui la condamnera lui apprend à respecter la bonne foi, la religion et les bienséances ! Ce portrait, dicté par une juste indignation, ne représente pas moins les mœurs de l’Orateur que celles du théâtre. Des traits de ce caractère ne feront pas révoquer les lois qui déclarent les Comédiens infâmes.
La Tourneuse n’était pas si décriée, quoique du théâtre de la Foire, où elle avait deux mille livres de gages. Voici cependant ce que MM. Blaru et Chevalier, célèbres Avocats, avouent et sur l’excommunication et sur le métier des Comédiens. « L’unique fonction, dit l’un, que le Curé pouvait faire à son égard, était de l’excommunier tous les huit jours (au prône) avec les autres Baladins qui pendant six semaines inondent sa paroisse. L’Eglise refuse de les admettre au nombre des Chrétiens, pendant qu’ils exercent une profession qu’elle déteste ; elle les regarde comme des brebis égarées et des enfants rebelles, qu’elle ne désespère pas de ramener au bercail.
» « Les Comédiennes, dit l’autre, sont des séductrices de profession ; elles ne se donnent en spectacle que pour ruiner et déshonorer ceux qui sont assez imprudents pour s’attacher à elles ; elles sont la terreur des pères et des mères. Jusqu’à présent il semble qu’elles se soient contenues dans les bornes du libertinage et du commerce de leurs appas. La Tourneuse est sortie de son état : plus dangereuse que les autres, elle a voulu épouser. Elle ne sera pas plus déshonorée quand le mariage sera déclaré nul, elle rentrera dans ses fonctions, qui n’ont été que peu de temps interrompues.
» Pour répondre au mémoire injurieux qu’elle répandit contre son mari, il lui dit : « Que peut-on attendre d’une Baladine née dans le sein du vice, qui voudrait rendre égal à elle celui qu’elle veut faire passer pour son mari ? Elle fait l’éloge de sa religion, de ses mœurs, {p. 166}de sa vertu. Sa seule profession la dément.
» « De quoi se plaint son mari, dit l’autre Avocat ? ne connaissait-il pas les mœurs, la profession, la famille de celle qu’il a épousée ? ne l’a-t-il pas tirée du théâtre ?
» C’est tout dire. Il lui applique la déclaration de 1697 sur les mariages. « Elle a voulu empêcher ces conjonctions malheureuses qui troublent le repos et flétrissent l’honneur des familles par des alliances encore plus honteuses par la corruption des mœurs que par l’inégalité de la naissance. Mais étant tous deux gens de théâtre, ils n’ont rien à se reprocher.
» Guyot de Pitaval conclut qu’on devrait avoir plus d’indulgence pour les Comédiennes ; « car, dit-il, il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, sans une espèce de miracle, qu’une Comédienne conserve sa vertu. Son état est une occasion prochaine continuelle. Des tentations pressantes commencent à l’ébranler, elle ne résiste presque plus que pour mettre un plus haut prix à ses charmes. Pour pouvoir se défendre, elle devrait être affermie dans des principes d’honneur et soutenue par l’estime, et déjà comme Comédienne elle est regardée comme la copie de ce qu’elle représente, sa vertu est ordinairement au-dessous du rien, etc.
» Que disons nous de plus dans tout cet ouvrage ?
Ces procès ont fait naître deux questions de droit importantes. 1.° Les Comédiens de province sont des vagabonds qui courent de ville en ville ; ils n’ont point de domicile fixe, ils sont habitants de la terre ; leur demeure, comme la scène de la pièce, est partout ; ils n’ont point de propre Curé. Il faut donc que celui de chaque paroisse où ils séjournent, devienne leur Pasteur pendant leur séjour, et puisse les épouser. « Qu’on frémisse, dit l’Avocat, sur le danger des conséquences.
. »Ils pourraient aisément séduire quelqu’un, se marier dans chaque ville, et avoir plusieurs femmes ou plusieurs maris à la fois. Quel droit {p. 167}ont-ils de se soustraire à des règles de sagesse auxquelles tous les autres sujets sont soumis ? l’infamie de leur métier, le désordre de leur conduite, donneraient-ils un titre d’exemption d’une loi qu’ils rendent plus nécessaire ? Libertins et séducteurs de profession, plus adroits à tromper, plus exercés à l’intrigue, ils s’en feraient moins de scrupule, et en trouveraient plus de moyens. Eût-on pour eux plus d’indulgence, elle ne pourrait avoir lieu qu’entre Baladins qui se marient. Mais le ministère public pourrait-il tolérer que victimes d’un privilège extorqué par la débauche du théâtre, une honnête fille, un fils de famille, séduits et changés en bête par quelqu’une de ces Calypso, plus dangereuses enchanteresses que celle de la fable, portassent le déshonneur dans leurs familles, qui n’auraient pu ni prévenir ni connaître ces unions infâmes et ces scandaleux commerces ? Cependant, comme tout le monde a droit au mariage, on le leur permet ; mais le Curé à qui se sont adressés des gens à tous égards si suspects, avant que de faire aucune publication de bans, prendra toutes les instructions possibles dans le lieu de leur naissance et de leurs principaux séjours, sur leur conduite, leur état, leurs engagements ou leur liberté, extrait baptistaire, mortuaire, ou consentement des parties, attestations des Curés des lieux ; et enfin il fera part de tout à son Evêque, et n’agira que par sa permission. Ces précautions, qu’exige le concile de Trente (Sect. 24. C. 7. de reform. Matrim.), ont paru si nécessaire aux Conférences de Paris (Tom. 3. L. 4. C. 6. §. 10.), qu’elles décident la nullité même du mariage, si elles n’ont été observées. Une autre condition qui ne porte pas sur la validité, c’est un renoncement sincère à leur métier de Comédien ; sans quoi leur mariage, comme fait en état de péché mortel, public et certain, serait une profanation {p. 168}dans les contractants et dans le Ministre.
2.° Question plus délicate. Lorsque le demandeur en cassation est auteur du défaut sur lequel il la fonde, comme Gervais et la Duclos, est-il recevable à profiter de sa mauvaise foi pour revenir contre son propre fait ? Ici le for intérieur et le for extérieur tiennent des routes différentes. Le premier, sans s’arrêter à des fins de non-recevoir, cherche la vérité dans le tribunal de la pénitence, et s’il trouve qu’il n’y a pas eu de mariage par le défaut de quelque condition essentielle à sa validité, il ordonne la séparation et rend la liberté aux parties. Mais le bien public prescrit aux Tribunaux extérieurs, même aux Officialités, de suivre les règles de précaution que les lois ont jugé nécessaires pour prévenir les désordres. C’en est une des plus importantes de ne pas admettre une personne infâme à alléguer sa propre turpitude, et à se faire elle-même le procès, pour revenir contre son propre fait, et détruire son propre acte, par des moyens que sa mauvaise foi a préparés, afin de profiter de la cassation, pour favoriser sa débauche. Son inconstance, ou plutôt sa perfidie, son parjure, son libertinage, son infamie, forment un préjugé légitime contre elle, une présomption légale de la vérité qu’elle ose combattre, qui la rendent également indigne d’être crue et d’être écoutée : sans distinguer les moyens d’abus relatifs à certaines personnes, et les moyens absolus qui portent sur la nullité radicale de l’acte, on lui refuse toute audience. La loi peut-elle souffrir qu’on aille aux pieds des autels vouer un engagement pour le rompre, donner sa foi pour y manquer, s’engager pour tromper, faire devant un Pasteur une vaine cérémonie dans les plus redoutables mystères pour les profaner, et qu’il suffise, pour jouir de son crime, d’avoir assez de témérité pour s’accuser d’imposture ? {p. 169}Ainsi, sans examiner la validité des vœux, la légitimité d’une acquisition, le défaut d’un mariage, etc., il suffit qu’un Religieux laisse passer le temps de la réclamation, le propriétaire celui de la prescription, qu’un étranger querelle un mariage, etc., sans entrer dans le mérite du fond, ils sont déclarés non recevables. L’Officialité et le Parlement le jugèrent ainsi contre la Duclos. On peut voir ces deux plaidoyers de Messieurs Cochin et Laverdi, où la question est savamment traitée pour et contre, et où l’on rapporte nombre d’arrêts qui l’ont ainsi jugé.
Tiberio Fiorelli, appelé Scaramouche, fournit une autre aventure de théâtre et une autre question de droit, rapportée tout au long, T. 4. Plaid. 47. de M. Daguesseau, alors Avocat général. Ce fameux Acteur vint de Florence à Paris avec Laurenza Izabella, qu’il disait sa femme. « Sa vie y fut telle que son art de Comédien pouvait le faire présumer, dit M. Daguesseau. C’est une des questions de la cause, s’ils étaient unis par un engagement légitime, ou si l’exercice d’une même profession et les nœuds de la débauche avaient formé entre eux une conjonction illicite qu’ils cherchaient à déguiser sous le nom d’un mariage.
» Ils firent mauvais ménage. Après avoir représenté pendant plusieurs années, Izabelle abandonna son mari, et s’en retourna en Italie. Cependant Scaramouche entretenait la Duval, autre Comédienne, et en avait eu une fille avant le départ d’Izabelle, qu’il eut l’audace de faire baptiser sous son nom et celui de la Duval, sa femme légitime. Sept ans après, ayant appris qu’Izabelle était morte, il épousa à soixante-quinze ans la Duval. Ce second mariage ne fut pas plus heureux que le premier. Ce vieux débauché intenta une accusation d’adultère contre sa femme, et la fit enfermer à Sainte Pélagie. Elle {p. 170}mourut peu de temps après. Ses parents s’assemblent pour donner un tuteur à la fille, ils défèrent la tutelle à Scaramouche son père, qui l’accepta. Quelques jours après il s’en repent, désavoue la qualité de père, et refuse celle de tuteur. Un mois après il change de langage, reconnaît son sang, qu’il avait désavoué, et reprend la qualité de tuteur. Cependant les plus proches parents de la morte demandent la restitution de la dot. La scène change encore ; il désavoue la fille, et prétend que c’est le fruit de la prostitution de sa mère. La comédie ne finit point là. Le subrogé tuteur étant intervenu dans l’instance, le fait interroger. Il rétracte tout ce qu’il avait dit, et reconnaît sa fille. Sa mort mit fin à ses variations ; mais le procès subsista entre la fille, dont l’état était un problème, et les parents, qui demandaient la succession de la mère. La première convenait qu’elle devait le jour au crime, mais elle prétendait avoir été légitimée par le mariage subséquent. Les collatéraux, sans convenir qu’elle fût véritablement fille de Scaramouche, ce que la prostitution de la mère et les variations du père pouvaient rendre douteux, avançaient que quand elle le serait, la légitimation était impossible, sur ce principe certain dans l’un et l’autre droit, que le mariage subséquent ne peut légitimer des enfants, si dans le temps de leur naissance les deux époux n’étaient libres, en état de se marier ensemble ; que Scaramouche étant marié quand cet enfant naquit, c’était un enfant adultérin, incapable d’être jamais légitimé. Ce qui fut décidé par arrêt du Parlement du 4 juin 1697. De tous les faits de la cause il n’y avait de bien certain que la débauche des parties. Scaramouche était un concubinaire avec Izabelle, s’ils n’étaient pas mariés, et s’ils l’étaient, un adultère avec la Duval. La {p. 171}fille combattait la vérité du mariage, les parents s’efforçaient de le prouver. Le Parlement crut devoir présumer en sa faveur, sur les indices qu’on en donna, les seuls que la distance des temps et des lieux permettaient d’espérer, et déclarant la fille adultérine, déclara la légitimation impossible, et lui adjugea une pension alimentaire. M. l’Avocat général traite savamment la question de droit, et démontre ce grand principe qu’il n’y a que les enfants nés ex soluto et soluta, qui puissent être légitimés par le mariage subséquent, même avec la bonne foi d’une des parties, ce qui n’était pas ici, puisque les deux se connaissaient parfaitement, et n’étaient que des débauchés (L. 10. L. 11. C. de Nat. liber. Novell. 12. C. 4. Novell. 89. C. 8. C. tanta vi 10. qui filii sint legitim. et tous les Jurisconsultes.)
5.° On doit refuser la sainte communion aux Comédiens à la vie et la mort, et même à pâques, et en secret et publiquement. Leur indignité est certaine, prononcée par les lois et par les canons ; le fait de leur représentation sur le théâtre est de la plus grande notoriété, toute une ville en est tous les jours témoin, elle serait scandalisée de les voir passer du théâtre à la sainte table ; ce serait une des plus criantes profanations, tous les rituels sont uniformes, Romain, Paris, Rouen, Chalons, etc. Cette règle est si bien reconnue, que dans la célèbre dispute sur le refus des sacrements qui a agité l’Eglise de France, toutes les parties ont unanimement reconnu que les Comédiens étaient exclus de la sainte eucharistie. Ceux qui voulaient que la notoriété de fait suffit pour cette exclusion, ont cité l’exemple des Comédiens, qui sans être juridiquement condamnés, n’y sont point admis. Les autres, qui ne voulaient avoir égard qu’à la notoriété de droit, ont cherché des différences entre les Comédiens {p. 172}et les autres personnes indignes de la communion ; mais ils ont toujours convenu, comme d’un principe incontestable, de leur indignité et de l’anathème qui les bannit du sanctuaire.
On a si peu douté qu’ils dussent en être privés même à la mort, qu’on a au contraire douté s’ils pouvaient y être reçus lors même qu’ils se convertissaient. Il a fallu la décision d’un concile pour lever cette difficulté. Le quatrième concile de Carthage (C. 43.), le concile d’Afrique (C. 45. Cod. Can. Eccles. African.), ont décidé que la charité de l’Eglise recevant les enfants prodigues qui revenaient à elle, même les apostats et les plus grands scélérats qui se convertissent, on devait aussi recevoir les Comédiens à la pénitence : « Apostaticis, Scenicis, Histrionibus, cæterisque hujusmodi conversis reconciliatio non negatur.
» (C. 96. Distinct. 2. de Consecr.) Les Princes ont appuyé cette discipline de leur autorité. Si un Comédien à l’extrémité est touché de Dieu, et demande les derniers sacrements, que nos Juges examinent avec soin si on peut se fier à lui ; et si l’Evêque l’approuve, qu’on lui accorde cette grâce. Ainsi parle l’Empereur (Cod. Theod. L. 15. Tit. 7. de Scenic.) : « Scenici, si in extremo periculo constituti, pro salute sacramenta poscentes, si Antistes probant, consequantur ; statim ad Judices perferatur, et sedula exploratione quæratur an indulgeri possit.
»Il résulte de ces dispositions qu’on leur refusait les sacrements pendant la vie, et qu’on ne les leur accordait même à la mort qu’avec beaucoup de précautions, sur leurs dispositions et l’approbation de l’Evêque.
6.° On refuse aux Comédiens même la sépulture ecclésiastique. Ce n’est qu’une suite de la privation des sacrements et de l’excommunication. Tous les rituels sont également unanimes en ce point. Personne n’ignore qu’on la refusa au célèbre {p. 173}Molière, ce Héros du théâtre, ce qui occasionna ce mot insensé de sa femme, qui peint à la fois l’orgueil et l’impiété de cette engeance perverse : « Se peut-il qu’on refuse la sépulture à un homme à qui on doit des autels ?
» Cette pensée a été mise en vers par Voltaire lorsque la le Couvreur fut enterrée sur les bords de la Seine, après le refus que fit le Curé de « S. Sulpice de la mettre au cimetière. Cette pièce, en constatant le fait, découvre l’irréligion de l’Auteur, et celle que le théâtre inspire.
« Muses, Grâces, Amours, dont elle fut l’image,O mes Dieux et les siens ! recevez votre ouvrage.Que direz-vous, race future,Lorsque vous apprendrez la flétrissante injureQu’aux beaux arts désolés font des hommes cruels ?Ils privent de la sépultureCelle qui dans la Grèce aurait eu des autels.Non, ces bords désormais ne seront plus profanes,Ils contiennent ta cendre ; et ce triste tombeau,Honoré par mes chants, consacré par tes manes,Est pour nous un temple nouveau.Voilà mon Saint-Denis, oui c’est là que j’adoreTon esprit et ton cœur, tes grâces, tes appas…. »
Le même Auteur (Lettre 23 sur les Anglais) parle ainsi d’une fameuse Actrice de Londres : « On a trouvé mauvais que les Anglais aient enterré à Westminster (leur Saint-Denis) la célèbre Comédienne Oldfield, avec les mêmes honneurs qu’on a rendus à Newton. On a prétendu qu’ils avaient affecté d’honorer ainsi sa mémoire, pour nous faire mieux sentir la barbare et lâche injustice qu’ils nous reprochent d’avoir jeté à la voirie le corps de la le Couvreur ; mais ils n’ont consulté que leur goût.
»
C’est apparemment sur ces pieuses réflexions de Voltaire, que la Troupe des Comédiens, après avoir fait faire à S. Jean en Grève un service pour {p. 174}Crébillon, s’est avisée de lui faire ériger un mausolée et une statue, avec tous les attributs du théâtre, dans l’Eglise de S. Gervais. Qu’on lui érige, si l’on veut, une statue sur le Parnasse de M. du Tillet, à côté de Sophocle et d’Euripide, quoique après tout deux ou trois pièces de quelque mérite sont un fort petit titre ; à la bonne heure, peu importe à la religion ; mais qu’on place aux pieds des autels le mausolée d’un Histrion, qui ne devrait pas y avoir la sépulture, pour canoniser en quelque sorte le théâtre, que la religion et les mœurs ne cessent de condamner, peut-on imaginer de plus indécente apothéose ? le bel objet pour les fidèles qui viendront à la sainte messe ou au sermon, le bel objet pour le Prédicateur qui, selon son devoir, prêchera contre les spectacles, que des Muses à demi nues, des Génies portant le masque et le cothurne, autour d’un Auteur dramatique, qui lui donne le démenti par les honneurs religieux qu’il reçoit ! Si les Comédiens ne veulent point avoir de la piété, qu’ils laissent du moins la piété en repos dans son temple, et ne viennent point l’insulter par un excès de profanation qui fait mépriser et le lieu saint qu’il déshonore, et les lois de l’Evangile qu’il brave, et les foudres de l’Eglise dont il se joue. Il fait beau voir l’Ex-jésuite Fréron (nov. 1762) adorer la cendre de Crébillon, et faire son oraison funèbre en enthousiaste, et malgré ses exhortations continuelles (et justes) contre les Ecrivains qui répandent des invectives dans leurs ouvrages, renouveler les emportements des Scaliger et des Scioppius par des torrents d’injures contre une critique très raisonnable et très modérée des pièces de Crébillon, qu’il avoue lui-même n’avoir été qu’un débauché et pour la crapule et pour les femmes, un paresseux plongé dans l’ordure, toujours environné d’une trentaine de chiens {p. 175}et d’autant de chats, qui faisaient de sa chambre une étable, et par la fumée du tabac qu’il fumait sans cesse, y ajoutait le dégoût d’un corps de garde. Voilà le demi-dieu que sur les ruines de la religion la fureur des spectacles place dans le sanctuaire (Ann. littér. novemb. 1762).
Finissons par trois traits qu’on trouve dans l’édition des conciles de Baluze, qui font voir le mépris et l’horreur qu’a toujours eu l’Eglise pour les Comédiens. (P. 1584.) L’un des plus grands reproches que fait le concile de Calcédoine contre Dioscore d’Alexandrie, auteur du brigandage d’Ephèse, c’est d’employer à entretenir des Comédiens les revenus ecclésiastiques destinés aux pauvres : « Pecuniam pauperibus erogandam theatralibus expendisse personis
». (P. 748.) On voit une lettre de Théodoret, où il raconte qu’un Evêque qu’on avait ordonné malgré lui, ne crut pas pouvoir faire une plus authentique abjuration de la sainteté de son état qu’en allant à la comédie, « ita ut in theatrum vadens spectaret lusos
», à peu près comme S. Ambroise, pour détourner le peuple de l’élire Archevêque de Milan, fit venir chez lui des femmes de mauvaise vie. (P. 569.) Dans une lettre écrite au Pape Célestin par le concile d’Ephèse, parmi bien d’autres crimes reprochés aux Nestoriens, on se plaint qu’ils ont fait afficher sur les murailles du théâtre un écrit contre S. Cyrille. La chose en elle-même est assez indifférente : les Imprimeurs font afficher tous les jours à la porte de la Comédie, aussi bien qu’aux portes de l’Archevêché, un mandement d’Evêque et une annonce d’une pièce de théâtre. Mais c’était alors une espèce d’insulte et d’impiété, par le mélange des choses saintes avec les plus profanes : la piété des fidèles était encore trop pure, pour n’être pas indignée d’un pareil assemblage.
CHAPITRE VIII.
De l’excommunication des Comédiens. §
On n’a pas besoin de l’excommunication pour être en droit, pour être même obligé de refuser les sacrements aux Comédiens. La qualité de pécheurs publics et scandaleux y suffit. Quand ils n’encourraient pas de censure proprement dite, tout ce que nous en avons dit, et qui est incontestable, n’aurait pas moins lieu. Quoique l’excommunication et le refus des sacrements viennent de la même source, qui est le péché, et produisent plusieurs effets semblables, ce sont deux choses différentes, et dans l’intérieur devant Dieu, et dans l’extérieur devant les hommes. Un Ministre peut refuser les sacrements à un pécheur public, quoiqu’il ne soit pas toujours excommunié, et il peut être obligé de les administrer à un excommunié qui n’est pas dénoncé, ni toujours pécheur public. Tout péché mortel rend indigne des sacrements devant Dieu, jusqu’à ce qu’il soit remis par la pénitence. Ce serait une profanation de les recevoir dans cet état. En ce sens tout péché mortel, même le plus secret, excommunie devant Dieu ; et le Confesseur qui refuse l’absolution, en ce sens aussi excommunie le pénitent dans le for intérieur. Mais cette privation n’est point une censure, elle n’est qu’une suite de l’état d’indignité où tout péché réduit, et ne passe pas le for intérieur. Si le péché est connu, il doit en priver devant les hommes ; Dieu l’a expressément ordonné : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens.
» Le pécheur en est indigne, et ce serait un scandale de voir ainsi profaner les sacrements. Ces vérités ne sont contestées de personne, elles sont évidentes, {p. 177}toute la difficulté ne roule que sur l’étendue de la connaissance que doivent en avoir et le Ministre et le public. Faut-il qu’elle soit publique et notoire, d’une notoriété de fait ou de droit, constatée par des actes publics, et par quels actes ? Ces questions ne seront jamais pleinement décidées, parce que la variété infinie des circonstances, des objets, des intérêts, et la multiplicité des degrés que peuvent avoir à l’infini les connaissances de l’Eglise et du public, y répandront toujours quelque nuage.
Mais la qualité de Comédiens dissipe tous ces nuages. Ce sont des pécheurs publics d’un ordre singulier, au plus haut point de la notoriété : un concubinaire qui entretient publiquement une femme, ou allant chez elle, ou la tenant chez lui, comme sont la plupart des Acteurs et des Actrices, est moins connu. Il ne monte pas sur un théâtre étaler son crime, il n’invite pas tout le monde à venir en être le témoin ; ses voisins, ses amis en sont instruits, ordinairement le reste du public l’ignore. Il se contente de satisfaire sa passion, mais il ne l’inspire pas, il ne tient pas école de vice. C’est une habitude personnelle, mais non pas un métier. Il n’affiche pas une enseigne, il ne se joint pas à une troupe, il n’est pas inscrit sur un registre, etc. Un degré si frappant de notoriété n’est susceptible d’aucune chicane : « Nulla potest tergiversatione celari
», selon l’expression de la loi. C’est même une sorte de notoriété de droit : un état public toléré par le Magistrat, objet de l’inspection de la police, exercé journellement sous ses yeux, équivaut à des sentences et des dénonciations juridiques : l’acceptation du Magistrat le dénonce pour Comédien, la note d’infamie imprimée par la loi sur la profession et sur ceux qui l’exercent, est une dénonciation du crime. Telles sont les courtisanes {p. 178}d’Italie ; en se faisant inscrire sur le registre du Magistrat, se mettant dans le corps des courtisanes, s’établissant dans les maisons publiques, se livrant au premier venu, elles se dénoncent de fait et de droit notoirement pécheresses publiques, et dès lors doivent être refusées à tous les sacrements, quoiqu’elles ne soient pas excommuniées. C’est ce qui dans tous les temps a été si unanimement reconnu, que les Comédiens eux-mêmes se sont rendu justice, qu’à deux ou trois Ecrivains près, qui ont fait semblant de s’en défendre, ils n’ont pas réclamé contre la juste sévérité de l’Eglise, sur laquelle il n’y eut jamais ni obscurité ni incertitude. Et sur quoi roulerait le doute ? ne les prend-on pas tous les jours sur le fait en flagrant délit ? Bien loin de le désavouer, de le cacher, de le dissimuler, comme les autres pécheurs, ils le publient, ils s’en applaudissent, ils y invitent, tandis que l’Eglise ne cesse de les condamner et d’en éloigner les fidèles. Ici les pierres parlent, et tout est plus clair que le soleil. Il est donc bien inutile à leurs défenseurs de se répandre en invectives, en erreurs, en mensonges, en faux-fuyants, contre l’excommunication des Comédiens. N’y en eût-il aucune, leur sort ne serait pas plus heureux. Indépendamment de toute censure, la seule notoriété de leurs représentations les exclut de toute réception publique des sacrements, et leur métier seul de toute réception même secrète.
Je vais plus loin, l’excommunication en un sens traite avec moins de rigueur que la notoriété du péché. Il est vrai que ses effets sont plus étendus ; elle prive de l’entrée à l’Eglise de l’assistance à la messe, des suffrages des fidèles, du commerce civil, etc., ce que ne fait pas la seule notoriété, dont la cessation du péché et la réparation du scandale suffisent pour faire cesser le refus, {p. 179}sans une absolution particulière, comme l’exige la censure. Mais quant à la privation des sacrements, la notoriété est plus rigoureuse que la censure. Par la bulle de Martin V, Ad evitanda scandala, dans le concile de Constance, et par la jurisprudence moderne du royaume, il faut, pour être obligé de refuser la communion à un excommunié, une dénonciation publique et personnelle, je dis, jurisprudence moderne, car l’Eglise de France n’accepta pas en entier la grâce que le concile de Constance avait faite aux excommuniés, mais conserva une partie de la discipline précédente ; elle voulut qu’on continuât à éviter les excommuniés, même sans dénonciation, toutes les fois que l’excommunication serait si notoire qu’on ne pût trouver aucun prétexte, aucune chicane, pour en éluder l’effet, « ut nulla possit tergiversatione celari, aut juris remedio suffragari
». Ainsi parle le concile de Bâle, la pragmatique sanction et le concordat (Tit. de excommunic. non vitand.). Cette restriction était dans le fonds assez inutile : qu’est ce que la chicane ne peut pas éluder ? On en est peu à peu revenu au concile de Constance, et il est aujourd’hui généralement établi qu’on n’est obligé d’éviter les excommuniés qu’après une dénonciation expresse, quelque notoire que soit leur censure, à l’exception néanmoins de la percussion notoire des Clercs, sur laquelle ni le concile, ni la France n’ont point changé l’ancienne discipline. On pourrait donc communiquer avec les
Comédiens, et leur donner les sacrements, jusqu’à ce qu’ils fussent nommément dénoncés, si l’on n’avait égard qu’à leur excommunication. On ne peut donc rien conclure en leur faveur de la liberté qu’on leur laisse d’entrer dans l’Eglise, d’entendre la messe, de commercer avec les fidèles, etc., non plus que contre le refus des sacrements, qui {p. 180}vient d’un autre principe, savoir, la notoriété du péché, qui n’étend pas ses effets plus loin, parce qu’elle ne doit empêcher que la profanation des sacrements, « nolite dare sanctum canibus
» ; au lieu que l’excommunication retranchant de l’Eglise, traitant comme un païen et un publicain, livrant à Satan, etc., prive de tous les biens communs à tous les fidèles.
Cette procédure est très régulière. L’excommunication n’est pas aujourd’hui, comme dans les premiers siècles, un arrangement de direction pastorale pour remédier paternellement au péché, c’est un acte juridique d’un Magistrat, une vraie sentence dans l’ordre judiciaire, à qui on fait produire des effets civils, privation des bénéfices, incapacité d’ester en droit, etc. Il est dans l’ordre que son exécution porte le même caractère légal, et qu’elle n’oblige, comme toutes les autres sentences, qu’après la notification juridique (la dénonciation publique). Mais le refus, ainsi que l’administration des sacrements, qui n’en est que la distribution éclairée, n’est point un acte judiciaire, ne produit aucun effet civil, n’influe sur aucun acte légal, n’exige pas d’absolution. Sa notoriété n’est pas une sentence, ce n’est que le péché connu. Un Pasteur qui fait sortir la brebis d’un pâturage, ou qui l’y mène, n’est pas un Magistrat qui prononce, qui fait exécuter juridiquement une sentence. On ne fait pas le procès à un pécheur public ; il en est même à qui il est impossible de le faire, comme les courtisanes d’Italie, puisqu’elles sont tolérées, et par la même raison les Comédiens. On n’y exige rien des fidèles, comme dans l’excommunication, où sous peine d’excommunication mineure, on leur défend de commercer avec l’excommunié. Puisqu’il n’y a rien de juridique dans le refus des sacrements, les apologistes des Comédiens auraient {p. 181}tort d’exiger une sentence qui fît la notoriété de droit. Aussi ne se sont-ils jamais retranchés là-dessus, et ne l’a-t-on jamais exigée. Je sais que par un raisonnement de comparaison des censures au refus des sacrements, et pour mieux assurer, dit-on, la tranquillité publique, on a voulu transférer à l’un les règles de l’autre. Je ne garantis ni la justesse du raisonnement de ces Ecrivains dans des objets si différents, ni leur autorité pour faire ce changement de discipline, ni la sagesse de leurs mesures pour assurer le repos public, aux dépens de la religion et des mœurs, par une tolérance universelle ; il me suffit que les Comédiens aient toujours été traités de même, que dans toutes les opinions on ait unanimement reconnu qu’indépendamment de toute excommunication, on a dû leur refuser, et on leur a refusé en effet tous les sacrements, en vertu de leur péché, de leur scandale public, sur la seule notoriété.
Mais y a-t-il en effet une véritable excommunication encourue ipso facto par les Comédiens ? Voici les principes nécessaires pour décider cette question. Je les rapporte, mais en peu de mots, parce que quoique communs parmi les Théologiens, ils sont fort peu connus des amateurs du théâtre. Une censure en général est une peine par laquelle un Pasteur prive sa brebis de quelque bien spirituel. L’excommunication est la plus grande de ces peines, qui prive de tous les biens spirituels communs au troupeau. Il en est de générales imposées par le chef de l’Eglise, ou par un concile œcuménique, qui obligent partout, et de particulières portées par les Evêques, qui n’ont lieu que dans leur diocèse. Il en est appelées ab homine, prononcées par un Juge ecclésiastique, après une procédure régulière. Il en est a jure, ordonnées par la loi. Il ne peut être {p. 182}question que de celles-ci : je ne sache pas qu’on ait jamais poursuivi et excommunié personnellement un Comédien à raison de son métier. Il en est de comminatoires ferendæ sententiæ, qui n’ont lieu qu’après la sentence. D’autres sont encourues par le seul fait, latæ sententiæ. Il n’y a du doute que sur celles-ci, car il est certain qu’on a du moins toujours menacé les Comédiens d’excommunication. Les unes sont suivies de dénonciation, et tout le monde est obligé d’éviter l’excommunié dénoncé ; les autres demeurent légalement secrètes, et on peut continuer à commercer avec l’excommunié. Il n’y a que celles-ci contre les Comédiens ; on n’en a jamais dénoncé aucun, et partout on peut communiquer avec eux, quoique par tout l’infamie de leur métier et le danger de leur commerce les fassent éviter par les honnêtes gens qui ont de la religion et des mœurs, comme une très mauvaise compagnie.
On ne peut pas prouver l’excommunication par la seule infamie ; l’infamie n’emporte pas l’excommunication, on peut être infâme sans être excommunié ; ni l’excommunication l’infamie, on peut être excommunié sans être infâme. Les lois qui impriment cette tache au métier, flétrissent les Païens, comme les Chrétiens, et plusieurs sont antérieures au Christianisme : combien d’excommunications générales et particulières attachées à des péchés qui n’emportent point d’infamie ! Les Comédiens peuvent donc être, et sont certainement infâmes, indépendamment de toute censure. L’irrégularité aux ordres sacrés, attachée à ce métier, ne prouve pas non plus la censure : il n’y a que l’irrégularité contractée par la violation d’une censure, qui la suppose, toutes les autres en sont indépendantes. On peut être irrégulier sans être excommunié, et excommunié sans être irrégulier. Le refus des sacrements ne le {p. 183}prouve pas davantage ; il est attaché à la notoriété du péché, non à la censure, comme nous l’avons vu. La censure même ne l’emporte qu’après la dénonciation. Le refus des sacrements aux Comédiens est autorisé par la loi civile, sans aucune mention d’excommunication, dont on n’a pas besoin, et dont l’Eglise ne l’a jamais fait dépendre (L. 1. tit. de Scenicis. Codex Theodosianus L. 15.). Cette loi supposait une double défense aux Comédiens d’approcher des sacrements, tant on les en croyait indignes, l’une de l’Eglise, et l’autre du Prince, puisqu’elle exige, pour pouvoir les leur accorder même à la mort, l’approbation de l’Evêque et la permission du Magistrat : « Si Antistites probant ad Judices perferatur, et sedula exploratione quæratur an indulgeri possit
». Le Prince était même plus sévère que l’Eglise, puisque c’est l’Eglise, comme nous l’avons vu ci-dessus, qui a demandé au Prince la liberté d’administrer à ceux qui voulaient sincèrement se convertir, des sacrements dont ils étaient tous rigoureusement exclus.
Voici les principaux canons qui excommunient les Comédiens. Le concile d’Arles de l’an 314 (C. 5.), dit en termes exprès : « Nous ordonnons que tous les Comédiens soient séparés de la communion, tandis qu’ils exerceront leur métier. » Ce concile de toute l’Eglise d’Occident, et nommément des Eglises des Gaules, dont la plupart des Evêques s’y trouvèrent, est très respectable
; il est reçu partout, surtout en France, où il fut tenu : « De theatricis placuit quamdiu talia agunt à communione separari.
» Un autre concile de la même ville, tenu trente-huit ans après (452), renouvela la même excommunication.
Dans le concile 4. de Carthage (C. 88.) tenu en 398, on excommunie ceux qui, les jours de fête, vont au spectacle, au lieu d’assister à l’office {p. 184}divin. Il n’est pas nécessaire de dire que ceux qui le représentent, sont à plus forte raison enveloppés dans l’anathème : « Qui die solemni, omisso ecclesiastico conventu, ad spectacula vadit excommunicetur.
» Ce canon est rapporté par Yves de Chartres (Pag. 4. C. 8.), et dans le Décret de Gratien (Distinct. 1. de Consecr. C. 64.).
L’horreur de l’Eglise pour les spectacles va si loin, qu’elle ne veut pas qu’on chante des motets et des cantiques sur le théâtre. En 1744, toutes les loges et les décorations du Concert spirituel ayant été détruites, on emprunta le théâtre de l’Opéra pour y tenir le concert (le premier novembre), ce qui fut annoncé et affiché partout Paris. M. de Vintimille, Archevêque de Paris, trouva si indécent qu’on chantât des choses saintes sur le théâtre de l’opéra, qu’il le défendit, et il n’y eut point de concert, jusqu’à ce qu’on eût trouvé un lieu moins profane (Histoire de l’Opéra, pag. 168.).
Le concile in trullo de l’an 680. (Can. 51.) va plus loin ; il défend à tout le monde de regarder, à plus forte raison de jouer la comédie, puisque ceux qui la jouent, non seulement la regardent, mais la font regarder, sous peine de déposition, s’il est ecclésiastique, d’excommunication, s’il est laïque : « Prohibet Mimos et eorum spectacula perspici ; si secus fecerit, clericus deponatur, laicus segregetur.
»
Le troisième concile de Carthage de l’an 397 (Can. 95.), rapporté (Distinct. 2. de Consecr. C. 96.), veut qu’on accorde le pardon et la réconciliation aux Comédiens qui se convertissent sincèrement. Ces deux termes marquent l’absolution du péché et l’absolution de la censure, ou le rétablissement dans l’Eglise ; ce qui suppose que le concile les croit et coupables et excommuniés. C’est l’application unanime des Interprètes : {p. 185}« Scenicis, Histrionibus, et hujusmodi personis conversis gratia et reconciliatio non negetur.
»
S. Cyprien (L. 1. Epist. 10.) non seulement suppose l’excommunication des Comédiens, mais avec son éloquence ordinaire il expose l’horreur que devrait inspirer leur participation aux sacrements et à la communion des fidèles. « Vous me demandez, dit-il à un Evêque qui l’avait consulté, si cet homme (un Comédien) doit être reçu dans notre communion
» : « An talis debeat communicare nobiscum
». « Il ne convient ni à la Majesté divine, ni à la discipline, ni à l’honneur de l’Eglise, de se souiller par un si infâme commerce
» : « Nec Majestati divinæ, nec Evangelicæ disciplinæ congruere, ut pudor et honor Ecclesiæ tam turpi et infami contagione fœdetur.
»
Le concile d’Elvire (ann. 305 C. 62.). Si les Comédiens veulent embrasser la foi, qu’ils renoncent à leur art, et promettent de ne plus l’exercer ; et « s’ils violent cette promesse, qu’ils soient retranchés de l’Eglise
» : « Quod si facere contra interdictum tentaverint, ab Ecclesia projiciantur.
» Le même concile (C. 77) excommunie les filles Chrétiennes qui se marient à des Comédiens : « Si quæ fidelis viros Scenicos habeat, à comunione arceatur.
»
Le concile de Carthage (ann. 398.) étend l’excommunication à ceux qui au lieu de se trouver à l’office ou aux assemblées des fidèles, s’en vont aux spectacles : « Qui prætermisso solemni Ecclesiæ conventu, ad spectacula vadit, excommunicetur.
»
Je sais qu’à en juger par la doctrine reçue sur les censures, on pourrait chicaner sur ces canons des premiers siècles, et dire que ces paroles, segregetur, rejiciatur, excommunicatur, au subjonctif, marquent quelque chose à faire, une censure à lancer, c’est à-dire une excommunication comminatoire, ferendæ sententiæ, non une excommunication {p. 186}toute portée, encourue par le seul fait, latæ sententiæ ; et dans la précision du langage et des formules modernes, conformément à la décision des décrétales, il faut convenir que cela est vrai. Mais aussi, pour peu que l’on connaisse l’ancienne discipline et les anciens canons, on ne peut ignorer que ce sont les seules formules d’excommunication qu’on y trouve, que ces mots absolus et impératifs qui marquent une excommunication, ipso facto, excommunico, excommunicatus esto, excommunicatum declaramus, etc. y sont absolument inconnues. D’où il faut nécessairement conclure que cette distinction d’excommunications y était inconnue, et que toutes étaient de la même espèce, toutes comminatoires, ou toutes absolues ; du moins est-il certain que les excommunications des Comédiens ont toujours été de la même espèce que celle des autres pécheurs : on a dans tous les siècles parlé des Comédiens comme des hérétiques, des usuriers, des adultères, etc. Ils ont donc toujours été excommuniés, ou personne ne l’a été.
Depuis que par la publication des décrétales et l’introduction de la théologie scolastique, la discipline des excommunications a été réglée avec la précision qui y règne aujourd’hui, les termes ont changé pour les Comédiens, comme pour les autres pécheurs scandaleux. Le théâtre, enseveli sous les ruines de l’Empire Romain, fut fort négligé en Europe pendant plusieurs siècles : les peuples, occupés de croisades, de joutes, de tournois, de chevalerie, ne connaissaient que des vielleurs, jongleurs, tabarins, danseurs de corde, vendeurs d’orviétan, qui couraient les villes et les campagnes, et sur quelques tréteaux amusaient la populace. L’Eglise méprisait plutôt qu’elle n’excommuniait ces bateleurs sans conséquence, sous les noms bizarres de bouffonnes, gaillardi, {p. 187}joculatores, etc., qu’on trouve dans quelques décrétales. Les Docteurs du temps, comme Albert le grand, Alexandre de Hales, S. Thomas, etc., en parlent assez négligemment, comme d’un objet qui ne valait pas la peine de porter des censures, et se contentent de dire qu’on peut laisser ces vains amusements au peuple, dont les travaux et la santé ont besoin de divertissement, pourvu qu’on n’y souffre rien d’irréligieux et d’obscène. Des personnes dévotes, dans le goût du temps, tournèrent ces amusements du côté de la piété, et représentèrent les mystères de la religion, les actions des Saints, des moralités. Tout cela, quoique grossier, réussit d’abord, et l’Eglise eut encore moins à sévir contre des représentations introduites à bonne intention, et qui n’avaient rien de mauvais. D’ailleurs, bien plus, et bien tristement occupée des schismes, des hérésies innombrables, des progrès du mahométisme, qui la désolaient, on faisait peu d’attention aux divertissements des places publiques. Mais depuis que le théâtre est devenu un objet intéressant pour la religion et les mœurs, une école savante des passions, une leçon artificieuse de vice, un assemblage attisé de toutes les occasions de désordre, un spectacle frappant de péché, enveloppé du titre séduisant d’ouvrage d’esprit, du voile trompeur d’une modestie apparente, des attraits délicats d’une volupté épurée, des pièges cachés sous l’air de la décence et de la bonne compagnie, l’Eglise a allumé toutes ses foudres contre ce chef-d’œuvre de scandale et de péché, d’autant plus dangereux, qu’il cache adroitement son poison sous les dehors imposants de la politesse, de la réserve, de la censure de quelque vice, des exemples de quelques vertus morales, qui semblent devoir se dérober aux alarmes et aux regards de l’Eglise et de la vertu.
{p. 188}Le concile provincial de Tours, de 1588, approuvé par le S. Siège s’explique bien clairement. D’abord il défend de recevoir à la sainte table tous les pécheurs publics, arceantur ab hac mensa, etc. Mais comme le simple refus des sacrements ne suppose pas l’excommunication, il y ajoute l’anathème ; ce qui est la plus forte excommunication et la formule la plus marquée : « Comœdias, ludos scenicos vel theatrales, et alia hujusmodi spectacula, sub anathematis pœna, prohibet.
» Il est donc certain que dans toute la métropole de Tours, la Bretagne, l’Anjou, la Touraine, le Maine, on ne peut pas admettre les Comédiens aux sacrements, et qu’ils y sont excommuniés.
Il en est de même dans toute la province de Salzbourg, comme il est marqué dans le rituel ou manuel des Curés, de l’an 1582 (Chap. 12), où on met les Comédiens sur la même ligne que les voleurs et les femmes publiques : « Arceantur ab hac mensa omnes vitiorum dedecore infames, quales sunt fures, Meretrices, Histriones.
» L’Apôtre nous défend même de manger avec eux : « Quibuscum versari et cibum capere prohibet Apostolus.
» Voilà, selon les Interprètes, une vraie excommunication : les sacrements sont refusés aux pécheurs, le commerce de la vie ne l’est qu’aux excommuniés : « Ne cibum sumere.
»
Dans la province de Cambrai, un synode de l’an 1550 tient le même langage : Qu’on n’admette pas à la communion « les excommuniés, les interdits, les femmes publiques, les Comédiens
», « excommunicatus, interdictus, meretrices, Mimi, Histriones
».
S. Charles (Act. Eccles. Mediol. L. 3. tit. de Histrion.) porte l’excommunication bien plus loin ; il veut qu’on avertisse les Princes et les Magistrats qui se sont obligés de chasser de leurs terres {p. 189}tous les Comédiens, ces hommes perdus : « Histriones, perditos homines, de suis finibus Principes et Magistratus ejiciant.
»
Il ne faut pas s’attendre qu’il y ait dans chaque diocèse une excommunication particulière portée contre les Comédiens, comme il y a partout une défense d’aller à la comédie, parce que des gens de tout diocèse peuvent aller au spectacle, et qu’on ne voit des troupes réglées de Comédiens avoir un théâtre que dans les grandes villes. Qu’iraient-ils faire dans les campagnes ? ils ne trouveraient ni des spectateurs ni du pain. Il ne doit donc y avoir de censures épiscopales contre eux que dans les grands diocèses ; mais ils trouvent partout la condamnation générale des conciles, des Papes, des saints Pères, et la défense de leur administrer les sacrements, s’ils ne renoncent à leur métier ; ce qui a toujours été observé dans l’Eglise, toujours cru par tous les fidèles, et par eux-mêmes, et par tous leurs défenseurs, qui en se récriant contre la rigueur de cette peine, ou tâchant de l’éluder, de la faire lever, en ont toujours reconnu la vérité.
Cette discipline remonte aux premiers siècles : nous en avons cité une preuve authentique dans S. Cyprien, Liv. 1. Epist. 10., passage célèbre qu’il est bon de rapporter, qui a passé dans toutes les compilations du droit canonique, comme une loi générale et constante de l’Eglise. Ce Père porte la sévérité jusqu’à priver de la communion ecclésiastique un homme qui sans être Comédien lui-même, s’occupait à instruire, à former, à exercer les Comédiens, comme les Régents dans les collèges passent une partie de l’année à préparer les jeunes Acteurs. Celui-ci avait quitté le théâtre, mais il lui formait des élèves. Ce n’est pas s’être converti (encore moins être religieux), dit S. Cyprien, (plus scrupuleux {p. 190}que nos Régents), mais persister dans l’ignominie ; c’est perdre plutôt qu’instruire la jeunesse, de lui enseigner ce qu’elle ne doit jamais apprendre, et qu’on n’aurait jamais dû savoir ; c’est offenser la Majesté divine, blesser la morale évangélique, et déshonorer l’Eglise par un si honteux et infâme commerce. Que ces traits sont dignes d’une bouche si éloquente et si sainte ! Toute l’Eglise y a applaudi, et malgré la corruption des mœurs, qui dans tous les temps a conservé et fréquenté le théâtre, peu de lois dans la discipline qui soient plus connues, contre lesquelles on ait moins réclamé, que l’excommunication des Comédiens ; on ne l’a attaquée que depuis peu d’années, où les mêmes mains qui n’ont pas respecté la religion, ont osé, non pas révoquer en doute, mais traiter d’injuste ou de nulle, une peine dont ils reconnaissaient la vérité : « Quid de Histrionibus qui in suæ artis dedecore perseverant ? Magister et Doctor non erudiendorum, sed perdendorum puerorum, id quod male didicit cæteris insinuat an talis debeat comunicare nobiscum ? Quod ego puto, nec Majestati divinæ, nec Evangelicæ disciplinæ congruere, ut pudor et honor Ecclesiæ tam turpi et infami contagione
fœdetur.
» C. 95. prædict. Distinct. 2. de Consecr.) Burchard, Yves de Chartres, Anton. August. en ont enrichi leurs compilations.
Le rituel de Paris de l’an 1654, dit en termes exprès (p. 108.) : « Arcendi sunt à comunione manifeste infames, ut Meretrices, Concubinarii, Comœdi.
» On trouve les mêmes choses Rituel de Cahors de 1604. Rituel de Metz, intitulé, Agenda Ecclesiæ Metensis, de 1605. Rituel de Châlons de 1649. Rituel de Troyes de 1660. Rituel de Reims de 1617. Ordonnance de Grenoble de 1690. Statuts de Noyon de 1694. Mandement d’Arras de 1695. Rituel d’Auch de 1701. Rituel de Toulouse {p. 191}de 1702. Mandement de M. Fléchier, Evêque de Nîmes, de 1708., etc. Et quel est le monument ecclésiastique qui n’enseigne la même doctrine, jusqu’aux Protestants, en cela d’accord avec les Catholiques, tant la corruption des spectacles est évidente ! « Ne sera libre aux fidèles d’assister aux comédies, tragédies, farces, moralités, vu que de tout temps cela a été défendu aux Chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs, et les Magistrats Chrétiens sont exhortés de ne pas le souffrir.
» (Discipl. des Protest. C. 14. Art. 28.)
Les défenseurs du théâtre, après avoir donné pour un titre de noblesse, comme nous avons vu (C. 4.), le paiement de quarante mille livres par an, que la Troupe fait à l’Hôpital, voudraient encore le faire valoir comme une marque de communion avec l’Eglise, et on ne manque pas d’y joindre un grand éloge de la charité des Comédiens, et des railleries amères de l’avidité et de l’ingratitude de l’Eglise, qui ne trouve jamais profane l’argent de ceux qu’elle excommunie. On voit dans le Traité de la Police de Lamarre le principe de cette libéralité prétendue. Les Comédiens ayant voulu augmenter les entrées, le Roi, en le leur permettant, ordonna qu’ils donneraient à l’Hôpital le sixième de leur recette. D’où il résulte que cette libéralité ne leur coûte rien, puisque c’est le public qui la paie, qu’ils y gagnent même, puisqu’ils en ont augmenté les entrées, et que c’est le Roi, non la Troupe qui donne, puisque ce n’est que l’exécution des ordres exprès du Roi. Aussi tous les autres théâtres de Paris et des provinces, dont de pareils ordres n’ont pas réveillé la charité, la laissent-ils fort endormie, et auraient grand tort de donner leurs aumônes pour un lien de communion avec l’Eglise. Les pauvres ont même été {p. 192}les dupes de la charité des Comédiens Français ; car quoique le Roi eût fixé en général le sixième de la recette, de même qu’on paie la dîme, sans distraire les charges, la Troupe n’a jamais voulu laisser ce sixième que tous frais faits. Et comme c’était continuellement des omissions, des ruses, des chicanes sur cette recette, l’Hôpital a été forcé de traiter avec eux à la somme de quarante mille livres par an pour un sixième, qui va bien au-delà, toutes charges payées. D’où il résulte que quand même cette évaluation et cet abonnement seraient exacts et justes, ce qui n’est pas, les Comédiens ont constamment deux cents mille livres de pur profit à partager ; ce qui, ajouté aux frais, qui sont considérables, forme pour le public une dépense énorme pour l’objet le plus frivole et le plus dangereux ; sans compter le théâtre Italien et de la Foire, qui vont aussi loin, et l’Opéra qui monte beaucoup plus haut et fait beaucoup plus de dépense, et les théâtres innombrables des provinces, ce qui revient à des sommes immenses. Or je demande quel est le Catholique ou le Protestant dont la dévotion ait imaginé que quand il va à la comédie, il fait un acte de communion ecclésiastique avec le théâtre ? Il faut convenir que voilà de la plus fine mixticitéXIII, que tous les TaulèreXIV, RubrosquesXV, HarphiusXVI, doivent baisser le pavillon devant la sublime spiritualité de nos dévots Comédiens.
Le Roi a fait pour l’Opéra ce qu’il avait fait pour la Comédie en faveur des pauvres. Une ordonnance du 10 avril 1721 porte qu’après que les intéressés au privilège de l’Opéra auront prélevé sur le produit de chaque représentation six cents livres pour leurs frais, ils seront tenus de donner le neuvième du surplus aux Receveurs de l’Hôtel-Dieu.
Autre ordonnance du 21 juillet 1721, portant {p. 193}qu’il sera levé sur le produit des représentations de l’Opéra comique un sixième franc sur le total de la recette au profit de l’Hôpital général, cent cinquante livres pour les frais de chaque représentation, et sur le surplus le neuvième en faveur de l’Hôtel-Dieu, lesquels sixième et neuvième seront délivrés aux Receveurs (Hist. de l’Opéra, Tom. 1. p. 154.).
En 1709 les Acteurs forains de la foire S. Germain et S. Laurent, plus zélés pour les pauvres, offrirent de donner sans abonnement, sans déduction des frais, le sixième de leur entière recette, si l’on voulait leur permettre de jouer de petites pièces ; ce qui forma la matière d’un grand procès avec la Comédie Française, lequel dura plusieurs années, occasionna bien des arrêts, et ne fut enfin terminé que lorsque abandonnant (par charité) l’intérêt des pauvres, les Acteurs forains traitèrent avec la Comédie Française, et en obtinrent la permission de représenter de petites pièces, qu’ils achetèrent très chèrement. Cette affaire est fort détaillée dans le Journal des Audiences (Tom. 5.) et dans le dixième tome des Causes célèbres. On y voit les plaidoyers des Avocats pour et contre. Un abrégé de ce procès ne sera ni étranger ni désagréable. Pour diminuer le nombre des théâtres, et en empêcher la multiplication à l’avenir, Louis XIV, par un brevet du 21 octobre 1680, réunit toutes les troupes des Comédiens en une, et défendit à tous autres Comédiens Français de s’établir dans Paris. En conséquence le Lieutenant de Police fit défenses aux Farceurs de la foire S. Germain de continuer leurs spectacles. On ne s’attendrait pas de voir un Abbé, un Evêque, un Cardinal, se mettre sur les rangs pour maintenir la comédie, et quelle comédie ? celle de la Foire. Le Receveur de l’Abbaye S. Germain, qui louait chèrement le {p. 194}terrain aux Acteurs, appela de l’ordonnance de Police, et Son Eminence le Cardinal d’Estrées, Abbé de S. Germain, Evêque de Laon, intervint dans l’instance pour soutenir les franchises de la Foire et la liberté de ses Tabarins. Cette Troupe, aussi flattée que surprise de voir un si illustre défenseur à sa tête, fit bonne contenance. Ils disaient qu’ils n’étaient ni Comédiens, mais simples farceurs ; ni Français, mais un ramassis de toutes les nations ; ni établis dans Paris, mais une Troupe errante, qui campait sous des tentes pendant la foire ; qu’ils ne jouaient point de pièces régulières, mais des fragments et des scènes détachées ; que la foire avait joui de temps immémorial de la liberté des spectacles, comme d’une branche de commerce ; et que les Comédiens n’ayant point de lettres patentes, mais un simple brevet non enregistré, ils n’étaient pas personnes capables d’ester à droit et de faire des poursuites légales (comme M. l’Avocat général en convenait). Les Comédiens représentaient que ce spectacle, quoique étranger, tronqué, passager, leur faisait tort, en diminuant le nombre des spectateurs, qu’ils n’avaient pas besoin de lettres patentes, que dans les plaisirs du Roi, bal, comédie, etc., il suffit que le Prince marque son goût, sans aucune formalité. Le Parlement, qui a toujours, tant qu’il a pu, supprimé le théâtre, confirma l’ordonnance de Police par arrêt du 22 février 1707. Il y avait eu de pareilles ordonnances de Police en 1702, 1703, 1706, et des arrêts confirmatifs.
Les Acteurs de la Foire ne pouvant pas représenter même des scènes détachées, se réduisirent aux monologues et aux scènes muettes. Les Acteurs Français, qui n’ont en vue que le bien public, sans aucun intérêt, les examinèrent de près, et trouvèrent que dans leurs prétendus monologues {p. 195}un Acteur parlait tout haut, et l’autre répondait tout bas ou par gestes, ou s’enfuyait dans les coulisses, d’où il faisait la réponse ; ce qui formait de vraies conversations. Sur quoi on verbalise, on assigne à la Police, on obtient une ordonnance qui condamne la Foire à cinq cents livres de dommages. Appel au Parlement, qui réduisit le dédommagement à cent livres, avec défenses de récidiver, sous peine de voir abattre leur théâtre. Les Français un an après forment de nouvelles plaintes, et demandent au Parlement qu’il soit défendu à la Foire de faire même des monologues, puisqu’on en abuse et que les monologues sont de vraies scènes dramatiques, dont on voit des exemples jusques dans les plus grandes pièces, comme le Cid, Polyeucte, etc. Cette cause fut plaidée avec plus de solennité qu’elle ne méritait ; mais qu’importe ? les Avocats étaient bien payés, et se donnaient la comédie. C’est là que la Foire offrit de donner aux pauvres le sixième de la recette, sans aucune déduction. L’arrêt ne leur fut pas favorable, ils furent condamnés à trois mille livres de dommages. Ils ont fait depuis ce qu’ils auraient dû faire d’abord, s’ils avaient connu le noble désintéressement des Comédiens ; ils ont acheté le droit de faire des dialogues. Petite pluie abat grand vent : une somme d’argent a terminé cet importance affaire, on joue à la Foire de petites pièces toutes entières, et les Comédiens ne verbalisent plus, on les a rendu taisantsXVII.
Les Plaidoyers des Avocats nous apprennent quelques anecdotes. Il y avait en 1709 douze théâtres à Paris, élevés depuis dix ans. Celui de la Comédie avait coûté à la Troupe plus de trois cents mille livres, sans compter les bienfaits du Roi. Il y en a aujourd’hui plus de cent dans Paris, et plus de mille dans le royaume qui ont {p. 196}coûté plusieurs millions. L’Opéra se mit sur les rangs aussi, et le théâtre de la Foire ayant voulu donner des pièces en chansons, ou y chanter des vaudevilles, il lui chercha querelle, et prétendit qu’il n’était permis de chanter qu’à l’Académie de musique. Il fallut, pour éviter un second procès, se laisser rançonner, et acheter bien chèrement la liberté de chanter des chansons. Je compte que quelque jour les Chantres du Pont neuf seront obligés de payer aussi. Pour éluder cette idée de chansons, et ne pas payer de droits à l’Opéra, ils se sont avisés de faire descendre, l’un après l’autre, des rouleaux de papier, où étaient écrites les chansons qui composaient la scène, avec la note. Le parterre, ou peut-être quelqu’un aposté, lisait et chantait, et les Acteurs faisaient les gestes. Aussi disaient-ils qu’ils ne chantaient pas : chicanes dont l’Opéra ne se paya pas, il fallut composer. Il y a toujours eu de la jalousie entre les deux théâtres. Les Français ont fait tout ce qu’ils ont pu pour détruire les Italiens, et ceux-ci se sont vengés en parodiant leurs plus belles pièces. Ils ont eu aussi des démêlés avec l’Opéra comique, qui a essuyé bien de différentes fortunes. Enfin ils se sont réunis, et les Italiens demeurent chargés des deux théâtres. On avait voulu d’abord obliger les Italiens de ne parler jamais en Français. Baron plaida devant Louis XIV la cause des Français. Arlequin, qui était présent, avant que de parler pour les Italiens, demanda au Roi : « En quelle langue voulez-vous que je parle ?
» « Parle comme tu voudras
», dit le Roi. « Mon procès est gagné, répliqua-t-il, puisque vous me permettez de parler comme je voudrai.
» Le Roi rit de cette saillie, et permit aux Italiens de parler Français.
S’il n’est permis de rien donner aux Comédiens, comme nous l’avons prouvé, il n’est donc pas permis {p. 197}d’en rien recevoir. Le livre des constitutions apostoliques (L. 4. C. 10.) l’interdit si bien, qu’il veut qu’on jette au feu ce que les impies ont offert, et qu’on laisse plutôt mourir de faim les pauvres, que de rien accepter d’eux. Il est vrai que ce livre n’a aucune autorité, et qu’il contient bien des choses répréhensibles ; mais cette décision paraît appuyée par divers passages et divers exemples des Pères, qui ont témoigné la plus grande horreur pour les présents des excommuniés et des pécheurs, et même sur des passages de l’Ecriture, qui disent expressément : « Oblationes impiorum abominabiles, dona iniquorum non probat Altissimus.
» Et S. Thomas (2. 2. Q. 87. An. 2.), lui qu’on veut faire passer pour favorable aux Comédiens, déclare que l’Eglise ne doit rien prendre d’eux, non plus que des femmes de mauvaise vie, car chez lui Comédien et femme publique sont la même chose : « De Meretricio et Histrionatu Ecclesia non debet recipere.
»
Cependant cette décision, prise dans une si grande généralité, est d’une sévérité outrée. Il faut, pour la bien entendre, distinguer plusieurs choses. Si en donnant ou en recevant, on est censé approuver, favoriser, entretenir le crime, y participer, cela n’est jamais permis. Ainsi bâtir des théâtres, faire des décorations, pensionner des Acteurs, contribuer aux frais des spectacles, payer à l’entrée, etc., être payé pour y travailler, en partager le profit, c’est se rendre complice et par conséquent coupable d’un péché grief : Vitium est immane, dit. S. Augustin. Mais faire ou recevoir des aumônes, des présents d’amitié ou de parenté, des salaires d’ouvrier ou de domestique, sans aucun rapport au théâtre, tout cela n’est pas plus défendu aux Comédiens qu’à tout autre, quelque excommuniés, quelque pécheurs publics qu’ils soient ; on ne donne aucun scandale, on {p. 198}ne participe point à leur crime. Il en est de même de la nature des biens. Un Comédien a du patrimoine, il a un métier, il fait un commerce, il gagne légitimement du bien ; qui doute qu’il ne puisse en acquérir, en disposer, comme tout autre citoyen ? Il ne peut y avoir de difficulté que sur le gain du théâtre, sa portion aux représentations, sa portion comme Acteur, etc., c’est le fruit du crime, c’est un bien mal acquis, dont il ne doit pas disposer, qu’on ne peut ni lui donner ni recevoir de lui.
C’est ici que commence la question de S. Thomas à l’occasion des dîmes. On distingue des dîmes réelles, qui se lèvent sur les fruits de la terre et les animaux. Il n’est pas douteux qu’un Comédien qui a du bien ou des troupeaux, ne la doive. La profession n’y est pour rien : c’est la terre qui doit, en quelque main qu’elle se trouve. On distingue aussi des dîmes personnelles, qui se prennent sur le gain provenant de l’industrie, commerce, travail, gages, profession, etc. Celles-ci, qui sont aujourd’hui presque partout abolies, se payaient du temps de S. Thomas. Il demande si les Comédiens et les Courtisanes doivent la dîme des profits de leur métier. Il répond que sans doute elle est due de droit commun, puisque chacun la doit de son industrie, et qu’il ne serait pas juste que les coupables fussent dispensés des charges que portent les innocents ; que cependant il est de la décence que l’Eglise ne les reçoive pas, pour marquer l’horreur qu’elle a du crime : « Ecclesia non debet eas recipere, ne videatur eorum peccato communicare.
» Pour entendre ici la distinction de justice et de décence, il faut distinguer deux sortes de biens mal acquis ; les uns injustement, contre la volonté du maître, en les lui volant ; les autres par la donation volontaire, quoique par un mauvais motif. Les premiers {p. 199}ne peuvent être sujets à la dîme, il faut les restituer, ils n’appartiennent point au possesseur ; les seconds lui appartiennent par le libre transport du donateur. Quelque motif qui le fasse agir, il est maître de son bien, il peut le donner, on ne lui en doit point la restitution ; ces biens sont sujets aux charges, comme les autres. Ce n’est plus qu’une affaire de décence et d’édification, savoir si l’Eglise fera mieux de le refuser ; ce que S. Thomas déclare avec raison être plus convenable, et on ne peut douter que l’Eglise ne suivît cette règle, si ces dîmes avaient lieu. Si l’on reçoit à Paris le sixième des entrées de la Comédie Française, le neuvième de l’Opéra, ce n’est pas l’Eglise, c’est l’Hôtel-Dieu qui en profite, et ce n’est pas l’Eglise, c’est le Roi qui l’a imposé, comme une espèce d’amende, dont il fait l’application aux pauvres. Ce n’est pas autoriser leur métier et leurs profits, c’est au contraire le punir, en le tolérant : ce qui bien loin de blesser les lois de la décence, est au contraire très convenable et très juste. L’Ecriture a tout décidé par ces deux mots : « Oblationes impiorum abominabiles, quia de peccato offeruntur. »
Prov. xi. 27.
CHAPITRE IX.
Sentiments de S. Ambroise. §
L’autorité de ce célèbre Père de l’Eglise, dont nous allons rapporter les sentiments, est décisive pour les Magistrats, qui font l’objet de ce second livre. Ce saint Docteur, fils d’un Préfet du Prétoire des Gaules, la première dignité de l’empire d’Occident, y suivit plusieurs années le barreau, exerça la charge de Conseiller Assesseur du Préfet du Prétoire, et fut enfin Gouverneur de deux provinces consulaires, {p. 200}l’Emilie et la Ligurie ; avec les honneurs de Consul, magistrature suprême dans l’Empire. Il n’y a pas d’apparence qu’Ambroise, qui avait passé sa vie dans le plus grand monde, qui n’était pas même baptisé quand il fut élu Evêque, ne connût parfaitement les spectacles, et n’y eût souvent assisté, qu’il n’en eût même donné, aussi bien que son père. Il était d’usage que tous les grands Magistrats donnassent des jeux au peuple. Ce n’est donc pas ici un reclus misanthrope, qui condamne ce qu’il n’a jamais vu. Il est encore certain que la scène était alors très épurée : les Empereurs Chrétiens en avaient banni l’idolâtrie et la licence, le Gouverneur de Milan (la Ligurie) ni son père ne l’auraient pas souffert dans leur gouvernement, et le crédit que ce Saint eut sur l’esprit de cinq Empereurs, dont trois l’appelaient leur père et ne se conduisaient que par ses avis, ne permet pas de douter que le théâtre de son temps ne pût aussi bien que le nôtre, se servir, pour l’autoriser, du spécieux prétexte de la prétendue réforme. S. Ambroise ne lui est pourtant pas plus favorable.
1.° Il fut fait, de son temps, sur les spectacles un grand nombre de lois, que nous avons rapportées, par les cinq Empereurs sous lesquels il a vécu dans la plus haute faveur, les deux Valentiniens, Gratien, Théodose et Honorius. Plusieurs sont datées de Milan ou des villes voisines. On est persuadé que ces lois sont l’ouvrage de S. Ambroise, qui ne pouvant abolir entièrement le théâtre, engagea les Empereurs à en retrancher du moins les abus contraires à la religion. On peut voir Godefroy et les autres Interprètes sur le Code Théodosien (L. 15.), et le Code Justinien (L. 11.), où elles sont rapportées. Telles sont les lois qui défendent les spectacles les jours de dimanche, qui interdisent aux {p. 201}Comédiens les habits ecclésiastiques ou religieux, et même les habits et les parures trop riches, qui ordonnent d’ôter des lieux publics leurs portraits, qui donnent à toutes les personnes attachées au théâtre la liberté de se retirer quand elles veulent se convertir, et défendent d’administrer les derniers sacrements aux Comédiens qu’après un sérieux examen et des preuves bien certaines de leur conversion, constatées par l’information des Juges et l’approbation des Evêques. Plusieurs de ces lois regardaient nommément les Magistrats, comme celles qui leur défendaient d’aller à la comédie après dîner, de faire aux Acteurs d’autres largesses que d’une somme modique qui était taxée ; de paraître aux spectacles que deux ou trois fois l’année, le jour de la naissance et du couronnement de l’Empereur ; de transférer pour leur satisfaction les Acteurs, les décorations, les chevaux, d’une ville dans une autre, afin de se donner ce divertissement dans le lieu de leur séjour, etc. Un Législateur de ce caractère est-il partisan de la comédie ?
2.° De tous les Pères de l’Eglise, S. Ambroise a été le plus grand zélateur de la pureté. Il l’observa religieusement étant laïque, n’ayant jamais voulu se marier ; il en fut un modèle dans l’épiscopat. Il la porta même à l’héroïsme par une mortification continuelle, l’éloignement du monde, l’étude, le travail, l’oraison. On rapporte de lui ce trait singulier : Ayant été nommé Evêque, encore catéchumène, il employa pour ne point l’être, par un zèle peu éclairé, le moyen le plus incroyable ; ce fut de se décrier lui-même, et de se faire passer pour un libertin, indigne de l’épiscopat. Pour cet effet, il fit venir chez lui des femmes débauchées, comme pour en abuser. Personne ne fut la dupe de ce que l’Auteur de sa vie appelle une comédie : « Hac veluti in scena {p. 202}ficte representari, populus non ignorabat.
» On jugeait bien qu’un homme qui toute sa vie avait été un modèle de pureté, ne devenait pas tout à coup impudique, et ne le serait pas dans son épiscopat : Nous prenons sur nous votre péché, et nous ne vous élisons pas moins Evêque, s’écria tout le peuple. Il a composé plusieurs ouvrages sur la virginité, et en faveur des vierges et des veuves il prêchait fréquemment sur cette vertu, avec tant de zèle et de succès, qu’un très grand nombre de personnes se consacrèrent à Dieu dans l’état religieux. Les mères, craignant l’efficace de ses paroles, enfermaient leurs filles quand il prêchait, ne doutant pas qu’il ne les dégoûtât du mariage. Sa réputation se répandit de tous côtés, et l’on en vit venir de pays très éloignés pour recevoir le voile de sa main. Avec ces sentiments, on voit bien qu’il ne pouvait pas être partisan du théâtre, où l’on enseigne une morale toute opposée, où le célibat est un ridicule, le nom de virginité inconnu, où l’amour est le bien suprême, l’union avec ce qu’on aime, le comble du bonheur, où tout ce qui peut inspirer la volupté est étalé avec toutes ses grâces, beauté, nudité, danse, chant, parures, attitudes, vers, sentiments, intrigue, etc. A-t-on remarqué que sur le théâtre il n’est jamais question de la Déesse ni des Prêtresses de la chasteté ? On y a épuisé tous les sujets de la table : chaque Divinité a quelque pièce à son honneur, Vénus et l’Amour se trouvent à toutes ; y a-t-on jamais vu ni Vesta ni les Vestales ? Diane même, qui passait pour plus chaste que les autres, n’y paraît qu’avec son Endymion. Quel rôle jouerait la virginité dans un pays ennemi, où de toutes parts on la poursuit, on la joue, on lui rend des pièges ?
3.° Voyons dans les Œuvres de S. Ambroise quelque chose de plus précis. Dans l’Oraison funèbre {p. 203}de Valentinien II, assassiné par Arbogaste, S. Ambroise le loue d’avoir méprisé les spectacles et les Comédiennes. Ce jeune Prince, dit-il, malgré la faiblesse de l’âge, faisait les actions les plus héroïques. On le soupçonna d’aimer la bonne chère, et il pratiquait le jeûne le plus rigoureux, il venait à jeun aux repas de cérémonie qu’il était obligé de donner à sa Cour. On l’accusait d’avoir du goût pour les combats et la chasse des bêtes féroces, et il les fit tuer toutes à même temps : « Omnes feras uno momento jussit interfici.
» On disait qu’il aimait les jeux du cirque et du théâtre, il n’y parut plus, il ne les permit plus, même les jours solennels de sa naissance et de son couronnement, où ils étaient d’usage : « Ne solemnibus quidem natalibus, vel imperialis honoris gratia putabat celebrandos.
» Tant il savait être son maître, et dans l’âge le plus tendre égaler la force et la sagesse des vieillards : « Adolescentem videres senilem ferre sententiam.
» Il y avait à Rome une Courtisane d’une beauté parfaite, qui corrompait la jeune noblesse, d’autant plus dangereuse que c’était une Comédienne (car dans toutes les affaires de galanterie il se trouve toujours quelque héroïne de théâtre) : « Scenicæ cujusdam forma et decore Romæ adolescentes nobiles deperire.
» Valentinien ordonne qu’on la fasse venir à la Cour. Le public ne douta pas que ce fût pour satisfaire sa passion. On ne lui rendait pas justice, il ne voulut jamais la voir, il lui fit donner de sages avis et la renvoya : « Numquam spectavit aut vidit, postea redire præcepit.
» Il voulut par là donner aux jeunes gens et des leçons et des exemples, pour les corriger de l’amour des femmes, en méprisant une Actrice célèbre, qui était en son pouvoir : « Ut adolescentes doceret ab amore mulieri temperare, quam qui haberet in potestate despiceret.
» Il n’était pourtant pas marié, {p. 204}ajoute S. Ambroise, et par sa chasteté il couvrait de confusion ceux qui sont engagés dans les liens du mariage : « Et hæc fecit cum adhuc non haberet uxorem.
» (Tom. 5.)
4.° Dans le livre des Offices ou des devoirs, qu’il a composé, à l’exemple de Cicéron, mais dont la morale est bien plus pure, ce Saint fait l’éloge de la libéralité, et condamne la prodigalité (L. 1. C. 30. L. 2. C. 21. qui sont rapportés, Distinct. 86.). Dans le détail des profusions excessives qu’il réprouve, il compte les frais des repas somptueux et les folles dépenses des spectacles. Donnez aux pauvres, dit-il, exercez l’hospitalité, délivrez les prisonniers, soulagez les malades, aidez les vieillards ; voilà des largesses bien placées, aussi agréables à Dieu qu’honorables devant les hommes ; mais c’est une prodigalité condamnable que de faire de grands repas, de se livrer à la bonne chère et à l’intempérance : « Prodigum est sumptuesis effluere conviviis, et vino plurimo.
» C’est une prodigalité condamnable d’employer son bien aux jeux du cirque et aux représentations théâtrales, à des gladiateurs et à des chasses ; rien de plus inutile et de plus frivole : « Proligum est ludis circencibus, vel etiam theatralibus muneribus gladiatorum, venationibus, patrimonium delapidare, cum totum illud sit inane.
» Dans les observations sur le Prophète Agée (Tom. 5.) ce Saint condamne, comme une folle dépense, la somptuosité des bâtiments où règne la magnificence et le luxe. La maison de Dieu est abandonnée, et vous logez dans les plus riches appartements ! Quoiqu’il ne parle pas nommément des magnifiques hôtels, des riches décorations, de la multiplicité des théâtres, il ne leur fait pas sans doute plus de grâce qu’aux logements des citoyens. Quelles sont en effet les Eglises si bien ornées que le théâtre !
5.° Dans son commentaire sur le Ps. 118 (v. 37.), après avoir prié le Seigneur de détourner ses yeux, afin qu’ils ne voient point la vanité, il entre dans le détail des objets qui par nos sens, comme par autant de fenêtres, entrent dans nos âmes et y portent la mort. Gardez-vous, dit-il, de fixer vos regards sur la beauté, sur la parure des femmes ; le désir suivrait de près, et le crime serait commis dans le cœur : « Jam mœchatus est in corde.
» Gardez-vous d’écouter les douces paroles ni de souffrir les caresses empoisonnées d’un femme de mauvaise vie ; elle porterait le poison et la mort dans votre cœur, bouchez vos oreilles avec des épines, pour échapper à ses pièges : « Aures spinis sapiendæ, ut illecebras sermonis excludas.
» Ce détail suffirait pour anéantir les spectacles, où sont réunis tous les dangers du vice. Ce grand Docteur ne s’y borne pas. Plût à Dieu, dit-il, que ces réflexions pussent détourner les hommes des jeux du cirque et des représentations du théâtre ! : « Utinam his possimus revocare ad circensium ludorum et theatralium spectacula festinantes ! »
Voilà les objets de la vanité que redoutait le Prophète. Vous regardez avec plaisir un Comédien, un pantomime, un gladiateur, un chariot qui roule sur l’arène, et hæc vanitas est. Ce n’est pas le vrai combat que vous devez soutenir, c’est la guerre contre les vices ; ce n’est pas la vraie couronne que le Chrétien doit remporter, c’est la couronne céleste ; ce n’est pas la carrière où vous devez marcher, c’est celle de la vertu. Tout cela n’est que vanité, dont vous devez prier Dieu avec le Prophète de détourner vos yeux : « Averte oculos meos, ne videant vanitatem.
» Celui qui marche dans la voie de Dieu, n’estime, n’aime point les vanités du siècle : comment daignerait-il les regarder ? Jésus-Christ, auquel il est uni, les a crucifiées avec lui dans sa chair. Détournons donc {p. 206}nos yeux de toutes ces folies, de peur que la vue ne nous en inspire le désir. Jésus-Christ est notre objet et notre terme, le seul digne de nous ; méprisons tout le reste, pour ne nous occuper que de lui : « Ad Christum oculos dirige, averte à spectaculis et omni sæculari pompa.
» Cherchez des plaisirs plus purs et de plus beaux spectacles : le ciel et la terre vous en offriront ; l’éclat de ces astres, qui perce les sombres ténèbres de la nuit ; cette vaste mer et ses abîmes, cette terre et l’émail de ses campagnes, les innombrables troupeaux qui la couvrent ; la variété du plumage, la douceur du ramage de ses oiseaux ; tout l’univers, théâtre de la puissance divine, ne vaut-il pas les fragiles et dangereuses décorations d’une scène criminelle, qui loin de vous satisfaire, ne peut que troubler le repos de votre vie par les justes remords qu’elle fait naître ? « Erige ad cœlum, stellarum monilia, lunæ decorem, mare, terram circumspice, ut opere facta divino, omnis creatura te pascat, etc. »
S. Ambroise a fait un livre sur la fuite du monde (de Fuga sæculi Tom. 1.), où par l’exemple d’Abraham, à qui Dieu fit quitter son pays, de Loth, que les Anges obligèrent de sortir de Sodome, de Moïse, qui s’éloigna de l’Egypte, des Apôtres, qui abandonnèrent leur famille pour suivre Jésus-Christ, il prouve combien nous devons soigneusement éviter les dangers infinis du vice, qui se trouvent sur tous nos pas dans le siècle. Il les fait voir ces dangers, et dans les pompes du luxe, qui fascinent les yeux, et dans les attraits des femmes, qui séduisent le cœur, et dans le poison des discours qui offusquent les esprits, et dans le torrent des mauvais exemples qui entraînent l’âme, et dans l’oisiveté de la vie et la frivolité des amusements qui corrompent tout. Je ne pense pas qu’on se dissimule {p. 207}que tous ces traits retombent directement sur le théâtre, qui rassemble tous ces dangers à la fois. Ce ne sont dans la société, pour ainsi dire, que des escarmouches, de petits combats en détail que présentent au hasard les occasions. Ils ont attiré pourtant les anathèmes du Fils de Dieu, qui maudit le monde et nous ordonne de nous en séparer. Le théâtre est une armée rangée en bataille, où le démon ramasse toutes ses forces, où les combattants, les batteries, les pièges, distribués et combinés avec le plus grand art, attaquent de tous côtés l’indiscret spectateur qui ose risquer ce combat décisif. Mais ce Saint ne veut pas qu’on l’ignore ou qu’on en doute, c’est par là même que commence son livre. La volupté perd tout, dit-il (C. 1.), elle a perdu le premier homme, et l’a fait chasser du Paradis terrestre ; elle a perdu la plupart des grands hommes, David en a éprouvé le fatal poison, ainsi que les vieillards qui attaquèrent Suzanne ; un regard le fit entrer dans leur cœur par les yeux, ils en devinrent adultères, calomniateurs, meurtriers. Aussi trop instruit par une triste expérience, le Prophète
s’écrie en gémissant : Heureux qui met dans le Seigneur toute son espérance, et ne jette jamais les yeux sur les vanités, les folies, les faux biens du monde ! « Qui non respexit in vanitates et insanias falsas.
» Mais quels sont surtout ces folies, ces faux biens, ces vains plaisirs, si réellement dangereux ? Ce sont les spectacles, c’est le cirque, la course des chevaux, le théâtre, qui ne servent à rien, qui corrompent tout : « Vanitas circus est, vanitas equorum velocitas, vanitas theatrum est, ludus omnis, etc.
»
7.° Dans cette multitude d’ouvrages que S. Ambroise a faits sur la pureté, on sent bien avec quelle sévérité il condamne la licence des peintures, la superfluité des parures, l’indécence {p. 208}des nudités, la dissolution des discours, la liberté des regards, la familiarité des conversations, la tendresse des sentiments, le poison des mauvaises compagnies, le mélange des deux sexes, etc. Il faudrait le copier tout entier, si on voulait rapporter tous les anathèmes de ce saint Evêque. Le théâtre est comme le carquois de Cupidon. Il en tire tous les traits qu’il lance dans les cœurs, selon les idées familières de la fable. En épuisant toutes ces flèches pour les émousser, S. Ambroise semble avoir voulu analyser et décomposer le théâtre pour le foudroyer en détail, et le renverser, en détachant toutes les pierres de ses fondements, Arrêtons-nous à la danse, l’un des plus ordinaires, des plus recherchés, des plus dangereux ornements de la scène. Ce Saint (L. 3. de Virgin. adressé à sa sœur Sainte Marcelline), rapporte avec une éloquence sublime la mort de S. Jean Baptiste, occasionnée par la danse de la fille d’Hérodias. Tels sont les funestes effets de ces voluptueuses agitations. Cette fille ayant dansé devant Hérode, avec les grâces et l’indécence d’une Actrice (et sans doute beaucoup moins, c’était une jeune Princesse plus noblement élevée qu’une vile danseuse), elle séduisit ce Prince, jusqu’à lui arracher ce serment, si ordinaire aux amants, de tout sacrifier pour l’amour d’elle, et enfin à sa prière d’immoler le plus saint des hommes. Non, les sacrilèges et la fureur d’Hérode ne furent pas si funestes à Jean que le poison de la danse : « Plus nocuisse saltationis illecebram, quam sacrilegi furoris amentiam.
» Fuyez donc la danse, si vous voulez être chaste, au jugement même des sages païens ; elle ne peut être que le fruit de l’ivresse ou de la folie : « Juxta sapientiam
sæcularem, saltationis temulentia auctor est aut dementia.
» Voilà, mères Chrétiennes, de quoi vous devez garantir vos filles ; apprenez-leur {p. 209}la religion, et non la danse ; il n’appartient qu’à la fille d’une adultère d’être une danseuse : « Videtis quid docere, quid dedocere filias debeatis ; saltet sed adultera filia, quæ vero casta est, filias suas doceat castitatem, non saltationem.
» Il cite une foule d’exemples de saintes Vierges qui ont mieux aimé souffrir la mort, et même se la donner, que de perdre la virginité. Le nécrologe des Actrices fournit-il bien de pareils martyres ? Parmi ces héroïnes brille Sainte Agnès, héroïne admirable dans l’âge le plus tendre, victime de la pureté. Elle répondit courageusement au tyran qui voulait la séduire : J’ai un époux à qui je garde fidèlement la foi que je lui ai donnée, j’ai reçu de sa main les plus riches habits des vertus, les plus magnifiques parures de la modestie ; il a ceint ma tête d’une couronne immortelle, il m’a couverte des pierres précieuses de sa grâce, son sang adorable est le vermillon qui pare mes joues ; en l’aimant je deviens plus chaste, ses caresses me rendent plus pure, quand je m’unis à lui il embellit ma virginité. La voilà cet enfant dont le petit corps peut à peine porter les chaînes qui le lient, et recevoir le glaive qui le perce : « Fuitne in ille corpusculo vulneri locus ?
» Bien loin d’être effrayée des tourments, elle fait pâlir les bourreaux. Qu’il périsse ce corps qui a pu plaire aux hommes : c’est déjà faire injure à mon époux de penser que je puisse plaire à quelque autre. Quel triomphe ! à peine a-t-elle l’usage de la raison, qu’elle est le témoin de la vérité ; ses mains, novices au combat, ne le sont pas à la victoire ; à peine en état de souffrir, elle fait recueillir des palmes : « Nondum idonea pœnæ, et jam matura victoriæ, certari difficilis, facilis coronari.
» Est-ce au théâtre qu’on
cueille de pareilles couronnes, ou qu’on apprend à les cueillir ?
8.° Voici un portrait bien différent. (L. 1. {p. 210}C. 4. de Abel et Caïn. Tom. 1.) Voyez cette femme effrontée dans ses mouvements, « procaci motu
» ; mollement énervée par les délices, « infracto per delicias incessu
» ; ses yeux pleins de feu lancent en se jouant mille traits, ou plutôt mille pièges, « ludentibus jaculant palpebris retia
». Elle vous aborde d’un air engageant avec des discours pleins de douceur, et d’un ton de voix flatteur et insinuant, les cœurs des jeunes gens volent après elle, « facient juneaum avolare corda
» ; méprisable par son immodestie, « pudore vilis
», couverte de riches habits, les joues peintes de rouge, « genis picta
» ; comme elle ne saurait avoir les grâces naïves de la nature, elle s’efforce, en se fardant, d’étaler une beauté empruntée, « aduiterinis fucis affectatæ pulchritudinis lenocinatur species
». Elle est toujours suivie d’un cortège de vices, « vitiorum succinta comitatu
» ; par un funeste concert tous les crimes forment autour d’elle une espèce de chœur, « nequitiæ choro circumfusa
». Je donne aujourd’hui, dit-elle, une fête magnifique, les préparatifs en sont brillants, les plus beaux meubles, les plus riches tapisseries parent mes appartements, « institis texui, tapetibus stravi
» ; j'enchéris sur le luxe des Rois, « luxu Regio splendida
». J’ai couvert mon lit de fleurs, partout s’exhalent les plus douces odeurs, « domum meam cinnamomo
» ; les ruisseaux d’essence coulent sur le pavé, « flagrat unguento humus
». Vous y trouverez les plus belles voix, la plus agréable symphonie, « concentu canentium
», la variété, la volupté des pas, des attitudes, des figures, de la danse, « saltantium strepitu
» ; on s’y livre à la joie, on y rit aux éclats, « ridentium cachinnis
» ; on y goûte sans contrainte tous les plaisirs, on y satisfait tous ses désirs, « lascivientium plausus
». A la tête de tout, j’en suis la Reine, j’en mène la bande, « Dux criminum
», avec toute la fraîcheur de la jeunesse, les cheveux épars, {p. 211}frisés en mille boucles, « crispantis pueri coma
». Venez donc, enivrez-vous de mes faveurs, répondez à ma tendresse, « venite, inebriamini
» ; passons la nuit dans les délices, « fruamur amicitii usque ad diluculum
». Qu’on chasse loin d’ici les tristes remords, les sombres réflexions, l’importune morale ; tout doit ici penser comme moi, le plus scélérat sera mon favori, « apud me primus qui perditissimus
» ; le plus fou sera le plus sage, le plus libertin sera le plus agréable, on ne sera bien à moi qu’autant qu’on ne sera plus à soi-même, « ille gratior qui nequior, ille meus est qui suus non est
». A quoi bon tous ces vains scrupules ? profitons du temps, aimable jeunesse, la vie s’envole comme un léger nuage, hâtons nous d’en jouir, ne laissons pas passer le printemps sans en cueillir les fleurs, avant qu’elles se flétrissent ; laissons partout des traces de nos plaisirs, faisons-nous des couronnes de roses, et ne songeons qu’à jouir agréablement des charmes de la volupté, puisque tout va s’anéantir dans le tombeau : « Non prætereat nos flos temporis, coronemus nos rosis antequam marcescant.
»
Si l’on ne voit pas dans ce portrait le théâtre et sa morale, le parterre et sa folie, les Actrices et leurs manèges, le spectacle et ses dangers, les coulisses, les loges, les foyers, les maisons des Comédiens, la vie des Comédiennes, on ne voit pas le soleil à midi ; mais si après ces connaissances, on aime encore, on fréquente le théâtre, plus misérablement aveugle, on ne voit pas l’enfer ouvert sous ses pieds.
Fin du Second Livre.
TABLE DES CHAPITRES. §
Chapitre I. Convient-il que les Magistrats aillent à la Comédie, page 7
Chap. II. Discipline du Palais, 25
Chap. III. Jurisprudence du Royaume ; 50
Chap. IV. Bassesse légale du métier de Comédien, 75
Chap. V. Infamie civile des Comédiens, 100
Chap. VI. Suite de l’infamie civile, 125
Chap. VII. De l’infamie canonique des Comédiens, 152
Chap. VIII. De l’excommunication des Comédiens, 176
Chap. IX. Sentiments de S. Ambroise, 199