Lettre sur la comédie §
{p. 1}LETTRE
DE M. GRESSET,
L’un des
Quarante de l’Académie Françoise,
A M. ***
SUR LA
COMÉDIE.
Avec l’Annonce qui en est faite dans le Journal de Trévoux, Juillet 1759. I. vol.
A PARIS,
Chez Chaubert, Quai de
Augustine ;
ET
Herissant, rue neuve Notre-Dame.
M. DCC.
LIX.
{p. 3}On voit ici une Lettre imprimée à Amiens sous le titre de Lettre de M. Gresset, l’un des Quarante de l’Académie Françoise, à M. *** sur la Comédie, (pag. 16. in-12.) C’est un monument de la Religion, du bon esprit & de l’éloquence de l’Auteur. C’est un des coups les plus directs & les plus forts qu’on ait jamais portés aux Spectacles profanes. On ne dira pas cette fois que c’est un Homme peu instruit, un Dévot imbécille, un Poëte mécontent du Public, un Vieillard sans ame & sans prétentions, qui renonce au Théâtre. M. Gresset est encore dans l’âge des succès : il a réussi dans l’Art Dramatique au point de disputer du rang avec les premiers Maîtres de la Scène : il faisoit espérer de nouveaux plaisirs à la Capitale, on l’y attendoit, on l’y desiroit ; on se plaignoit de {p. 4}la Province qui captivoit trop ces talents supérieurs. Tout à-coup la Religion, toujours reconnue & respectée de cet Homme de Lettres, mais combattue encore dans son ame par la fausse gloire, par l’habitude, par l’autorité des exemples, la Religion acheve de lui dessiller les yeux. Il voit clairement, à la lumière de l’Evangile, que le Sanctuaire & le Théâtre sont des objets inalliables. Il sort pour toujours de cette carrière enchanteresse, il prend pour témoin & pour arbitre de son engagement un des plus saints Evêques, qui aient paru dans l’Eglise de France. Cet exemple est si beau, & la Lettre est, à tous égards, si digne d’être conservée, que nous la déposons toute entière dans ce Volume de nos Mémoires, dont elle fera l’honneur & l’agrément.
{p. 5}LETTRE
DE M. GRESSET,
L’un des
Quarante de l’Académie Françoise.
A M. ***
SUR LA
COMÉDIE.
Les sentiments, Monsieur, dont vous m’honorez depuis plus de vingt ans, vous ont donné des droits inviolables sur tous les miens ; je vous en dois compte, & je viens vous le rendre sur un genre d’Ouvrages, auquel j’ai cru devoir renoncer pour toujours. Indépendamment du desir de vous soumettre {p. 6}ma conduite & de mériter votre approbation, votre appui m’est nécessaire dans le parti indispensable que j’ai pris, & je viens le réclamer avec toute la confiance que votre amitié pour moi m’a toujours inspirée. Les titres, les erreurs, les songes du monde n’ont jamais ébranlé les principes de Religion que je vous connois depuis si long-temps : ainsi le langage de cette Lettre ne vous sera point étranger, & je compte qu’approuvant ma résolution, vous voudrez bien m’appuyer dans ce qui me reste à faire pour l’établir & pour la manifester.
Je suis accoûtumé, Monsieur, à penser tout haut devant vous : je vous avouerai donc que, depuis plusieurs années, j’avois beaucoup à souffrir intérieurement d’avoir travaillé pour le Théâtre, étant convaincu, comme je l’ai toujours été, des vérités lumineuses de notre {p. 7}Religion, la seule divine, la seule incontestable. Il s’élevoit souvent des nuages dans mon ame sur un art si peu conforme à l’esprit du Christianisme, & je me faisois, sans le vouloir, des reproches infructueux, que j’évitois de démêler & d’approfondir : toujours combattu, toujours foible, je différois de me juger, par la crainte de me rendre & par le desir de me faire grace. Quelle force pouvoient avoir des réflexions involontaires contre l’empire de l’imagination & l’enyvrement de la fausse gloire ? Encouragé par l’indulgence dont le Public a honoré Sidney & le Méchant, ébloui par les sollicitations les plus puissantes, séduit par mes amis, dupe d’autrui & de moi-même, rappellé en même temps par cette voix intérieure, toujours sévère & toujours juste, je souffrois, & je n’en travaillois pas moins dans le même genre. {p. 8}Il n’est guères de situation plus pénible, quand on pense, que de voir sa conduite en contradiction avec ses principes, & de se trouver faux à soi-même & mal avec soi. Je cherchois à étouffer cette voix des remords, à laquelle on n’impose point silence, ou je croyois y répondre par de mauvaises autorités que je me donnois pour bonnes. Au défaut de solides raisons, j’appellois à mon secours tous les grands & frêles raisonnements des Apologistes du Théâtre ; je tirois même des moyens personnels d’Apologie de mon attention à ne rien écrire qui ne pût être soumis à toutes les Loix des mœurs : mais tous ces secours ne pouvoient rien pour ma tranquillité. Les noms sacrés & vénérables dont on abuse pour justifier la composition des Ouvrages Dramatiques & le danger des Spectacles, les Textes prétendus favorables, les Anecdotes {p. 9}fabriquées, les Sophismes des autres & les miens, tout cela n’étoit que du bruit, & un bruit bien foible contre ce sentiment impérieux qui réclamoit dans mon cœur. Au milieu de ces contrariétés & de ces doutes de mauvaise foi, poursuivi par l’évidence, j’aurois dû reconnoître dès-lors, comme je le reconnois aujourd’hui, qu’on a toujours tort avec sa conscience, quand on est réduit à disputer avec elle. Dieu a daigné éclairer entièrement mes ténébres, & dissiper à mes yeux tous les enchantements de l’Art & du Génie. Guidé par la Foi, ce flambeau éternel devant qui toutes les lueurs du temps disparoissent, devant qui s’évanouissent toutes les rêveries sublimes & profondes de nos foibles Esprits-forts, ainsi que toute l’importance & la gloriole du bel-esprit, je vois, sans nuage & sans enthousiasme, que les Loix sacrées de l’Evangile {p. 10}& les maximes de la Morale profane, le Sanctuaire & le Théâtre sont des objets absolument inalliables. Tous les suffrages de l’opinion, de la bienséance, & de la vertu purement humaine, fussent-ils réunis en faveur de l’Art Dramatique, il n’a jamais obtenu, il n’obtiendra jamais l’approbation de l’Eglise. Ce motif, sans réponse, m’a décidé invariablement : j’ai eu l’honneur de communiquer ma résolution à Monseigneur l’Evêque d’Amiens, & d’en consigner l’engagement irrévocable dans ses mains sacrées : c’est à l’autorité de ses leçons & à l’éloquence de ses vertus que je dois la fin de mon égarement, je lui devois l’hommage de mon retour ; & c’est pour consacrer la solidité de cette espèce d’abjuration, que je l’ai faite sous les yeux de ce grand Prélat si respecté & si chéri : son témoignage saint s’éleveroit contre moi, si {p. 11}j’avois la foiblesse & l’infidélité de rentrer dans la carrière. Il ne me resté qu’un regret en la quittant ; ce n’est point sur la privation des applaudissements publics, je ne les aurois peut-être pas obtenus ; & quand même je pourrois être assûré de les obtenir au plus haut degré, tout ce fracas populaire n’ébranleroit point ma résolution : la voix solitaire du Devoir doit parler plus haut pour un Chrétien que toutes les voix de la Renommée. L’unique regret qui me reste, c’est de ne pouvoir point assez effacer le scandale que j’ai pu donner à la Religion par ce genre d’Ouvrages, & de n’être point à portée de réparer le mal que j’ai pu causer, sans le vouloir. Le moyen le plus apparent de réparation, autant qu’elle est possible, dépend de votre agrément pour la publicité de cette Lettre : j’espère que vous voudrez bien permettre qu’elle se répande, {p. 12}& que les regrets sincères, que j’expose ici à l’amitié, aillent porter mon Apologie par-tout où elle est nécessaire. Mes foibles talents n’ont point rendu mon nom assez considérable pour faire un grand exemple ; mais tout Fidèle, quel qu’il soit, quand ses égarements ont eu quelque notoriété, doit en publier le désaveu, & laisser un monument de son repentir. Les gens du bon air, les demi-raisonneurs, les pitoyables Incrédules peuvent à leur aise se mocquer de ma démarche ; je serai trop dédommagé de leur petite censure & de leurs froides plaisanteries, si les gens sensés & vertueux, si les Ecrivains dignes de servir la Religion, si les ames honnêtes & pieuses que j’ai pu scandaliser, voient mon humble désaveu avec cette satisfaction pure que fait naître la vérité dès qu’elle se montre.
Je profite de cette occasion pour {p. 13}rétracter aussi solemnellement tout ce que j’ai pu écrire d’un ton peu réfléchi dans les bagatelles rimées dont on a multiplié les Editions, sans que j’aie jamais été dans la confidence d’aucune. Tel est le malheur attaché à la Poésie, cet Art si dangereux, dont l’Histoire est beaucoup plus la liste des fautes célèbres & des regrets tardifs, que celle des succès sans honte & de la gloire sans remords : tel est l’écueil presque inévitable, sur-tout dans les délires de la jeunesse ; on se laisse entraîner à établir des principes qu’on n’a point ; un vers brillant décide d’une maxime hardie, scandaleuse, extravagante : l’idée est téméraire, le trait est impie, n’importe, le vers est heureux, sonore, éblouissant, on ne peut le sacrifier, on ne veut que briller, on parle contre ce qu’on croit, & la vanité des mots l’emporte sur la vérité des choses. L’Impression {p. 14}ayant donné quelque existence à de foibles productions auxquelles j’attache fort peu de valeur, je me crois obligé d’en publier une Edition très corrigée, où je ne conserverai rien qui ne puisse être soumis à la lumière de la Religion & à la sévérité de ses regards. La même balance me réglera dans d’autres Ouvrages qui n’ont point encore vu le jour. Pour mes nouvelles Comédies (dont deux ont été lues, Monsieur, par vous seul) ne me les demandez plus ; le sacrifice en est fait, & c’étoit sacrifier bien peu de chose. Quand on a quelques Ecrits à se reprocher, il faut s’exécuter sans réserve, dès que le remords les condamne : il seroit trop dangereux d’attendre ; il seroit trop incertain de compter que ces Ecrits seront brûlés au flambeau qui doit éclairer notre agonie.
J’ai cru, pour l’utilité des mœurs, pouvoir sauver de cette proscription {p. 15}les principes & les images d’une pièce que je finissois, & je les donnerai sous une autre forme que celle du genre Dramatique : cette Comédie avoit pour objet la peinture & la critique d’un caractère plus à la mode que le Méchant même, & qui, sorti de ses bornes, devient tous les jours de plus en plus un ridicule & un vice national.
Si la prétention de ce caractère, si répandue auiourd’hui, si maussade comme l’est toute prétention, & si gauche dans ceux qui l’ont malgré la nature & sans succès, n’étoit qu’un de ces ridicules qui ne sont que de la fatuité sans danger, ou de la sottise sans conséquence, je ne m’y serois plus arrêté ; l’objet du portrait ne vaudroit pas les frais des crayons : mais outre sa comique absurdité, cette prétention est de plus si contraire aux régles établies, à l’honnêteté publique, {p. 16}& au respect dû à la Raison, que je me suis cru obligé d’en conserver les traits & la censure, par l’intérêt que tout Citoyen qui pense doit prendre aux droits de la Vertu & de la Vérité. J’ai tout lieu d’espérer que ce sujet, s’il doit être de quelque utilité, y parviendra bien plus sûrement sous cette forme nouvelle, que s’il n’eût paru que sur la Scène, cette prétendue école des Mœurs où l’Amour-propre ne vient reconnoître que les torts d’autrui, & où les vérités morales, le plus lumineusement présentées, n’ont que le stérile mérite d’étonner un instant le désœuvrement & la frivolité, sans arriver jamais à corriger les vices, & sans parvenir à réprimer la manie des faux airs dans tous les genres, & les ridicules de tous les rangs.
Je laisse de si minces objets pour finir par des considérations d’un ordre bien supérieur à toutes les {p. 17}brillantes illusions de nos Arts agréables, de nos Talents inutiles, & du Génie dont nous nous flattons. Si quelqu’un de ceux qui veulent bien s’intéresser à moi, est tenté de condamner le parti que j’ai pris de ne plus paroître dans cette carrière, qu’avant de me désapprouver il accorde un regard aux principes qui m’ont déterminé. Après avoir apprécié, dans sa raison, ce phosphore qu’on nomme l’Esprit, ce rien qu’on appelle la Renommée, ce moment qu’on nomme la Vie, qu’il interroge la Religion qui doit lui parler comme à moi ; qu’il contemple fixement la mort ; qu’il regarde au-delà, & qu’il me juge. Cette image de notre fin, la lumière, la leçon de notre existence, & notre premiére Philosophie devroit bien abaisser l’extravagante indépendance & l’audace impie de ces superbes & petits Dissertateurs, qui {p. 18}s’efforcent vainement d’élever leurs délires systématiques au-dessus des preuves lumineuses de la Révélation : le Temps vole, la Nuit s’avance, le Rêve va finir. Pourquoi perdre à douter avec une absurde présomption, cet instant qui nous est laissé pour croire & pour adorer avec une soumission fondée sur les plus fermes principes de la saine raison ? Comment immoler nos jours à des Ouvrages rarement applaudis, souvent dangereux, toujours inutiles ? Pourquoi nous borner à des spéculations indifférentes sur les majestueux Phénomènes de la Nature ? Au moment où j’écris, un Corps Céleste, nouveau à nos regards, est descendu sur l’Horison ; mais ce spectacle, également frappant pour les Esprits éclairés & pour le Vulgaire, amuse seulement la frivole curiosité, quand il doit élever nos réflexions. Encore quelques jours, {p. 19}& cette Comète que notre siècle voit pour la premiére fois, va s’éteindre pour nous & se replonger dans l’immensité des cieux, pour ne reparoître jamais aux yeux de presque tous ceux qui la contemplent aujourd’hui. Quelle destinée éternelle nous aura été assignée, lorsque cet Astre étincelant & rapide, arrivé au terme d’une nouvelle révolution, après une marche de plus de quinze lustres, reparoîtra sur cet Hémisphère ? Les témoins de son retour marcheront sur nos cendres.
Je vous demanderois grace ; Monsieur, sur quelques traits de cette Lettre, qui paroissent sortir des limites du ton épistolaire, si je ne savois, par une longue expérience, que la vérité a toute seule par elle-même le droit de vous intéresser indépendamment de la façon dont on l’exprime, & si d’ailleurs, dans un semblable sujet {p. 20}dont la dignité & l’énergie entraînent l’ame & commandent l’expression, on pouvoit être arrêté un instant par de froides attentions aux régles du style, & aux chétives prétentions de l’esprit.
Je suis avec tous les sentiments d’un profond respect & d’un attachement inviolable,
Monsieur,
Votre très-humble & très-obéissant
serviteur,
Gresset.
A Amiens le 14. Mai 1759.