Feller, François-Xavier de

1781

Réflexions sur les dangers des spectacles

2017
Source : Réflexions sur les dangers des spectacles Feller, François-Xavier de p. 364-386 1781, rééd. 1822
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Réflexions sur les dangers des spectacles §

{p. 364}RÉFLEXIONS SUR LES SPECTACLES. — CRUAUTÉ DES PARENS QUI DESTINENT LEURS ENFANS AU THÉATRE.

Avril 1781, page 560 et Mai 1781, page 9.

(Les dangers des spectacles, ou les mémoires de Mr. le duc de Champigny, dédiés à Mgr. le prince de Montbarey, ministre d’état et de la guerre, etc. Par Mr. le chevalier de Mouhy, ancien officier de cavalerie, pensionnaire du roi, de l’académie des sciences et belles-lettres de Dijon. A Paris 1781.)

Ces dangers reconnus par un homme du monde, par un ancien militaire qu’on n’accusera certainement pas de vains scrupules, ou d’une morale exclusivement rigoureuse ; sont encore des problèmes pour des gens qui se croient dévots, qui à certains égards peuvent l’être, et qui fréquentent le théâtre avec la même sécurité que les églises. L’auteur de ce roman entreprend de les détromper ; mais c’est sur-tout au bien de la jeunesse qu’il croit travailler en écrivant ces mémoires. « Les peintures trop attrayantes d’un tendre amour, quelque vertueux qu’il soit représenté, intéresse, émeut, et la morale devient sans effet. Il paroît doux d’aimer et d’être aimé ; le cœur est attendri, à la première occasion il ne tarde pas à être subjugué. La lecture de ces mémoires en fournira plus d’une preuve. La fin que je me suis proposée en les écrivant, a été de convaincre que l’excès, et sur-tout l’enthousiasme, dans quelque passion que donnent les humains, entraînent tôt ou tard dans l’égarement, et que pour se préserver de ces écueils et jouir des agrémens de la vie, il n’est d’autre moyen que de trancher dans le vif, en se privant sur le champ de la dissipation ou du plaisir qui vous entraîne, dès que vous vous apercevez que votre raison cède et n’a plus d’empire sur vos sens. »

Je dirois volontiers à l’auteur que l’exécution de son conseil date d’une époque trop tardive. Quand la raison cède et n’a plus d’empire sur les sens, comment persuadera-t-elle à une jeune personne, de trancher dans le vif, de se priver d’un plaisir qui entraîne ? Mais ce qui {p. 365}paroît plus étrange encore, c’est que l’homme qui écrit pour préserver ses lecteurs de ces écueils, les envoie tous au théâtre comme à l’école des mœurs où l’on trouve des leçons continuelles de sagesse. Le théâtre, si on l’en croit, est aujourd’hui épuré ; et c’est cependant ce même théâtre d’aujourd’hui dont les funestes effets sont décrits dans les quatre gros volumes de son livre… En vérité notre morale a subi une étrange révolution : lors même qu’elle paroît avoir conservé quelque reste de sa pureté, elle est destituée de toute logique, et ne sait plus dire ou écrire le bien que par inconséquence.

L’école des mœurs, des leçons de sagesse ! chez qui ? Chez des gens dévoués à l’anathème de l’Eglise, marqués d’infamie chez toutes les nations ! des gens qui traînant une existence affoiblie par un libertinage forcené, flétrie par toutes les espèces d’épidémies qui marchent à sa suite ; constituant au milieu de l’état une société particulière sans liens fixes, sans domicile et sans patrie, déchue des honneurs et des avantages de la société générale, vagabonde comme les Zigeiners et les Tartares, aussi indépendante de toute législation que les Algonquins et les Ubiquas ; des gens, dis-je, qui ne peuvent prêcher la vertu autrement que par le spectacle des tristes fruits de son rival… Vertu prêchée par des histrions ! Eh, qui sera le garant, quelle sera la sanction qui assurera l’effet de cette étrange prédication ! « Ces bouches, disoit madame de Sevigné, ne sont pas faites pour prêcher la vertu, elles sont trop infectes, trop contagieuses pour ne souiller point la pureté et ternir l’éclat de cette précieuse et délicate qualité de l’ame humaine…. » Quel est l’homme assez lâche pour céder à l’impression de la vertu, lorsqu’elle se montre sous de tels dehors, lorsqu’elle s’annonce par de tels organes ; qui avant de se laisser toucher par des propos emphatiques d’une morale romanesque, ne reconnoîtra point l’illusion de ce fantôme, en jetant, suivant l’expression d’un ancien, un coup d’œil sur la vie et les mœurs des farceurs qui l’annoncent ?

Respicere exemplum vitæ morumque jubebo.
Dectum imitatorem, ac veras hinc ducere voces.

Hor. a. p.

{p. 366}Le théâtre est épuré ! En quoi ? (je m’adresse à quiconque n’y assiste pas les yeux bandés et le cœur dans la glace) ! en quoi le théâtre est-il épuré ? Les platitudes d’Aristophane et de Plaute étoient-elles d’un plus grand effet dans le ravage des mœurs, que les ressorts des passions les plus secrètes comme les plus violentes, déployées avec l’art du crime réfléchi, paré des attributs de l’honnêteté et de la décence ; que ces gestes, ces mignardises, ces situations pittoresquement lascives qui forment un tableau du vice, plus corrupteur, plus contagieux que le vice même, toujours inséparable de l’opprobre qui l’accompagne et du dégoût qui le suit ?…. Qu’on le demande à des personnes assez amies de la vérité pour convenir des effets funestes d’une cause, dont elles n’ont pas le courage de s’interdire la jouissance. Qu’on le demande à ces enfans dociles qu’une éducation chrétienne avoit garantis des impressions précoces du vice, et que l’imprudence des parens a conduits comme des victimes sur l’autel de l’histrionisme : que dis-je ? non, qu’on ne le leur demande pas, ils n’ont garde d’en convenir. Mais qu’on les regarde, qu’on les observe à leur retour de ces scènes funestes, où leur innocence a reçu le premier ébranlement. Leurs sens sont tellement occupés des objets qui y ont laissé une impression neuve et profonde ; leur imagination y est tellement absorbée, que vous ne leur entendrez pas dire un mot, pas fixer un œil sur ce qui pourroit les distraire : les caractères les plus gais, les plus actifs à jouir des plaisirs innocens, sont d’une insensibilité repoussante et ne savent plus que méditer…. Jamais je n’ai assisté à ce silence de mort sans donner des larmes à ce genre d’infanticide, et sans ressentir la plus vive indignation contre la balourdise cruelle de leurs lâches progéniteurs ou de leurs infidèles instituteurs.

Cependant ce désordre, qu’on pourroit considérer comme une calamité publique, vu l’importance d’une bonne éducation par rapport à la société civile, n’est rien en comparaison d’un système qui ayant pris naissance dans la licence républicaine d’un pays où le mélange de toutes les sectes modernes a remplacé la religion antique, s’étend d’une manière effrayante dans les pays catholiques ; et menace {p. 367}d’une révolution prochaine dans les mœurs, plus générale et plus subversive de toute décence, que tout ce que la vicissitude des siècles et des nations nous présente dans le tableau des folies et des prévarications humaines.

Le génie sinistre qui semble diriger les opérations et fixer le goût de ce siècle, a imaginé de substituer des enfans aux comédiens, et de ne plus se servir de ceux-ci que comme d’instituteurs et de curateurs de ces jeunes baladins, qui parfaitement modelés sur le ton et les talens mimiques des anciens, ajouteroient aux attraits ordinaires des spectacles la candeur et l’intéressante naïveté de la jeunesse. Concevoir une extravagance, et la faire adopter, c’est depuis quelques années une opération parfaitement synonime ; mais de toutes celles qu’on a proposées depuis qu’il y a des hommes qui déraisonnent, et depuis qu’il y a parmi les hommes ce qu’on appelle idée de mœurs et de décence publique ; je puis assurer que rien n’égale la promptitude, l’enthousiasme, je dis trop peu, la fureur avec laquelle on s’est emparé de la creuse et fatale invention qui dévoue la jeunesse au théâtre. On a vu dans telle ville plus de cent citoyens, pauvres à la vérité mais honnêtes, et pouvant par des voies chrétiennes assurer la subsistance à leur famille ; on les a vus, dis-je, offrir leurs enfans à ce nouveau genre de prostitution ; et ceux qui ont été acceptés à raison de leur figure ou de la vivacité de leur esprit, ont été transportés dans le repaire des mimes avec plus d’empressement et de satisfaction de la part de ces parens dénaturés, que l’appas d’un gain immense n’en eût produit dans l’ame d’un marchand de nègres.

Mais ce n’est pas là où s’arrête l’opprobre de nos mœurs. Que des hommes dégradés par la cupidité, aient oublié qu’ils sont Chrétiens, qu’ils sont pères ; qu’ils voient de sang froid immoler leurs enfans aux pagodes dont les sacrificateurs leur en ont payé le prix ; c’est une infamie concentrée dans un petit nombre de citoyens avilis et dégénérés, que le public ne partage point et dont il ne peut être responsable. Mais que ce public déploie à la vue du plus révoltant spectacle qui fut jamais, tous les ressorts de l’admiration, qu’il éclate en applaudissemens, qu’il exalte, qu’il préconise, et les victimes et ceux qui les {p. 368}vendent et ceux qui les immolent ; qu’il se nourrisse les yeux et le cœur, en voyant la première innocence s’instruire dans les vices de tous les âges, en parler le langage, en rendre les transports, en figurer les opérations, avec ce fatal genre d’éloquence qui exprime plus qu’il ne dit, qui parle à tous les sens à la fois, qui agite le cœur à mesure qu’il fascine l’intelligence ; qu’un spectacle de cette nature soit d’un goût et d’une approbation générale ; voilà (je défie les Taïtiens d’aller au-delà) le terme, le non plus outre de la corruption.

Le célèbre Montaigne occupé à montrer l’existence d’un germe de méchanceté et de malfaisance dans le cœur de l’homme, un fond de cruauté et de barbarie, cite en preuve l’empressement de la multitude à contempler les supplices horribles et dégoûtans que la justice décerne contre les malheureux, coupables de mort…. Que diroit ce philosophe, si reparoissant parmi nous, dans ce siècle paradoxal, il voyoit cette foule impénétrable de tous les âges, sexes, conditions, groupée comme une masse immobile, se repaître dans une espèce de ravissement, d’un spectacle où ce qu’il y a de plus précieux à l’humanité, à la raison, au Christianisme, l’innocence du premier âge est sacrifiée au triomphe de tous les vices ; où l’existence même physique de ces tendres rejettons de notre espèce, je veux dire, les premiers efforts de la croissance, les principes d’une bonne constitution, la liberté et la gaieté du cœur, sont étouffés dans la fange d’une éducation monstrueuse, dans l’exercice et l’expression de tous les désordres qui troublent l’harmonie de la santé ? Que diroit Montaigne à la vue d’un phénomène inconnu jusqu’à ce jour ? Sinon que le mépris et le dégoût des bonnes mœurs doivent avoir pénétré bien avant dans le cœur des hommes pour qui de telles scènes sont des objets de satisfaction et de jouissance.

Je défie toutes les intelligences humaines d’expliquer un genre de mystère en morale, qui se présente ici d’une manière trop frappante pour n’être point digne d’une considération sérieuse. Des personnes dévouées à la piété, détrompées des illusions du monde ; des gens pour qui les farces mimiques n’ont jamais eu d’attraits, n’ont pu tenir contre le plaisir de voir l’innocence devenir, comme parle {p. 369}St. Jérôme, la proie de la licence publique (victimæ libidinum publicarum) ; peu sensibles de voir des êtres usés par le vice en représenter les moyens et les effets, ils ont été ravis de voir employés à cette représentation les enfans de leurs concitoyens. On les a vus faire foule avec les hommes les plus frivoles, les plus énivrés des plaisirs bruyans et folâtres ; on a vu des dévotes, des cénobites, des prêtres du Dieu vivant, quitter leur retraite au déclin du jour, et accourir vers ce lieu magique et enchanté, avec l’inquiétude de l’empressement ; comme l’on voit à l’entrée de la nuit, ou au bruit de quelque tempête subite, tous les oiseaux des airs se précipiter dans l’asyle des forêts.

Quàm multa in sylvis avium se millia condunt,
Vesper ubi aut hibernus agit de montibus.

4 Georg.

O paganisme, vous qui avez déifié le vice, qui avez introduit la licence des mœurs parmi vos dieux même, qui méliez le récit des plus dégoûtantes abominations aux éloges de vos héros ! Nous sommes réduits à vous invoquer, à regretter ce temps où vous couvriez la terre de vos folies et de vos crimes. D’un bout du monde à l’autre, votre luxure n’a rien éparné, (quid intactum nefasti liquimus ?) le sacré et le profane en ont été la proie tour à tour. Mais dans l’ivresse de vos débauches, vous respectiez la jeunesse. C’étoit chez vous un crime odieux à la société, toujours sûr de la vengeance des dieux, d’initier le premier âge à la pratique du mal. Si l’on voyoit de jeunes vierges exprimer par leurs gestes ou leurs regards le sentiment du vice, on regardoit cette corruption précoce comme un avant-coureur des calamités publiques1. S’il se trouvoit un enfant dans des lieux de libertinage, les hommes les plus licencieux vouloient qu’on le transportât {p. 370}dans une place où son innocence fût assurée2. Venez poètes profanes et idolâtres, venez contraster avec les Chrétiens ; venez nous communiquer des lumières que la raison avoit distribuées parmi vous, qu’après vous le Christianisme a répandues avec tant de profusion sur la terre, et qui s’éteignent à mesure qu’il s’éteint lui-même parmi nous. Autrefois nous nous glorifiions de nos avantages sur vous ; nous vous reprochions votre défectueuse et inconséquente morale. Que ne pouvons-nous la reproduire, et la mettre en honneur et en pratique parmi la génération actuelle !… Peuple de Canaan, qui sacrifiois ta progéniture a de hideuses divinités3 ; postérité indigne du fidèle Abraham, qui dans le délire de ton ingratitude imitois ce rit abominable4 ; Stryges, Lamies, Pithonisses, Lestrigones, qui aviez, si l’on en croit les savans de l’antiquité, et le pouvoir et la barbarie d’engloutir les nouveaux-nés tout vivans5 ! Ne craignez plus l’opprobre dont vos contemporains ont couvert votre existence et votre mémoire. Reparoissez dans ce siècle ; vous y verrez vos usages en honneur, vous n’y recevrez que des applaudissemens et des éloges.

Mais les conséquences de ce délire, a-t-on seulement pensé à les entrevoir ? A-t-on seulement soupçonné que, toute vue de religion, de morale, de décence étant mise à part, le bien de la société générale étoit étrangement compromis dans cette fatale substitution ? Que la contagion de cet usage s’étende, comme elle s’étendra à coup sûr6, {p. 371}qu’elle s’asservisse les empires et les royaumes, que les troupes mimiques (il y en a aujourd’hui dans presque toutes les villes de l’Europe) s’emparent des enfans que des parens plus féroces que les ogres voudront leur abandonner : que fera l’Etat quand il faudra compulser la partie rédondante de la population pour renforcer ses légions, et repousser les ennemis de la patrie ? quand au lieu d’une jeunesse mâle et vigoureuse, on ne trouvera plus que de petits squelettes pâles, hideux, sans énergie dans l’ame comme sans force dans le corps ?…. Princes qui étendez une domination éclairée et prévoyante sur cette belle partie du monde, menacée de perdre des avantages long-temps si marqués, sur le reste du globe, ne souffrez pas que l’ivresse des spectacles dévore une des grandes ressources de votre puissance ? Ne croyez pas, que l’histrionisme puisse jamais former de bons guerriers. C’est dans les mœurs, dans une éducation dure et sévère, dans une conscience pure et ferme, que germe la valeur et le courage7 ; le meilleur Chrétien, disoit le grand Gustave, est toujours le meilleur soldat ; et le plus mauvais de tous sera toujours celui qui, élevé dans le mépris de tous les devoirs religieux, moraux et civils, a cédé durant la flexibilité des premières années au sentiment des plaisirs sensuels, qui a dû s’en pénétrer, s’en nourrir pour en rendre l’expression avec vérité. La biche timide et fugace, disoit un poète-philosophe, deviendra plutôt un animal vorace et terrible, qu’un être abâtardi par des sensations lâches et molles, ne s’élève à l’héroïsme de la valeur.

{p. 372} Si pugnat extricata densis
Cerva plagis, erit ille fortis.

Hor. od. 5. l. 5.

Vous avez établi des lois sages et sévères contre ces monstres de nature qui trafiquent de leurs enfans, qui sacrifient le sentiment précieux de la paternité à la bassesse de l’intérêt. Pourquoi seroit-il plus permis de les vendre à des baladins, qu’à d’honnêtes Musulmans ? de les faire servir aux farces des saltimbanques, que de les engager sur des galères pour le progrès d’un commerce utile et décent ? Plus cette nouvelle voie menace d’engloutir de citoyens, plus elle doit fixer les vues et les opérations de l’autorité…. Que des adultes, maîtres de leur sort, fixés par goût et par l’empire d’une longue habitude dans un genre de vie analogue au théâtre, se dévouent à la frivolité publique, et traînent dans les coulisses une existence presque réduite à une simple végétation ; l’Etat ne perd rien dans ce sacrifice. L’énergie des vertus éteinte depuis long-temps, ne promet plus rien d’utile ou d’honorable à la société. Mais que dans l’essor de la première jeunesse, dans la crise du développement des qualités qui font le Chrétien et le citoyen, un enfant soit arraché à ses foyers paternels pour passer sous la puissance d’une troupe errante, pour faire avec le sacrifice de sa patrie celui de ses mœurs et de son honneur ; c’est un vol réel fait à l’Etat, c’est un crime de lèse-société humaine, aussi odieux en lui-même, qu’effrayant pour la contagion de l’exemple… Si dans une république où l’esprit d’intérêt étouffe les sentimens de la nature, où l’on vend et achète les hommes comme les ballots de toiles d’Inde, où la valeur n’est comptée pour rien, où le plus actif guerrier est moins considéré que le banquier le plus indolent, la législation ne s’occupe point d’un abus de cette espèce, c’est dans la nature même de son gouvernement et dans le génie de ses peuples, qu’elle trouvera les raisons de son indifférence. Mais dans les états où les héros ne sont point des êtres surnuméraires, où les armes doivent affermir la sécurité publique, et maintenir la gloire nationale, une telle indifférence supposeroit l’extinction de toutes les lumières politiques.

Voilà, dans l’époque actuelle des temps, à quoi les vœux des patriotes doivent se borner. Que tous les individus fixés {p. 373}par choix et par goût dans la profession de l’histrionisme y persévèrent en toute liberté : mais que l’enfance reste intègre ; que les plantations dont la postérité doit recueillir les fruits, ne soient point livrées à la rapacité d’une jouissance meurtrière ; et qu’un siècle n’ait pas le malheureux avantage de dévorer la substance des siècles suivans, en préparant de loin le moyen fatal qui doit leur donner la honte ou le néant. C’est là où s’arrêtent les vues et les efforts du zèle circonspect. La vérité également ennemie de la lâche timidité et d’un empressement inutile, n’étend point ses regards au-delà de l’espace qu’elle peut raisonnablement espérer de s’assujettir. Trop fière de sa dignité, pour se compromettre avec les erreurs dominantes, avec la fougue entraînante des préjugés, avec la loi absurde de l’usage, elle n’a garde d’attaquer dans ce temps de vertige et de déraison, l’existence même des spectacles, tels qu’ils sont généralement établis parmi nous. Mais que fait-on si la succession rapide des goûts et des principes ne leur prépare pas une place dans le tombeau qu’ils ont creusé aux mœurs ? Il peut s’élever un Suger, un Amboise, un Ximenès, qui parleront aux rois avec cette fermeté que donne la vertu unie à l’attachement le plus vif aux intérêts de la chose publique ; il peut naître un Théodose, un Louis IX qui ne prêteront point à leurs discours une attention stérile.

« Princes, leur dira un de ces hommes courageux dans l’enthousiasme d’une bienfaisance réelle, jamais je n’ai mis en problème que dans un gouvernement sagement dirigé, il faille des jeux, des spectacles à la multitude. La nature de l’homme ne comporte point un état exempt de cette espèce de commotion qui troublant sa situation habituelle, renforce l’énergie de ses facultés et en affermit l’usage. Il lui faut plus d’une espèce d’étourdissement pour assurer l’heureux oubli de ses fatigues et de ses peines, et rendre à son ame diversement agitée le calme nécessaire à des opérations sages et utiles. Mais si dans votre empire il y avoit un divertissement quelconque qui dégénérât en licence, qui, au lieu de soulager, de fortifier les hommes dans leurs travaux, envoyât dans le cœur, dans la fortune des citoyens des malheurs multipliés, {p. 374}propres par leur concours et leur fatale combinaison à produire un jour la ruine générale de l’Etat, à le donner en spectacle de commisération aux nations voisines, à le présenter comme une proie assurée à l’invasion des peuples barbares ; une récréation de ce genre ne pourroit être considérée que comme une calamité publique. Or telle est, n’en doutez pas, cette fureur des spectacles mimiques qui a gagné toutes les classes des citoyens, qui se déploie avec une fureur qui va toujours en croissant, et dont les effets funestes laissent la plus effrayante empreinte sur ce qu’il vous importe le plus de conserver dans toute sa gloire.

« Si j’envisageois la chose en ministre de l’Eglise, en prêtre et interprête du Dieu de nos pères, je mettrois sous vos yeux l’essentielle et invincible incompatibilité des spectacles mimiques et de l’esprit de la religion ; je ferois jaillir de la manière la plus vive l’étonnant contraste de l’histrionisme et de l’Evangile ; je ferois évanouir comme l’ombre ces maximes illusoires et démenties dans le cœur même de ceux qui les étalent, touchant l’utilité et la décence du théâtre moderne8 ; je dirois à tous les Chrétiens rassemblés dans la contemplation d’une de ces farces de fureur ou d’amour : vous qui dans la réception du premier et du plus important bienfait d’une religion céleste, avez juré à l’Eternel un divorce sacré d’avec toutes les pompes du monde et des passions sensuelles ; songez-vous que votre attachement à ce brillant étalage de vices et de crimes, n’est qu’un long et opiniâtre {p. 375}parjure ? Montrez-moi ailleurs ces pompes auxquelles vous avez dit anathème ; faites voir qu’il en existe de plus dignes de ce nom, auxquelles vous n’avez point de part : ou convenez que c’est ici l’objet précis de cette renonciation solennelle qui vous avoit faits Chrétiens, et qui ne peut être violée sans apostasie9Voulez-vous savoir, par une preuve de fait, quelle est la perpétuelle opposition du culte que vous professez avec les spectacles que vous associez à cette profession ? Suivez depuis la naissance du Christianisme, les rapports de cet ouvrage divin avec le théâtre. Voyez si la ruine de l’un n’a pas toujours produit l’élévation de l’autre, si en raison parfaitement inverse, le déclin de l’un n’a point été la mesure de l’accroissement de l’autre. Au temps de ce conquérant sanguinaire qui ravagea le monde entier pour s’élever un trône sur les débris de la république romaine, le senat, si nous en croyons un écrivain célèbre, n’étoit qu’une assemblée d’athées. Voilà la grande époque de la gloire des spectacles. Les histrions prétendoient partager la gloire des empereurs10 ; une espèce de frénésie incompréhensible, mais dont la reproduction se prépare, transportoit dans les coulisses les matrones les plus graves pour y baiser dans l’ivresse d’une luxurieuse folie les masques et les habits des farceurs. Ce paroxisme d’une passion peu différente d’une rage décidée, ne se calma que lorsque le Christianisme étendit sur la terre l’empire {p. 376}de l’innocence et des mœurs. Comparez dans les siècles suivans les progrès ou la décadence de cette religion sainte avec le degré de la fureur théâtrale ; examinez son état dans les villes et chez les peuples où les mimes ont été plus ou moins en honneur ; arrêtez-vous sur-tout au moment de la chute rapide et générale qu’elle essuie parmi nous, et de l’accroissement exactement proportionnel du théâtre ; et vous concluerez que l’histrionisme est dans la vérité du fait, la mesure exacte et précise qui marque l’autorité et la considération du Christianisme ; une espèce de baromètre moral, mais sûr et infaillible, qui en raison contraire détermine les progrès ou les pertes de son rival…. Mais si ces deux inconciliables ennemis ne peuvent faire de conquête qu’aux dépens l’un de l’autre ; si leur gloire simultanée est un monstre dans l’ordre des choses possibles ; que deviendra, à moins d’une révolution imprévue et subite, cette religion antique qui a couvert le globe de ses branches et de ses fruits, qu’un philosophe, qui ne l’aimoit pas, a nommée le foyer de toutes les vertus, la philosophie de tous les âges, la base des mœurs publiques ; le ressort le plus puissant qui soit dans la main des législateurs, plus fort que l’intérêt, plus universel que l’honneur, plus actif que l’amour de la patrie ; le garant le plus sûr que les rois puissent avoir de la fidélité de leurs peuples et les peuples de la justice de leurs rois ; la consolation des malheureux, le pacte de Dieu avec les hommes, et pour employer une image d’Homère, la chaîne d’or qui suspend la terre au trône de l’éternel.

« Si je considérois le théâtre relativement à l’humanité, à ce sentiment précieux qui nous fait aimer et rechercher le bien-être de nos semblables ; je le peindrois comme un gouffre qui engloutit la substance des citoyens, la propriété des commerçans, les secours des pauvres et des malheureux ; qui met le trouble et la confusion dans tous les états de la société. Que de témoins de toute autorité et de toutes les classes se présenteroient pour confirmer ces assertions, si l’illusion du mimisme cessoit un moment pour donner un libre essor au langage de la vérité ! On verroit des pères et des mères de famille répandre des {p. 377}larmes amères sur l’impossibilité d’allier l’état de leur maison avec la dépense journalière des spectacles, où par une réunion fatale de frais dans un seul objet, le luxe de la parure, le faste bruyant des voitures, et le prix souvent excessif d’une stérile jouissance, absorbent des ressources improportionnelles à ce dévorant plaisir. On verroit une multitude de misérables se plaindre que le théâtre a desséché tous les cœurs, que les larmes de la commisération sont taries et ne coulent plus que pour les malheurs romanesques des héros du libertinage ; que tandis qu’une seule déclamation mimique produit à un saltimbanque des sommes immenses11, de pauvres artisans courbés sous le travail le plus rude, ne gagnent point de quoi prévenir l’opprobre de la mendicité ; que tout ce que la charité distribuoit autrefois dans les repaires obscurs où l’indigence se cachoit sous la honte, est absorbé aujourd’hui dans le tourbillon des farces12. On verroit d’honnêtes commerçans gémir sur les fraudes et les vols multipliés dont ces troupes errantes affligent leur négoce ; emportant de toutes les villes où ils ont gesticulé, les fruits de l’industrie et de la sollicitude des hommes laborieux, morguant dans leur fuite le ressentiment de la justice, et jouissant par surcroît de sécurité d’un titre reconnu à la violation de tous les droits. On verroit des familles respectables rougir de l’opprobre que la contagion du théâtre a répandu dans leur sein ; des enfans {p. 378}élevés dans les leçons de la vertu, perdre tout sentiment du devoir pour fournir à l’entretien d’une comédienne, dissiper la fortune de leurs pères, usurper l’héritage de leurs frères, se jouer de la confiance publique et envahir la possession de l’Etat13, porter par une société toujours funeste avec les histrions, dans l’enceinte d’une maison vertueuse et paisible tous les effets du vice et de la plus incorrigible licence. On verroit des milliers de citoyens détruits par la chute subite des édifices consacrés au mimisme, ou enveloppés dans les flammes qui les consument, ou massacrés dans les querelles meurtrières qui les désolent : point d’années, point de mois dans l’année qui ne soient marqués par quelque catastrophe de ce genre. On en a vu périr 30 mille à la fois par l’écroulement d’un vaste échafaudage ; plus de 600 ont été brûlés vifs à une seule représentation, etc., etc.14. O charmes des loges et des coulisses ! Il n’y a point de danger, point d’aspect de ruines et de mort qui puisse affoiblir votre victorieuse impression !

{p. 379}« Mais ces observations, quelque graves qu’elles soient par leur objet direct, et les effets multipliés dont elles présentent pour l’avenir le tableau le plus effrayant, n’appartiennent pas en propre au ministre d’un grand Etat. Elles sont du ressort naturel de l’examen public, et la discussion en appartient à tous les citoyens. Il en est d’un genre différent, dont les chefs du gouvernement doivent s’occuper comme d’une affaire qui leur est particulière, et d’autant plus digne de leurs regards, qu’elle regarde la destinée générale des empires.

« Le bien des individus, la fortune, l’honneur des particuliers ne fussent-ils d’aucune considération, l’Etat ne peut voir avec indifférence les effets du théâtre sur la consistance et la durée de sa constitution. Quelle est l’époque de la décadence de la Grèce et de Rome, quelle est la date précise de leur humiliation et de leur servitude ? Abrégeons un examen inutile ; répondons d’après des faits reconnus. C’est l’époque de la gloire des spectacles. Si les lois quelquefois absurdes, mais toujours sévères et ennemies de la molesse, que Minos et Lucurge avoient données à leurs patriotes, avoient été respectées, si la fureur du théàtre n’avoit remplacé l’ardeur des exercices mâles et salubres ; la Grèce n’eût jamais subi de joug étranger. Si les Gaulois n’avoient trouvé à Pharsale des chevaliers de coulisses, qui ne craignoient que pour le poli de leur physionomie15, la liberté de Rome eût subsisté. Quel expédient employa Néron et les autres tyrans de Rome, pour affermir leur empire odieux ? Ces monstres pour abâtardir le peuple et le rendre insensible à ses maux, l’énivroient par la continuité et l’appareil des spectacles ; et l’aspect d’un mime en faveur faisoit oublier des monceaux de victimes que la cruauté immoloit tous les jours aux yeux du public…. Sans parler des tyrans et des fléaux de l’espèce humaine, tous les ennemis de la liberté et du droit public ont saisi ce moyen comme le plus efficace pour consolider leur usurpation. {p. 380}Jules-César regardoit comme un chef-d’œuvre de politique l’invention de faire jouer sur le théâtre les chevaliers romains16. Dans les beaux temps de la république on n’avoit point d’idée d’histrions ; de quoi eussent servi les gesticulations et les mignardises de ces gens-là aux Camille et aux Cincinnatus17 ?

« Mais qu’est-il besoin d’exemples et de faits dans une matière où la simple raison déploie toutes ses lumières, où la nature même de l’homme, la trempe et la constitution de son cœur déposent contre les effets funestes du théâtre ? Quelle vigueur d’ame peut déployer un peuple dont toute la récréation, on pourroit dire aujourd’hui, toute l’occupation, est de se repaître de spectacles propres à nourrir la mollesse et la paillardise ? Quels guerriers, quels héros peut-il se flatter de produire quand les esprits et les cœurs sont flétris par un même genre d’avilissement, de lâcheté et d’abjection ?

« Cependant le malheur des temps nous a réduits à compter pour rien la dégradation des qualités spirituelles, la perte presque absolue et générale de cet essor généreux de l’ame humaine, de cette fierté noble, qui ne se nourrit que de vertu et d’honneur, qui ne craint que la bassesse et l’ignominie. C’est la corruption même de la partie corporelle de l’homme qui provoque nos regrets. L’esprit {p. 381}pût-il se soutenir contre l’infection des mœurs, le corps y succombe. Voyez l’état physique et animal des individus qui constituent la population actuelle des plus belles provinces de l’Europe. Quelle débilité, quelle foiblesse de tempérament, quel dépérissement de force et de santé ! Une jeunesse vermeille et vigoureuse est devenue une espèce de phénomène dans l’ordre de la nature vivante ; des teints pâles et livides, une marche chancelante, des regards hébétés et languissans, voilà ce que présente l’âge de la croissance et de l’énergie vitale…. Voyez l’état de nos armées de terre et de mer. Jamais on ne vit plus littéralement ce qu’on pourroit appeler des hôpitaux ambulans. Sans avoir vu l’ennemi, sans avoir approché des régions d’où l’insalubrité de l’air eût pu leur envoyer quelque germe de contagion, ces vastes corps se dissolvent pour ainsi dire par la corruption qu’ils portent en eux-mêmes. Des flottes qui sembloient porter le destin des empires ennemis, ont ramené dans les ports proportionnellement plus de malades après une croisière de quelques mois, que les Drak et les Magellan n’en ont eu dans des longs et pénibles voyages au tour du globe… Quelle matière de considération pour les maîtres des nations ! Quel humiliant sujet de comparaison avec ces anciens peuples auxquels nous nous croyons si supérieurs ! Si César, Alexandre, Cyrus avoient traîné à leur suite des légions entières de malades, à quoi eussent abouti ces expéditions fameuses qui leur ont soumis l’univers ? Eussent-ils songé seulement à s’éloigner des limites de leur patrie, s’ils avoient imaginé que les guerriers, dont le sang devoit cimenter la victoire, expireroient dans le camp d’un genre de mort vulgaire ?…. Dans ces armées de Goths, de Huns, de Vandales qui démolirent l’empire romain, y avoit-il des malades ? Il est à croire sans doute que tous ne jouissoient pas d’une santé égale ; mais le nombre des infirmes étoit si petit que l’histoire n’en parle pas, que les conducteurs de ces hordes conquérantes, ne s’en plaignirent pas, et que l’ennemi ne s’en aperçut jamais… La décence me défend de tracer ici le tableau d’un monstre qui en même-temps qu’il engloutit la génération présente, creuse le tombeau des {p. 382}générations futures. Le poison qu’il exhale, remplit l’espace qui sépare les deux pôles, sa propagation se répand par mille voies ouvertes qui en ouvrent mille autres, et les calculs gradués de cette effrayante multiplication de victimes, épuisent pour ainsi dire l’effort des combinaisons géométriques. Calamité presqu’inconnue à nos pères, et qui aujourd’hui, dans une infinité de malheureux, devance le moment de la naissance ; qui attaque l’existence dans sa source, et laisse dans l’ame des observateurs éclairés, l’impression des plus funestes présages sur la destinée de notre espèce. Un philosophe à tête exaltée, a fait un livre sur l’an 2440, et s’est beaucoup occupé de l’état des hommes à cette époque ; mais je crois qu’il est raisonnable de demander si à cette époque il y aura encore des hommes. Le monde subsistât-il dans toutes ses parties, je ne sais si ce genre d’êtres s’y trouvera encore. Ce qui en restera peut-être, sera une race plus abâtardie cent fois que les Kacrélas et les Albinos.

« Mais le remède prompt et efficace contre les dégats de cette hydre vorace et acharnée ?…. J’avoue de bonne foi que je n’en découvre aucun qui puisse du premier abord combattre le mal avec une sorte d’égalité. Mais je sais qu’aucun remède ne produira jamais d’effet solide et persévérant, tandis qu’il existera parmi nous un établissement autorisé, où l’imagination et le cœur reçoivent cette impulsion funeste qui prépare la dégradation des corps ; tandis qu’on verra dans chacune de nos villes ces troupes nombreuses d’histrions des deux sexes, qui avec des armes éprouvées contre la résistance des mœurs antiques, nous amènent une contagion composée du virus de toutes les nations ; qui couvrant une lépre hideuse sous des couleurs factices, provoquent l’imprudente incontinence d’une jeunesse étourdie et folâtre ; mettent publiquement à l’enchère la corruption physique et morale, et préludent à ce funeste triomphe par tous les artifices de la séduction…. Avant que ces foyers de l’infection générale soient anéantis, il seroit aussi raisonnable de songer à purifier le sang humain, que de se flatter d’arrêter les ravages de la peste eu lui laissant {p. 383}une pleine liberté de répandre et de renforcer son poison.

« Dans de grandes calamités, des égards timides, des ménagemens compassés ne sont propres qu’à donner au mal une consistance invincible. Ne faisons pas comme ces empiriques qui mettent un topique sur une plaie purulente dont ils négligent le principe ; imitons plutôt ces nations barbares qui coupent le tronc de l’arbre pour atteindre plus facilement à ses branches. Je sais qu’il faut de la force pour lutter contre des préventions générales ; qu’il faut des coups violens pour abattre des idoles consacrées par une longue superstition… O dépositaires de la puissance suprême, dispensateurs de la félicité des peuples ! je ne dirai pas que l’inflexible fermeté dans la proscription des iniquités, est suivant la doctrine de Dieu même, la plus indispensable qualité d’un juge des nations18 ; je ne dirai pas qu’il n’y a que les vertus combattues par de grands obstacles qui assurent l’immortalité19. Vos ressources sont si immenses, vos moyens si variés que l’usage de l’autorité absolue vous est presqu’inutile. Ce qui ne peut sans inconvénient s’anéantir par un coup d’éclat, succombe sans bruit à des atteintes multipliées… Dissimulant, par une humiliante nécessité, cette source de licence dans les grandes villes, empêchez qu’elle ne pénètre dans les petites où l’innocence et la gaieté, sa compagne fidèle, assurent aux habitans des amusemens sages et salubres…. Contenez autant qu’il est possible les mimes dans les règles de la décence et de la subordination aux lois ; ce genre de gêne qui pour eux est un supplice redoutable, en diminuera le nombre. Maintenez, approfondissez même ce caractère d’ignominie que la sagesse de nos ancêtres sembloit leur avoir ineffaçablement imprimé, et qui s’affoiblit tous les jours par le rapport de leurs mœurs avec les mœurs générales…. Rétablissez ces jeux virils, ces récréations actives et laborieuses, qui ont conservé si {p. 384}long-temps la valeur et la liberté dans Sparte et dans Athènes, qui ont formé les vainqueurs de Pyrrhus et d’Annibal ; auxquels Rome attribuoit toute sa gloire, et auxquels elle la devoit en effet20 : la course, la lutte, et tant d’autres exercices qui, en fortifiant le corps, donnent à l’esprit même un nouvel essor21. Ne permettez pas qu’une destructive frivolité abolisse dans nos villes, dans les campagnes qui les environnent, ces retraites champêtres et solitaires où par des promenades et des divertissemens honnêtes se nourrit l’esprit de société et d’amitié, où la pensée trouve un asyle ; où l’homme se repose de ses travaux ; se remet de l’étourdissement des affaires, se détrompe des illusions essuyées dans le commerce du monde22 ; où l’air infecté et réellement {p. 385}létifère des spectacles23 est remplacé par un air bien-faisant, travaillé des mains de la nature ; où au lieu des émanations morbifiques de toute espèce concentrées dans un espace étroit24, on ne respire que le parfum des plantes salutaires.

« Qu’avec cela l’antique religion reprenne ses droits, ses ministres leur première considération, que le zèle se rallume dans leurs cœurs ; que l’instruction des peuples soit appuyée de l’exemple des pasteurs. On verra renaître avec les mœurs l’énergie de l’ame, la force et la santé du corps ; les plaies de l’humanité se prêteront à un traitement vivifique ; le gouffre qui se préparoit à engloutir les générations, se refermera sur lui-même…. Les nations ont imaginé toutes sortes de titres pour illustrer la mémoire des héros ; il en est un jusqu’ici inconnu, destiné au nouvel Alcide qui abattra le mimisme ; celui de restaurateur de l’espèce humaine. »

Tel est, s’il m’est permis de lever un moment le voile de l’avenir, le discours que quelque puissant ami de l’humanité adressera un jour à un prince que la réforme des {p. 386}grands abus n’effraie pas. S’il est vrai que lorsque les maux sont devenus extrêmes, la Providence ne tarde point de les rapprocher des remèdes, j’ose croire que ce jour n’est pas éloigné.