Lettre sur la comédie §
{p. 271}LETTRE
de MonsieurDespreaux.
sur la Comédie.Puisque vous vous détachez de l’interêt du Ramoneur,
On ne sçait point l’anecdote de ce terme.
je ne vois pas, Monsieur, que vous ayez aucun sujet de vous plaindre de moi, pour avoir écrit que je ne pouvois juger à la hâte d’ouvrages comme les vôtres, & sur tout à l’égard de la question que vous entamez sur la Tragedie & sur la Comedie, que je vous ai avoüé néanmoins que vous traitiez avec beaucoup d’esprit. Car puisqu’il faut vous dire le vrai, autant que je peux me ressouvenir de votre derniere piece, vous prenez le change, & vous y confondez la Comedienne avec la {p. 272}Comedie, que dans mes raisonnemens avec le Pere Massillon j’ai, comme vous sçavez, exactement séparées. Du reste, vous y avancez une maxime qui n’est pas, ce me semble, soutenable ; c’est à sçavoir, qu’une chose qui peut produire quelquefois de mauvais effets dans des esprits vicieux, quoique non vicieuse d’elle-même, doit être absolument deffenduë, quoiqu’elle puisse d’ailleurs servir au délassement & à l’instruction des hommes. Si cela est, il ne sera plus permis de peindre dans les Eglises des Vierges Maries, ni des Suzannes, ni des Magdelaines agreables de visage ; puisqu’il peut fort bien arriver que leur aspect excite la concupiscence d’un esprit corrompu. La vertu convertit tout en bien, & le vice tout en mal. Si votre maxime est reçûë, il ne faudra plus non seulement voir representer ni Comedie ni Tragedie, mais il n’en faudra plus lire aucune ; il ne faudra plus lire ni Terence, ni Sophocle, ni Homere, ni Virgile, ni Théocrite : & voilà ce que demandoit Julien l’Apostat, {p. 273}& qui lui attira cette épouvantable diffamation de la part des Peres de l’Eglise. Croyez-moi, Monsieur, attaquez nos Tragédies & nos Comédies, puisqu’elles sont ordinairement fort vicieuses : mais n’attaquez point la Tragédie & la Comédie en général, puisqu’elles sont d’elles-mêmes indifférentes, comme le Sonnet & les Odes, & qu’elles ont quelquefois rectifié l’homme plus que les meilleures Prédications : & pour vous en donner un exemple admirable, je vous dirai qu’un très-grand Prince,Louis XIV.
qui avoit dansé à plusieurs Ballets, ayant vû joüer le Britannicus de Monsieur Racine, où la fureur de Neron à monter sur le Théatre est si bien attaquée ; il ne dansa plus à aucun Ballet, non pas même au tems du Carnaval. Il n’est pas concevable de combien de mauvaises choses la Comédie a guéri les hommes capables d’être guéris ; car j’avoüe qu’il y en a que tout rend malades. Enfin, Monsieur, je vous soûtiens, quoiqu’en dise le Pere Massillon, que le Poëme dramatique est une Poësie {p. 274}indifférente de soi-même, & qui n’est mauvaise que par le mauvais usage qu’on en fait. Je soûtiens que l’amour exprimé chastement dans cette Poësie, non seulement n’inspire point l’amour, mais peut beaucoup contribuer à guerir de l’amour les esprits bienfaits, pourvû qu’on n’y répande point d’images ni de sentimens voluptueux. Que s’il y a quelqu’un qui ne laisse pas malgré cette précaution de s’y corrompre, la faute vient de lui, & non pas de la Comédie. Du reste, je vous abandonne le Comédien & la plûpart de nos Poëtes, & même Monsieur Racine en plusieurs de ses Piéces. Enfin, Monsieur, souvenez-vous que l’amour d’Herode pour Mariane, dans Joseph, est peint avec tous les traits les plus sensibles de la vérité ; cependant, qui est le fou qui a jamais pour cela deffendu la lecture de Joseph ? Je vous barboüille tout ce cannevas de dissertation, afin de vous montrer que ce n’est pas sans raison que j’ai trouvé à redire à votre raisonnement. J’avoüe cependant que {p. 275}votre Satyre est pleine de vers bien tournez. Je suis, &c.Si vous voulez répondre à mes objections, prenez la peine de le faire de bouche, parce qu’autrement cela traîneroit à l’infini ; mais sur tout, treve aux loüanges, je ne les mérite point, & n’en veux point, j’aime qu’on me lise, & non qu’on me loüe.
Réponse à la Lettre de MonsieurDespreaux.
Avant que d’entrer en lice avec vous sur ce raisonnement, je vous prie, Monsieur, de souffrir que je fasse mes conditions. Regardez notre dispute comme le voyage des deux pots de l’Apologue, où le foible doit naturellement succomber au plus fort. Je n’ai garde de me joüer à mon Maître, je connois vos sentimens pour des sentimens puisez dans le sanctuaire de la droite raison ; ils deviennent d’autant plus forts, que vous les dépoüillez de cette raison {p. 276}seche & épineuse, qui fait qu’on se morfond souvent dans les peintures de la vérité : au lieu que lorsqu’elle est maniée par une plume vive & animée comme la vôtre, elle fait un progrez sur les cœurs, dont il n’est pas permis de se deffendre. A present que nos qualitez sont établies, souffrez qu’avec mon clinquant & mon oripeau je tâche à soûtenir tellement quellement la cause que j’ai embrassée. Comme avec un adversaire aussi redoutable que vous l’êtes, il est bon de prendre ses avantages, & de faire armes de tout au besoin ; je n’ai eû garde de détacher la Comédie du Comédien, qui fait un de ses principaux dangers, comme vous en convenez très-équitablement. Mais on ne fait guéres de Comédie qui n’ait pour but la représentation, autrement ce seroit l’idée de la Comédie qui ne se trouve point : ainsi la pratique en est déja selon vous très-vicieuse. Venons au fond de la question. Sur ce que vous dites qu’une chose qui peut produire quelquefois de mauvais effets dans {p. 277}des esprits vicieux, quoique non vicieuse d’elle-même, ne doit point être deffenduë, quand sur tout elle peut servir à l’instruction & au délassement des hommes ; je répons avec Saint Augustin, (voilà un Antagoniste digne de vous ;) je répons, dis-je, avec Saint Augustin, que le fond de l’homme étant naturellement vicieux & corrompu, & les meilleures choses par conséquent sujettes à être tournées en poison presque chez tous les hommes, tout ce qui se présente à eux sous une image de volupté, même la plus innocente, peut causer de terribles impressions sur les ames, & les cause même nécessairement. Or, vous ne sçauriez me nier que le but de la Tragédie ne soit d’attendrir finement le Lecteur ou le Spectateur, de saisir son sensible par la fiction des choses funestes & tragiques, qu’il ne voudroit pas néanmoins endurer. C’est précisément sa douleur qui fait sa joye dans ces spectacles d’attendrissement ; mais comme la compassion qu’inspire la Tragédie, est proprement une compassion {p. 278}stérile, qui ne tend pas à secourir les affligez, mais seulement à s’unit de cœur à leur affliction ; il s’ensuit qu’on prend tout le mauvais de la Tragédie, & que le bon échappe faute d’objet sur qui l’appliquer. L’acharnement des hommes au Théatre, dit encore Saint Augustin, est une maladie de leur esprit. Toutes ces fictions poëtiques ne les touchent qu’en tant qu’ils sont moins guéris de leurs passions. S’il étoit permis d’encherir sur ce fameux Pere de l’Eglise, je dirois que la douleur honnête qu’on prend dans les Tragédies, accoutume à une douleur vicieuse ; car Sathan ne perd jamais ses droits. On prêche aux hommes la vertu en pure perte : mais le vice n’a pas besoin de Prédicateur, il est lui-même son Evangeliste, s’il m’est permis de parler ainsi. Convenons donc que ces larmes qu’on donne à la Tragédie, procedant de la source de l’amour naturel que nous avons les uns pour les autres, elles peuvent devenir très-vicieuses par leur funeste application ; voilà le principe dans lequel {p. 279}je me suis renfermé pour montrer le danger de la Tragédie, & c’est sur ce principe que j’ai posé tous les fondemens de ma Satyre. Or, Monsieur, puisqu’il est presque impossible de traiter cette matiére sans appeller le christianisme au secours, Dieu qui connoît si bien la foiblesse des hommes, ne leur a pas dit pour rien, soyez sur vos gardes, veillez & priez, pour ne point entrer en tentation, imaginez-vous que l’ennemi est toûjours aux portes ; ce qui est, ce me semble, une maniere d’avis au Lecteur ou au Spectateur, comme vous voudrez, des Tragédies, dans lesquelles on se livre de gayeté de cœur à la représentation des passions. Je regarde la Tragedie, comme le grand ressort du cœur humain. Vous voulez qu’il y rectifie ses passions, qu’il y trouve le secret de les adoucir : & moi je n’estime pas que le Théatre ait plus de privilege que les Bourdalous & les Massillons. Ils conviennent ces hommes illustres que la manne délicieuse de l’Evangile ne fructifie guéres entre leurs {p. 280}mains par l’endurcissement de certains Auditeurs. Comment voulez-vous que les Empiriques fassent ce que n’ont pû operer les véritables Médecins ? Par ces Empiriques j’entends les Corneilles & les Racines, qui prêchent la vertu, si vous voulez, mais une vertu de Théatre, une vertu louche, & qui n’est point capable de déraciner les deffauts des hommes. A proprement parler, les Tragédies ne font que chatouiller, c’est-là leur métier ; au lieu que dans les playes désesperées, il faut enfoncer le fer & le feu, & c’est ce que font seuls les Ministres de l’Evangile. Disons donc que la Tragédie est un mélange adroit de douleur & de volupté, & qu’elle n’a pour but que de raffiner l’amour propre, ou l’amour déréglé des Créatures. Cela paroît d’autant mieux, en ce que la Tragédie n’est jamais si parfaite, que lorsqu’elle peut arracher des larmes véritables, ou qu’elle renvoye le Spectateur comme tout engourdi des passions violentes qui viennent de l’émouvoir. C’est à ce contre-coup délicat que {p. 281}l’Auditeur se déclare pour le mérite du Poëte ou de l’Acteur ; (car ils font souvent bource commune :) mais je ne veux, pour renforcer ma Thése, que ces larmes touchantes, que ces extases de douleur & de volupté. S. Augustin, que je ne me lasse point de citer, les appelle tantôt l’impureté d’une folle compassion, & tantôt une démangeaison d’amour propre, qui n’est pas fâché qu’on lui égratigne la peau, pour ainsi parler ; parce que cette satisfaction passagere lui cause une enflure pleine d’inflammation, d’où il sort du sang corrompu & de la bouë. Comment me soutiendrois-je avec vous, Monsieur, si je n’avois l’adresse d’associer à ma querelle un des plus fameux Pere de l’Eglise ? Il ne me fournit point de raison contre l’amour d’Herode pour Mariane : vous dites qu’il est peint dans Joseph avec tous les traits les plus sensibles de la vérité, & que cependant il n’y a jamais eû d’homme assez fou pour deffendre la lecture de Joseph. Distinguons, Monsieur, {p. 282}s’il vous plaît, le caractere du Poëte & de l’Historien. Vous qui sçavez si bien réunir dans une même personne deux caracteres si opposez, comment n’avez-vous pas senti que Joseph rapporte cet amour vivement, mais simplement, pour ne pas déroger à son caractere d’Historien ; au lieu que si Joseph avec tout l’artifice que fournit cet art, où vous vous êtes rendu si célébre ; s’il venoit, dis-je, avec toutes les richesses de la Poësie peindre les transports d’un mari passionné pour sa femme, quoique cette maladie ne regne gueres en France, je ne doute pas qu’il n’y eût des maris assez sensibles pour s’attendrir à cette chaste représentation : la question est de sçavoir si le fruit en reviendroit à leurs épouses légitimes. Que voulez-vous, Monsieur, nos mœurs sont faites comme cela, Joseph, & vous-même, avec votre belle Rhétorique, auriez bien de la peine à remettre à la mode le véritable amour conjugal. Vous m’allez demander peut-être qui l’a donc si fort ruiné : je ne crois pas que le {p. 283}Docteur Moliere y ait perdu ses soins ; il a par ses belles leçons mis les maris sur un certain pied de commodité, qu’ils sont les premiers à faire les honneurs de leurs femmes, quand elles-mêmes n’ont pas la charité de leur en épargner le soin : voilà peut-être un des endroits où Moliere a le mieux réussi, & sur lequel sa morale a fait le plus de progrez ; car je crois que c’est sur Moliere que vous voulez faire tomber toutes ces belles œuvres que la Comédie a faites. La France fait gloire de ne reconnoître que lui pour le modéle du Comique, & cette gloire lui coûte assez cher pour s’en vanter. J’évite, Monsieur, autant qu’il m’est possible de faire le Prédicateur dans une Lettre qui prend toutefois assez la forme d’une Dissertation : sans cela, Monsieur, je pourrois bien vous dire avec l’enthousiasme de M. Baillet, que Moliere est un des plus dangereux ennemis que le démon ait suscité aux bonnes mœurs ; que son poison, tantôt subtil, tantôt grossier, s’insinuë à la faveur de ses agrémens, & que {p. 284}si les portes de l’Enfer pouvoient prévaloir contre la morale du Christianisme, ce seroit à Moliere à qui l’on en auroit l’obligation. N’allez pas tousser au moins, Monsieur, comme si je passois à mon second point : je n’ai garde d’entreprendre sur le mêtier des Prédicateurs, quoique les Satyriques, au moins de certains, se croyent tout permis. Il paroît bien que j’use de mon privilege, dès que j’ose vous soutenir, contre votre sentiment, que le Poëme Dramatique n’est pas une Poësie indifferente de soi-même, & qu’elle est mauvaise, même indépendamment du mauvais usage qu’on en peut faire. Les téméraires ne connoissent point de bornes. Monsieur, j’ose encore ne pas convenir avec vous, que l’amour exprimé chastement dans cette Poësie, bien loin d’inspirer de l’amour, contribue à guérir de l’amour, pour-vû qu’on n’y répande point d’images ni de sentimens voluptueux, & que si quelqu’un malgré cette précaution ne laisse pas de s’y corrompre, la faute vient de ce quelqu’un, {p. 285}& non pas de la Comédie. J’aurois bien besoin de mon Saint Augustin pour me tirer du piége que vous me tendez, les Saints sont d’une grande ressource, quand on dispute avec un homme tel que vous. En tout cas, le Pere Massillon ne m’abandonne pas, puisqu’il est d’avis contraire au vôtre, à l’égard du Poëme Dramatique ; j’ose glisser mon sentiment à la faveur du sien. J’en reviens toûjours à mon principe, Monsieur, & ce principe est que tous les hommes tenants plus ou moins à la concupiscence, (voilà un terrible mot à prononcer dans une Lettre ; mais je vous dirai, comme Phédre dit à sa nourrice, à propos d’Hypolite, c’est toi qui l’as nommé,) je vous dirai donc qu’attendu le malheur de notre nature corrompuë, nous sommes tous plus ou moins sensibles à la vive peinture des passions, & que celle de l’amour étant la derniere mourante chez les hommes, le moindre souffle d’amour vertueux ou corrompu, le réveille dans tous les hommes, comme le moindre petit zephir est {p. 286}capable d’agiter les feüilles ; que cela n’est point l’effet de la disposition du cœur de quelque homme en particulier, que c’est la faute de la machine prise dans toute son étenduë. Du reste, Monsieur, je n’ai pas oublié que M. Arnaud fut autrefois touché de vos raisons pour la justification de la Comédie prise en elle-même, c’est-à-dire indépendamment des secours pernicieux de l’Acteur. Je me souviens bien encore de vous avoir oüi soutenir que M. Nicole avoit pris le change sur la fureur de Camille, dans la Tragedie des Horaces : vous prétendez que cette furieuse, en faisant toutes ses imprécations contre son frere & contre son païs par le désespoir d’avoir perdu son amant, est capable de dégoûter les filles dont la tendresse pourroit passer les bornes ordinaires, & qu’elles se ménageront mieux sur une passion qui peut produire de si terribles effets. Non, Monsieur, cette fureur a son beau dans l’esprit des Spectateurs, qui la regardent comme l’émétique d’une ame sensible, & véritablement {p. 287}outrée de douleur. L’Auditeur s’unit d’affection & de sentiment à cette pauvre forcenée ; on n’est point surpris de voir un amour accompagné de fureur, cela entre dans sa définition. Avez-vous vû des Amans bien tranquilles dans la situation la plus calme ? Est-ce qu’on peut apprivoiser les Lions ? & l’amour est-il jamais autre chose que l’amour ? Or, si des Auteurs l’ont nommé la fiévre chaude de la raison, l’étonnement doit cesser pour les délires qui l’accompagnent. Si dans le Cinna Æmilie étoit moins furieuse, Æmilie auroit moins d’approbateurs. Ariane même, que j’ai quelque scrupule de nommer après le chef-d’œuvre du Théatre, Ariane a bien accoutumé les Spectateurs aux frénesies de l’amour jaloux : c’est pour vous dire qu’on se fait toûjours bonne composition sur ce qu’il y a de plus furieux dans un rolle tendre, & qu’on en détache l’odieux pour n’en prendre que le sensible, comme je pense l’avoir avancé dans ma Satyre. Venons à ce que vous dites, que si {p. 288}la Comédie rectifiée & prise en elle-même, ne laisse pas d’être mauvaise, il faut bannir des Eglises les peintures les plus innocentes, comme les Vierges agréables de visage, les Suzannes & les Magdelaines. Premierement, Monsieur, vous sçavez mieux que moi que la Peinture est la cadette de la Poësie, & par conséquent qu’elle doit toucher moins sensiblement que son aînée ; & d’ailleurs, quelle idée voulez-vous que réveillent, même dans l’ame d’un débauché, des attitudes toutes modestes. Magdelaine peinte dans une Eglise, offre à la vérité des charmes, mais ce sont des charmes pénitens ; c’est un cruel correctif pour des yeux lubriques que cette tête de mort qu’on peint toûjours à côté d’elle. Comment voulez-vous que l’imagination joüe son jeu envers Suzanne entourrée de deux Vieillards ? J’avoüe qu’un jeune homme qui l’obsederoit pourroit changer la thése, & rendre le Spectateur plus susceptible de passion. Mais croyez-moi, Monsieur, une Magdelaine contrite, & qui n’a {p. 289}plus d’autre miroir que la mort, & des Vierges, dont le seul aspect prêche l’humilité, tout cela n’amorce point les libertins comme l’essort d’une Poësie amoureuse, quelque chastement que vous la puissiez traiter. Je vous sçai bon gré de m’abandonner le Comédien & nos Poëtes modernes, & même M. Racine en plusieurs de ses Piéces. Lui-même est convenu avec moi, que sa Berenice étoit très-dangereuse pour les mœurs. Mais prétendez-vous que je vous tienne grand compte de votre abandon ; il est à mon avis plus sensé qu’il n’est généreux. Vous jugiez bien, Monsieur, que dans une cause aussi importante que celle-ci, je ne négligerois aucuns de mes avantages : mais sur le ton dont je le prens, dites-vous, il ne faudra plus non-seulement voir représenter ni Comédie ni Tragédie, il ne faudra pas même en lire aucune : il ne faudra plus lire ni Terence, ni Sophocle, ni Homere, ni Virgile, ni Théocrite. Ecoutons là-dessus Saint Augustin pour la derniere fois ; car {p. 290}je ne sçaurois mieux finir que par ce Pere de l’Eglise. Il est le premier à convenir qu’Homere est excellent dans ses inventions fabuleuses, & qu’il charme l’esprit par ses agréables rêveries : mais il se déchaîne aussi contre le torrent de la coûtume, qui porte à lire des choses si chatouilleuses pour les bonnes mœurs ; jusques là qu’il fait honneur au Christianisme qu’un Auteur nourri dans ces sciences prophanes, & dans la Religion du Paganisme, que Ciceron, en un mot, eût reproché à Homere qu’il faisoit des Dieux des hommes, & qu’il érigeoit les hommes en Dieux : au lieu, dit-il, qu’il auroit dû rendre les hommes semblables aux Dieux, plûtôt que d’abaisser la divinité à la condition des hommes. Terence & Virgile n’en sont pas quittes à meilleur compte avec ce saint Docteur, qui plaint les hommes de son siécle d’être réduits à puiser la pureté de leur langage dans ces sources empoisonnées ; quoique d’ailleurs il convienne que les paroles sont en elles-mêmes {p. 291}comme des vases riches & précieux ; mais qu’on boit souvent le vin corrompu dans ces coupes d’or. Vous avez trop de piété, Monsieur, pour vouloir en dédire Saint Augustin : mais s’il m’étoit permis de me citer, prophane que je suis, après une authorité sacrée, j’oserois vous rappeller une tirade de ma Satyre, où j’ai fait voir qu’on ne va point à la Comédie pour se rendre plus vertueux ; qu’on y va seulement dans la vûë d’un délassement agréable ; qu’au contraire notre orgueil se rend quelquefois plus fier par le plaisir malin que nous sentons à détourner sur le prochain la peinture des vices qui sont représentez dans les Comédies ; qu’enfin tout le fruit qu’on en retire, c’est d’apprendre le secret d’être vicieux, sans passer pour ridicule. Mon zele m’a mené plus loin que je ne croyois, Monsieur, & votre patience aura plus à souffrir que vos argumens d’un fatras de paroles qui se sont amassées insensiblement sous ma plume. Comme nous cherchons tous deux la vérité, si {p. 292}le bon droit n’est pas de mon côté, j’aurai du moins la gloire d’avoir fait quelques vains efforts contre le premier athlete de mon siécle en satyres & en raisonnemens justes & solides. Regardez, Monsieur, mes objections comme les doutes d’un homme, qui cherche à s’instruire, & qui sçait que vous aimez qu’on se deffende, afin de vous faire mieux goûter le plaisir de la victoire. Pour moi, je me tiens déja à demi battu, quand je considere à quel illustre ennemi j’ai à faire : mais au moins j’aurai toûjours un avantage, qu’il n’est pas en votre pouvoir de me contester ; c’est celui, Monsieur, d’être avec plus de respect & de dévouëment que personne, Votre très-humble, & très-obeïssant serviteur.
De Cosme, ce 2 Octobre 1797.