Réponse à la lettre adressée à l'auteur des Hérésies Imaginaires
[EN-TETE] §
RÉPONSE
à la lettre adressée à l'auteur
des Hérésies ImaginairesI
Je ne sais si l’auteur des Hérésies imaginaires jugera à propos de vous faire réponse. Je connais des gens qui auraient sujet de se plaindre, s’il le faisait. Ils ont souffert avec patience qu’on ait répondu à M. Desmarets, et je ne m’en étonne pas : un Prophète mérite quelque préférence. Mais vous, Monsieur, qui n’avez pas encore prophétisé, il y aurait de l’injustice à vous traiter mieux qu’on ne les a traités. Pour moi qui ne suis point de Port-Royal et qui n’ai de part à tout ceci qu’autant que j’y en veux prendre, je crois que sans vous faire d’affaire avec le P. du Bosc, ni avec M. de MarandéII, je vous puis dire un mot sur le sujet de votre lettre. J'espère que cela ne sera pas inutile pour en faire connaître le prix. Le monde passe quelquefois trop légèrement sur les choses : il est bon de les lui faire remarquer.
Vous avez grand soin pour vous mettre bien dans l’esprit du lecteur, de l’avertir avant toutes choses, que vous ne prenez point le parti de M. Desmarets. C'est fort prudemment fait. Vous avez bien senti qu’il n’y a pas d’honneur à gagner. Il commence à être connu dans le monde, et vous savez ce qu’on en a dit en assez bon lieu. Mais sans mentir cette prudence ne dure guère. Et comment peut-on dire dans les trois premières lignes d’une lettre, qu’on ne se déclare point pour Desmarets, et qu’on laisse à juger au monde lequel est le visionnaire de lui ou de l’auteur des Hérésies imaginaires ? En vérité, tout homme qui peut parler de cette sorte est bien déclaré.
Dites le vrai, Monsieur, l’envie de dire un bon mot vous a emporté, et vous n’en avez pas vu les conséquences. Vous avez cru qu’il n’y avait qu’à prendre un tour de raillerie, et que par là on mettait sûrement les rieurs de son côté. Cela n’est pas tout à fait ainsi : la raillerie échoue contre les vérités établies et reconnues dans le monde. Croyez-vous {p. 2}qu’il n’y ait qu’à dire des injures aux gens ? Il y a un choix d’injures comme de louanges. Il faut que les unes et les autres conviennent ; et il n’y a rien de si misérable que de les appliquer au hasard. On a pu traiter Desmarets de visionnaire, parce qu’il est reconnu pour tel, et qu’il a eu soin d’en donner d’assez belles marques. Ses amis voudraient bien se revancher ; mais il faut qu’ils prennent quelque autre voie. Car de répondre comme un écho qui répète les mots qu’on lui dit, que c’est l’auteur des Hérésies imaginaires qui en est un, cela pourrait passer à la Chine où l’on ne connaît ni l’un ni l’autre. Mais en France on sait à peu près à quoi l’on s’en doit tenir. On dira que vous ne vous connaissez pas en visionnaires, et que si jamais vous le devenez, il y a sujet de craindre que vous ne le soyez longtemps avant que de vous en apercevoir. Tout le monde convient jusqu’aux ennemis de Port-Royal et aux Jésuites mêmes, que l’auteur des Hérésies imaginaires n’a rien qui ressente la vision. On ne s’est encore guère avisé de l’attaquer sur cela ; et ceux mêmes qui l’ont accusé d’hérésie, se sont bien gardés de l’accuser d’extravagance. Car, en matière d’hérésie, il est plus aisé d’en faire accroire, et surtout quand il s’agit d’une hérésie aussi mince et aussi difficile à apercevoir, que celle qu’on reproche aux Jansénistes. Il y a peu de gens capables de démêler les choses : on dispute : on embrouille : l’accusateur se sauve dans l’obscurité. Mais en matière de folie, dès qu’il y a une accusation formée, il est sûr qu’il y aura quelqu’un de condamné. Le monde s’y connaît ; il juge ; il fait justice ; mais il veut des preuves et des preuves qui concluent ; sinon votre accusation sans preuve devient une preuve contre vous.
Vous voilà donc, Monsieur, réduit à la nécessité de prouver ce que vous avez avancé contre l’auteur des Hérésies imaginaires ; autrement vous voyez bien où cela va, et vous n’en serez pas quitte pour dire que vous n’avez point jugé, que vous vous êtes contenté de laisser à juger aux autres, et que vous n’avez point appliqué les règles que vous voulez qu’on établisse. Le monde entend ce langage, et si vous n’avez que cela pour vous sauver, je vous tiens en grand danger.
Mais voyons si vous serez plus heureux dans le reste, et si ce que vous dites à l’auteur des Hérésies imaginaires sur le sujet de ses lettres, vous réussira mieux. « Vous les avez lues, dites-vous, tantôt avec plaisir, tantôt avec dégoût, selon qu’elles vous semblaient bien ou mal écrites
». Je vois bien ce que vous voulez qu’on entende par là : c’est-à-dire que vous louez ce qu’il y a de bon, et que vous blâmez ce qu’il y a de mauvais. Cette sorte de critique est fort prudente. Tant que vous parlerez comme cela, vous ne vous compromettrez point. Toutefois vous prenez {p. 3}courage ; et pour faire voir que vous êtes homme de bon goût, et que vous vous y connaissez, vous vous avancez jusqu’à dire qu’il y a grande différence entre les Imaginaires et les Lettres au Provincial. Voilà un grand effort de jugement, et qui vous a bien coûté. C’est dommage que vous ne vous étendiez davantage sur ce sujet. Mais vous avez vos raisons. Il y a quelquefois des inconvénients à entrer dans le détail : le plus sûr est de se tenir aux termes généraux, et de faire le dégouté. Mais, Monsieur, à vous parler franchement, cela ne réussit pas toujours : et pour quelques gens de bonne volonté qui se laissent persuader par là, qu’on en pense bien plus que l’on n’en dit, il y en a beaucoup d’autres qui croient que qui ne dit rien n’a rien à dire. Vous dites pourtant quelque chose sur la fin votre lettre. Car vous savez approfondir quand il vous plaît. Veut-on donc savoir ce qu’il y a de mauvais dans les Lettres de l’hérésie imaginaire ? Le voici : c’est que « les bons mots
(des Chamillardes) ne sont d’ordinaire que de basses allusions, comme quand on dit que le grand O de M. Chamillard n’est qu’un 0 en chiffre ; et qu’il ne doit pas suivre le grand nombre, de peur d’être un Docteur à la douzaine
». Il n’y a personne qui n’y fût attrapé, et on ne se serait jamais avisé qu’on pût prouver qu’il y a trop de pointes dans les Épigrammes de Catulle, parce que celles de Martial en sont pleines. Quoi donc, Monsieur, est-il possible que vous n’ayez pas connu la différence qu’il y a des Imaginaires aux Chamillardes ? Et comment avez-vous pu croire qu’elles fussent du même auteur, et même que ces dernières vinssent de Port-Royal ? Faut-il donc que vous soyez si malheureux, que tous les efforts que vous avez faits contre les Imaginaires, se réduisent à faire voir que vous n’êtes pas capable de connaître une différence aussi visible et aussi marquée que celle-là. Je ne sais si cela ne ferait point entrer les gens en soupçon sur les louanges que vous donnez aux Provinciales. On croira que vous les louez sur la foi d’autrui, et que vous seriez peut-être aussi embarrassé à en marquer les beautés, que vous avez été peu heureux à trouver les défauts des Hérésies imaginaires. Quiconque aura bien senti les grâces des premières, aimera celles-ci, et verra bien que s’il y a quelque chose qui se puisse soutenir auprès des Provinciales, ce sont les Hérésies imaginaires.
Il est certain que les Petites lettres sont inimitablesIII. Il y a des grâces, des finesses, des délicatesses qu’on ne saurait assez admirer. Mais il est vrai aussi qu’il n’y a jamais eu de sujet plus heureux que celui de M. Pascal. On n’en trouve pas toujours qui soient capables de ces sortes d’agréments. Et quoique ce soit une extravagance insigne que de prétendre qu’on soit obligé à la créance intérieure du fait de Jansénius, et qu’on puisse traiter comme hérétiques ceux qui n’en sont point persuadés, cela ne se fait pas sentir, et ne divertit pas comme les décisions des {p. 4}casuistes. C'est une grande faute de jugement, que de demander partout le même caractère et le même air : et c’est avec beaucoup de raison que l’auteur des Hérésies imaginaires, bien loin de « vouloir attraper ce genre d’écrire
», comme vous lui reprochez à perte de vue, a pris une manière plus grave et plus sérieuse. Cependant lorsqu’il lui tombe quelque chose entre les mains qui mérite d’être joué, peut-on s’y prendre plus finement, et y donner un meilleur tour ? Et quelque sujet qui se présente, peut-on démêler les choses embrouillées avec plus d’adresse et de netteté ? Peut-on mieux mettre les vérités dans leur jour ? Peut-on mieux pénétrer les replis du cœur humain, et en faire mieux connaître les ruses ?
Je ne prétends pas marquer tout ce qu’il y a de beau dans les Lettres de l’hérésie imaginaire : cela serait fort superflu pour les gens qui ont le goût bon, et fort peu utile pour les autres. Et pour vous, Monsieur, je ne sais si vous en profiteriez. C'est une mauvaise marque de finesse de sentiment, que d’avoir confondu les Chamillardes avec les Hérésies imaginaires, et les Enluminures avec l’Onguent à la brûlureIV ; et si vous avez eu si peu de discernement en cela, il est difficile que vous en ayez beaucoup en autre chose.
D'ailleurs, je crois qu’on aurait de la peine à vous faire entendre raison sur le sujet de l’auteur des Hérésies imaginaires. Il vous a touché par où vous étiez le plus sensible. Le moyen de souffrir que l’on maltraite ainsi impunément les faiseurs de romans et les poètes de théâtre ? Il est aisé à voir que vous plaidez votre propre cause, et que ce que vous dites sur ce sujet ne vous a guère coûté. Cette tirade d’éloquence, ou plutôt ce lieu commun de deux pages représente parfaitement un poète qui se fâche. Mais encore est-il bon de savoir pourquoi. Dites-nous donc, Monsieur, prétendez-vous que les faiseurs de romans et de comédies, soient des gens de grande édification parmi les chrétiens ? Croyez-vous que la lecture de leurs ouvrages soit fort propre à faire mourir en nous le vieil homme, à éteindre les passions, et à les soumettre à la raison ? Il me semble qu’eux-mêmes s’en expliquent assez, et qu’ils font consister tout leur art et toute leur industrie à toucher l’âme, à l’attendrir, à imprimer dans le cœur de leurs lecteurs toutes les passions qu’ils peignent dans les personnes qu’ils représentent : c’est-à-dire à rendre semblables à leurs héros, ceux qui doivent regarder Jésus-Christ comme leur modèle, et se rendre semblables à lui. Si ce n’est là tout le contraire de l’Évangile, j’avoue que je ne m’y connais pas ; et il faut entendre la religion comme Desmarets entend l’apocalypse, pour trouver mauvais qu’un chrétien et un théologien étant obligé de parler sur cette {p. 5}matière, appelle ces gens-là des « empoisonneurs publics
», et tâche de donner aux chrétiens de l’horreur pour leurs ouvragesV.
Mais bien loin que cela les offense ; n’y trouvent-ils pas même quelque chose qui les flatte ? Et n’est-ce pas les louer selon leur goût, que de leur reprocher de faire ce qu’ils prétendent ? Les injures n’offensent que lorsqu’elles nous exposent au mépris, ou des autres, ou de nous-mêmes. Or personne ne croit qu’on ait droit de le mépriser, ni ne se méprise soi-même, pour pécher contre des règles contraires à celles qu’il s’est proposé de suivre. Ainsi nous voyons que ceux qui cherchent à s’agrandir dans le monde, ne s’offensent point des injures que leur disent les Philosophes contemplatifs qui prêchent la vie retirée : ils les regardent dans un ordre dont ils ne sont pas, et où l’on juge autrement des choses.
Voilà donc les bons Poètes hors d’intérêt. Les autres devraient prendre peu de part à cette injure. Car ils n’empoisonnent guère ; ils ne sont coupables que par l’intention. Cependant ils murmurent par un secret dépit de voir qu’ils n’ont part qu’à la malédiction du péché, et qu’ils n’en recueillent point le fruit. On les reconnaît par là ; et je crois qu’on peut presque établir pour règle que dès qu’on en voit quelqu’un qui fait ces sortes de plaintes, on peut lire ses ouvrages en sûreté de conscience.
Que s’il y a quelque gloire à bien faire des Comédies et des Romans, comme il y en peut avoir en mettant le christianisme à part, et à ne considérer que cette malheureuse gloire que les hommes reçoivent les uns des autres, et qui est si contraire à l’esprit de la foi, selon les paroles de Jésus-Christ, l’auteur des Hérésies imaginaires ne veut point la ravir à ceux à qui elle est due, quoiqu’à dire vrai, cette gloire consiste plutôt à se connaître à ces choses, et à être capable de les faire, qu’à les faire effectivement : elle ne mérite pas qu’on y emploie son temps et son travail ; et s’il était permis d’agir pour la gloire, ce n’est pas celle-là qu’il faudrait se proposer. La véritable gloire, s’il y en a parmi les hommes, est attachée à des occupations plus sérieuses et plus importantes. Car ils ont eu cette justice de régler les récompenses selon l’utilité des emplois, et ils savent bien faire la différence de ceux qui leur procurent des biens réels et solides, et de ceux qui ne contribuent qu’à leur divertissement. C'est ce qu’a voulu dire l’auteur des Hérésies imaginaires, quand il a dit que cette occupation était peu honorable, même devant les hommes.
Mais enfin il n’empêche pas qu’on ne connaisse ce qu’il y a de beau dans les ouvrages de Sophocle, d’Euripide, de Térence, et de Corneille, et qu’on ne l’estime son prix. On peut même dire qu’il s’y connaît, {p. 6}et qu’il sait les règles par où il en faut juger. Il n’ignore pas que ce qu’il y a de plus fin dans l’éloquence, les grâces les plus naturelles, les manières les plus tendres et les plus capables de toucher, se trouvent dans ces sortes d’ouvrages. Mais c’est pour cela même qu’ils sont dangereux. Plus ceux qui les composent sont habiles, plus on a droit de les traiter d’empoisonneurs : et plus vous vous efforcez de les louer, plus vous les rendez dignes de ce reproche.
Que voulez-vous donc dire, et que prétendez-vous par cette grande exagération qui fait la moitié de votre lettre ? Que signifient tous ces beaux traits : « Que les romans et les comédies n’ont rien de commun avec le Jansénisme : qu’on se doit contenter de donner les rangs en l’autre monde, sans régler les récompenses de celui-ci : qu’on ne doit point envier à ceux qui s’amusent à ces bagatelles, de misérables honneurs auxquels on a renoncé
», pour ne rien dire du reste ; car il faudrait tout copier ? En vérité le zèle de la poésie vous emporte. Il est dangereux de s’y laisser aller : on n’en revient pas comme on veut, cela n’aide pas à penser juste ; et toute votre lettre se ressent de cette émotion qui vous a pris dès le commencement. Car, dites-moi, Monsieur, à quoi songez-vous quand vous avancez que si l’on concluait « qu’il ne faut pas aller à la comédie, parce que saint Augustin s’accuse de s’y être laissé attendrir ; il faudrait aussi conclure, de ce que le même saint s’accuse d’avoir trop pris de plaisir aux chants de l’église, qu’il ne faut plus aller à l’église
». Quoi, s’il faut quitter les choses qui sont mauvaises, et dont nous ne saurions faire un bon usage, faut-il aussi quitter les bonnes, parce que nous en pouvons faire un mauvais ? Est-ce ainsi que vous raisonnez ? Mais si cette fougue n’est pas heureuse pour le raisonnement, au moins elle sert à embellir les histoires, et il est aisé de connaître celles qui ont passé par les mains de ceux qui savent faire des desseins de romans.
On voit bien que vous avez travaillé sur celle des deux Capucins. Mais ce n’est pas assez ; il est juste que chacun profite de ce qui lui appartient, et que le monde sache ce qu’il y a de votre invention dans le récit de cette aventure. Je ne vous déroberai rien ; ce qui n’est point de vous est fort peu de chose, et vous allez être fort bien partagé.
Il est vrai, car j’ai eu soin de m’en informer, que deux Capucins, dont l’un était parent de M. de Bagnols, vinrent un jour à Port-Royal demander l’hospitalité. On en donna avis à la mère Angélique : et comme on lui demanda si l’on ne leur ferait point quelque réception extraordinaire à cause de M. de Bagnols ; elle répondit qu’on ne devait rien ajouter pour cela à la manière dont on avait accoutumé de recevoir les religieux, et que M. de Bagnols ne voulait point qu’en sa considération {p. 7}on changeât, même dans les moindres choses, les pratiques du monastère.
Voilà, Monsieur, comment la chose se passa. De sorte que cette imagination que l’un de ces Capucins fût le P. Maillard ou MulartVI ; cet empressement avec lequel la mère Angélique court au parloir ; ce cidre et ce pain des valets mis à la place du pain blanc et du vin des Messieurs ; cette reconnaissance du prétendu P. Maillard en disant la messe ; tout cela est de votre cru, sans compter l’application des proverbes, et les autres gentillesses de la narration.
Cela ne va pas mal pour une petite histoire, et sur ce pied-là, du moindre sujet du monde vous feriez un fort gros roman. Ce que j’y trouve à redire, est que la vraisemblance n’est pas tout à fait bien gardée, et qu’il eût été difficile qu’à Port-Royal où l’on était bien averti que c’était le P. Mulart Cordelier qui avait sollicité à Rome la Constitution du Pape Innocent X contre les cinq Propositions, on eût pu prendre un Capucin pour cet homme-là. Mais vous n’y regardez pas de si près ; et d’ailleurs c’est là tout le nœud de l’affaire. Car si ce Capucin ne passe tantôt pour le P. Mulart, et tantôt pour le parent de M. de Bagnols ; et si selon cela on ne lui fait boire tantôt du cidre, et tantôt du vin des Messieurs, à quoi aboutira l’histoire ? Il faut songer à tout. Vous aviez besoin de quelque chose qui prouvât « qu’on a vu de tout temps ceux de Port-Royal louer et blâmer le même homme, selon qu’ils étaient contents ou mal satisfaits de lui
». Car en vérité l’exemple de Desmarets ne suffisait pas. Et si vous prétendez qu’on l’ait loué parVII une simple excuse de civilité que lui fait M. Pascal, d’avoir cru qu’il était l’auteur des Apologies des Jésuites, vous n’êtes pas difficile en panégyriques.
Pour l’histoire du volume de Clélie, peut-être qu’en réduisant tous les solitaires à celui à qui on envoya ce livre de ParisVIII, et le plaisir que vous supposez qu’ils prirent à se voir « traiter d’illustres
», à la complaisance qu’il ne put se défendre d’avoir pour celui qui l’obligea de voir l’endroit dont il s’agit ; peut-être, dis-je, qu’elle approcherait de la vérité : mais je ne vois pas qu’en cet état-là elle vous pût servir de grand-chose.
Que vous reste-t-il donc qui puisse servir de fondement au reproche que vous faites à ceux de Port-Royal, de ne juger des choses que selon leur intérêt ? « On a bien souffert, dites-vous, que M. le Maître ait fait des traductions et des livres sur la matière de la grâce ; et on trouve étrange que Desmarets en fasse sur des matières de religion
». Sans mentir la comparaison est bien choisie. M. le Maître après avoir passé plusieurs années dans une grande retraite, et dans la pratique de plusieurs exercices de pénitence et de piété chrétienne : et après avoir joint à ses talents naturels des {p. 8}connaissances qui le rendaient très capable d’écrire sur les plus grandes vérités de la Religion, ne s’en est pas toutefois jugé digne par cette même humilité qui fait qu’il s’accuse de dérèglement et de crime ; quoique même avant sa retraite sa vie eût toujours été une vie fort réglée. Il n’a jamais écrit sur les matières de la grâce, et n’a rien entrepris que de simples traductions et des histoires pieuses. Et M. Desmarets après avoir passé sa vie à faire des romans et des comédies, a sauté tout d’un coup jusqu’au plus haut degré de la contemplation, et de la spiritualité la plus fine. Et sur le témoignage qu’il a rendu de lui-même, qu’il était envoyé pour donner aux hommes l’intelligence des mystères, il a commencé à se mettre en possession du titre et du ministère de prophète ; à établir le nouvel ordre des victimes ; à leur donner les règles de sa nouvelle théologie mystique ; enfin à débiter cet amas et ce mélange horrible de profanations et d’extravagances qui paraissent dans ses ouvrages. Que dites-vous de ce parallèle ? Trouvez-vous que cette réserve et cette modestie si chrétienne de M. le Maître, soit fort propre pour autoriser les égarements de Desmarets ? Je ne sais s’il vous saura bon gré de vous être avisé de cette comparaison ? Il faut qu’il ait soin de se tenir toujours dans cette élévation de l’ordre prophétique, pour n’en pas sentir le mauvais effet : et pour peu qu’il voulût revenir à la condition des autres hommes, il verrait que c’est un mauvais lustre pour lui que M. le Maître.
Vous voyez donc, Monsieur, que vous ne faites rien moins que ce que vous prétendez ; et je ne pense pas que personne demeure convaincu sur l’histoire des deux Capucins, sur les louanges qu’on a données à M. Desmarets, ni sur l’exemple de M. le Maître, que ceux de Port-Royal ne jugent que selon leurs passions et leurs intérêts. Votre première saillie vous a mis en malheur. Quand on est échauffé on s’éblouit soi-même de ce qu’on écrit, et l’on se persuade aisément que les choses sont bien prouvées, pourvu qu’elles soient soutenues d’amplifications et de lieux communs. Pour cela vous vous en servez admirablement. Peut-on rien voir de mieux poussé que celui-ci ? « Qu'une femme fût dans le désordre, qu’un homme fût dans la débauche, s’ils se disaient de vos amis, vous espériez toujours de leur salut : s’ils vous étaient peu favorables, quelqueIX vertueux qu’ils fussent, vous appréhendiez toujours le jugement de Dieu pour eux. Ce n’était pas assez pour être savant, d’avoir étudié toute sa vie, d’avoir lu tous les auteurs, il fallait avoir lu Jansénius, et n’y point avoir lu les propositions
. »
Il ne manque rien à cela que d’être vrai. Mais nous en parlons bien à notre aise, nous qui le regardons de sang froid. Si nous étions piqués au jeu, et que nous nous sentissions enveloppés dans la disgrâce {p. 9}commune des poètes de théâtre et des faiseurs de romans, cela nous paraîtrait vrai comme une démonstration de Mathématique. L'imagination change terriblement les objets. Quand on est plein de la douleur d’une telle injure, il n’est pas aisé de s’en défaire. On a beau parler d’autre chose, on ne songe qu’à celle-là, et l’on y revient toujours. Y a-t-il rien de plus naturel que cette demande qui sort de la plénitude de votre cœur ? « Enfin, que faut-il que nous lisions si ces sortes d’ouvrages sont défendus ?
» Il n’y a personne qui ne crût que c’est là la conclusion d’un discours qu’on aurait fait pour soutenir qu’il est permis de lire des romans et des comédies. Point du tout ; il ne s’agit point de cela. Mais c’est un cœur pressé qui se décharge et qui fait tout venir à propos.
Cette question me fait souvenir de ce qu’un homme disait à un Évêque qui ne voulait pas le recevoir aux ordres : Que voulez-vous donc que je fasse, Monseigneur, que j’aille voler sur les grands chemins ? Cet homme ne connaissait que deux conditions dans le monde, celle de prêtre, et celle de voleur de grands chemins. Et vous, vous ne connaissez qu’une sorte de plaisir dans la vie ; la lecture des romans et des comédies. Mon Dieu, Monsieur, qu’il me semble que vous auriez de choses à faire avant que de songer à lire des romans. Mais vous avez pris votre parti, et il y a grande apparence que vous n’en reviendrez pas sitôt. Je vois à peu près ce qu’il vous faut, et je ne m’étonne pas si les disquisitions et les dissertations vous ennuient. Vous n’avez pas besoin d’une fort grande soumission pour vous rapporter de tout cela au Pape et au Clergé de France. Ce n’est pas là ce qui vous intéresse. Vous trouverez bon tout ce que fera l’auteur des Hérésies imaginaires ; vous lui donnez tout pouvoir, et vous lui abandonnez même M. Desmarets, pourvu « qu’il ne lui porte point de coups qui puissent retomber sur les autres
» (car c’est là ce qui vous tient au cœur), et qu’il vous laisse jouir en paix de cette « petite étincelle du feu qui échauffa autrefois les grands génies de l’antiquité
», qui vous est tombée en partage.
Mais, Monsieur, il semble qu’un homme aussi tendre et aussi sensible que vous l’êtes, ne devrait songer qu’à vivre doucement, et à éviter les rencontres fâcheuses. Et comment est-ce que vous n’avez pas mieux aimé dissimuler la part que vous auriez pu prendre à l’injure commune, que de vous mettre au hasard de vous attirer une querelle particulière ? Cependant vous ne vous contentez pas d’attaquer celui dont vous croyez avoir sujet de vous plaindre ; vous étendez votre ressentiment contre tous ceux qui ont quelque liaison avec lui. Il semble qu’ils soient en communauté de péchés, et qu’en faisant le procès au premier qui se présente, on le fait à tous.
Voudriez-vous répondre comme cela pour tous vos confrères, et {p. 10}n’auriez-vous point assez de votre iniquité à porter ? Il est vrai que si vous ne vous étiez avisé de cet expédient, votre lettre aurait été un peu courte. Il a fallu mettre tous les Jansénistes en un ; et même avoir recours à des choses où ils n’ont point de part, pour trouver de quoi la grossir : encore avec tout cela n’avez-vous pas eu grand-chose à dire ; et peut-être qu’après avoir bien tout considéré, on trouvera que vous n’avez rien dit. Vous voyez bien à quoi se réduit ce que nous avons vu de votre lettre jusqu’ici. Et croyez-vous encore dire quelque chose, quand vous alléguez la traduction de Térence ? N'est-ce pas un beau moyen pour repousser le reproche d’empoisonneurs, et pour rendre ceux de Port-Royal coupables du mal que ce livre peut faire, que de dire qu’ils ont tâché d’y apporter le remède, et qu’ils ont pris pour cela la meilleure voie qu’on pouvait prendre ? Les comédies de Térence sont entre les mains de tout le monde, et particulièrement de ceux qui apprennent la langue latine. Il faut qu’ils passent par là ; c’est une nécessité qu’on ne saurait éviter. On l’a même reconnue au Concile de Trente ; et, dans l’Index des livres défendus, on a excepté expressément ceux que le besoin qu’on a d’apprendre le latin, a rendus nécessaires. Que peut-on donc faire de mieux pour les jeunes gens qui ont ce livre entre les mains, et qui tâchent de l’entendre, que de leur donner une traduction qui le leur explique de telle sorte, qu’elle les fasse passer par-dessus les endroits qui seraient capables de les corrompre ; qui leur ôte de devant les yeux tout ce qu’il y a de trop libre, et qui supprime à ce dessein des comédies toutes entières ? S'il y en a qui s’attachent à ce livre par le plaisir qu’ils y prennent, sans se mettre en peine du péril où ils s’exposent, on ne saurait les en empêcher. Mais peut-on nier que cette traduction ne soit un excellent moyen pour conserver la pureté et l’innocence de ceux qui ne cherchant dans cet ouvrage que ce qu’on y doit chercher, qui est d’y prendre une teinture de l’air et du style de cet auteur, et d’y apprendre la pureté de sa langue, se tiennent à ce que la traduction leur explique, et sont détournés de lire le reste où le secours de cette traduction leur manque, par la peine qu’ils auraient à l’entendre ? Que peut-on donc dire de celui qui pour avoir un prétexte de traiter d’empoisonneur l’auteur de cette traduction, et d’envelopper dans ce reproche tous ceux de Port-Royal selon le nouveau privilège qu’il se donne, tâche lui-même d’empoisonner un dessein qui n’est pas seulement très innocent, mais qui est encore très louable et très utile.
Vous avez bien connu qu’il y avait là un peu de mauvaise foi. Et c’est pour cela que vous avez voulu essayer de prévenir la réponse qu’on vous pourrait faire. Mais vous vous y prenez d’une manière qui mérite d’être remarquée. Vous vous êtes souvenu qu’on avait dit quelque part, que « le soin qu’on prend de couvrir des passions d’un voile d’honnêteté ne sert qu’à les rendre plus dangereuses
X » ; et sans savoir trop bien ce que cela signifie, vous avez cru que vous vous sauveriez par là, {p. 11}comme si, en retranchant les libertés des comédies de Térence, on avait rendu les passions qui y sont représentées plus dangereuses en les couvrant d’un voile d’honnêteté.
C'est le plus grand hasard du monde quand on applique bien ce qu’on n’entend pas. Couvrir les passions d’un voile d’honnêteté, ce n’est pas ôter d’un livre ce qu’il y a d’impur et de déshonnête. Un même livre peut avoir des endroits trop libres, et d’autres où les passions soient exprimées par des voies qui ne blessent point la pudeur ni la bienséance, qui fassent beaucoup entendre en disant peu, et qui sans rien perdre de ce qu’elles ont de doux et de capable de toucher, leur donnent encore l’agrément de la retenue et de la modestie. Ce ne sont pas ces endroits déshonnêtes qui empêchent le mal que ceux-ci peuvent faire. Ce serait un plaisant scrupule que de n’oser les ôter de peur de rendre le livre plus dangereux ; et je ne connais que vous qui les y voulussiez remettre par principe de conscience.
Mais d’ailleurs ce n’est pas par ces passions couvertes et déguisées que Térence est dangereux, surtout dans les comédies qu’on a traduites, il y a des délicatesses admirables, mais elles ne sont pas de ce genre-là, et dès qu’on en a retranché ce qu’il y a de trop libre, il n’est plus capable de nuire.
Je pourrais ajouter à cela, qu’encore que toutes les comédies soient dangereuses, et qu’il fût à souhaiter qu’on les pût supprimer toutes, celles des anciens le sont beaucoup moins que celles qu’on fait aujourd’hui. Ces dernières nous émeuvent d’ordinaire tout autrement, parce qu’elles sont prises sur notre air et sur notre tour ; que les personnes qu’elles nous représentent sont faites comme celles avec qui nous vivons, et que presque tout ce que nous y voyons, ou nous prépare à recevoir les impressions de quelque chose de semblable que nous trouverons bientôt, ou renouvelle celles que nous avons déjà reçues.
Mais nous retomberions insensiblement sur un sujet qui vous importune, et vous ne prenez pas plaisir qu’on parle contre les comédies et les romans. D'ailleurs je vois que vous n’aimez pas que l’on soit longtemps sur une même matière. C'est ce qui vous a dégoûté des écrits de Port-Royal et qui fait que vous vous plaignez qu’ils ne disent plus rien de nouveau. Cela ne me surprend point. Je commence à connaître votre humeur. Vous jugez à peu près de ces écrits comme des romans ; vous croyez qu’ils ne sont faits que pour divertir le monde ; et que comme il aime les choses nouvelles, on doit avoir soin de n’y rien dire que de nouveau. Il y a d’autres gens qui les lisent dans une disposition un peu différente de la vôtre. Ils y cherchent l’éclaircissement des contestations. Ils tâchent à profiter des vérités dont on se sert pour soutenir la cause que l’on défend. Ils remarquent comme on démêle les difficultés et les équivoques. Ils sont {p. 12}surpris d’y voir que tandis que ceux qui disent que les Propositions sont dans Jansénius demeurent sans preuve sur une chose dont les yeux sont juges, ceux qui nient qu’elles y soient, quoiqu’ils fussent déchargés de la preuve selon la règle de droit, ont prouvé cent et cent fois cette négative d’une manière invincible. Enfin ils aiment à voir dissiper tout ce qu’on allègue pour la créance du fait de Jansénius, en le réduisant à l’espèce de celui d’HonoriusXI : et au lieu que la répétition de cette histoire vous ennuie, ils voient avec plaisir qu’il n’y a qu’à la répéter pour faire évanouir le fantôme de la nouvelle hérésie toutes les fois qu’on le ramène. N'est-il pas vrai, Monsieur, que vous avez bien de la peine à comprendre comment il peut y avoir des gens de cette humeur-là ? Quoi ! on ne se lasse point de lire les écrits de théologie « pleins de longues et de doctes périodes
», où l’on ne fait que « citer les Pères
» ; et où l’on « justifie sa conduite
» par « leurs exemples
» ? On peut souffrir des gens qui trouvent dans « les Pères
» tout ce qu’ils veulent, qui « examinent chrétiennement les mœurs et les livres
», et qui vont chercher dans « Saint Bernard
» et dans « Saint Augustin
» des « règles
» pour discerner ceux qui sont véritablement sages d’avec ceux qui ne le sont pas ?
Je crois, Monsieur, qu’il est bon de vous avertir que si les meilleurs amis de ceux de Port-Royal les voulaient louer, ils ne diraient que ce que vous dites. Je vois bien que vous n’y prenez pas garde ; et sous ombre qu’on ne loue point de cette sorte ni les romans ni ceux qui les font, vous croyez ne les point louer. Voilà ce que c’est que de vous être rempli la tête de ces belles idées. Vous ne concevez rien de grand que ces sortes d’ouvrages et leurs auteurs, et vous ne connaissez point d’autres louanges que celles qui leur conviennent. Cet entêtement pourrait bien vous jouer quelque mauvais tour, et vous ne feriez pas mal de vous en défaire. Mais au moins tant qu’il durera, prenez bien garde qui vous louerez : autrement en pensant louer quelque Père de l’Eglise, ou quelque théologien, vous courez risque de faire insensiblement l’éloge de la Calprenède1. Cela vaut la peine que vous y songiez.
Cependant, Monsieur, je crois que l’Auteur des Imaginaires peut se tenir en repos, et qu’à moins qu’il ne se fasse en vous un changement aussi prompt et aussi extraordinaire que celui qui s’est fait dans M. Desmarets, vous ne lui ferez pas grand mal, non plus qu’à tous les autres que vous intéressez dans la querelle que vous lui faites. Vous auriez pu chercher quelque autre voie « pourarriver à la gloire
» ; et quand vous y aurez bien pensé, vous trouverez sans doute que celle-ci n’est pas la plus aisée ni la plus sûre.