L’homme du monde éclairé
L’homme du monde éclairé §
{p. 150}VIII. ENTRETIEN,
Sur le Théatre.
Le Chevalier et le Comte.
Le Chevalier.
Je vous avoue, mon cher Comte, que la vie des petites villes est une vraie mort ; point de cafés, point de spectacles ; je me passe de l’un, mais je ne saurois me consoler d’avoir perdu l’autre.
Le C. Cette perte peut-elle donc vous être si sensible ?
Le Ch. Oui, très-sensible. Le théâtre est ce que l’esprit humain a jamais inventé de plus noble & de plus utile pour former les mœurs, & pour les polir.
Le C. Dites donc pour les corrompre. Je suppose qu’il y ait des pieces honnêtes ; il suffit qu’il y en ait souvent de mauvaises, pour le condamner.
Le Ch. Vous ignorez sans doute, en parlant ainsi, les défauts que le théâtre {p. 151}a réformés. Je pourrois vous citer plusieurs exemples, je me borne à quelques-uns. Un homme connu se raccommoda avec sa femme, en voyant le préjugé à la mode. J’ai vu l’homme du monde le plus fier prendre des airs modestes après la comédie du glorieux. Si les financiers ne sont plus grossiers ; si les gens de cour ne sont plus de vains petits-maîtres ; si les médecins ont abjuré la robe, le bonnet, les consultations en latin ; si quelques pédants sont devenus hommes, à qui en a-t-on l’obligation ? au théâtre, au seul théâtre.
Le C. Voilà sans doute de grands changements ; mais vous ne faites pas attention qu’il n’est question là que de quelques ridicules qui intéressent peu la société, & non de la correction des vices, dont le théâtre est plutôt l’aliment que le remede. Les comédies de Moliere pourront bien corriger le mari jaloux ; mais loin de réformer la femme infidelle, elles la rendront plus infidelle encore. Ces œuvres sont une école de mauvaises mœurs. Qu’y voit-on ? des enfants qui {p. 152}volent leurs peres, d’honnêtes bourgeois dupés par des frippons de cour, & surtout des femmes qui trompent leurs maris.
Le Ch. Il est vrai que Moliere décrie un peu le mariage ; mais cette union est relevée par d’autres poëtes comiques. C’est ordinairement le dénouement légitime de toutes leurs intrigues, l’heureux terme des artifices des auteurs & des acteurs, la récompense & le couronnement de deux amants. Bien loin d’avilir ce lien, inspiré par la nature, rien n’est plus propre à en faciliter le succès.
Le C. Vous auriez raison, si les démarches passionnées qui précedent les mariages du théâtre pouvoient être innocentes ; mais la galanterie en est le seul pivot, & cette galanterie est souvent très-licencieuse. Il se fait des milliers de mariages sur le théâtre ; en est-il un seul dont la religion soit ou paroisse être le principe ? L’école des meres, des filles, des garçons, des jaloux, semblent promettre de sages leçons sur le mariage. Mais toute la morale qui en résulte, {p. 153}c’est que le soin & l’attention à éloigner les jeunes gens des dangers du crime, ne servent qu’à leur en donner plus d’envie, & à leur faire chercher les moyens de se satisfaire. La sévérité même qu’on a pour eux les autorise à secouer le joug, & est une excuse légitime des fourberies & des mensonges dont ils trompent leurs parents & leurs tuteurs. Ces severes instituteurs sont toujours la dupe de leurs précautions inquietes & jalouses, & n’y gagnent que le ridicule dont ils se couvrent. Malgré toute la sagesse de leurs mesures, l’amour, inépuisable en ressources, rend les innocents plus adroits à tromper que les plus rusés ne le sont pour ne pas l’être. Après tout, c’est un vain scrupule de se refuser à la galanterie. C’est une fievre épidémique dont personne n’est exempt, & ne peut l’être. Il est de la sagesse de ne pas être plus sage que les autres. On ne peut compter ni sur les femmes, ni sur les filles : il faut s’attendre à leurs chûtes, s’en faire un jeu, & n’avoir pas l’inutile foiblesse de s’en embarrasser. Ajoutez à ces belles regles une multitude d’invectives, {p. 154}de sarcasmes & de grossiéretés contre les maîtres, les peres, les maris. Loup-garou, argus, turc, vieux fou, dragon, sont les expressions les plus modérées. Ces expressions, qui ne sont rien moins que des traits d’esprit, sont un jargon dont on déclare gravement qu’il ne faut que rire. Toute la jeunesse l’apprend par cœur, & l’emploie à tout moment, lorsqu’il s’agit de faire quelque mariage à la Moliere. Georges Dandin & l’Amphitrion sont les chef-d’œuvres de la sagesse de ce poëte. C’est le regne, le triomphe & l’apologie de l’adultere. Dans quelqu’endroit qu’on ouvre certains poëtes comiques, on les trouve par-tout ennemis des mariages & des mœurs. Par-tout quelqu’infidélité dont on rit ; des maris & des femmes qui s’insultent, se maudissent, se battent ; des enfants révoltés contre leurs parents, qui s’engagent sans leur aveu, les trompent, les volent, les forcent à se rendre à leur folle passion ; des domestiques frippons, des fourbes, des ministres de plaisir qu’on récompense. Il ne se fait pas un seul mariage sur la {p. 155}scene, qui ne porte quelque coup mortel à la sainteté de ce lien. Supposons que tous les personnages soient des hommes réels, je ne crois pas qu’il y ait au monde de compagnie plus détestable que celle-là le seroit. Pas un seul homme de bien. Si quelqu’un osoit l’être, il seroit aussi-tôt bafoué & persécuté de tous les autres. Qu’on anime les personnages de tous les poëtes comiques, sans exception, les Valere, les Lucinde, les Sganarelle, les Arnolphe, les Lubin, les Lucas, &c. de Regnard, Monfleuri, Poisson, Favart, Dancourt, &c. ; les Colombine, les Pierrot, les Isabelle, les Mezzetin, les Marinette, les Arlequin, &c. des Italiens, ne paroîtront qu’un tas de scélérats, de fourbes, de coquettes, d’adulteres, d’effrontées, de jureurs, de frippons, de débauchés, de mauvais fils, de mauvais maris, &c. Si les mariages, dans le monde, se faisoient sur ces modeles, cette sainte union seroit une source d’infamies.
Le Ch. Mais si la morale des poëtes comiques est si abominable, comment {p. 156}les joue-t-on par-tout ? Non seulement les villes principales ont leur théâtre, mais toutes les cours, même dans leurs maisons de plaisance, entretiennent à grands frais des troupes de comédiens : elles les pensionnent ; elles honorent leurs jeux de leur présence ; elles daignent même quelquefois s’y mêler.
Le C. Cette objection, qui n’est pas de vous, a plus de malignité que de force. Elle ne tend qu’à mettre aux prises la vertu & l’autorité, l’Église & le sceptre, & à fermer la bouche aux ministres, par la crainte & le respect. C’est l’artifice ordinaire au vice, comme à l’erreur, qui ont intérêt de s’étayer par la division des deux puissances. C’est bien là qu’on peut dire, avec M. Bossuet, lorsque Louis XIV, en revenant de la comédie, lui demandoit, en riant, s’il est permis d’y aller : Il y a de grands exemples pour, & de fortes raisons contre. Cette réponse pleine d’adresse sauve à la fois l’évêque & le courtisan, quoique le courtisan l’emporte sur l’évêque. Ajoutons que les pieces qu’on joue à la cour sont ordinairement {p. 157}plus châtiées que celles qu’on joue à la ville ; mais quand même ces pieces ne seroient pas dans les regles de la bienséance, pensons-nous que le prince qui les voit représenter veuille faire une loi de son exemple ? Bien-loin d’obliger personne à venir à la comédie, il loue ceux qui s’en éloignent ; il n’en estime pas davantage ceux qu’il y voit ; il en blâmeroit plusieurs, s’ils y venoient ; il ne trouve pas mauvais que les confesseurs, les casuistes, les prédicateurs, jusques sous ses yeux, se déclarent contr’elle. Le P. Bourdaloue, disoit Louis XIV, a fait son devoir ; c’est à nous à faire le nôtre.
Le Ch. Mais, puisque vous parlez de devoirs, les comédiens n’instruisent-ils pas les princes ainsi que les prédicateurs ? Louis XIV, qui aimoit à danser sur le théâtre, ne fut-il pas corrigé par Racine ? Lorsqu’on joua devant lui, en 1670, la belle piece de Britannicus, il fut frappé du portrait que fait le poëte des folies de Néron, parmi lesquelles son amour excessif pour les spectacles lui donnoit les plus grands ridicules. Louis XIV ne {p. 158}parut plus sur les théâtres, & ne dansa plus dans les ballets, quoiqu’il aimât la danse, & qu’il dansât bien. La comédie le sauva de ce ridicule ; & le poëte corrigea le monarque.
Le C. Vous parlez d’un ridicule réformé par le théâtre, & je vous ai déjà dit qu’il étoit propre à cela. Mais ce ne sont pas les ridicules qui font la honte des rois & le malheur des peuples ; ce sont les passions qui les dominent ; & jamais les auteurs ni les acteurs tragiques & comiques n’en ont guéri aucune, ni dans les princes, ni dans les sujets. Bien-loin d’instruire & de reprendre les grands, le théâtre entretient, flatte, augmente tous leurs défauts, l’oisiveté, la paresse, la frivolité, la raillerie, la mollesse, le luxe, la hauteur, l’ambition, la dissimulation, &c. Il leur en fait un mérite, un air de dignité, un devoir d’état, un apanage de naissance. Le théâtre est le plus grand des flatteurs. Qui peut lire, sans une surprise mêlée d’indignation, les prologues des opéras, chantés devant Louis XIV & toute la cour ? Qu’a pu {p. 159}dire de plus fort le paganisme, pour flatter des princes qu’il mettoit au rang des dieux ? Il est digne de nos autels ; son tonnerre inspire l’effroi : il prend soin du bonheur de la terre. On diroit que les poëtes supposoient que ce prince avoit les foiblesses des empereurs romains, & qu’il aimoit les apothéoses. Un jour Louis XIV, fatigué, sans doute, de ce vain encens, demanda au Duc de Montausier ce qu’il pensoit de ces prologues ? Je pense, répondit-il, que votre majesté mérite tous les éloges qu’on lui donne ; mais je ne puis comprendre comment elle peut souffrir qu’ils soient chantés par une troupe de faquins, dans le temple du vice & de la débauche. Quelle vertu ! quelle vérité ! quelle fermeté ! & quel homme que ce sage gouverneur !
Le Ch. Cet homme si vertueux alloit pourtant à la comédie. Des magistrats non moins séveres que lui y ont assisté plusieurs fois. Les sénateurs romains, ce consistoire des rois ; les censeurs, ces hommes graves, faits pour conserver les bonnes mœurs ; Caton lui-même, ce {p. 160}censeur si rigoureux, alloient aux spectacles.
Le C. Qu’est-ce que cela prouve ? Les hommes les plus vertueux ne suivent pas toujours leurs principes. Ceux des sénateurs romains étoient que le théâtre est très-dangereux. Ils firent tout ce qu’ils purent, pour empêcher les représentations théâtrales. Ils noterent les comédiens d’infamie, firent vendre leurs meubles, enlever leurs sieges, démolir les bâtiments. L’ivresse du peuple, pour ces jeux, rendit tous leurs efforts inutiles. Enfin, le torrent de la corruption, dont la comédie fut la principale cause, y entraîna les sénateurs mêmes, & coula à grands flots jusqu’à ce qu’il eût englouti la république dans l’abyme des plus grands désordres. Cependant, les comédiens furent toujours regardés comme infames. La honte, la proscription du théâtre le suivirent dans son plus grand triomphe sur la vertu. Les empereurs, qui ne purent lui résister, qui, souvent le grossirent, n’abrogerent jamais les loix qui les notoient d’infamie. Neron même les respecta ; & {p. 161}lorsqu’ils les violoient le plus scandaleusement, ils faisoient de nouveaux réglements ; ils imposoient de nouvelles peines pour les maintenir. Les empereurs chrétiens ne furent ni plus indulgents, ni plus heureux. Le vice, toujours plus fort que la loi, a su se maintenir contr’elle, &, sans pouvoir jamais la fléchir, a rendu ses coups inutiles.
Le Ch. Mais, si le métier de comédien est infame, si la comédie elle-même l’est, comment le public est-il si empressé pour le théâtre & pour les suppôts du théâtre ?
Le C. C’est une contradiction frappante, & ce n’est pas la seule. Les inconséquences sont l’apanage de l’homme ; elles sont communes dans la société humaine. L’usure, la médisance, l’impureté ne sont-elles pas condamnées par toutes les loix ? Il y a pourtant plus de libertins, d’usuriers, de médisants, que d’amateurs du spectacle. Il seroit très-injuste de vouloir combattre les loix par la conduite. Au contraire, il faut juger de la conduite par les loix. Est-il rien de plus condamnable que l’idolâtrie ? Fut-il jamais rien {p. 162}de plus autorisé ? L’histoire de tous les siecles, dans le monde entier, fait voir de pareils contrastes. La multitude des coupables peut arracher la tolérance, mais elle ne change ni le vice, ni la vertu ; & la sagesse, supérieure à tous ces nuages, n’a garde d’abandonner la sainteté des regles à la corruption de leurs transgresseurs.
Le Ch. Les italiens & les anglois sont plus indulgents que vous. Ils se gardent bien de flétrir l’opéra, qu’ils fréquentent, & de condamner les spectacles, qui leur donnent tant de plaisir. Aujourd’hui même, à Rome, on représente publiquement des comédies dans des maisons religieuses. Les dames y vont sans scandale : on ne croit pas que des dialogues, récités sur des planches, soient un grand mal. On a vu jusqu’à la piece de Georges Dandin, exécutée à Rome, par des religieuses, en présence d’une foule d’ecclésiastiques & de dames.
Le C. Je réponds d’abord que les représentations théâtrales des couvents & des colleges sont bien différentes du {p. 163}spectacle public. Si l’on y a joué quelquefois des pieces de Moliere, ce n’est qu’après les avoir chârrées. On garde les rôles comiques ; on exclut les scenes licencieuses. Mais il est faux, d’ailleurs, qu’en Italie, les spectacles soient plus permis qu’en France. Mal-à-propos associe-t-on les italiens aux anglois, dans la façon de penser, qui est toute différente. Au-delà comme au-deça des monts, le théâtre n’est que toléré, comme les femmes publiques, en plusieurs villes. Il y est même beaucoup moins répandu & fréquenté qu’en France, où chaque bourgade croit du bel air de jouer la comédie, sans penser qu’elle la donne en la jouant. Il a été fait, en Italie comme en France, de bons livres contre les spectacles. Les statuts des dioceses n’y sont pas moins séveres. S’il me convenoit de citer des théologiens, je vous nommerois les PP. Concinna, jacobin ; Othonelli, jésuite ; les actes de l’Église de Milan, par S. Charles ; les synodes de Benoît XIV, &c. Cependant, on fréquente, en Italie comme en France, le {p. 164}théâtre, malgré la loi & la conscience parce que le vice se met presque toujours au-dessus d’elles ; mais on mutile, en Italie, les chantres de l’opéra. Les partisans du spectacle, qui font tant valoir les exemples que nous donnent les italiens, voudroient-ils encore suivre celui-ci ?
Le Comte en étoit là, lorsque son valet de chambre lui apporta une brochure toute nouvelle, intitulée : Réflexions morales, politiques, historiques & littéraires sur le Théâtre, en 5 vol.1. Il y trouva son sentiment sur les spectacles, prouvé par la raison, & confirmé par les autorités les plus respectables. Il ouvrit le chap. premier du livre V, intitulé : Préjugés légitimes contre le Théâtre, & il y trouva les réflexions suivantes.
Premier préjugé contre le Théâtre.
Les spectacles, depuis leur origine jusqu’à Constantin, furent, de l’aveu de {p. 165}tout le monde, l’écueil de la vertu & le triomphe du vice. Ce n’étoit pas seulement à cause de l’idolâtrie, qui s’y trouvoit souvent mêlée, & dont les païens ne pouvoient faire un crime au théâtre, mais, sur tout, par rapport aux bonnes mœurs, qui y étoient constamment blessées. Les excès de la comédie la firent toujours condamner par les gens de bien, même païens. Les premiers chrétiens l’avoient si fort en horreur, que l’éloignement du théâtre étoit une marque de christianisme reconnue dans les deux religions. La scene, quoique réformée par la religion chrétienne & par les loix des empereurs, n’en fut pas moins dangereuse, jusqu’à son extinction dans l’occident, par l’irruption des barbares ; & en orient, par l’invasion des turcs. Les ouvrages des SS. Chrysostôme, Ambroise, Salvien, Lactance, Cassiodore, &c. qui, à Constantinople, à Milan, à Rome, à Carthage, à Marseille, à Treves, &c. ne parloient qu’à des chrétiens, en sont les démonstrations. La comédie, renaissant aux quatorzieme & quinzieme siecles, à {p. 166}l’ombre de la dévotion & des mysteres, se sentit bientôt de la nature du théâtre. Le fleuve suivit sa pente ; & le nom de comédien devint une injure proverbiale, une expression de folie & de vice depuit la Chine jusqu’en Écosse.
Second préjugé.
Tous les suppôts & manœuvres du théâtre, acteurs, actrices, figurantes, danseurs, chanteurs, colporteurs, graveuts, machinistes, valets, &c. sont, dans les quatre parties du monde, parfaitement dignes les uns des autres, & sur-tout de leur métier. C’est la lie du vice, mêlée avec la lie du peuple. On y est reçu ; on y est aimé ; on n’y fait fortune qu’à proportion de sa corruption. Y souffriroit-on un homme de bien ? S’y pourroit-il souffrir lui-même ? Il n’entrera jamais dans l’esprit d’une honnête fille de se faite comédienne ; & la premiere résolution que prendra tout suppôt du théâtre, qui voudra sincérement se convertir, sera de quitter la troupe. On riroit au nez de celui qui feroit l’éloge de {p. 167}leur vertu, à moins de vouloir, comme Érasme, faire, pour rire, l’apologie du vice & du libertinage.
Troisieme préjugé.
Le caractere des auteurs dramatiques. Qui peut éluder la force de cette présomption ? La plupart corrompus, qu’enfanteront-ils d’édifiant ? Un mauvais arbre porte-t-il de bon fruit ? Je n’attaque point les vivants ; je veux croire qu’ils n’imitent pas les mœurs de ceux dont ils e font un mérite d’imiter les ouvrages. Mais, dans le fond, que peuvent être, pour la vertu, les auteurs du théâtre italien, de la foire, des parades, &c ? S’occuperoient-ils de ces scandaleuses pieces, si la religion dirigeoit leur imagination & leur plume ? Combien doit être corrompue la source de tant d’infamies ! Ils ont beau dire, d’après Martial & La Fontaine : Lasciva est nobis pagina, vita probra ; c’est une chimere, les mauvais discours corrompent les mœurs, & sont une preuve de la corruption.
{p. 168} Quatrieme prejugé.
Le caractere des défenseurs du théâtre. Il a trouvé des apologistes, cet art pernicieux, qui n’eût dû trouver que des ennemis, ou plutôt, qui, pour l’intérêt de la vertu, n’auroient jamais dû naître. Mais que sont ces fiers paladins, qui rompent ici une lance pour leurs dames ? Ils ne valent pas mieux que les Dulcinées pour lesquelles ils entrent en lice. Leur conduite ne peut que rendre très-suspecte la cause dont ils sont les champions. J’avoue qu’il s’est trouvé quelques écrivains, comme le P. Caffaro, théatin ; le P. Porée, jésuite, recommandables par leur piété, qui ont pu prendre le change, & avoir quelqu’indulgence pour le théâtre. Des exceptions si rares confirment la regle ; le très-grand nombre de ces partisans le décrédite par sa vie licencieuse. Le même intérêt de passion qui les y mene, leur met les armes à la main pour les soutenir. La vertu ne plaida jamais la cause du vice.
{p. 169} Cinquieme préjugé.
Le caractere des amateurs. Quelle compagnie trouve-t-on au spectacle ? Y voit-on ce qui, dans tous les états, édifie par la vertu & la fidélité à ses devoirs ? Il ne s’y rassemble que des libertins, des coquettes, des gens oisifs, sans mœurs, sans piété. Je sais qu’un honnête homme peut, une ou deux fois, y être attiré par curiosité, engagé par complaisance, entraîné par une malheureuse circonstance. Mais, à ce très-petit nombre près, qui n’y revient plus, & dont je ne parle point, il est de notoriété publique que tout le reste ne se distingue que par son dérangement. La scene a beau se couvrir d’or & d’argent, c’est le rendez-vous de toute la mauvaise compagnie, & comme l’égoût d’une ville. La piece fût-elle décente, les acteurs vertueux, la seule assemblée qui compose le théâtre est un préjugé contre lui, & devroit le faire éviter.
{p. 170} Sixieme préjugé.
La diversité même des sentiments sur les spectacles, forme du moins un doute légitime. Peut-on, si l’on aime son salut, ne pas préférer le parti le plus sûr, qui est de n’y pas aller ? Je n’ai jamais connu aucun défenseur du théâtre, qui ne convienne qu’il y a quelquefois du danger ; qu’il y en a toujours pour certaines personnes ; qu’il y en a dans beaucoup de pieces ; qu’il y a donc alors du péché. Qui peut définir, qui peut discerner ces divers degrés ? Qui peut se flatter de ne jamais franchir la foible barriere qui en sépare ? Qui peut, après tout ce qu’on a lu, blâmer la juste sévérité de l’Église, qui proscrit le théâtre, & qui anathématise les suppôts du théâtre ? Il n’y a qu’un comédien qui puisse s’élever contre une condamnation si juste & si méritée.
Le Chevalier ne sut que répondre ; {p. 171}mais, en homme qui ne se déconcertoit pas, il fit une pirouette de petit-maître, & quitta le Comte en ricanant.