Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs
Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs §
{p. 2}ESSAI SUR LES MOYENS DE RENDRE LA COMÉDIE UTILE AUX MŒURS,
Par M. de B***.
AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR. §
On a donné beaucoup de regles jusqu’ici sur la construction méchanique, ou sur la maniere d’élever l’édifice d’un Poëme dramatique, & l’on n’a presque rien dit sur ce qui le rend principalement utile à la société, savoir, sur le but qu’il doit se proposer de corriger les mœurs. On a presque cru qu’il étoit suffisant qu’un Poëme renfermât exactement les trois unités de temps, de lieu {p. 4}& d’action, pour être parfait, quoique cette perfection ne soit qu’un très-petit commencement de celle à laquelle il doit tendre. Faire une guerre ouverte aux vices qui désolent la société, inspirer aux spectateurs des sentimens de vertu, leur faire respecter le Souverain & aimer leur patrie, voilà son but.
Quoique ce but n’ait pas été ignoré de la plupart de nos Auteurs comiques, peu y sont parvenus, pour n’avoir pas suivi la route qu’il falloit suivre. Monsieur Riccoboni {p. 5}fit imprimer il y a plusieurs années un Traité intitulé de la Réformation du Théâtre. Ses idées furent diversement reçues du public ; on rendit justice à la sagesse de l’Auteur, mais on n’approuva pas généralement ses moyens de réformation, qui, à dire vrai, équivalent presque à une suppression entiere des spectacles. Cependant comme cet ouvrage a ses partisans, & qu’il contient réellement des préceptes très-utiles & dont on pourroit profiter, le Libraire s’est déterminé à en donner une nouvelle édition. {p. 6}J’ai cru que le public ne seroit pas fâché de voir à la suite de cet ouvrage, un Traité intitulé, Essai sur les moyens de rendre la Comédie utile aux mœurs. Nous avons le même but M. Riccoboni & moi ; mais nous proposons des moyens différens : ces deux ouvrages réunis dans le même volume, pourront être aisément comparés par les lecteurs, qui se décideront en faveur des moyens qui leur paroîtront les plus praticables.
ESSAI SUR LES MOYENS
De rendre la Comédie utile aux Mœurs. §
Le penchant naturel qu’ont tous les hommes pour la satire, a donné naissance à la Comédie. Les fruits qui sont la suite d’une satire sage & modérée, ont fait adopter ce spectacle chez presque toutes les nations tant anciennes que modernes. En effet, est-il rien de plus utile pour la jeunesse, que de lui proposer des exemples frappans à suivre ou à éviter ; de lui peindre les ravages du vice dans l’ordre moral ou politique, & de lui représenter les heureux effets de la vertu ? La Comédie a un grand avantage au-dessus des instructions philosophiques, contenues {p. 8}dans une infinité de bons ouvrages, en ce qu’elle expose sous les yeux un tableau animé des passions humaines, & qu’elle ébranle fortement les sens, pour porter par leur canal la conviction jusqu’au fond du cœur : car telle est la loi de l’union de l’ame avec le corps, que toutes nos idées ont pour cause premiere les objets sensibles, lesquels ne peuvent parvenir jusqu’au siége intellectuel sans y avoir été portées par les sens qui veillent sans cesse autour de l’ame pour l’avertir de ce qui se passe hors d’elle. On concevra aisément d’après ce principe, qu’une instruction mise en action, c’est-à-dire, qu’une action qui renferme une vérité utile, étant représentée d’après nature, fera bien plus d’impression dans l’ame des spectateurs, que n’en feroit la même action que les mêmes {p. 9}personnes se seroient contentées de lire. La représentation étant essentielle à la Comédie, donne donc aux vérités qu’elle renferme un degré de force, que n’auroient point les mêmes vérités dénuées du secours de la représentation. Ce principe nous conduit donc naturellement à reconnoître l’utilité de la Comédie, & à convenir que ce genre d’instruction est plus propre que tout autre à corriger les hommes. L’utilité de la Comédie étant reconnue, ce seroit ici la place d’examiner quelle est la forme qui lui convient le mieux pour parvenir au but qu’elle se propose de corriger les mœurs ; si la Comédie grecque étoit plus proche de la perfection morale que la nôtre, en nommant les personnes vicieuses qu’elle exposoit à la satire publique ; enfin si {p. 10}l’exclusion des Actrices sur les Théâtres Grecs & Romains, n’étoit pas plus propre à laisser dans l’ame des Spectateurs des impressions de vertu dégagées de tout mêlange de volupté qu’on remporte presque nécessairement de nos Spectacles. Mais sans entrer dans toutes ces discussions sur la Comédie ancienne & moderne, discussions qui n’aboutiroient vraisemblablement qu’à faire pencher la balance du côté de l’une ou de l’autre sans faire adopter la meilleure, je me bornerai ; 1°. à examiner la Comédie dans sa nature, c’est-à-dire dans le but qu’elle doit se proposer ; 2°. ensuite j’examinerai si les Comédies Françoises ont atteint le vrai but que se propose la Comédie ; 3°. enfin je rechercherai s’il n’y a pas quelques obstacles qui s’opposent parmi nous à la perfection de la Comédie.
PREMIERE PARTIE.
Quelle est l’essence de la Comédie. §
La Comédie est une satire des mœurs. Le but de la satire est de corriger les mœurs quand elles sont mauvaises ; & je crois que pour les corriger, il suffit de les peindre d’après nature, sans les charger d’un ridicule que les hommes savent bien y attacher d’eux-mêmes. A Athenes, pour empêcher un jeune homme de se livrer à l’excès du vin, on enivroit un esclave, & on le faisoit paroître dans le plus fort de son ivresse aux yeux de celui qu’on vouloit garantir de ce vice. La seule vue de l’état affreux où réduit l’ivresse, est donc capable d’en garantir ; voilà précisément une Comédie. Il est {p. 12}donc du devoir de la Comédie de présenter les vices tels qu’ils sont, & de ne s’occuper du ridicule, qu’en tant qu’il naît du fond des vices mêmes, & qu’il peut contribuer à en inspirer plus d’horreur. Je sens que je contredis ici les idées généralement adoptées touchant la nature de la Comédie ; c’est pourquoi je dois appuyer mon sentiment des raisons les plus solides.
On a cru jusqu’à present que les ridicules des vices étoient le fondement essentiel sur lequel devoient porter toutes les instructions comiques, & l’on n’a pas fait attention que cette méthode étoit diamétralement opposée au but de la Comédie ; car en s’attachant principalement à ne jouer que les ridicules des vices, il est évident qu’on néglige le son du vice : il est {p. 13}encore évident qu’on n’inspire aux hommes de l’horreur que pour les ridicules, pendant qu’il faudroit leur en inspirer pour les vices. Qu’on analyse d’après ce principe, la plupart de nos Comédies, & l’on en tirera cette maxime générale, que l’exemption du ridicule est tout ce que la société exige de nous ; & moi je pense au-contraire qu’on peut sans danger laisser subsister les ridicules, mais qu’on ne peut pas de même laisser subsister les vices. La Comédie a donc perdu de vue le point capital qui devoit fixer toute son attention, pour n’en prendre que l’accessoire : il faut donc convenir que la Comédie pour parvenir à son but, doit lancer tous ses traits sur le fond du vice, & laisser aux hommes {p. 14}le soin d’en chercher le ridicule. En effet le vice n’est pas dangereux parce qu’il est ridicule, mais parce qu’il entraîne après lui des suites funestes : par exemple, l’ivrognerie n’est pas un vice dangereux, parce qu’il met celui qui en est dominé dans un état d’extravagance qui lui attire les regards de tous les passans ; parce qu’il lui fait dire cent choses déraisonnables qui le font prendre pour un insensé ; mais bien parce qu’un ivrogne va dépenser au cabaret l’argent qui seroit mieux employé au soutien de sa famille ; mais bien parce qu’un ivrogne pour contenter sa malheureuse passion, laisse manquer de pain à sa femme & à ses enfans ; parce qu’il perd le goût du travail, & tombe lui-même dans la misere inséparable de la fainéantise ; mais bien parce qu’un homme {p. 15}dans l’état d’ivresse perd le sentiment de sa propre conservation, & qu’étant privé de raison, il n’a plus de frein qui puisse s’opposer à ses mauvais penchans. Veut-on un autre exemple ? prenons l’avare sur lequel les meilleurs peintres comiques ont travaillé.
Dira-t-on qu’un avare est un homme dangereux, parce qu’il querelle à chaque heure du jour ses enfans & ses valets, sur la consommation excessive des provisions domestiques ; parce qu’il s’habille de toile pouvant porter un habit de drap ; parce qu’il nettoie lui-même ses lampes, & ramasse l’huile qui est au fond pour lui tenir lieu de pommade ; parce qu’il égoutte le vin qui est au fond des verres quand le repas est fini, & cent autres petites singeries qu’on lui prête pour {p. 16}nous faire rire ? Je ne le pense pas : je crois qu’on aura une idée bien plus juste de l’avare & bien plus capable de faire impression, quand on se le représentera comme un homme qui se laisse mourir de faim, & qui refuse la nourriture nécessaire à ses enfans & à ses domestiques ; comme un homme qui ne donneroit pas un écu pour racheter la vie à son voisin ; comme un homme enfin en qui l’amour de l’argent éteint toute humanité ; qui quoique très-riche refuse de marier & de donner des états à ses enfans ; qui fait tort à la société en accumulant des richesses qui devroient circuler. Je laisse au lecteur à penser lequel de ces deux portraits de l’avare, lui donne le plus d’horreur pour l’avarice : s’il hésite à prononcer, je vais ajouter une réflexion qui le {p. 17}décidera peut-être. Je demande à quelqu’un qui se trouve malheureusement sous la puissance d’un avare, si toutes les actions de cet avare l’excitent à rire, & si au contraire il ne maudit pas cent fois le jour, celui dont il éprouve la cruelle avarice. Si la réponse à ma question est telle que je la suppose, j’aurai donc raison d’en conclure, que le portrait d’un avare qui tombe moins sur le fond du vice, que sur les manieres du vicieux, autrement dites le ridicule, est un portrait manqué & qui n’atteint pas le but de la Comédie, qui est de corriger les hommes.
Mais j’entends déja qu’on me fait une grande objection : écoutons, & nous tâcherons d’y répondre. En excluant, me dit-on, de la Comédie le ridicule qui tombe sur l’extérieur du vice, ou {p. 18}sa maniere d’être, vous ôtez à la Comédie son plus grand agrément, qui est celui de corriger les mœurs en faisant rire, & de faire passer dans l’ame des Spectateurs d’utiles vérités par le canal du plaisir.
Il est de l’essence de la Comédie de faire rire. Horace dit dans un endroit de ses ouvrages, que l’on peut dire la vérité en riant ; & dans un autre endroit, que la raillerie atteint plutôt son but qu’une réprimande dure & impérieuse. Voilà, si je ne me trompe, ce qu’on peut dire de plus fort pour réfuter mon opinion : examinons si cette objection est aussi solide que spécieuse. Pour la résoudre, il est à propos de se rappeller le principe que j’ai établi ci-dessus, savoir que la Comédie est le portrait naturel des mœurs. Or comme {p. 19}les mœurs sont ou bonnes ou mauvaises, la Comédie peut s’exercer sur les bonnes ou sur les mauvaises mœurs. Elle peut représenter une action vertueuse, pour encourager les hommes à la pratique de la vertu, ou une action vicieuse, pour leur faire éviter le sentier du vice. Je demande maintenant s’il est de l’essence d’une action vertueuse ou d’une action vicieuse, de faire rire ceux devant qui elle se passe ; je ne crois pas qu’on se range du côté de l’affirmative, à moins qu’on ne soutienne qu’il est risible de voir une fille allaiter son pere, ou bien qu’il est plaisant de voir un homme qui, après s’être ruiné au jeu, va se précipiter dans le fleuve. S’il n’est pas de l’essence d’une action vertueuse ou vicieuse d’exciter à rire ceux devant qui elle se passe, {p. 20}il n’est pas par conséquent de l’essence de la Comédie de faire rire les Spectateurs, puisque la Comédie ne traite que des actions vertueuses ou vicieuses. Je dis plus, une Comédie qui a beaucoup fait rire les Spectateurs a manqué son effet ; car c’est une preuve que l’Auteur aura pris du vice tout ce qu’il renfermoit de ridicule, & qu’il s’en sera tellement occupé, que les Spectateurs n’auront rien trouvé d’odieux ou de révoltant dans ce vice dont on vouloit cependant les corriger. Ceci pourra paroître singulier à la plupart de ceux qui sont accoutumés à regarder la Comédie comme un Spectacle de pur amusement ; mais je les prie de mettre à part les préjugés que l’habitude leur a fait contracter, & d’examiner quelques Comédies d’après les principes {p. 21}constitutifs de son essence, j’espere après cela, que la plupart de mes lecteurs trouveront mon opinion moins extraordinaire.
Reprenons l’autre partie de l’objection qu’on vient de me faire. On me dit qu’en excluant de la Comédie le ridicule qui tombe sur l’extérieur, ou sur le maniere d’être du vice, je prive la Comédie de son plus grand avantage, qui est de faire passer par le canal du plaisir d’utiles vérités dans l’ame du Spectateur. Avant de répondre à cette objection, il est à propos que je m’explique sur ce que j’entends par l’exclusion du ridicule ; je ne prétends pas interdire à la Comédie la peinture du ridicule qui se trouve dans les vices qu’elle attaque, pourvu que ces vices ne soient tels que parce qu’ils sont {p. 22}ridicules ; mais lorsque les vices qu’elle attaque sont dangereux, elle ne doit point leur prêter pour amuser les Spectateurs, un ridicule qui ne serviroit qu’à affoiblir l’horreur qu’on en doit concevoir : de plus, si la Comédie veut se renfermer exactement dans les bornes qui lui sont prescrites, c’est-à-dire, si elle veut corriger les hommes, elle n’attaquera que des vices essentiels, c’est-à-dire, ceux dont les suites sont funestes à la société, & laissera aux Théâtres de la foire saint Germain, le soin d’amuser le peuple par la peinture des vices ridicules.
Après la distinction que je viens de faire, je puis établir pour maxime générale, que la bonne Comédie exclut le ridicule qui tombe sur l’extérieur ou sur la maniere d’être du vice : la {p. 23}raison que je vais tâcher de donner de cette regle, servira de réponse à l’objection qu’on m’a faite ci-dessus. Je conviens par la malignité qui caractérise l’esprit humain, que c’est un très-grand plaisir de voir son semblable tourné en ridicule, & de pouvoir se mettre au-dessus de lui : je conviens qu’on jouit avec satisfaction de l’embarras d’un jeune provincial qui se présente d’un air gauche dans un cercle brillant, qui salue d’un air timide, & qui perd contenance : je conviens qu’on est charmé de voir un homme qui se laisse duper comme un sot : pourquoi cela ? C’est que chacun dit en soi-même, Je ne ressemble point à cet homme-là, je suis plus excellent que lui. Il s’ensuit de ce tableau, que la Comédie dont le but est de corriger les mœurs, les rend {p. 24}plus mauvaises, puisqu’elle contribue à fortifier & à étendre l’amour-propre qui ne nous est déja que trop naturel. On sort d’un pareil Spectacle plus suffisant, plus orgueilleux & plus impertinent qu’on n’y étoit entré ; on est bien résolu d’éviter le ridicule du vice, c’est-à-dire, samaniere d’être extérieure ; mais on est déterminé d’en conserver le fond, s’il est intéressant pour nous de le conserver : c’est ce qui fait que la Comédie parmi nous n’a produit d’autre effet jusqu’ici, que de supprimer le ridicule du vice, sans le détruire ; & il étoit naturel que cela arrivât ainsi, puisque généralement parlant, la Comédie a lancé tous ses traits plutôt sur la maniere d’être extérieure du vice, que sur le fond du vice. En excluant de la Comédie la peinture du ridicule, je ne la prive {p. 25}donc pas d’un grand avantage, puisque la peinture du ridicule ne produit d’autre effet, que de supprimer les ridicules, ce qui est fort peu de chose en comparaison du but que la Comédie doit se proposer.
Quant aux deux préceptes d’Horace : le premier qui enseigne que rien n’empêche de dire la vérité en riant, ne peut avoir aucune application à la Comédie ; il ne regarde que ceux qui étant chargés de la conduite d’autrui, doivent être pleins de douceur & de bonté pour leurs éleves. Cette maxime leur enseigne à semer quelques fleurs sur le chemin de la sagesse & de la vertu, dans lequel ils veulent les faire marcher : cette maxime condamne ces maîtres durs & impérieux, qui dégoûtent de faire le bien par la maniere dont {p. 26}ils le dépeignent, & qui semblent avoir moins à cœur d’inculquer dans l’esprit de leurs Disciples les divines leçons de la sagesse, que de leur prouver qu’ils sont eux-mêmes des sages par excellence.
Le second précepte d’Horace, qui dit que la raillerie produit souvent plus d’effet qu’une réprimande dure & sévere, peut être vrai ; mais non-seulement cette maxime n’a aucun rapport à la Comédie, mais même il est très-dangereux d’en faire usage dans quelque cas que ce soit. Il y a long-temps que l’on convient assez généralement qu’un honnête homme ne doit pas se permettre la plus innocente raillerie. La raillerie humilie trop l’amour-propre, pour que celui qui l’a essuyée ne cherche pas à se venger ; il y a des momens où {p. 27}l’homme est assez de bonne foi pour avouer qu’il a un tel défaut. Mais si ce même homme est raillé sur ce défaut, non-seulement il n’en conviendra plus, mais il cherchera à perdre son impertinent Censeur ; d’où je conclus que la raillerie ne fait qu’humilier sans rendre meilleur, ou ce qui revient au même, qu’elle peut bien engager les hommes à déguiser leurs défauts, mais non pas à les abandonner. La Comédie qui cherche à corriger les hommes, ne doit donc point employer la raillerie, comme un moyen propre à parvenir à ce but. Cette seconde maxime d’Horace ne reçoit donc aucune application par rapport à la Comédie.
Reprenons en peu de mots les principes que nous avons exposés ci-dessus. Le but de la Comédie {p. 28}est de rendre les hommes meilleurs. Le moyen le plus sûr pour y parvenir, est sans doute de leur prouver qu’ils ont tort d’être comme ils sont : la méthode la plus efficace pour faire cette preuve, est d’exposer d’après nature le vice avec ses suites funestes, & de laisser les Spectateurs les maîtres d’y ajouter le ridicule, s’ils en ont envie : j’ai donc eu raison d’établir qu’il est de l’essence de la Comédie de peindre les Mœurs d’après nature, & qu’elle s’éloigne de son but, lorsque ses traits tombent plutôt sur la maniere d’être des Mœurs, que sur le fond des Mœurs. Les portraits du ridicule des Mœurs, envisagés comme constituant l’essence de la Comédie, lui sont donc totalement étrangers, puisque le but de la Comédie étant d’inspirer de l’horreur pour le vice, si elle s’arrête plus {p. 29}sur le ridicule du vice, que sur le fond du vice, elle éloigne l’idée des dangers que le vice entraîne après lui, au-lieu que son devoir est de la rappeller à chaque instant. Je suis fâché de me trouver ici en opposition avec M. Marmontel, & je ne puis trop m’étonner du point de vue sous lequel ce savant envisage la Comédie. Il dit dans sa Poétique Françoise, chap. 15 de la Comédie, que de la disposition des hommes à saisir le ridicule, la Comédie tire sa force & ses moyens : que le vice n’appartient à la Comédie, qu’autant qu’il est ridicule & méprisable, & que dès que le vice est odieux, il est du ressort de la Tragédie… Veut-on savoir maintenant quels sont les vices qui, selon M. Marmontel, sont du ressort de la Comédie ? Ce sont ceux qui ne sont ni assez {p. 30}affligeans pour exciter la compassion, ni assez révoltans pour donner de la haine, ni assez dangereux pour inspirer de l’effroi ; c’est-à-dire, que M. Marmontel réduit à rien les vices qui sont du ressort de la Comédie, ce qui ne prouve pas qu’il ait beaucoup approfondi le sujet qu’il traite ; car il ne peut pas disconvenir que la Comédie doit corriger les Mœurs : or de quelle importance sera une correction qui tombera sur des Mœurs ou des défauts qui ne seront ni affligeans, ni révoltans, ni dangereux ? Il s’ensuivra delà que le but de la Comédie est de ne rien corriger, puisqu’on ne lui laisse la liberté que d’attaquer des défauts qui n’ont aucune qualité nuisible à la Société, & auxquels il me paroît fort difficile d’assigner un rang dans le {p. 31}genre vicieux. Voilà donc d’après les propres paroles de M. Marmontel, la Comédie bornée à jouer de petits ridicules, c’est-à-dire de petits riens, qui quand ils disparoîtroient ne rendroient pas les hommes meilleurs. A l’égard des vices dont les suites peuvent être funestes à la Société, la Comédie doit se donner bien de garde d’y toucher, parce qu’elle les rendroit odieux, & qu’elle pourroit persuader aux hommes de les abandonner. Moliere a sans doute entrepris sur la Tragédie, quand il a composé la Comédie de l’Imposteur ; car je défie M. Marmontel de prouver que Tartuffe est ridicule, ou il peut se flatter d’avoir une grande disposition à saisir le ridicule, s’il en trouve dans ce personnage : pour moi je ne crois pas être seul de mon avis, quand je dis {p. 32}que Tartuffe est odieux d’un bout de la piece à l’autre ; la Comédie de l’Imposteur est cependant, à ce que je crois encore, une vraie Comédie ; donc les vices odieux sont du ressort de la Comédie. Quand M. Marmontel m’aura démontré le contraire, je suis prêt d’adopter son sentiment.
On me demande maintenant quelle figure je crois que fera la Comédie, si on la travaille d’après mes principes ; je réponds qu’elle tiendra dans l’esprit des gens raisonnables le rang qu’elle mérite ; je n’empêche pas qu’on ne donne des Comédies bouffonnes pour ceux qui aiment que la Comédie les fasse rire, mais je prétends que ces Comédies sont contraires au but que doit se proposer la bonne Comédie ; au lieu que celle-ci a au-moins la gloire de travailler à la correction {p. 33}des Mœurs. Je ne compte pas parmi les avantages de la Comédie, traitée selon les regles qui constituent son essence, celui de faire cesser le cri des dévots contre les Spectacles ; car il faut convenir qu’ils n’ont eu jusqu’ici que trop de raisons de déclamer contre un Spectacle qui se prétendant institué pour corriger les Mœurs, les a peut-être rendues plus mauvaises.
SECONDE PARTIE.
Si les Comédies Françoises ont atteint le vrai but que se propose la Comédie. §
Je dois maintenant, suivant le plan que je me suis proposé, examiner si les Comédies Françoises ont atteint le vrai {p. 34}but que la Comédie doit se proposer. Quand dans une question quelconque, on a établi un principe vrai ou supposé tel, toutes les questions qui naissent de la premiere, doivent se résoudre par le principe établi au commencement ; cette méthode synthétique de chercher la vérité a l’avantage de fixer l’attention du Lecteur, & de l’empêcher de s’égarer dans les diverses routes qui conduisent à cette recherche, en lui remettant sans cesse devant les yeux le point d’où il est parti. Il s’agit donc pour donner la solution de cette seconde question de se rappeller le principe établi au commencement de ce discours. Le but de la Comédie est de rendre les hommes meilleurs ; j’ai prouvé que pour parvenir à ce but, elle devoit moins s’attacher à peindre {p. 35}la maniere d’être extérieure des passions, que le fond même de ces passions. Voyons maintenant si nos Auteurs se sont attachés plutôt à peindre la maniere d’être extérieure du vice, que le fond du vice ; ou, ce qui revient au même, s’ils se sont appliqués à rendre le vice ridicule, plutôt qu’à en donner de l’horreur : de cet examen naîtra la décision de cette seconde question.
Le caractere dominant des François, si je ne me trompe, est de saisir avec vivacité le ridicule d’une chose, & de négliger le fond de la chose. (Quand je dis ridicule, j’entends un ridicule d’opinion, & nullement un ridicule essentiel.) Il s’en suivra nécessairement de cette maniere de juger des François, que le vice exempt de ridicule cessera d’être {p. 36}un vice, & que la vertu revêtue de ridicule cessera d’être une vertu. Pour se convaincre de cette vérité, qu’on jette un coup d’œil sur la maniere générale dont les François jugent du mérite des choses. Une piece dramatique étoit excellente ; un plaisant du parterre trouve un mot susceptible d’être tourné en ridicule, il le releve, voilà l’ouvrage tombé. Je me rappelle à ce propos d’avoir lu dans quelqu’endroit, qu’une Actrice célebre prononçant ces mots d’une Tragédie, il m’en souvient, & s’étant arrêtée quelque tems pour faire sentir davantage la force de ces paroles, un Spectateur du parterre s’impatienta de la longueur du silence de l’Actrice, & dit tout haut : ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient gueres. Ce bon mot excita de grands {p. 37}éclats de rire dans l’assemblée, & fit cesser la représentation. Un Auteur a fait un ouvrage qui lui mérite d’abord une approbation universelle ; il plaît à un critique qui a du crédit dans la République des lettres, de tourner le nom de l’Auteur en ridicule, & voilà l’Auteur & son ouvrage devenus l’objet du mépris universel. Un homme de mérite entre dans un cercle, il dit de très-bonnes choses ; mais un petit maître trouve qu’il les dit d’une maniere ridicule, voilà notre homme de mérite persislé, couvert de confusion & obligé de sortir. Que résulte-t-il de cette façon de juger ? Il en résulte que la vertu n’ose se montrer, & que le vice va tête levée. Un homme vertueux content de l’être, néglige de se rendre agréable, il ne faut donc pas qu’il se montre. {p. 38}Un homme vicieux a besoin pour déguiser ses vices de se rendre agréable à l’extérieur, il peut aller par-tout, il sera bien accueilli. Un air de mode impose à nos François plus que toute autre chose, dit Rousseau dans une de ses Epîtres.
Voyons maintenant ce qu’ont fait nos Poëtes comiques qui devoient travailler à corriger les Mœurs : ils se sont conformés au goût national, suivant l’usage de tout Auteur qui n’écrit pas pour instruire, mais pour se faire une réputation. Voici donc comme ils ont raisonné : Les François trouvent un plaisir singulier à jetter du ridicule sur tout ; nous sommes donc sûrs de les divertir, en chargeant de ridicules les personnages vicieux que nous mettons sur la scène : les François en outre craignent plus d’être {p. 39}ridicules que d’être vicieux ; il faut donc leur faire envisager le vice dans ce qu’il a de ridicule, & nous peu embarrasser de ce qu’il a de funeste & de dangereux pour la Société. Ce n’est donc pas tant le fond du vice qu’il nous faut attaquer, que ce qu’il a de choquant à l’extérieur par rapport à la Société ; ainsi qu’il y ait dans le monde, des avares, des fourbes, des menteurs, des médisans, des traîtres &c. peu nous importe ; pourvu que chacun soit tel à l’extérieur que la Société l’exige, tout ira bien. Notre devoir est donc d’empêcher les hommes d’être ridicules, & non point de les corriger de leurs vices… A merveille : voilà donc la Comédie dont le but est de corriger les hommes, uniquement occupée à leur enseigner à déguiser leurs {p. 40}vices, c’est-à-dire à se tromper les uns & les autres. Il ne faut plus s’étonner après cela d’entendre dire tous les jours qu’il n’est plus possible de faire une bonne Comédie ; que tous les caracteres sont épuisés, & que les ridicules dans tous les états, sont presqu’imperceptibles : on parleroit peut-être plus correctement, si on disoit qu’il n’y a plus de caractere ; que tous les vices répandus dans la Société, sont déguisés sous l’extérieur uniforme du ton & des manieres à la mode. Mais les vices en existent-ils moins pour être moins difformes ? Sommes-nous meilleurs que nos peres ? je ne le pense pas. Il n’est donc point surprenant que nos Auteurs qui ont toujours cru que le ridicule étoit le domaine essentiel de la Comédie, ne trouvent plus rien à {p. 41}faire aujourd’hui, puisqu’il n’y a presque plus de ridicule dans la Société. Mais qu’ils prennent une idée plus juste de leur art, & ils trouveront encore abondamment de quoi exercer leurs plumes, quelque laborieux qu’ils soient.
Il faut voir maintenant si les ouvrages de nos Auteurs comiques se ressentent de ce faux raisonnement, & si je ne leur suppose pas ici une pensée qu’ils n’ont jamais eue.
Je devrois peut-être pour l’examen de cette importante question, faire passer en revue tous les Auteurs qui ont travaillé dans le genre comique ; mais j’espere que le Lecteur me pardonnera aisément de ne prendre que Moliere pour exemple. Car outre que l’examen de tous les Auteurs comiques me jetteroit {p. 42}dans une discussion qui n’auroit point de bornes, c’est que Moliere est sans contredit, le Poëte qui a le plus illustré la scène comique ; ceux qui ont travaillé dans le même genre, bien loin de l’avoir surpassé, ne l’ont imité que de très-loin. C’est pourquoi ce qui fera preuve par rapport à Moliere, le fera à plus forte raison, par rapport aux autres Auteurs comiques qui l’ont tous pris pour leur modele. Il s’agit donc d’examiner quelle route à suivie Moliere pour corriger les hommes ; s’il a plutôt fait la guerre au fond du vice qu’au ridicule du vice, c’est-à-dire, toujours suivant mon premier principe, s’il s’est plutôt attaché à inspirer de l’horreur pour le vice, qu’à le rendre ridicule. J’avertis par avance que quand même Moliere ne sortiroit pas de cet examen aussi pur {p. 43}que je le souhaiterois, je ne l’en regarderois pas moins comme le meilleur Poëte comique que la France ait eu, & qu’elle aura peut-être jamais ; il sera toujours vrai que ses portraits sont de main de maître, & que les dialogues de ses personnages sont d’un naturel inimitable : ce que je dis ici, est pour me garantir de la malignité de ceux qui croiroient que je choisis Moliere au hasard, sans en connoître le mérite. C’est précisément la haute idée que j’ai de cet excellent homme qui me l’a fait préférer à ses rivaux, & je crois que la preuve qui résultera de l’examen de ses ouvrages, en sera d’autant plus forte. Je laisse à part toutes les Comédies de Moliere, qui quoique très-bonnes dans leur genre, n’attaquent aucun vice essentiel, & n’offrent la peinture que de {p. 44}quelques originaux plus ridicules que dangereux. Telles sont celles du Comte d’Escarbagnas, du Malade imaginaire, de Georges Dandin, de Pourceaugnac, du Médecin malgré lui, & de plusieurs autres qui sont de jolies contes pour rire ; je m’attache à celles qui offrent le portrait d’un vice dangereux, telles sont les Comédies de l’Avare, du Misanthrope, de l’Imposteur, des Femmes savantes, des Précieuses ridicules, du Bourgeois gentil-homme, &c.
Je prends d’abord la Comédie de l’Avare, & je demande quel doit être le but de cette piece ; on me répond que c’est celui d’inspirer de l’horreur pour l’avarice : voyons si Moliere a réussi.
L’avare Harpagon querelle ses enfans & ses domestiques d’un ton si badin & si bouffon, que {p. 45}ses domestiques & ses enfans se moquent de lui, depuis le commencement de la piece jusqu’à la fin. Il devient amoureux d’une fille qui n’a rien. Cette intrigue avec les débats du cuisinier & de Valere forment le nœud de la piece, & donne matiere à différentes sortes de plaisanteries qui sont long-temps oublier qu’il s’agit d’un avare. On dérobe dix mille écus à Harpagon qui n’a pas trop de tort d’en être fâché ; on lui rend son argent, & à la fin de la piece tout le monde est content de lui. Voilà si je ne me trompe une peinture de l’avarice plus plaisante qu’effrayante. Harpagon est un original qui amuse beaucoup par ses singeries, il ne fait de tort à personne, il n’a point envie d’avoir le bien d’autrui, il a un assez grand nombre de domestiques pour le servir {p. 46}lui & sa famille ; & si on excepte de ce portrait le prêt à usure, qui véritablement est odieux, mais qui pourroit appartenir à tout autre caractere qu’à celui de l’avare, son avarice n’a point de suites funestes à la Société. Il est donc évident que Moliere à plutôt rendu l’avare ridicule, qu’il ne l’a rendu odieux. Sa satire tombe donc plutôt sur la maniere d’être extérieure de l’avare, que sur le fond de son caractere.
Nous dirons la même chose du Misanthrope, si nous voulons l’examiner avec attention. La misanthropie est certainement un vice dangereux : un misanthrope est ennemi des hommes : ce n’est pas seulement en déclamant contre le genre humain, qu’il dévoile son caractere, c’est par ses actions & sa conduite : un homme {p. 47}de cette trempe refusera de rendre service à ses semblables, parce qu’il les hait : il quittera sa femme & ses enfans, à qui sa présence est nécessaire, pour aller vivre seul au fond d’un désert. Un misanthrope blâmera sans raison les défauts des hommes, & n’aura point d’idée juste des vertus contraires aux défauts qu’il censure ; sans cela même il ne seroit plus misanthrope ; & bien loin de fuir les hommes méchans, il resteroit parmi eux pour les faire rentrer dans le chemin de la vertu. Il faut donc faire envisager le misanthrope comme un fou, & tâcher de corriger les hommes de cette folie, par le portrait des excès auxquels cette folie peut conduire. Il est question maintenant d’examiner comment Moliere fait parler & agir Alceste le misanthrope.
{p. 48}Alceste blâme toutes les démonstrations extérieures d’amitié qui ne sont pas sinceres : il veut qu’on soit sincere & qu’en homme d’honneur on ne lâche aucun mot quine parte du cœur. Je crois que tout le monde convient de cela avec lui. On montre un sonnet à Alceste, il le trouve mauvais & le dit franchement : je ne vois point encore là de Misanthropie. Il aime Célimene, & il souhaiteroit que sa maîtresse eût des perfections que tout honnête homme voudroit sûrement trouver dans la sienne. Il croit en être trompé, il s’emporte contre elle, & sur le soupçon bien fondé de sa perfidie, il refuse l’offre de sa main. Rien en cela que de naturel : dira-t-on que quelques propos bizarres d’Alceste forment le fond du caractere du misanthrope, tels que {p. 49}ceux-ci : « J’ai un procès, je crois avoir raison, je voudrois pour la beauté du fait perdre ma cause… » & celui-ci, « Votre sonnet ne vaut rien, j’aime bien mieux la chanson, si le Roi m’avoit donné Paris sa grand’ville, &c.. » & cet autre, lorsqu’il est près d’être conduit chez les Maréchaux de France, pour l’injure qu’Oronte le faiseur du sonnet, prétendoit avoir reçue de lui : « Je n’en démordrai point, les vers sont exécrables ; » & plusieurs autres endroits de même nature que je pourrois citer ; croira-t-on, dis-je, que quelques petits ridicules prêtés à Alceste, soit dans ses manieres, soit dans ses paroles, donnent beaucoup d’éloignement pour son caractere ? Je ne suis pas de ce sentiment, je pense au-contraire qu’Alceste, à quelques petites bizarreries {p. 50}près, est plutôt un homme à imiter qu’à fuir. Moliere en voulant corriger de la Misanthropie, ne s’est donc arrêté qu’à quelques effets superficiels & de peu de conséquence de ce vice, sans en dévoiler le fond. Il a donc rendu le Misanthrope moins haïssable que ridicule ; il a donc manqué le vrai but de la Satire dans cette Comédie.
En suivant la méthode dont je mesers, on trouvera de même, que les Femmes savantes, les Précieuses ridicules, & le Bourgeois Gentilhomme sont des Comédies, dont toute l’utilité consiste dans la peinture du ridicule, c’est-à-dire, qui divertissent beaucoup & instruisent peu. Je ne vois dans Moliere qu’une Comédie traitée selon les vrais principes, c’est celle de l’Imposteur. J’en appelle au témoignage de {p. 51}ceux qui suivent les Spectacles, si la représentation de cette piece n’inspire pas une vraie horreur de l’hypocrisie. Cependant on ne peut pas dire que Tartuffe soit ridicule, il n’est que ce qu’il doit être, c’est-à-dire, hypocrite, traître, ingrat : toutes ses actions ne tendent qu’à tromper les hommes, toute sa conduite est un tissu d’horreurs. Orgon le prend chez lui & le nourrit gratuitement : que fait Tartuffe pour reconnoître un si grand service ? Il tâche de séduire la femme de son bienfaiteur ; il obtient d’Orgon la promesse d’épouser Marianne sa fille ; il persuade à Orgon de lui donner tout son bien ; & quand il est parvenu à le dépouiller de tout ce qu’il avoit, il l’oblige de sortir de sa propre maison. Peut-on rien imaginer de plus horrible qu’un pareil caractere ! {p. 52}Quel est celui après un tel exemple, qui osera se confier aveuglément aux dehors trompeurs d’une fausse dévotion ? Convenons donc qu’une Comédie, pour atteindre à son but, ne doit qu’exposer le vice d’après nature, sans le charger d’un ridicule qui ne serviroit qu’à en affoiblir l’horreur. Moliere nous a bien fait voir dans cet ouvrage qu’il connoissoit le vrai but de la Comédie ; & s’il ne s’y est pas conformé dans toutes ses pieces, c’est qu’il a plutôt voulu plaire qu’instruire, ou peut-être, ce qui est plus vrai, c’est qu’il a appris par sa propre expérience qu’il y a quelques persécutions à essuyer, quand on tente sérieusement la réforme des Mœurs Il est d’autant plus admirable dans le Tartuffe, qu’il a su y joindre l’utile & l’agréable, & tirer l’un & l’autre {p. 53}du fond de son sujet. C’est à cette maniere de traiter la Comédie qu’on pourroit peut-être appliquer la maxime, ridendo dicere verum quid vetat ? Car en même-temps que Tartuffe s’attire l’indignation de l’assemblée par ses scélératesses, Madame Pernelle & Orgon la font rire par leur ridicule aveuglement pour Tartuffe. Le ridicule de ces deux personnages non-seulement est naturel, mais il concourt encore à mettre dans un plus grand jour l’hypocrisie de Tartuffe. Ainsi une Comédie pour être utile aux Mœurs, doit nous peindre le vice d’après nature, sans le charger de ridicule ; & si elle veut amuser en même-temps qu’instruire, elle le peut faire en joignant au portrait du vice qu’elle attaque, le portrait de quelques défauts ridicules, pourvu qu’ils naissent {p. 54}naturellement du sujet, & qu’ils soient placés de maniere à mettre encore plus en évidence le vice dominant de la piece.
J’avois dessein d’examiner encore quelques autres Auteurs comiques ; mais je pense que l’examen du Tartuffe a donné à mon opinion toute la certitude dont elle est susceptible. Je puis donc conclure d’après ces réflexions, que nos Auteurs comiques en général se sont plutôt attachés à plaire qu’à instruire ; qu’ils ont plutôt tourné les vices en ridicule, qu’ils n’en ont inspiré de l’horreur, & par conséquent qu’ils n’ont point atteint le but que se propose la Comédie.
S’il étoit de mon sujet, je prouverois que non-seulement nos Auteurs comiques n’ont point atteint le but que se propose la Comédie, mais qu’il semble au {p. 55}contraire qu’ils se soient proposé un but tout différent. Je prouverois que la plupart des Comédies sont des écoles du vice, au lieu d’être des écoles de vertu ; on y verroit un fils apprendre à se moquer de son pere, un jeune homme à insulter un vieillard, une femme à tromper son mari avec adresse, des domestiques à voler leurs maîtres : on y verroit la vertu, la probité, la franchise sans cesse aux prises avec l’air du jour, le ton & les manieres à la mode, & toujours au-dessous de ces frivolités. Je sens que je prouverois trop contre la Comédie, si je développois ces réflexions ; je laisse donc au Lecteur la liberté de les pousser jusqu’où elles peuvent aller : d’ailleurs mon sentiment n’étant point de bannir la Comédie d’une République, mais seulement {p. 56}de la rendre utile aux Mœurs, quand j’aurois démontré que telle ou telle Comédie est une école du vice, il ne s’ensuivroit autre chose, sinon que telle ou telle Comédie ne devroit point être représentée. Je passe donc à la troisieme partie du plan que je me suis proposé dans cet ouvrage. J’ai fait voir quelle est la nature & l’essence de la Comédie. J’ai examiné ensuite si nos Auteurs comiques avoient travaillé suivant le but de la Comédie : il ne me reste donc plus qu’à rechercher s’il n’y a pas parmi nous quelques obstacles qui s’opposent à la perfection de la Comédie.
TROISIEME PARTIE.
Des obstacles qui s’opposent parmi nous à la perfection de la Comédie. §
Premier Obstacle.
Penchant des François à jetter du ridicule sur tout.
§
Un des principaux obstacles qui s’opposent parmi nous à la perfection de la Comédie, est, selon moi, le penchant universel qu’ont les François, à s’amuser du ridicule des choses, plutôt que de l’essence des choses. Ce défaut vient d’une légéreté d’esprit qui refuse d’approfondir les idées, & qui s’arrête à leur superficie ; je suis cependant bien éloigné de penser que les {p. 58}François soient incapables de goûter tout ce qui n’est qu’essentiel & qui ne porte pas l’empreinte de la frivolité. La France autant qu’aucune autre nation a produit des hommes célebres dans les sciences abstraites & épineuses, telle que les mathématiques & la métaphysique : beaucoup d’excellens ouvrages sur la morale, la politique, la juris-prudence ont été aussi applaudis que le sont quelquefois de jolis romans qui vivent quelques mois : l’obstacle à la perfection de la Comédie qui semble naître de l’inclination des François pour la frivolité, vient bien moins d’eux que de l’imprudence des Auteurs qui se sont attachés à flatter cette inclination, au-lieu qu’ils auroient dû travailler à l’affoiblir. La preuve en est que plusieurs bonnes Comédies, {p. 59}dans lesquelles les Auteurs ont mis plus de choses que de mots, c’est-à-dire, où les vices & les vertus sont traités le plus à fond, sont aussi suivies que des Comédies bouffonnes. Ce premier obstacle cessera donc d’en être un, si les Auteurs ne s’obstinent plus à croire qu’on ne peut attirer les François au Spectacle, qu’en introduisant sur le Théâtre des personnages plutôt semblables à des marionnettes qu’à des hommes.
Deuxieme Obstacle.
Fausse idée où sont nos Auteurs comiques, que les caracteres propres à la Comédie sont épuisés.
§
Le second obstacle qui s’oppose parmi nous à la perfection de la Comédie, vient de {p. 60}l’opinion où sont nos Auteurs, que les caracteres propres à la Comédie sont épuisés, & de ce qu’ils regardent comme une espece de honte de travailler sur des sujets qui ont été traités. Quant à l’opinion où sont nos Auteurs, que la Comédie ne trouve plus de caracteres sur lesquels elle puisse s’exercer, elle est fausse ; & avec un peu d’attention, ils en conviendront aisément. En effet, qui est-ce qui a assez peu étudié l’histoire des passions humaines pour ne pas savoir qu’elles ont pris naissance avec l’homme, & qu’elles se sont perpétuées avec lui ; qu’elles sont aujourd’hui ce qu’elles étoient il y a mille ans ; que le tableau des mœurs de chaque siecle, & de chaque région de l’Univers se ressemble ? Qui ne sait pas que de tout temps l’ambition a changé {p. 61}la face des Etats ; que l’amour de l’or à éteint celui de la vertu ; que par-tout où il y a eu des hommes, on a vu régner tour-à-tour le mensonge, la calomnie, la trahison, le luxe, le libertinage, la perfidie, la mauvaise foi, & généralement tous les vices dont le cœur de l’homme est malheureusement la victime ? Il y a donc encore aujourd’hui comme autrefois des caracteres à peindre ; il y a donc encore aujourd’hui d’utiles leçons à donner au genre humain. Qu’on ne dise pas que les hommes ayant toujours été les mêmes dans tous les temps, il est inutile de leur donner des leçons dont il est certain qu’ils ne profiteront pas ; car malgré la corruption générale, il est toujours des ames disposées à goûter les maximes de la sagesse ; & quand la Comédie {p. 62}ne corrigeroit les mœurs que de quelques particuliers, elle n’auroit pas perdu son temps.
J’ai dit aussi que nos Auteurs comiques regardoient comme une espece de honte de travailler sur des sujets qui ont été traités : l’amour-propre est la cause de ce préjugé ; on veut avoir la gloire de l’invention, & on seroit fâché de penser comme tout le monde. Un Auteur met son esprit à la toiture, & presse son imagination dans tous les sens, pour en faire sortir ce qu’il appelle une pensée neuve. La vanité l’empêche de voir que les objets de la nature étant finis, nos pensées le sont aussi, & que ce que nous pensons sur un objet, a pu l’être de même par des milliers d’hommes : cette obstination des Auteurs à ne vouloir marcher sur les traces de personne, produit un très-grand mal, en ce {p. 63}qu’elle empêche que les sujets ne soient traités sous toutes les faces possibles. Tel qui a bien considéré un sujet sous un certain rapport, ne l’a pas considéré sous un autre, sous lequel il étoit aussi important de l’examiner. Chacun a sa maniere de voir & de se représenter les choses. Une Comédie traitée sous différens points de vue, deviendroit donc d’une instruction bien plus générale, puisque chaque Spectateur saisiroit pour son instruction, le point de vue qui lui est le plus familier.
D’ailleurs, s’il est vrai que les principaux sujets propres à la Comédie ayent été traités, & si nos Auteurs se font un scrupule d’y travailler de nouveau, il faut donc qu’ils gardent le silence, puisque de leur propre aveu, il n’y a plus rien à dire. Je suis {p. 64}certes bien éloigné de conseiller à nos Poëtes comiques de voir d’un œil indifférent le vice exercer impunément ses ravages dans la Société. Je les exhorte au-contraire à lui faire une guerre opiniâtre, & à le poursuivre jusque dans ses retraites les plus cachées. Je souhaiterois qu’ils retournassent les mêmes maximes de cent façons différentes, jusqu’à ce qu’enfin ils eussent trouvé la maniere la plus propre à faire impression ; & peut-être y parviendroient-ils. Alors bien loin de mériter du blâme pour avoir fait une Comédie sur un sujet déjà traité, ils auroient la gloire au-contraire d’avoir su terrasser le vice avec des armes qui avoient été inutiles entre les mains d’un autre. Ce second obstacle à la bonne Comédie ne demande donc pour être détruit, qu’un peu {p. 65}de courage de la part de nos Poëtes comiques.
Troisieme Obstacle.
Préjugés de la nation sur certains vices qu’elle ne veut pas qu’on attaque.
§
Le troisieme obstacle qui s’oppose parmi nous à la perfection de la Comédie, n’est pas si aisé à détruire que les deux premiers, & il est bien plus de conséquence. C’est celui qui naît des préjugés de la nation sur certains défauts qu’elle respecte, pour ainsi dire, & qu’il faut respecter, parce qu’elle les respecte. Tel est par exemple en France le préjugé sur le point d’honneur, qui oblige quiconque a reçu une injure, de risquer sa vie pour en obtenir la réparation, sous peine d’être à jamais deshonoré & méprisé {p. 66}de ses semblables : folie étrange dont il est surprenant qu’on ne soit pas encore revenu ! Si donc un Auteur comique formant le louable dessein d’abolir parmi les François la barbare coutume des duels, introduisoit sur la scène un personnage respectable par mille bonnes qualités, qui ayant reçu une injure, refuseroit d’en tirer vengeance l’épée à la main, & diroit tout ce qu’on peut dire de plus fort contre les duels, je doute qu’un tel personnage se retirât avec l’estime des Spectateurs. Quoi donc ! un Auteur s’interdira-t-il le droit de traiter une matiere si intéressante pour l’humanité ? Non sans doute, il faut qu’il consacre ses veilles pour un objet aussi important ; je crois même qu’avec beaucoup d’art & de ménagement, il pourroit parvenir à faire {p. 67}ouvrir les yeux de la raison sur une coutume aussi insensée ; on se bat le plus souvent plutôt pour obéir au préjugé, que par un motif de bravoure, & il est peu de personnes qui ne desirassent avoir la liberté ou de se venger d’une injure, ou de la mépriser. Il en est de cette coutume comme des modes que chacun suit par bienséance, & dont tout le monde dit du mal en particulier ; on voudroit bien qu’une telle mode fût abolie, mais on n’ose pas l’abandonner le premier.
Il en est de même des défauts qu’une nation tolere, & qui sont devenus si communs, que peu de personnes en sont exemptes ; celui qui entreprendroit de les fronder par le secours de la scène, ne seroit peut-être pas accueilli favorablement des Spectateurs : par exemple, chacun sait que l’intérêt {p. 68}est aujourd’hui l’unique base des mariages ; quand on se propose un établissement, on ne songe gueres à s’informer si la personne qu’on recherche a des mœurs, de la vertu, de la conduite, ou si elle est d’une naissance distinguée : est-elle riche, demande-t-on d’abord avec empressement ? Combien a-t-elle de revenu ? Tant.. Cela suffit, on conclut ou on rompt le marché, suivant la quantité d’or qu’on trouve ; de-là ces alliances disproportionnées qui se contractent tous les jours, ou le sang le plus pur est uni au sang le plus abject, pourvu que celui-ci possede des sommes d’argent proportionnées à la bassesse de son extraction ? Eh bien, je crains sort que ce vice qu’on peut dire sans imprudence, être assez général aujourd’hui, ne fût un de ceux {p. 69}contre lesquels un Auteur comique échoueroit, parce qu’il se trouve trop de personnes qui n’ont point envie de s’en corriger. On peut donc dire que la Comédie n’a eu jusqu’ici parmi nous que le droit de se saisir de quelques défauts particuliers de peu de conséquence, dont le plus grand nombre des hommes est exempt, ou auxquels il n’est que médiocrement attaché, & qu’au-contraire elle a passé sous silence ceux qu’elle devoit combattre de toute sa force, & qu’il étoit le plus important de déraciner. A-t-elle été utile aux mœurs en suivant cette méthode ? Je le laisse à décider à tout Lecteur raisonnable. Que doit donc faire la Comédie pour être utile aux Mœurs ? Il faut qu’elle sonde le cœur humain jusque dans ses {p. 70}replis les plus ténébreux, & que là, comme dans leurs sources elle étudie ces passions, qui font tant de ravage dans la Société, & qu’employant tout son art à les peindre d’après nature, elle montre sur la scène l’homme tel qu’il est, malgré ses déguisemens apparens. Malheur aux hommes si une pareille Comédie tombe par la cabale des gens corrompus, qui craignent de se voir démasqués. Ainsi fut persécutée jadis la Comédie de l’Imposteur de Moliere, par la rage de ceux qui crurent se reconnoître dans le portrait que ce célebre Auteur avoit tracé de l’hypocrisie.
Quatrieme Obstacle.
Défaut de liberté.
§
En fin je trouve un quatrieme & dernier obstacle qui {p. 71}s’oppose parmi nous à la perfection de la Comédie ; c’est le défaut de liberté qui l’empêche d’exposer sur la scène les vices des grands & des gens en place, & qui la restreint à n’être utile qu’à la multitude. Le but du Gouvernement en imposant silence à la Comédie sur certains états, est sans doute d’empêcher les peuples de sortir du respect & de la soumission qu’ils doivent à ceux qui gerent les affaires publiques. Mais cette défense du Gouvernement lui est préjudiciable ; car en dérobant les grands à la censure publique, elle leur fait entendre qu’ils peuvent être vicieux impunément ; & il est malheureusement trop vrai que lorsqu’on peut commettre un crime sans rien craindre, on le commet presque toujours. Or la crainte de la censure publique {p. 72}a la vertu plus que toute autre barriere de contenir les hommes dans le devoir. Je souhaiterois donc que pour lever ce dernier obstacle, le Gouvernement abandonnât à la Comédie tous les vices de quelque nature qu’ils fussent, tant ceux du peuple que ceux des grands. Qu’arriveroit-il de cette liberté ? que chacun se gouverneroit dans le poste qui lui est confié, de maniere à ne pas donner prise sur lui. Le bon ordre régneroit donc à la place de la licence, & la vertu à la place du crime. La Comédie auroit donc la gloire de travailler à la correction des mœurs, au-lieu que jusqu’ici, elle n’en a changé que les manieres, c’est-à-dire que les mœurs restant les mêmes se font seulement reconnoître à des signes différens de ceux d’autrefois. Je ne crois pas {p. 73}qu’on me fasse un crime de la liberté que je demande pour la Comédie ; car qu’ont a craindre de la satire ceux qui font leur devoir, & de quelle utilité sont pour l’état ceux qui ne le font pas ? Les intentions du Gouvernement sont toujours pures ; le but qu’il se propose est toujours le bonheur & la tranquillité des peuples. Mais plus les intentions du Gouvernement sont pures, & plus il désire d’avoir des Administrateurs vertueux. La Comédie concourroit donc aux vues du Gouvernement, en effrayant par la satire ceux des Administrateurs dont les intentions s’éloigneroient des siennes. Je n’entends pas par-là que la Comédie désigne en aucune maniere des gens actuellement en place, mais seulement qu’elle puisse leur présenter des modeles à suivre ou à éviter.
{p. 74}Tels sont les moyens que je propose pour rendre la Comédie utile aux mœurs. Le nouveau jour sous lequel je l’ai presentée dans le cours de cet ouvrage ; pourra éprouver bien des contradictions ; on veut qu’elle amuse, & je veux qu’elle instruise. Si son but n’est que d’amuser, je conviens qu’elle a parfaitement réussi, & même qu’elle a atteint le degré de perfection ; mais si son but est d’instruire, je crois avoir démontré qu’elle n’a pas suivi le chemin qu’il falloit suivre pour y parvenir. Au reste quelque convaincu que je sois de la vérité de mes réflexions sur l’essence de la Comédie, je les soumets à l’examen du public, sans m’engager à les défendre contre mes adversaires. Si elles sont vraies, je desire qu’elles produisent le fruit pour lequel je les {p. 75}ai mises au jour : si elles sont fausses, je souhaite qu’on me donne les moyens de les rectifier.