À mes anciens élèves de l’école militaire de Paris. §
Voici une nouvelle Édition de l’ouvrage, où vous avez appris les principes de notre langue et de notre littérature. Vous la trouverez beaucoup plus étendue que la première, et en cela plus utile pour l’instruction de vos enfants. Je ne doute pas que, s’ils s’appliquent, comme vous vous êtes appliqués vous-mêmes, à cette étude des Belles-Lettres, [vj]ils n’y fassent les mêmes progrès, et n’en recueillent les mêmes fruits.
Préface de la première édition. §
Un Auteur qui produit un Ouvrage sur une matière que tant d’autres Écrivains ont traitée, s’impose l’obligation de dire pourquoi il le fait. Voici en peu de mots les raisons qui m’engagent à publier celui-ci.
Chargé d’enseigner les Belles-Lettres Françaises aux Cadets Gentilshommes de l’École Royale Militaire, je me suis attaché à leur donner des notions générales, mais précises, de tous les objets importants qu’elles renferment, et qu’il n’est pas permis à l’homme du monde d’ignorer. J’ai commencé par les Principes de l’Art d’écrire ; principes que je fais consister dans la correction, dans les agréments, dans [viij]la chaleur et la véhémence du style. Pour les leur développer, il a fallu leur apprendre quelles sont les lois que nous prescrit notre langue, quels sont les ornements dont on peut embellir le discours, et en quoi consiste l’éloquence. À ces trois points, qui font la division de la première Partie, j’ai cru devoir ajouter des Observations générales sur l’Art d’écrire les Lettres, et sur le cérémonial qu’on y observe.
En entrant dans le vaste champ des productions littéraires, j’ai présenté un tableau raccourci des quatre siècles, appelés par excellence les siècles des Arts. J’ai tâché d’exposer avec précision et avec clarté les règles des différents Ouvrages en prose ; du Discours oratoire en général, des Discours sacrés, des Discours du barreau, des Discours académiques, des Discours politiques, du genre historique, des Ouvrages didactiques, du [ix]Roman : et, après quelques notions préliminaires sur la versification française et sur la poésie en général, j’ai tracé les règles des différents Ouvrages en vers ; de tous ceux qui peuvent être compris sous le titre de Poésies fugitives ; des petits Poèmes et des grands Poèmes.
J’ai cité des exemples, même en assez grand nombre. On sait que les jeunes gens en sont avides : ils les dévorent, quand ils sont bien choisis. D’ailleurs les bons exemples offrent tantôt de belles idées, qui ne peuvent qu’enrichir l’esprit, tantôt de grands sentiments, propres à former le cœur, et contribuent toujours infiniment à épurer le goût. Il était également essentiel de faire connaître les meilleurs modèles en tous les genres ; et, dans cette vue, j’ai terminé chaque article par une notice plus ou moins longue des plus célèbres Écrivains, soit anciens, soit modernes.
[x]Telle est la marche que j’ai suivie dans mes leçons, et tel est le plan de cet ouvrage. On a jugé qu’un des moyens d’accélérer les progrès des Cadets Gentilshommes, serait de le leur mettre entre les mains imprimé. D’un autre côté, des Gens de lettres ont pensé que la jeunesse, et même les personnes dont l’éducation a été négligée, pourraient en retirer quelque avantage. C’est ce qui m’a déterminé à le rendre public, disposé à profiter, le mieux qu’il me sera possible, des observations judicieuses de la critique. Si la voix de cette critique doit être écoutée par un Auteur qui écrit pour sa propre gloire, elle doit l’être encore davantage par celui qui a principalement écrit pour l’instruction des jeunes gens.
Avertissement de l’auteur sur la seconde édition. §
Les circonstances qui m’avaient obligé de hâter l’impression de cet Ouvrage, lorsque je le publiai, ne m’avaient point laissé le loisir de le soigner autant que je l’aurais désiré. Je n’ai pas manqué depuis de le faire, pour contribuer de plus en plus à la saine instruction de la jeunesse ; et je crois devoir dire ici que j’ai été encouragé à continuer ce travail, par les suffrages dont les bons instituteurs ont honoré la première Édition ; par le jugement favorable qu’en ont rendu les journalistes français ; par la mention flatteuse qu’en a faite l’auteur de [xij]la Bibliothèque (allemande) des Sciences et des Arts, et par l’annonce de la Traduction qui en a été publiée en cette langue à Léipsick, avec des additions sur la littérature allemande.
Toutes les augmentations que j’ai faites à cet Ouvrage, ont fourni la matière d’un troisième volume. Je n’ai cependant rien changé au plan, à l’ordre, à la méthode : je n’ai même rien corrigé dans le fond des choses. Mais j’ai ajouté un assez grand nombre d’articles ; j’en ai développé bien d’autres avec beaucoup plus d’étendue, et je crois n’avoir rien omis, pour offrir, dans cette nouvelle Édition, un petit Cours complet des Belles-Lettres, où l’on pourra puiser les notions essentielles de toutes les parties de la littérature, depuis les premiers [xiij]éléments de notre langue, jusqu’aux règles du Poème épique.
J’ai pensé aussi qu’en mettant sous les yeux des jeunes gens des morceaux choisis de nos meilleurs écrivains, je pouvais bien par occasion leur apprendre un trait d’histoire ; leur faire connaître un homme célèbre, un Dieu, un héros de la fable, la situation d’une ville, d’un pays, etc. Ainsi j’ai joint aux exemples, des notes historiques, mythologiques, géographiques, que j’ai portées à la fin de chaque volume, en les rangeant par ordre alphabétique, et auxquelles j’ai eu soin de renvoyer en citant l’exemple même.
On trouvera à la fin du troisième volume, une Lettre, qui n’a été écrite qu’après la première [xiv]Édition de cet Ouvrage, et qui, par la seule importance de son objet, m’a paru ne devoir point être déplacée dans celle-ci.
Avis du libraire sur cette nouvelle édition §
Cet Ouvrage est assez avantageusement connu, pour qu’on puisse se rappeler que l’ancien Gouvernement l’adopta en 1784, pour l’instruction des Cadets Gentilshommes de l’École Royale Militaire, du nombre desquels était Sa Majesté l’Empereur et Roi, à qui l’auteur enseignait, dans cette maison, la Langue et la Littérature française.
En l’an xi (1802), Sa Majesté Impériale et Royale, visitant le Prytanée de Paris, ordonna l’usage de ces Principes Généraux des Belles-Lettres, pour les Écoliers de Rhétorique. Elle les prescrivit de même aux Élèves de Saint-Cyr, en visitant ce Prytanée, l’an xiii (1805).
La Commission nommée, par arrêté du Gouvernement, le 27 frimaire an xi (27 octobre 1802), pour le choix des [xvj]Livres classiques dans chaque classe de latin et dans celle des Belles-Lettres, et pour s’occuper de la réimpression des auteurs classiques, avait conseillé cet Ouvrage dans son rapport du 25 floréal an xi (15 mai 1803), rapport qui fut entièrement adopté par Sa Majesté Impériale et Royale.
M. Domairon, l’un des Membres de la Commission, se chargea d’extraire, de ses Principes Généraux des Belles-Lettres, une Rhétorique et une Poétique, qui sont actuellement entre les mains des Élèves. Mais un grand nombre de Lycées, beaucoup de Professeurs et d’autres personnes ont témoigné le désir d’avoir cet Ouvrage en entier, je me suis déterminé à en donner une nouvelle Édition, après en avoir obtenu le consentement de l’auteur.
Principes généraux des Belles-Lettres. §
Ce n’est pas sans raison que, dès notre plus tendre enfance, on nous enseigne les premiers éléments des Belles-Lettres, quelle que soit la carrière que nous devions fournir dans le monde. Cette étude, en débrouillant le chaos de nos idées, les multiplie insensiblement, les agrandit, les perfectionne, et nous accoutume peu à peu à concevoir avec une certaine facilité, à penser avec justesse, à nous exprimer avec une exacte rigueur. Elle présente ensuite à la jeunesse une charmante variété d’objets, dont la seule vue développe toutes les facultés de l’âme. L’esprit s’éclaire et s’enrichit ; le jugement se forme et se rectifie ; l’imagination s’embellit et s’enflamme ; le génie s’étend, s’élève, et prend déjà son essor, pour déployer bientôt toute sa grandeur et toutes ses forces. {p. 2}Mais plus on se livre à cette étude, plus on sent la nécessité d’asservir toujours l’esprit, le jugement, l’imagination, le génie, aux règles du bon sens, et aux lois de la saine raison.
Dans les divers empires, où les lumières ont fait quelques progrès, les Belles-Lettres ont toujours devancé les sciences. Elles en sont en effet la base la plus solide, la base nécessaire : sans les premières, nous ne pouvons acquérir les autres à un degré éminent, ni même les cultiver avec un succès distingué. Où sont les vrais savants, les savants un peu célèbres, qui, avant de le devenir, n’aient eu l’esprit suffisamment orné des connaissances littéraires ? S’il y en avait un seul, ce serait un de ces phénomènes, que la nature ne produit que dans l’espace de plusieurs siècles ; et l’on pourrait d’ailleurs assurer qu’à l’appui de ces connaissances, il eût marché d’un pas bien plus ferme, et se fût bien plus avancé dans la carrière.
Il est également certain que les Belles-Lettres servent à répandre et à faire goûter les sciences, par l’éclat, les agréments et l’intérêt qu’elles prêtent aux matières les plus abstraites, les plus arides et les plus rebutantes. Les beaux siècles d’Alexandre, d’Auguste, des Médicis, et de Louis XIV, ont vu les unes et les autres enchaînées par les rapports les plus étroits, et s’enrichir mutuellement. Les anciens reconnaissaient Apollon pour être tout à la fois le dieu des arts et le dieu des sciences : les neuf muses qui composaient sa cour, étaient des sœurs {p. 3}inséparables, formant un seul chœur, quoique chacune d’elles présidât à un art ou à une science particulière.
Mais ce ne sont pas là les seuls avantages que l’on retire de l’étude des Belles-Lettres. Il en est d’autres mille fois plus précieux sans doute ; tels que l’élévation, la noblesse et la sensibilité de l’âme, l’énergie et l’aménité du caractère, des mœurs douces et polies, des inclinations bienfaisantes et généreuses, l’amour de la justice et de l’humanité. Oui, les Belles-Lettres nous inspirent le goût des vertus morales, de la pratique desquelles dépendent l’harmonie et le bonheur de la société civile. Quand l’esprit est frappé des charmes de l’ordre et du beau, le cœur est plus susceptible de l’amour de l’honnête et du bon. Quand l’esprit se plaît à admirer les aimables et nobles traits qui caractérisent la vertu, le cœur est plus porté à l’aimer et à l’embrasser. On sait que les siècles d’ignorance ont été des siècles de barbarie, où la grossièreté des mœurs a enfanté les crimes les plus atroces, et les vices les plus monstrueux.
Quelles ressources d’ailleurs n’offrent point les Belles-Lettres contre l’ennui, ce fardeau, ce poison de l’âme, qui bien souvent en est accablée et dévorée, dans le centre même des plaisirs les plus piquants et les plus variés ! Le possesseur des trésors littéraires n’a point à craindre de se trouver avec lui-même. Combien de fois au contraire ne préfère-t-il pas l’humble silence de la retraite, à l’éclat bruyant des sociétés ! Les {p. 4}Belles-Lettres servent, comme l’a si bien dit Cicéron après Aristote, d’ornement dans la prospérité, et de consolation dans l’adversité. L’homme qui les cultive dans le sein de l’opulence et des honneurs, n’en est que plus heureux et plus grand à nos yeux ; ses dignités en reçoivent un nouveau lustre. Celui qui, victime des caprices du sort, ou des complots des méchants, (les exemples en sont-ils bien rares ?) paraît condamné à traîner, loin des hommes, une existence pénible et pleine d’amertume, puise dans les Lettres un courage ferme et d’abondantes consolations : elles lui font oublier ses disgrâces, ses revers, et lui tiennent lieu d’amis, de rang et de fortune. Le jeune-homme y trouve le véritable aliment de l’esprit ; le vieillard languissant un exercice qui l’amuse, et qui l’allège du poids de ses infirmités.
En un mot, dans tous les lieux, dans tous les âges, dans tous les états de la vie, cette étude si variée, si attrayante, nous procure les plaisirs les plus délicats, les plus purs et les plus durables que puisse goûter l’homme qui pense. La joie dont elle enivre notre âme, n’est point une joie vive et folâtre : mais elle est douce, tranquille, délicieuse et inaltérable. Que de motifs pour la jeunesse, de la regarder cette étude, comme une des plus importantes, des plus nécessaires, et d’y apporter toute l’application qu’elle mérite ! Le défaut des connaissances que nous avons négligé d’acquérir dans nos premières années, ne se répare jamais parfaitement. C’est une vérité également {p. 5}reconnue des personnes très instruites, et de celles qui ne l’étant que médiocrement, regrettent tous les jours la perte d’un temps si précieux.
Je ne prends point ici le mot Belles-Lettres, dans toute l’étendue de sa signification. Je la restreins, comme on le fait assez communément, à l’étude de la Grammaire, de la Rhétorique et de la Poétique, c’est-à-dire, à l’étude des principes nécessaires pour bien écrire en notre langue, et à celle des règles des divers genres de littérature, soit en prose, soit en vers. Ainsi cet ouvrage sera divisé en deux Parties. Dans la première, je traiterai de l’Art de bien écrire, et dans la seconde, des productions littéraires.
Première partie.
De l’Art de bien écrire. §
Formé à l’image de son Créateur, l’homme en a reçu la faculté de penser. Destiné à vivre en société, il en a reçu l’organe de la parole, pour pouvoir manifester ses pensées. À ces deux inestimables bienfaits, il a su lui-même, par l’invention de divers caractères tracés sur une surface, joindre l’avantage de montrer aux yeux la parole, et de la faire ainsi parvenir aux absents.
Nous n’écrivons donc que pour communiquer aux autres nos pensées. Mais en écrivant, nous désirons toujours que nos Lecteurs les saisissent et les conçoivent parfaitement. Il faut donc que nous exprimions nos pensées avec précision, avec exactitude, et par conséquent que nous nous attachions à écrire correctement. Nous sommes charmés qu’on éprouve un certain plaisir en nous lisant. Il faut donc que nous exprimions nos pensées avec grâce, avec élégance, et par conséquent que nous nous attachions à écrire agréablement. Nous nous proposons bien souvent de toucher et de persuader ceux qui nous lisent. Il faut donc que nous exprimions nos pensées avec chaleur, avec véhémence, et par {p. 7}conséquent que nous nous attachions à écrire pathétiquement.
La première manière satisfait la raison : elle suppose une connaissance des principes de la grammaire. La seconde flatte l’imagination : elle suppose une connaissance de cette partie de la Rhétorique qu’on appelle élocution. La troisième maîtrise l’âme : elle suppose une connaissance du Pathétique et de l’Éloquence. Développons les principes relatifs à chacune de ces trois manières.
Section I.
De l’Art d’écrire correctement. §
On écrit correctement, quand en écrivant, on observe les règles de sa langue. Ce serait une erreur de croire qu’il suffit pour cela de la savoir par habitude. L’expérience nous fournirait une bien grande preuve du contraire. L’homme qui n’en a point fait une étude sérieuse et réfléchie, ne tombe que trop souvent dans des fautes grossières, qu’on ne pardonne pas, même dans une lettre. Il ne nous serait pas moins préjudiciable que honteux d’ignorer les principes de notre langue, on l’usage, qui quelquefois en tient lieu : fondés sur la saine raison, ils nous obligent de mettre de l’ordre, de la justesse, de la précision dans nos idées et dans nos expressions.
Une connaissance étendue et profonde de {p. 8}ces principes n’est pas réservée au seul homme de lettres. Il est incontestable que l’homme public, c’est-à-dire, le ministre, le négociateur, le militaire, le magistrat, l’homme de loi, l’homme d’affaires, etc. ne peuvent point se dispenser de bien savoir leur langue, et de l’écrire correctement. N’est-il pas souvent arrivé que dans des conventions civiles, une phrase mal construite, une seule expression, ou impropre, ou équivoque, ou mal placée, ont donné naissance à des procès ruineux ; que dans un traité politique, elles ont été la cause ou le prétexte de longues et vives contestations, qu’une guerre sanglante a pu seule terminer ; que dans un ordre tracé par un officier général, elles ont fait mal interpréter, mal exécuter cet ordre même, et que de là s’en est ensuivie la perte d’une bataille, origine funeste de mille autres événements désastreux ?
Il ne faut donc pas être surpris que les Grecs et les Romains fissent une étude particulière de leur langue, et que ces derniers portassent l’attention jusqu’à ne confier leurs enfants qu’à des nourrices et à des domestiques qui parlaient purement. Les plus illustres et les plus éclairés de nos Auteurs ont également senti la nécessité de cette étude. Nous lisons dans un écrit adressé par le grand Bossuet à son auguste élève (le grand Dauphin fils de Louis XIV) ces paroles bien remarquables :
« Ne croyez pas, Monseigneur, qu’on vous reprenne si sévèrement pendant vos études,
pour avoir simplement violé les règles de {p. 9}la grammaire en composant…
Nous ne blâmons pas tant la faute elle-même, que le défaut d’attention qui en est la cause.
Ce défaut d’attention vous fait maintenant confondre l’ordre des paroles. Mais si nous
laissons vieillir et fortifier cette mauvaise habitude, quand vous viendrez à manier, non
plus les paroles, mais les choses, vous en troublerez tout l’ordre. Vous parlez maintenant
contre les lois de la grammaire : alors vous mépriserez les préceptes de la raison.
Maintenant vous placez mal les paroles : alors vous placerez mal les choses, etc. »
Ce que le savant Évêque de Meaux disait à un Prince né pour régner, tous les instituteurs
doivent le dire à leurs élèves.
Nous ne pouvons d’ailleurs pénétrer dans les jardins fleuris de l’éloquence et de la poésie, qu’en passant par les sentiers épineux de la grammaire. Nulle autre route ne peut nous être ouverte : c’est le premier pas que nous avons à faire, en entrant dans la carrière des Lettres. Il est même indispensable, pour saisir et comprendre les règles de notre langue, d’en savoir les premiers éléments. Ainsi je vais faire connaître ; 1°. la nature des mots qu’on emploie ; 2°. leur arrangement dans le discours.
{p. 10}Chapitre I.
De la nature des mots. §
Les mots sont des sons articulés, ou des caractères, dont nous nous servons pour exprimer nos pensées. Il y en a de huit sortes : le nom, l’article, le pronom, le verbe, la préposition, l’adverbe, la conjonction, et la particule ou interjection. Tous les mots qui composent le discours, sont compris dans l’une de ces huit espèces : voilà pourquoi on les appelle parties de l’oraison.
Article I.
Des trois premières parties de l’oraison. §
I.
Du Nom. §
Tous les êtres qui existent, sont les objets de nos idées. Les noms ont été inventés, pour exprimer ces objets, soit spirituels, soit corporels. Si l’on parle d’un seul objet, le nom est au nombre singulier. Si l’on parle de plusieurs, le nom est au nombre pluriel. Si cet objet est, ou est censé être mâle, le nom est du genre masculin, désigné par le mot le ou un : = le père, un père : = le livre, un livre. Si cet objet est, ou est censé être femelle, le nom est du genre féminin, {p. 11}désigné par le mot la ou une : = la mère, une mère : = la table, une table.
Les objets de nos idées peuvent être considérés simplement en eux-mêmes, ou avec quelques qualités dont ils sont revêtus : delà, deux espèces de nom ; le substantif, et l’adjectif. Le nom substantif est un mot, dont nous nous servons, pour désigner simplement une chose ou une personne. Nous employons l’adjectif, pour exprimer la qualité de cette chose ou de cette personne : = Esprit vaste ; vertu rare ; maison commode ; jardin agréable ; César victorieux ; Cicéron éloquent. Ici, esprit, vertu, maison, jardin, César, Cicéron, sont des noms substantifs. Vaste, rare, commode, agréable, victorieux, éloquent, sont des noms adjectifs.
Il est aisé de comprendre que le nom substantif signifie quelque chose par lui-même, comme on le voit dans les mots esprit, vertu, maison, jardin, César, Cicéron, et que l’adjectif ne peut être clairement entendu, s’il n’est joint à un substantif, comme on le voit dans les mots vaste, rare, commode, agréable, victorieux, éloquent.
Lorsqu’un nom substantif peut convenir à tous les objets d’une même espèce, il est commun. Tel est le mot homme, qui convient à tous les hommes en général.
S’il ne peut convenir qu’à un seul objet, comme Annibal (nom d’un homme), Paris (nom d’une ville), la Seine (nom d’une rivière), il est propre.
Celui qui, quoiqu’au singulier, présente à l’esprit l’idée de plusieurs objets réunis {p. 12}ensemble, s’appelle collectif. Tels sont les mots, forêt, peuple, armée, qui font concevoir plusieurs arbres, plusieurs hommes, plusieurs soldats réunis.
Il est essentiel de distinguer dans les noms collectifs, ceux qui renferment l’idée d’un tout (tels sont les noms que je viens de citer), et ceux qui renferment seulement l’idée d’une partie de quelque tout, comme la plupart, une troupe de, etc. une quantité de, etc. Les premiers sont des noms collectifs généraux : les autres sont des noms collectifs partitifs.
Il y a encore des noms qu’on appelle noms de nombre. Les uns expriment la quantité des choses ou des personnes : les autres en marquent l’ordre. Ceux qui désignent une quantité, comme un, deux, trois, quatre, etc., sont appelés nombres cardinaux. Ceux qui marquent l’ordre, comme premier, second, troisième, quatrième, etc., sont appelés nombres ordinaux. Les uns et les autres sont adjectifs.
Les noms de nombre qui marquent assemblage de plusieurs nombres, comme dizaine, vingtaine, cinquantaine, centaine, etc., sont des nombres collectifs. Ceux-ci sont substantifs.
On peut exprimer la qualité d’une chose avec plus ou moins d’étendue. Si on le fait, en comparant l’objet dont on parle, à un autre, l’adjectif est au comparatif ; et il est précédé de l’un de ces mots, plus, moins, aussi, autant : = un Roi pacifique est aussi grand, plus grand, moins grand qu’un Roi {p. 13}conquérant. Les adjectifs meilleur, moindre, pire, marquent seuls et par eux-mêmes une comparaison.
Lorsque l’adjectif exprime la qualité d’un objet à un très haut degré, il est au superlatif absolu ; et il est précédé du mot très ou fort : = l’homme savant et modeste est très estimable. S’il exprime la qualité d’un objet au plus haut degré, avec rapport à un autre objet, il est au superlatif relatif ; et il est précédé de le plus : = celui qui vit content de ce qu’il posséde, est le plus heureux de tous les hommes.
Tous les noms adjectifs sont des deux genres. Il y en a qui ont un e muet final au masculin et au féminin. Tels sont les adjectifs sage, honnête, aimable, utile, etc. Dans ceux qui n’en ont point, on en ajoute ordinairement un pour former le féminin. Ainsi, aigu fait au féminin aiguë : blond, blonde ; dur, dure ; égal, égale ; fort, forte ; grand, grande ; méchant, méchante ; niais, niaise ; perclus, percluse ; sensé, sensée ; vrai, vraie.
Il y a des adjectifs qui, en prenant au féminin l’e muet, doublent leur consonne finale : ancien, ancienne ; bas, basse ; bon, bonne ; cruel, cruelle ; épais, épaisse ; net, nette ; nul, nulle ; sot, sotte ; vermeil, vermeille, etc.
D’autres adjectifs, exceptés de la règle générale, ont au féminin une terminaison bien différente de celle du masculin. Bénin fait au féminin bénigne ; caduc, caduque ; {p. 14}définitif, définitive ; enchanteur, enchanteresse ; favori, favorite ; frais, fraîche ; long, longue ; mou, molle ; neuf, neuve ; sec, sèche ; trompeur, trompeuse, etc.
Remarquons ici que, quand l’adjectif grande est mis avant un substantif, qui commence par une consonne, on supprime quelquefois l’e dans la prononciation, et même en écrivant, et l’on en marque le retranchement par une apostrophe ; comme dans ces exemples : =il a hérité de sa grand-mère et de sa grand-tante ; = il aime à faire grand-chère ; = je suis arrivé à grand-peine ; = c’est un conseiller de la grand-chambre ; = allez-vous entendre la grand-messe ? = c’est grand-pitié de voir souffrir cet homme.
Les noms substantifs ne sont ordinairement que d’un genre. Je dis ordinairement, parce que, 1°. il y en a quelques-uns qui sont des deux genres, tels que ceux-ci :
Amour est masculin au singulier : =un amour constant ; féminin au pluriel : = des amours constantes. Mais quand le mot amours signifie les jeux, les ris, les attraits, représentés par les poètes, sous la figure de petits enfants ailés, il est masculin : = les amours badins ; les petits amours.
Automne est masculin et féminin : = l’automne a été froid ; l’automne a été pluvieuse.
Chose est féminin : = une bonne chose. Mais quelque chose est masculin : = quelque chose de bon.
Comté et duché sont masculins : = un {p. 15}comté, un duché. On dit cependant une duché-pairie ; une comté-pairie ; une vicomté.
Délice est masculin au singulier : = c’est un grand délice ; féminin au pluriel : = ce sont mes plus chères délices.
Esclave, employé comme substantif, est masculin et féminin : = un petit esclave, une petite esclave. Il l’est aussi, employé comme adjectif : = un homme esclave, une femme esclave.
Le nom pluriel gens exige plusieurs remarques. 1°. Il est masculin, quand il est suivi de son adjectif : = Il y a des gens bien cruels. Il est féminin, quand il en est précédé : = il y a de bien cruelles gens ; = les vieilles gens sont soupçonneux. 2°. Quand le pronom tout précède, avec l’article, le mot gens, ce pronom prend le masculin : = rechercher tous les gens de bien. Quand il le précède sans article, il prend le féminin : = s’accommoder de toutes gens. 3°. Quand un adjectif, qui a la même terminaison au masculin et au féminin, précède, avec le pronom tout, le mot gens, on met ce pronom au masculin : = cet homme voit tous les honnêtes gens, tous les habiles gens, tous les aimables gens. Quand cet adjectif a une terminaison différente dans les deux genres, on met le pronom tout au féminin : = cet homme pense comme toutes les bonnes gens, toutes les petites gens, toutes les sottes gens. Qu’on ne demande point la raison de ces diverses règles. L’usage les a établies ; et cet usage est quelquefois un tyran, auquel il faut obéir sans réplique.
{p. 16}Interprète est masculin et féminin : = un bon et savant interprète a bien traduit ce passage ; = l’église est la seule interprète sûre de l’écriture sainte.
Orgue est masculin au singulier : = l’orgue de cette église est très beau : féminin au pluriel : = on voit dans cette église de très belles orgues.
2°. Il y a des noms substantifs qui sont des deux genres, mais seulement lorsqu’ils sont pris dans des significations différentes. En voici quelques-uns :
Aide signifiant secours, est féminin : = une aide prompte ; une aide assurée. Aide signifiant la personne dont l’emploi consiste à être auprès d’un homme pour servir conjointement avec lui et sous lui, est masculin : = un aide des cérémonies ; un aide de camp.
Aigle, signifiant oiseau, est masculin : = un grand aigle ; un aigle noir. Aigle, en termes d’armoiries et de devises, est féminin : = l’aigle impériale ; une aigle éployée d’argent. Il faut cependant observer que l’aigle qui sert de pupitre dans une église, est toujours masculin.
Cartouche, signifiant un ornement de sculpture ou de peinture, est masculin : = graver, peindre des armes dans un cartouche. Cartouche signifiant la charge d’une arme à feu, est féminin. = ils ont épuisé toutes leurs cartouches.
Couple, signifiant deux choses de même espèce qu’on met ensemble, est féminin : = une couple d’œufs ; une couple de pigeons. {p. 17}Couple se disant de deux personnes unies par l’amitié ou par le mariage, est masculin : = un beau couple d’amis ; un heureux couple.
Enseigne, signifiant un officier qui porte le drapeau d’un régiment, est masculin = un enseigne a paru le premier sur la brèche. Lorsqu’il signifie le drapeau même, il est féminin : = les enseignes romaines ; = marcher tambour battant et enseignes déployées. Il est aussi féminin, lorsqu’il signifie le tableau attaché à la maison d’un marchand, d’un cabaretier, etc. = loger à une telle enseigne.
Forêt, signifiant une étendue de pays couvert de bois, est féminin : = la forêt que nous allons traverser, est bien épaisse. Foret, signifiant un petit instrument de fer avec lequel on perce un tonneau, est masculin : = le foret que vous voulez mettre dans ce muid, n’est pas assez pointu.
Foudre, dans le sens propre, est, suivant l’académie, masculin et féminin, quoique le dernier soit plus usité : = être frappé du foudre ou de la foudre. Mais si l’on applique ce mot à un grand orateur, à un grand capitaine, il est toujours masculin : = cet orateur est un foudre d’éloquence.
Mânes des grands Bourbons, brillants foudres de guerre,Qui fûtes et l’exemple et l’effroi de la terre, etc.
On dit aussi un foudre de vin, vaisseau qui contient plusieurs muids de vin.
Greffe, signifiant le lieu où se gardent les {p. 18}registres d’une cour de justice, est masculin : = greffe civil, greffe criminel. Greffe, signifiant une branche qu’on ente sur un arbre, est féminin : = une greffe de pommier ; une greffe de poirier.
Moule, signifiant une matière creusée, et propre à donner une forme précise à une autre matière que l’on y verse toute fondue et liquide, est masculin : = un beau moule ; un moule bien fait. Moule, signifiant un petit poisson enfermé dans une coquille, est féminin : = une grosse moule ; de fort bonnes moules.
Période, signifiant le plus haut point où une chose puisse arriver, est masculin : = Cicéron et Démosthène ont porté l’éloquence à son plus haut période. Période, signifiant révolution, époque, est féminin : = le soleil fait sa période en trois cent soixante-cinq jours et près de six heures ; = la lune fait sa période en vingt-neuf jours et demi. Période, en terme de rhétorique est aussi féminin.
Relâche, signifiant interruption de quelque travail, repos, etc., est masculin : = le relâche que vous avez pris après ce petit travail, a été trop long. Relâche, en termes de marine, signifiant un lieu propre à y relâcher pour se mettre à l’abri, est féminin : = menacés de la tempête, nous trouvâmes dans cette rade une bonne relâche.
Triomphe, signifiant victoire, ou l’honneur qu’on rend à un vainqueur, est masculin : = la pompe d’un triomphe ; un {p. 19}triomphe éclatant. Triomphe, au jeu des cartes, est féminin : = jouer à la triomphe ; = il n’avait qu’une triomphe.
Vase, signifiant une sorte d’ustensile pour contenir quelque liqueur, est masculin : = un vase d’or ; un vase de porcelaine. Vase, signifiant la bourbe qui est au fond de la mer, des rivières, etc. , est féminin : = ce bateau s’est enfoncé dans la vase.
3°. Il y a des noms substantifs qui sont des deux genres, mais avec des terminaisons différentes. Ainsi l’on dit : un acteur intelligent ; une actrice intelligente : le bienfaiteur de cette maison ; la bienfaitrice de cette communauté : un bon danseur ; une bonne danseuse : le médiateur, la médiatrice de la paix, etc.
La plupart des noms, tant substantifs qu’adjectifs, doivent être terminés par une s, quand ils sont au pluriel : = quel est le livre le mieux écrit ? quels sont les livres les mieux écrits ? = quelle pensée juste et brillante ! quelles pensées justes et brillantes !
Les noms qui se terminent au singulier en eau ou en eu, prennent un x au pluriel : = le beau côteau ; les beaux côteaux : le berceau ; les berceaux : l’essieu ; les essieux : le feu ; les feux, etc. Mais bleu fait au pluriel bleus.
Parmi les noms en ou, les uns prennent un x : = le chou ; les choux : le caillou ; les cailloux : le genou ; les genoux, etc. Les autres prennent une s : = le clou ; les clous : {p. 20}le bijou ; les bijous : le verrou ; les verrous, etc.
Au reste, il y a des noms, soit substantifs, soit adjectifs, qui finissent au singulier par une s, un x, ou un z ; et l’on doit juger qu’ils les conservent au pluriel.
Les noms en al ont le pluriel en aux : = égal ; égaux : royal ; royaux : le mal ; les maux : un végétal ; les végétaux. Il faut excepter bal, cal, carnaval, régal et pascal, qui font au pluriel bals, cals, carnavals, régals, et pascals. Pal fait paux ou pals.
Les substantifs en ail prennent une s au pluriel : = un attirail ; des attirails : un détail ; des détails : un gouvernail ; des gouvernails : un portail ; des portails, etc. Mais ail, bail, bétail, corail, émail, soupirail, travail, font au pluriel aulx, baux, bestiaux, coraux, émaux, soupiraux, travaux. Lorsque travail signifie une machine de bois à quatre piliers, entre lesquels les maréchaux attachent les chevaux vicieux, pour les ferrer ou pour les panser, il fait au pluriel travails.
Les noms qui sont composés de plusieurs mots liés ensemble par un trait d’union, veulent, lorsqu’ils sont employés au pluriel, une s ou un x à la fin du dernier mot seulement. Ainsi, suivant l’académie, il faut écrire un abat-jour, et des abat-jours ; une orange aigre-douce, et des oranges aigre-douces ; un arc-boutant, et des arc-boutants ; un arc-en ciel, et des arc-en-ciels ; un arrière-neveu, et des arrière-neveux ; un chef-d’œuvre, et des chef-d’œuvres ; un chevau-léger, {p. 21}et des chevau-légers ; un garde-fou, et des garde-fous.
Cependant la même académie ajoute, dans quelques noms de cette espèce, une s à la fin du premier mot. Elle écrit un chat-huant, et des chats-huants ; un ciel-de-lit, et des ciels-de-lits ; un cul-de-lampe, et des culs-de lampes ; un œil-de-bœuf, et des œils-de-bœufs. Il y en a d’autres, à la fin desquels elle ne met point d’s, quoiqu’ils soient au pluriel. Tels sont : des corps-de-garde ; des coq-à-l’âne ; des opéra ; et ceux qui sont pris du latin ; comme, des alibi ; des à-parte ; des errata ; des exeat ; des ex-voto ; des impromptu ; des in-folio ; des item, etc. Elle écrit aussi : des lazzi ; des oui-dire, etc.
Dans les noms qui se terminent en ent, ou ant, c’est aujourd’hui l’usage de supprimer au pluriel le t, qui devrait précéder l’s. Ainsi en écrivant au singulier : un mouvement violent ; un enfant charmant, etc., on écrit au pluriel : des mouvements violens, des enfants charmans, etc. Cependant on laisse le t dans les mots d’une seule syllabe, et l’on écrit : le vent, les vents ; une dent, les dents ; un chant, des chants ; un gant, des gants ; un homme lent, des hommes lents. Mais quoiqu’on écrive au singulier tout, on écrit au pluriel tous.
Il y a des noms qui n’ont point de pluriel. Les substantifs de cette espèce sont, aide (secours) ; bercail, bien-être, butin, courroux, décri (perte de réputation et de crédit) ; estime, faim, faste (vaine ostentation ; affectation de paraître avec éclat) ; {p. 22}gré (bonne, franche volonté), gloire (si l’on ne parle pas d’ouvrages de peinture, de sculpture, etc.) ; renommée, repos, sang, soif, sommeil, etc.
Ajoutez à ces noms, 1°. les noms des métaux pris en général, c’est-à-dire, lorsqu’ils ne sont pas considérés comme mis en œuvre : l’or, l’argent, le fer, le plomb, etc. Lorsqu’ils sont considérés comme mis en œuvre, ils ont un pluriel ; et c’est sous ce rapport seulement qu’on dit, des fers, des plombs, etc. 2°. Les noms des vertus et des vices ; comme foi, sincérité, ambition, orgueil, etc. On connaîtra les autres par l’usage.
Les adjectifs, amical, austral, boréal, canonial, conjugal, fatal, filial, frugal, glacial, grammatical, idéal, naval, pastoral, pectoral, vénal, etc., n’ont point de pluriel au masculin. Ainsi, l’on ne pourra pas dire : des conseils amicaux ; les pays austraux ; les principes grammaticaux ; des trésors idéaux. Mais on dira fort bien : des exhortations amicales ; les terres australes ; les règles grammaticales ; des richesses idéales.
Les substantifs qui n’ont point de singulier, sont accordailles, ancêtres, annales, appas (charmes) ; armoiries, arrhes, balayures, basses (bancs de sable, ou rochers cachés sous l’eau) ; bésicles (sortes de lunettes) ; brisées, broussailles, caravanes (campagnes que les chevaliers de Malte sont obligés de faire sur mer) ; catacombes (grottes souterraines où l’on enterrait les corps {p. 23}morts) ; confins, conserves (lunettes) ; décombres, ébats, échasses, effondrilles (parties grossières qui restent au fond d’un vase) ; élémens (principes d’un art, d’une science) ; émondes (branches superflues) ; entours et environs (lieux d’alentour) ; entrailles, entraves, épousailles, fastes (tables, ou livres du calendrier des anciens romains) ; fiançailles, frais (dépense, dépens) ; francs (pièce de monnoie) ; funérailles, goguettes (propos joyeux) ; hardes, limites, matériaux, mœurs, obsèques, ossemens, pierreries, pleurs, prémices, ténèbres, us (usages) ; vacances (temps auquel les études cessent) ; vacations (cessation de séances des gens de justice) ; vergettes (époussette) ; vitraux, etc.
II.
De l’Article. §
Notre langue n’a qu’un article, qui est le pour le masculin singulier et dont on fait la pour le féminin, et les pour le pluriel des deux genres. Ce mot ne signifie rien par lui-même. On le place avant les noms substantifs, lorsqu’on veut les tirer d’une signification vague, pour leur en donner une précise et déterminée. Un nom en effet, employé tout seul, ne présente que la simple idée de la chose qu’il exprime, et par conséquent, n’a qu’une signification vague. Mais comme cette idée peut être ou {p. 24}générale, c’est-à-dire, prise dans toute son étendue ; ou restreinte, c’est-à-dire, prise seulement dans une partie de son étendue ; on se sert de l’article, pour désigner l’étendue que l’on donne à cette idée ; et alors on détermine la signification du nom qui présente cette même idée. Prenons pour exemple une chose matérielle.
Le mot pain ne présente que la simple idée de ce qu’on appelle pain, et par conséquent n’a qu’une signification indéterminée. Mais si je dis : le pain est un aliment nécessaire à l’homme, alors je détermine la signification du substantif pain, en lui donnant une signification générale, puisque je parle ici de toute l’espèce de pain. Si je dis : le pain de ce boulanger est très bon, je détermine encore la signification du substantif pain, en lui donnant une signification restreinte, puisque je ne parle ici que d’un pain particulier. M’objectera-t-on que ce sont les mots, de ce boulanger, qui restreignent la signification du substantif pain ? Je répondrai que je n’ai pu les employer, qu’en vertu de l’article placé avant ce nom, et que par conséquent c’est cet article qui en détermine principalement la signification.
Il s’ensuit de là qu’on met l’article avant les noms, soit que l’on veuille par ces noms exprimer déterminément toute une espèce de choses ou de personnes ; comme les hommes sont mortels ; soit que l’on ne veuille désigner qu’une ou plusieurs parties, un {p. 25}ou plusieurs individus de cette espèce ; comme, les hommes vertueux ne se laissent point maîtriser par leurs passions.
Observons qu’il n’y a que les noms substantifs exprimés ou sous-entendus, qui puissent être accompagnés de l’article. Si on le met avant des mots d’une toute autre espèce, ces mots deviennent alors de véritables substantifs. Tels sont : le vrai, le nécessaire, le beau, le sublime, le savoir, le boire, le manger, le devant de la maison, le dessus de la porte, le pourquoi, le comment, etc. Ces substantifs n’ont pas de pluriel.
L’article est simple, ou particulé : simple, lorsqu’il précède tout seul le nom substantif ; le bonheur ; la bienfaisance : particulé, quand il est lui-même précédé de la particule à ou de ; à la franchise ; à la candeur.
On disait autrefois de le, de les, à le, à les ; aujourd’hui, on dit par contraction du, des, au, aux ; du trône, des trônes, au trône, aux trônes, pour de le trône, de les trônes, à le trône, à les trônes. Ainsi du, des, au, aux, sont articles particulés.
Je dois remarquer ici qu’il y a des mots, qui, comme on le verra dans la suite, font la fonction de l’article. Tels sont les nombres cardinaux un, deux, trois, etc. ; et les pronoms tout, chaque, nul, quelque, certain, ce, mon, ton, son, etc.
III.
Du Pronom. §
Le mot pronom dit assez par lui-même que c’est un mot qu’on met à la place d’un nom. On l’emploie pour rappeler l’idée de ce nom, dont on veut éviter la répétition trop fréquente.
L’honneur est comme une île escarpée et sans bords :On n’y peut plus rentrer, dès qu’on en est dehors.
Les peuples sont heureux, quand un seul les gouverne.
Y, en, et les sont pronoms, parce qu’ils sont mis, les deux premiers pour île, et le troisième pour peuples. Ils rappellent l’idée de ces noms, et en font éviter la répétition.
On divise ordinairement les pronoms, en pronoms personnels, relatifs, indéfinis, absolus, et démonstratifs. En admettant ces différentes espèces de pronoms, je ne m’attacherai cependant pas à cette division pour les faire connaître. Il me paraît plus commode de suivre celle de l’abbé d’Olivet, pour démêler ce que les pronoms de chaque espèce ont de particulier. Ils sont de vrais noms ; les uns substantifs, les autres adjectifs, et d’autres tantôt substantifs, tantôt adjectifs.
Il y a trois personnes, dont la première est celle qui parle ; la seconde celle à qui l’on parle ; la troisième celle dont on parle. {p. 27}Les pronoms qui suppléent au nom de ces personnes, sont, pour la première, je, me, moi, singulier ; nous, pluriel des deux genres.
Pour la seconde, tu, te, toi, singulier ; vous, pluriel des deux genres : il est singulier, quand on n’adresse la parole qu’à une personne.
Pour la troisième, il, masculin singulier, qui fait au pluriel, ils ; elle, féminin singulier, qui fait au pluriel, elle ; eux, masculin pluriel ; lui, singulier des deux genres ; leur, des deux genres, toujours pluriel, et sans jamais prendre s finale ; se, soi, des deux genres et des deux nombres. On, pronom appelé indéfini, parce qu’il n’exprime point d’objet déterminé, appartient à cette troisième personne.
Le, la, les, placés avant un verbe, sont des pronoms qu’on nomme relatifs, parce qu’ils ont rapport à un nom qui les précède : = il faut aimer la vertu et la pratiquer.
En et y sont, par la même raison, des pronoms relatifs.
Tous ces pronoms, ainsi que les pronoms indéfinis autrui, personne, quelqu’un, chacun, sont substantifs. Il est aisé de le reconnaître, en ce qu’ils ne font que désigner un objet, sans le qualifier.
Les pronoms adjectifs sont principalement ceux qu’on appelle possessifs, parce qu’ils marquent à qui appartient la chose signifiée par leur substantif. Ce sont pour le {p. 28}singulier, mon, ton, son, masculin ; ma, ta, sa, féminin ; notre, votre, leur, des deux genres : pour le pluriel, mes, tes, ses, nos, vos, leurs, les uns et les autres également des deux genres. On voit que ces pronoms ont chacun un rapport de propriété aux divers pronoms des trois personnes.
Le mien, le tien, le sien, le nôtre, le vôtre, le leur, la leur, les leurs, sont des pronoms adjectifs, quand ils sont mis à la place des noms : = je défends son ami ; qu’il défende le mien.
Mais on ne doit pas mettre au rang des pronoms le mien, le tien, le sien, etc. signifiant le bien qui nous appartient, ni les miens, pour dire mes proches, mes alliés. Ils sont alors de vrais substantifs.
Les pronoms indéfinis, quel, lequel, quelque, quiconque, plusieurs, tout, nul, pas un, sont adjectifs. On voit que tous ces pronoms servent en quelque sorte à qualifier un objet. Voici ceux qui sont tantôt substantifs, tantôt adjectifs.
Que, mis absolument, c’est-à-dire, sans être précédé d’un nom auquel il ait rapport, est substantif : = que vous est-il arrivé ?= Je ne sais que répondre. Il signifie ici quelle chose.
Que, ayant rapport à un nom qui le précède, et pour lors pronom relatif, est adjectif : = je n’oublierai jamais le service que vous m’avez rendu.
Dans cette phrase : = ce qui est beau, mérite notre admiration ; ce est substantif, parce {p. 29}qu’il signifie la chose qui. Dans celle-ci : = ce livre est bien écrit ; ce est adjectif, parce qu’il qualifie, en quelque sorte, le substantif livre.
Celui qui veut se faire estimer, doit être vertueux. Celui est substantif, parce qu’il signifie l’homme qui.
En parlant de deux tableaux : = celui-ci est d’un grand peintre. Celui-ci est adjectif, parce qu’il sert, en quelque manière, de qualificatif au substantif tableau, dont il rappelle l’idée. Tel est le principe d’après lequel on jugera si un pronom est substantif, ou adjectif.
Article II.
Du Verbe. §
Le verbe est en général un mot qui exprime une action, soit intentionnelle, c’est-à-dire, produite par un principe spirituel ; soit réelle, c’est-à-dire, produite par un principe matériel, de quelque nature qu’il soit. On appelle sujet, la personne ou la chose qui est le principe de cette action. On appelle objet, la personne ou la chose qui en est le terme. = Nous aimons naturellement la vertu ; = vous ambitionnez trop les honneurs ; = le limon fertilise les terres ; = les vers rongent le bois. Dans ces phrases, les mots aimons, ambitionnez, fertilise, rongent, expriment des actions, dont les deux premières sont intentionnelles, et les deux autres réelles.
{p. 30}Nous, vous, limon, vers, sont sujets, parce qu’ils sont les principes de ces actions, puisqu’ils les produisent. Vertu, honneurs, terres, bois, sont objets, parce qu’ils sont les termes de ces actions, puisque c’est à eux qu’elles se terminent.
L’action qu’exprime le verbe, peut être considérée sous quatre points de vue. De là naissent quatre sortes de verbes ; l’actif, le passif, le réciproque, et le neutre.
Différentes espèces de verbes. §
Le verbe actif exprime une action que le sujet produit, et dont un objet étranger peut recevoir, ou souffrir l’impression : = l’homme sensible et compatissant aime et secourt les pauvres : = le tonnerre a renversé un grand édifice.
Le verbe passif exprime une action, dont l’impression est reçue par le sujet : = les pauvres sont aimés et secourus par l’homme sensible et compatissant : = un grand édifice a été renversé par le tonnerre.
Le verbe réciproque exprime une action, dont le sujet qui la produit, ressent l’impression ; en sorte qu’en agissant sur lui-même, il est tout à la fois et le sujet et l’objet de cette action : = je me promène tous les matins : = vous vous fatiguerez dans ce chemin sabloneux : = ce jeune fat se vante toujours. On voit que les verbes de cette espèce sont accompagnés de deux pronoms de la même personne, tandis que les autres n’en ont qu’un.
Le verbe neutre exprime une action produite par le sujet, mais dont l’impression {p. 31}ne peut être reçue ou soufferte par aucun objet : = les arbres fleurissent, et la verdure paraît : = cet homme pense juste, et raisonne de même : = nous dînions agréablement auprès d’une fontaine, lorsque les villageois dansaient sous ces ormeaux. Voici d’autres exemples qui feront sentir la différence essentielle qu’il y a entre un verbe actif et un verbe neutre.
Quand je dis, le père corrige l’enfant, j’exprime par ce verbe une action que fait le père, et dont l’enfant peut recevoir ou souffrir l’impression. Je pourrais dire en effet, sans changer le sens de la phrase : l’enfant est corrigé par le père. Alors l’impression de cette action serait reçue ou soufferte par l’enfant. Donc ce verbe corriger est un verbe actif.
Mais si je dis, le méchant médit de tout le monde ; le maître a parlé aux disciples ; quoique j’exprime, par ces deux verbes, des actions qui passent hors des sujets qui en sont le principe, je ne pourrais cependant pas dire, tout le monde est médit par le méchant ; les disciples ont été parlés par le maître. Donc ces verbes médire, parler, expriment des actions, dont l’impression ne peut être reçue ou soufferte ; par conséquent ils sont des verbes neutres, et non des verbes actifs.
Ainsi le verbe neutre est immuable de sa nature ; et le verbe actif peut être changé en passif, sans que, pour cela, le sens de la phrase soit altéré. Voilà pourquoi des Grammairiens, empruntant le langage de la philosophie, ont dit que les verbes proprement {p. 32}actifs signifient une action, à laquelle est opposée une passion ; mot qui veut dire ici une impression reçue dans un sujet.
Enfin, pour ne rien omettre de ce qui peut empêcher les jeunes gens de confondre ces deux espèces de verbes, voici un moyen facile et sûr de les distinguer. Quand un verbe peut recevoir après lui les mots quelqu’un, quelque chose, employés tout seuls, il est actif : = flatter quelqu’un ; approuver quelque chose. Quand il ne peut pas les recevoir, il est neutre. On dit bien, nuire à quelqu’un ; insister sur quelque chose. Mais on ne peut pas dire, nuire quelqu’un ; insister quelque chose.
En expliquant ainsi la différence qu’il y a entre un verbe actif et un verbe neutre, je n’ai fait que suivre le sentiment de tous nos bons Grammairiens, qui ont bien montré, par la force et la justesse de leurs raisonnements, qu’ils connaissaient toute la métaphysique de notre langue. On voit en effet que cette différence est fondée sur une dialectique très solide. Je dois ajouter qu’elle existe dans les diverses langues, du mélange desquelles la nôtre s’est formée en grande partie, et qu’elle sert, de plus, à simplifier autant qu’à affermir certaines règles essentielles de notre syntaxe. On doit donc regarder comme faux et inadmissible le principe, d’après lequel Wailly prétend que les verbes nuire, médire, parler, danser, jouer, partir, venir, sont des verbes actifs.
{p. 33}Je dois dire également ici que la définition du sujet, donnée par le même auteur, ne paraît guère satisfaisante. Le sujet, dit-il en deux endroits, est la personne ou la chose dont on parle. Quel sera donc le sujet de ces deux phrases ? Dieu éprouve les justes : = l’aimant attire le fer. On y parle des justes comme de Dieu, et du fer comme de l’aimant.
Les verbes qui ne peuvent être accompagnés que du pronom il, à la place duquel on ne peut pas mettre un nom, s’appellent impersonnels : = il faut : il importe : il pleut : il neige, etc.
Verbes être et avoir. §
Nous avons dans notre Langue deux verbes qui méritent ici une observation particulière : ce sont les verbes être et avoir. Le premier signifie en lui-même exister ; et en ce sens il est neutre : = Jésus-Christ a voulu mourir pour tous les hommes qui ont été, qui sont, et qui seront. Mais dans sa signification la plus étendue, ce verbe n’exprime point d’action ; et les Grammairiens l’appellent verbe substantif. Un de ses principaux usages est de signifier l’affirmation que l’on fait, soit d’une personne, soit d’une chose qui en est le sujet : = la médiocrité est la sauvegarde de la vertu : = les riches sont heureux de pouvoir être les pères des pauvres. Je remarquerai ici que les verbes devenir, paraître, sembler, etc., servant à ce même usage que le verbe être, sont aussi regardés comme des verbes substantifs.
Le verbe avoir signifie en lui-même {p. 34}posséder ; et en ce sens il est actif. = Ce seigneur a de grandes terres : = vous avez une belle bibliothèque. Mais ce verbe est plus généralement employé à un autre usage. Il sert ainsi que le verbe être, à conjuguer en grande partie tous les autres ; et c’est pour cette raison que l’on appelle ces deux verbes, auxiliaires.
Modes et temps du verbe. §
Tous les verbes ont différentes terminaisons ou variations finales : = je pense ; nous pensons ; je pensois ; vous pensâtes ; ils pensèrent, etc. Assembler toutes les terminaisons d’un verbe, c’est le conjuguer. En le conjuguant, on exprime l’action de plusieurs manières ; et ces manières forment les modes, qui sont l’infinitif, l’indicatif, l’impératif, et le subjonctif. On exprime l’action avec tous ses rapports ; et ces rapports forment les temps, les nombres, et les personnes. J’ai déjà parlé des personnes : les nombres dans les verbes sont les mêmes que ceux des noms.
Il n’y a proprement que trois temps dans la nature : le présent ; c’est le temps qui est actuellement : le passé ; c’est le temps qui a été : le futur ; c’est le temps qui sera. Mais comme dans ces trois temps, on peut envisager les choses de diverses manières, on en a introduit plusieurs autres, pour exprimer toutes ces manières. Ainsi au présent absolu se rapportent le conditionnel présent, et l’imparfait ou présent relatif ; au parfait indéfini se rapportent le parfait défini, le parfait {p. 35}antérieur, le plus-que-parfait, et le conditionnel passé ; au futur simple se rapporte le futur composé.
Pour faire connaître ces divers temps, ainsi que les modes, je vais conjuguer un verbe, en plaçant la définition de chaque temps, à côté de ce même temps conjugué. Je joindrai à ce verbe les deux auxiliaires avoir, être.
{p. 36}PREMIER MODE.
Infinitif.
L’infinitif exprime l’action d’une manière indéfinie et indéterminée, et par conséquent, n’a ni nombres ni personnes. En l’employant on fait entendre la signification d’un verbe d’une manière seulement générale.
Présent.
Le présent est toujours précédé d’un verbe, et se rapporte au temps marqué par ce verbe : = j’entends, j’ai entendu, j’entendrai votre frère chanter.
Participe.
Le participe a la signification du verbe, et de plus est souvent employé comme adjectif : = voilà un champ bien cultivé, des arbres bien émondés.
Parfait.
Le parfait désigne un temps passé, relatif au verbe qui le précède : = vous paraissez avoir étudié votre langue.
Gérondif présent.
Le gérondif présent se rapporte, comme le présent, au temps marqué par le verbe dont il est précédé : = il va, il est allé, il ira toujours courant.
{p. 37}PREMIER MODE.
Infinitif.
Bien des personnes sont dans l’habitude de lire en se promenant, après avoir travaillé, durant plusieurs heures, dans leur cabinet.
Présent.
blâmer. | avoir. | être. |
Participe.
blâmé, ée. | eu, eue. | été. |
Parfait.
avoir blâmé. | eu. | été. |
Gérondif présent.
blâmant. | ayant. | étant. |
Gérondif passé.
Le gérondif passé marque par lui-même un temps passé : = je suis resté, ayant appris que vous deviez partir.
DEUXIÈME MODE.
Indicatif.
L’indicatif exprime l’action d’une manière positive, et forme un sens par lui-même.
Présent absolu.
Le présent absolu désigne une chose qui est, ou se fait au temps où l’on parle ; = je vois notre ami qui arrive de la campagne ; ou qu’on est dans l’habitude de faire : = vous vous levez tous les jours trop matin.
Conditionnel présent.
Le conditionnel présent marque une chose qui se ferait moyennant une condition : = je vous aimerais, si vous remplissiez bien votre devoir.
ImparfaitouPrésent relatif.
L’imparfait ou présent relatif marque ou le commencement, le cours d’une action, sans en désigner précisément la fin : = je me promenais ce matin au champ de Mars ; ou une action qui se faisait dans le temps qu’une autre s’est faite : = il pleuvait, lorsque je vous ai vu passer.
{p. 39}Gérondif passé.
ayant blâmé. | eu. | été. |
DEUXIÈME MODE.
Indicatif.
La pratique des vertus chrétiennes rehausse la gloire des plus grands Héros.
Présent absolu.
je blâme. | ai. | suis. |
tu blâmes. | as. | es. |
il blâme. | a. | est. |
nous blâmons. | avons. | sommes. |
vous blâmez. | avez. | êtes. |
ils blâment. | ont. | sont. |
Conditionnel présent.
je blâmerais. | aurais. | serais. |
tu blâmerais. | aurais. | serais. |
il blâmerait. | aurait. | serait. |
nous blâmerions. | aurions. | serions. |
vous blâmeriez. | auriez. | seriez. |
ils blâmeraient. | auraient. | seraient. |
Imparfait ou Présent relatif.
je blâmais. | avais. | étais. |
tu blâmais. | avais. | étais. |
il blâmait. | avait. | était. |
nous blâmions. | avions. | étions. |
vous blâmiez. | aviez. | étiez. |
ils blâmaient. | avaient. | étaient. |
Parfait indéfini.
Le parfait indéfini marque une chose faite dans un temps qui n’est pas désigné, ou qui, s’il est désigné, n’est pas tout à fait écoulé : = notre pays a été le théâtre de bien des guerres sanglantes : = un habile marin a commandé cette année une escadre.
Parfait défini.
Le parfait défini marque une chose faite dans un temps qui est entièrement écoulé : = je reçus hier votre lettre.
Parfait antérieur.
Le parfait antérieur marque une chose faite avant une autre qui se fit dans un temps dont il ne reste plus rien : = je vis hier votre ami, après que je vous eus quitté.
Plus-que-parfait.
Le plus-que-parfait marque une chose qui était déjà faite, quand une autre s’est
{p. 41}Parfait indéfini.
j’ai blâmé. | eu. | été. |
tu as blâmé. | eu. | été. |
il a blâmé. | eu. | été. |
nous avons blâmé. | eu. | été. |
vous avez blâmé. | eu. | été. |
ils ont blâmé. | eu. | été. |
Parfait défini.
je blâmai. | eus. | fus. |
tu blâmas. | eus. | fus. |
il blâma. | eut. | fut. |
nous blâmâmes. | eûmes. | fûmes. |
vous blâmâtes. | eûtes. | fûtes. |
ils blâmèrent. | eurent. | furent. |
Parfait antérieur.
j’eus blâmé. | eu. | été. |
tu eus blâmé. | eu. | été. |
il eut blâmé. | eu. | été. |
nous eûmes blâmé. | eu. | été. |
vous eûtes blâmé. | eu. | été. |
ils eurent blâmé. | eu. | été. |
Plus-que-parfait.
j’avais blâmé. | eu. | été. |
tu avais blâmé. | eu. | été. |
il avait blâmé. | eu. | été. |
faite : = j’avais achevé ma besogne, quand vous avez commencé la vôtre.
Conditionnel passé.
Le conditionnel passé marque une chose qui aurait été faite, si certaine condition avait eu lieu : = j’aurais lu votre ouvrage, si j’en avais eu le temps.
Futur simple.
Le futur simple marque une chose qui sera ou se fera : = la vertu sera récompensée.
Futur composé.
Le futur composé marque une chose qui aura été faite, quand une autre se fera : = j’aurai fini toutes mes affaires, quand vous me verrez partir.
nous avions blâmé. | eu. | été. |
vous aviez blâmé. | eu. | été. |
ils avaient blâmé. | eu. | été. |
Conditionnel passé.
j’aurais ou j’eusse | blâmé. | eu. | été. |
tu aurais ou tu eusses | blâmé. | eu. | été. |
il aurait ou il eût | blâmé. | eu. | été. |
nous aurions ou nous eussions | blâmé. | eu. | été. |
vous auriez ou vous eussiez | blâmé. | eu. | été. |
ils auraient ou ils eussent | blâmé. | eu. | été. |
Futur simple.
je blâmerai. | aurai. | serai. |
tu blâmeras. | auras. | seras. |
il blâmera. | aura. | sera. |
nous blâmerons. | aurons. | serons. |
vous blâmerez. | aurez. | serez. |
ils blâmeront. | auront. | seront. |
Futur composé.
j’aurai blâmé. | eu. | été. |
tu auras blâmé. | eu. | été. |
il aura blâmé. | eu. | été. |
nous aurons blâmé. | eu. | été. |
vous aurez blâmé. | eu. | été. |
ils auront blâmé. | eu. | été. |
TROISIÈME MODE.
Impératif.
L’impératif exprime l’action d’une manière qui signifie le commandement, la prière, ou l’exhortation.
Présent ou Futur.
Ce temps marque un présent par rapport à l’action de commander, et un futur par rapport à la chose commandée : = soyez soumis aux puissances de la terre, veut dire ; vous serez soumis, etc.
QUATRIÈME MODE.
Subjonctif.
Le subjonctif exprime l’action d’une manière indirecte, et dépend tellement de ce qui le précède, que si on l’en sépare, il ne forme plus de sens clair.
Présent ou Futur.
Ce temps est appelé présent ou futur, parce qu’il s’emploie aussi souvent pour l’un que pour l’autre : = croyez-vous que votre frère vienne ? Le verbe vienne marque un présent, si l’on veut dire que votre frère est en chemin, et un futur, si l’on veut dire qu’il viendra.
La définition des trois temps suivants est la même que celle des pareils temps de l’indicatif.
{p. 45}TROISIÈME MODE.
Impératif.
Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête l’oreille.Ne dis plus, ô Jacob1, que ton Seigneur sommeille.Pécheurs, disparaissez ; le Seigneur se réveille.
Présent ou Futur.
blâme. | aie. | sois. |
qu’il blâme. | ait. | soit. |
blâmons. | ayons. | soyons. |
blâmez. | ayez. | soyez. |
qu’ils blâment. | aient. | soient. |
QUATRIÈME MODE.
Subjonctif.
Il faut que l’innocence soit justifiée. Si l’on supprimoit, il faut que, le reste n’aurait plus un sens déterminé.
Présent ou Futur.
que je blâme. | aie. | sois. |
que tu blâmes. | aies. | sois. |
qu’il blâme. | ait. | soit. |
que nous blâmions. | ayons. | soyons. |
que vous blâmiez. | ayez. | soyez. |
qu’ils blâment. | aient. | soient. |
Imparfait.
Il n’était pas nécessaire que vous vous en allassiez si promptement.
Parfait.
Cet homme est trop franc et trop sincère, pour qu’ il n’ ait point dit la vérité.
Plus-que-parfait.
Il a bien fallu que j’eusse terminé, à votre arrivée, une affaire d’une telle importance.
{p. 47}Imparfait.
que je blâmasse. | eusse. | fusse. |
que tu blâmasses. | eusses. | fusses. |
qu’il blâmât. | eût. | fût. |
que nous blâmassions. | eussions. | fussions. |
que vous blâmassiez. | eussiez. | fussiez. |
qu’ils blâmassent. | eussent. | fussent. |
Parfait.
que j’aie blâmé. | eu. | été. |
que tu aies blâmé. | eu. | été. |
qu’il ait blâmé. | eu. | été. |
que nous ayons blâmé. | eu. | été. |
que vous ayez blâmé. | eu. | été. |
qu’ils aient blâmé. | eu. | été. |
Plus-que-parfait.
que j’eusse blâmé. | eu. | été. |
que tu eusses blâmé. | eu. | été. |
qu’il eût blâmé. | eu. | été. |
que nous eussions blâmé. | eu. | été. |
que vous eussiez blâmé. | eu. | été. |
qu’ils eussent blâmé. | eu. | été. |
Ce verbe, que je viens de conjuguer, est actif. Pour en avoir le passif, il ne faudrait que mettre son participe (blâmé) après le verbe être dans tous ses temps : = je suis blâmé ; j’étois blâmé ; je serai blâmé, etc. Ce même verbe serait réciproque, si on le conjuguoit avec deux pronoms de la même personne ; comme je me blâme ; je me blâmais ; je me blâmerai, etc. Alors plusieurs de ses temps se conjugueraient avec le verbe être. Ainsi, dans l’infinitif, le parfait serait, s’être blâmé ; le gérondif passé, s’étant blâmé. Dans l’indicatif, le présent indéfini serait, je me suis blâmé ; le parfait antérieur, je me fus blâmé ; le plus-que-parfait, je m’étais blâmé ; le conditionnel passé, je me serais ou je me fusse blâmé le futur composé, je me serai blâmé. Dans l’impératif, on dirait blâme-toi, etc. Dans le subjonctif, le parfait serait, que je me sois blâmé ; le plus-que-parfait, que je me fusse blâmé.
Diverses conjugaisons des verbes. §
Tous les verbes ne se conjuguent pas de la même manière. Cette différence des conjugaisons dépend de la différence qui se trouve dans les terminaisons de toutes les parties des verbes, et principalement dans celle de l’infinitif. Les différentes terminaisons de l’infinitif dans les verbes, se réduisent à quatre, qui forment autant de conjugaisons.
La première comprend les verbes, dont l’infinitif est terminé en er, = aimer. La seconde, ceux dont l’infinitif est terminé en ir, = punir. La troisième, ceux dont {p. 49}l’infinitif est terminé en oir, = recevoir. La quatrième, ceux dont l’infinitif est terminé en re, = rendre. On voit que le verbe que j’ai conjugué, est de la première conjugaison. Je vais, dans un même tableau, en présenter un de chacune des trois autres. Mais je ne mettrai que la première personne du conditionnel présent, de l’imparfait de l’indicatif, du futur simple, et des temps qui prennent le verbe avoir, parce que tous ces temps se conjuguent de même dans toutes les conjugaisons.
INFINITIF
Présent.
punir. | recevoir. | rendre. |
Participe.
puni. | reçu. | rendu. |
Parfait.
avoir puni. | reçu. | rendu. |
Gérondif présent.
punissant. | recevant. | rendant. |
Gérondif passé.
ayant puni. | reçu. | rendu. |
INDICATIF
Présent absolu.
je punis. | reçois. | rends. |
tu punis. | reçois. | rends. |
{p. 50}il punit. | reçoit. | rend. |
nous punissons. | recevons. | rendons. |
vous punissez. | recevez. | rendez. |
ils punissent. | reçoivent. | rendent. |
Conditionnel présent.
je punirais. | recevrais. | rendrais. |
Imparfait ou présent relatif.
je punissais. | recevais. | rendais. |
Parfait indéfini.
j’ai puni. | reçu. | rendu. |
Parfait défini.
je punis. | reçus. | rendis. |
tu punis. | reçus. | rendis. |
il punit. | reçut. | rendit. |
nous punîmes. | reçûmes. | rendîmes. |
vous punîtes. | reçûtes. | rendîtes. |
ils punirent. | reçurent. | rendirent. |
Parfait antérieur.
j’eus puni. | reçu. | rendu. |
Plus-que-parfait.
j’avais puni. | reçu. | rendu. |
Conditionnel passé.
j’aurais ou j’eusse puni. | reçu. | rendu. |
Futur simple.
je punirai. | recevrai. | rendrai. |
Futur composé.
j’aurai puni. | reçu. | rendu. |
IMPÉRATIF
Présent ou Futur.
punis. | reçois. | rends. |
qu’il punisse. | reçoive. | rende. |
punissons. | recevons. | rendons. |
punissez. | recevez. | rendez. |
qu’ils punissent. | reçoivent. | rendent. |
SUBJONCTIF
Présent ou Futur.
que je punisse. | reçoive. | rende. |
que tu punisses. | reçoives. | rendes. |
qu’il punisse. | reçoive. | rende. |
que nous punissions. | recevions. | rendions. |
que vous punissiez. | receviez. | rendiez. |
qu’ils punissent. | reçoivent. | rendent. |
Imparfait.
que je punisse. | reçusse. | rendisse. |
que tu punisses. | reçusses. | rendisses. |
qu’il punît. | reçut. | rendît. |
que nous punissions. | reçussions. | rendissions. |
que vous punissiez. | reçussiez. | rendissiez. |
qu’ils punissent. | reçussent. | rendissent. |
Parfait.
que j’aie puni. | reçu. | rendu. |
Plus-que-parfait.
que j’eusse puni. | reçu. | rendu. |
La conjugaison en ir, a trois branches, qui ne sont autre chose que des différences dans cette même conjugaison ; c’est-à dire, qu’outre les verbes en ir, qui sont entièrement semblables à celui que nous venons de conjuguer, il y en a de trois espèces, qui ont des terminaisons différentes aux mêmes temps et aux mêmes personnes. Tels sont les verbes suivants.
INFINITIF
Présent.
sentir. | tenir. | couvrir. |
Participe.
senti. | tenu. | couvert. |
Parfait.
avoir senti. | tenu. | couvert. |
Gérondif présent.
sentant. | tenant. | couvrant. |
Gérondif passé.
ayant senti. | tenu. | couvert. |
INDICATIF
présent absolu.
je sens. | tiens. | couvre. |
tu sens. | tiens. | couvres. |
{p. 53}il sent. | tient. | couvre. |
nous sentons. | tenons. | couvrons. |
vous sentez. | tenez. | couvrez. |
ils sentent. | tiennent. | couvrent. |
Conditionnel présent.
je sentirais. | tiendrais. | couvrirais. |
Imparfait ou Présent relatif.
je sentais. | tenais. | couvrais. |
Parfait indéfini.
j’ai senti. | tenu. | couvert. |
Parfait défini.
je sentis. | tins. | couvris. |
tu sentis. | tins. | couvris. |
il sentit. | tint. | couvrit. |
nous sentîmes. | tînmes. | couvrîmes. |
vous sentîtes. | tîntes. | couvrîtes. |
ils sentirent. | tinrent. | couvrirent. |
Parfait antérieur.
j’eus senti. | tenu. | couvert. |
Plus-que-parfait.
j’avais senti. | tenu. | couvert. |
Conditionnel passé.
j’aurais ou j’eusse senti. | tenu. | couvert. |
Futur simple.
je sentirai. | tiendrai. | couvrirai. |
{p. 54}Futur composé.
j’aurai senti. | tenu. | couvert. |
IMPÉRATIF
Présent ou Futur.
sens. | tiens. | couvre. |
qu’il sente. | tienne. | couvre. |
sentons. | tenons. | couvrons. |
sentez. | tenez. | couvrez. |
qu’ils sentent. | tiennent. | couvrent. |
SUBJONCTIF
Présent ou Futur.
que je sente. | tienne. | couvre. |
que tu sentes. | tiennes. | couvres. |
qu’il sente. | tienne. | couvre. |
que nous sentions. | tenions. | couvrions. |
que vous sentiez. | teniez. | couvriez. |
qu’ils sentent. | tiennent. | couvrent. |
Imparfait.
que je sentisse. | tinsse. | couvrisse. |
que tu sentisses. | tinsses. | couvrisses. |
qu’il sentît. | tînt. | couvrît. |
que nous sentissions. | tinssions. | couvrissions. |
que vous sentissiez. | tinssiez. | couvrissiez. |
qu’ils sentissent. | tinssent. | couvrissent. |
Parfait.
que j’aie senti. | tenu. | couvert. |
Plus-que-parfait.
que j’eusse senti. | tenu. | couvert. |
La conjugaison en re a quatre branches. Les voici :
INFINITIF
Présent.
craindre. | plaire. | réduire. | paraître. |
Participe.
craint. | plu. | réduit. | paru. |
Parfait.
avoir craint. | plu. | réduit. | paru. |
Gérondif présent.
craignant. | plaisant. | réduisant. | paraissant. |
Gérondif passé.
ayant craint. | plu. | réduit. | paru. |
INDICATIF
présent absolu.
je crains. | plais. | réduis. | parais. |
tu crains. | plais. | réduis. | parais. |
il craint. | plaît. | réduit. | paraît. |
nous craignons. | plaisons. | réduisons. | paraissons. |
vous craignez. | plaisez. | réduisez. | paraissez. |
ils craignent. | plaisent. | réduisent. | paraissent. |
Conditionnel présent.
je craindrais. | plairais. | réduirais. | paraîtrais. |
{p. 56}Imparfait ou Présent relatif.
je craignais. | plaisais. | réduisais. | paraissais. |
Parfait indéfini.
j’ai craint. | plus. | réduit. | paru. |
Parfait défini.
je craignis. | plus. | réduisis. | parus. |
tu craignis. | plus. | réduisis. | parus. |
il craignit. | plut. | réduisit. | parut. |
nous craignîmes. | plûmes. | réduisîmes. | parûmes. |
vous craignîtes. | plûtes. | réduisîtes. | parûtes. |
ils craignirent. | plurent. | réduisirent. | parurent. |
Parfait antérieur.
j’eus craint. | plu. | réduit. | paru. |
Plus-que-parfait.
j’avais. | craint. | plu. | réduit. | paru. |
Conditionnel passé.
j’aurais ou j’eusse craint. | plu. | réduit. | paru. |
Futur simple.
je craindrai. | plairai. | réduirai. | paraîtrai. |
Futur composé.
j’aurai craint. | plu. | réduit. | paru. |
{p. 57}IMPÉRATIF
Présent ou Futur.
crains. | plais. | réduis. | parais. |
qu’il craigne. | plaise. | réduise. | paraisse. |
craignons. | plaisons. | réduisons. | paraissons. |
craignez. | plaisez. | réduisez. | paraissez. |
qu’ils craignent. | plaisent. | réduisent. | paraissent. |
SUBJONCTIF
Présent ou Futur.
que je craigne. | plaise. | réduise. | paraisse. |
que tu craignes. | plaises. | réduises. | paraisses. |
qu’il craigne. | plaise. | réduise. | paraisse. |
q. n. craignions. | plaisions. | réduisions. | paraissions. |
q. v. craigniez. | plaisiez. | réduisiez. | paraissiez. |
qu’ils craignent. | plaisent. | réduisent. | paraissent. |
Imparfait.
que je craignisse. | plusse. | réduisisse. | parusse. |
que tu craignisses. | plusses. | réduisisses. | parusses. |
qu’il craignît. | plût. | réduisît. | parût. |
q. n. craignissions. | plussions. | réduisissions. | parussions. |
q. v. craignissiez. | plussiez. | réduisissiez. | parussiez. |
qu’ils craignissent. | plussent. | réduisissent. | parussent. |
Parfait.
que j’aie craint. | plu. | réduit. | paru. |
Plus-que-parfait.
que j’eusse craint. | plu. | réduit. | paru. |
Voilà les onze conjugaisons (en y comprenant {p. 58}les quatre principales, qui sont comme la tige des sept autres) qu’on peut distinguer, et qu’on distingue en effet dans notre langue.
Il y a des verbes qu’on appelle verbes simples, d’autres qu’on appelle verbes composés. Les verbes simples sont ceux qui servent à en former d’autres. Les verbes composés sont ceux qu’on forme d’un verbe simple, en y ajoutant une ou plusieurs syllabes. Ainsi, permettre, promettre, commettre, compromettre, sont des verbes composés du verbe mettre.
Formation des temps et leurs terminaisons. §
Les temps dans les verbes sont également simples ou composés. Les temps simples sont ceux qui n’empruntent aucun des temps des verbes auxiliaires, avoir, être ; = je finissais ; = il venait. Les temps composés sont, au contraire, formés de quelque temps de ces deux verbes auxiliaires et du participe : = j’avais fini ; = il était venu.
Parmi les temps simples, on appelle temps primitifs, ceux qui servent à former les autres. Ce sont le présent de l’infinitif, le participe, le gérondif, le présent absolu, et le parfait défini. Il ne sera pas inutile de rappeler ici ces cinq temps des quatre conjugaisons, et de leurs différentes branches.
1re Conjugaison.
Blâmer. Blâmé. Blâmant. Je blâme. Je blâmai.
2e Conjugaison.
Punir. Puni. Punissant. Je punis. Je punissai.
{p. 59}Branches de la 2e conjugaison.
Sentir. Senti. Sentant. Je sens. Je sentis.
Tenir. Tenu. Tenant. Je tiens. Je tins.
Couvrir. Couvert. Couvrant. Je couvre. Je couvris.
3e Conjugaison.
Recevoir. Reçu. Recevant. Je reçois. Je reçus.
4e Conjugaison.
Rendre. Rendu. Rendant. Je rends. Je rendis.
Branches de la 4e conjugaison.
Craindre. Craint. Craignant. Je crains. Je craignis.
Plaire. Plu. Plaisant. Je plais. Je plus.
Réduire. Réduit. Réduisant. Je réduis. Je réduisis.
Paraître. Paru. Paraissant. Je parais. Je parus.
Pour savoir conjuguer un verbe régulier, il suffit d’en connaître les cinq temps primitifs, et la manière dont les autres temps en dérivent. La voici. J’y joindrai les terminaisons propres aux temps simples : elles sont les mêmes dans tous les verbes.
Du présent de l’infinitif on forme le futur en changeant r ou re en rai, ras, ra, rons, rez, ront ; = Finir. Je finirai ; tu finiras ; il finira ; nous finirons ; vous finirez ; ils finiront ; = Rendre. Je rendrai ; tu rendras ; il rendra ; nous rendrons ; ils rendront.
Pour le conditionnel présent, on change r {p. 60}ou re en rais, rais, rait, rions, riez, raient ; = je finirais ; tu finirais ; il finirait ; nous finirions ; vous finiriez ; ils finiraient.
Cependant les verbes dont l’infinitif est en enir et en voir, font au futur, iendrai et vrai, et au conditionnel présent, iendrais et vrais ; = Tenir. Je tiendrai ; je tiendrais. = Recevoir. Je recevrai ; je recevrais.
Du participe on forme tous les temps composés, en y joignant les temps des verbes avoir ou être ; = j’ai aimé ; = je suis tombé.
Le gérondif sert à former les trois personnes plurielles du présent de l’indicatif. On change pour cela ant en ons, ez, ent ; = sentant. Nous sentons ; vous sentez ; ils sentent. On en forme encore l’imparfait de l’indicatif, = je sentais ; tu sentais ; il sentait ; nous sentions ; vous sentiez ; ils sentaient.
Si la première personne du présent de l’indicatif se termine en e, on ajoute une s pour la seconde : la troisième est semblable à la première ; = je frappe ; tu frappes ; il frappe. Ce serait une faute grossière de ne point mettre une s à la fin de la seconde personne. On doit donc bien se garder d’imiter ce poète, qui dit :
Car dans l’instant que tu combineQuel est mon nom, mon origine, etc.
Il aurait fallu combines. Cette règle a lieu pour le présent et l’imparfait du subjonctif, dont la première personne se termine toujours en e.
{p. 61}Mais observons ici que quand on place le pronom je après la première personne, on change l’e muet en e fermé. Ainsi au lieu de dire : parle-je mal-à-propos ? puisse-je réussir ! dusse-je faire cela ; on dit et l’on écrit : parlé-je mal-à-propos ? puissé-je réussir ! dussé-je faire cela. De plus, si les pronoms on, il, elle, sont après une troisième personne du présent absolu, du futur, ou du présent du subjonctif, qui se termine par une voyelle, on ajoute un t avec un trait d’union entre le verbe et le pronom ; = aime-t-il l’étude ? viendra-t-on ? puisse-t-elle être heureuse !
Quand la première personne du présent de l’indicatif est terminée en s ou x, la seconde est semblable à la première ; et l’on change à la troisième s ou x en t : = je viens ; tu viens ; il vient : = je veux ; tu veux ; il veut. Si la première se termine en cs, ds, ou ts, on retranche s à la troisième : = je convaincs ; il convainc : = je prends ; il prend : = je combats ; il combat.
La seconde personne singulière, la première et la seconde plurielles de l’impératif, sont les mêmes que la première personne singulière, la première et la seconde plurielles du présent de l’indicatif. On supprime seulement le pronom personnel.
indic. je donne. nous donnons. vous donnezimpér. donne. donnons. donnez.
Mais quand la seconde personne singulière de l’impératif terminant en e, est suivie de y ou de en, elle prend une s : = donnes-en {p. 62}tant que tu voudras : = c’est une affaire importante, donnes-y tes soins.
De la troisième personne plurielle du présent de l’indicatif, se forment les troisièmes de l’impératif, les trois singulières, et la troisième plurielle du subjonctif.
indic. | ils écrivent. |
impér. | qu’il écrive. qu’ils écrivent. |
subj. | que j’écrive. que tu écrives. |
qu’il écrive. qu’ils écrivent. |
La première et la seconde personne plurielles du présent du subjonctif, sont semblables aux deux mêmes personnes de l’imparfait de l’indicâtif.
Le parfait défini a quatre terminaisons, ai, is, us, ins.
je chantai ; | tu chantas ; il chanta ; nous chantâmes ; vous chantâtes ; ils chantèrent. |
je couvris ; | tu couvris ; il couvrit ; nous couvrîmes ; vous couvrîtes ; ils couvrirent. |
je reçus ; | tu reçus ; il reçut ; nous reçûmes ; vous reçûtes ; ils reçurent. |
je devins ; | tu devins ; il devint ; nous devînmes ; vous devîntes ; ils devinrent. |
Il sert à former l’imparfait du subjonctif, par le changement d’ai en asse pour la première conjugaison.
je chantasse ; | tu chantasses ; il chantât ; nous chantassions ; vous chantassiez ; ils chantassent. |
Et par l’addition de se pour les autres.
je couvrisse ; | tu couvrisses ; il couvrît ; nous couvrissions ; vous couvrissiez ; ils couvrissent. |
je reçusse ; | tu reçusses ; il reçût ; nous reçussions ; vous reçussiez ; ils reçussent. |
je devinsse ; | tu devinsses ; il devînt ; nous devinssions ; vous devinssiez ; ils devinssent. |
Verbes irréguliers, et verbes défectueux. §
Un verbe, dont les cinq temps primitifs se terminent de la même manière que ceux de quelqu’une des quatre conjugaisons ou de leurs différentes branches, et dont les autres temps se forment suivant les règles que je viens d’exposer succinctement, est appelé verbe régulier. Un verbe au contraire, dont les temps primitifs ne se terminent pas de la même manière que ceux de quelqu’une des différentes conjugaisons, ou dont les autres temps ne se forment pas suivant les règles communes, est appelé verbe irrégulier. Celui auquel il manque certains temps, ou certaines personnes que l’usage n’admet pas, est appelé verbe défectueux.
Je crois qu’il serait superflu de conjuguer ici tous les verbes de ces deux dernières espèces. Il suffira de dire un mot des moins connus, concernant les temps, les personnes, les terminaisons qui peuvent embarrasser les jeunes gens. C’est ce que je vais faire, en suivant l’ordre des quatre principales conjugaisons.
Aller, fait au présent absolu, je vais, ou {p. 64}je vas, moins usité, tu vas, etc. La seconde personne de l’impératif est va, qui prend une s, lorsqu’il est suivi de y ; vas-y ; et un t, lorsqu’il est suivi de en ; va-t-en. Les temps composés se forment avec le verbe être et le participe allé, lorsqu’ils marquent que quelqu’un est ou était encore dans l’endroit dont on parle. Mais s’ils marquent qu’on n’est plus dans cet endroit, ils se forment avec le verbe avoir et le participe été. Alors il fait au parfait défini, je fus ; au plus-que-parfait, j’avais été, etc. Ainsi, il est allé à la campagne, signifie qu’il y est encore. Il a été à la campagne, signifie qu’il en est revenu.
Je dois observer ici que, quand ce verbe se conjugue avec un second pronom personnel et la particule en, cette particule précède toujours le verbe être dans les temps composés : s’en être allé : s’en étant allé : il s’en est allé : elles s’en sont allées. C’est le sentiment de l’Académie.
Envoyer, et ses composés, font au futur et au conditionnel présent, j’enverrai ; j’enverrois.
Dialoguer, suivant l’Académie, n’est guère d’usage qu’au passif : = cette scène est bien dialoguée.
Puer, fait au présent ; je pus, tu pus, il put, nous puons, vous puez, ils puent. Il n’a ni participe ni parfait défini.
Tisser (faire un tissu) et tistre (faire de la toile ou des étoffes, en entrelaçant les fils dont on doit les composer) font au participe tissu. Mais tistre n’est plus en usage qu’aux {p. 65}temps formés de son participe : = il a tissu du coton : il a tissu cette toile.
Alourdir, suivant l’Académie, n’a guère d’usage qu’au participe et aux temps composés : = j’ai la tête alourdie : cela m’a tout alourdi.
Bénir, fait au participe béni, bénie. Mais il fait bénit, bénite, lorsqu’on parle de certaines choses, sur lesquelles la bénédiction du prêtre a été donnée : = du pain bénit ; de l’eau bénite.
Bouillir, fait au présent absolu, je bous, tu bous, il bout, nous bouillons, etc. Ébouillir, son composé, se conjugueroit de même. Mais, suivant l’Académie, il ne s’emploie guère qu’au présent de l’infinitif et au participe : = ne laissez point tant ébouillir le pot. Le pot est trop ébouilli.
Courir (quelquefois courre), et ses composés, font au futur et au conditionnel présent ; je courrai, je courrais. Les deux rr se prononcent.
Cueillir, et ses composés accueillir, recueillir, font au gérondif, cueillant ; au présent absolu, je cueille ; au futur et au conditionnel présent, je cueillerai, je cueillerais.
Faillir, participe failli, et son composé défaillir, ne sont guère d’usage qu’à l’infinitif, au parfait défini, je faillis, et aux temps composés.
Fleurir, fait au gérondif, fleurissant, et à l’imparfait de l’indicatif, fleurissais. Mais {p. 66}dans le sens figuré, c’est-à-dire, si l’on parle des arts et des sciences, il fait florissant, florissais : = la poésie et l’éloquence florissaient, ou étaient florissantes.
Gésir (être couché) n’est plus usité. On ne l’emploie qu’à la troisième personne du présent absolu. Il gît. Cependant on dit encore, nous gisons, vous gisez, ils gisent, il gisait.
Le gérondif gisant est aussi en usage.
Haïr. Participe, haï. Présent absolu, je hais, tu hais, il hait, qu’on prononce comme dans je fais, tu fais, il fait. La seconde personne de l’impératif, hais, n’est guère en usage, non plus que le parfait défini.
Ouïr. Participe, ouï. Parfait défini, j’ouïs. Imparfait du subjonctif, que j’ouïsse. Les autres temps simples n’en sont pas usités.
Quérir, n’a que le présent de l’infinitif avec les verbes aller, venir, envoyer : = aller quérir quelqu’un. Il m’est venu quérir. Je les ai envoyé quérir. Ses composés acquérir, enquérir, et requérir ont tous les temps. Participe, acquis. Gérondif, acquérant. Présent absolu, j’acquiers, nous acquérons, ils acquièrent. Futur, j’acquerrai, etc. Mais conquérir, autre verbe composé, ne s’emploie bien qu’au présent de l’infinitif ; au parfait défini, je conquis ; à l’imparfait du subjonctif, je conquisse ; et aux temps composés.
Saillir, signifiant jaillir, sortir avec impétuosité, n’a, suivant quelques grammairiens, que les troisièmes personnes de tous les temps. Mais, suivant l’Académie, il les a toutes : il fait au gérondif saillissant, et se conjugue comme punir.
{p. 67}Saillir, signifiant, en terme d’architecture, s’avancer en dehors, ne s’emploie qu’au présent de l’infinitif ; au gérondif, saillant, et aux troisièmes personnes. Présent absolu, il saille, ils saillent. Imparfait, il saillait. Futur, il saillera. Conditionnel présent, il saillerait. Subjonctif présent, qu’il saille. Imparfait, qu’il saillit. Ses composés, assaillir et tressaillir se conjuguent de même avec toutes les personnes. J’assaille, tu assailles, il assaille, etc. Ils ont de plus un participe, assailli, tressailli, et par conséquent tous les temps composés. Mais ils font au futur et au conditionnel présent, j’assaillirai, j’assaillirais ; je tressaillirai, je tressaillirais.
Vêtir. Participe, vêtu. Gérondif, vêtant. Présent absolu, je vêts, tu vêts, il vêt, nous vêtons, vous vêtez, ils vêtent. Mais le singulier de ce temps n’est guère en usage. Il l’est dans ses composés dévêtir, et revêtir, qui se conjuguent de même.
Choir. Participe, chu. Les autres temps ne sont pas en usage.
Déchoir a tous les temps, excepté le gérondif et l’imparfait de l’indicatif. Participe, déchu. Présent absolu, je déchois, nous déchoyons. Parfait défini, je déchus. Futur, je décherrai. Conditionnel présent, je décherrais. Subjonctif présent, que je déchoie. Imparfait, que je déchusse. Échoir, gérondif, échéant, se conjugue de même, avec cette différence qu’au présent absolu la troisième {p. 68}personne, il échoit, ou il échet, est la seule usitée.
Mouvoir, participe mu. Gérondif, mouvant. Présent absolu, je meus, nous mouvons, ils meuvent. Imparfait, je mouvais, etc. Parfait défini, je mus, etc. Futur, je mouvrai. Conditionnel présent, je mouvrais. Subjonctif présent, que je meuve, que nous mouvions, etc. Imparfait, que je musse, etc. Conjuguez de même son composé émouvoir.
Savoir, participe su, fait au présent absolu, je sai, ou je sais, tu sais, etc. Je sache, présent du subjonctif, s’emploie quelquefois pour le présent de l’indicatif. On dit, suivant l’Académie, je ne sache personne ; je ne sache rien de si beau : pour dire, je ne connais personne ; je ne connais rien de si beau : mais il ne se dit jamais qu’avec la négation. Que je sache, se met à la fin d’une phrase : = il n’y a personne que je sache : = il n’a point été à la campagne, que je sache.
Seoir, signifiant être convenable, n’est plus en usage à l’infinitif (on peut, en certaines occasions, y substituer être séant). Il ne s’emploie qu’aux troisièmes personnes des temps suivants. Présent absolu, il sied, ils siéent. Imparfait, il seyait, ils seyaient. Futur, il siéra, ils siéront. Conditionnel présent, il siérait, ils siéraient. Subjonctif présent, qu’il siée, qu’ils siéent. Il a aussi le gérondif seyant.
Seoir, signifiant être assis, n’est plus en usage qu’au présent de l’infinitif ; au participe, sis ; et au gérondif, séant. Asseoir, son {p. 69}composé, se conjugue ainsi, suivant l’Académie. Participe, assis. Gérondif, asseyant. Présent absolu, j’assieds, tu assieds, il assied, nous asseyons, vous asseyez, ils asseyent. Imparfait, j’asseyais. Parfait défini, j’assis. Futur, j’asseyerai ou j’assiérai. Conditionnel présent, j’asseyerais ou j’assiérais. Impératif, assieds. Subjonctif présent, que j’asseye. Imparfait, que j’assisse. Conjuguez de même s’asseoir et se rasseoir. Mais, surseoir, se conjugue différemment. Participe, sursis. Gérondif, sursoyant. Présent absolu, je sursois. Imparfait, je sursoyais. Parfait défini, je sursis. Futur, je surseoirai. Conditionnel présent, je surseoirais. Impératif, surseois. Subjonctif présent, que je surseoie. Imparfait, que je sursisse.
Voir, et ses composés revoir, entrevoir, font au futur, je verrai, et au conditionnel présent, je verrais. Mais pourvoir et prévoir font, je pourvoirai, je prévoirai ; je pourvoirais, je prévoirais. Pourvoir, fait de plus au parfait défini, je pourvus, et à l’imparfait du subjonctif, je pourvusse.
Braire, ne se dit qu’au présent de l’infinitif ; aux troisièmes personnes du présent absolu, il brait, ils braient ; du futur, il braira, ils brairont, et du conditionnel présent, il brairait, ils brairaient.
Bruire, ne s’emploie qu’au gérondif, bruyant, et aux troisièmes personnes de l’imparfait de l’indicatif, il bruyait, ils bruyaient.
{p. 70}Clore. Participe, clos. Présent absolu, je clos, tu clos, il clôt. Le pluriel n’est pas en usage. Futur, je clorrai. Conditionnel présent, je clorrais. Impératif, clos, sans autres personnes. Enclore et reclore, se conjuguent de même. Éclore a aussi ses temps composés. Mais il n’est usité qu’aux troisièmes personnes dans les temps suivants. Présent absolu, il éclot, ils éclosent. Futur, il éclora, ils écloront. Conditionnel présent, il éclorait, ils écloraient. Subjonctif présent, qu’il éclose, qu’ils éclosent.
Conclure et exclure ont la même conjugaison, avec cette différence qu’exclure fait au participe exclus, excluse, ou exclu, exclue, tandis que conclure fait toujours conclu. Reclure (renfermer dans une clôture étroite et rigoureuse), n’a d’usage qu’à l’infinitif, et aux temps formés de son participe reclus, recluse.
Circoncire. Participe, circoncis. Parfait défini, je circoncis. Imparfait du subjonctif, que je circoncisse.
Confire. Participe confit. Parfait défini, je confis. Imparfait du subjonctif, que je confisse.
Coudre et ses composés découdre, recoudre. Participe, cousu. Gérondif, cousant. Parfait défini, je cousis. Imparfait du subjonctif, que je cousisse.
Croire. L’Académie écrit à l’impératif, crois, ou croi. Accroire, son composé, ne s’emploie qu’à l’infinitif, avec le verbe faire : = vous voudriez m’en faire accroire.
Dire, et son composé redire, font à la seconde personne plurielle du présent absolu, {p. 71}vous dites, vous redites. Mais contredire, dédire, interdire, médire et prédire, font vous contredisez, vous dédisez, vous interdisez, vous médisez, vous prédisez. Maudire, prend deux ss dans vous maudissez, ainsi que dans les autres temps et les autres personnes formées de cette manière.
Éprendre, s’éprendre (se laisser surprendre par une passion), n’a guère d’usage qu’au participe : = il est épris d’un fol amour pour cette femme.
Frire. Participe, frit. Présent absolu, je fris, tu fris, il frit, sans pluriel. Futur, je frirai. Conditionnel présent, je frirais. Impératif, fris, sans autres personnes. Les autres temps simples ne sont pas usités.
Luire et nuire font au participe lui et nui.
Moudre, et ses composés émoudre, remoudre. Participe, moulu. Présent absolu, je mouds, tu mouds, il moud, nous moulons, etc.
Paître, se conjugue comme repaître, qui est un verbe régulier. Mais il n’a ni participe (par conséquent point de temps composés), ni parfait défini ni imparfait du subjonctif. Ainsi, l’on ne pourrait pas dire j’ai pu, je pus, je pusse, comme l’on dit, j’ai repu, je repus, je repusse.
Poindre signifiant piquer, n’a guère d’usage, suivant l’Académie, qu’en cette phrase proverbiale : = oignez vilain, il vous poindra ; poignez vilain, il vous caressera. Poindre se disant du jour qui commence à paraître, et des herbes qui commencent à pousser, n’est guère usité qu’au présent de l’infinitif : = le jour ne faisait que poindre. Les herbes commencent à poindre.
{p. 72}Soudre, n’est en usage qu’au présent de l’infinitif ; et encore même est-il vieux : = soudre un problème, un argument (on ne dit plus que résoudre). Ses composés absoudre, dissoudre, font au participe, absous, dissous, féminin absoute ; au gérondif, absolvant ; au présent absolu, j’absous, tu absous, il absout, nous absolvons ; à l’imparfait, j’absolvais ; au futur, j’absoudrai ; au conditionnel présent, j’absoudrais ; à l’impératif, absous, qu’il absolve, et au subjonctif présent, que j’absolve. Ces verbes n’ont ni parfait défini, ni imparfait du subjonctif. Résoudre, qui se conjugue de même, a le parfait défini, je résolus, et l’imparfait du subjonctif, je résolusse. Il fait au participe, résolu, lorsqu’il signifie déterminé, décidé : = il a résolu la difficulté. Il fait résous, sans féminin, lorsqu’il signifie réduit, changé en quelque autre chose : = le soleil a résous la pluie en brouillard.
Traire, et ses composés abstraire, attraire, distraire, extraire, rentraire, retraire, soustraire, font au participe, trait ; au gérondif, trayant, et au présent absolu, je trais, tu trais, il trait, nous trayons. Ils n’ont ni parfait défini, ni imparfait du subjonctif.
Vivre, et ses composés revivre, survivre, font au participe, vécu. On ne dit plus au parfait défini, je véquis, je survéquis. Il faut dire, je vécus, je survécus.
Emploi des verbes avoir et être. §
J’ai déjà dit que les verbes avoir et être servent à conjuguer, en grande partie, tous les autres. C’est ici le lieu de dire {p. 73}quel est l’emploi de ces deux auxiliaires.
On a vu que le verbe avoir est employé dans ses propres temps composés ; j’ai eu, j’avais eu ; dans ceux du verbe être ; j’eus été, j’aurais été, et dans ceux de tous les verbes actifs. Il est aussi employé dans les temps composés de la plupart des verbes neutres : = il a dormi ; ils avaient soupé ; nous aurions parlé ; vous avez couru, etc.
Le verbe être sert, comme je l’ai déjà dit, à conjuguer les verbes passifs dans tous les temps. Il sert aussi à conjuguer les temps composés de quelques verbes neutres, tels que aller, arriver, choir, déchoir, échoir, décéder, descendre, entrer, monter, mourir, naître, partir, rester, sortir, tomber, venir, et ses composés devenir, intervenir, parvenir, revenir et survenir ; mais subvenir prend toujours avoir ; = vous avez subvenu à votre ami dans ses besoins. Contrevenir prend avoir ou être ; = il prétendoit n’avoir point contrevenu, n’être point contrevenu à la loi.
Il y a des verbes neutres, qui, comme ces derniers, se conjuguent indifféremment avec avoir ou être. Tels sont aborder, accourir, périr, cesser, échapper, apparaître, comparaître, disparaître, croître, accroître, décroître, recroître, etc. Ainsi l’on peut dire, vous avez abordé ou vous êtes abordé. Nous avons accouru, ou nous sommes accourus. Il a péri, ou il est péri. Sa fièvre a cessé, ou est cessée.
Le cerf a échappé, ou est échappé aux chiens.
La rivière a cru ou est crue.
{p. 74}D’autres prennent être ou avoir, suivant leur signification et la manière dont ils sont employés ; en voici quelques-uns :
Accoucher, signifiant enfanter, est neutre, et prend être : = la femme de mon ami est accouchée heureusement. Il est actif, et prend avoir, lorsqu’il signifie, aider à une femme à accoucher : = cette sage-femme a accouché plusieurs dames.
Accroître, cesser, descendre, monter, sortir, verbes neutres, sont quelquefois employés comme verbes actifs ; et alors ils doivent se conjuguer avec avoir : = vous avez accru votre bien : = il a cessé ses plaintes : = on a descendu du vin à la cave : = l’horloger a monté la pendule : = vous avez sorti votre ami d’une affaire bien désagréable. Il en est de même du verbe échapper, lorsqu’il signifie éviter : = nous avons échappé un grand danger.
Convenir, signifiant être convenable, prend avoir : = ce jardin vous aurait convenu. Il prend être, quand il signifie être d’accord : = ils sont convenus du prix de cette maison.
Demeurer, signifiant faire sa demeure, prend être, quand il doit marquer qu’on est encore dans un lieu : = il est demeuré à Paris pour se former le goût. Il prend avoir, quand il marque qu’on n’est plus dans un lieu : = il a demeuré quelque temps à Rome. Demeurer, signifiant rester, prend toujours être : = il est demeuré deux mille hommes sur la place. Ainsi, Racine {p. 75}et Boileau ont fait une faute, en disant :
Ma langue embarrasséeDans ma bouche, vingt fois, a demeuré glacée.
Grand Roi, si jusqu’ici, par un trait de prudence,J’ai demeuré, pour toi, dans un humble silence.
Il aurait fallu, est demeurée : je suis demeuré.
Expirer, suivant l’Académie, prend être, lorsqu’on parle d’une chose qui est finie, et qui avait une durée : = le temps est expiré : la trêve est expirée. Mais en parlant d’un homme qui vient de mourir, il faut dire ; il a expiré, et non, il est expiré. Ainsi, il y a une faute dans ce vers de Racine :
Ce Héros expiréN’a laissé, dans mes bras, qu’un corps défiguré.
Parce qu’on ne peut pas supprimer, avant le participe, le gérondif ayant, comme on supprime quelquefois le gérondif étant. De-là, l’abbé d’Olivet conclut que, ce héros expiré, n’est pas plus français, que ce héros parlé, pour ayant parlé.
Passer, suivi d’un nom substantif, prend avoir : = les troupes ont passé un grand fleuve : = elles ont passé par notre province. Ainsi, il y a une faute dans cette phrase : l’esprit de révolte n’était pas éteint : il était passé parmi de nouveaux factieux. Il fallait dire avait passé. Quand ce verbe n’est pas suivi d’un nom, il prend être : = l’armée est passée : ces fleurs sont passées. {p. 76}Cependant il prend avoir, quand il signifie être reçu : = ce mot a passé. Il prend indifféremment avoir ou être, quand il signifie mourir, expirer : = il a passé ou il est passé.
Rester, prend toujours, comme je l’ai déjà dit, le verbe être. Ne dites donc pas, avec deux écrivains modernes : combien de grands hommes, dont le nom a resté dans l’oubli ! = les ennemis, après avoir resté quelque temps dans l’irrésolution, rétrogradèrent lentement. Il fallait dire : est resté : être restés.
Voici une règle pour connaître les verbes neutres qui prennent, dans leurs temps composés, l’auxiliaire être, et ceux qui prennent avoir. Si le participe d’un verbe neutre peut être joint à un substantif, ce verbe se conjugue avec l’auxiliaire être. On dit, je suis tombé, elle est décédée, parce qu’on peut dire, un homme tombé, une femme décédée. Si le participe, au contraire, ne peut pas être joint à un substantif, le verbe se conjugue avec l’auxiliaire avoir. On dit, j’ai frémi ; elle a tremblé, parce qu’on ne peut pas dire, un homme frémi, une femme tremblée. Cette règle est généralement sûre : mais l’usage est ici le meilleur maître.
Article III.
Des autres parties de l’Oraison. §
I.
De la Préposition. §
Les prépositions sont des mots, qui marquent les différens rapports, c’est-à-dire, l’espèce de liaison et de relation, que les choses ont les unes avec les autres. Par exemple, si je dis simplement : le soleil brille ; les arts fleurissent ; votre frère est parti : je considérerai le soleil, les arts, votre frère, sans aucun rapport avec d’autres objets. Mais si je dis : le soleil brille sur nos contrées ; les arts fleurissent chez les peuples policés ; votre frère est parti pour la campagne ; j’exprimerai, par ces mots, sur, chez, pour, les rapports qu’il y a entre le soleil et nos contrées, les arts et les peuples policés, votre frère et la campagne. Par conséquent, ces mots, sur, chez, pour, sont des prépositions.
On peut voir, dans ces exemples, que les prépositions ne présentent seules et d’elles-mêmes, qu’un sens incomplet. Voilà pourquoi elles doivent être suivies de quelques mots, qui, en formant le sens entier, leur servent de complément. Ces mots en sont appelés le régime ; et les prépositions sont ainsi nommées, parce qu’on les place toujours avant ces mots qu’elles régissent.
Il serait bien difficile, ou du moins bien long, d’indiquer exactement les différentes espèces de prépositions. Il y en a autant qu’il y a de manières de considérer les choses, les unes à l’égard des autres ; et ces manières sont presque infinies. Je me bornerai donc à faire connaître celles que l’abbé Girard distingue.
Ce sont 1°. les prépositions qui marquent la place, et qui sont, chez, dans, sous, sur, devant, derrière, parmi, vers, etc. 2°. Celles qui marquent l’ordre, et qui sont, avant, après, entre, depuis, etc. 3°. Celles qui marquent l’union, et qui sont, avec, selon, suivant, par, outre, durant, pendant, etc. 4°. Celles qui marquent la séparation, et qui sont, sans, excepté, hors, hormis, etc. 5°. Celles qui marquent l’opposition, et qui sont, contre, malgré, nonobstant, etc. 6°. Celles qui marquent le but, et qui sont, envers, touchant, pour, etc. 7°. Celles qui marquent la spécification, c’est-à-dire, la manière d’exprimer et de déterminer, en particulier, une chose, et qui sont, à, de et en.
Il y a bien d’autres rapports qui peuvent être marqués par les prépositions ; et j’observerai qu’il arrive, bien souvent, que la même en indique plusieurs différents. En voici des exemples. Cela se fait par tout pays : ici par marque le lieu. Il l’a mené par la main : ici par marque l’endroit de la chose. Il se promène par la ville : ici par marque le mouvement. Il a entrepris un voyage par ce grand froid : ici par marque le temps. Il a fait cela {p. 79}par crainte, par haine : ici par marque la cause, le motif. Il est venu à bout, par ses flatteries, de captiver sa bienveillance : ici par marque le moyen. Il a dit cela par ironie : ici par marque la manière.
Quoique la préposition soit un mot simple, cependant ces expressions, à couvert de, en présence de, en dépit de, à cause de, et autres semblables, sont regardées comme des prépositions, qu’on appelle composées.
II.
De l’Adverbe. §
L’Adverbe, différent de la préposition, n’est point susceptible de régime, et forme, de lui-même, un sens complet. Tels sont les adverbes généreusement, aujourd’hui, ici, qui signifient avec générosité, en ce jour, en ce lieu.
On définit l’adverbe, un mot qui sert à modifier la signification d’un autre mot auquel il a rapport. Modifier, qui signifie, en général, donner une manière d’être, signifie ici, déterminer la signification d’un mot, en exprimant quelque circonstance ou particularité qui accompagne ce mot. Si l’on dit, il faut s’occuper, la signification du mot s’occuper, sera simple et sans aucune circonstance. Mais si l’on dit, il faut s’occuper utilement, la signification de ce verbe sera modifiée, ou déterminée, par l’adverbe utilement, puisque celui-ci sera employé, pour {p. 80}faire entendre qu’il faut s’occuper d’une manière plutôt que d’une autre.
L’adverbe sert à modifier l’adjectif. = Ce dessein est parfaitement beau ; et quelquefois un autre adverbe : = Vous êtes mis trop richement. Mais il modifie plus souvent le verbe que les autres mots ; et c’est pour cette raison qu’il est appelé adverbe.
On peut réduire toutes les espèces d’adverbes à cinq. Ce sont, 1°. les adverbes de manière, qui expriment la manière dont les choses se font ; comme amicalement, fortement, inconsidérément, modestement, patiemment, vivement, etc. ; 2°. les adverbes d’ordre qui expriment comment les choses sont arrangées : tels sont, premièrement, secondement, d’abord, ensuite, auparavant, etc. ; 3°. les adverbes de lieu, qui servent à marquer les situations ; comme, où, ici, là, dedans, dehors, dessus, dessous, partout, etc. Je comprends dans ceux-là les adverbes de distance, près, loin ; 4°. les adverbes de temps, qui expriment quelques circonstances, ou rapports de temps ; comme, hier, autrefois, aujourd’hui, demain, désormais, tard, matin, souvent, quelquefois, ordinairement, incessamment, toujours, jamais, etc. ; 5°. les adverbes de quantité, qui servent à marquer une quantité, ou un nombre ; comme, assez, suffisamment, trop, peu, beaucoup, guère, plus, moins, davantage, infiniment, autant, pas, point, etc.
L’adverbe est, comme la préposition, un mot simple. Cependant on met au nombre {p. 81}des adverbes, qu’on appelle composés, ces expressions, pour le présent, à l’avenir, tour à tour, tout à fait, mal à propos, à contretemps, etc.
La plupart des adjectifs ont chacun leur adverbe, qui se forme 1°. du masculin, lorsqu’il se termine par une voyelle, en y ajoutant ment : = utile, utilement ; vrai, vraiment ; ingénu, ingénument ; aisé, aisément ; poli, poliment ; infini, infiniment, etc. Mais l’adjectif gentil, fait gentiment, et impuni fait impunément.
2°. Du féminin, quand l’adjectif se termine au masculin par une consonne : = doux, douce, doucement ; bon, bonne, bonnement ; franc, franche, franchement ; civil, civile, civilement, etc.
Les adjectifs lent, lente ; présent, présente, suivent cette règle, et font lentement, présentement. Mais les autres terminés en ent et ant, changent les deux dernières lettres nt en mment : = prudent, prudemment ; élégant, élégamment.
III.
De la Conjonction. §
Les conjonctions sont des mots qui servent à lier d’autres mots, ou les différentes parties du discours. J’en vais citer des exemples, en faisant connaître les diverses espèces de conjonctions que distinguent les grammairiens. Ils en comptent jusqu’à douze.
1°. Les conjonctions copulatives qui lient les mots avec affirmation, ou avec négation, et qui sont, et, ni : = La science et la vertu sont estimables : = Il ne faut ni trop se livrer aux plaisirs honnêtes, ni s’en abstenir entièrement.
2°. Les augmentatives, qui lient en ajoutant à ce qui précède, et qui sont, de plus, d’ailleurs, encore, etc. = Mangez de ce fruit : il est agréable au goût ; de plus, il est bon pour la santé. = Ce n’est pas assez de fuir le vice, il faut encore pratiquer la vertu.
3°. Les alternatives, qui lient, soit en laissant la liberté du choix entre plusieurs choses ; soit en substituant positivement, dans cette offre, une chose au défaut d’une autre ; soit en présentant plusieurs choses qui agissent continuellement l’une après l’autre. Ces conjonctions sont, ou, sinon, tantôt : = Il faut que dans l’instant même, vous accordiez ou vous refusiez ce que l’on vous demande : = Obéissez ; sinon vous serez puni : = L’homme inconstant veut tantôt une chose, tantôt une autre.
4°. Les hypothétiques, qui lient par supposition, ou en marquant une condition, et qui sont, si, soit, pourvu que, quand, sauf, etc. : = Nous remporterons la victoire, si nous sommes bien commandés, ou, pourvu que nous soyons bien commandés : = L’homme sage est toujours le même, soit dans la prospérité, soit dans l’adversité.
5°. Les adversatives, qui lient deux propositions, en marquant l’opposition de la {p. 83}seconde à la première, et qui sont, mais, quoique, cependant, pourtant, néanmoins, toutefois, etc. : = Votre ami est vif ; mais il est sensible et bon : = Cette affaire n’est pas bien sérieuse ; il ne faut pourtant pas la négliger.
6°. Les extensives, qui lient en étendant le sens, et qui sont, jusque, encore, aussi, même, enfin, etc. : = Ce vin est clair, et bon jusqu’à la lie : = Il faut aimer tout le monde, même ses ennemis.
7°. Les périodiques, qui lient en marquant le temps, et qui sont, quand, lorsque, tandis que, etc. : Nous sentons moins la chaleur du soleil, quand il est plus près de nous.
8°. Les motivales, qui lient en exprimant la cause, et qui sont, afin, parce que, puisque, car, etc. : = Allons nous promener, puisque le temps est beau.
9°. Les conclusives, qui lient en exprimant une conséquence qu’on tire d’une proposition, et qui sont, donc, ainsi, partant, etc. : = La vertu seule peut faire notre bonheur : donc nous devons la préférer à tout.
10°. Les explicatives, qui lient en expliquant, et qui sont, comme, savoir, surtout, etc. : = Il y a trois vertus théologales, savoir, la foi, l’espérance et la charité : = Cet homme est propre à bien des choses, surtout aux négociations.
11°. Les transitives, qui lient en passant d’une chose à une autre, et qui sont, or, au reste, pour, quant, etc. : = Tous les arts sont estimables : or la peinture est {p. 84}un art : = La nouvelle de la victoire est sûre : quant au nombre (ou) pour le nombre des morts, on ne le sait pas positivement.
12°. La conductive, qui lie en conduisant le sens à sa perfection : c’est que : = Il n’est pas douteux que l’étude de notre langue ne soit des plus nécessaires : = Rien de si agréable que de converser avec des gens instruits : = Si vous venez, et que nous soyons seuls, nous lirons l’ouvrage de votre ami.
Je dois observer ici qu’une conjonction se rapporte bien souvent à plusieurs espèces, suivant le sens dans lequel elle est employée : = Comme vous êtes honnête homme, vous ne manquerez pas à votre parole : = C’est une affaire très importante : aussi devons-nous y apporter tous nos soins. Dans ces phrases, comme et aussi sont des conjonctions motivales : = Tout s’est passé comme on vous l’a dit. Ici, comme est une conjonction explicative : = Les ennemis se sont retirés en désordre : ils nous ont aussi abandonné leur artillerie. Ici, aussi est une conjonction extensive.
Il en est de la conjonction, comme de la préposition et de l’adverbe. Quoiqu’elle soit un mot simple et unique, il y a beaucoup d’expressions qu’on regarde comme des conjonctions composées. Telles sont, à la bonne heure, à la vérité, après que, au cas que, aussi bien que, attendu que, c’est pourquoi, de sorte que, par conséquent, si ce n’est que, supposé que, etc.
IV.
De la Particule ou Interjection. §
Les particules ou interjections sont des mots, dont nous nous servons, pour exprimer un mouvement ou un sentiment de notre âme, soit de joie, soit de tristesse, soit de crainte, soit d’aversion, etc. Tels sont les mots ha, bon, aïe, ouf, hélas, hé, fi, etc. On s’en sert aussi pour exciter, encourager, avertir, appeler, etc., comme, ça, allons, courage, gare, holà, hem, etc.
Le mot que est souvent particule, et marque l’admiration, le reproche, le commandement, le souhait : = Que la campagne est belle ! = Que n’obéissez-vous ? = Que chacun fasse son devoir. = Que tous vos désirs soient accomplis.
De est appelé particule en bien des circonstances, comme on aura occasion de le voir.
Récapitulation des huit parties de l’oraison. §
Telles sont les huit espèces de mots qui composent le discours, et dont on ne saurait trop bien retenir les définitions que je vais rappeler ici.
Le nom désigne les objets (c’est le substantif), ou en exprime quelque qualité (c’est l’adjectif).
L’article tire les noms d’une signification vague, pour leur en donner une précise et déterminée.
Le pronom tient la place d’un nom, en rappelle l’idée, et en fait éviter la répétition.
{p. 86}Le verbe exprime une action produite par un principe spirituel, ou par un principe matériel.
La préposition marque les différents rapports que les choses ont les unes avec les autres.
L’adverbe modifie la signification d’un autre mot, en exprimant quelque circonstance ou particularité qui accompagne ce mot.
La conjonction sert à lier les mots, ou les différentes parties du discours.
L’interjection exprime un mouvement ou un sentiment de notre âme.
Chapitre II.
De l’arrangement des Mots. §
Plusieurs mots joints ensemble, et formant un sens, composent la phrase : = La modestie est au vrai mérite, ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : = L’esprit de politesse est une certaine attention à faire que, par nos paroles et nos manières, les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes.
L’arrangement des mots et la construction des phrases, suivant les règles de la grammaire, sont ce qu’on appelle syntaxe. Avant d’exposer ces règles relativement à chaque espèce de mots, il est essentiel d’observer que, dans le discours, un nom {p. 87}peut être employé de trois manières : 1°. au vocatif, mot qui vient du mot latin vocare, signifiant appeler : 2°. en sujet : 3°. en régime.
Un nom est au vocatif, quand, par ce nom, on adresse la parole à une personne ou à une chose : = Souviens-toi, ô homme, que tu es poussière : = Glaive du Seigneur, quel coup venez-vous de frapper ! Dans ces phrases, homme et glaive sont au vocatif.
Un nom est employé en sujet, quand, par ce nom, on désigne la personne ou la chose, qui, comme je l’ai dit ailleurs, est le principe de l’action exprimée par le verbe. Il est employé en régime, lorsqu’il désigne l’objet ou le terme de cette action. Mais ce n’est point encore là une définition entière et complète de ce qu’on appelle régime dans le discours. La voici :
Du Régime. §
Tous les mots qui composent une phrase, ont nécessairement un certain rapport entre eux, et dépendent les uns des autres. Mais il y en a toujours quelques-uns, dont le rapport et la dépendance sont plus marqués. Ce sont les mots qui régissent, et ceux qui sont régis. Je définirai donc le régime en général, un mot auquel la signification d’un autre mot, dont il dépend (celui-ci est le régissant), a particulièrement rapport : = Le luxe entraîne presque toujours la corruption des mœurs : = Le vrai chrétien désire le bonheur de ses ennemis. Ici les mots corruption, bonheur, dépendent des mots entraîne, désire ; et la signification de ceux-ci tombe {p. 88}particulièrement sur les premiers. Par conséquent ; les mots corruption, bonheur, sont les régimes des mots entraîne, désire, qui en sont les régissans. Dites-en autant des mots, mœurs, ennemis, relativement aux mots, corruption, bonheur.
On doit juger, par ce seul exemple, que les noms substantifs peuvent être régimes et régissants. Il en est de même des noms adjectifs, des pronoms et des verbes. En voici des exemples : = À la lecture de ce discours, on reconnaît le plus éloquent de nos orateurs. Voilà l’adjectif éloquent, régime du verbe reconnaît, et en même temps régissant du substantif orateurs. J’ai acheté les deux ouvrages nouveaux, et je lis en ce moment celui de votre ami. Voilà le pronom celui, régime du verbe lis, et en même temps régissant du substantif ami : = Votre frère veut un peu trop tard apprendre à danser. Voilà le verbe apprendre, régime du verbe veut, et en même temps régissant du verbe danser. Les prépositions sont toujours, et de leur nature, des mots régissants.
Régime simple, régime composé. §
Il y a deux sortes de régimes, dont il est très important de bien saisir la différence ; le régime simple ou absolu, et le régime composé ou relatif.
Le régime est simple, quand il y a un rapport direct entre le mot régi, et le mot régissant : il n’est jamais précédé d’aucune préposition exprimée ou sous-entendue : = Cultivons les arts, et lisons les beaux ouvrages. Ici l’action de cultiver, et celle {p. 89}de lire se rapportent ou se terminent directement aux arts et aux beaux ouvrages. Ainsi ce régime ne peut convenir qu’au verbe actif.
Le régime est composé, quand il n’y a qu’un rapport indirect entre le mot régi et le régissant : il est toujours précédé d’une préposition exprimée ou sous-entendue : = Profitons de l’exemple qui nous est offert. Le mot exemple a sa préposition exprimée, et nous l’a sous-entendue, puisqu’on peut le tourner par à nous. Ici l’action de profiter et celle d’offrir ne se rapportent ou ne se terminent qu’indirectement aux mots exemple et nous.
Il arrive souvent qu’un nom substantif, quoique de le précède, est en régime simple, parce qu’alors de n’est que le particule. C’est pourquoi il faut ne pas confondre de particule, avec de préposition : voici pour cela un principe sûr.
Quand un nom substantif, que de précède, peut répondre à la question qui ? ou quoi ? il est en régime simple ; et de est alors particule. Quand ce même nom peut répondre à la question de qui ? ou de quoi ? il est en régime composé ; et de est alors préposition. Dans cette phrase : Il est quelquefois permis de manger de la viande en carême ; viande est en régime simple, et de est particule, parce qu’on peut dire : il est quelquefois permis de manger, quoi ? de la viande. Dans celle-ci : il faut s’abstenir de la viande en carême ; viande est en régime composé, et de est préposition, {p. 90}parce qu’on peut dire, il faut s’abstenir, de quoi ? de la viande.
Article I.
Observations sur l’Article. §
L’article devant être placé avant les noms, pour leur donner un sens précis et déterminé, il s’ensuit que les noms qu’on emploie dans un sens vague et indéterminé, n’ont pas besoin de l’article, ainsi qu’on le voit dans ces vers de Corneille :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire…..Vous parlez en soldat : je dois agir en roi.
Dans le premier vers, le poète n’exprime que vaguement et indéterminément le péril qu’il y a à vaincre, la gloire qu’il y a à triompher. Dans le second vers, il ne désigne ni les soldats, les rois pris universellement ; ni aucun soldat, aucun roi pris individuellement.
Suppression de l’article. §
On supprime encore l’article avant les noms communs, pris dans une partie indéterminée de leur signification, lorsque ces noms sont précédés de leur adjectif, ou d’un adverbe qui renferme une idée de quantité : = Quand on a des connaissances étendues, de grands sentiments, et beaucoup de jugement, on peut se consoler d’avoir peu de fortune. Les noms substantifs, connaissances, sentiments, jugement, fortune, sont pris ici dans un sens partitif et indéterminé, puisqu’on prétend désigner, {p. 91}non toutes les connaissances, tous les sentiments, tous le jugement, toute la fortune imaginables ; mais seulement quelques connaissances, quelques sentiments, quelque portion de jugement et de fortune, sans vouloir cependant les spécifier. Je mets donc l’article particulé des pour de les, avant connaissances, parce que ce nom n’est point précédé de son adjectif ; et par la raison contraire, je le supprime avant sentiments. Je le supprime aussi avant jugement et fortune, parce que ces noms sont précédés des adverbes de quantité, peu, beaucoup.
Ainsi Racine a fait une faute, en disant dans sa tragédie de Mithridate ; qui sait si ce roi
N’accuse point le ciel qui le laisse outrager,Et des indignes fils qui n’osent le venger.
Il aurait fallu d’indignes fils.
J’ai dit que les noms substantifs, précédés de leur adjectif, et avant lesquels on supprime l’article, doivent être pris dans un sens partitif et indéterminé ; comme dans cet exemple : Cet homme n’est pas dépourvu de grands talents. Mais s’ils sont employés dans un sens déterminé, il faut mettre l’article : = Cet homme n’est pas dépourvu des grands talents qu’exige sa place. Le substantif, talents, a ici un sens déterminé, que ces mots, qu’exige sa place, servent à lui donner.
On dira aussi sans l’article : ce marchand a fait l’acquisition de belles étoffes, qu’il {p. 92}a achetées à un pris modique ; parce que le substantif, étoffes, est pris dans un sens indéterminé. Ces mots, qu’il a achetées à un prix modique, ne renfermant qu’une idée accessoire, qui n’est pas nécessairement liée à la première, ne peuvent servir à donner à ce substantif une signification déterminée. Mais on dira avec l’article : ce marchand s’est défait avantageusement des belles étoffes qu’il avait achetées à un prix modique. Le substantif, étoffes, est employé ici dans un sens déterminé, que ces mots, qu’il avait achetées à un prix modique, servent à lui donner, parce qu’ils renferment une idée nécessairement liée à la première.
La règle, que je viens d’exposer, est sûre, et ne souffre que deux exceptions :
Emploi de l’article. §
1°. Quant à l’adjectif qui précéde son substantif, lorsqu’ils forment tous deux un sens indivisible. Il faut alors mettre l’article : = Cet homme a des belles-lettres ; c’est-à-dire, de la littérature ; = il voit des beaux esprits, des grands Seigneurs ; c’est-à-dire, des gens de lettres, des gens de qualité.
2°. Quant aux adverbes de quantité pas et point, lorsque, sans influer sur le nom substantif qu’ils précédent, ils tombent sur un autre mot. On doit alors employer l’article, comme l’a fait Racine dans ce vers de sa tragédie de Bajazet :
Je ne vous ferai point des reproches frivoles.
c’est Roxane qui parle à Bajazet, à qui elle {p. 93}fait des reproches dans toute cette scène. Elle ne veut donc pas dire qu’elle ne lui fera point de reproches ; mais qu’elle ne lui fera point de ces reproches qui ne seraient que frivoles. Ainsi l’adverbe point n’influe pas sur le substantif reproches : il ne tombe que sur le verbe ferai. La même remarque doit avoir lieu sur ce vers du même poète, dans sa tragédie de Phèdre :
Madame, je n’ai point des sentiments si bas.c’est-à-dire, de ces sentiments qui seraient si bas.
Bien, mis pour beaucoup, n’est pas précisément un adverbe qui renferme une idée de quantité : mais il signifie seulement en abondance, largement. Ainsi il doit être suivi de l’article : = Cet homme a beaucoup de vertu, et bien de la vertu ; beaucoup de courage, et bien du courage.
Remarque essentielle. §
Il y a encore une observation bien essentielle à faire sur cette règle, qui veut qu’on n’emploie pas l’article avant un nom précédé de son adjectif. Elle ne souffre à cet égard aucune difficulté, quand ce nom est au pluriel. Mais doit-elle être observée, quand ce nom est au singulier ? C’est ce que les grammairiens n’ont pas dit.
Restaut, observateur de cette règle, n’emploie pas l’article : il dit dans sa Grammaire, pag. 465 et 466 : de bon pain et de bonne eau suffisent pour la nourriture du corps humain. Les gens de guerre sont souvent réduits à de mauvais pain et à de mauvaise {p. 94}viande. Pour bien écrire, il faut de bon papier et de bonne encore.
L’abbé Girard au contraire, violateur de cette règle, fait usage de l’article : il dit, dans ses Principes de la langue française, tom. 2, pag. 22 : j’ai fait ce matin de la bonne besogne. Venons à une autorité bien plus respectable, et la seule capable de fixer notre incertitude.
L’Académie française, dans son Dictionnaire, édit. de Paris 1762, dit au mot papier : du grand papier ; du petit papier ; et au mot viande, elle dit : de bonne viande ; de belle viande. Pourquoi le premier nom est-il précédé de l’article particulé du ? et pourquoi le second n’est-il précédé que de la particule de ? Dirait-on que c’est à cause de la différence du genre, différence qui, comme cela arrive quelquefois, pourrait ici changer la règle établie ? Mais la même Académie, dans le même ouvrage, après avoir employé l’article avant un nom masculin, le supprime avant un autre nom de ce genre : après avoir dit, du petit papier, elle dit au mot sang : cela fait faire de mauvais sang. Ne sommes-nous donc pas en droit de conclure que cette règle ne regarde point les noms qui sont au singulier, et qu’on peut indifféremment employer, ou ne pas employer l’article avant ces noms ?
Observation sur une remarque de Wailly §
Wailly, qui m’a cité dans la nouvelle édition de sa Grammaire (1786),
touche légèrement cette question, pag. 123 ; et {p. 95}il tranche la
difficulté, en disant qu’il faut regarder du grand papier, comme une faute d’impression. Mais dans ce même Dictionnaire, même édit. de Paris
1762, nous lisons au mot écrire : On dit figurément
et familièrement écrire de bonne encre, de la bonne encre à quelqu’un,
pour dire, lui écrire fortement sur quelque chose.
Nous lisons au mot encre : on dit figurément et familièrement, écrire
de bonne encre, de la bonne encre à quelqu’un, pour dire, en termes forts et
pressants, et même menaçants
. Faudra-t-il aussi regarder cet exemple,
rapporté en deux endroits différents, comme une faute d’impression ? J’en citerai ici un
autre, où un substantif singulier, sans adjectif, est mis avec l’article et sans l’article.
La même Académie dit au mot faire : il ne faut faire de
peine, de la peine à personne.
Autre emploi de l’article. §
Quoiqu’on emploie principalement l’article, pour déterminer la signification des noms communs, soit, comme je l’ai dit ailleurs, qu’on veuille par ces noms exprimer toute une espèce de choses, soit qu’on ne veuille désigner qu’une ou plusieurs parties de cette espèce, on le met cependant quelquefois avant les noms propres d’hommes. Mais faut-il alors mettre ces noms au singulier, ou au pluriel ? Pour résoudre cette question, j’adopterai bien volontiers la distinction que fait l’abbé Girard. En voici le sens, avec les exemples qu’il cite.
Si ces substantifs ne servent, {p. 96}précisément, qu’à distinguer les personnes par leur nom, ils doivent être mis au singulier. On dira donc : les deux Corneille se sont distingués dans la républiques des lettres : = il est peu de magistrats aussi anciens dans la robe, que les Nicolaï, et les Lamoignon : = c’est ainsi que se sont conduits les plus grands capitaines, tels que les Scipion, les Turenne, et les Maurice. Mais si par ces noms de personne, on veut exprimer une qualité, on doit alors les mettre au pluriel. On dira donc : ces deux princes ont été les Alexandres de leur siècle : ils sont tous braves comme des Césars.
L’article accompagne encore les adjectifs placés avant ou après un nom propre. = Henri le Grand ; le grand Henri ; Louis le grand ; le grand Louis. Mais il est bon d’observer, après Duclos, que, dans ces cas, l’adjectif mis avec l’article avant le nom propre, ne sert qu’à qualifier cette personne dont on parle : placé après, il sert à la distinguer de celles qui portent le même nom. Ainsi, le riche Luculle, veut dire seulement, Luculle qui est riche, sans marquer qu’il y a plus d’un Luculle. Au contraire, Luculle le riche, marque qu’il y a plusieurs Luculle, dont celui-ci est distingué par ses richesses, étant comme le riche d’entre les Luculle.
Si un substantif est accompagné de plusieurs adjectifs, qui expriment des qualités
opposées, il faut, avant chaque adjectif, répéter l’article, soit simple, soit {p. 97}particulé : = les pauvres et les riches
citoyens sont égaux dans le sanctuaire de la justice : = votre ami a une
profonde connaissance de la géographie ancienne et de la moderne. Mais si ces adjectifs n’expriment point des qualités opposées, on
peut supprimer l’article avant le second. Ainsi l’on dira fort bien avec l’abbé Girard : les grands et vastes projets,
joints à la prompte exécution, font le grand ministre
.
L’article particulé se répète aussi avant plusieurs superlatifs relatifs, quand ils précèdent leur substantif. = Votre oncle vous a fait une donation de la plus grande, de la plus riche, de la plus belle terre qu’il possédait.
Suppression élégante de l’article. §
Quoique l’article doive précéder les noms qu’on veut employer dans un sens précis et
déterminé, on peut cependant le supprimer avant ces noms, pour rendre la diction plus vive.
Quand on dit, par exemple : pauvreté n’est pas vice, on s’exprime bien
plus vivement, que si l’on disait : la pauvreté n’est pas un vice. Voyez aussi cette phrase de Fléchier : citoyens, étrangers, ennemis, peuples, rois, empereurs le plaignent et le
révèrent
. Elle a bien plus de vivacité, d’énergie et de grâce, qu’elle n’en
aurait eu, si l’orateur, faisant usage de l’article, avait dit : les
citoyens, les étrangers, les ennemis, les peuples, les rois, les empereurs le plaignent
et le révèrent.
On verra également en mille occasions, que la suppression ou l’emploi de l’article, avant un nom substantif, précédé d’un verbe, {p. 98}change entièrement le sens de l’expression. Par exemple, entendre la raillerie, signifie savoir bien railler. Entendre raillerie, signifie souffrir les railleries sans se fâcher.
Le, quelquefois article, quelquefois formant un adverbe. §
Remarquons ici que le, placé avant plus, moins, mieux, suivis d’un adjectif, est quelquefois article, et quelquefois ne l’est pas. Si cet adjectif n’emporte pas proprement de comparaison, le n’est pas article. Mais il forme un adverbe avec plus, moins, ou mieux, et ne prend, par conséquent, ni genre ni nombre : = ne nous lassons point de faire du bien à nos semblables, lors même qu’ils sont le plus ingrats. On voit ici que l’ingratitude des hommes, dont il est question, n’est point comparée à celle de quelques autres hommes. D’ailleurs, l’article doit toujours accompagner immédiatement un nom substantif exprimé ou sous-entendu. Or il n’y en a point avant le plus ingrats.
Si l’adjectif superlatif exprime un rapport, une comparaison, le est article, et prend le genre et le nombre : = on ne condamna pas tous les criminels ; on punit seulement les plus coupables. Ici le superlatif renferme une comparaison ; et le substantif criminels est sous-entendu avant les plus coupables.
Article II.
Observations sur le Substantif et l’Adjectif. §
Accord du substantif et de l’adjectif. §
L’adjectif doit se mettre au même genre et au même nombre que le substantif auquel il se rapporte. Les participes suivent la règle des adjectifs, lorsqu’ils en font les fonctions : = je connais des hommes savants, des femmes prudentes : = j’ai lu un discours bien écrit, une tragédie bien conduite. Cette règle a quelques exceptions.
Exceptions à cette règle. §
L’adjectif nu ne prend ni genre ni nombre en certaines occasions. On dit, nu-pieds, nu-jambes, nu-tête. Mais si on le place après ces substantifs, il faut suivre la règle ordinaire, et dire, les pieds nus, les jambes nues, la tête nue.
Demi, avant son substantif, est aussi sans genre et sans nombre : = une demi-heure ; une demi-douzaine. Mais si on le met après, on le construit en genre avec le substantif, auquel il est lié par la conjonction et : = une heure et demie ; une douzaine et demie. Cet adjectif n’a point de pluriel : mais, suivant l’Académie, il s’emploie quelquefois comme substantif ; et alors il reçoit ce nombre. Ainsi l’on dit : cette horloge, cette montre sonne les heures et les demies : = la demie est-elle sonnée ?
L’adjectif feu, feue, qui n’a jamais de pluriel, ne prend point de genre, lorsqu’il est mis avant l’article ou un pronom possessif : = feu la reine ; feu votre mère. S’il {p. 100}est mis après, il prend le genre : la feue reine ; votre feue mère.
Il y a des adjectifs qui sont pris adverbialement, et alors ils sont toujours au masculin : = cette femme chante faux : = elle parle haut : = elles restèrent court.
Adjectif se rapportant à plusieurs substantifs. §
Si l’adjectif se rapporte à plusieurs substantifs, quoiqu’au singulier et de divers genres, on le met au pluriel et au genre masculin, comme étant un genre plus noble que le féminin : = j’ai vu votre père et votre mère très contents de vous. Si, néanmoins, ces substantifs sont de choses inanimées, et qu’ils soient immédiatement suivis de l’adjectif, celui-ci prend alors le genre et le nombre du dernier substantif : = ce général avait dans son armée un pouvoir, et une autorité absolue. Il serait contre le bon usage de dire : un pouvoir et une autorité absolus.
L’adjectif qui se rapporte au pronom vous, et joint à un verbe qui est au pluriel, se met au singulier, quand on n’adresse la parole qu’à une personne. On dira donc en ce sens : vous êtes sage et modeste, et non sages et modestes.
Construction des adjectifs qui sont au comparatif ou au superlatif. §
On construit les adjectifs qui sont au comparatif, ou au superlatif, de la même manière que quand ils n’y sont point. Ainsi de même que l’on diroit : Paris est une des villes considérables de l’Europe ; il faut dire : Paris est une des villes les plus considérables de l’Europe, et non, des plus considérables.
Dites également : la science relative à {p. 101}l’état que nous devons embrasser, est un des objets les plus dignes de notre application, et non, le plus digne, comme le prétend Restaut. Son sentiment a été désapprouvé par tous les Grammairiens. Il est en effet contraire à la règle, qui veut qu’un adjectif s’accorde avec le substantif auquel il se rapporte. Or dans l’exemple cité, dignes se rapporte à objets, et non au mot un, parce que le sens de cette phrase n’est, ni ne peut être, que cette science est l’objet le plus digne de notre application. On veut dire seulement qu’elle doit être mise au nombre des objets qui sont les plus dignes de notre application.
C’est par cette même raison que l’on dira : voilà un des hommes qui ont le mieux servi l’État ; une des femmes qui ont le plus d’esprit ; un des plus beaux ouvrages qui aient été publiés depuis longtemps.
Mais je dois observer ici que quelquefois ce relatif qui se rapporte au mot un, et qu’alors étant au singulier, il veut au même nombre le verbe dont il est le sujet. En voici des exemples : = c’est un de nos meilleurs grammairiens, qui a fait cette faute : = c’est un de nos plus grands généraux, qui a remporté cette victoire mémorable : = c’est un de nos plus habiles politiques, qui a établi la balance de l’Europe. Il est bien clair qu’on ne veut pas dire dans ces phrases que nos meilleurs grammairiens ont fait cette faute ; que nos plus grands généraux ont remporté cette victoire ; que nos plus habiles politiques ont établi la balance de l’Europe. Il n’est question ici que {p. 102}d’un seul de ces personnages, chacun dans son genre.
Place des adjectifs. §
Il faut consulter l’oreille et l’harmonie, pour placer l’adjectif avant ou après son substantif Par exemple, quoiqu’on puisse dire indifféremment : un habit vieux, ou un vieux habit ; il faudra dire : un habit neuf, et non, un neuf habit, parce que cette dernière construction formerait un son désagréable à l’oreille.
Les participes, faisant la fonction des adjectifs, doivent en général être mis après leur substantif. Ainsi, au lieu de dire, un redouté monarque, dites, un monarque redouté.
Il en est de même des adjectifs qui expriment la figure, la couleur, la saveur, la matière, une qualité de l’ouïe et du tact. On dit, une table ronde ; une étoffe rouge ; une herbe amère ; un lambris doré ; une voix basse ; une église sonore ; un marbre dur ; un chemin pierreux, etc. Il y a cependant quelques circonstances, où cette règle n’est pas de rigueur, puisque l’on dit fort bien, une verte prairie ; la blanche colombe ; la molle arène ; une dure enclume, etc.
Il ne faut pas joindre à des substantifs, des adjectifs qui ne peuvent pas leur convenir. Par exemple, les adjectifs pardonnable et déplorable, se disent, suivant l’Académie, des choses, et non des personnes. On dira bien : votre faute n’est pas pardonnable : le sort de votre ami est déplorable. Mais on ne pourra pas dire : vous {p. 103}n’êtes pas pardonnable : votre ami est déplorable. Il faudrait plutôt dire : vous n’êtes pas excusable : votre ami est à plaindre. Ainsi ce vers de Racine n’est pas correct :
Vous voyez, devant vous, un prince déplorable.
Noms de nombre. §
Quand un nom de nombre est précédé du pronom relatif en, on met élégamment la préposition de avant l’adjectif ou le participe qui se rapporte à ce nom : = on en compte trois de tués et six de blessés : = il y en a deux de médiocres et quatre de mauvais.
Les noms de nombre adjectifs, cent et vingt ont un pluriel. Ainsi l’on dit : vingt hommes, cent hommes, et quatre-vingts hommes, deux cents hommes. Mais s’ils précédent un autre nom de nombre, ils restent au singulier. Il faut donc les écrire sans s dans quatre-vingt-dix, deux cent cinquante, etc.
Mille, nom de nombre adjectif, n’a pas de pluriel, et par conséquent ne prend point s dans dix mille écus ; mille amitiés. On écrit mil pour la date des années : = l’hiver fut très rude en mil sept cent neuf.
Mais mille, nom substantif, signifiant une étendue de mille pas, a un pluriel. Ainsi il faut une s finale dans deux milles, trois milles d’Allemagne.
Les noms de nombre, deux, trois, et cinq, ne peuvent pas s’employer avec le substantif francs. Il faut dire : deux livres, trois livres, cinq livres.
Je remarquerai ici qu’on peut se servir {p. 104}de ce substantif, francs, avec tous les autres nombres, à moins qu’ils ne soient suivis d’une fraction. On peut dire : six francs, et l’on doit dire : six livres dix sous.
Article III.
Observations sur les Pronoms. §
Il en est du pronom comme de l’adjectif. Il doit se mettre au même genre et au même nombre que le substantif, auquel il se rapporte : = un jeune homme docile ne se borne point à écouter les bons conseils qu’on lui donne ; il s’applique de plus à les mettre en pratique.
Si le pronom se rapporte à plusieurs substantifs, quoiqu’au singulier, et de divers genres, il faut le mettre au pluriel, et au genre masculin : = j’ai vu votre jardin et votre maison de campagne : ils sont fort beaux. Voilà les règles générales de construction. Mais il y a des remarques particulières à faire sur l’usage de la plupart des pronoms de notre langue.
I.
Usage des Pronoms substantifs. §
Les pronoms personnels des deux premières personnes ne peuvent jamais désigner que des personnes, ou des choses personnifiées On sait que les pronoms, me, te, se, doivent être mis avant le {p. 105}verbe ; mais que quand le verbe est à l’impératif, et qu’il marque affirmation, me, suivi du mot en, se place après : = parlez-m’en : = donnez–m’en. Je remarquerai ici que l’Académie ne veut pas qu’il en soit de même du mot y. On ne dit point ; envoyez m’y, menez m’y. Il faut dire, je vous prie de m’y envoyer, de m’y mener, ou, envoyez-y moi, menez-y moi.
Les pronoms de la troisième personne servent à désigner les personnes et les choses inanimées. On dira donc, en parlant d’un homme, d’un arbre, d’une femme, d’une prairie : il est beau ; elle est belle.
Il faut, cependant, observer que les pronoms elle, eux, lui et leur, ne se disent point des choses inanimées, quand ils sont en régime simple, ou en régime composé. On ne dira pas, en parlant d’un crayon : c’est avec lui que j’ai fait ce dessein : d’un arbre : c’est lui qui porte de bons fruits : d’une montagne : c’est elle qui est fort escarpée : des vers d’un auteur : que pense-t-on d’eux ? d’une ou de plusieurs maisons : je lui ajouterai, ou je leur ajouterai un pavillon. Dans les trois premiers exemples, il faut répéter le nom, et dans les autres y suppléer par les pronoms en et y. Si l’on vous demande : est-ce là votre tabatière ? sont-ce là vos livres ? vous ne répondrez point : non, ce n’est pas elle : oui, ce sont eux. Mais vous répondrez : non, ce ne l’est pas : oui, ce les sont.
J’ajouterai que les pronoms lui, elle, ne s’emploient point avec la préposition {p. 106}de, lorsqu’ils se rapportent à un nom collectif, même de choses animées. On ne dira donc pas : nous vîmes ce peuple furieux, et nous nous approchâmes de lui : nous vîmes l’armée ennemie, et nous nous approchâmes d’elle. Il faudra dire dans les deux exemples : nous nous en approchâmes. Mais pourra-t-on dire : nous marchâmes à lui, vers lui : nous marchâmes à elle, vers elle ? Je serais porté à croire qu’on ne le peut pas, quoique je sois bien loin de l’affirmer.
Ces règles, concernant ces quatre pronoms, ne souffrent, en général, aucune difficulté. On peut néanmoins les employer, quand ils ont rapport à des choses inanimées qu’on personnifie : = c’est à l’amour-propre, c’est à lui seul que nous rapportons souvent toutes nos actions : = quand la vérité se montre, il faut lui rendre les armes, et nous devons tout sacrifier pour elle : = les torrents entraînent avec eux tout ce qu’ils rencontrent ; ils ne laissent après eux que du sable et des cailloux : = cette rivière entraîne avec elle tout ce qu’elle rencontre ; elle ne laisse après elle que du sable et du gravier.
L’usage veut aussi, qu’en parlant des plantes et des animaux, on emploie lui en régime composé, mais dont la préposition ne soit pas exprimée : il en est de même de leur : = cet arbre est trop chargé : ôtez-lui une partie de son fruit : = qu’on visite ces chevaux, et qu’on leur donne à manger.
{p. 107}On peut également employer lui et leur, en parlant de choses inanimées, quand ces pronoms sont joints à un verbe, qui ne convient proprement qu’aux personnes. On dira d’une maison, de plusieurs livres : je lui dois le rétablissement de ma santé : je leur dois mon instruction.
Le pronom soi se dit des personnes en général.
On a souvent besoin d’un plus petit que soi…..Obliger ses amis, c’est s’obliger soi-même.
Mais si l’on parle de quelqu’un en particulier, il faut se servir du pronom lui ou elle, selon le genre : = cet homme n’aime
que lui. Ainsi il y a une faute dans cette phrase de Voltaire :
Heureusement j’ai lu dans madame Dacier, qu’un homme peut parler
avantageusement de soi, lorsqu’il est calomnié.
Il
fallait de lui.
Et dans ces vers du même auteur :
Ou mon amour me trompe, ou Zaïre, aujourd’hui,Pour l’élever à soi, descendrait jusqu’à lui.
Il aurait fallu dire, pour l’élever à elle.
Racine a fait la même faute en disant de Thésée :
Jeune, charmant, traînant tous les cœurs après soi.
Ainsi que Boileau dans ces vers :
Mais souvent un auteur, qui se flatte et qui s’aime,Méconnaît son génie et s’ignore soi-même.
On emploie encore le pronom soi en {p. 108}parlant des choses : = la vertu porte sa récompense avec soi : = ce remède est bon de soi. Mais si le nom auquel ce pronom se rapporte, est au pluriel, on fera beaucoup mieux de se servir du pronom eux-mêmes, elles-mêmes. Ainsi au lieu de dire : de soi, ces choses sont indifférentes ; on dira mieux : ces choses sont, d’elles-mêmes, indifférentes.
On ou l’on (il ne faut employer ce dernier, que pour éviter un son désagréable à l’oreille), est ordinairement masculin, et veut, par conséquent, l’adjectif de ce genre : = on est paresseux toute sa vie, quand on n’a pas pris de bonne heure le goût du travail.
Si, néanmoins, on parle précisément d’une femme, ou de son sexe en général, l’adjectif doit être mis au féminin. C’est ainsi qu’un de nos poètes dit à une dame :
On est plus jolie à présent……Mais nous avons peu de Déesses.
Ce pronom est quelquefois un terme collectif : il veut alors l’adjectif au pluriel : = on se battit de part et d’autre en désespérés.
Il ne faut jamais répéter on avec deux rapports différents : = on croit n’être pas trompé ; et l’on nous trompe à tout moment. Cette phrase est vicieuse, parce que le premier on se rapporte à ceux qui ne croient pas être trompés, et le second à ceux qui trompent. Dites plutôt : on croit n’être pas trompé, et l’on est trompé à tout moment.
Le pronom le, se rapportant à un ou à plusieurs adjectifs, ne prend ni genre ni nombre. Une femme à qui l’on demande si elle est malade, doit donc répondre : oui je le suis, et non, je la suis, parce que malade est adjectif. Des hommes à qui l’on demande s’ils sont chasseurs, doivent, par la même raison, répondre : oui nous le sommes, et non, nous les sommes.
Si le pronom le se rapporte à un substantif, il suit alors la règle générale, et prend le genre et le nombre de ce substantif : = était-ce là votre pensée ? doutez-vous que ce ne la fût ? Si l’on dit à une femme : êtes-vous la malade dont on m’a parlé : elle doit répondre : oui, je la suis ; parce que malade, accompagné de l’article, est substantif. Si l’on dit à des hommes : êtes-vous les chasseurs du Roi ? ils répondront : oui, nous les sommes ; parce que chasseurs est substantif.
La raison qu’on peut donner de cette règle, est que le pronom le se rapportant à un adjectif, signifie cela, et se rapportant à un substantif, peut absolument se tourner par un pronom personnel : = êtes-vous malade ? oui, je le suis ; c’est-à-dire, je suis cela : = êtes-vous chasseurs ? oui, nous le sommes ; c’est-à-dire, nous sommes cela : = êtes-vous la malade dont on m’a parlé ? oui, je la suis ; c’est-à-dire, je suis elle : = êtes-vous les chasseurs du Roi ? oui, nous les sommes ; c’est-à-dire, nous sommes eux.
{p. 110}Les pronoms y et en suppléent au nom des personnes et des choses : = pensez-vous à moi ? Oui, j’y pense : = souvenez-vous de mon ami. Je m’en souviendrai.
Autrui, n’a ni genre ni nombre : il ne s’emploie qu’en régime composé. On dit : ne rien faire à autrui, reprendre les défauts d’autrui. Mais on ne peut pas dire : offenser autrui ; mépriser autrui.
Quelqu’un, ne se rapportant point à un nom substantif, ne peut s’employer au pluriel qu’en sujet, et non en régime. On dira bien : quelques-uns prétendent. Mais on ne dira pas : je connois quelques-uns : j’ai parlé à quelques-uns.
Un quelqu’un n’est pas d’usage.
Quoique chacun, chacune, n’aient pas de pluriel, il faut joindre tantôt leur, tantôt son, sa, ses, au substantif qui le suit. Si dans la phrase, il n’y a point de pluriel, il n’est pas douteux qu’on ne doive toujours employer son, sa, ses. S’il y a un pluriel, voici la distinction qu’on doit faire.
Lorsque chacun est placé avant le régime du verbe, on met leur après chacun : = ces braves officiers ont fait chacun leur devoir : = le maître a réuni ses écoliers, et leur a dicté à chacun leur thème.
Lorsque chacun est après le régime du verbe, on emploie son, sa, ses : = ces soldats ont fait des prodiges de valeur, chacun sous ses drapeaux : = remettez tous ces livres, chacun à sa place.
J’ai dit, dans la première édition de {p. 111}cet ouvrage, en adoptant le sentiment de plusieurs grammairiens, que, si le verbe n’a point de régime, on met son, sa, ses, ou leur, indifféremment. Tous ces ouvriers ont travaillé, chacun selon ses forces, ou, selon leurs forces. Mais après un mûr examen, je pense qu’on ne peut employer que son, sa, ses, parce que le verbe est sous-entendu après chacun. C’est comme si l’on disait : tous ces ouvriers ont travaillé, et chacun a travaillé selon ses forces.
On ne dit plus un chacun.
Le pronom ce, placé avant le verbe être, veut ce verbe à la troisième personne du singulier, quand il est suivi des pronoms, moi, toi, lui, elle, nous, vous, ou d’un régime composé, de quelque nombre qu’il soit. Mais si le verbe être est suivi du pronom, eux, elles, ou d’un substantif pluriel, sans préposition, le verbe doit être mis au pluriel. Ainsi l’on dira : c’est nous qui sommes venus les premiers ; et, ce sont eux qui sont venus les premiers. = C’est de ces hommes, c’est d’eux-mêmes que je voulais parler ; et, ce sont ces hommes, ce sont eux-mêmes, que je voulais voir. = C’est contre les ennemis de l’état, c’est contre eux que vous devez exercer votre valeur ; et, ce sont les ennemis de l’état, ce sont eux contre lesquels vous devez exercer votre valeur.
Le pronom celui, employé tout seul à la place d’un nom substantif, qu’on ne veut point répéter, n’en exprime pas assez la force, pour qu’il puisse être accompagné {p. 112}d’un adjectif, ou d’un participe, et moins encore d’un autre substantif. Ainsi il y a une faute dans les phrases suivantes : = le précepte si généreux du pardon des injures, celui si juste de la loi de nature, l’élevèrent au-dessus de tous les cultes. = J’avertis que je n’avouerai d’autre édition que celle imprimée à Paris sous mes yeux. = Ces cornets peuvent remplacer, dans les porte-feuilles, ceux en métal. Dans la première phrase, il fallait répéter le nom et dire : le précepte si généreux du pardon des injures, le précepte si juste de la loi de nature, etc. Dans les deux autres, si l’on ne voulait pas répéter le nom, il fallait joindre au pronom celui, le relatif qui, et dire : que celle qui a été imprimée, etc., que ceux qui sont en métal.
Mais si ce pronom celui est suivi de ci ou là, alors il a toute la force du substantif ; et il peut être accompagné d’un adjectif, ou d’un participe qui en fait les fonctions. Ainsi cette phrase sera très correcte : Le lieu que vous habitez, vous plaît beaucoup : mais celui-ci, bien plus agréable, plus riant, et plus varié, vous plaira davantage.
II.
Usage des Pronoms adjectifs. §
Les pronoms possessifs se répètent avant chaque substantif, et avant les adjectifs qui expriment des qualités différentes. On ne dira donc pas : mes père et mère ; ses {p. 113}père et mère ; nos grands et petits appartements ; leurs grands et petits appartements. Il faudra dire : mon père et ma mère ; son père et sa mère ; nos grands et nos petits appartements ; leurs grands et leurs petits appartements.
On peut faire rapporter à des choses inanimées le pronom possessif son, sa, ses, leur et leurs. Mais ce n’est que dans deux circonstances.
1°. Lorsque le substantif, auquel est joint ce pronom, est en régime composé : = la rivière est sortie de son lit : = ce parterre est agréablement varié dans ses compartiments : = ces arbres paraissent accablés sous leur fruit.
2°. Lorsque le substantif de ce pronom, est le régime simple du verbe qui a pour sujet, ou le substantif auquel se rapporte ce même pronom, ou un pronom relatif de ce substantif : = Cette solitude a sa beauté : = un ruisseau limpide roule ici ses petits flots avec un doux murmure : = voyez cette haute montagne, qui montre, dans le cœur même de l’été, son sommet tout couvert de neige : = nous avons vu cette année ces arbres porter (ou qui portaient) leurs fruits de bien bonne heure.
Hors ces deux cas, on ne doit jamais employer ce pronom son, sa, ses, leur et leurs. Il faut y suppléer par le pronom relatif en. Ainsi l’on ne pourra pas dire : cette rivière est peu large ; mais son lit est très profond : = ces arbres n’ont pas un beau feuillage ; mais leurs fruits sont {p. 114}délicieux : = j’ai lu l’ouvrage que vous m’avez envoyé ; j’ai trouvé son plan bien construit, et son style très agréable. Il faudra dire : cette rivière est peu large ; mais le lit en est très profond : = ces arbres n’ont pas un beau feuillage ; mais les fruits en sont délicieux : = j’ai lu l’ouvrage que vous m’avez envoyé ; j’en ai trouvé le plan bien construit, et le style très agréable.
N’imitez donc pas l’historien qui a dit : cette ville a soutenu plusieurs sièges mémorables. Les Normands ont été pendant longtemps ses plus redoutables ennemis. Il fallait dire, en ont été les plus redoutables ennemis.
On remarque la même faute dans ces vers de Voltaire :
Reine, l’excès des maux où la France est livrée,Est d’autant plus affreux, que leur source est sacrée.
Il aurait fallu que la source en est sacrée.
Cette règle doit être également observée, quand on a employé un nom collectif de personnes. Ainsi l’on ne pourrait pas dire d’une armée : ses soldats sont braves et bien disciplinés : d’un tribunal de justice : on estime généralement ses magistrats : d’une société littéraire : nous connaissons tous ses membres. Il faudrait dire : les soldats en sont braves et bien disciplinés. On en estime généralement les magistrats. Nous en connaissons tous les membres.
Qui, pronom relatif, peut être explicatif ou déterminatif. Il est explicatif, quand il ne sert qu’à expliquer, à {p. 115}développer une idée, renfermée ou supposée dans le nom auquel il se rapporte. Il est déterminatif, lorsqu’il détermine la signification de ce nom. Dieu qui est juste, punira les hommes, qui violent ses commandements. Dans cette phrase, le premier qui est explicatif, parce qu’il ne sert qu’à développer l’idée de justice, renfermée dans le mot Dieu. Le second qui est déterminatif, parce qu’il détermine la signification du mot hommes, en ce qu’il fait connaître qu’on parle, non de tous les hommes, mais seulement de ceux qui violent les commandements de Dieu. Il est essentiel de saisir cette distinction du qui explicatif, et du qui déterminatif, pour bien prendre le sens de certaines phrases.
Le même qui, pronom relatif, ne doit point être séparé du substantif auquel il se rapporte. Ainsi il y a une faute dans ce vers de Racine :
Phénix même en répond, qui l’a conduit exprèsDans un fort éloigné du temple et du palais.
Suivant la règle, il aurait fallu dire : Phénix même, qui l’a conduit, en répond.
Ce serait une plus grande faute encore de placer le pronom qui,
immédiatement après un nom auquel il ne se rapporte pas, comme dans cette phrase : =
on doit se souvenir qu’il est un respect pour les productions des
personnes illustres, qui approche souvent de la
superstition.
L’auteur aurait dû dire : on doit se souvenir {p. 116}qu’il est, pour les productions des personnes illustres, un
respect qui approche, etc.
La même faute se remarque dans cette autre phrase : = les murs
de ces réservoirs, qui se trouvent adossés aux gros murs
de la maison, n’ont que cinq pouces d’épaisseur
. Ce pronom qui, se rapporte ici, non au substantif réservoirs, mais au
substantif murs. On aurait pu éviter cette faute, en disant : les murs de ces réservoirs se trouvent adossés aux gros murs de la maison, et
n’ont que cinq pouces d’épaisseur.
Qui, désignant le sujet, se dit des personnes et des choses : = l’homme qui étudie : = la loi qui commande : = le bâton qui me soutient. Mais s’il est précédé d’une préposition, il ne convient qu’aux personnes ou aux choses personnifiées. Ainsi on ne peut pas dire : la loi à qui nous obéissons : = le bâton sur qui je m’appuie. Il faut dire : la loi à laquelle nous obéissons : = le bâton sur lequel je m’appuie.
Qui, sans substantif qui le précède, ne peut point convenir aux choses. Ne dites donc point avec l’Auteur d’une Géographie : qui sont les États du Nord ? mais quels sont les États du Nord ?
Où, d’où et par où, sont pronoms relatifs, lorsqu’ils se rapportent à un substantif de choses, qui les précède, et signifient alors, auquel, duquel ou dont, par lequel, dans lequel, etc. = réfléchissez sur le danger où vous vous exposez ; c’est-à-dire, auquel vous vous exposez : = voyez les preuves d’où je tire cette conséquence, c’est-à-dire, dont {p. 117}ou desquelles je tire cette conséquence : = prenez le chemin par où il est venu, c’est-à-dire, par lequel il est venu. Ainsi Racine a fort bien dit :
Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer,Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser.
Wailly se trompe en disant que cet où n’est pas bien placé. L’Académie, elle-même, a dit : le bonheur, la félicité où j’aspire.
Mais il faut observer que, lorsque d’où marque proprement le lieu, il n’est point pronom relatif, et ne peut pas signifier dont ou duquel, etc. : il est alors seulement adverbe. Ainsi l’on dira : Coriolan vint assiéger Rome, d’où il avait été banni, et non pas, dont il avait été banni. Il y a donc une faute dans ce vers de Racine le fils :
L’esprit retourne au Ciel dont il est descend.
Il aurait fallu dire, d’où il est descendu.
Les pronoms relatifs, et les possessifs, le mien, le tien, le sien, etc., ne peuvent point se rapporter à un nom commun, qui n’est point précédé de l’article, ou d’un mot équivalent, ni exprimés, ni sous-entendus. Ainsi les phrases suivantes ne sont pas correctes : = vous avez droit de chasser : et je le trouve bien fondé. Il faut dire : vous avez le droit, ou répéter le nom, au lieu du pronom, en disant et je trouve ce droit bien fondé : = chaque père de famille doit bien gouverner la sienne. Il faut prendre un autre tour, et dire, doit bien gouverner ses enfants.
{p. 118}Il y a donc une faute dans ce vers de Racine :
Nulle paix pour l’impie, il la cherche ; elle fuit.
parce que les pronoms la, elle, ne peuvent point se rapporter au substantif paix, qui n’a point d’article, soit exprimé, soit sous-entendu. Le pronom relatif, en effet, doit toujours rappeler l’idée d’un nom qui a une signification déterminée. Or un nom ne peut avoir cette signification, s’il n’est précédé de l’article, ou d’un mot équivalent ; puisque c’est l’article, ou ce mot, qui la lui donne. Dans le vers cité, le mot paix joint à nulle d’une manière inséparable, ne présente qu’un sens indéfini ; et, cependant, les pronoms la, elle, rappellent l’idée de ce nom, comme s’il présentait un sens défini ; ce qui n’est pas moins contraire aux règles de la Grammaire, qu’à celles de la Logique. On pourrait, en effet, demander, que cherche l’impie ? la paix ? Il n’en est pas ici question ; il s’agit de nulle paix. L’impie cherche donc, quoi ? nulle paix ? nulle paix le fuit ? Telle est la justesse d’esprit, la précision qu’on exige dans ceux qui veulent écrire purement et nettement.
J’observerai, néanmoins, après l’Auteur de la Grammaire générale, et l’Abbé d’Olivet, que le pronom relatif qui peut être immédiatement placé après ces mots nulle paix, ou autres semblables. On peut donc dire : nulle paix qui soit durable. = {p. 119}Je n’ai reçu aucune nouvelle qui me fasse plaisir. Ces mots nul, aucune, déterminent, aussi bien que l’article, la signification du nom, mais seulement, lorsqu’ils sont suivis du relatif qui.
J’ai dit que si l’article, ou un mot équivalent, est sous-entendu avant le nom, on peut employer le pronom. Ainsi les phrases suivantes sont correctes : – il est accablé de maux qui lui font perdre patience ; parce que le mot certains, ou plusieurs équivalant à l’article, est sous-entendu avant le substantif maux : = il agit en politique qui sait bien gouverner ; c’est-à-dire, comme un politique : = ce sont gens habiles qui m’ont dit cela ; c’est-à-dire, des gens habiles.
Le pronom même, signifiant identité ou parité, se place avant le substantif auquel il est joint. Il s’emploie aussi pour donner plus de force et d’énergie au discours ; et alors on le met après le substantif, ou le pronom. Dans ces deux significations, il prend une s, quand il se rapporte à un pluriel : = les scélérats mêmes condamnent dans les autres les mêmes vices qu’ils ont. Ainsi il y a une faute dans ces vers de Voltaire :
Leur orgueil foule aux pieds l’orgueil du diadème :Ils ont brisé le joug, pour l’imposer eux-même.
Il aurait fallu eux-mêmes.
Même, ne prend point d’s, quand il signifie aussi, de plus : = il ne faut pas {p. 120}négliger de faire le bien ; il faut même chercher toutes les occasions de le pratiquer.
Tout, signifiant très, entièrement, ne prend ni genre, ni nombre ; lorsqu’il précède immédiatement un adverbe : = elles marchaient tout tranquillement. Un adjectif masculin : = ils sont tout interdits et tout silencieux. Un adjectif féminin qui commence par une voyelle ou une h non aspirée : = elles sont tout habillées et tout abattues. Mais si l’adjectif féminin commence par une consonne, tout prend alors le genre et le nombre : = la campagne est toute belle et toute riante : = ces Dames sont toutes consolées.
Quelque, suivi de que, signifiant à peu près la même chose que quoique, prend le nombre, lorsqu’il y a entre quelque et que, un substantif seul, ou accompagné de son adjectif : = quelques richesses que vous possédiez, quelques brillants emplois que vous occupiez, ne méprisez jamais personne.
Mais si entre quelque et que, il n’y a qu’un adjectif séparé de son substantif, quelque ne prend point de nombre : = quelque grossières que soient les mœurs d’un homme, on vient à bout de les adoucir par l’éducation.
Quand le substantif, n’ayant point d’adjectif, est après le verbe, il faut se servir de quel, que ; quelle, que, qui désigne la qualité : = quelle que soit votre fortune, quel que soit votre mérite, ne vous laissez point dominer par l’orgueil.
{p. 121}Bien des personnes emploient tel, que ; telle, que,
pour quelque… que, ou, quel, que, et disent, par
exemple : à tel degré d’honneur que vous
soyez élevé : telle que soit votre dignité, etc. Cette façon de
parler est vicieuse. Il faut dire : à quelque degré
d’honneur que vous soyez élevé : quelque que soit
votre dignité. N’imitez donc pas l’auteur qui a dit : je ne
répondrai pas que dès qu’il n’y a rien de pire que ce qu’on éprouve, il faut s’en
libérer à tel prix que ce puisse être
.
Il aurait dû dire, à quelque prix, etc.
Article IV.
Observations sur le Verbe. §
Accord du verbe et de son sujet. §
Le verbe se met au même nombre et à la même personne que son sujet. Les noms substantifs faisant la fonction de sujet, désignent toujours la troisième personne : = je vous loue de ce que vous étudiez, tandis que vos compagnons se divertissent.
Le verbe, dont le relatif qui est le sujet, se met au même nombre et à la même personne, que le nom ou pronom, auquel le qui se rapporte. On dira donc : c’est moi qui ai travaillé. C’est vous qui avez travaillé. Ce sont eux qui ont travaillé. Ainsi il y a une faute dans ce vers :
C’est toi qui me tue :Mais je pardonne à ta fureur.
Il aurait fallu, qui me tues.
{p. 122}Lorsque le verbe a pour sujet un nom collectif partitif, ou un adverbe de quantité,
suivis d’un nom substantif pluriel, il doit être mis lui-même au pluriel : = une infinité de braves officiers périrent dans cette
affaire : = peu d’hommes sont véritablement
sages : = tant de philosophes se sont égarés. La raison de cette
règle est que le nom collectif, ou l’adverbe de quantité, ne présente avec ce substantif
pluriel, qu’une idée totale et indivisible. Ainsi il y a une faute dans cette phrase de Voltaire : une foule d’écrivains occidentaux a
prétendu que les Mahométans niaient la providence
. Il fallait
dire, ont prétendu.
La plupart, quoiqu’il ne soit suivi d’aucun nom, veut le verbe, et l’adjectif ou le participe qui le suit, au pluriel : = la plupart prirent la fuite : = la plupart furent condamnés à l’exil : = la plupart sont aveugles sur leurs défauts.
Règle concernant le verbe qui a plusieurs sujets. §
Si le verbe a plusieurs sujets de différentes personnes, on le fait accorder avec la plus noble, et on le met au pluriel. La première personne est plus noble que les autres, et la seconde est plus noble que la troisième : = vous, mon frère et moi devons terminer cette affaire.
Il ne faut pas changer de personnes dans une même phrase. Ce ne serait pas parler exactement, que de dire : on censure, dans les autres, les défauts que nous avons nous-mêmes : dites, qu’on a soi-même ; ou bien, nous censurons dans les autres les défauts que nous avons nous-mêmes.
{p. 123}Le verbe qui a pour sujets plusieurs noms singuliers, qui ne sont pas liés par une conjonction, peut se mettre au singulier : = la prospérité, la fortune, le mauvais exemple n’a pu le gâter. Mais si ces noms sont liés par une conjonction, on met le verbe au pluriel : = une entreprise mal concertée, une dépense excessive, et la perte d’un procès ont ruiné votre ami.
Exceptions à cette règle. §
Cette règle souffre quelques exceptions. Les voici :
1°. Quand ces substantifs sujets sont liés par la conjonction ou, le verbe se met au singulier : = la raison ou la nécessité lui a fait prendre son parti. Mais si ces sujets sont des pronoms personnels, le verbe, suivant l’Académie, doit suivre la règle générale : = vous ou moi irons à la campagne.
2°. Plusieurs substantifs liés par la conjonction ni répétée, veulent le verbe au singulier, si un seul de ces substantifs fait ou reçoit l’action ; au pluriel, si tous ces substantifs la font ou la reçoivent en même temps : = ni Philinte ni Timante ne remportera le prix. Ici l’action tombe sur un seul homme, parce qu’il ne doit y en avoir qu’un qui sera couronné. Mais dans ce vers de La Fontaine :
Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
l’action est attribuée aux deux substantifs, parce que chacun d’eux, pris en particulier, ne peut nous rendre heureux.
{p. 124}3°. On peut dire, suivant l’Académie : l’un et l’autre est bon ; l’un et l’autre sont bons : ni l’un ni l’autre n’est bon ; ni l’un ni l’autre ne sont bons. Mais si l’on place ces mots après le verbe, celui-ci doit toujours être mis au pluriel : = ils voulaient l’un et l’autre se trouver ici ; mais ils ne s’y sont trouvés ni l’un ni l’autre.
4°. S’il y a plusieurs substantifs sujets liés par la conjonction mais, et dont le dernier soit au singulier, on met alors le verbe au singulier : = non seulement ses titres, ses honneurs, ses dignités, mais encore sa fortune s’évanouit.
Tout et rien, placés après plusieurs substantifs, même pluriels, veulent le verbe au singulier : = les meubles les plus précieux, les livres les plus rares, les plus beaux chef-d’œuvres des arts, tout fut la proie du vainqueur : = les pleurs des enfants, les supplications des vieillards, les gémissements des femmes, rien ne put arrêter sa barbare furie. Dans ces exemples, le verbe est sous-entendu après chaque substantif.
Régimes des différentes espèces de verbes. §
Tous les verbes actifs ont un régime simple ; et la plupart ont de plus un régime composé. = Consacrons notre temps à l’étude : = votre maître vous dispense de ce travail : = je vous donnerai un livre.
Le verbe passif a un régime composé, marqué par la préposition de ou par. Il faut employer de, quand le verbe exprime une action de l’âme : = l’honnête homme est estimé de ceux mêmes qui ne le sont pas. Il {p. 125}faut employer par, quand il exprime une action du corps, ou une action, à laquelle le corps et l’âme ont part : = les anciens monuments ont été détruits par les barbares du nord : = ce peuple est gouverné par un bon roi.
Les verbes neutres n’ont jamais de régime simple. Il y en a qui en ont un composé : = il ne faut ni médire de son prochain, ni nuire à qui que ce soit. Il y en a d’autres qui n’en ont pas du tout ; comme exister, souper, dormir, etc.
Il y a des verbes réciproques qui ont un régime simple ; et alors le pronom, avec lequel ils se conjuguent, est en régime composé : = cette femme, dans l’excès de sa douleur, se déchirait le visage : ne cherchez pas à vous rendre la vie amère. Il y en a d’autres qui ont un régime composé ; et alors le pronom, avec lequel ils se conjuguent, est en régime simple : = c’est un devoir de s’abstenir des plaisirs défendus ; c’est une vertu de se priver des plaisirs permis.
Aucun verbe, de quelque espèce qu’il soit, ne peut avoir deux régimes, soit simples, soit composés. Ainsi il y a une faute dans ce vers de Racine :
Ne vous informez point ce que je deviendrai.
parce que vous, et ce, qui signifie la chose, sont en régime simple du verbe informer. Il aurait fallu dire : ne vous informez point de ce que je deviendrai.
{p. 126}Suivant la même règle, Boileau ne s’est point exprimé correctement, en disant :
C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
parce que à vous et à qui sont en régime composé du verbe parler. Il aurait fallu ; c’est à vous, mon esprit, que je veux parler, ou, c’est vous, mon esprit, à qui je veux parler.
L’abbé de Condillac se trompe donc, lorsqu’il dit : « Il y a des
occasions où que se met pour à qui ; c’est à vous que je
parle : et d’autres où il s’emploie pour dont ; c’est de lui que je
parle. »
Dans ces deux exemples, que est seulement
conjonction.
Verbes qui ont différents régimes. §
Il y a des verbes qui ont différents régimes, ou qui veulent être suivis de l’une des deux prépositions à et de, selon leur signification, et la manière dont ils sont employés. En voici quelques-uns :
Aider, signifiant secourir, assister, est actif, suivant l’Académie, et veut, par conséquent, un régime simple : = il faut aider les pauvres dans leur nécessité. Lorsqu’il signifie, secourir un homme trop chargé, il est neutre, et veut un régime composé, qui prend à : = aidez un peu à ce pauvre homme. Il en est de même, lorsqu’il signifie, contribuer à faire réussir quelque chose : = il a aidé au succès de cette affaire. Ce verbe est aussi réciproque ; et il prend alors de : = il s’est aidé de tout son crédit.
{p. 127}Commander, signifiant ordonner, enjoindre, donner charge de faire quelque chose, a deux régimes ; l’un simple, qui est celui de la chose ; l’autre composé, qui est celui de la personne : = l’église commande aux fidèles l’observation des fêtes. Dans toute autre signification, ce verbe n’a qu’un régime. Ce régime est simple, lorsque commander signifie, en matière de guerre, conduire, faire marcher des troupes : = ce général a commandé une armée de cent mille hommes. Ce régime est composé, lorsque commander signifie, avoir droit et puissance, avoir autorité, empire sur quelqu’un ; et en ce sens, ce verbe est neutre : = le souverain commande à ses sujets ; le père à ses enfants ; le maître à ses domestiques ; le capitaine à ses soldats.
Croître, suivant l’Académie, est un verbe neutre, qui prend tantôt en, tantôt à: = croître en sagesse : croître à certaine hauteur. On ne peut donc pas le faire actif, en lui donnant un régime simple. Il y a donc une faute dans ces vers de Racine :
Tu verras que les Dieux n’ont dicté cet oracle,Que pour croître, à la fois, sa gloire et mon tourment.
Désespérer, signifiant perdre l’espérance, cesser d’espérer, est neutre, et a un régime composé avec de : = il ne faut pas désespérer de l’état. Lorsqu’il signifie, tourmenter, affliger au dernier point, il est actif : = ne désespérez pas cet homme.
On peut dire, désirer de faire quelque {p. 128} chose, et, désirer faire quelque chose. Mais, suivant l’Académie, l’usage le plus ordinaire est de mettre de avant l’infinitif qui suit le verbe désirer.
Échapper, signifiant se sauver des mains de quelqu’un, d’une prison, de quelque péril, est neutre ou réciproque, et veut un régime composé avec la préposition de : = il a échappé, il s’est échappé des mains des sergents. Échapper, signifiant n’être pas saisi, n’être pas aperçu, est neutre, et veut un régime composé avec la préposition à : = il a échappé, il est échappé à la poursuite de son ennemi. Le sens différent de ces deux prépositions, dit l’Académie, se fera sentir dans un exemple : = l’un des coupables a échappé au prévôt ; et l’autre s’est échappé de prison.
Éclairer, signifiant faire des éclairs, est impersonnel : = il a éclairé toute la nuit. Lorsqu’il signifie, répandre de la clarté, il est actif, et par conséquent a un régime simple : = le soleil éclaire la terre. Mais lorsqu’il signifie, apporter de la lumière à quelqu’un, pour lui faire voir clair, il est neutre, et veut un régime composé avec la préposition à. Ainsi ce serait une faute de dire : éclairez monsieur. Il faut dire : éclairez à monsieur.
Élever, a un régime simple et un régime composé. Mais ce dernier veut toujours à, lorsque le substantif est précédé de l’article, ou d’un mot équivalent. On dit, élever en dignité, parce qu’il n’y a pas d’article avant ce nom. Mais il faut dire, élever {p. 129}à une dignité, parce qu’il y a un mot équivalent à l’article. L’Académie, dans sa critique de la tragédie du Cid, a relevé cette faute que Corneille a faite en disant :
Enfin vous l’emportez ; et la faveur du RoiVous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi.
Il aurait fallu, à un rang.
Être d’humeur à, se dit, suivant la même Académie, d’une disposition habituelle : = il n’est pas d’humeur à se laisser gourmander. Être en humeur de, se dit de la disposition actuelle : = il est en humeur de faire tout ce qu’on veut.
Insulter, signifiant maltraiter quelqu’un de fait ou de parole, est actif. Mais lorsqu’il signifie, prendre avantage de l’état d’un homme pour lui faire quelque offense, il est neutre, et veut un régime composé avec la préposition à. Ainsi l’on dira : n’insultez point cet homme ; et n’insultez pas à la misère de cet homme.
Il ne faut pas mettre que entre le verbe ne pas laisser, et la préposition de placée avant l’infinitif qui le suit. L’Académie dit : il est pauvre ; mais il ne laisse pas d’être honnête homme ; et non, il ne laisse pas que d’être honnête homme.
Pardonner, a un régime simple, qui est celui de la chose, et un régime composé avec la préposition à, qui est celui de la personne. Ainsi l’on dit, pardonner une faute à quelqu’un. Mais on ne peut pas dire, pardonner quelqu’un. Il faut dire {p. 130}pardonner à quelqu’un ; et en ce sens ce verbe est neutre : = le roi lui a pardonné et l’a remis en grâce.
Satisfaire, signifiant contenter, a un régime simple : = cet enfant satisfait son père et sa mère : = il a satisfait tous ses créanciers. Satisfaire, signifiant faire ce que l’on doit à l’égard de quelque chose, est neutre, et a un régime composé qui prend à : = il a satisfait à son devoir, à ses engagements.
Suppléer, est actif, suivant l’Académie, lorsqu’il signifie ajouter ce qui manque, fournir ce qu’il faut de surplus : = ce sac doit être de mille francs : vous suppléerez ce qu’il y aura de moins ; vous suppléerez le reste. Mais suppléer, signifiant réparer le manquement, le défaut de quelque chose, est neutre, et a un régime composé qui prend à : = son mérite supplée au défaut de sa naissance.
Répétition d’un nom en régime après deux verbes. §
Quand deux verbes, qui ont de leur nature différents régimes, sont suivis d’un nom, il faut que le nom en régime soit mis après chacun de ces deux verbes, et par conséquent, qu’il soit répété ou par lui-même ou par un pronom. On ne peut donc pas dire : les vaisseaux qui entrent et sortent de ce bras de mer, s’arrêtent souvent dans un petit port, qui n’en est pas éloigné : = le souverain créateur préside et règle, avec une sagesse infinie, le mouvement des astres. Dites : les vaisseaux qui entrent dans ce bras de mer, et qui en sortent, s’arrêtent souvent dans un petit {p. 131}port qui n’en est pas éloigné : = le souverain créateur préside au mouvement des astres, et le règle avec une sagesse infinie.
Il en est de même, lorsque deux verbes sont suivis d’un autre verbe, qui doit être employé dans différents temps ou dans différents modes : il faut alors répéter ce troisième verbe. Ainsi au lieu de dire : je désire et j’espère que nous serons vainqueurs ; on doit dire : je désire que nous soyons vainqueurs, et j’espère que nous le serons.
Cette règle a lieu pour toute espèce de mots régissants, soit participes, soit adjectifs, soit prépositions, etc. Chacun d’eux assujettit à son régime le même nom. Ne dites donc pas : les rois sont soumis et dépendants de Dieu : votre ami paraît digne et bien propre à remplir la place qu’il occupe : = nous devons toujours nous conduire suivant et conformément aux principes de l’honneur. Il faut dire : les rois sont soumis à Dieu, et en sont dépendants : = votre ami paraît digne de la place qu’il occupe, et bien propre à la remplir : = nous devons toujours nous conduire suivant l’honneur, et conformément à ses principes. Il y a donc une faute dans cette phrase : ce seigneur avait toutes les qualités aimables qui sont quelquefois attachées, et devraient toujours être inséparables de la haute noblesse. Il fallait dire : ce seigneur avait toutes les qualités aimables, qui sont quelquefois attachées à la haute noblesse, et qui devraient toujours en être inséparables.
Répétition du verbe. §
Le verbe doit être répété dans une phrase qui a deux parties, dont l’une est affirmative, et l’autre négative. Ainsi, au lieu de dire ; attendons tout de Dieu, et rien de nous-mêmes ; dites plutôt : attendons tout de Dieu, et n’attendons rien de nous-mêmes. Il est assez important d’observer cette règle, parce que le défaut de répétition du verbe rend souvent le sens d’une phrase, louche et obscur ; comme on le voit dans ce vers de la tragédie du Cid :
L’amour n’est qu’un plaisir, et l’honneur un devoir.
Le sens, en effet, que présente cette phrase ainsi construite, est celui-ci : l’amour n’est qu’un plaisir, et l’honneur n’est qu’un devoir. Or ce n’est certainement pas celui du poète, qui voulait dire :
L’amour n’est qu’un plaisir ; l’honneur est un devoir.
Et c’est ainsi qu’il aurait dû s’exprimer.
Si je me permets ici de relever deux fautes, qui, dans une même phrase, sont échappées à
un de nos grammairiens les plus estimés, c’est dans la seule vue de faire sentir aux jeunes
gens la grande attention qu’ils doivent joindre à la connaissance des règles, pour écrire
correctement. L’abbé Girard a dit : ce n’est pas les plus honnêtes gens de la cour qu’il
faut choisir pour soutiens de sa fortune ; mais ceux qui ont le plus de
crédit auprès du {p. 133}Prince
. Suivant la règle que
j’ai exposée ailleurs, il aurait dû, dans le premier membre de la phrase, mettre le verbe
être au pluriel, et, suivant la règle dont il s’agit ici, le répéter
dans le second, en disant : ce ne sont pas les plus honnêtes
gens de la cour qu’il faut choisir pour soutiens de sa fortune ; mais ce sont ceux
qui ont le plus de crédit auprès du Prince.
Il faut encore répéter le verbe, quand il est actif dans le premier membre de la phrase, et que dans le second il doit être employé avec le verbe être. On dira, par exemple : les lois qu’on n’a pas su maintenir, et qui devaient être maintenues ; au lieu de dire simplement, et qui devaient l’être. C’est une faute qu’on remarque assez souvent dans les écrivains de nos jours. N’imitez donc pas celui qui a dit : l’église fut rebâtie, et l’on plaça l’autel comme il devait être placé, ou prendre ce tour, et l’autel fut placé comme il devait l’être.
Le verbe avoir, employé d’abord seul comme verbe actif, doit être répété avant un participe qui se trouve dans la même phrase. Celle-ci ne serait pas correcte : cet homme avait plus de talents naturels, et acquis plus de connaissances. Il faudrait dire : et avait acquis plus de connaissances.
Le verbe faire peut être mis à la place d’un verbe qu’on ne veut point
répéter. Mais il doit être alors employé absolument, c’est-à-dire, qu’il ne doit point
avoir de nom ni de pronom en régime. Ainsi il y {p. 134}a une faute dans
cette phrase : les gouverneurs de province, devenus héréditaires,
méconnurent les ordres du nouveau souverain, comme ils avaient déjà fait ceux de ses prédécesseurs
. L’auteur aurait dû répéter le verbe, et dire,
comme ils avaient déjà méconnu ceux de ses
prédécesseurs.
I.
Remarques sur le Participe. §
La règle du participe n’est ni aussi embarrassante, ni aussi difficile qu’on pourrait se l’imaginer. On n’a besoin, pour la bien saisir sous tous ses rapports, que d’une attention un peu suivie, mais en se rappelant toujours ce que c’est que le régime simple, c’est-à-dire, celui qui n’est pas précédé d’une préposition exprimée ni sous-entendue ; et ce que c’est que le régime composé, c’est-à-dire, celui qui est précédé d’une préposition exprimée ou sous-entendue. Les deux premiers rapports, sous lesquels je considère cette règle, sont ceux-ci.
1°. Le participe est indéclinable, c’est-à-dire, ne prend jamais ni genre ni nombre, dans les verbes actifs suivis de leur régime simple, ni dans les verbes neutres qui se conjuguent avec l’auxiliaire avoir.
Verbes actifs : = une grêle affreuse a dévasté nos campagnes : = les brillants exploits d’un homme de guerre ont illustré une famille obscure : = nous avons entendu les cris effrayants des séditieux, et nous {p. 135}avons bravé la fureur de ces monstres sanguinaires.
Verbes neutres : = dans cette douce espérance, tous les cœurs avaient tressailli de joie ; et cette joie avait éclaté sur tous les visages. Mais au seul récit de ces nouveaux attentats, nous avons tous frémi, frissonné d’horreur ; et nos femmes auraient même tremblé pour leur propre vie, si nous avions tardé à voler à leur secours.
2°. Le participe prend toujours le genre et le nombre de son sujet dans les verbes passifs ; dans les verbes neutres, qui se conjuguent avec l’auxiliaire être, et dans les verbes réciproques, qui n’ayant point de régime simple, ne pourraient jamais se construire avec l’auxiliaire avoir.
Verbes passifs : = quand le vrai mérite seul est récompensé par le souverain, la vertu est toujours honorée par les grands ; les principes des bonnes mœurs sont respectés par ceux qui les approchent ; toutes les lois sont constamment observées par le peuple.
Verbes neutres : = cette grande armée était déjà partie, lorsque les deux derniers régiments sont arrivés : = si nous étions sortis plus tard, nous serions infailliblement tombés dans ce précipice.
Verbes réciproques : = bien des gens se sont repentis d’avoir perdu le temps de leur jeunesse : = nous nous sommes lamentés inutilement : = cet homme s’est moqué, cette femme s’est moquée mal à propos {p. 136} de ce malheureux ; = vos frères se sont tus, vos sœurs se sont tues sur ce sujet. On voit que ce second pronom, avec lequel se conjuguent ces verbes réciproques, n’est pas en régime simple, puisqu’on ne pourrait pas les changer en actifs, en disant : bien des gens ont repenti eux, etc ; nous avons lamenté nous, etc. ; cet homme a moqué lui, cette femme a moqué elle, etc. ; vos frères ont tu eux, vos sœurs ont tu elles, etc. Voilà pourquoi l’usage les mettant ici, en quelque façon, dans la classe des verbes passifs, veut que leur participe s’accorde avec le sujet.
Au reste, il y a quelques verbes de cette espèce, mais en très petit nombre, dont le participe est indéclinable, n’ayant ni féminin ni pluriel. Ceux qui, dans ce moment, se présentent à ma mémoire, sont les participes ri et plus. Ainsi l’on doit dire : il s’est ri, ils se sont ri, elle s’est ri, elles se sont ri de ce bon homme : il s’est plu, ils se sont plu, elle s’est plu, elles se sont plu à la campagne. À cette occasion, je dirai aussi que les participes été et pu n’ont ni féminin ni pluriel.
Ces deux points, assez clairs par eux-mêmes, n’ont, sans doute, pas besoin d’une plus longue explication. Je vais exposer et éclaircir le troisième, en suivant les traces de nos écrivains qui ont le mieux approfondi la science grammaticale, et parmi lesquels je me borne à nommer Duclos et l’Abbé d’Olivet. Voici le vrai {p. 137}sens du principe fixe qu’ils ont établi.
Dans les verbes actifs, et dans les verbes réciproques, le participe, précédé de son régime simple, en prend toujours le genre et le nombre. Il faut donc, pour que le participe soit déclinable, la réunion de ces trois circonstances : 1°. qu’un nom ou un pronom le précède : 2°. que ce nom ou ce pronom soit régi par ce participe, joint à son auxiliaire avoir ou être : 3°. que ce nom ou ce pronom soit en régime simple. Voici d’abord des exemples pour les verbes actifs.
Quel livre avez-vous lu ? = quelle beauté avez-vous remarquée ? = quels ouvrages avez-vous composés ? = quelles contrées avez-vous parcourues ? Ces noms substantifs livre, beauté, ouvrages, contrées, sont en régime simple : ils sont régis par l’auxiliaire et les participes qu’ils précèdent, lu, remarquée, composés, parcourues. Donc ces participes doivent prendre le genre et le nombre de ces noms.
La valeur que vous avez montrée, dans ce combat sanglant, nous a remplis de la plus grande estime pour vous. = Voilà des fleurs que j’ai cultivées moi-même : je les ai cueillies au lever de l’aurore. Dans la première phrase, je dis montrée, parce que le pronom relatif que, en régime simple, et régi par le participe qu’il précède, est au féminin et au singulier, à cause de son antécédent valeur. Je dis remplis, parce que le pronom nous, en régime simple, et qui précède ce participe, par lequel il est régi, est {p. 138}au masculin et au pluriel. Dites-en autant, pour la seconde phrase, des participes cultivées et cueillies.
Cette règle doit être également observée, quand le participe, précédé de son régime simple, est immédiatement suivi ou d’un substantif, ou d’un adjectif, ou d’un autre participe. Il faudra donc dire : je connais les deux braves officiers que le roi a nommés colonels : = votre mère, que j’avais vue malade, je l’ai trouvée guérie. Racine a dit, en parlant de l’épée d’Hippolyte :
Je l’ai rendue horrible à ses yeux inhumains.
Et dans un autre endroit :
La Grèce, en ma faveur, est trop inquiétée :De soins plus importants je l’ai crue agitée.
Voltaire ne s’est donc pas exprimé correctement, lorsqu’il a dit :
je ne défends point ces rimes, parce que je les ai employées : mais
je ne m’en suis servi, que parce que je les ai cru bonnes.
Il devait dire,
crues. Le même auteur a fait aussi une faute, en disant : tant d’ouvrages que j’ai vu applaudis au théâtre et méprisés
à la lecture, me font craindre pour le mien le même sort.
Il aurait dû
dire, vus.
Le participe s’accorde encore avec son régime simple qui le précède, quoique le sujet soit mis après le verbe : c’est aujourd’hui le sentiment de tous les bons grammairiens. On dira donc : je ne suis pas surpris de la justice que vous ont rendue {p. 139}vos juges. = Vous savez les peines que m’a données cette affaire.
J’ajoute que cette dernière règle a été, dans tous les temps, observées par nos
meilleurs écrivains. Malherbe, qui a été presque le créateur de notre
langue, dit dans sa traduction de Tite-Live : la
Légion qu’avait eue ce général romain
, etc. Boileau, dans
ses réflexions sur Longin : La langue qu’ont
écrite Cicéron et Virgile
, etc. Racine, dans
sa tragédie de Britannicus :
Ces yeux que n’ont émus ni soupirs ni terreur.
À l’égard du pronom relatif en, il suppose toujours la préposition de, puisqu’il est pour de lui, d’elle,
d’eux, d’elles, de cela. Par
conséquent il n’est jamais régime simple ; et par cette raison, il n’influe point sur le
participe. = De trois histoires qu’il a écrites, il en a publié deux, et non pas publiées. Voltaire,
parlant de sa tragédie de Mariamne, dit : je sens
avec déplaisir toutes les fautes qui sont dans la contexture de ma pièce, aussi bien que
dans la diction. J’en aurais corrigé quelques-unes, si j’avais pu
retarder cette édition. Mais j’en aurais encore laissé beaucoup
. Il n’a point dit, corrigées, laissées.
Les exceptions qu’on a voulu faire au sujet du participe, suivi d’un verbe à l’infinitif, sont, suivant Duclos, de pures chimères. En effet, la règle établie est invariable, toutes les fois que le régime simple qui précède, est régi par l’auxiliaire joint {p. 140}au participe : peu importe que ce participe soit suivi d’un verbe à l’infinitif, ou qu’il ne le soit pas. Racine a dit, en parlant de Junie :
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux.
vue, parce que le pronom la est régi par ce participe et l’auxiliaire, puisqu’on peut dire : j’ai vu elle arriver ou qui arrivait. Mais je dirai : la maison que j’ai vu bâtir, menace ruine : vu, parce que le pronom que est régi par l’infinitif bâtir, puisqu’on peut fort bien dire, j’ai vu bâtir la maison ; au lieu qu’on ne pourrait pas dire : j’ai vu la maison bâtir.
Ainsi, on dirait, par exemple, d’une femme qui aurait été battue : on l’a laissé battre : laissé, parce que le pronom la, qui précède ce participe, est le régime du verbe battre, puisque c’est comme si l’on disait : on a laissé battre elle. Mais on dirait d’une femme qui aurait battu son enfant : on l’a laissé battre son enfant : laissée, parce que la, qui précède ce participe, en est le régime, puisque c’est comme si l’on disait : on a laissé elle battre, ou qui battait son enfant.
Dans cet exemple, cité par Duclos : avez-vous entendu chanter la nouvelle actrice ? il faut répondre : je l’ai entendue chanter ; c’est-à-dire, j’ai entendu elle chanter, ou, qui chantait : = avez-vous entendu chanter la nouvelle ariette ? il faut répondre : je l’ai entendu chanter, parce qu’on ne pourrait pas dire : j’ai entendu la nouvelle ariette {p. 141}chanter ; il faudrait dire : j’ai entendu chanter la nouvelle ariette. On dira donc d’une dame qui peignait : je l’ai vue peindre ; c’est-à-dire, j’ai vu elle peindre, ou, qui peignait ; et d’une dame qu’on peignait : je l’ai vu peindre ; c’est-à-dire, j’ai vu peindre elle.
Il faudra également dire d’une femme : on l’a laissée tomber, mourir, parce que le pronom la est le régime de laissée, ne pouvant être celui des infinitifs tomber, mourir, qui sont des verbes neutres : c’est-à-dire, on a laissé elle tomber, mourir. Mais on dira : on l’a fait tomber, mourir, et non pas faite, parce qu’on ne pourrait pas dire : on a fait elle tomber, mourir : il faudrait dire : on a fait tomber, mourir elle. Le pronom la est régi par les deux verbes fait et mourir, qui étant ici mots inséparables, présentent une seule idée à l’esprit (j’en dirai la raison un peu plus bas). C’est ce qui a lieu dans tous les cas, où le participe de faire est suivi d’un infinitif ; comme la maison que j’ai fait bâtir les terres que j’ai fait labourer ; les soldats qu’on a fait marcher.
Il arrive quelquefois que l’infinitif qui régit le pronom qui précède, est sous-entendu ; et alors le participe ne prend ni genre ni nombre : = il a obtenu toutes les grâces qu’il a voulu : = il s’est donné tous les soins qu’il a dû : = il a employé tous les moyens qu’il a pu. Les verbes obtenir, donner, employer, sont sous-entendus {p. 142}après les participes voulu, dû, pu ; et c’est à ces verbes que le pronom en régime doit se rapporter.
Il faut observer encore qu’il y a quelques participes, entre autres ceux des verbes plaindre, craindre, fuir, qu’il est bon d’éviter au féminin : = la personne que j’ai plainte : la maladie que j’ai crainte : l’occasion que j’ai fuie. Ces participes sont très conformes à la règle. Mais ils sont si durs à l’oreille, qu’ils ne sont presque pas usités. On fera bien d’y substituer d’autres expressions.
Cette règle, concernant les participes des verbes actifs, ne souffre point d’exceptions, ou en souffre tout au plus une seule. C’est quand le participe et l’auxiliaire forment un verbe impersonnel. Alors le participe ne prend ni genre ni nombre : = les chaleurs excessives qu’il a fait, et non pas faites : = la grande inondation qu’il y a eu, et non pas eue.
Quant aux verbes réciproques, la règle est, comme je l’ai déjà dit, la même que dans les verbes actifs. Quelques exemples suffiront pour la confirmer.
Quel chemin nous sommes-nous frayé ? = quelle tâche vous êtes-vous prescrite ? = quelle réputation se sont-ils acquise ? = quels biens se sont-elles appropriés ? Changeons un peu le sens de ces phrases, en leur donnant un autre tour. = Le chemin que nous nous sommes frayé, se raccommode. = La tâche que vous vous êtes prescrite, est pénible. = Leur réputation {p. 143}est bien fondée : ils se la sont acquise par leur mérite. = Elles possèdent de grands biens : mais elles se les sont appropriés injustement. Dans tous ces exemples, les participes frayé, prescrite, acquise, appropriés, s’accordent avec les substantifs chemin, tâche, réputation, biens, et les pronoms relatifs que, la, les, qui précèdent ces participes, et qui en sont les régimes simples.
Nous nous sommes réunis à propos : = avant que ce procès soit jugé, vous vous serez l’un et l’autre déterminés à le finir : = doutez-vous que cette femme ne se soit réduite, par ses folles dépenses, à une extrême misère ? = on n’aurait pas cru que ces troupes se seraient si bien défendues. Je dis réunis, déterminés, réduite, défendues, parce que les pronoms, nous, vous se, sont les régimes simples de ces participes qu’ils précèdent. C’est comme si l’on disait : nous avons réuni nous ; vous aurez déterminé vous ; cette femme ait réduit elle ; ces troupes auroient défendu elles.
Il n’en est pas de même dans les exemples suivants : = nous ne nous sommes pas dissimulé que le succès de cette affaire est douteux. = Vous vous êtes tous les deux imaginé ; vos femmes se sont figuré que la chose pourrait arriver autrement. Je dis dissimulé, imaginé, figuré, parce que les pronoms nous, vous, se, qui précèdent ces participes, n’en sont que les régimes composés. C’est comme si l’on disait : nous {p. 144}n’avons pas dissimulé à nous ; vous avez tous les deux imaginé à vous, ou, dans vous ; vos femmes ont figuré à elles, ou, dans elles.
On dira donc : nous nous sommes proposés pour exécuter cette entreprise, c’est-à-dire, nous avons proposé nous (comme étant capables de l’exécuter) ; et, nous nous sommes proposé d’exécuter cette entreprise, c’est-à-dire, nous avons proposé à nous (comme ayant le dessein de l’exécuter). Lucrèce s’est tuée, c’est-à-dire a tué elle ; et Lucrèce s’est donné la mort, c’est-à-dire, a donné la mort à elle. Cette femme se sera mise à la tête des cabaleurs ; c’est-à-dire, aura mis elle ; et, cette femme se sera mis des chimères dans l’esprit, c’est-à-dire aura mis à elle.
Quand le participe de ces verbes réciproques est immédiatement suivi ou d’un substantif, ou d’un adjectif, ou d’un autre participe, il s’accorde aussi, comme dans les verbes actifs, avec le régime simple qui le précède. En voici un exemple, qui réunissant ces trois espèces de mots, suffira pour l’explication de cette règle. = Ces femmes se sont déclarées les maîtresses de la maison : elles se sont ensuite reconnues coupables, et se sont vues contraintes à faire cet aveu.
Peu importe que le sujet soit mis après le verbe. La règle est encore ici la même que dans les verbes actifs ; et le participe doit prendre le genre et le nombre du régime {p. 145}simple, dont il est précédé. Ainsi de même qu’il faut dire : les lois que les Romains s’étaient prescrites, étaient fort sages : les pénitences que de pieux solitaires se sont imposées, sont très austères : la gloire que nos soldats se seraient acquise, aurait été au-dessus de tous les éloges ; on doit dire aussi : les lois que s’étaient prescrites les Romains, étaient fort sages : les pénitences que se sont imposées de pieux solitaires, sont très austères : la gloire que se seraient acquise nos soldats,aurait été au-dessus de tous les éloges.
Enfin, quand le participe d’un verbe réciproque est suivi d’un infinitif, il faut voir, comme dans les verbes actifs, si le régime simple qui précède, dépend du participe, ou du verbe qui est à l’infinitif. = La science que nous nous sommes proposé d’étudier, est très utile. = Le fort que les ennemis se sont obstinés à assiéger, était imprenable. Je dis proposé, et non proposée ; obstinés, et non obstiné, parce que le pronom relatif que, est régi, non par ces participes, mais par les infinitifs étudier et assiéger, puisqu’on pourrait dire : nous nous sommes proposé d’étudier une science très utile ; les ennemis se sont obstinés à assiéger un fort imprenable.
Dans ces exemples : elle s’est fait peindre ; ils se sont fait peindre ; je dis fait, parce que le pronom se est régi par le verbe peindre, ou plutôt, comme je l’ai déjà remarqué, par le participe fait et l’infinitif peindre, qui sont ici deux mots inséparables. C’est comme si {p. 146}l’on disait : elle a fait peindre elle : ils ont fait peindre eux.
Mais on dira, elle s’est laissée aller : elle s’est laissée tomber : elle s’est laissée mourir. Laissée, parce que le pronom se est régi par ce participe, et non par les verbes aller, tomber, mourir, qui sont des verbes neutres ; c’est-à-dire, elle a laissé elle aller, tomber, mourir. Il faut dire au contraire, elle s’est laissé séduire : elle s’est laissé mener : elle s’est laissé battre. Laissé, parce que le pronom se est le régime, non pas de ce participe, mais des verbes séduire, mener, battre, qui sont des verbes actifs ; c’est-à-dire, elle a laissé séduire, mener, battre elle.
Tel est le principe simple et unique, mais fixe et invariable, qui répand la plus vive et la plus pure lumière sur cette question de notre grammaire, qu’on regardait autrefois comme une des plus difficiles à éclaircir. Duclos dit qu’il exposa ce principe à l’Académie, et à quelques-uns de ceux qui auraient été faits pour en être ; qu’on lui fit toutes les objections qui pouvaient le vérifier, et que tous finirent par le lui avouer. Il est donc assez surprenant que Wailly ne l’ait point admis dans toutes ses applications ; et d’autant plus surprenant, qu’il n’a établi son opinion particulière que sur des raisons peu solides, qui peuvent même rendre la règle du participe, plus embarrassante et bien moins facile à retenir.
On a vu que je pense, après Duclos, l’abbé d’Olivet, et l’Académie, qu’il faut dire d’une femme : on l’a laissée tomber, mourir : elle s’est laissée aller, tomber, mourir. Wailly pense, au contraire, qu’il faut dire au masculin, en parlant d’une dame : on l’a laissé tomber, mourir : elle s’est laissé aller, tomber, mourir. Pourquoi ? Parce que, suivant lui, on dit toujours : on a laissé tomber, mourir madame la présidente, et qu’on ne dirait pas bien : on a laissé madame la présidente tomber, mourir.
Il est aisé de répondre d’abord qu’on dit toujours aussi : on a vu arriver madame la présidente, et que l’on ne dirait pas bien : on a vu madame la présidente arriver. Faudra-t-il donc dire au masculin, en parlant de cette dame : on l’a vu arriver ? On serait autorisé, d’après Wailly, à tirer cette conséquence. Elle serait cependant très fausse, suivant tous les grammairiens, et Wailly lui-même, qui dit que Racine n’a point dérogé à la règle, quand il a fait dire à Néron, en parlant de Junie :
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux.
J’ajoute qu’on s’exprimerait très correctement, en disant : on a laissé madame la présidente tomber, mourir ; et que si l’on dit ordinairement : on a laissé tomber, on a laissé mourir madame la présidente ; c’est parce que ces mots, ainsi arrangés, flattent bien plus agréablement l’oreille.
Mais Wailly prétend que le participe laissé, et l’infinitif dont il est suivi, sont des {p. 148}mots inséparables, qui ne présentent qu’une idée à l’esprit, et qu’ainsi ce participe doit, dans toutes ces circonstances, être employé au masculin.
Ce principe et cette conséquence sont également inadmissibles. En effet, si le participe laissé, et l’infinitif qui le suit, sont réellement des mots inséparables, il est clair que, dans quelque ordre de construction que ce soit, on ne pourra jamais les séparer, en mettant le régime entre le participe et l’infinitif. Or nous voyons le contraire dans ces exemples : = on prétendit que le duc, séduit par les conseils de ses favoris, avait laissé ce malheureux prince mourir de faim dans sa prison. = Nous avons laissé tous ces jeunes gens courir en liberté dans la campagne. = Ils ont laissé leur mère désolée, succomber à sa douleur. Quel est le grammairien, même parmi les plus rigides, qui trouvera ces phrases incorrectes ; quoique le régime y soit placé entre le participe et l’infinitif ? Donc ce participe laissé, et l’infinitif qui le suit, ne sont pas des mots inséparables.
Au contraire, le participe fait, et l’infinitif dont il est suivi, le sont réellement, puisqu’ils ne peuvent jamais être séparés l’un de l’autre par le régime. Il serait en effet absurde de dire, par exemple : on a fait ces personnes mourir, c’est-à-dire, qui mouraient, ou qui étaient près de mourir ; tomber, c’est-à-dire, qui tombaient, ou qui étaient sur le point de tomber ; courir, c’est-à-dire, qui couraient, ou, qui voulaient courir ; passer, c’est-à-dire, {p. 149}qui passaient, ou qui se sont présentées pour passer.
La preuve complète de ce que je viens d’avancer, se trouve dans la propre signification des deux verbes laisser et faire, joints à un infinitif. Le verbe laisser, signifie permettre, souffrir, ne pas empêcher une chose ; et le verbe faire, signifie être la cause prochaine ou éloignée, mais toujours directe et positive d’une chose : ce qui est évidemment bien différent. Voilà pourquoi, d’un côté, le participe laissé, pouvant toujours être séparé du verbe neutre auquel il est joint, régit lui-même le nom ou pronom en régime simple qui les précède, et dont par conséquent il doit prendre le genre et le nombre. Voilà pourquoi, d’un autre côté, le verbe faire ne pouvant jamais être séparé du verbe dont il est suivi, de quelque espèce qu’il soit, ne présente avec cet infinitif qu’une idée à l’esprit. Ainsi le nom ou pronom qui les précède, et qui est en régime simple, ne se rapporte pas uniquement au participe fait, et ne peut pas non plus se rapporter au verbe neutre qui le suit. Mais il se rapporte à tous les deux conjointement, parce que le participe ne faisant qu’un avec l’infinitif, communique à celui-ci la faculté d’avoir un régime. D’où il s’ensuit que ce participe n’étant pas seul régissant, ne peut point s’accorder avec le régime antécédent.
Au reste ce participe fait, est le seul de notre langue, qui, dans ces circonstances, ne prend jamais ni le genre ni le nombre.
{p. 150}Mais pour ne pas m’appesantir davantage sur une question, qui, d’après le principe établi, et d’après la saine raison même, doit paraître très oiseuse, je prierai le lecteur d’ouvrir le dictionnaire de l’Académie. Il y lira au mot laisser : « on dit qu’une fille s’est laissée aller, pour dire qu’elle s’est laissé séduire ». Voilà dans l’exemple, le participe laissée au féminin, parce qu’il prend le genre et le nombre du pronom se qui le précède, et qu’il régit ; le verbe neutre aller ne pouvant le régir lui-même. Voilà dans l’explication de l’exemple, le participe laissé au masculin, parce que ce même pronom se n’est régi que par le verbe actif séduire. N’est-ce pas là une preuve bien claire, que l’Académie a pleinement adopté le principe de Duclos et de l’abbé d’Olivet.
Il ne me reste plus qu’à dire un mot du participe mis au commencement d’une phrase. Il y est fort bien placé, 1°. lorsqu’il se rapporte à un nom ou à un pronom substantif, (voyez ce que j’ai dit, pag. 26), qui est en sujet. = Honoré de la confiance du roi, le nouveau ministre ne tarde pas à justifier le choix du prince par ses talents. = Pressés de toutes parts, accablés par le nombre des ennemis, nous n’avons pu nous battre qu’en retraite. 2°. Lorsqu’il se rapporte naturellement et sans équivoque à un nom ou à un pronom substantif, qui est en régime, soit simple, soit composé ; comme dans ces vers de Racine, et dans la phrase suivante :
{p. 151}Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,Quels amis me plaindront quand vous m’abandonnez ?Ou lassés ou soumis,Ma funeste amitié pèse à tous mes amis.
Toujours redoutée, il ne lui manquait (à la France)
que d’être aimée.
Ce sont là des inversions élégantes, qui
donnent de la grâce au discours. Cette remarque a lieu pour l’adjectif et pour le
substantif, placés au commencement d’une phrase.
Mais si le participe, ou l’adjectif, ou le substantif ne se rapportant point à un nom, se rapportent seulement au pronom adjectif, qui est joint à ce nom, alors la construction est vicieuse. C’est ce qu’on voit dans ces vers de Voltaire :
Vaincu, mais plein d’espoir, et maître de Paris,Sa politique habile, au fond de sa retraite,Aux ligueurs incertains, déguisait sa défaite.
ici le participe vaincu, l’adjectif plein, et le substantif maître, ne se rapportent qu’au pronom adjectif sa, qui est mis pour de lui ; et c’est ce qui rend la phrase incorrecte.
Suivant ce principe, il y a une faute dans ces beaux vers de Racine :
Indomptable taureau, dragon impétueux,Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
On dira, sans doute, qu’il ne faut pas juger les poètes si sévèrement, et que la poésie a des licences qui l’affranchissent des {p. 152}entraves de la prose. Que cela soit vrai, ou ne le soit pas, il ne sera pas moins certain que le grammairien doit toujours faire remarquer les fautes, même les plus légères, échappées à nos bons écrivains, de peur que l’autorité de ces hommes supérieurs ne jette quelque incertitude dans les règles. D’ailleurs, nos plus grands maîtres ont senti la nécessité de s’assujettir aux lois grammaticales, pour bien écrire en vers ; et c’est aux poètes mêmes, que Boileau s’adresse, lorsqu’il dit :
Surtout qu’en vos écrits, la langue révérée,Dans vos plus grands excès, vous soit toujours sacrée.
Au reste, on verra dans l’article de la clarté du style, ce que je dois dire sur ce sujet.
II.
Remarques sur les Gérondifs. §
Les gérondifs ne sont point précédés de la préposition en, lorsqu’ils désignent simplement l’état du sujet qui agit, la cause et le fondement de l’action. = Ce grand ministre donnait une égale attention à toutes les affaires, agissant, tout à la fois, avec la même vivacité dans les diverses parties de l’Europe. = Les courtisans préférant leur avantage particulier au bien général, ne donnent que des conseils intéressés. Dans le premier exemple, le gérondif marque une espèce d’état du sujet, et dans le second, la cause de l’action.
{p. 153}Si ces gérondifs expriment une circonstance de l’action, une manière dont on la fait, ou un moyen de parvenir à une fin, ils doivent être précédés de la préposition en. = Je lis en me promenant. = On dit souvent la vérité en riant. = On jouit de la paix du cœur, en maîtrisant ses passions. Ici, le premier gérondif exprime une circonstance ; le second, une manière ; le troisième, un moyen.
Il est essentiel de saisir cette distinction, parce que la préposition en, employée ou supprimée avant un gérondif, change entièrement le sens d’une phrase. Je vous ai vu, en lisant l’histoire de France, ne signifie pas la même chose que, je vous ai vu lisant l’histoire de France. La première phrase signifie : je vous ai vu, pendant que je lisais, etc. ; et la seconde, je vous ai vu, lorsque vous lisiez, etc.
On peut juger, par ce second exemple, que ces gérondifs qui ne sont pas précédés de en, se rapportent fort bien à un régime simple : ils peuvent alors se tourner par un autre temps du verbe, précédé du relatif qui. = J’ai rencontré votre ami, partant (ou, qui partait) pour la campagne. = Vous voyez cet homme, formant (ou, qui forme) toujours de nouveaux projets, et n’en exécutant (ou, qui n’en exécute) aucun.
Mais lorsqu’on emploie ces gérondifs, en les plaçant, soit au commencement, soit dans le corps de la phrase, il faut qu’il y ait dans cette phrase un mot auquel {p. 154}ils puissent se rapporter naturellement et sans équivoque. Celle-ci, par exemple, serait vicieuse. = Étant résolu de partir, nous terminerons cette affaire. On ne verrait pas en effet si ce gérondif se rapporte à celui qui parle, ou à la personne à laquelle il parle. Il faudrait donc dire, pour ôter l’équivoque : comme je suis, ou comme vous êtes résolu de partir, etc., selon le sens qu’on voudrait marquer.
Les gérondifs, soit présents, soit passés, peuvent former un membre d’une phrase, sans qu’ils se rapportent précisément à aucun mot particulier de cette même phrase, c’est-à-dire, au sujet ou au régime : on les appelle alors gérondifs absolus. Ainsi, les phrases suivantes sont correctes. = Les savants ayant décidé cette question, il serait hors de propos de s’y arrêter davantage. = La géographie et la chronologie étant les deux yeux de l’histoire, nous devons, pour étudier avec fruit cette dernière science, posséder suffisamment les deux premières. = La capitale ayant été soumise, les provinces ne tardèrent pas à rentrer dans le devoir.
Il ne faut pas confondre les gérondifs avec les adjectifs verbaux, ainsi appelés, parce qu’ils sont formés des verbes. Les premiers expriment toujours une action ; les autres ne font que qualifier. Voici des exemples des mêmes mots employés sous ces deux rapports. = Les hommes bas vont toujours rampant devant les grands. = Les avares sont les plus méprisables des {p. 155}égoïstes, n’obligeant jamais personne. Ici, rampant et obligeant sont gérondifs, parce qu’ils expriment une action. Mais dans ces phrases : les hommes bas sont toujours rampants : les avares ne sont jamais obligeants ; ces mots sont des adjectifs verbaux, parce qu’ils servent à qualifier.
On doit faire attention à cette différence, parce que les gérondifs ne prennent ni genre ni nombre, tandis que les adjectifs verbaux suivent la règle des adjectifs. Voltaire a fait une faute dans ces vers à l’empereur de la Chine :
Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure,Qui veut qu’avec six pieds d’une égale mesure,De deux alexandrins, côte à côte marchants,L’un serve pour la rime, et l’autre pour le sens ?
Il aurait fallu dire marchant, parce que ce mot est un gérondif, et non un adjectif verbal.
III.
Remarques sur les modes et les temps du Verbe. §
L’emploi des modes et des temps du verbe étant assez connu par l’usage, je ne m’attacherai qu’à quelques remarques essentielles.
On peut employer le présent de l’indicatif pour un passé, quand on raconte quelque chose, et qu’on veut donner plus d’énergie et de vivacité au récit. Mais il faut alors que tous les verbes de la même {p. 156}phrase soient mis au présent. Celle-ci n’est pas correcte. = Ils tombent sur les ennemis avec une telle furie, qu’ils les firent plier et reculer. Il fallait dire, qu’ils les font plier.
Cette règle doit être également observée pour le parfait défini et l’indéfini, à moins que le premier ne soit accompagné d’une circonstance, qui marque un temps entièrement écoulé. Ainsi l’on ne pourrait pas dire : j’ai vu l’acteur qui débuta par le rôle d’Agamemnon. Il faudrait dire, qui a débuté. Mais on dirait fort bien : j’ai vu l’acteur qui débuta, la semaine dernière, par le rôle d’Agamemnon ; ou, dans une autre circonstance : je vis, la semaine dernière, l’acteur qui a débuté par le rôle d’Agamemnon.
Ne vous servez jamais du parfait indéfini, qu’en parlant d’un temps qui n’est pas entièrement écoulé. Bien des personnes disent, par exemple : j’ai reçu hier votre lettre. J’ai vu hier la pièce nouvelle. Le jour d’hier étant entièrement écoulé, on doit employer le parfait défini, et dire : je reçus, je vis.
Par la raison contraire, on ne dirait pas bien : je vis votre frère cette semaine, ce mois-ci, cette année. La semaine, le mois, l’année n’étant pas entièrement écoulés, il faut dire : j’ai vu. Ainsi Racine ne s’est pas exprimé correctement, en faisant dire à Théramène, dans sa tragédie de Phèdre :
{p. 157}Le flot qui l’apporta, recule épouvanté.
Non plus que La Fontaine, dans sa fable du taon et du moucheron, en disant :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire.
Parce que les actions dont il s’agit ici, viennent de se passer. Il aurait fallu dire :
suivant les règles grammaticales, qui l’a apporté : comme
il a sonné la charge. C’est sur ce même principe, que l’Académie, dans son jugement sur la tragédie du Cid, condamna cette phrase
que Corneille corrigea depuis : quand je lui fis
l’affront, etc.
Il s’agit d’un soufflet que D. Gomés vient de donner à
D. Diègue.
Il est essentiel de ne pas oublier qu’on met le verbe à l’indicatif, quand on veut affirmer une chose ; et au subjonctif, quand on en exprime une qui tient du doute ou du souhait, sans l’affirmer absolument. Voilà pourquoi il y a des conjonctions, après lesquelles on emploie tantôt l’indicatif, tantôt le subjonctif, selon la chose qu’on veut affirmer, ou qu’on exprime d’une manière qui marque le doute ou le souhait ; comme dans ces phrases : = il s’est placé, de manière qu’il peut tout voir et tout entendre : = il n’a rien dit autre chose, si ce n’est que vous êtes studieux et docile. Le verbe est ici à l’indicatif, parce que l’on affirme : = il veut se placer, de manière qu’il puisse tout voir et tout entendre : = il ne désire rien autre chose, si ce n’est que vous soyez studieux et docile. Le verbe est ici au subjonctif, parce qu’on exprime un souhait.
{p. 158}La conjonction que, placée entre deux verbes, est principalement assujettie à cette règle. Si l’on marque une affirmation ou une espèce de certitude, on met le second verbe à l’indicatif, comme dans ces phrases : = je vous assure qu’il est digne de votre estime : = vous conviendrez que j’ai pris de justes mesures pour réussir : = il croit que vous voudrez bien l’aider de vos conseils.
Si l’on marque le doute, la crainte, le désir, en un mot si l’on n’exprime pas quelque chose de positif, on met le second verbe au subjonctif, comme dans ces phrases : = je doute qu’il soit en état de bien répondre : = vous avez tort de craindre que je n’aie été trahi : = il désire que vous fassiez cette démarche pour lui.
Il en est de même, si le premier verbe est accompagné d’une négation ; comme : je n’espère pas qu’il vienne aujourd’hui : = il ne croit pas que vous puissiez remplir vos engagements.
Évitez une faute que bien des personnes font en parlant, et souvent même en écrivant. Elles mettent le présent du subjonctif après l’imparfait de l’indicatif, suivi de la conjonction que, et disent, par exemple : ne fallait-il pas que je m’en aille ; que je revienne ; que je parte ? Il y en a même qui disent : il a fallu que je fasse cela. Dites : ne fallait-il pas que je m’en allasse ; que je revinsse ; que je partisse ? = il a fallu que je fisse cela, ou, que j’aie fait cela, si l’on veut marquer un passé.
{p. 159}Après les relatifs qui, que, dont, précédés d’un superlatif relatif, le verbe doit être mis au subjonctif : = Racine est le poète le plus élégant, que la France ait produit, et Corneille le plus sublime dont elle puisse se glorifier.
Quelque… que, quoique, tout… que, sont des espèces de conjonctions, qui signifient à peu près la même chose. Néanmoins les deux premières veulent le subjonctif, et la dernière l’indicatif : = quelque éclairé que vous soyez, quoique vous soyez éclairé, tout éclairé que vous êtes, craignez de vous tromper.
Article V.
Observations sur les Prépositions. §
Règles concernant les prépositions avant, devant, dans, au travers, près, vis-à-vis, et hors. §
L’usage le plus commun aujourd’hui, est de supprimer le que après la préposition avant suivie d’un infinitif. Ainsi au lieu de dire avant que de partir, vous direz mieux avant de partir.
Promettez-moi, du moins, de ne décider rien,Avant de m’accorder un second entretien.
Cette préposition devient adverbe, lorsqu’elle est employée avec les adverbes si, bien, trop, plus, assez, fort, ou la particule en : = vous creusez trop avant dans la terre. Il a pénétré bien avant dans le siècle passé. = Allez en avant.
Devant, ne s’emploie guère comme préposition, que pour signifier en présence, ou vis-à-vis. = Il a prêché devant le roi. {p. 160} = Mettez cela devant le feu. On ne doit point s’en servir pour marquer la priorité de temps, ni la priorité d’ordre. Ce ne serait pas parler correctement, que de dire : il est arrivé devant moi. L’article se met devant le nom. Il faudrait dire avant moi, avant le nom. Il y a cependant quelques circonstances, mais en très petit nombre, où devant marque l’ordre des places : = c’est mon ancien, il marche devant moi.
Les prépositions dans et en ne doivent pas s’employer l’une pour l’autre. Dans marque un sens précis, et signifie qu’on est dans un lieu à l’exclusion de tout autre. En marque un sens vague, et ne présente pas nécessairement cette exclusion : = il travaille dans la chambre. Il travaille en chambre. = Il est dans une pension. Il est en pension. = Il est en ville signifie, il n’est pas au logis. Il est dans la ville, signifie, il n’est pas à la campagne.
Dans, marque encore le temps auquel on fera ou l’on aura fait une chose : = il terminera, ou il aura terminé cette affaire dans trois mois. En marque le temps qu’on emploie à la faire : = il a terminé cette affaire en trois mois. Ainsi, j’arriverai dans quatre jours, signifie que je serai arrivé le quatrième jour ; et j’arriverai en quatre jours, signifie que je serai quatre jours en chemin.
On ne doit dire, en campagne, qu’en parlant du mouvement, du campement, ou de l’action des troupes. Dans toute autre signification, on doit dire : à la campagne : = {p. 161}l’armée est en campagne : = mon frère est à la campagne.
Le substantif, précédé de la préposition en, sans article, ne peut pas être suivi d’un adjectif. On dit, donner en spectacle : mais on ne doit pas dire, donner en spectacle funeste. Cette expression est, suivant l’Abbé d’Olivet, un barbarisme.
Remarquons ici, après l’Académie, que, quand cette préposition se joint avec un nom, elle ne reçoit jamais l’article pluriel les, immédiatement après elle, ni l’article le et la singulier, à moins qu’il ne soit suivi d’une voyelle ou d’une h non aspirée. Ainsi, on ne dit point, en les lieux, en les temps. Mais on dit fort bien, en l’honneur des saints, en l’absence d’un tel. L’Académie ajoute qu’on dit aussi ; en la présence de Dieu, et qu’il y a encore quelques formules, où en reçoit immédiatement après lui l’article : = ce procès a été jugé en la grand-chambre : = conseiller en la seconde des enquêtes : = président en la chambre des comptes.
Au travers prend de. À travers veut le, la, les. = Je vous ai vu au travers des vitres ; à travers les vitres.
Pendant peut être suivi d’un que. Durant ne peut pas l’être : = travaillez pendant que vous êtes jeune ; et non, durant que vous êtes jeune.
Les prépositions près et vis-à-vis prennent régulièrement de : = s’asseoir près de quelqu’un : = se placer vis-à-vis de quelqu’un. Cependant on peut, suivant {p. 162}l’Académie, supprimer de dans le discours familier : = être logé près le château des Tuileries : = demeurer vis-à-vis le palais.
Cette préposition près sert bien souvent à marquer un temps proche. Elle signifie alors sur le point de ; et l’on ne doit pas la confondre avec prêt, adjectif, qui signifie, disposé à quelque chose, en état de faire, ou de souffrir quelque chose. Près de combattre, signifie, sur le point de combattre et prêt à combattre, signifie, disposé à combattre. Ainsi ce n’est pas s’exprimer correctement, que de dire, cette ville prête à succomber, se soutint par la constance et la sagesse du sénat. Il fallait dire, sur le point, ou, près de succomber, parce qu’en effet cette ville n’y était pas disposée.
Quant à la préposition vis-à-vis, voici ce que dit Voltaire dans sa lettre à l’Abbé d’Olivet. « Dites-moi si
jamais vous vîtes dans aucun bon auteur de ce grand siècle de Louis XIV,
le mot de vis-à-vis, employé une seule fois, pour signifier envers, avec, à l’égard ? y en a-t-il un seul qui ait dit, ingrat
vis-à-vis de moi, au lieu d’ingrat envers moi : il était fier vis-à-vis
de ses supérieurs, pour, fier avec ses supérieurs ? »
Il
faut soigneusement éviter cette faute.
Répétition des prépositions §
Hors, signifiant exclusion ou séparation, prend de : = il est hors de la maison ; hors du royaume. Mais il ne le prend point, quand il signifie, excepté : = je ferai tout pour vous, hors la démarche que vous souhaitez.
La même remarque que j’ai faite sur {p. 163}la répétition de l’article
et des pronoms possessifs, a lieu pour les prépositions. On doit les répéter avant des noms
ou des verbes qui signifient des choses opposées, ou tout à fait différentes. = Rien n’est moins selon Dieu et selon le monde, que d’appuyer tout ce que l’on dit dans la conversation, jusqu’aux choses les
plus indifférentes, par de longs et fastidieux sermens. = Ayez le
courage de tout dire, pour vous justifier, ou pour vous déclarer
coupable. Ainsi, il y a une faute dans cette phrase de Massillon : = Il réconciliera les peuples et les rois, loin de
les diviser pour les affaiblir, et élever sa puissance sur leurs
divisions et sur leur faiblesse.
Il fallait dire, et pour
élever sa puissance, etc.
Cependant si les deux verbes ne sont suivis d’aucun régime, on peut se dispenser de répéter la préposition. Ainsi l’on dira fort bien : ne jugez pas ce criminel, sans l’avoir entendu et examiné.
Article VI.
Observations sur les Adverbes. §
Règles concernant les adverbes plus, davantage, moins, mieux, pas si, aussi, tant, autant, non plus, rien moins, auparavant, dessus, dessous, dedans, dehors, et autour. §
Plus et davantage ne peuvent pas s’employer l’un pour l’autre. Davantage ne peut ni se mettre avant un adjectif, ni avoir à sa suite de et que. On ne dira donc pas : il y a davantage de brillant que de solidité, mais plus de brillant : = ce général travaillait davantage à rendre les peuples heureux, qu’à enrichir ses troupes. Il faut, travaillait plus.
{p. 164}C’est aussi une faute de mettre davantage pour le plus. Au lieu de dire : cet ouvrage est celui qui me plaît davantage ; dites, qui me plaît le plus.
Quand les adverbes comparatifs, plus, moins, mieux, pis, et les adjectifs, meilleur, moindre, pire, sont suivis d’un que, et d’un verbe à l’indicatif, on met ne avant ce verbe. Il en est de même de l’adverbe autrement, et de son adjectif autre : = la science donne plus de considération, que la fortune ne peut en donner : = il écrit mieux qu’il ne parle : = ces fruits sont meilleurs qu’on ne se l’imagine : = il est moins riche qu’il ne le paraît : = c’est autre chose que je ne croyais.
On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain.
Quand mieux, autant, sont suivis de deux infinitifs, il faut mettre de avant le second : = le brave militaire aime autant, aime mieux mourir, que de faire la moindre lâcheté dans les combats. Ainsi il y a une faute dans ces vers de Voltaire :
J’ai prévu ta réponse. Il vaut mieux expirerEt mourir avec toi, que se déshonorer.
Il aurait fallu, que de se déshonorer.
Les adverbes, moins, plus, si, aussi, tant, autant, doivent toujours être suivis d’un que, et non de la conjonction comme. Ainsi il y a une faute dans cette phrase : = si l’on ne voit pas briller les grands talents aussi communément dans les gens de basse condition, comme dans les autres ; {p. 165}c’est faute de soins et de culture : il fallait dire, que dans les autres.
On doit employer, non plus, pour aussi, pareillement, quand la phrase est négative. Ainsi au lieu de dire : l’âme du ministre français, qui n’avait pas la barbarie de celle de cet usurpateur, n’en avait pas aussi la grandeur ; dites, n’en avait pas non plus la grandeur.
Rien moins, est une expression très usitée, et, suivant l’Académie, a quelquefois deux acceptions opposées. Avec le verbe être, rien moins signifie le contraire de l’adjectif qui le suit. Il n’est rien moins que sage, veut dire, il n’est point sage. Rien moins, employé impersonnellement, a aussi un sens négatif. Il n’y a rien de moins vrai que cette nouvelle, veut dire, cette nouvelle n’est pas vraie. Mais avec un verbe actif, réciproque ou neutre, le sens serait équivoque, s’il n’était déterminé par ce qui le précède : = vous le croyez votre concurrent ; il a d’autres vues ; il ne désire rien moins, il ne se propose rien moins, il n’aspire à rien moins, qu’à vous supplanter ; c’est-à-dire, qu’il n’est point votre concurrent : = vous ne le regardez pas comme votre concurrent ; cependant il ne désire rien moins, il ne se propose rien moins, il n’aspire à rien moins qu’à vous supplanter ; c’est-à-dire, qu’il est votre concurrent.
Auparavant étant toujours adverbe, ne doit jamais être suivi d’un régime ni d’un que. Ne dites donc pas : il est arrivé {p. 166}auparavant son frère ; auparavant que l’affaire fût terminée ; mais, avant son frère ; avant que l’affaire fût terminée.
On ne doit pas confondre dessus, dessous, dedans, dehors, qui sont presque toujours adverbes, avec sur, sous, dans, hors, qui sont prépositions, et toujours suivis d’un régime : les premiers n’en ont pas. Ainsi Voltaire ne s’est pas exprimé correctement en disant :
Bientôt lassés de leur belle aventure,Dessous un chêne ils soupent galamment.
Il devait dire, sous un chêne. Voltaire lui-même a relevé une pareille faute, dans son commentaire sur les tragédies de Corneille.
Il y a des cas où ces adverbes deviennent prépositions, et ont par conséquent un régime. C’est, 1° lorsqu’on en met plusieurs ensemble, et qu’on ne place le nom qu’après le dernier : = il y a des animaux dessus et dedans la terre. 2.° Lorsqu’ils sont eux-mêmes précédés des mots, de, au, ou par : = ôtez tous ces papiers de dessus cette table : = les ennemis ont passé par dedans la ville : = vous avez fait une action au-dessus de tout éloge.
Il ne faut pas non plus confondre autour avec alentour. Le premier est toujours préposition, et a toujours un régime. Le second n’en a jamais, parce qu’il est adverbe. On dira, il tourne autour de vous ; non pas, alentour de vous.
Article VII.
Observations sur les Conjonctions. §
Règles concernant les conjonctions et, pour, sans, plutôt que, ne, ne pas, ni, pas, point, et que. §
Quelques grammairiens prétendent qu’une phrase n’est pas correcte, lorsque la conjonction et y est placée entre le régime simple d’un verbe, et le sujet d’un autre verbe ; comme dans celle-ci : Germanicus a égalé sa vertu, et son bonheur n’a jamais eu de pareil. Il semble d’abord, disent-ils, que bonheur soit, ainsi que vertu, le régime du verbe égalé, tandis qu’il est le sujet du verbe a eu.
Ces grammairiens pourraient bien paraître un peu trop rigides. Quoi qu’il en soit, je
pense avec eux que, quand le sujet du second verbe est séparé de ce verbe par plusieurs
mots, la phrase n’est réellement pas correcte. Telle est celle-ci : pour
réussir, il employait l’artifice ; et l’adresse qu’il mettait en usage,
le faisait venir à bout de beaucoup de choses. Il faut éviter avec
soin ces sortes de constructions, et prendre un autre tour. C’est ce que n’a pas fait Wailly, qui prescrit néanmoins bien formellement, cette règle, contre
laquelle il lui est échappé cette faute dans la préface de sa grammaire : j’ai retouché les régles des participes ; et les phrases
que j’ai ajoutées et analysées, rendront plus facile et plus sensible
l’application de ces règles
.
Les conjonctions pour, sans, et les autres qui sont suivies d’un infinitif, ne peuvent {p. 168}s’employer avec cet infinitif, que quand il se rapporte au sujet de la phrase. Ainsi l’on dira bien : un honnête homme ne peut manquer à sa parole, sans se déshonorer, parce que l’infinitif déshonorer se rapporte à honnête homme, qui est le sujet. Mais on ne pourra pas dire avec un historien : la vie de ce monarque ne fut pas assez longue, pour mettre la dernière main à tous ces projets ; parce que l’infinitif mettre ne se rapporte pas à vie, qui est le sujet, mais à monarque. Il faut dire, pour qu’il mît.
Plutôt que est une sorte de conjonction qui, placée avant un infinitif,
doit toujours être suivie de la préposition de. Ainsi ne dites pas avec
un historien, les habitants, déterminés à mourir, plutôt qu’à se rendre, firent une très vigoureuse résistance
. Il faut, plutôt que de se rendre.
La conjonction négative ne, doit être mise après la conjonction à moins que. = Je ne sortirai pas, à moins qu’il ne fasse beau, à moins que vous ne veniez me prendre.
On la met aussi avec le que qui suit les verbes douter et nier, lorsque ces verbes sont précédés d’une négation = Je ne doute pas, je ne nie pas que cela ne soit. S’il n’y a point de négation, on supprime ne. = Je doute, je nie que cela soit.
Après peu s’en faut que, on met toujours ne. = Peu s’en faut que son ouvrage ne soit achevé. Mais si ce verbe est accompagné d’un autre adverbe que peu, on est libre d’employer ou de supprimer ne. L’Académie {p. 169}dit : Il s’en faut beaucoup que l’un soit du mérite de l’autre. = Vous dites qu’il s’en faut tant que la somme entière n’y soit ; il ne peut s’en falloir tant.
Prendre garde, signifiant prendre ses mesures, veut ne avec le que qui le suit = Prenez garde qu’on ne vous trompe. Il veut ne pas, lorsqu’il signifie, faire réflexion. = Prenez garde que l’auteur ne dit pas ce que vous pensez.
Quand le verbe empêcher n’a point de négation, il faut joindre ne au second verbe. = Empêchez qu’on ne chante. Quand il est accompagné d’une négation, il faut supprimer ne avant le second verbe. = N’empêchez pas qu’on chante.
Il en est de même des verbes craindre, avoir peur, appréhender. Les deux exemples se trouvent dans ces vers de Racine :
Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père ;On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère.
Il faut cependant observer qu’après ces verbes suivis de la conjonction que, on met seulement ne, lorsqu’il s’agit d’un effet qu’on ne désire pas. = Je crains, j’ai peur, j’appréhende que vous ne perdiez votre procès. Lorsqu’il s’agit d’un effet qu’on désire, on met ne pas. = Je crains que ce fripon ne soit pas puni. Il en est de même après ces manières de parler, de crainte que, de peur que. Lorsque l’on dit, de crainte qu’il ne perde son procès, on souhaite qu’il le gagne ; et de crainte qu’il ne soit pas puni, on souhaite qu’il le soit.
{p. 170}La conjonction ni doit être employée, pour lier les mots, quand on nie
une chose, et non quand on l’affirme. Ainsi il y a une faute dans cette phrase de La Bruyère. = Un homme d’esprit, et qui est né fier, ne
perd rien de sa fierté et de sa roideur, pour se trouver
pauvre.
Il fallait, ni de sa roideur, parce que la phrase
est négative. Boileau ne s’est pas non plus exprimé correctement
lorsqu’il dit que celui qui inventa les lois rigoureuses du sonnet,
Défendit qu’un vers faible y pût jamais entrer,Ni qu’un mot déjà mis osât s’y remontrer.
il fallait, et qu’un mot, parce que la phrase est affirmative.
On demande s’il faut dire : il n’est point de mémoire d’un plus rude et
d’un plus furieux combat. Suivant le principe établi, on ne le peut
point. D’ailleurs l’Académie préfère : il n’est point de mémoire d’un
plus rude ni d’un plus furieux combat
.
Pas et point sont des conjonctions qui expriment la négation. Mais suivant l’abbé Girard, pas l’énonce simplement : point l’appuie avec force et paraît l’affirmer. Pas ne nie souvent la chose, qu’en partie ou avec modification : point la nie toujours absolument, totalement et sans réserve. Voici l’exemple que l’Académie apporte en preuve. On dira également : il n’a pas d’esprit ; il n’a point d’esprit ; et l’on pourra dire : il n’a pas d’esprit ce qu’il en faudrait pour une telle place. Mais quand on dit : il n’a point {p. 171}d’esprit ; on ne peut rien ajouter. Point suivi de la particule de, tranche donc absolument, et forme une négation parfaite ; au lieu que pas laisse la liberté de restreindre ou de réserver.
Pas vaut mieux que point, avant plus, moins, si, autant et autres termes comparatifs, ainsi qu’avant les noms de nombre. = Démosthène n’est pas si diffus que Cicéron. = Vous ne trouverez pas deux hommes de votre avis. = Il n’a pas un livre. Point s’emploie mieux à la fin d’une phrase. = Si, pour acquérir de la fortune, il faut faire des bassesses, je n’en veux point. On le met encore pour non, dans les phrases interrogatives, et l’on ne peut jamais se servir de pas. = Lirez-vous ces vers ? point.
Ajoutons, après l’Académie, que pas convient mieux à quelque chose de passager et d’accidentel. = Il ne lit pas, c’est-à-dire, présentement. Point convient mieux à quelque chose de permanent et d’habituel. = Il ne lit point, c’est-à-dire, jamais, dans aucun temps.
On doit toujours joindre ne à pas et point, et se bien garder d’imiter Racine, qui a dit dans sa tragédie de Mithridate :
Les yeux peuvent-ils pas aisément se méprendre ?
il aurait fallu dire : les yeux ne peuvent-ils pas, etc.
Pas et point doivent se supprimer avant jamais, guères, plus, nul, aucun, rien, personne (pronom), ni, nullement, etc.
{p. 172}Ce serait faire un barbarisme, que de dire : je n’ai pas vu personne : je ne connais point aucun homme : je ne veux pas rien faire qui vous déplaise. Il faudrait dire : je n’ai vu personne :je ne connais aucun homme : je ne veux rien faire qui vous déplaise.
Ce serait aussi une faute de dire : il ne mange point, ni ne boit. Il faudrait supprimer point, et dire : il ne mange ni ne boit. Si ces verbes étaient employés dans des temps composés, il faudrait, de plus, répéter la conjonction ni avant chaque verbe, et dire : il n’a ni mangé ni bu.
Toutes les fois qu’il y a dans une phrase plusieurs choses liées ensemble, auxquelles on
veut rendre la négociation commune, les bons grammairiens exigent qu’en supprimant point, on répète la conjonction ni avant chacune de ces
choses. Ainsi l’on doit dire : il n’aime ni le jeu ni
la table. = Un supérieur ne doit être ni trop sévère ni trop indulgent. Il y a donc une faute dans cette
phrase de l’abbé Millot : ce pontife n’en devint
pas moins fier, ni moins intrépide
. Il fallait
dire : ce pontife n’en devint ni moins fier, ni moins intrépide.
La même faute se trouve dans ces vers de Voltaire :
Il n’a pointaffecté l’orgueil du rang suprême,Ni placé sa tiare auprès du diadème.
il auroat fallu répéter la conjonction ni, et dire : il n’a ni affecté l’orgueil du rang suprême, ni placé sa tiare auprès du diadème. En effet si l’on se rappelle ici que {p. 173}ni est une conjonction copulative, qui lie avec négation, on peut voir aisément que dans ces deux vers, il y a deux idées, dont la liaison doit être marquée par cette conjonction. Or, il faut annoncer cette liaison dès le commencement, en exprimant la première idée ; parce que sans cela, le sens paraîtrait complet après ce premier membre de la phrase, il n’a point affecté l’orgueil du rang suprême, puisqu’il ne laisserait rien à désirer. Au lieu que si vous dites, il n’a ni affecté l’orgueil du rang suprême, cette conjonction ni rend le sens suspendu, annonçant une autre idée, qui doit suivre, et avec laquelle la première est liée.
On supprime encore paset point, après, depuis que ; il y a… que, si le verbe qui suit ces expressions adverbiales, est au passé. On dira donc : depuis que je ne l’ai vu ; depuis que je ne le vois point : = il y a six mois que je ne l’ai vu ; il y a six mois que je ne le vois point.
Pas et point ne doivent jamais être employés après le verbe savoirpris dans le sens de pouvoir : = je ne saurais en venir à bout, pour, je ne puis en venir à bout. On les supprime avec élégance après les verbes cesser, oser, et pouvoir : = il n’a cessé de gronder : = on n’ose l’aborder : = je ne puis me taire.
Supprimez aussi pas et point avant que mis pour seulement. Crébillon a fait une faute, en disant :
Car il n’a point dû voir l’ennemi qui m’offense,Que pour venger ma gloire ou trahir ma vengeance.
Il aurait fallu, il n’a du voir l’ennemi.
{p. 174}On connaît assez par l’usage les différentes manières d’employer la conjonction que. Je me bornerai donc à dire que quand ce mot est mis pour combien, il est particule. Alors l’adjectif ne doit pas être précédé de très, bien, fort. Il y a une faute dans ce vers de Crébillon.
Que cet heureux instant me doit être bien doux !
Il aurait fallu, que cet heureux instant me doit être doux !
Article VIII.
Du Gallicisme et des figures de construction. §
On entend par gallicisme, une construction propre et particulière à la langue française. Cette construction est contraire aux règles communes de la grammaire : mais elle est autorisée par l’usage. = Le jour va finir, pour dire, le jour est sur le point de finir. = Je viens de le quitter, pour dire, il y a très peu de temps, il n’y a qu’un moment que je l’ai quitté. = Les bonnes gens sont aisés à tromper, pour dire, à être trompés, ou, il est aisé de tromper les bonnes gens. Voilà des expressions qui sont des gallicismes.
La conjonction que, jointe au verbe être, forme aussi un gallicisme : = c’est à vous que je parle : = était-ce à un homme si étourdi, que vous deviez confier votre secret ?
{p. 175}Voici deux gallicismes tirés d’une tragédie de Racine.
Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnona,Achilleb préférât une fille sans nom,Qui, de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre,C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre.
Ce qui, dont le verbe ne paraît point, est un gallicisme.
Je ne sai qui m’arrête et retient mon courroux,Que par un prompt avis de tout ce qui se passe,Je ne coure des Dieux divulguer la menace.
Je ne sai qui m’arrête ; que je ne coure forment encore un gallicisme. Ces sortes de constructions rendent souvent la diction aisée, vive, naturelle, comme on le voit dans les charmantes lettres de madame de Sévigné. Il faut cependant les employer rarement et avec goût. Le trop grand usage deviendrait un abus, qu’on ne pourrait pas justifier, même dans un bon ouvrage.
Les figures de construction sont des irrégularités dans la grammaire, quoiqu’elles soient quelquefois des beautés et des perfections dans la langue. On en compte cinq ; la {p. 176}syllepse, l’ellipse, le pléonasme, l’hyperbate, et l’hypallage.
Syllepse. §
La Syllepse ou conception, s’accorde plus avec notre pensée, qu’avec les mots du discours ; comme quand nous disons : il est six heures, au lieu de dire suivant les règles : elles sont six heures. Nous ne prétendons alors que marquer un temps précis, et une seule de ces heures, savoir la sixième, qui est l’objet de notre pensée. Racine a employé cette figure dans ces vers :
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce lin,Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.
Et Fénelon dans cette phrase : il commence à faire
sortir sa jeunesse lacédémonienne encore à demi-désarmée : mais
l’ennemi ne les laisse point respirer
. Le pronom eux dans le premier exemple, et le pronom les dans le
second, forment une syllepse, parce qu’ils se rapportent à l’idée, et non aux mots.
Ellipse. §
L’Ellipse ou défaut, est le retranchement d’un ou de plusieurs mots, autorisé par l’usage : = puissiez-vous être heureux ! c’est-à-dire, je souhaite que vous soyez heureux : = qu’il fasse le moindre excès, il tombe malade, c’est-à-dire, s’il arrive qu’il fasse le moindre excès, etc.
Boileau a fait une ellipse, en disant :
Écrive qui voudra : chacun à ce métier,Peut perdre impunément de l’encre et du papier.
c’est-à-dire ; que celui qui voudra écrire, écrive.
{p. 177}Il y a aussi ellipse dans ce beau vers de Racine :
Je t’aimais inconstant : qu’aurai-je fait fidèle !
c’est-à-dire ; je t’aimais, quoique tu fusses inconstant : qu’aurai-je fait, si tu avais été fidèle ! Voilà, dit l’abbé d’Olivet, de toutes les ellipses que Racine s’est permises, la plus forte et la moins autorisée par l’usage. Mais, continue-t-il, ce qui rend l’ellipse, non seulement excusable, mais digne même de louange, c’est lorsqu’il s’agit, comme ici, de s’exprimer vivement, et de renfermer beaucoup de sens en peu de paroles, surtout lorsqu’une violente passion agite la personne qui parle. Hermione, dans son transport, voudrait pouvoir dire plus de choses, qu’elle n’articule de syllabes.
On trouvera encore plusieurs ellipses dans ces vers du même Poète :
Mes soldats presque nus dans l’ombre intimidés ;Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés ;Le désordre partout redoublant les alarmes ;Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes ;Des cris que les rochers renvoyaient plus affreux ;Enfin toute l’horreur d’un combat ténébreux ;Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste ?
Les substantifs sujets, soldats, rangs, cris, horreur, dont le verbe est sous-entendu, forment autant d’ellipses.
Pléonasme §
Le Pléonasme ou surabondance, est opposé à l’ellipse, et a quelques mots de plus qu’il ne faut ; comme, entendre de ses {p. 178}oreilles ; voir de ses yeux, etc. Voltaire a dit :
Les éclairs sont moins prompts : je l’ai vu de mes yeux,Je l’ai vu qui frappait ce monstre audacieux.
Cette figure de construction consiste aussi dans la réduplication (ou répétition) du régime ou du sujet du verbe. Racine nous en fournit ces exemples :
Et que m’ a fait à moi cette Troie où je cours ?…
Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,Maintenant je me cherche et ne me trouve plus…
Un Roi sage, ainsi Dieu l’a prononcé lui-même,Sur la richesse et l’or ne met point son appui.
Il faut avoir soin de n’employer le pléonasme, que quand il doit donner au discours, ou plus de grâce, ou plus de netteté, ou plus d’énergie. S’il ne produit point cet effet, il est vicieux.
Hyperbate. §
L’Hyperbate ou inversion, est un tour particulier,
qu’on donne à une phrase, et qui consiste principalement à faire précéder des mots ou une
proposition, par d’autres, qui, dans l’ordre naturel, auraient dû les suivre : = déjà prenait l’essor, pour se sauver dans les montagnes, cet aigle, dont le vol
hardi avait d’abord effrayé nos provinces
: = le tribut
d’admiration qui est refusé aux grands hommes par leurs contemporains, la postérité sait
le leur rendre. La construction naturelle de ces phrases est : cet
aigle, dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces, prenait déjà l’essor, pour
se sauver {p. 179}dans les montagnes. = La postérité
sait rendre aux grands hommes le tribut d’admiration, qui leur est refusé par leurs
contemporains. Mais on voit bien que ces phrases ainsi construites, ont moins de
vivacité, de grâce et d’harmonie que les premières. Aussi emploie-t-on souvent cette
figure, en plaçant le sujet après le verbe, ou le régime avant le sujet et le verbe.
Hypallage. §
L’Hypallage est une figure par laquelle on fait un changement dans quelques expressions. Dire, par exemple : il n’avait point de souliers dans ses pieds, au lieu de dire, il n’avait point les pieds dans ses souliers, c’est, suivant l’Académie, faire une hypallage.
Section II.
De l’Art d’écrire agréablement. §
L’élocution est en général l’expression de la pensée par la parole. On écrit agréablement, quand on flatte l’oreille et l’esprit par les charmes d’une belle élocution, c’est-à-dire, par les ornements dont on embellit ses pensées. Ces ornements devant être choisis et distribués à propos, il est important de les connaître d’une manière particulière, pour savoir où, quand, et comment il faut les employer. D’ailleurs, cette étude que nous faisons des divers agréments qu’on peut répandre dans le discours, nous {p. 180}donne occasion de lire et d’admirer les plus beaux morceaux des meilleurs Écrivains ; ce qui la rend tout à la fois infiniment utile et agréable.
On peut rapporter tout ce qu’il y a d’essentiel à dire sur l’élocution, à deux objets principaux, dont je vais traiter séparément : ce sont, 1°. le style ; 2°. ses différentes espèces.
Chapitre I.
Du style. §
Le mot style, qui vient du latin stylus, désignait autrefois l’aiguille, dont on se servait, pour graver les lettres sur des écorces d’arbre, ou sur des tablettes enduites de cire. Elle était pointue par un bout, et aplatie par l’autre, pour qu’on pût effacer, quand on le voulait. Ce mot signifie aujourd’hui la manière dont nous rendons nos pensées. Voyons d’abord en quoi elles consistent, et quelles en sont les qualités.
Définition et qualités dispensées. §
Penser, c’est former dans son esprit la peinture d’un objet spirituel ou sensible. Ainsi les pensées sont les images des choses. La vérité est une qualité qui leur est essentielle, et qui en fait le fondement et la solidité. Une peinture n’est véritable, qu’autant qu’elle est ressemblante. Il en est de même d’une pensée : elle n’est vraie dans l’esprit de celui qui écrit, et {p. 181}conséquemment ne se montre telle aux yeux du lecteur, que quand l’image que l’écrivain se forme d’un objet, représente fidèlement cet objet avec ses propriétés. Si cette image le représente tout entier, dans toute son étendue, alors la pensée est vraie, de quelque côté qu’on la considère ; et c’est ce qui en fait la justesse.
Pour donner à une pensée cette vérité, cette justesse que la raison exige, il faut que l’écrivain saisisse et marque le rapport, ou la disconvenance des idées dont elle est composée ; c’est-à-dire, la convenance ou l’opposition qu’a l’objet dont il se forme une image, avec d’autres objets, soit sensibles, soit intellectuels. La terre est ronde. Voilà une pensée vraie : elle marque le rapport et la convenance qu’il y a entre l’idée de terre et l’idée de rondeur. Le menteur n’est pas estimable. Voilà encore une pensée vraie : elle marque la disconvenance et l’opposition qu’il y a entre l’idée de menteur et l’idée d’estime.
Pensées qui ont des agréments particuliers. §
Il y a des pensées qui ont un caractère propre, on des agréments particuliers qui les distinguent. Les unes doivent ce caractère à la nature même de l’objet. Quand il est noble, grand, sublime, triste, gracieux, etc., la pensée l’est aussi. Les autres ont par elles-même des agréments, tels que la force, la hardiesse, la vivacité, la finesse, la naïveté, etc.
La pensée est forte, lorsque l’objet qu’elle représente, fait une
profonde impression dans l’esprit. Telle est celle-ci de {p. 182}Salluste sur Catilina, tué dans une bataille que ce fier conspirateur contre
Rome sa patrie, livra à l’armée de la république : son corps fut trouvé
parmi ceux de ses ennemis ; et la fierté qui paraissait sur son visage pendant sa vie, y
était encore empreinte
. L’objet de cette pensée est la fierté, l’audace,
l’air menaçant que nous voyons sur le visage de Catilina, tout mort qu’il est ; et
assurément cet objet ne peut que nous frapper, nous étonner, et remuer fortement notre
âme.
Boileau dit dans son épître sur le passage du Rhin :
De tant de coups affreux la tempête orageuse,Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse.Mais Louis d’un regard, sait bientôt la fixer.Le destin à ses yeux n’oserait balancer.
Ces deux derniers vers renferment une pensée très forte, parce que l’objet qu’elle représente, fait une impression des plus vives et des plus profondes. C’est Louis XIV qui commande à la fortune : le destin de la guerre dépend de lui : sa présence rend ses soldats invincibles : dès qu’il paraît, on est assuré de la victoire.
La pensée est hardie, lorsque l’objet, dont elle est l’image, se peint
dans l’esprit avec des couleurs extraordinaires. Horace dit que les soucis volent autour des lambris dorés…
que le chagrin plus léger que les cerfs, plus rapide que le vent qui chasse au loin les
nuages, montent avec nous dans le même vaisseau, court avec nous à travers {p. 183}les escadrons
. Quoi de plus hardi, de plus extraordinaire que
de personnifier ces soucis et ce chagrin, de les faire embarquer avec nous, de les faire
combattre à nos côtés !
La pensée est vive, lorsque l’objet qu’elle représente, se peint d’un
seul trait dans l’esprit. Les villes d’Albea et de Romeb étaient en guerre ; et les armées, rangées en bataille,
n’attendaient que le signal, pour en venir aux mains, lorsque les généraux voulant épargner
le sang des deux peuples, voisins, de même origine, et unis par les liens de la parenté,
convinrent de nommer de part et d’autre trois combattants seulement pour la cause commune.
Ce furent de l’un et de l’autre côté trois frères, les Horaces, romains, et les Curiaces,
albains. Tite-Live décrivant ce combat, dit des trois jeunes guerriers :
ils s’avancent, portant en eux le courage de trois grandes
armées
. Voilà une pensée très vive.
Galgacus, roi de Calédonie (aujourd’hui Écosse), prêt à livrer bataille aux Romains, qui
voulaient conquérir ce pays, harangue ses troupes, et finit, suivant Tacite, par ces paroles : en allant au combat, songez à vos
ancêtres et à vos descendants
. Que de choses renfermées dans ces deux
mots !
La pensée est délicate, lorsque l’objet qu’elle représente, ne se peint qu’en partie, de manière pourtant que le reste puisse être aisément deviné. Le sens de cette espèce de pensées n’est ni bien visible, ni bien marqué. Il semble que l’écrivain l’a caché à demi, afin que le lecteur le cherche et le devine : ou du moins, il le laisse seulement entrevoir, pour lui donner le plaisir de le découvrir tout à fait.
Les empereurs romains prenaient le nom de père de la patrie, dès qu’ils
montaient sur le trône. Trajan, parvenu à l’empire, refusa pendant
longtemps ce titre, et ne le prit, que quand il crut l’avoir mérité. Pline, son panégyriste, lui dit à ce sujet : vous êtes le seul à
qui il soit permis d’être le père de la patrie, avant de le devenir
. Cette
pensée est très délicate : elle laisse plus de choses à entendre, qu’elle n’en dit ; savoir,
que Trajan était en effet, et dans le cœur de ses sujets, le père de la patrie, avant qu’il
en portât le nom.
Boileau ne loue pas moins finement Louis XIV. On en jugera par ces vers d’une épître à ce monarque :
Je n’ose de mes vers vanter ici le prix.Toutefois si quelqu’un de mes faibles écritsDes ans injurieux peut éviter l’outrage,Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage.Et comme tes exploits étonnant les lecteurs,Seront à peine crus sur la foi des auteurs ;Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,{p. 185}On dira quelque jour pour les rendre croyables :Boileau, qui dans ses vers pleins de sincérité,Jadis à tout son siècle a dit la vérité,Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.
Tout ce morceau est pensé et rendu avec la plus grande délicatesse. En voici un autre qui ne lui est certainement point inférieur. Le poète, dans une épître sur la vie champêtre, feint qu’à son retour de la campagne, un de ses amis lui parle des victoires du roi.
Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler,Dit d’abord un ami qui veut me cajoler.Et dans ce temps guerrier et fécond en Achilles,Croit que l’on fait les vers comme l’on prend les villes.Mais moi, dont le génie est mort en ce moment ;Je ne sai que répondre à ce vain compliment ;Et justement confus de mon peu d’abondance,Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
Cette louange est si bien assaisonnée, qu’il semble que ce n’en est pas une. Quelle finesse, quelle délicatesse dans cet air d’humeur qu’affecte le poète ; dans ce refus simulé de faire l’éloge du roi, lors même qu’il le loue si bien ! C’est le comble de l’art.
Ne craignons point ici de multiplier les exemples. Voyez ces beaux vers de Racine, dans son Idylle sur la paix. La dernière pensée est pleine de délicatesse.
Qu’il règne ce héros, qu’il triomphe toujours ;Qu’avec lui soit toujours la paix ou la victoire ;{p. 186}Que le cours de ses ans dure autant que le coursQu’il règne ce héros, qu’il triomphe toujours ;Qu’il vive autant que sa gloire.
Ce quatrain de mademoiselle Scuderi sur le goût du grand Condé pour la culture des fleurs, est aussi très délicat.
En voyant ces œillets qu’un illustre guerrierArrose de la main qui gagna des batailles,Souviens-toi qu’Apollonc bâtissait des murailles,Et ne t’étonne point que Marsd soit jardinier.
Outre la délicatesse qui se trouve dans les pensées, il y en a une autre qui est dans les sentiments, et à laquelle le cœur a plus de part que l’esprit. Voici un sentiment très délicat, que Racine, dans sa tragédie de Bérénice, donne à Titus, empereur de Rome, parlant de cette reine de Palestine, qu’il devait épouser.
Depuis cinq ans entiers, chaque jour je la vois ;Et crois toujours la voir pour la première fois.
Dans la tragédie d’Horace, par Corneille, Sabine, native d’Albe, et femme d’un citoyen de Rome, voit la guerre allumée entre ces deux villes. Ces sentiments que lui prête le poète, n’ont pas moins de délicatesse que de vérité.
{p. 187}Albea, où j’ai commencé de respirer le jour,Albe, mon cher pays et mon premier amour,Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte,Je crains notre victoire autant que notre perte.Romeb, si tu te plains que c’est là te trahir,Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
La pensée est naïve, quand l’objet qu’elle représente, s’offre à l’esprit, sans que celui-ci paraisse l’avoir cherché. Elle consiste, dit le P. Bouhours1, dans je ne sais quel air simple et ingénu, mais spirituel et raisonnable, tel qu’est celui d’un villageois de bon sens, ou d’un enfant qui a de l’esprit. En voici un exemple dans ce quatrain de Gombaud :
Colas est mort de maladie :Tu veux que j’en pleure le sort.Hélas ! que veux-tu que j’en die ?Colas vivait, Colas est mort.
Telle est encore la pensée de cette épitaphe, faite par Scarron.
Ci gît qui fut de belle taille,Qui savait danser et chanter,Faisait des vers vaille que vailleEt les savait bien réciter.Sa race avait quelque antiquaille,Et pouvait des héros compter.{p. 188}Même il aurait donné bataille,Sil en avait voulu tâter.Il parlait fort bien de la guerre,Des cieux, du globe de la terre,Du droit civil, du droit canon,Et connaissait assez les chosesPar leurs effets et par leurs causes.Était-il honnête homme ? Oh, non.
Il y a cependant une certaine finesse dans la pensée de cette épitaphe, et surtout dans celle du quatrain : mais c’est une finesse qui n’exclut point la naïveté.
Voici une petite pièce de vers, qui finit par un trait vraiment naïf.
Un vieil ivrogne ayant trop bu d’un coup,Même de deux, tomba contre une borne.Le choc fut rude : il resta sur le coup,Presqu’assommé, l’œil hagard et l’air morne.Un savetier, de près le regardant,Tâtait son pouls, et lui tirant la manche ;Las ! ce que c’est que de nous cependant :Voilà l’état où je serai dimanche.
Il ne faut pas confondre la pensée naïve avec la pensée naturelle. Celle-ci représente toujours un objet qui s’est trouvé dans le fond du sujet qu’on traite. Elle est née, pour ainsi dire du sujet même, parce qu’elle s’y rapporte entièrement et directement. Il semble au lecteur qu’il l’avait dans la tête, avant de la lire, et que par conséquent elle n’a exigé aucun effort de la part de l’écrivain. Mais quoiqu’elle fût dans le sujet, il n’a pas {p. 189}été bien facile à celui-ci de l’y voir et de l’en tirer. Toute pensée naïve est naturelle : mais toute pensée naturelle n’est pas naïve, parce que le naturel peut avoir quelque chose de grand, de sublime ; au lieu que le naïf a toujours quelque chose de petit ou de moins élevé.
Verrès, citoyen romain, exerçant en Sicile la préture, charge qui
consistait à rendre la justice, voulait s’approprier les colosses de Cérèsa et de
Triptolèmeb. Mais il
ne put les faire emporter à cause de leur énorme pesanteur. Cicéron, dans
une de ses oraisons contre ce concussionnaire, dit de ces statues : leur
beauté les mit en danger d’être prises ; leur grandeur les sauva
. Voilà une
pensée naturelle, tirée du fond de la chose, qui n’a absolument rien d’étranger au sujet, et
qui paraît n’avoir rien coûté à l’orateur. Celle-ci de Mainard, sur la
mort d’un enfant, ne l’est pas moins.
On doit regretter sa mort,Mais sans accuser le sortDe cruauté ni d’envie.Le siècle est si vicieux,Passant, qu’une courte vieEst une faveur des cieux.
Voyez encore celle-ci du même auteur {p. 190}sur un père, affligé de la mort de sa fille. Le père s’adresse au ciel.
Hâte ma fin que ta rigueur diffère ;Je hais le monde et n’y prétends plus rien.Sur mon tombeau ma fille devrait faireCe que je fais maintenant sur le sien.
Les pensées qui portent en elles-mêmes de l’agrément, n’ont pas besoin d’être ornées par l’expression. Elles doivent être rendues telles qu’elles se présentent à l’esprit de l’écrivain. Les mots sonores et brillants affaibliraient souvent une pensée forte. Si vous ajoutez à une pensée hardie des expressions magnifiques et pompeuses ; vous la rendrez outrée. Si vous embellissez une pensée naïve, une pensée vive, l’une et l’autre cesseront de l’être. Mon ami n’est plus ; et je vis encore ! voilà une pensée vive. Si vous dites : mon ami est descendu dans le sombre empire des morts ; et je jouis encore de la lumière ! elle sera traînante ; elle aura perdu toute sa vivacité.
Pensées relevées par l’expression. §
Il y a des pensées qui n’ont par elles-mêmes d’autre mérite que celui de la vérité. Ces
sortes de pensées se présentent en foule à tout homme d’un sens droit, et naissent sans
effort du sujet que traite l’écrivain. Elles sont simples, communes et souvent triviales. Il
faut nécessairement les revêtir des ornements de l’expression, pour leur donner un certain
air de nouveauté, de grandeur, de noblesse, ou un autre agrément quelconque. Si l’écrivain
sacré avait dit simplement du conquérant le plus {p. 191}renommé qui ait
jamais existé, du grand Alexandre : il fut le maître de la
terre ; cette pensée n’aurait par elle-même rien de fort ni d’éclatant. Mais il dit,
la terre se tut en sa présence ; et cette expression donne à la pensée de
la vivacité, de l’énergie et de la grandeur. Si Salluste avait dit
simplement de ce Mithridate, qui disputa pendant trente ans l’empire de
l’Asie aux Romains : il avait une grande taille ; sa pensée aurait été
commune. Mais en disant que ce capitaine était armé d’une grande
taille
, il la rend noble et hardie.
Rien de plus vrai, de plus juste, mais en même temps de plus simple et de plus commun que
cette pensée, la mort n’épargne personne. Voyez comme Horace la relève, et la rend, en quelque façon, neuve. La
mort, dit-il,renverse également les palais des rois, et les cabanes des
pauvres
? Une autre pensée vraie, mais commune, et tout à fait dénuée
d’agréments, est celle-ci : le chagrin ne dure pas toujours. Notre La Fontaine lui donne de l’élévation et de l’éclat, en la présentant sous
cette image charmante :
Sur les ailes du tempsa la tristesse s’envole.
Il ne me reste à faire qu’une courte, mais assez importante observation concernant les pensées ; c’est que le fond en est presque toujours le même dans tous les écrivains qui traitent le même sujet. La seule manière {p. 192}de les rendre, met une distance infinie entre les bons et les mauvais. Hippolyte, dans la Phèdre de Pradon, dit à Aricie :
Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse ;Elle fit autrefois mes plaisirs les plus doux ;Et quand j’y vais, ce n’est que pour penser à vous.
Voici comme Racine exprime ces mêmes pensées et ces mêmes sentiments.
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune,Je ne me souviens plus des leçons de Neptunea.Mes seuls gémissements font retentir les bois,Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
À la seule lecture de ces vers, on jugera sans peine que Racine avait
bien raison de dire : je ne pense pas mieux que Pradon et Coras ; mais
j’écris mieux qu’eux
.
Style coupé ; style périodique. §
Le style en général, ou, si l’on veut, considéré, dans sa forme, peut être coupé ou périodique. Il est coupé, lorsque les phrases ne peuvent point se diviser en plusieurs parties. Telles sont celles-ci de Bossuet dans son Discours de l’histoire universelle.
« L’orgueil de Démétriusb souleva le peuple. Toute la Syriec était en feu. Jonathasd sut profiter de la conjoncture. Il renouvela
l’alliance avec les Romains ». Le style cesserait ici d’être coupé si de ces quatre phrases
on en faisait {p. 193}une seule, par exemple celle-ci : L’orgueil de Démétrius souleva le peuple ; et tandis que toute la Syrie était en
feu, Jonathas, qui sut profiter de la conjoncture, renouvela l’alliance avec les
Romains.
Le style périodique est composé d’un enchaînement de périodes travaillées avec art. La période est une phrase qui a plusieurs parties distinguées, mais dépendantes les unes des autres, et tellement liées entre elles, que le sens demeure toujours suspendu jusqu’à la fin. Chacune de ces parties, prise séparément, se nomme membre. Quelquefois les membres d’une période sont composés d’autres parties qu’on appelle incises. Il y a des périodes de deux, de trois et de quatre membres. En voici des exemples.
Si la loi du Seigneur vous touche ;Si le mensonge vous fait peur ;Si la pitié dans votre cœurRègne aussi bien qu’en votre bouche ;
(Premier membre, qui renferme trois incises, et dont le sens, quoique marqué, n’est pas complet, laissant quelque chose à désirer) :
Parlez, fils des hommes : pourquoiFaut-il qu’une haine farouchePréside aux jugements que vous lancez sur moi ?
(Second membre, qui présente le sens complet). Faites la même application aux exemples suivants.
« S’il y a une occasion au monde, où {p. 194}l’âme pleine d’elle-même, soit en danger d’oublier son Dieu (premier membre), c’est dans ces postes éclatants, où un homme, par la sagesse de sa conduite, par la grandeur de son courage, par le nombre de ses soldats, devient comme le Dieu des autres hommes (second membre) et rempli de gloire, en lui-même, remplit tout le reste du monde d’admiration, d’amour ou de frayeur » (troisième membre). Mascaron, orais. fun. de Turenne.
« Soit qu’il fallût préparer les affaires ou les décider, chercher la victoire avec ardeur, ou l’attendre avec patience (premier membre) ; soit qu’il fallût prévenir les desseins des ennemis par la hardiesse, ou dissiper les craintes et les jalousies des alliés par la prudence (second membre) ; soit qu’il fallût se modérer dans la prospérité, ou se soutenir dans les malheurs de la guerre (troisième membre) : son âme fut toujours égale » (quatrième membre) Fléchier, Orais. fun. de Turenne.
Ces périodes à quatre membres se nomment aussi quarrées.
Il y a encore des périodes à cinq membres, dont l’usage cependant ne doit pas être bien fréquent, à cause de l’impatience qu’a le Lecteur ou l’Auditeur de voir le sens terminé. Voici une période de cette espèce, tirée de la réponse de Buffon, au discours de La Condamine, le jour de sa réception à l’Académie française.
{p. 195}« Avoir parcouru l’un et l’autre hémisphère, traversé les continents et les mers, surmonté les sommets sourcilleux de ces montagnes embrasées, où des glaces éternelles bravent également et les feux souterrains, et les feux du midi (premier membre) ; s’être livré à la pente précipitée de ces cataractes écumantes, dont les eaux suspendues semblent moins rouler sur la terre, que descendre des nues (second membre) ; avoir pénétré dans ces vastes déserts, dans ces solitudes immenses, où l’on trouve à peine quelques vestiges de l’homme, où la nature, accoutumée au plus profond silence, dut être étonnée de s’entendre interroger pour la première fois (troisième membre) ; avoir plus fait, en un mot, par le seul motif de la gloire des Lettres, que l’on ne fit jamais par la soif de l’or (quatrième membre) ; voilà ce que connaît de vous l’Europe, et ce que dira la postérité » (cinquième membre).
Le nombre, c’est-à-dire, cette harmonie qui résulte de l’heureux choix et de l’arrangement des expressions, fait toute la beauté de la période. Cette cadence nombreuse doit accompagner les chutes de chaque incise et de chaque membre, et se faire sentir surtout à celle du dernier. La période doit aussi présenter à l’esprit une suite d’idées enchaînées sans la moindre contrainte, qui enchérissent les unes sur les autres, et qui, dans leur {p. 196}marche soutenue, dans leurs gradations, tendent toutes à la chute commune et finale. Il faut en bannir avec soin les mots qui riment ensemble, éviter de même la rencontre des voyelles qui, en se heurtant, peuvent former un son désagréable : car, comme le dit Boileau,
La plus noble penséeNe plaît point à l’esprit, si l’oreille est blessée1.
La période ne sera ni trop courte, ni trop longue. Si elle était trop courte, elle n’aurait point assez de consistance, pour être embellie des grâces de l’harmonie. Si elle était trop longue, elle manquerait de mouvement, et fatiguerait l’attention du lecteur. Un des plus beaux modèles à suivre pour la coupe des périodes, est Fléchier. Voyez comme celle-ci est harmonieuse.
« Mais rien n’était si formidable que de voir toute l’Allemagne, ce grand et vaste corps, composé de tant de peuples et de nations différentes, déployer tous ses étendards, et marcher vers nos frontières, pour nous accabler par la force, après nous avoir effrayés par la multitude. »
On voit que les chutes ou cadences de chaque incise et de chaque membre, sont bien marquées par les mots formidable, Allemagne, vaste corps, différentes, étendards, frontières, multitude. Ici les idées {p. 197}paraissent s’étendre pour avoir plus de grâce. Vous allez les voir dans la phrase qui suit, se serrer et se presser pour avoir plus de force.
« Il fallait opposer à tant d’ennemis un homme d’un courage ferme et assuré, d’une capacité étendue, d’une expérience consommée ; qui soutînt la réputation, et qui ménageât les forces du royaume ; qui ne fît rien de superflu ; qui sût, selon les occasions, profiter de ses avantages ou se relever de ses pertes ; qui fût tantôt le bouclier, tantôt l’épée de son pays ; capable d’exécuter les ordres qu’il aurait reçus, et de prendre conseil de lui-même dans les rencontres. »
On sent la différence de l’harmonie dans ces deux périodes. Dans celle-ci, elle est forte, vive, rapide : dans l’autre, elle est douce, mais en même temps majestueuse. C’est à cette variété que l’écrivain doit s’attacher, pour se faire lire avec un plaisir et un intérêt qui se soutiennent jusqu’à la fin.
Le style périodique a plus de noblesse, d’harmonie et de dignité que le style coupé. Celui-ci est plus léger, plus vif, plus brillant. Ni l’un ni l’autre ne doivent être exclus d’aucun sujet. Il faut même les employer tour-à-tour, pour répandre de la variété dans un ouvrage. Cependant, on peut dire en général que le style périodique convient mieux aux sujets nobles et {p. 198}sérieux, et le style coupé aux sujets agréables et badins.
On peut conclure de ce que je viens de dire des pensées et du style en général, qu’il faut bien prendre garde, quand les pensées ont en elles-mêmes des agréments, à ne pas les en dépouiller par le mauvais emploi des expressions ; et que, quand elles n’en ont pas, il faut s’appliquer à leur en donner par l’expression même. Il est essentiel, pour cela, de savoir d’abord quelles doivent être les qualités du style ; de connaître ensuite le style figuré, c’est-à-dire, les tours, les ornements, les différentes richesses que nous fournit notre langue, et d’apprendre en même temps l’art de les employer, en fixant notre attention sur l’usage qu’en ont fait les bons écrivains.
Article I.
Des Qualités du Style. §
Quelque sujet que l’on traite, et quelle que soit la forme de style que l’on emploie, on ne doit jamais oublier que le principe et le fondement de l’art d’écrire est, suivant Horace, le bon sens, c’est-à-dire, ce jugement droit, cette raison sage qui retient toujours dans de justes bornes l’esprit le plus vif et le plus brillant, l’imagination la plus féconde et la plus impétueuse. Boileau, qui a senti toute la vérité de ce précepte, a dit après le poète latin :
{p. 199}Aimez donc la raison. Que toujours vos écrits,Empruntent d’elle seule, et leur lustre et leur prix1.
Les qualités, ou agréments du style, auxquelles il faut principalement s’attacher, sont la clarté et la convenance : toutes les autres sont comprises dans ces deux là. Je vais les faire connaître, et je dirai ensuite un mot des défauts qui leur sont opposés.
I.
De la Clarté du Style. §
La lumière du soleil frappe nos yeux, sans que nous y fassions attention : telle doit être, suivant la pensée de Quintilien2, la lumière qui brille dans un ouvrage d’esprit. Un écrivain ne pense, ne parle que pour les autres. Son premier devoir est donc de parler d’une manière à se faire entendre, d’une manière même à ne pouvoir n’être pas entendu. Une pensée a besoin d’être présentée dans tout son jour, pour être bien saisie du lecteur. Pourquoi affecteriez-vous de l’envelopper et de ne la présenter qu’à demi ? Croiriez-vous par là montrer de la finesse, de la profondeur, de l’esprit ? Quelle erreur ! L’esprit n’a consisté ni ne consistera jamais dans une manière de s’exprimer entortillée, mystérieuse et presque énigmatique :
{p. 200}Ce que j’appelle esprit, c’est la vive peintureDes naïves beautés qu’étale la nature,Qui fait que d’un coup d’œil le lecteur aperçoitUn objet tout entier et tel qu’il le conçoit1.
Voilà le bon esprit, l’esprit vrai, l’esprit seul agréable, qui fait le mérite d’un ouvrage, la gloire d’un écrivain, et le charme du lecteur. Oui, il faut qu’à la première lecture, avec une médiocre attention, sans gêne et sans étude, on trouve un sens net et développé. Si l’on est obligé de le chercher, le style manque de la clarté, et par-là même est vicieux.
Il est donc du devoir de l’écrivain, de donner à ses pensées toute l’explication et toute la clarté qu’il faut, pour que ses lecteurs les comprennent parfaitement. S’il doit, suivant le précepte d’Horace, tâcher d’être court, c’est sans rien omettre de ce qui est essentiel et nécessaire. Mais en fuyant toute brièveté obscure, il prendra bien garde, en même temps, de ne pas tomber dans l’excès contraire, la prolixité. On évite ce défaut, en passant sous silence tout ce qui est superflu, c’est-à-dire, tout ce qui peut être aisément entendu sans être exprimé.
Pour être clair dans votre style, ne dites ni plus ni moins qu’il ne faut ; et pour parvenir à ce point, plus difficile et plus délicat qu’on ne pense, concevez bien {p. 201}votre idée, saisissez-la tout entière, embrassez-la dans toute son étendue : il est impossible que vous ne la rendiez de même, sans rester au-dessous, sans aller au-delà. Quand l’image que nous nous formons d’un objet est claire et lumineuse dans notre esprit, elle doit nécessairement se montrer telle aux yeux du lecteur Réfléchir longtemps sur son sujet, le posséder pleinement ; arranger toutes ses pensées avec ordre, et les enchaîner si bien, qu’elles paraissent naître sans effort les unes des autres ; voilà le vrai moyen de mettre tout à la fois de l’ensemble et de la clarté dans son style.
Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.Selon que notre idée est plus ou moins obscure,L’expression la suit ou moins nette ou plus pure.Ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement,Et les mots pour le dire arrivent aisément1.
Observez aussi à la lettre ce précepte si sage, que donne La Bruyère. Tout écrivain, dit-il, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu’il lit pour la première fois, où il n’a nulle part, et que l’auteur aurait soumis à sa critique ; et se persuader ensuite qu’on n’est pas entendu, seulement à cause que l’on s’entend soi-même, mais parce qu’on est en effet intelligible.
{p. 202}Un moyen encore infaillible d’écrire avec clarté, c’est de placer les mots dans le discours, suivant les règles de la syntaxe. Rien de plus juste que de s’assujettir aux lois de la langue qu’on parle ; lois fondées sur une dialectique très fine et très solide, sur cette logique naturelle, avec laquelle naissent tous les hommes bien organisés ; lois qui accoutument l’esprit à une marche toujours droite et toujours ferme, dans les diverses routes qu’il peut se frayer. Un écrivain correct dans son style, est ordinairement exact dans les choses, et s’exprime toujours d’une manière si claire et si intelligible, que rien de ce qu’il veut dire, n’échappe à la vue des esprits les moins pénétrants. La plupart des fautes de langage, dit Voltaire, sont au fond, des défauts de justesse.
Qu’on ne dise point que la grammaire nuit aux élans du génie, aux grâces de l’imagination, à la chaleur du sentiment. Il est constant qu’un habile écrivain peut, sans cesser d’être correct, embellir le discours de tous les ornements dont il est susceptible. Les idées les plus profondes, les plus brillantes, les plus sublimes se montrent sous sa plume, avec toute leur force, tout leur éclat, toute leur grandeur, sans que les règles de la langue soient violées. Si cette vérité pouvait être contestée, il serait, assurément, bien facile de citer en preuves une infinité d’exemples tirés de nos meilleurs écrivains. Tout homme qui les a lus avec quelque attention, a dû voir, non seulement que leurs plus beaux morceaux sont précisément ceux, où les lois {p. 203}grammaticales sont observées avec la plus grande exactitude ; mais encore qu’il y en a bien d’autres, auxquels il ne manque, pour être vraiment beaux, que l’arrangement des mots et des phrases selon ces mêmes lois. Ne reprochons donc point trop de sévérité à Boileau, lorsqu’il dit :
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin,Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain1.
Convenons cependant avec les grammairiens, même les plus rigides, qu’il est des circonstances, où le génie, l’imagination, et le sentiment ne doivent point s’attacher en esclaves serviles, à certaines lois de la grammaire. Bien plus, elle autorise elle-même la violation de ces règles, comme on a pu le voir dans l’article du gallicisme et des figures de construction ; et dès-lors, ces fautes cessent d’être des fautes. S’il est quelquefois permis d’en faire de réelles, elles ne doivent nuire, en aucune manière, à la clarté du discours ; elles doivent être légères, et de plus, rachetées par des beautés saillantes. En voici un exemple qui s’offre à ma mémoire : ce sont ces quatre vers où Brébeuf embellit l’idée de Lucain sur l’écriture.
{p. 204}C’est de lui que nous vient cet art ingénieuxDe peindre la parole et de parler aux yeux,Et par des traits divers de figures tracées,Donner de la couleur et du corps aux pensées.
On a remarqué que les règles exactes de la langue ne sont point observées dans le dernier vers. Il aurait fallu dire, de donner. Voilà une faute légère, qui doit disparaître à la faveur de la beauté de la pensée.
II.
De la Convenance du Style. §
L’assortiment du style aux idées qu’on exprime, et au sujet qu’on traite, est ce qui en fait la convenance. Pour que le style soit assorti aux idées, il faut qu’elles soient rendues par les seules expressions qui leur sont propres. Les paroles sont les images des pensées, comme celles-ci sont les images des objets. Elles doivent représenter les pensées aussi fidèlement, que celles-ci représentent les choses. La même conformité qui doit se trouver entre la pensée et l’objet, doit se trouver aussi entre la parole et la pensée.
Attachons-nous donc à la propriété des termes, c’est-à-dire, aux mots qui sont les vrais signes représentatifs de nos idées. Il y en a qui ont un caractère, soit de richesse, soit de vivacité, soit d’énergie, etc. Ceux-là sont faits pour une pensée qui est dans le même genre. C’est à la faveur de l’expression, qu’une pensée noble se montre dans toute sa noblesse, une pensée vive dans toute sa vivacité, une pensée énergique dans toute son énergie.
Un terme propre rend l’idée tout entière : {p. 205}un terme peu propre ne la rend qu’à demi : un terme impropre la défigure. Il est, par conséquent, essentiel de n’employer que des termes qui ne disent ni trop ni trop peu, et pour cela, d’en connaître la véritable signification. Tous les mots en ont une qui leur est particulière. Les synonymes, qui se ressemblent par une idée commune, sont néanmoins distingués l’un de l’autre par quelque idée accessoire et particulière à chacun. En voici un exemple pris au hasard dans l’excellent Ouvrage de l’abbé Girard sur cette matière.
Les mots déclarer, découvrir, manifester, révéler, déceler, ont une signification commune, qui est de faire connaître ce qui était ignoré. Mais chacun d’eux en a aussi une qui lui est particulière. Déclarer, c’est dire les choses exprès et de dessein, pour en instruire ceux à qui l’on ne veut pas qu’elles demeurent cachées. Découvrir, c’est montrer, soit de dessein, soit par inadvertance, ce qui avait été caché jusqu’alors. Manifester, c’est produire au dehors les sentiments intérieurs. Révéler, c’est rendre public ce qui a été confié sous le secret. Déceler, c’est nommer celui qui a fait la chose, mais qui ne veut pas en être cru l’auteur. Ces mots ne peuvent donc pas, en bien des occasions, être employés indifféremment l’un pour l’autre. Celui qui rend précisément notre idée, est le seul dont nous devons nous servir.
Observons ici que notre langue, quoiqu’assez riche pour qui la sait bien manier, {p. 206}peut cependant s’enrichir encore davantage sous la plume d’un bon écrivain. Ainsi les mots nouveaux ne doivent pas être proscrits. Mais on exige que pour être employés à propos, ils soient nécessaires, sonores et intelligibles. Sans ces trois conditions, toute expression nouvelle sera déplacée et vicieuse. Loin d’enrichir la langue, elle ne servira qu’à la gâter.
Le style sera assorti au sujet, si l’on joint à la propriété des termes, la propriété des agréments, c’est-à-dire, si l’on donne au style les seuls agréments qui lui conviennent relativement au sujet. Il y a des phrases, des mots, des tours qui ont de l’éclat et de la grandeur : ceux-là sont destinés à paraître dans les genres élevés. Il y en a d’autres qui n’ont aucune illustration : ceux-là sont faits pour les genres médiocres.
Tous les sujets qu’on traite, appartiennent ou à la mémoire, ou à la raison, ou au sentiment, ou à l’imagination. Dans ceux qui appartiennent à la mémoire, l’écrivain expose, raconte : il faut que son style soit uni, facile, naturel et rapide. Dans les sujets qui appartiennent à la raison, l’écrivain se propose d’instruire : il faut que son style soit grave, méthodique, précis, ferme, énergique. Dans les sujets qui appartiennent au sentiment, l’écrivain veut toucher : il faut que son style soit doux, insinuant, vif, animé, pathétique. Dans les sujets qui appartiennent à l’imagination, l’écrivain cherche à plaire : il faut que son style soit fin, gracieux, {p. 207}élégant, varié. Il cherche à plaire par l’imitation : il faut que son style soit riche, brillant, fleuri, nombreux et pittoresque.
Voilà à peu près tous les agréments, toutes les qualités que peut et que doit avoir le style, selon la diversité des sujets ; agréments qui ont tous un même principe et une source commune, la propriété des termes. Il suffira de dire simplement en quoi ils consistent, pour en donner une idée claire et distincte.
Le style est uni, quand on n’y voit ni expressions, ni pensées bien remarquables ; facile, lorsqu’il ne sent point le travail ; naturel, quand il n’est ni recherché, ni forcé ; rapide, quand il attache et entraîne.
Le style est grave, quand il évite les saillies et les plaisanteries ; méthodique, lorsqu’il marche avec ordre, ne se permettant aucun écart ; précis, quand il rend les idées avec le moins de mots qu’il est possible ; ferme et énergique, quand la justesse des expressions répond à la solidité des pensées.
Le style est doux et insinuant, quand il fait concevoir et sentir les choses sans effort ; vif et animé, quand les idées sont pressées et se succèdent avec rapidité ; pathétique, lorsqu’il remue, agite, transporte, subjugue.
Le style est fin, quand il montre, sous des expressions simples, des idées choisies ; gracieux, quand il est plein de pensées délicates et de descriptions riantes ; élégant, lorsque les expressions sont bien choisies et bien {p. 208}arrangées ; varié, lorsqu’il se fait remarquer par la multiplicité des tours et des ornements. Il est riche, lorsqu’il abonde en idées et en expressions ; brillant et fleuri, lorsqu’il éclate en images ; nombreux, quand il a un mouvement agréable qui flatte l’oreille ; pittoresque, lorsqu’il représente vivement les objets.
III.
Des Défauts du Style. §
Tous les défauts opposés aux qualités ou agréments du style, peuvent être rapportés à deux principaux qui comprennent tous les autres : ce sont l’obscurité et l’affectation.
L’Obscurité, le plus grand vice du discours, vient de l’expression ou de la pensée même. Elle vient de l’expression, quand on arrange mal les mots ; quand on emploie des termes équivoques, c’est-à-dire, susceptibles de divers rapports, de diverses interprétations. Dans cette phrase : l’orateur arrive à sa fin, qui est de persuader, d’une façon toute particulière ; ces derniers mots sont mal placés, et par-là deviennent susceptibles de divers rapports, puisqu’on pourrait les faire rapporter au verbe persuader, quoiqu’en effet ils se rapportent aux mots, arrive à sa fin. La phrase serait nette et sans la moindre obscurité, si elle était construite ainsi : l’orateur arrive, d’une {p. 209}façon toute particulière, à sa fin, qui est de persuader.
Remarquez la même faute dans la phrase suivante : s’il est vrai que ce prince ait traité les Catalans attachés à son ennemi, avec tant de hauteur, c’est peut-être qu’il s’imaginait trouver, à leur défaut, une ressource puissante dans un autre capitaine non moins habite. Il fallait dire ; s’il est vrai que ce prince ait traité avec tant de hauteur, les Catalans attachés à son ennemi, etc.
L’abbé d’Olivet, dans ses remarques sur Racine, fait une observation bien juste et bien solide sur ce vers de la tragédie d’Andromaque :
Sans espoir de pardon, m’avez-vous condamnée ?
Voilà, dit-il, ce qui s’appelle une phrase louche. Sans espoir de pardon, regarde Andromaque ; et m’avez-vous condamnée, regarde Pyrrhus. Il fallait, sans espoir de pardon me vois-je condamnée, afin que la phrase entière tombât sur Andromaque, ou l’équivalent de ceci, m’avez-vous condamnée sans me laisser aucun espoir de pardon, afin qu’elle ne tombât que sur Pyrrhus. On me dira qu’il y a ici une ellipse. Mais qu’il y ait telle figure qu’on voudra, il me suffit que la phrase soit louche, pour être bien convaincu qu’elle mérite d’être blâmée.
Il n’est personne qui n’approuve bien volontiers cette remarque de l’abbé d’Olivet, dont le style est si pur et si agréable. Osons {p. 210}dire en effet que ces mots, me vois-je condamnée, au lieu de m’avez-vous condamnée, n’auraient pas rendu le vers de Racine moins poétique. Ainsi, d’un côté, l’imagination du lecteur n’aurait pas été moins flattée par l’harmonie du vers ; et de l’autre, sa raison aurait été pleinement satisfaite par l’entier développement du sens de l’auteur.
Ce qui rend le plus souvent le style obscur dans l’expression, c’est le mauvais emploi, ou l’équivoque des pronoms. Si l’on disait, par exemple : nous ne trouvons point la critique qu’a faite Eugène d’un ouvrage d’Ariste, dans le recueil de ses œuvres ; ce pronom, ses, formerait une équivoque, qui mettrait le lecteur dans l’impossibilité de juger si c’est dans le recueil des œuvres d’Eugène, ou dans celui des œuvres d’Ariste. Il faudrait, suivant le sens qu’on voudrait marquer, dire à peu près : nous ne trouvons point dans le recueil des œuvres d’Eugène, la critique qu’il a faite d’un ouvrage d’Ariste ; ou ; nous ne trouvons point dans le recueil des œuvres d’Ariste, la critique d’un de ses ouvrages, qui a été faite par Eugène.
Un auteur a dit : Hypéride a imité Démosthène, en
ce qu’il a de beau
. On ne voit certainement pas ici auquel de ces deux
substantifs se rapporte ce pronom il. Si c’est à Démosthène, l’auteur aurait dû dire : Hypéride a imitée Démosthène en
ce que celui-ci a de beau. Si c’est à Hypéride, il aurait pu dire,
en ajoutant une {p. 211}épithète, pour arrondir sa phrase : Hypéride
a imité, en ce qu’il a de beau, l’éloquent Démosthène.
Voici encore une suite de phrases, dont le sens est louche. « François Ia érigea
Vendômeb en
duché-pairie, en faveur de Charles de Bourbonc et il le mena à la conquête de
Miland où il se comporta vaillamment. Quand ce prince eut été pris
à Paviee, il ne voulut point accepter la régence qu’on lui proposait : il fut déclaré chef du conseil. Il continua de travailler pour
la liberté du roi ; et quand il fut délivré, il
continua à le bien servir. »
Le lecteur qui ne serait pas au fait de l’histoire, n’aurait-il pas bien de la peine à démêler les divers rapports du mot prince et du pronom il, employé tant de fois ? L’historien, loin de faire un si fréquent usage de ce pronom, aurait dû répéter plusieurs fois le nom, dont il tient la place. C’est ce que font les meilleurs écrivains, plutôt que de rien laisser dans le discours, qui présente un sens entortillé.
La phrase suivante, sans être précisément louche, n’est pas à l’abri d’une juste
critique : cet illustre infortunéf fut {p. 212}conduit à
Pignerola, où M. de Saint-Mars était commandant. Lorsqu’il fut nommé à
la lieutenance de roi de Sainte-Margueriteb, il emmena avec lui son captif
. Le rapport de
ce pronom il, placé avant le verbe nommer, est-il bien
sensible au premier coup-d’œil ; et ne faut-il pas que le lecteur réfléchisse un peu pour
le voir ? C’est un soin que l’auteur aurait pu aisément lui épargner, en disant : cet illustre infortuné fut conduit à Pignerol, où M. de Saint-Mars était
commandant. Lorsque celui-ci fut nommé à la lieutenance de roi de
Sainte-Marguerite, il emmena avec lui son captif.
Si je pouvais soupçonner que ces remarques parussent minutieuses ou trop sévères, je répéterais ici que l’écrivain, ne prenant la plume que pour instruire, ou pour amuser ses lecteurs, doit, par l’arrangement des mots et des phrases, leur faciliter tous les moyens possibles de pénétrer promptement et sûrement le vrai sens de ce qu’il veut dire. Quintilien ne veut pas qu’on donne au lecteur ou à l’auditeur la peine de rien éclaircir.
L’obscurité qui vient de la pensée, est ce qu’on appelle du galimatias, ou du phébus. Le galimatias, est une suite de phrases qui n’ont aucun sens raisonnable, et auxquelles on ne comprend rien. Il a été comparé à un épais brouillard, qui nous empêche tout à fait de voir. Le phébus n’est {p. 213}pas si obscur : il signifie, ou paraît signifier quelque chose. C’est un brouillard, dans lequel il entre quelque rayon de lumière. Mais cette lumière est trop faible, pour que nous puissions distinguer les objets. Maynard disait à un écrivain de son temps, qui tombait dans le phébus et le galimatias :
Mon ami, chasse bien loinCette noire rhétorique.Tes écris auraient besoinD’un devin qui les explique.Si ton esprit veut cacherLes belles choses qu’il pense,Dis-moi qui peut t’empêcherDe te servir du silence ?
Le conseil était très raisonnable. Il vaut mieux se taire, que de parler pour n’être pas entendu.
J’écris principalement pour les jeunes gens ; et c’est en dire assez, pour qu’on sente la nécessité où je suis de leur faire connaître les fautes de style échappées à nos meilleurs écrivains. Mais comme je suis bien loin de croire que mes observations puissent être une règle pour eux, je me suis imposé la loi de m’appuyer toujours de l’autorité des critiques sages et éclairés, dont le goût sûr et les connaissances profondes sont généralement reconnus. Je vais donc citer encore Racine, toujours admiré, mais toujours bien apprécié, quand au style, par l’abbé d’Olivet. Voici la remarque de cet habile grammairien sur ces vers que le poète met dans la {p. 214} bouche de Mithridate : apprenez…… qu’il n’est point de Rois,
Qui sur le trône assis, n’enviassent peut-être,Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
Je suis arrêté, dit-il, par le grand nom de Racine, qui ne me permet
point d’appeler ceci du galimatias. On aura beau me dire avec Racine le
fils, que hasarder ces alliances de mots, n’appartient qu’à celui qui
a le crédit de les faire approuver
. Je conviendrai qu’en effet, lorsqu’un
vers ronfle bien dans la bouche d’un auteur, quelquefois le parterre ne demande rien de
plus. Mais il n’est pas moins vrai qu’un auteur ne doit jamais courir après un bel
arrangement de mots, sans avoir égard à la clarté des idées, et à la justesse des
métaphores.
L’abbé d’Olivet termine cette remarque en citant le P. du
Cerceau, qui dans ses réflexions sur la poésie française,
s’exprime ainsi : J’avoue que je n’entends pas trop bien ce que signifie un naufrage élevé au-dessus de la gloire des autres Rois, et encore moins
ce que veut dire, achever un naufrage.
Ces expressions figurées
ont d’abord quelque chose qui éblouit, et l’on ne se donne pas la peine de les examiner,
parce qu’on les devine plutôt qu’on ne les entend. Mais quand on y regarde de près, on est
tout surpris de ne trouver qu’un barbarisme brillant dans ce qu’on avait admiré.
Il arrive très souvent que l’obscurité du style vient, non pas précisément du fond {p. 215} des pensées, mais du tour qu’on emploie pour les rendre. Ne nous lassons pas, lorsqu’il s’agit d’instruire, de citer les observations de nos plus grands génies et de nos meilleurs écrivains. Un tour heureux, dit Montesquieu en parlant de quelques auteurs modernes, leur paraît plat, parce qu’il n’a pas l’air d’avoir coûté : une idée mise galamment, mais en habit simple, ne paraît pas piquante à ces messieurs. Ils veulent lui donner des grâces de leur façon ; ils la tournent, ils la serrent ; et après bien des soins, ils arrivent à être entortillés, pour avoir voulu être délicats, et à être obscurs, pour avoir eu envie d’être vifs.
L’Affectation du style est un éloignement du naturel. Dire en termes trop recherchés des choses simples et communes, pour les faire paraître plus grandes et plus ingénieuses qu’elles ne le sont en effet, c’est être affecté dans son style. Cette affectation comprend le néologisme et l’enflure.
Le Néologisme ne consiste pas seulement à introduire des mots nouveaux
qui sont inutiles. Ce qui le caractérise encore, c’est le tour recherché des phrases, et
surtout, l’union bizarre de plusieurs mots qui ne peuvent point aller ensemble. La Motte a dit que les grandes réputations sont presque toujours posthumes
; et Fontenelle,
dans l’éloge de Bernouilli, mathématicien célèbre, que son goût avait été son précepteur
. Voilà deux exemples de
néologisme. On dit bien qu’un ouvrage est posthume,
lorsqu’il a été publié après la mort de {p. 216} son auteur. Mais c’est
contre la raison même de dire qu’une réputation est posthume, parce qu’un auteur ne peut point acquérir une réputation après sa mort.
Il est encore plus ridicule de dire qu’un savant a eu son goût pour précepteur. Un précepteur est un homme qui instruit des enfants ; et
assurément on ne peut pas donner au goût d’un individu la figure d’une personne, quoiqu’en
poésie on personnifie le goût en général, et qu’on le représente sous la forme d’un
Dieu.
Ce sont donc là des façons de parler toutes nouvelles, que les hommes de goût réprouvent, et que les bons écrivains ont le plus grand soin d’éviter. Il faut à leur exemple, n’employer que celles qui sont autorisées par l’usage. Ce n’est pas qu’on ne puisse quelquefois unir deux mots connus, qui n’ont jamais été liés ensemble. Mais il faut que cette liaison soit juste, fondée sur la véritable signification de ces mots, et, ce qui est bien à remarquer, nécessitée par le besoin réel d’exprimer une belle pensée, qui, sans cela, ne serait pas bien entendue.
L’Enflure du style consiste, ou à présenter des pensées simples et communes sous des expressions sonores et pompeuses, ou à dire des choses exagérées et qui n’ont qu’une vaine apparence de grandeur. Elle naît ordinairement du trop grand désir de briller, ou de l’excès d’une imagination déréglée. Nous ne saurions être trop en garde contre ce défaut du style, puisque {p. 217}nos meilleurs poètes mêmes, ceux dont l’esprit était frappé sur le grand, y sont quelquefois tombés. Voyez cette strophe de l’ode de J.-B. Rousseau, sur la naissance du duc de Bretagne (frère aîné de Louis XV).
Où suis-je ? Quel nouveau miracleTient encor mes sens enchantés !Quel vaste, quel pompeux spectacleFrappe mes yeux épouvantésUn nouveau monde vient d’éclore :L’univers se reforme encoreDans les abîmes du chaos ;Et pour réparer ses ruines,Je vois des demeures divinesDescendre un peuple de héros.
On a trouvé que des yeux épouvantés par un pompeux spectacle, tandis que tous les autres sens sont enchantés, l’univers qui se reforme après qu’un nouveau monde vient d’éclore, et un peuple de héros, qui descend des demeures divines, pour réparer les ruines de ce nouvel univers, étaient une véritable enflure dans la pensée et dans l’élocution.
Le même défaut a été remarqué dans ces vers de la tragédie de Phèdre,
où Racine fait dire à Théramène qui raconte la mort d’Hippolyte,
qu’une montagne humide s’élève à gros bouillons sur le dos de la
plaine liquide
.
Le début de la tragédie de Pompée du grand Corneille, offre de très beaux vers. Mais ces débordements de parricides ; ces {p. 218}champs empestés ; ces montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes, et que la nature force à se venger ; ces troncs pourris, qui font la guerre au reste des vivants, ont été regardés comme une véritable enflure.
Il est aisé de juger que ce défaut du style est bien voisin du Phébus. Il rend de plus un ouvrage froid, parce que les termes ampoulés, emphatiques et sonores, mais vides de sens, ne disent rien ni au cœur ni à l’esprit. Pour éviter l’enflure et l’excès qui lui est opposé, il faut faire un juste emploi des images et des ornements. Si nous les répandons avec profusion et sans choix, notre style sera boursouflé. Si nous les négligeons trop, notre style sera faible et sec. On va voir quels sont ces ornements, et l’usage qu’on doit en faire.
Article II.
Du Style figuré. §
Les mots ont dans le discours un sens propre, ou un sens figuré. Ils sont dans le sens propre, lorsque ne perdant point leur signification primitive, ils signifient la chose, pour laquelle ils ont été établis. Ils sont employés dans le sens figuré, quand on les fait passer de leur signification propre ou naturelle, à une signification étrangère. Le mot chaleur a été institué pour signifier une propriété du fou ; le mot rayon, pour signifier un trait de lumière. Ainsi quand on dit, la chaleur du feu, les rayons du soleil, ces {p. 219}mots sont pris dans le sens propre. Mais quand on dit, la chaleur du combat, un rayon d’espérance, ils sont pris dans le sens figuré.
Il n’est aucune langue, qui ne doive presque toutes ses richesses à ces sortes d’expressions figurées. Elles prêtent à l’éloquence ses plus grands mouvements, à la poésie son plus beau coloris ; elles sont comme l’âme et la vie de l’une et de l’autre. Ainsi les figures sont de certains tours de pensées et de paroles, qui font une beauté, un ornement dans le discours. Cette définition convient aux figures de mots et aux figures de pensées. Les premières dépendent tellement des mots qui les expriment, que le moindre changement dans ces mots détruit la figure. Les figures de pensées, au contraire, dépendent uniquement de la manière particulière de penser et de sentir ; en sorte que la figure demeure toujours la même, quoiqu’on change les expressions.
Abner, le brave Abner viendra-t-il nous défendre ?
Voilà une figure de mots. Supprimez la répétition du mot Abner, la figure est anéantie.
Répondez, cieux et mers, et vous, terre, parlez.
Voilà une figure de pensées. Changez les expressions, retranchez, ajoutez, la figure ne subsistera pas moins.
I.
Des figures de mots, et de celles qui ne sont pas tropes. §
Il y a deux sortes de figures de mots. Dans celles de la première espèce, les mots conservent leur signification propre : ces figures ne consistent donc que dans un certain emploi de ces mots. Les autres sont celles, par lesquelles on donne à un mot une signification, qui n’est point sa signification primitive et naturelle ; comme quand on dit, trente voiles, pour trente vaisseaux ; mille chevaux, pour mille cavaliers. On nomme celles-ci tropes, du mot grec, tropê, dont la racine est τρεπω, qui signifie, je tourne. Les premières ne le sont point.
Je conviens, dit du Marsais, dans son excellent traité des tropes, qu’on peut bien parler, sans jamais avoir appris les noms particuliers de ces figures. Combien de personnes se servent d’expressions métaphoriques, sans savoir précisément ce que c’est que métaphore !… Mais ces connaissances sont utiles et nécessaires à ceux qui ont besoin de l’art de parler et d’écrire. Elles mettent de l’ordre dans les idées qu’on se forme des mots ; elles servent à démêler le vrai sens des paroles, à rendre raison du discours, et donnent de la précision et de la justesse… On voit tous les jours des personnes qui chantent agréablement, sans connaître les notes, les clés, ni les règles de la musique ; {p. 221}elles ont chanté pendant bien des années des sol et des fa, sans le savoir : faut-il pour cela qu’elles rejettent les secours qu’elles peuvent tirer de la musique, pour perfectionner leur talent ?
Les figures de mots qui ne portent pas le nom de tropes, sont la répétition, la conversion, la complexion, la gradation, la reversion, l’adjonction, la disjonction, et la périphrase.
La Répétition, figure propre à exprimer le caractère d’une passion fougueuse, d’un sentiment vif et profond, consiste à répéter plusieurs fois avec grâce les mêmes expressions. Voyez le bel effet que produit cette figure dans cet endroit de la tragédie de Zaïre par Voltaire. C’est Lusignan qui parle à Zaïre.
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines.C’est le sang de vingt Rois tous chrétiens comme moi ;C’est le sang des Héros défenseurs de ma loi ;C’est le sang des martyrs…… ô fille encor trop chère,Connais-tu ton destin ? Sais-tu quelle est ta mère ?Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jourCe triste et dernier fruit d’un malheureux amour,Je la vis massacrer par la main forcenée,Par la main des brigands à qui tu t’es donnée ?Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,{p. 222}T’ouvrent leurs bras sanglants tendus du haut des cieux.Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,Pour toi, pour l’Univers est mort en ces lieux mêmes,En ces lieux, où mon bras le servit tant de fois,En ces lieux, où son sang te parle par ma voix.Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres ;Tout annonce le Dieu qu’ont vengé tes ancêtres.Tourne les yeux ; sa tombe est près de ce palais :C’est ici la montagne, où lavant nos forfaits,Il voulut expirer sous les coups de l’impie :C’est là que de sa tombe il rappela sa vie.Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu,Tu n’y peux faire un pas, sans y trouver ton Dieu ;Et tu n’y peux rester, sans renier ton père,Ton honneur qui te parle, et ton Dieu qui t’éclaire.
La répétition des conjonctions sert souvent à peindre avec plus d’agrément et d’énergie ; comme on le voit dans ces vers du Lutrin :
Il terrasse lui seul et Guibert, et Grasset,Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset,Et Gerbais l’agréable, et Guérin l’insipide.
Dans cette phrase de La Bruyère :
« Un sot ni n’entre, ni ne sort, ni ne s’assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n’est sur ses jambes comme un homme d’esprit ».
Et dans cet endroit d’un sermon de {p. 223}Massillon. C’est d’un Prince ambitieux qu’il parle.
« Sa gloire sera toujours souillée de sang. Quelque insensé chantera peut-être ses victoires : mais les provinces, les villes, les campagnes en pleureront. On lui dressera des monuments superbes pour immortaliser ses conquêtes : mais les cendres encore fumantes de tant de villes autrefois florissantes ; mais la désolation de tant de campagnes dépouillées de leur ancienne beauté ; mais les ruines de tant de murs, sous lesquelles des citoyens paisibles ont été ensevelis ; mais tant de calamités qui subsisteront après lui, seront des monuments lugubres qui immortaliseront sa vanité et sa folie. »
La Conversion est une espèce de répétition, qui termine les divers membres d’une période par le même tour. C’est ainsi que Cicéron dit dans une de ses Oraisons contre Antoine :
« Vous avez perdu trois grandes armées ; c’est Antoinea qui les a fait périr : vous regrettez les plus grands hommes de la république ; c’est Antoine qui vous les a ravis : l’autorité du Sénat est anéantie ; c’est Antoine qui l’a détruite. »
La Complexion est une répétition, dans laquelle on finit par les mêmes paroles. Tel est cet endroit d’un Sermon du Père Bourdaloue :
{p. 224}« Tout l’Univers est rempli de l’esprit du monde : on juge selon l’esprit du monde : on agit et l’on se gouverne selon l’esprit du monde : le dirai-je ? On voudroit même servir Dieu selon l’esprit du monde. »
La Gradation consiste à présenter une suite d’idées, d’images ou de sentiments, qui enchérissent les uns sur les autres. Il y a une double gradation dans cet endroit d’une Oraison de Cicéron :
« C’est un crime de mettre aux fers un citoyen romain ; c’est une scélératesse de le faire battre de verges ; c’est presque un parricide de le mettre à mort. Que dirai-je donc, de l’avoir fait attacher à une croix ? »
La Reversion fait revenir les mots sur eux-mêmes avec un sens différent, comme dans cet exemple :
« Nous ne devons pas juger des règles et des devoirs, par les mœurs et par les usages : mais nous devons juger des usages et des mœurs, par les devoirs et par les règles. Donc c’est la loi de Dieu qui doit être la règle constante du temps, et non pas la variation des temps qui doit devenir la règle de la loi de Dieu. »
Et dans celui-ci : « Il ne faut pas vivre pour manger : mais il faut manger pour
vivre. »
L’Adjonction, différente de la répétition, consiste à n’exprimer qu’une fois ce à quoi plusieurs parties d’une phrase se rapportent. Tel est le mot cessent dans ces vers de La Fontaine :
{p. 225}Ainsi dit : ainsi fait. Les mains cessent de prendre,Les bras d’agir, les jambes de marcher.
Tels sont les mots faut-il vous rappeler, dans ces beaux vers de la Tragédie d’Athalie, par Racine :
Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le coursDes prodiges fameux accomplis en nos jours ;Des tyrans d’Israëla les célèbres disgrâces,Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ;L’impie Achabb détruit, et de son sang trempéLe champ que par le meurtre il avait usurpé ;Près de ce champ fatal, Jezabelc immolée,Sous les pieds des chevaux cette Reine foulée ;Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,Et de son corps hideux les membres déchirés ;Des Prophètes menteurs la troupe confondue,Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ;Elled aux éléments parlant en souverain ;Les cieux par lui fermés et devenus d’airain ;Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;Les morts se ranimant à la voix d’Éliséee ?
La Disjonction supprime les particules conjonctives, pour rendre le discours plus vif et plus animé. En voici un exemple {p. 226}tiré de l’Oraison funèbre de Turennea, par Mascaron :
« Les dehors même de la guerre, le son des instruments, l’éclat des armes, l’ordre des troupes, le silence des soldats, l’ardeur de la mêlée, le commencement, les progrès et la consommation de la victoire, les cris différents des vaincus et des vainqueurs attaquent l’âme par tant d’endroits, qu’enlevée à tout ce qu’elle a de sagesse et de modération, elle ne connaît plus Dieu ni elle-même. »
La Périphrase ou Circonlocution est d’un fréquent usage chez les Orateurs et les Poètes. Ils l’emploient pour étendre, orner, ennoblir une idée simple et souvent commune. C’est ainsi que Boileau s’est servi d’un tour très noble et très harmonieux, pour dire qu’il avait cinquante-huit ans accomplis.
Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue,A jeté sur ma tête avec ses doigts pesants,Onze lustres complets surchargés de trois ans.
Mascaron, pour dire que Turenne avait été enseveli dans le tombeau de nos Rois, a employé cette belle périphrase :
« Le Roi, pour donner une marque immortelle de l’estime et de l’amitié dont il honorait ce grand Capitaine, donne une place illustre à ses glorieuses {p. 227}cendres, parmi ces Maîtres de la terre, qui conservent encore, dans la magnificence de leurs tombeaux, une image de celle de leurs trônes. »
II.
Des figures de mots qui sont Tropes. §
Les principales figures de mots qu’on nomme tropes, sont la métaphore, l’allégorie, la métonymie, la synecdoque, l’ironie et l’hyperbole.
Tous les tropes sont, à proprement parler, autant de métaphores, puisqu’ils sont des mots dont on a changé la signification propre, pour leur en donner une qui est empruntée. Cependant on appelle métaphore seulement, une espèce de trope, par lequel on transporte un mot de sa signification propre à une signification nouvelle, qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit. Par exemple, quand on dit : cette campagne est riante, le mot riante n’a plus sa signification propre et primitive, ne signifiant plus qui rit. Mais il signifie agréable à la vue ; et cela, par comparaison entre le sens propre du mot riante, qui ne peut s’appliquer qu’aux personnes, et entre le plaisir que cause la vue d’une belle campagne. Cette comparaison enveloppée que renferme la métaphore, donne une idée de plus, et fait par-là une beauté.
Mais quoiqu’il soit de l’essence de la métaphore de renfermer une comparaison, {p. 228}l’une et l’autre ne doivent pas être confondues. Qu’on dise d’un guerrier : il s’élançait comme un lion au milieu des ennemis ; c’est une comparaison : elle est exprimée par les termes mêmes. Qu’on dise de ce guerrier : ce lion s’élançait au milieu des ennemis ; c’est une métaphore. La comparaison n’est alors que dans l’esprit : aucun terme ne l’exprime.
La disette des mots propres a d’abord donné lieu aux métaphores : elles ont ensuite servi à grossir les trésors de l’éloquence et de la poésie. La métaphore en effet est une des figures qui donnent le plus de grâce, de force et de noblesse au discours, pourvu qu’elle soit employée à propos, avec goût et avec justesse. On dit fort bien, par exemple, que la géographie et la chronologie sont les deux yeux de l’histoire, parce qu’en la personnifiant, on doit nécessairement lui supposer des yeux, par l’un desquels elle voit les lieux, et par l’autre, les temps. Mais un écrivain qui a du goût et de la justesse dans l’esprit, ne dira point que les rayons du soleil sont les éclairs de l’œil ardent du jour. Bien moins encore appellera-t-il un cadran, le greffier solaire.
On ne doit jamais tirer la métaphore d’aucun objet bas et dégoûtant. Le P. de Colonia jésuite, dans sa rhétorique latine, reproche avec raison à Tertullien d’appeler le déluge universel, la lessive de
la nature
. Mais en évitant cet excès, il faut prendre garde de ne pas
tomber dans l’excès {p. 229}contraire. Toute métaphore trop hardie est
vicieuse. Telle est celle qu’emploie Corneille dans sa Tragédie d’Héraclius, lorsqu’il dit :
La vapeur de mon sang ira grossir la foudre.
Elle est trop forte : elle est gigantesque. Dites-en autant de celle-ci de J.-B. Rousseau :
Arbres dépouillés de verdure,Malheureux cadavres des Bois…
Si les idées qu’excitent les termes métaphoriques, ne peuvent pas être liées, la métaphore est défectueuse. On a reproché à Malherbe d’avoir dit dans son Ode à Louis XIII :
Prends ta foudre, Louis, et va comme un Lion.
Il falloit plutôt dire, comme Jupiter. Les idées de foudre et de lion ne peuvent point se concilier.
On a reproché aussi à J.-B. Rousseau d’avoir dit :
Et les jeunes zéphirs de leurs chaudes haleinesOnt fondu l’écorce des eaux.
Fondre l’écorce ne peut point se dire au propre. Fondre se dit de la glace ou des métaux. On ne doit donc pas dire au figuré, fondre l’écorce des eaux. Racine n’est pas moins répréhensible d’avoir dit : vous verrez
Et de sang et de morts vos campagnes jonchées.
On dit bien dans le sens métaphorique des {p. 230}campagnes jonchées de morts. Mais on ne peut pas dire des campagnes jonchées de sang : elles ne peuvent qu’en être arrosées.
L’Allégorie n’est qu’une métaphore continuée : elle sert de comparaison, pour donner à entendre un sens qui n’est point exprimé, mais qui est celui que l’Auteur a dans l’esprit. Toutes les images y sont relatives au même sujet, et dépendantes de la même métaphore. L’Ode suivante d’Horace en est un bien bel exemple.
« L’infortuné vaisseau, tu vas donc t’exposer à de nouvelles tempêtes ! ah ! que fais-tu ? Demeure bien ancré dans le port. Ne vois-tu pas que tes bancs sont dégarnis de rames ; que ton mât et tes vergues. Fracassées plient encore sous l’effort des vents, et que tu manques de cordages, pour soutenir la violence et l’impétuosité des flots ? Il ne te reste pas seulement une voile qui soit entière. Tu n’as plus même des Dieux, que tu puisses invoquer dans le besoin. Construit du bois d’une des plus fameuses forêts de Ponta, en vain voudrais-tu te prévaloir de ton nom et de ton origine. Les peintures, dont ta poupe est embellie, ne rassurent point le Pilote encore effrayé des dangers qu’il a courus. Si tu n’y prends garde, tu vas devenir le jouet des vents. Ah ! cher vaisseau, autrefois la cause de mes ennuis, aujourd’hui l’objet de mes {p. 231}regrets, de mes inquiétudes, ne te laisse point attirer par l’éclat séduisant des Cycladesa, et garde-toi d’aller t’engager dans les mers entrecoupées de ces îles. »
Sous l’image de ce vaisseau, le Poète représente la république Romaine, et sous celle des flots et des vents déchaînés, les troubles qui l’agitaient, et les périls dont elle était menacée.
La Métonymie consiste à se servir d’un nom pour un autre, lorsqu’il y a entre ces deux noms un rapport de relation. Cette manière de s’exprimer se fait en prenant ;
1°. La cause pour l’effet, l’auteur de la chose pour la chose même : = vivre de son travail, c’est-à-dire de ce qu’on gagne en travaillant : = lire Cicéron, c’est-à-dire les ouvrages de Cicéron. C’est en ce sens qu’en parlant des Dieux du paganisme, on prend Vulcain, pour le feu : Mars, pour la guerre ; Neptune, pour la mer ; Apollon, pour la poésie, etc.
2°. L’effet pour la cause ; comme lorsqu’Ovide dit que le Mont Pélionb n’a point d’ombres, c’est-à-dire, d’arbres.
3°. Le contenant pour le contenu ; par exemple, l’Europe, pour les peuples de l’Europe ; la bouteille, pour le vin.
4°. Le signe pour la chose signifiée ; comme le sceptre, pour la royauté ; l’épée, {p. 232}pour la profession militaire ; la robe, pour la magistrature ; comme aussi lorsqu’on désigne les Provinces unies des Pays-Bas, par le Lion belgique ; l’Allemagne, par l’Aigle germanique ; l’Angleterre, par les Léopards ; la France, par les Lys, etc.
On doit rapporter à cette figure ces expressions ; il a du cœur, pour dire il a du courage ; le portique, lieu où Zénon enseignait sa philosophie, pour sa philosophie même ; le lycée, lieu où Aristote donnait ses leçons, pour sa doctrine même.
La Synecdoque est une espèce de métonymie : elle fait concevoir à l’esprit plus ou moins que le mot dont on se sert, ne signifie dans le sens propre. On l’emploie, en prenant :
1°. La partie pour le tout, ou le tout pour la partie ; comme lorsqu’on dit les foyers rustiques, pour les maisons rustiques ; dix hivers, pour dix années ; une tête chère, pour une personne chérie et précieuse lorsque l’on emploie le nom d’un fleuve pour celui du peuple dont il arrose le pays ; comme le Tibre, pour les Romains ; la Seine, pour les Français ; le Tage, pour les Espagnols, etc. C’est ainsi que Boileau a dit :
{p. 233}Chaque climat produit des favoris de Marsa :
2°. Le genre pour l’espèce ; comme lorsque par le mot mortels, on entend seulement les hommes, quoique tous les êtres animés soient sujets à la mort : ou l’espèce pour le genre ; comme lorsque les poètes Grecs et les Latins se sont servis du mot Tempé, nom d’une plaine de la Thessalie, pour marquer toutes sortes de belles campagnes.
3°. La matière dont la chose est faite, pour la chose même ; comme fer, pour épée : airain, pour canons. C’est ainsi que Boileau dit :
L’airain sur ces monts terriblesVomit le fer et la mort.
Il y a une autre espèce de Synecdoque, par laquelle on prend un nom propre pour un nom commun ou pour un adjectif ; comme lorsqu’on dit d’un homme voluptueux : c’est un sardanapalea ; d’un Prince cruel et sanguinaire : c’est un Néronb.
L’Ironie cache un sens opposé au sens propre et littéral qu’expriment les paroles. Par cette figure on dit tout le contraire de ce qu’on pense, et de ce qu’on veut faire penser aux autres. Juvénal en fournit un exemple dans cet endroit d’une de ses Satyres, en disant des Égyptiens :
« Des villes entières adorent des chiens ; {p. 234}et personne ne connaît Dianea. C’est un crime de manger des oignons et des porreaux : c’est un crime même d’y toucher. Ô les saintes gens ! il leur naît des divinités jusques dans leurs jardins. »
Boileau, en parlant de quelques Auteurs médiocres du siècle de Louis XIV, dit ironiquement :
Pradon, comme un soleil en nos ans a paru.Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt et Patru.Cotin à ses sermons traînant toute la terre,Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire.Sofal est le phénix des esprits relevés.
Il faut être réservé sur l’emploi de cette figure. Elle ne plaît qu’autant qu’elle est enjouée, légère et badine. On peut l’employer dans toutes sortes de sujets. Homère et Virgile s’en sont servis dans la poésie épique. Nos Poëtes tragiques en ont fait aussi usage. C’est ironiquement que dans le Cid, le Comte dit à Dom Diègue :
À de plus hauts partis Rodrigue doit prétendre.
Dans l’Alexandre de Racine, Axiane dit sur le même ton à Taxile :
Approche, puissant Roi,Grand Monarque de l’Inde ; on parle ici de toi.
Le discours qu’Hermione tient à Pyrrhus dans l’Andromaque du même Poète, act. 4, scen. 5, est aussi une ironie soutenue. Il faut {p. 235}cependant observer que cette figure doit être sobrement employée dans la Tragédie. L’éloquence la souffre davantage : Démosthène et Cicéron, nos Orateurs même sacrés s’en sont servis avec succès.
L’Hyperbole exagère les choses, soit en augmentant, soit en diminuant. Elle emploie des mots, qui pris à la lettre, vont beaucoup au-delà de la vérité, mais qui sont réduits à leur juste valeur par ceux qui nous entendent. On dit par hyperbole d’un cheval qui va extrêmement vite : il va plus vite que le vent ; et d’une personne qui marche avec une extrême lenteur : elle va comme une tortue. Virgile emploie cette figure, lorsqu’en parlant de l’Amazone Camillea, il dit pour exprimer sa légèreté à la course :
« Plus rapide que le vent, elle aurait pu voler sur un champ couvert d’herbes hautes ou d’épis, sans les faire plier sous ses pas, ou se frayer une route au milieu de la mer, et courir sur les flots, sans mouiller ses pieds légers. »
Malherbe, dans son Ode à Louis XIII, dit aussi par hyperbole, pour peindre les temps heureux qu’il lui promet :
La terre en tous endroits produira toutes choses ;Tous métaux seront or, toutes fleurs seront roses ;Tous arbres oliviers.{p. 236}L’an n’aura plus d’hiver, le jour n’aura plus d’ombre ;Et les perles sans nombreGermeront dans la Seine au milieu des graviers.
On avait promis mille écus à celui qui ferait le meilleur quatrain sur les victoires du Grand Condé. Un Poète venu des rives de la Garonne, gagna le prix par les vers suivants, dont la pensée n’est pas moins ingénieuse qu’hyperbolique.
Pour célébrer tant de vertus,Tant de hauts faits et tant de gloire,Mille écus ! morbleu, mille écus !Ce n’est pas un sou par victoire.
Il faut se servir avec ménagement de cette figure, qui ne doit jamais être trop hardie, et encore moins outrée. Quand vous la mettrez en usage, ne vous laissez jamais emporter hors des règles et de la justesse.
Voilà les principales figures de mots, qu’il est important de connaître d’une manière particulière. Quant aux figures de pensées, il y a un si grand rapport entre elles et les différentes espèces de style, que je crois devoir en parler conjointement. C’est ce que je vais faire dans le Chapitre qui suit.
Chapitre II.
Des différentes Espèces de Style, et des Figures de Pensées. §
Tous les hommes ont une façon particulière de concevoir et de sentir. Ils doivent, par conséquent, rendre d’une manière qui leur est propre leurs idées et leurs sentiments : les expressions qu’ils emploient, en portent toujours l’empreinte. Ainsi l’on a raison de dire que chaque Auteur a son style, et qu’il y a autant de styles que d’Écrivains. Cependant comme toutes les matières qu’on traite, sont, ou dans un genre simple, ou dans un genre un peu plus élevé, ou dans un genre sublime ; on peut dire aussi qu’il n’y a que trois espèces générales de style, le simple, le tempéré, le sublime, et que le style particulier de chaque Écrivain doit être regardé comme une nuance de ces trois styles, variée à l’infini.
Il en est de même des figures de pensées. Quoiqu’elles aient chacune un caractère particulier qui les distingue les unes des autres, elles peuvent cependant être toutes rapportées à trois classes principales. Il y en a que l’Écrivain, soit en prose, soit en vers, emploie avec art, pour porter plus surement la lumière dans notre esprit ; pour faire parler la raison avec plus de force et de justesse ; pour présenter une vérité sous le jour le plus favorable {p. 238}et le plus lumineux : celles-là sont les plus convenables à la preuve. Il y a d’autres figures qui se bornent à flatter l’imagination, par l’éclat et l’agrément qui leur sont propres. L’Écrivain s’en sert pour embellir la vérité de tous les charmes qui peuvent nous la faire aimer : celles-là sont les figures d’ornement. Enfin il y en a qui pénètrent jusques dans le fond de nos cœur, les remuent, les agitent, les entraînent : l’Écrivain en fait usage, pour se rendre entièrement le maître de notre âme, et la mener, pour ainsi dire, au but qu’il se propose : celles-là sont propres aux passions. Les figures de la première classe peuvent convenir plus particulièrement au style simple ; celles de la seconde au style tempéré ; celles de la troisième au style sublime.
Article I.
Du Style simple, et des Figures convenables à la preuve. §
Le style simple n’admet ni les mots sonores, ni les tours harmonieux, ni les périodes nombreuses. Il plaît, il intéresse par la vérité des pensées et la justesse des expressions. Il n’exclut point la délicatesse, l’enjouement, l’énergie. Mais il évite tout ce qui est recherché, tout ce qui sent le travail et l’apprêt, en un mot, tout ce qui peut jeter dans le discours une lumière trop vive et trop éclatante. Des grâces naturelles, une aimable négligence en {p. 239}font tout le prix. C’est ce qu’on va voir dans l’exemple suivant.
« Ceux qui ne travaillent point, contreviennent à l’ordre du Créateur, et il semble qu’ils en soient punis dès cette vie. L’ennui et le dégoût sont leur partage. Les plus riches mêmes, oui, les plus riches n’ont pas de plus grands tourments que leur oisiveté. Ils s’ennuient à la mort, au milieu de l’abondance, de la bonne chère et des plaisirs. Que dis-je, des plaisirs ! En ont-ils ? Ils en sont rassasiés, au point de ne plus les sentir. Souvent ils en vient le sort d’un ouvrier, qu’ils voient joyeux et content au milieu de ses travaux ; et en effet le travail est la satisfaction de l’honnête homme. Les récréations qu’il prend ensuite, ont bien pour lui un autre charme. On dirait qu’elles sont un salaire mérité par ses peines : mais après un délassement qu’il a goûté sans amertume, il retourne à sa besogne avec une ardeur nouvelle. Considérez cette troupe de moissonneurs exposés à la grande chaleur : voyez leur vivacité, leur courage, et même leur gaieté. Ne croirait-on pas qu’ils célèbrent une fête ? Ils chantent, ils rient. On ne dirait pas que l’ouvrage les fatigue. Tel est le sort de ces pauvres gens, une vie dure et laborieuse. Cependant après le travail opiniâtre d’une semaine entière, un peu de repos leur suffit. Ont-ils gagné du pain, pour faire subsister leur famille ; les voilà contents. On ne voit point régner à la campagne {p. 240}les débauches, les vices, et tous ces désordres si communs dans nos villes. Il semble que le séjour des champs soit l’asile de la simplicité et des mœurs. »
Les Poésies du P. du Cerceau offrent beaucoup d’exemples de style simple. En voici un tiré d’une pièce de vers intitulée les Tisons.
À quoi donc nous occupons-nous,Quand vous et moi, tisons, nous sommes tête à tête ?Le grand livre du monde, où les sages, les fousÉgalement figurent tous,À nos réflexions de lui-même se prête.Ce que j’ai vu le jour, se retrace le soirDans mon esprit, comme dans un miroir ;Le fracas d’une grande ville,Où chez les petits et les grands,Les passions sont le premier mobile ;Tous ces gens animés d’intérêts différents,Qui pleins de leurs projets, occupés de leurs vues,Toujours pressés, toujours courants,Roulent de toutes parts ainsi que des torrents,Et viennent inonder les rues….À juger d’eux en ce moment,Vous croiriez qu’ils n’ont qu’une affaire,Et que tout leur bonheur dépend uniquementDe ce qu’en ce jour ils vont faire.La nuit enfin les chasse, ils entrent au logis.Rentrent-ils plus contents qu’ils n’en étaient sortis.Hélas ! plus accablés cent fois d’inquiétude,Qu’ils ne l’étaient en sortant le matin,{p. 241}Ils n’ont trouvé dans leur cheminQue dureté, qu’ingratitude.Occupés à ronger leur frein,Ils se font de leurs maux une triste habitude ;Et malgré la rigueur d’un sort trop inhumain,Victimes de leur servitude,Ils recommenceront encor le lendemain.La coutume en effet les condamne à ces peines :Sans murmurer contr’elle, il faut baisser les bras :C’est agir, travailler que de porter ces chaînes ;Et l’on est fainéant, si l’on ne le fait pas.Ainsi le conçut dans AthènesaCe cyniqueb fameux, qui, par un trait nouveau,Pour n’être seul oisif, remuait son tonneau.Il faisait bien : j’en fais de même ;Et fondé comme lui sur de bonnes raisons,J’entre, autant que je peux, dans le commun système,En remuant et tournant mes tisons.Arbitre de leur sort, sans craindre de reproche,Je les tourne, retourne, et règle entr’eux les rangs ;Je les écarte ou les rapproche,Je les hausse, les baisse ainsi que je l’entends.Mais que me revient-il des peines que je prends ?Et que vous revient-il des vôtres,Gens importants, gens affairés,Qui dupes de vos soins, et tous les jours leurrés,Vous croyez cependant plus sages que les autres ?Avouez-le de bonne foi,Vous tisonnez tout comme moi…{p. 242}Ce savant, par exemple, attaché sur son livre,Mais qui n’invente rien, ne dit rien de nouveau,Des Auteurs qu’il regratte et qu’il vend à la livre,Croit égaler la gloire, et que son nom doit vivreComme le leur, au-delà du tombeau.Il se flatte ; Dieu lui pardonne :Mais il est mon confrère, et comme moi tisonne.
Ce style d’autant plus difficile à saisir avec tous ses agréments, qu’il est plus près de la nature, s’emploie dans les entretiens familiers, dans les récits, dans les fables, dans les lettres, dans les sujets où l’on se propose d’instruire, et généralement dans tous ceux, où l’on parle de choses simples et communes. On compte parmi les figures qui lui sont propres, ou celles qui sont les plus convenables à la preuve, la prétermission, la licence, la concession, la correction, la communication, l’occupation, et la subjection.
Prétermission. §
La Prétermission ou Prétérition est une figure, par laquelle on feint de passer sous silence, ou de ne toucher que légèrement des choses, sur lesquelles néanmoins on insiste avec force. Tel est cet endroit de la troisième Philippique de Démosthène :
« Je ne parlerai ni de vos animosités domestiques, ni de l’agrandissement de Philippea…. Je ne dirai pas qu’après tant de conquêtes, il parviendra à la Monarchie universelle de la Grèce, {p. 243}avec plus d’apparence qu’il n’y avait lieu de se défier autrefois qu’il dût parvenir où il est à présent. »
On voit encore un exemple de cette figure dans ces vers de la Henriade :
Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,Le sang de tous côtés ruisselant dans Parisa,Le fils assassiné sur le corps de son père,Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,Les époux expirants sous leurs toits embrasés,Les enfants au berceau sur la pierre écrasés.
Licence. §
La Licence est une figure, par laquelle on promet de ne point déguiser à des personnes qu’on respecte, certaines vérités qui pourraient leur déplaire. Tel est ce discours de Burrhus à Agrippine, dans la tragédie de Britannicus, par Racine.
Je ne m’étais chargé dans cette occasionQue d’excuser Césarb d’une seule action.Mais puisque sans vouloir que je le justifie,Vous me rendez garant du reste de sa vie,Je répondrai, Madame, avec la libertéD’un soldat, qui sait mal farder la vérité.Vous m’avez de César confié la jeunesse,Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.Mais vous avais-je fait serment de le trahir,D’en faire un Empereur qui ne sût qu’obéir ?Non, ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde :{p. 244}Ce n’est plus votre fils ; c’est le Maître du monde.J’en dois compte, Madame, à l’Empire romain,Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Concession. §
La Concession est une figure, par laquelle l’orateur ne craint point d’accorder une chose, qui paraît lui être contraire, mais dont il ne manque pas de tirer avantage. C’est ainsi que Bossuet, dans son Oraison funèbre de Henriette-Marie de Francea, reine d’Angleterre, dit de Charles Ierb, son époux.
« Je veux bien avouer de lui ce qu’un auteur célèbre (Pline) a dit de César, qu’il a été clément jusqu’à être obligé de s’en repentir. Que ce soit donc là, si l’on veut, l’illustre défaut de Charles, aussi bien que de Césarc. Mais que ceux qui veulent croire que tout est faible dans les malheureux et dans les vaincus, ne pensent pas pour cela nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils. Poursuivi à toute outrance par l’implacable malignité de la fortune, trahi de tous les siens, il ne s’est pas manqué à lui-même. Malgré les mauvais succès de ses armes infortunées, si on a pu le vaincre, on n’a pas pu le forcer ; et comme il n’a jamais refusé ce qui était raisonnable, étant vainqueur, {p. 245}il a toujours rejeté ce qui était faible et injuste, étant captif. »
On peut rapporter à la concession la Permission, figure qu’on emploie, tantôt pour abandonner à eux-mêmes ceux qu’on ne peut détourner de leur dessein, tantôt pour inviter son ennemi à faire tout le mal qui lui est possible, et cela, afin de le toucher, ou de lui inspirer de l’horreur de ce qu’il a déjà fait. Crébillon en fournit un exemple dans cet endroit de sa tragédie d’Atrée, où Thieste, après avoir reconnu le sang de son fils dans la coupe qui lui a été présentée par Atrée, son frère, lui parle ainsi :
Monstre, que les enfers ont vomi sur la terre,Assouvis la fureur dont ton cœur est épris :Joins un malheureux père à son malheureux fils,À ses mânes sanglants donne cette victime,Et ne t’arrête point au milieu de ton crime.Barbare, peux-tu bien m’épargner en des lieux,D’où tu viens de chasser et le jour et les Dieux.
Correction. §
La Correction est une figure, qui consiste à rétracter ou à expliquer une pensée qu’on vient d’exposer. En voici un bel exemple tiré de l’Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterrea, duchesse d’Orléans, par Bossuet.
« Non, après ce que nous venons de voir, la santé n’est qu’un nom, la vie n’est qu’un songe, la gloire n’est qu’une {p. 246}apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement : tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes. Mais dis-je la vérité ? L’homme que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’une ombre ? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en terre, ce qu’il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang, n’est-ce qu’un rien ? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait ; et l’espérance publique frustrée, tout à coup, par la mort de cette princesse, nous poussait trop loin. Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de peur que croyant, avec les impies, que notre vie n’est qu’un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirs. »
Communication. §
La Communication est une figure, par laquelle l’Orateur communique familièrement ses raisons à ses auditeurs, quelquefois à ses adversaires mêmes, s’en rapportant à leur propre décision. C’est ainsi que Cicéron, dans son Oraison pour Caïus Rabirius, chevalier romain, accusé de trahison par le tribun Labienus, pour avoir, dans une émeute populaire, participé à la mort d’un factieux nommé Saturnin, qui venait de s’emparer du Capitole ; c’est ainsi que Cicéron, s’adressant à Labienus lui-même, lui dit :
{p. 247}« Je vous le demande : qu’eussiez-vous fait dans une circonstance aussi délicate, vous qui prîtes la fuite par lâcheté, tandis que d’un côté la fureur et la méchanceté de Saturnin vous appelaient au Capitole, et que d’un autre côté les Consuls imploraient votre secours pour la défense de la patrie et de la liberté ? Quelle autorité auriez-vous respectée ? quelle voix auriez-vous écoutée ? quel parti auriez-vous embrassé ? aux ordres de qui vous seriez-vous soumis ?… Pouvez vous donc faire un crime à Rabirius de s’être joint à ceux qu’il ne pouvait ni attaquer sans folie, ni abandonner sans déshonneur ? »
Cette figure consiste aussi à faire des questions avec art, pour ramener à son sentiment des esprits qui en étaient d’abord éloignés. On en voit un exemple dans cet endroit de la tragédie de la mort de César par Voltaire.
Cassiusa.
Écoute. Tu connais avec quelle furieJadis Catilinab menaça sa patrie.Brutusc.
Oui.Cassius.
Si le même jour que ce grand criminelDût à la liberté porter le coup mortel :{p. 248}Si lorsque le Sénat eût condamné ce traître,Catilina pour fils t’eût voulu reconnaître ;Entre ce monstre et nous forcé de décider,Parle, qu’aurais-tu fait ?Brutus.
Peux-tu le demander ?Penses-tu qu’un moment ma vertu démentieEût mis dans la balance un homme et la patrie ?Cassius.
Brutus, par ce seul mot ton devoir est dicté.
Occupation. §
L’Occupation est une figure, par laquelle on prévient une objection, en se la faisant à soi-même et en y répondant. C’est ce que fait Boileau dans cet endroit d’une de ses Satyres :
Il a tort, dira l’un : pourquoi faut-il qu’il nomme ?Attaquer Chapelain ! Ah ! c’est un si bonhomme !Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers :Il se tue à rimer ; que n’écrit-il en prose ?Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreuxDistillé sur sa vie un venin dangereux ?Ma muse, en l’attaquant, charitable et discrète,Sait de l’homme d’honneur distinguer le poète.
Subjection. §
La Subjection ressemble beaucoup à l’occupation, comme on va le voir dans cet endroit de l’Oraison funèbre du premier Président de Lamoignon para Fléchier.
{p. 249}« Quelles pensez-vous que furent les voies qui le conduisirent à cette fin ? La faveur ? Il n’avait eu d’autres relations à la Cour, que celles que lui donnèrent ou ses affaires ou ses devoirs. Le hasard ? On fut longtemps à délibérer ; et dans une affaire aussi délicate, on crut qu’il fallait tout donner au conseil, et ne rien laisser à la fortune. La cabale ? Il était du nombre de ceux qui n’avaient suivi que leur devoir ; et ce parti, quoique le plus juste, n’avait pas été le plus grand. L’habileté à se servir des conjonctures ? Ces temps difficiles étaient passés, où l’on donnait les charges par nécessité plutôt que par choix, et où chacun voulant profiter des troubles de l’État, vendait chèrement, ou les services qu’il pouvait rendre, ou les moyens qu’il avait de nuire. »
Article II.
Du Style tempéré, et des Figures d’ornement. §
Le style tempéré est plus fort et plus élevé que le style simple. On l’appelle aussi fleuri, parce qu’il fait usage des ornements d’éclat. Les figures vives et piquantes, le choix et l’harmonie des mots, la variété des sons, les tours ingénieux et brillants, en un mot tout ce qui peut embellir le discours, lui convient et le caractérise. En voici un exemple pris au hasard dans le Télémaque de Fénelon.
{p. 250}C’est la peinture du bonheur que goûtent les justes et les bons Rois dans les Champs-Élyséesa.
« Les hautes montagnes de Thraceb, qui de leurs fronts couverts de neige et de glace depuis l’origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posés au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourraient pas même être émus : seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivants dans le monde ; mais c’est une pitié douce et paisible, qui n’altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, un bonheur sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage ; mais leur joie n’a rien de folâtre ni d’indécent ; c’est une joie douce, noble, pleine de majesté : c’est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère, qui revoit son cher fils qu’elle avait cru mort ; et cette joie qui échappe bientôt à la mère, ne s’enfuit jamais du cœur de ces hommes. Jamais elle ne languit un instant ; elle est toujours nouvelle pour eux : ils ont le transport de l’ivresse, sans en {p. 251}avoir le trouble et l’aveuglement. Ils s’entretiennent ensemble de ce qu’ils voient et de ce qu’ils goûtent : ils foulent à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs de leurs anciennes conditions qu’ils déplorent : ils repassent avec plaisir ces tristes mais courtes années, où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus, pour devenir bons : ils admirent le secours des Dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au milieu de tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leur cœur, comme un torrent de la Divinité même qui s’unit à eux : ils voient, ils goûtent qu’ils sont heureux, et sentent qu’ils le seront toujours. Ils chantent les louanges des Dieux, et ils ne font tous ensemble qu’une seule voix, une seule pensée, un seul cœur. Une même félicité fait comme un flux et un reflux dans ces âmes unies. Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels ; et cependant mille et mille siècles écoulés n’ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que les mains des hommes peuvent renverser, mais en eux-mêmes avec une puissance immuable ; car ils n’ont plus besoin d’être redoutables par une puissance empruntée d’un peuple vil et misérable ; ils ne portent plus ces vains diadèmes, dont l’éclat cache tant de craintes et de noirs soucis. Les Dieux mêmes les ont {p. 252}couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir. »
On voit encore un bel exemple de style fleuri dans ces vers d’une épître de Gresset à sa sœur, après une longue maladie qu’il avait essuyée :
Ô jours de la convalescence !Jours d’une pure volupté !C’est une nouvelle naissance,Un rayon d’immortalité.Quel feu ! tous les plaisirs ont volé dans mon âme.J’adore avec transport le céleste flambeau :Tout m’intéresse, tout m’enflamme ;Pour moi l’univers est nouveau.Sans doute que le Dieu qui nous rend l’existence,À l’heureuse convalescencePour de nouveaux plaisirs donne de nouveaux sens :À ses regards impatientsLe chaos fuit ; tout naît ; la lumière commence ;Tout brille des feux du printemps.Les plus simples objets, le chant d’une fauvette,Le matin d’un beau jour, la verdure des bois,La fraîcheur d’une violette,Mille spectacles qu’autrefoisOn voyait avec nonchalance,Transportent aujourd’hui, présentent des appasInconnus à l’indifférence,Et que la foule ne voit pas.
M. le Duc de N***, dans ses Réflexions critiques sur le génie d’Horace, de Despréaux et de Rousseau, a donné la traduction de quelques strophes d’une Ode, dans {p. 253}laquelle le Poète latin chante les douceurs de la vie champêtre, et le bonheur de celui qui sillonnant le champ de ses pères, vit, comme eux, sans soins, sans affaires, sans créanciers. Ces strophes réunissent tous les charmes du style tempéré. Les voici :
De la trompette sanguinaire,Il ose mépriser la voix :De la fortune mercenaire,Il ignore les dures lois.Il rit du frivole avantageDont le courtisan est épris ;Et l’intrigue au double visageN’obtient de lui que des mépris.Fidèle aux lois de la nature,Seule elle fait tous ses plaisirs,Et ses besoins sont la mesureDe ses goûts et de ses désirs.Tantôt à sa vigne naissante,Il unit de jeunes ormeaux ;Tantôt d’une main bienfaisante,Il en élague les rameaux.Tantôt à l’ombre de la treille,Il compte ses troupeaux naissants ;Il serre les dons de l’abeille ;Il tond ses agneaux bondissants.Lorsque Pomonea en ses contrées{p. 254}A mûri ses dons précieux,Il charge ses mains épuréesDes prémices qu’il offre aux Dieux.Sous un vieux chêne, il sait attendreLe déclin du brûlant soleil :Puis sur un gazon frais et tendre,Il va chercher un doux sommeil.
Les figures d’ornement, celles qui conviennent le plus au style tempéré, sont l’antithèse, la comparaison et la description, à laquelle se rapportent plusieurs autres figures que je ferai connaître.
Antithèse. §
L’Antithèse est une figure, par laquelle on oppose des pensées les unes
aux autres, pour les développer davantage : elle consiste aussi un peu dans le choix des
mots opposés, comme on le voit dans cette pensée de La Bruyère :
« La vie des Héros a enrichi l’histoire ; et l’histoire a embelli la vie des
Héros. »
Dans ces vers de la Henriade :
De tous ses favoris, Mornaic seul l’accompagne,Mornai son confident, mais jamais son flatteur,{p. 255}Trop vertueux soutien du parti de l’erreur ;Qui signalant toujours son zèle et sa prudence,Servit également son Église et la France ;Censeur des courtisans, mais à la Cour aimé,Fier ennemi de Rome, et de Rome estimé.
et dans ceux-ci de la Chartreuse de Gresset :
J’ai vu mille peines cruellesSous un vain masque de bonheur ;Mille petitesses réellesSous une écorce de grandeur ;Mille lâchetés infidèlesSous un coloris de candeur.
Cette figure si brillante doit être employée rarement dans un Ouvrage sérieux, et partout ailleurs même, avec quelques ménagements. Des antithèses trop multipliées deviendraient puériles et fatigantes. Cette figure n’est réellement belle, que lorsque les pensées opposées sont naturelles, tirées du fond du sujet, et qu’elles servent à se donner réciproquement de la justesse et de la clarté. Le sermon de Massillon sur le triomphe de la Religion en fournit un bien bel exemple. Le voici :
« Un Prince qui craint Dieu, et qui gouverne sagement ses peuples, n’a plus rien à craindre des hommes. Sa gloire toute seule aurait pu faire des envieux ; sa piété rendra sa gloire même respectable : ses {p. 256}entreprises auraient trouvé des censeurs ; sa piété sera l’apologie de sa conduite : ses prospérités auraient excité la jalousie ou la défiance de ses voisins ; il en deviendra par sa piété l’asile et l’arbitre. Ses démarches ne seront jamais suspectes, parce qu’elles seront toujours annoncées par la justice. On ne sera pas en garde contre son ambition, parce que son ambition sera toujours réglée par ses droits. Il n’attirera point sur ses États le fléau de la guerre, parce qu’il regardera comme un crime de la porter sans raison dans les États étrangers. Il réconciliera les peuples et les Rois, loin de les diviser pour les affaiblir, et pour élever sa puissance sur leurs divisions et sur leur faiblesse. Sa modération sera le plus sûr rempart de son empire : il n’aura pas besoin de garde qui veille à la porte de son Palais ; les cœurs de ses sujets entoureront son trône, et brilleront autour à la place des glaives qui le défendent. Son autorité lui sera inutile pour se faire obéir ; les ordres les plus sûrement accomplis sont ceux que l’amour exécute ; et la soumission sera sans murmure, parce qu’elle sera sans contrainte. Toute sa puissance l’aurait rendu à peine maître de ses peuples ; par la vertu il deviendra l’arbitre même des Souverains. »
Comparaison. §
La Comparaison est une figure, par laquelle on présente les rapports de deux objets, pour orner ou pour éclaircir ses pensées. En voici une bien noble et bien belle, tirée de l’Oraison funèbre de {p. 257}Henriette-Marie de Francea, Reine d’Angleterre, par Bossuet.
« Comme une colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu’elle soutenait, fond sur elle sans l’abattre : ainsi la Reine se montre le ferme soutien de l’État, lorsqu’après en avoir longtemps porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute. »
Le Télémaque de Fénelon est plein de comparaisons également riches et agréables. Je me borne à celle-ci.
« À le voir pâle, abattu et défiguré, on aurait cru que ce n’était point Télémaqueb. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s’enfuyaient loin de lui. Il périssait, tel qu’une fleur qui étant épanouie le matin, répand ses doux parfums dans la campagne, et se flétrit peu à peu vers le soir : ses vives couleurs s’effacent ; elle languit, elle se dessèche ; et sa belle tête se penche ne pouvant plus se soutenir. Ainsi le fils d’Ulyssec était aux portes de la mort. »
La comparaison doit être courte le plus qu’il est possible, et offrir un rapport convenable entre l’objet comparé et celui auquel on le compare : elle doit, de plus, être relevée par la justesse des expressions.
On peut rapporter à cette figure le {p. 258}Parallèle, qui n’est autre chose que la comparaison de deux hommes illustres, comme on le voit dans celui-ci, que La Motte a fait de Corneille et de Racine :
Des deux souverains de la scèneL’aspect a frappé nos esprits :C’est sur leurs pas que MelpomèneaConduit ses plus chers favoris.L’un plus pur, l’autre plus sublime,Tous deux partagent notre estimePar un mérite différent :Tour à tour ils nous font entendreCe que le cœur a de plus tendre,Ce que l’esprit a de plus grand.
Description. §
La Description est en général une figure par laquelle nous présentons l’image d’un objet. Je vais essayer d’en donner une idée dans l’exemple suivant, que je suis bien loin de proposer pour modèle.
« Quel plaisir d’être assis, à la pointe du jour, sur le bord de la mer ! sans doute le passage des ténèbres à la lumière, et le lever du soleil sont, en quelque lieu qu’on se trouve, le plus beau spectacle que l’homme puisse admirer. Mais ce spectacle est pour nous plus ou moins ravissant, suivant les objets qui nous entourent, et qui excitent en nous des sensations plus ou moins vives. Sur le bord de la mer, avant les premières lueurs de l’aurore, l’air est plus pur et plus {p. 259}frais : là, plus que partout ailleurs, il porte une nouvelle vie dans les sens, et régénère toutes les facultés de l’âme. Le bruissement des flots mollement agités, qui seul trouble en ce moment le calme profond de la nature, n’aura peut-être rien d’extrêmement doux et flatteur pour nous, qui aurons entendu le bruit d’une rivière tranquille, ou le murmure d’un ruisseau qui serpente dans un bocage. Mais la vue d’une immensité d’eau, dont les bornes paraissent être celles de l’univers, et qui rembrunie sous les ombres de la nuit, reprend insensiblement son azur, à la clarté graduelle du jour naissant : de longs traits de lumière qui paraissent jaillir du sein des eaux pour dorer l’horizon : un tourbillon de feux et d’éclairs étincelants, qui semblent embrasser cette surface liquide, pour annoncer le flambeau de la terre et des cieux : enfin ce grand astre, dont le globe resplendissant paraît s’élancer du milieu des ondes, réalisant, en quelque sorte, les fictions des anciens poètes ! quoi de plus majestueux, de plus imposant que ce spectacle ! ah ! qu’il est propre à élever l’âme jusqu’à l’être des êtres ! J’en ai joui plusieurs fois ; et je ne suis sorti de mon enchantement, que pour m’écrier : heureux les habitants de cette délicieuse contrée ! heureux de pouvoir à leur gré contempler tous les jours ce que la nature a de plus admirable, et ce qui peut le plus faire sentir à l’homme sa noblesse et sa dignité » ! {p. 260}Il y a quatre sortes de descriptions ; l’hypotypose, l’éthopée, la posographie, et la topographie.
Hypotypose. §
L’Hypotypose réunit, pour ainsi dire, tous les ornements, tout l’éclat, tout le coloris des figures. Elle raconte un fait particulier, un événement, une tempête, une bataille, un incendie, etc. ; mais avec tant de feu, avec des couleurs si vives et si animées, qu’on croit voir sous ses yeux l’objet même que décrit le Poète ou l’Orateur. C’est en cela que la poésie et l’éloquence touchent de si près à la peinture. Homère et Virgile excellent dans ce grand art de peindre : leurs poèmes offrent une suite de tableaux de la dernière force et de la plus grande vérité. On en trouve aussi d’admirables en tous les genres dans les écrivains de notre nation. Les brillants exemples qu’ils nous fournissent de cette figure si belle, sont en si grand nombre, qu’il serait bien difficile de faire un choix. En voici quelques-uns de ceux qui s’offrent à ma mémoire. Voyez d’abord avec quelles couleurs le P. Berruyer, dans son Histoire du peuple de Dieu, peint l’embrasement de ces anciennes villes, dont les habitants livrés à d’infâmes débauches, attirèrent sur eux un des plus terribles fléaux de la vengeance céleste.
« Au moment où le soleil commençait à se montrer, le ciel se couvrit de nuages de soufre et de bitume. La terre ouverte et tremblante, vomit des tourbillons de flammes. Une horrible pluie de feu tombant du ciel à grands flots, s’unit au feu allumé dans {p. 261}les entrailles de la terre. Les villes de Sodome, de Gomorrhe, d’Adama et de Séboim, furent consumées, détruites, englouties dans l’abîme, sans qu’il en restât les moindres vestiges. Tous les habitants de cette terre proscrite, périrent dans le feu ; tous les animaux furent exterminés. Un lac épais et sulfureuxa, vaste comme une mer, prit la place de ces fertiles campagnes. Un air mortel et empesté succéda à la douce température de cet agréable climat. Les arbres se desséchèrent ; et l’on vit disparaître pour toujours ces régions enchantées, plus heureuses de n’avoir plus de quoi corrompre leurs habitants, que d’avoir fourni à ces hommes abominables l’abondance et les délices. »
L’exemple suivant est tiré de l’épître de Boileau sur le passage du Rhinb, par l’armée de Louis XIV. C’est un des plus beaux morceaux de poésie que nous ayons en notre langue.
Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne,Déjà prêt à passer, instruit, dispose, ordonne.Par son ordre Grammontc le premier dans les flots,S’avance, soutenu des regards du Héros.Son coursier écumant, sous un maître intrépide,Nage tout orgueilleux de la main qui le guide.{p. 262}Revela le suit de près : sous ce chef redouté,Marche des Cuirassiers l’escadron indompté.Mais déjà devant eux une chaleur guerrièreEmporte loin du bord le bouillant Lesdiguièreb,Chacun d’eux au péril veut la première part.Vendômeg que soutient l’orgueil de sa naissance,Au même instant dans l’onde impatient s’élance.Fendent les flots tremblants sous un si noble poids.Louis les animant du feu de son courage,Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.Par ses soins cependant trente légers vaisseaux,D’un tranchant aviron coupent déjà les eaux.Cent guerriers s’y jetant signalent leur audace.Le Rhin1 les voit d’un œil qui porte la menace :Il s’avance en courroux : le plomb vole à l’instantEt pleut de toutes parts sur l’escadron flottant.{p. 263}Du salpêtre en fureur l’air s’échauffe et s’allume,Et des coups redoublés tout le rivage fume.Déjà du plomb mortel plus d’un brave est atteint.Sous les fougueux coursiers l’onde écume et se plaint.De tant de coups affreux la tempête orageuseTient un temps sur les eaux la fortune douteuse.Mais Louis d’un regard sait bientôt la fixer :Le destin à ses yeux n’oserait balancer.Le Rhin à leur aspect d’épouvante frissonne ;Quand pour nouvelle alarme à ses esprits glacés,Un bruit s’épand qu’Enguiend et Condé sont passésCondé, dont le nom seul fait tomber les muraillesForce les escadrons et gagne les batailles ;Enguien de son hymen le seul et digne fruit,Par lui dès son enfance à la victoire instruit.L’ennemi renversé fuit et gagne la plaine :Le Dieu lui-même cède au torrent qui l’entraîne,Et seul, désespéré, pleurant ses vains efforts,Abandonne à Louis la victoire et ses bords.
Fénelon, dans sa prose poétique, donne à tous les objets qu’il peint les couleurs les plus riches, les plus animées, et en même temps celles qui leur sont propres. Peut-on trouver, dans le genre brillant et gracieux, une description plus agréable que celle-ci ? C’est Télémaque qui parle.
{p. 264}« Nous aperçûmes des dauphinsa couverts d’une écaille qui paraissait d’or et d’azur. En se jouant ils soulevaient les flots avec beaucoup d’écume. Après eux venaient des tritonsb qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d’Amphitritec, traîné par des chevaux marins plus blancs que la neige, et qui fendant l’onde salée, laissaient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés, et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la Déesse était une conque d’une merveilleuse figure : elle était d’une blancheur plus éclatante que l’ivoire, et les roues étaient d’or. Ce char semblait voler sur la surface des eaux paisibles. Une troupe de Nymphesd couronnées de fleurs, nageaient en foule derrière le char ; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs épaules, et flottaient au gré du vent. La Déesse tenait d’une main un sceptre d’or, pour commander aux vagues ; de l’autre elle portait sur ses genoux le petit Dieu Palémon son fils pendant à sa mamelle. Elle avait un visage serein et une douce majesté, qui faisait fuir les vents séditieux et {p. 265}toutes les noires tempêtes. Les tritons conduisaient les chevaux et tenaient les rênes dorées. Une grande voile de pourpre flottait dans l’air au-dessus du char : elle était à demi enflée par le souffle d’une multitude de petits zéphirsa, qui s’efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Éoleb empressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux pleins d’un feu sombre et austère, tenaient en silence les fiers aquilonsc, et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins faisant avec leurs narines un flux et reflux de l’onde amère, sortaient à la hâte de leurs grottes profondes, pour voir la Déesse. »
Voyez aussi dans l’idylle des Oiseaux par madame Deshoulières, cette peinture si riante et si animée. Les objets y sont présentés dans une espèce de contraste, qui ne fait qu’augmenter le charme et le piquant de cette courte description.
L’air n’est plus obscurci par des brouillards épais.Les prés font éclater les couleurs les plus vives ;Et dans leurs humides palais,L’hiver ne retient plus les naïadesd captives.Les Bergers accordant leur musette à leurs voix,{p. 266}D’un pied léger foulent l’herbe naissante ;Les troupeaux ne sont plus sous leurs rustiques toits.Mille et mille oiseaux à la foisRanimant leur voix languissante,Réveillent les échos endormis dans ces bois.Où brillaient les glaçons, on voit naître les roses.Quel Dieu chasse l’horreur qui régnait dans ces lieux ?Quel Dieu les embellit ? le plus petit des DieuxFait seul tant de métamorphoses.Il fournit au printemps tout ce qu’il a d’appas.
Enfin je citerai pour modèle d’hypotypose ces vers pittoresques du poème des Quatre Parties du Jour, par le C. de B***.
Ce grand astre, dont la lumièreEnflamme la voûte des cieux,Semble au milieu de sa carrièreSuspendre son cours glorieux.Fier d’être le flambeau du monde,Il contemple du haut des airsL’olympe, la terre et les mersRemplis de sa clarté féconde,Et jusques au fond des enfersIl fait rentrer la nuit profonde,Qui lui disputait l’univers.Toute la nature en silenceAttend que le Dieu de Délosa,De son char lumineux s’élanceDans l’humide séjour des flots.Tandis que des géants horribles,{p. 267}Qu’un bras immortel enchaîna,Embrasent de leurs feux terriblesLassés de leurs fardeaux énormes,Les Cyclopes àc demi nus,Reposent leurs têtes difformesSur leurs travaux interrompus.
Et ce charmant tableau du même Auteur, dans son poème des Quatre Saisons :
Bacchusd de pampres couronné,Ouvre la scène des vendanges ;Il brille, il marche environnéD’Amourse qui chantent ses louanges.On voit danser devant son charUn Fauneh enivré de nectar,Remplit la coupe des Ménadesi.Les jeuxk qui le suivent toujoursRépandent des fleurs sur ses traces :Ses tigres conduits par les Grâcesl,Sont caressés par les Amours.{p. 268}Viennent annoncer aux humainsL’heureux retour de la Folie.Le Soleil voit en se levantLa marche du vainqueur du Gange ;Et porté sur l’aile du vent,L’Amoura annonce la vendange.Panb, dans le creux de ce rocher,Foule les présents de l’Automne :À ses yeux la jeune ÉrigonecFolâtre, et n’ose s’approcher.Le nectar tombe par cascade ;L’onde et le vin sont confondus ;Et l’urne de chaque naïadeDevient la tonne de Bacchus.Les flots de la liqueur sacréeCouvrent la campagne altérée ;Tout boit, tout s’enivre, tout rit,Et de la joie immodéréeJamais la source ne tarit.
Éthopée §
L’Éthopée décrit les mœurs et le caractère. En voici un bien bel exemple que nous fournit La Bruyère.
« La fausse grandeur est farouche et inaccessible : comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu’autant qu’il faut pour imposer, et ne paraître point ce qu’elle est, je veux dire, une vraie petitesse. La véritable {p. 269}grandeur est libre, douce, familière, populaire. Elle se laisse toucher et manier : elle ne perd rien à être vue de près ; plus on la connaît, plus on l’admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans efforts dans son naturel. Elle s’abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir. Elle rit, joue et badine, mais avec dignité. On l’approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits. »
Cette figure est familière au Poète, à l’Orateur, et surtout à l’Historien. Mais celui-ci obligé de présenter la vérité telle qu’elle est, développe le caractère de ses personnages, pour le faire connaître dans toute son étendue ; et sans trop s’attacher aux autres ornements de l’art, il n’emploie que des couleurs simples et naturelles. On peut prendre pour modèle en ce genre le portrait du cardinal de Richelieua, tracé par le P. Bougeant, dans sa belle Histoire du traité de Westphalie. Le voici. Je ne craindrai point qu’on le trouve trop long.
« Malgré les portraits odieux que des {p. 270}Auteurs contemporains ont faits du cardinal de Richelieu, on admire aujourd’hui en lui toutes les qualités qui concourent à former un grand ministre, un génie vaste et supérieur qui ne concevait que de grands desseins, des vues profondes qu’on ne pénétrait qu’après l’événement, un grand discernement dans le choix des moyens, une fermeté inébranlable dans l’exécution, une habileté extrême à écarter ou à surmonter les obstacles. Tandis qu’il paraissait appliqué à une seule affaire, il donnait une égale attention à toutes les autres, agissant tout à la fois avec la même vivacité dans toutes les parties de l’Europe. Jamais on ne vit dans toutes les cours tant de négociations, tant de traités et de mouvements ; et c’était lui seul qui en était l’âme et le premier mobile. Il semblait occupé tout entier hors du royaume, et on le retrouvait tout entier au-dedans. Ceux qui avaient sous lui le plus de part aux affaires, n’étaient que les exécuteurs de ses ordres. Tout s’administrait par ses avis absolus, comme s’il se fût multiplié lui-même pour faire les fonctions de tous les emplois, et, ce qui peut faire connaître l’étendue de son génie, tandis qu’il paraissait devoir succomber sous le poids de tant d’affaires, on le voyait occupé à lier des intrigues de Cour, à placer ses créatures, à établir sa maison, à élever des bâtiments : on le voyait dans les Académies s’entretenir avec les savants, {p. 271}et se prêter à des spectacles et à des divertissements publics, comme s’il avait été libre de toute autre occupation…… Le cardinal de Richelieu n’eut qu’une passion ; mais elle fut extrême : ce fut une ambition démesurée, qui ne put être satisfaite que par toute l’autorité souveraine, et qui n’eut d’autres bornes que le nom et le titre de roi. L’attachement à la personne de Louis XIII, n’était pas la voie la plus sûre pour faire fortune ; on réussissait beaucoup mieux en se dévouant à toutes les volontés du Cardinal. On l’accuse d’avoir sacrifié à cette ambition le repos de l’État, en perpétuant la guerre pour perpétuer son autorité ; la vie de ses ennemis, dont aucun n’échappa, dit-on, à sa vengeance, et les devoirs les plus justes de la reconnaissance, en persécutant une reinea exilée, autrefois sa bienfaitrice. Mais il faut avouer pour sa justification, que l’intérêt de l’État se trouva presque toujours heureusement enchaîné à celui de sa fortune et de ses passions. Car la guerre qu’il entretint si longtemps par ambition, fut la première source de cette grandeur, où la monarchie française est parvenue sous le dernier règne. L’intérêt du bien public justifia son ingratitude, quelquefois même sa vengeance ; {p. 272}et si dans ces occasions, la passion fut le seul motif de sa conduite, on peut dire qu’il servit souvent l’État par ses vices mêmes comme par ses vertus. Ajoutons encore quelques traits pour achever son portrait. Son ambition s’attacha aux plus petits objets, comme aux plus grands. Magnifique dans sa dépense et ses largesses, il vécut dans une splendeur qui effaça la magnificence royale. Il prodigua les récompenses à de lâches courtisans et à de vils adulateurs ; et dans une si grande supériorité de vrai mérite, il fut susceptible de petites jalousies et de vanité pour les talents les plus médiocres. On le vit faire montre de son adresse à manier un cheval, se faire le rival des poètes et des écrivains de son temps, disputer avec eux du bel esprit, décrier leurs ouvrages, et se faire honneur de ceux d’autrui. »
L’orateur et le poète emploient dans l’éthopée des couleurs plus brillantes, des tours plus nombreux que ceux de l’historien. Ils peignent avec plus de feu et de précision : ils peignent même souvent d’un seul trait. Voyez avec quelle force Bossuet, dans son Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre, trace le caractère du fameux Cromwella.
« Un homme s’est rencontré d’une {p. 273}profondeur d’esprit incroyable ; hypocrite raffiné autant qu’habile politique ; capable de tout entreprendre et de tout cacher ; également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre ; qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance ; mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées ; enfin un de ces esprits remuants et audacieux, qui semblent être nés pour changer le monde. »
Les Poètes font très souvent usage de cette figure, en donnant eux-mêmes un caractère à leurs personnages, ou en embellissant celui que l’histoire leur donne. Parmi tous les portraits de cette espèce, je n’en connais pas de mieux frappé que celui de Rhadamisthe, dans la Tragédie de ce nom, par Crébillon. C’est Rhadamisthe lui-même qui parle :
Et que sais-je, Hiéron ? furieux, incertain,Criminel sans penchant, vertueux sans dessein,Jouet infortuné de ma douleur extrême,Dans l’état où je suis, me connais-je moi-même ?Mon cœur de soins divers sans-cesse combattu,Ennemi du forfait, sans aimer la vertu,D’un amour malheureux déplorable victime,S’abandonne au remords, sans renoncer au crime.Je cède au repentir, mais sans en profiter ;Et je ne me connais que pour me détester.Dans ce cruel séjour sais-je ce qui m’entraîne ?Si c’est le désespoir, ou l’amour ou la haine ?{p. 274}J’ai perdu Zénobie : après ce coup affreux,Peux-tu me demander encor ce que je veux ?Désespéré, proscrit, abhorrant la lumière,Je voudrais me venger de la nature entière.Je ne sais quel poison se répand dans mon cœur ;Mais jusqu’à mes remords, tout y devient fureur.
Posographie. §
La Posographie, peint l’extérieur des objets. On en trouve un bien beau modèle dans ce portrait du prélat du Lutrin par Boileau :
La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :Son menton sur son sein descend à triple étage,Et son corps ramassé dans sa courte grosseur,Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.
Et dans ces vers du C. de B**.
Tout brûle des feux de l’été.Le froid serpent caché sous l’herbe,S’éveille, et dresse avec fiertéLa crête de son front superbe :Son corps, en replis ondoyants,Roule, circule, s’entrelace :Ses yeux pleins d’ardeur et d’audaceS’arment de regards foudroyants :Bientôt levant sa tête altière,Vers l’astre qui l’a ranimé,Il s’élance de la poussière,Et fait briller à la lumièreSon aiguillon envenimé.
Un autre Poète, dont le nom m’est échappé, offre aussi un bel exemple de posographie dans ces vers où il peint l’attitude {p. 275}d’une personne qui va écouter à une porte :
Cependant il hésite, il approche en tremblant,Posant sur l’escalier une jambe en avant,Étendant une main, portant l’autre en arrière,Le cou tendu, l’œil fixe, et le cœur palpitant,D’une oreille attentive avec peine écoutant.
L’éthopée et la posographie se trouvent souvent jointes ensemble, et n’en sont l’une et l’autre que les plus piquantes et plus agréables ; ce portrait d’un jeune fat dans La Bruyère, en est un très bel exemple.
« J’entends Théodecte de l’antichambre. Il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche ; le voilà entré : il rit, il crie, il éclate : on bouche ses oreilles ; c’est un tonnerre : il n’est pas moins redoutable par les choses qu’il dit, que par le ton dont il parle : il ne s’apaise, et il ne revient de ce grand fracas, que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d’égard au temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait, sans qu’il ait eu intention de le lui donner : il n’est pas encore assis, qu’il a, à son insu, désobligé toute l’assemblée. A-t-on servi ; il se met le premier à table, et dans la première place : il n’a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés : il abuse de la folle déférence qu’on a pour lui…. Si l’on joue, il gagne au jeu : il veut railler celui qui perd, et il l’offense. Les rieurs sont pour lui : il n’y a sorte de fatuité qu’on ne lui passe. »
Topographie. §
La Topographie décrit les lieux. Telle est, dans Télémaque, la description de celui où était située la grotte de Calypso.
« Les doux zéphirsa conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur. Des fontaines coulant avec un doux murmure sur des prés semés d’amaranthes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal. Mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là, on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d’or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums. Ce bois semblait couronner ces belles prairies, et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Là, on n’entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d’un ruisseau qui se précipitant du haut d’un rocher, tombait à gros bouillons pleins d’écume, et s’enfuyait au travers de la prairie. La grotte de la Déesse était sur le penchant d’une colline : de-là on découvrait la mer quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers où elle se brisait en mugissant, et élevant ses vagues comme des montagnes. D’un autre côté on {p. 277}voyait une rivière, où se formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers, qui portaient leurs têtes superbes jusques dans les nues. Les divers canaux qui formaient ces îles, semblaient se jouer dans la campagne : les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité ; d’autres avaient une eau paisible et dormante ; d’autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues, et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient couvertes de pampre vert qui pendait en feston : le raisin plus éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était accablée sous son fruit. Le figuier, l’olivier, le grenadier, et tous les autres arbres couvraient la campagne, et en faisaient un grand jardin. »
La Chartreuse de Gresset, est presque en entier un modèle de topographie. En voici quelques vers :
Si ma chambre est ronde ou carrée,C’est ce que je ne dirai pas.Tout ce que j’en sais sans compas,C’est que depuis l’oblique entrée,Dans cette cage resserrée,{p. 278}On peut former jusqu’à six pas.Une lucarne mal vitrée,Près d’une gouttière livréeÀ d’interminables sabats,Où l’université des chats,À minuit, en robe fourrée,Vient tenir ses bruyants états ;Une table mi-démembrée,Près du plus humble des grabats,Six brins de paille délabréeTressés sur de vieux échalas ;Voilà les meubles délicats,Dont ma Chartreuse est décorée.
Telles sont les principales figures qui rendent le style brillant, fleuri et quelquefois élevé, en embellissant et ennoblissant les objets que présente l’écrivain. Ce que j’ai à dire du style sublime, et des figures qui lui sont propres, je le renvoie à la section suivante, pour mettre de l’ordre et de l’exactitude dans les matières.
Section III.
De l’Art d’écrire pathétiquement. §
On écrit pathétiquement, lorsque par la noblesse des pensées, l’élévation des sentiments, la vivacité des images, l’énergie et la chaleur du Style, on touche et l’on persuade. On ne peut toucher qu’en employant le pathétique : on ne peut persuader {p. 279}que par le secours de l’éloquence. Il est donc essentiel de savoir en quoi l’un et l’autre consistent.
Chapitre I.
Du Pathétique. §
Le pathétique, est, dans la manière d’exprimer ses idées et ses sentiments, une certaine force, une véhémence extraordinaire, qui excite les passions, c’est-à-dire, qui touche, remue, agite l’âme avec violence. Il comprend le style sublime, et ce qu’on appelle proprement le sublime. L’un et l’autre ne doivent pas être confondus : on verra en quoi ils différent.
Article I.
Du Style sublime et des Figures qui lui sont propres. §
Le Style sublime déploie toutes les richesses de l’imagination, pour présenter dans tout leur éclat et dans toute leur grandeur, des pensées nobles, des sentiments élevés. Abondant, nombreux, plein d’énergie et de dignité, il étonne, il ravit, il transporte par la magnificence et la pompe des expressions, la vivacité des tours, la hardiesse des figures, la beauté frappante des comparaisons, la force et la rapidité des mouvements. Tout ce que {p. 280}je pourrais en dire, en donnerait une bien moins juste idée que les exemples. Voici sur quel ton Bourdaloue commence la seconde partie de son Oraison funèbre du grand Condéa :
« Il n’y a point d’astre qui ne souffre quelque éclipse ; et le plus brillant de tous, qui est le soleil, est celui qui en souffre de plus grandes et de plus sensibles. Mais deux choses en ceci sont bien remarquables : l’une, que le soleil, quoiqu’éclipsé, ne perd rien du fond de ses lumières, et que malgré sa défaillance, il ne laisse pas de conserver la rectitude de son mouvement : l’autre, qu’au moment qu’il s’éclipse, c’est alors que tout l’univers est plus attentif à l’observer et à le contempler, et qu’on en étudie plus curieusement les variations et le système : symbole admirable des états où Dieu a permis que se soit trouvé notre Prince, et où je me suis engagé à vous le représenter. C’est un astre qui a eu ses éclipses : en vain entreprendrais-je de vous les cacher, puisqu’elles ont été aussi éclatantes que sa lumière même ; et peut-être serais-je prévaricateur, si je n’en profitais pas, pour en faire aujourd’hui le sujet de votre instruction. »
L’exemple suivant est tiré de l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autricheb, {p. 281}reine de France, par Bossuet. Les vraies beautés du style sublime, s’y montrent dans tout leur éclat.
« Tu céderas ou tu tomberas sous ce vainqueur, Algera, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton cœur avare : je tiens la mer sous mes lois, et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance : mais tu te verras attaquée dans tes murailles, comme un oiseau ravissant qu’on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid, où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Tes maisons ne sont plus qu’un amas de pierres. Dans ta brutale fureur tu te tournes contre toi-même, et tu ne sais comment assouvir ta rage impuissante. Mais nous verrons la fin de tes brigandages. Les pilotes étonnés s’écrient par avance : Qui est semblable à Tyrb ? Et toutefois elle s’est tue au milieu de la mer ; et la navigation va être assurée par les armes de Louis.. »
Jean-Baptiste Rousseau fournit une foule d’exemples de style sublime. En voici un pris au hasard dans son Ode sur l’aveuglement des hommes.
{p. 282}L’homme en sa propre force a mis sa confiance :Ivre de ses grandeurs et de son opulence,L’éclat de sa fortune enfle sa vanité.Mais, ô moment terrible ! ô jour épouvantable !Où la mort saisira ce fortuné coupable,Tout chargé des liens de son iniquité.Que deviendront alors, répondez, grands du monde,Que deviendront ces biens où votre espoir se fonde,Et dont vous étalez l’orgueilleuse moisson ?Sujets, amis, parents, tout deviendra stérile ;Et dans ce jour fatal l’homme à l’homme inutileNe paîra point à Dieu le prix de sa rançon….D’avides étrangers, transportés d’allégresse,Engloutissent déjà toute cette richesse,Ces terres, ces palais, de vos noms ennoblis.Et que vous reste-t-il en ces moments suprêmes ?Un sépulcre funèbre, où vos noms, où vous-mêmesDans l’éternelle nuit serez ensevelis.
Les figures touchantes ou propres aux passions, celles qui conviennent plus particulièrement au style sublime, sont la prosopopée, l’apostrophe, l’exclamation, l’épiphonème, la dubitation, l’interrogation, l’imprécation, la déprécation, la réticence et la suspension.
Prosopopée. §
La Prosopopée, une des plus vives, des plus magnifiques et des plus brillantes figures de l’éloquence et de la poésie, fait parler tous les êtres, soit animés, soit insensibles, soit réels, soit imaginaires ; les morts mêmes. Tel est cet endroit du Poème de la Religion par Racine le fils :
{p. 283}La voix de l’univers à ce Dieu me rappelle.La terre le publie : est-ce moi, me dit-elle,Est-ce moi qui produis mes riches ornements ?C’est celui dont la main posa mes fondements.Si je sers tes besoins, c’est lui qui me l’ordonne.Les présents qu’il me fait, c’est à toi qu’il les donne.Je me pare des fleurs qui tombent de sa main ;Il ne fait que l’ouvrir, et m’en remplit le sein,Pour consoler l’espoir du laboureur avide,C’est lui qui dans l’Égyptea où je suis, trop aride,Veut qu’au moment prescrit, le Nilb loin de ses bords,Répandu sur ma plaine, y porte mes trésors.
Jean-Jacques Rousseau s’est servi bien avantageusement de cette figure dans son Discours sur les Lettres. Voici ce beau morceau.
« Ô Fabriciusc, qu’eût pensé votre grande âme, si, pour votre malheur vous eussiez, vu la face pompeuse de Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ? Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité Romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, {p. 284}ces édifices ? Insensés, qu’avez-vous fait ? Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ! Ce sont des Rhéteurs qui vous gouvernent ! C’est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires, et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l’Asie ! Les dépouilles de Carthagea sont la proie d’un joueur de flûte ! Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; brisez ces marbres ; brûlez ces tableaux ; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents : le seul talent digne de Rome, est celui de conquérir le monde, et d’y faire régner la vertu. »
Apostrophe. §
L’Apostrophe adresse directement la parole à quelque objet animé ou inanimé : À Dieu, comme on le voit dans cet endroit de l’Oraison funèbre de Turenneb, par Fléchier.
« Ô Dieu terrible, mais juste en vos conseils sur les enfants des hommes, vous disposez et des vainqueurs et des victoires. Pour accomplir vos volontés et faire craindre vos jugements, votre puissance renverse ceux que votre puissance avait élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de {p. 285}grandes victimes, et vous frappez, quand il vous plaît, ces têtes illustres que vous avez tant de fois couronnées. »
À l’homme en général : c’est ce qu’on voit dans ces vers de Mme Deshoulières :
De ce sublime esprit dont ton orgueil se pique,Homme, quel usage fais-tu ?Des plantes, des métaux tu connais la vertu,Des différents pays les mœurs, la politique,La cause des frimas, de la fortune, du vent,Des astres le pouvoir suprême ;Et sur tant de choses savant,Tu ne te connais pas toi-même.
À des personnes mortes : tel est l’exemple que nous en offrent les derniers de ces beaux vers que Racine met dans la bouche de Phèdre en proie à tous les remords de son amour criminel pour Hippolyte.
Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.Mais que dis-je ! mon père y tient l’urne fatale.Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains.Minosa, juge aux enfers tous les pâles humains.Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,Et des crimes peut-être inconnus aux enfers ?Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?{p. 286}Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible ;Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,Toi-même de ton sang devenir le bourreau.Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta famille,Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
À des villes, à des provinces : tel est cet endroit de l’Oraison funèbre de Turennea par Fléchier.
« Villes, que nos ennemis s’étaient déjà partagées, vous êtes encore dans l’enceinte de notre empire. Provinces, qu’ils avaient déjà ravagées dans le désir et dans la pensée, vous avez encore recueilli vos moissons. Vous durez encore, places que l’art et la nature ont fortifiées, et qu’ils avaient dessein de démolir ; et vous n’avez tremblé que sous des projets frivoles d’un vainqueur en idée, qui comptait le nombre de nos soldats, et qui ne songeait pas à la sagesse de leur capitaine. »
À des êtres métaphysiques qu’on personnifie : c’est ce qu’a fait Jean-Jacques Rousseau, dans cet endroit de son Discours sur les Lettres.
« Ô vertu, science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs ; et ne suffit-il pas, pour apprendre tes lois, de rentrer en soi-même, et d’écouter la voix {p. 287}de sa conscience dans le silence des passions ? »
Enfin à des êtres insensibles : tels sont ces beaux vers de Racine le fils, dans son Poème sur la Religion.
Quel bras peut vous suspendre, innombrables étoiles ?Nuit brillante, dis-nous qui t’a donné tes voiles ?O cieux ! que de grandeur et que de majesté !J’y reconnais un maître à qui rien n’a coûté,Et qui dans vos déserts a semé la lumière,Ainsi que dans nos champs il sème la poussière.Toi, qu’annonce l’aurore, admirable flambeau,Astre toujours le même, astre toujours nouveau,Par quel ordre, ô soleil, viens-tu, du sein de l’onde,Nous rendre les rayons de ta clarté féconde ?Tous les jours je t’attends ; tu reviens tous les jours.Est-ce moi qui t’appelle, et qui règle ton cours ?Et toi, dont le courroux veut engloutir la terre,Mer terrible, en ton lit quelle main te resserre ?Pour forcer ta prison, tu fais de vains efforts :La rage de tes flots expire sur tes bords.
On voit encore un exemple de cette espèce d’apostrophe, dans ces vers du Poème des Quatre Saisons, du C. de B**.
Arbres dépouillés si longtemps,Couronnez vos têtes naissantes,Et de vos fleurs éblouissantes,Parez le trône du printempsa{p. 288}Élevez vos pampres superbesSur le faîte de ces ormeaux,Vignes, étendez vos rameaux.Jasmins, sortez du sein des herbes ;Montez, ombragez ces berceaux ;Et vous, aimables arbrisseaux,Lilas, croissez, tombez en gerbes,Ornez ces portiques nouveaux.
Et dans ceux-ci du même Poème :
Orange douce et parfumée,Limons, Poncires fastueux,Et vous, Cedrats voluptueux,Couronnez l’automnea charmée,Raisins brillants dont la fraîcheurÉtanche la soif qui nous presse ;Pommes, dont l’aimable rougeurRessemble au teint de la jeunesse,Tombez et renaissez sans cesseSur le chemin du voyageur.
On a pu juger par tous ces exemples, que l’apostrophe est une des figures les plus propres à exciter les passions, à remuer, à maîtriser les âmes. Mais il faut qu’elle soit amenée avec art, et que l’esprit de l’auditeur y ait ôté insensiblement disposé. Quand il a été attiré par degrés, ému, saisi, c’est alors qu’il doit être frappé, enlevé avec violence.
Exclamation. §
L’Exclamation est assez semblable à {p. 289}l’apostrophe : elle éclate par des interjections, pour exprimer un vif sentiment de l’âme. Virgileen fournit un exemple dans cet endroit de l’Énéide.
« Ô Ilion !a ô ma chère patrie ! ô murs célèbres par tant d’exploits ! le cheval fut quatre fois arrêté à l’entrée de la ville. Nous l’entendîmes quatre fois retenir du bruit des armes qu’il renfermerait. Rien ne put dessiller nos yeux ; et nous plaçâmes le monstre fatal à l’entrée du Temple de Minerveb. »
Voici encore une bien belle exclamation que fait Bossuet dans son Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterrecduchesse d’Orléans.
« Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte » !
Ces paroles si touchantes arrachèrent des sanglots à tout l’auditoire ; et l’Orateur lui-même, après les avoir prononcées, fut obligé de s’arrêter.
Épiphonème. §
L’Épiphonème est une espèce d’exclamation ou une réflexion courte et vive à la fin d’un récit, comme on va le voir dans cet endroit de l’Énéide :
« L’infortuné Priamd se voyant {p. 290}menacé d’une guerre et d’un siège, dont il redoutait les événements, avait secrètement envoyé le jeune Polydore, un de ses fils, avec beaucoup d’or, au roi de Thracea, pour le faire élever dans sa cour. Ce perfide voyant les malheurs de Troie, se rangea du parti des vainqueurs, viola les droits les plus sacrés, assassina Polydore, et s’empara du dépôt. Exécrable soif de l’or, quels crimes ne fais-tu pas commettre ? »
Et dans ces vers du Voyage de Munichb par Regnier des Marest.
Déjà nous avons vu le Danubec inconstant,Qui tantôt catholique et tantôt protestant,Et qui comptant après pour rienLe Romain, le Luthérien,Finit sa course vagabondePar n’être pas même chrétien.Rarement à courir le mondeOn devient plus homme de bien.
Dubitation. §
La Dubitation consiste dans une délibération sur ce qu’on doit dire ou faire. Cette figure est bien propre à exprimer les mouvements d’une âme, qui, agitée d’une passion violente, est dans une irrésolution continuelle sur le parti qu’elle doit prendre. Telle est dans l’Énéide la {p. 291}situation de Didona abandonnée par Énée. Voici la traduction en vers de ce morceau par Boileau, frère de l’auteur du Lutrin.
Hélas ! s’écria-t-elle au fort de sa misère,Quel projet désormais me reste-t-il à faire ?Chez les Rois mes voisins, mon cœur humble et confusIra-t-il s’exposer au hasard d’un refus ;Eux dont j’ai tant de fois avec tant d’insolenceMéprisé la recherche et bravé la puissance ?Irai-je en suppliant, à la honte des miens,Implorer la pitié des superbes Troyens ?Trop aveugle Didon ! puis-je après cette injureNe pas connaître encor cette race parjure ?Et comment mes soupirs pourraient-ils retenirCeux de qui mes bienfaits n’ont pu rien obtenir ?Ou bien irai-je enfin jusqu’au bout de la terreAvec tous mes sujets leur déclarer la guerre ?Mais comment voudraient-ils à travers les dangers,Poursuivre ma vengeance en des bords étrangers ;Eux que leur intérêt et que leur propre vieOnt à peine arrachés du sein de leur patrie ?Mourons donc puisqu’enfin dans l’état où je suisLa mort est l’espoir seul qui reste à mes ennuis.
Interrogation. §
L’Interrogation est une figure, par laquelle on parle en forme de question. Elle est très propre au pathétique, et donne une grande énergie au discours, comme il est aisé de le voir dans cet endroit de l’Oraison funèbre de {p. 292}Henriette Anne d’Angleterrea, duchesse d’Orléans, par Bossuet.
« Avec tant de grandes et tant d’aimables qualités, qui eût pu lui refuser son admiration ? Mais avec son crédit, avec sa puissance, qui n’eût pas voulu s’attacher à elle ? N’allait-elle pas gagner tous les cœurs, c’est-à-dire la seule chose qu’ont à gagner ceux, à qui la naissance et la fortune semblent tout donner ? et si cette haute élévation est un précipice affreux pour les Chrétiens, ne puis-je pas dire, pour me servir des paroles fortes du plus grave des Historiens, qu’elle allait être précipitée dans la gloire ? Car quelle créature fut jamais plus propre à être l’idole du monde ? Mais ces idoles que le monde adore, à combien de tentations délicates ne sont-elles pas exposées ? La gloire, il est vrai, les défend de quelques faiblesses : mais la gloire les défend-elle de la gloire même ? Ne s’adorent-elles pas secrètement ? Ne veulent-elles pas être adorées ? Que n’ont-elles pas à craindre de leur amour-propre ? Et que peut se refuser la faiblesse humaine, pendant qu’on lui accorde tout ? N’est-ce pas qu’on apprend à faire servir à l’ambition, à la grandeur, à la politique, et la vertu, et la Religion, et le nom de Dieu » ?
On se sert encore très avantageusement de cette figure, pour exprimer toutes les {p. 293}passions vives. C’est ce qu’a fait Racine dans cet endroit de sa tragédie d’Athalie, où Joad, à la vue de Mathan, parle ainsi à Josabet :
Où suis-je ? de Baala ne vois-je pas le Prêtre ?Quoi ! fille de Davidb, vous parlez à ce traître ?Vous souffrez qu’il vous parle ? et vous ne craignez pasQue du fond de l’abîme entr’ouvert sous ses pas,Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrassent,Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent ?Que veut-il, de quel front cet ennemi de DieuVient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?
Imprécation. §
L’Imprécation est une figure par laquelle on souhaite du mal à quelqu’un. Elle est quelquefois dictée par l’horreur du crime et des scélérats. Racineen fournit un exemple de cette espèce dans la même tragédie. C’est encore Joad qui parle :
Grand Dieu, si tu prévois qu’indigne de sa race,Il doive de David abandonner la trace ;Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché,Ou qu’un souffle ennemi dans sa tige a séché.Mais si ce même enfant à tes ordres docile,Doit être à tes desseins un instrument utile,Fais qu’au juste héritier le sceptre soit remis :Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis ;Confonds dans ses conseils une reine cruellec ;{p. 294}Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathana et sur elleRépandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,De la chute des Rois funeste avant-coureur.
Cette figure est le plus souvent l’expression de la colère et du désespoir. Les deux plus beaux exemples que je connaisse en ce genre d’imprécation, se trouvent dans Corneille. Le premier est tiré de la tragédie de Rodogune, princesse des Parthes, où Cléopâtre, reine de Syrie, étant près d’expirer, dit à son fils Antiochus et à la princesse son épouse :
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !Puissiez-vous ne trouver dedans votre unionQu’horreur, que jalousie et que confusion !Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !
Celui-ci est pris de la tragédie d’Horace, C’est Camille qui parle à Horace son frère.
Romeb, l’unique objet de mon ressentiment,Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant ;Rome, qui t’a vu naître et que ton cœur adore,Rome, enfin que je hais, parce qu’elle t’honore,Puissent tous ses voisins ensemble conjurés,Saper ses fondements encor mal assurés !Et si ce n’est assez de toute l’Italie,Que l’Orient contr’elle à l’Occident s’allie :Que cent peuples unis des bouts de l’univers,{p. 295}Passent pour la détruire et les monts et les mers !Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,Et de ses propres mains déchire ses entrailles !Que le courroux du ciel allumé par mes vœux,Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,Voir ses maisons en cendre et tes lauriers en poudre,Voir le dernier Romain à son dernier soupir,Moi seule en être cause et mourir de plaisir !
Déprécation. §
La Déprécation est une figure, par laquelle on a recours aux prières, aux larmes pour demander quelque chose. Tel est dans la tragédie de la mort de César par Voltaire, ce discours de Brutusaà Césarb
Sais-tu que le Sénat n’a point de vrai Romain,Qui n’aspire en secret à te percer le sein ?Que le salut de Romec et que le tien te touche.Ton génie alarmé te parle par ma bouche :Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.César, au nom des Dieux dans ton cœur oubliés,Au nom de tes vertus, de Rome et de toi-même,Dirai-je au nom d’un fils qui frémit et qui t’aimeQui te préfère au monde et Rome seule à toi,Ne me rebute pas.
Réticence. §
La Réticence est une figure, par laquelle on interrompt son discours pour {p. 296}passer à un autre objet ; en sorte néanmoins que ce qu’on a dit, laisse suffisamment entendre ce qu’on affecte de supprimer. Telles sont ces paroles que Virgile met dans la bouche de Neptunea.
« Race téméraire, qui vous inspire tant d’audace ? Vents, vous osez, sans mon aveu, troubler le Ciel et la Terre et ravager mon empire ! Si je… Mais il s’agit de calmer les flots : un pareil attentat ne demeurera pas une autre fois impuni. »
On voit un autre exemple de cette figure dans la tragédie d’Athalie, lorsque cette Princesse demandant à Joad le jeune Éliacin, et les trésors qu’elle croit cachés dans le Temple, lui dit :
Je devrais sur l’autel où ta main sacrifie,Te… mais du prix qu’on m’offre il faut me contenter.
Et dans cet endroit de la Tragédie de Phèdre, où Aricie dit à Thésée :
Prenez garde, Seigneur, vos invincibles mainsOnt de monstres sans nombre affranchi les humains ;Mais tout n’est pas détruit et vous en laissez vivreUn… votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.
Suspension. §
La Suspension est une figure, par laquelle, pour piquer la curiosité du Lecteur, on tient quelque temps son esprit en {p. 297}suspens, et dans l’incertitude de ce qu’on va dire. En voici un exemple tiré du Panégyrique de saint Thomasade Cantorbéry, par Fléchier.
« Ils partent de la cour ; ils passent les mers ; ils entrent dans l’église, où le saint célébrait l’office ; ils s’avancent vers lui, la fureur dans le cœur et le feu dans les yeux, le fer à la main, sans respect des autels ni du sanctuaire de Jésus-Christ…. Vous entendez presque le reste, Messieurs. Je voudrais pouvoir me dispenser de représenter un spectacle si pitoyable. Mais pour épargner votre piété, j’offenserais votre religion, et je vous cacherais la gloire du martyre, en vous cachant la cruauté des bourreaux. Ils approchent donc, portant sur leur visage les marques de leur barbare résolution : le clergé tremblant se disperse : on se ramasse confusément : les assassins ont eux-mêmes horreur du crime qu’ils vont commettre ; et saisis d’une frayeur respectueuse à la vue de l’archevêque qui se présente, ils demeurent quelque temps interdits. Mais la fureur ayant étouffé tout sentiment de respect et d’humanité, chacun le frappe comme à l’envi, et veut avoir part au crime, espérant avoir part à la récompense. »
Les Poètes dramatiques font un fréquent usage de cette figure. On en trouve de beaux exemples dans la troisième scène du premier {p. 298}acte de la tragédie de Phèdre, où cette Princesse cédant aux vives instances, aux prières, aux larmes d’Œnone, sa nourrice et sa confidente, lui découvre la cause de ses mortels chagrins : dans la troisième scène du quatrième acte de Rhadamisthe, où Zénobie déclare à Arsame qu’elle est mariée, et que son époux est le frère de ce même Arsame : dans la troisième scène du cinquième acte de l’Œdipe de Voltaire, où ce malheureux Prince apprend du vieillard Phorbas que le Roi Laius, qu’il avait tué sans le connaître, était son père, et que la Reine Jocaste, dont il était devenu l’époux, est sa mère.
Quoique cette figure soit particulièrement propre au style sublime, il ne faut pas croire qu’elle ne puisse, ainsi que bien d’autres, convenir au style simple. Elle peut même trouver place dans le genre épistolaire, suivant la manière dont elle y est employée, et suivant la manière dont elle y est employée, et suivant la nature des choses qu’on y dit. Voyez l’effet agréable qu’elle produit dans cette lettre de madame de Sévigné à monsieur de Coulanges.
« Je vais vous marquer la chose du monde la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète, jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie ; enfin une chose dont on ne trouve qu’un {p. 299}exemple dans les siècles passés ; encore cet exemple n’est-il pas juste ; une chose que nous ne saurions croire à Paris ; comment la pourrait-on croire à Lyon ? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame de Hauteville ; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront, croiront avoir la berlue ; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire ; devinez-la : je vous le donne en trois. Jetez vous votre langue aux chiens ? Eh bien ! il faut donc vous la dire. Monsieur de Lauzun épouse dimanche au Louvre ; devinez qui ? je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit : voilà qui est bien difficile à deviner ! c’est mademoiselle de La Vallière. Point du tout, madame. C’est donc mademoiselle de Retz ? Point du tout ; vous êtes bien provinciale. Vraiment, nous sommes bien bêtes, dites-vous ; c’est mademoiselle Colbert. Encore moins. C’est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n’y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire. Il épouse dimanche au Louvre, avec la permission du Roi, mademoiselle ; mademoiselle de…. mademoiselle ; devinez le nom. Il épouse Mademoiselle ; ma foi, par ma foi, ma foi jurée, Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle, fille de feu Monsieur, Mademoiselle, petite-fille de Henry IV, mademoiselle d’Eu, {p. 300}mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France, qui fût digne de Monsieur. »
Il y a une espèce de suspension qui badine et qui se joue de l’attention du Lecteur. On débute sur un ton noble et pompeux ; on a l’air d’annoncer quelque chose de grand, et l’on finit par un trait d’esprit agréable, plaisant ou épigrammatique. Ce fameux sonnet de Scarron en est un exemple.
{p. 301}Superbes monuments de l’orgueil des humains,Pyramides, tombeaux, dont la vaine structureA témoigné que l’art, par l’adresse des mainsEt l’assidu travail, peut vaincre la nature :Vieux palais ruinés, chef-d’œuvre des Romains,Et les derniers efforts de leur architecture,Colisée où souvent les peuples inhumainsDe s’entr’assassiner se donnaient tablature :Par l’injure des temps vous êtes abolis,Ou du moins la plupart vous êtes démolis :Il n’est point de ciment que le temps ne dissoude.Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir,Dois je trouver mauvais qu’un méchant pourpoint noirQui m’a duré deux ans, soit percé par le coude ?
Voici encore un joli exemple de cette espèce de suspension.
Après le malheur effroyableQui vient d’arriver à mes yeux,Je croirai désormais, grands Dieux !Qu’il n’est rien d’incroyable.J’ai vu, sans mourir de douleur,J’ai vu… siècles futurs, vous ne pourrez le croire ;Ah ! j’en frémis encor de dépit et d’horreur ;J’ai vu mon verre plein, et je n’ai pu le boire.
Article II.
Du sublime. §
J’ai dit ailleurs qu’il ne faut pas confondre ce qu’on appelle proprement le sublime, avec le style sublime. Voici en quoi l’un et l’autre diffèrent. Le style
sublime consiste à exprimer noblement une suite d’idées grandes, de sentiments élevés, mais
qui ne sont pas sublimes, et à leur donner un certain caractère de sublimité. C’est ce qu’on
a pu voir dans les différents exemples que j’ai cités. Le sublime, soit
dans les pensées, soit dans les sentiments, est un trait merveilleux, extraordinaire, qui
ravit, transporte, élève l’âme, au dessus d’elle-même, et qui lui fait sentir en même temps
cette élévation. Le style sublime ne peut se montrer que sous le pompeux
appareil des figures les plus brillantes et les plus magnifiques. Le sublime peut se trouver, et se trouve bien souvent dans une expression, dans un seul
mot. Quoi de plus simple {p. 302}que ces paroles de l’Écriture.
Dieu dit : que la lumière se fasse ; et la lumière fut
faite.
= Il jette ses regards ; et les nations sont
dissipées.
Aussi ces paroles ne sont-elles pas du style
sublime. Mais l’idée qu’elles renferment, est sublime. Elle est en
effet la plus haute, la plus relevée qu’il soit possible de concevoir de la toute-puissance
de Dieu, et de l’obéissance de la créature aux ordres du créateur.
Racine nous fournit dans sa Tragédie d’Esther, un exemple bien propre à faire saisir la différence qu’il y a entre le style sublime, et le sublime. Le voici :
J’ai vu l’impie adoré sur la terre :Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux,Son front audacieux.Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,Foulait aux pieds ses ennemis vaincus.Je n’ai fait que passer : il n’était déjà plus.
Les cinq premiers vers offrent des idées vraiment grandes, mais qui ne sont pas sublimes, parce qu’elles n’ont point ce merveilleux, cet extraordinaire qui enlève et qui ravit. Elles sont rendues d’une manière sublime, et sont par conséquent du style sublime, sans être sublimes. Le dernier vers présente une idée sublime par elle-même : c’est là que se trouve ce merveilleux, cet extraordinaire qui caractérise proprement le sublime. L’Impie était le Dieu de la terre ; le Poète ne fait que passer ; et ce Dieu est disparu, anéanti : il n’est plus. Mais cette idée {p. 303}est rendue par les mots les plus simples. Ce dernier vers est par conséquent sublime, sans être du style sublime. Le vrai sublime peut donc se passer du secours de l’expression. Il s’en passe en effet assez souvent, quoiqu’on doive convenir que l’éclat en est rehaussé par le sublime des paroles.
Le sublime peut naître de trois différentes sources ; des pensées, des sentiments, des images.
I.
Du Sublime des Pensées. §
Ce que je viens de dire, peut faire assez comprendre en quoi consiste le sublime d’une
pensée. Cependant pour en donner une idée encore plus claire et plus juste, je vais
rapporter la traduction littérale du texte sacré qui a fourni à Racine la matière des beaux
vers que j’ai cités. « J’ai vu, dit le Prophète David,
l’impie élevé aussi haut que les Cèdres du Libana : je n’ai fait que passer, et il n’était
plus. Je l’ai cherché, et je n’ai pas même trouvé la place où il était. »
On voit
sans peine que Racine a paraphrasé le texte ; mais qu’il n’a pas rendu cette pensée si
forte et si sublime : Je l’ai cherché, et je n’ai pas même trouvé la place où
il était. Tout ce {p. 304}que les Poètes, remarque le P. Bouhours1, ont
dit de plus fort sur la ruine de Troie, de Rome et de Carthage, c’est qu’il ne restait que
le lieu où avaient été ces villes fameuses. Mais ici le lieu même où était l’impie dans sa
plus haute fortune, ne reste pas.
Peut-on donner de la grandeur, de l’indépendance, de l’éternité de Dieu, une idée aussi
noble, aussi magnifique, aussi vraie que celle qu’en donnent les livres saints ? Je suis celui qui est… Le Seigneur régnera dans toute l’éternité et
au-delà.
Est-il possible de dire sur l’idolâtrie quelque chose de plus fort et de plus frappant,
que ce qu’en dit Bossuet dans son Discours sur l’Histoire
Universelle : Tout était Dieu, excepté Dieu
lui-même.
II.
Du Sublime des sentiments. §
Les sentiments sont sublimes, dit l’Abbé Batteux(2), quand fondés sur une vraie vertu, ils paraissent être presque au-dessus de la condition humaine, et qu’ils font voir, comme l’a dit Sénèque, dans la faiblesse de l’humanité la constance d’un Dieu. L’univers tomberait sur la tête du juste ; son âme serait tranquille dans le temps même de sa {p. 305}chute. L’idée de cette tranquillité comparée avec le fracas du monde entier qui se brise, est une image sublime, et la tranquillité du juste un sentiment sublime.
Corneille est de tous nos Poètes celui dans lequel on trouve le plus de sentiments sublimes ; et ces sentiments sont toujours rendus par l’expression la plus simple. Médée, dans la Tragédie de ce nom, veut se venger de ses ennemis. Nérine sa confidente lui dit :
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi :Contre tant d’ennemis, que vous reste-t-il ?
Médée lui répond :
Moi.
Qui ne sent que ce moi est le sublime du courage ?
Dans la Tragédie d’Horace, le Héros de la pièce ayant été nommé avec ses deux frères pour combattre contre les trois guerriers qu’Albe doit choisir, Curiace, Albain, beau-frère d’Horace, dont il doit même épouser la sœur, lui dit :
Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ?De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre :De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.
Horace lui répond :
Quoi ! vous me pleureriez mourant pour mon pays !
Cette réponse si fière, où éclatent tout à la fois la surprise et l’indignation, est le sublime de l’amour de la patrie.
{p. 306}Dans la même Tragédie, une femme qui avait été témoin du combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, mais qui n’en avait pas vu la fin, annonce au vieil Horace, que deux de ses fils ont été tués, et que le troisième a pris la fuite. Le père est outré de la lâcheté de son fils. Cette femme lui dit alors :
Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ?
Le vieil Horace lui répond :
Qu’il mourût.
Voilà, dit Voltaire1, voilà ce trait du plus grand sublime, ce mot auquel il n’en est aucun de comparable dans toute l’antiquité.
Cinna, dans la Tragédie de ce nom, forme une conjuration contre Auguste. L’empereur Romain la découvre ; et dans l’instant même où il pourrait faire mourir ce chef des conjurés, non seulement il lui pardonne, mais encore il lui dit :
Soyons amis, Cinna ; c’est moi qui t’en convie.
N’est-ce pas là le sublime de la clémence, de la générosité ? Ce sentiment sublime est parfaitement soutenu par ces vers qui suivent peu après :
Tu trahis mes bienfaits ; je veux les redoubler.Je t’ai comblé de biens ; je veux t’en accabler.
Je borne à ces quatre traits mes citations {p. 307}de Corneille : elles seraient trop multipliées, si je rapportais tous les sentiments vraiment sublimes qu’il a répandus dans ses Tragédies.
Dans l’Athalie de Racine, Abner témoigne au Grand-Prêtre Joad les craintes qu’il a qu’Athalie ne le fasse arracher de l’autel, et n’exerce sur lui ses vengeances. Joad lui répond :
Celui qui met un frein à la fureur des flots,Sait aussi des méchants arrêter les complots.Soumis avec respect à sa volonté sainte,Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.
Tout est beau, tout est grand dans ces quatre vers. Mais le vrai sublime de sentiment ne se trouve que dans le second hémistiche du dernier. Rien d’extraordinaire en effet qu’un mortel soit soumis à Dieu. Mais qu’il n’ait point d’autre crainte ; qu’il ne craigne point la puissance et la fureur d’une Reine impie, ambitieuse et vindicative, c’est un courage dont les âmes les plus fortes et les plus élevées sont seules capables.
On trouve encore le sublime de sentiment dans ces vers de la Tragédie de Rhadamisthe par Crébillon. C’est Zénobie qui parle à Rhadamisthe :
Je connais la fureur de tes soupçons jaloux ;Mais j’ai trop de vertu pour craindre mon époux.
Son âme inaccessible à la crainte, parce qu’elle est vertueuse, est dans une sécurité {p. 308}parfaite ; et cette sécurité est un sentiment sublime.
III.
Du Sublime des Images. §
Le sublime des images consiste à représenter un grand objet avec les couleurs les plus vives, les plus fortes et les plus vraies. Les livres saints offrent presque à chaque page des exemples de ce genre de sublime. Voici comment s’exprime Moysea dans son beau Cantique sur le passage de la mer rouge.
« Votre droite, Seigneur, a fait éclater sa grandeur par sa force ; votre droite, Seigneur, a brisé l’ennemi. Dans la magnificence de votre gloire, vous avez terrassé ceux qui s’élevaient contre vous. Vous avez envoyé votre colère : elle les a dévorés comme une paille. Au souffle de votre fureur, les eaux se sont entassées, les ondes rapides se sont tenues élevées comme en un monceau ; les flots de l’abîme se sont condensés et durcis au milieu de la mer. L’ennemi disait : Je les poursuivrai, je les atteindrai, je partagerai leurs dépouilles ; j’assouvirai mes désirs ; je tirerai mon épée ; ma main me les assujettira. Vous avez soufflé, et la mer les a engloutis. Ils sont tombés au fond des eaux violentes comme une masse {p. 309}de plomb… Vous avez étendu votre main ; la terre les a dévorés. »
Davida décrivant dans le psaume 103 les merveilles de la création, s’écrie :
« Que votre grandeur a d’éclat, ô mon Dieu ! Quelle gloire, quelle majesté vous environne ! Vous êtes entouré de lumière, comme d’un vêtement. C’est vous qui avez tendu le Ciel comme un pavillon, dont les eaux supérieures sont le toit. Vous montez sur les nuées : vous marchez sur les ailes des vents. Les vents orageux sont vos Ministres, et le feu brûlant exécute vos ordres…. La gloire du Seigneur sera célébrée dans tous les siècles : il se réjouira dans ses ouvrages. Le Seigneur regarde la terre ; elle frémit de crainte : il touche les montagnes ; elles s’exhalent en fumée. »
Le Marquis de Pompignan dans sa belle Ode tirée de ce psaume, a ainsi paraphrasé ce morceau :
L’éclat pompeux de ses ouvrages,Depuis la naissance des âges,Fait l’étonnement des mortels.Les feux célestes le couronnent,Et les flammes qui l’environnent,Sont ses vêtements éternels.Ainsi qu’un pavillon tissu d’or et de soie.Le vaste azur des cieux sous sa main se déploie :{p. 310}Il peuple leurs déserts d’astres étincelants.Les eaux autour de lui demeurent suspendues :Il foule aux pieds les nues,Et marche sur les vents.Fait-il entendre sa parole :Les cieux croulent, la mer gémit,La foudre part, l’aquilon vole,La terre en silence frémit.Du seuil des portes éternelles,Des légions d’esprits fidèlesÀ sa voix s’élancent dans l’air.Un zèle dévorant les guide ;Et leur essor est plus rapideQue le feu brûlant de l’éclair…Dieu des jours, Dieu des temps, triomphe d’âge en âge,Jouis de ta grandeur, jouis de ton ouvrage,Tu regardes la terre, elle tremble d’effroi :Tu frappes la montagne, et sa cime enflamméeDans des flots de fuméeS’abîme devant toi.
Le Prophète Isaïea n’est pas moins sublime que David. Voyez sous quelles images il peint dans le chapitre 40 la grandeur et la puissance de Dieu.
« Quel est celui qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, et qui la tenant étendue a pesé les cieux ; qui soutient de trois doigts toute la masse de la terre, et qui met les collines dans la balance ?… Toutes les {p. 311}nations ne sont devant lui que comme une goutte d’eau, et comme ce petit grain qui donne à peine la moindre inclination à la balance. Toutes les îles sont comme un petit grain de poussière… Tous les peuples du monde sont devant lui comme s’ils n’étaient pas ; et il les regarde comme un vide et comme un néant. »
Voici l’heureuse imitation que Racine a faite de ce passage, dans sa Tragédie d’Esther.
Que peuvent contre lui tous les Rois de la terre ?En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre ;Pour dissiper leur ligue, il n’a qu’à se montrer :Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble :Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ;Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas.
Si ces différents morceaux traduits en notre langue, éclatent par tant de beautés sublimes, combien plus admirables encore doivent-ils être dans la langue hébraïque ! On sait que la meilleure traduction d’un ouvrage n’en est qu’une copie imparfaite.
Passons aux exemples que nous fournissent les Auteurs profanes. On y trouvera le vrai
sublime des images, quoiqu’on ne puisse pas y admirer ces traits énergiques, ce coloris
vigoureux, cette élévation majestueuse qui caractérisent les Prophètes. Celui qui en a le
{p. 312}plus approché, est sans contredit Homère,
peintre sublime dans toutes ses descriptions. Une armée en marche est, sous ses pinceaux,
un feu dévorant, qui poussé par les vents, consume la terre devant
lui
. Un Dieu qui se transporte d’un lieu à un autre, fait trois pas ; et au quatrième, il arrive au bout de la terre
. Les yeux
d’Agamemnon irrité contre Achille, ressemblent à une flamme
étincelante
. Mais la description du combat des Dieux est une des plus vives
et des plus magnifiques qui se trouvent dans ce Poète. Jupitera leur avait permis de
descendre du ciel, et de se mêler dans le combat des Grecs et des Troyens, en prenant
chacun le parti de ceux qu’ils voudraient favoriser. Je n’en citerai que ce morceau, dont
la plus grande partie a été traduite en vers par Boileau.
« Le Souverain Maître des Dieux et des Hommes tonne du haut du Ciel ; et Neptuneb élevant ses flots, ébranle la terre et le sommet des montagnes. Les cimes du mont Idac tremblent jusques dans leurs fondements. Troied, le champ de bataille, et les vaisseaux sont agités par des secousses violentes.
L’enfer se ment au bruit de Neptune en furie.{p. 313}Plutona sort de son trône ; il pâlit, il s’écrie :Il a peur que ce Dieu, dans cet affreux séjour,D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,Et par le centre ouvert de la terre ébranlée,Ne fasse voir du Styxb la rive désolée,Ne découvre aux vivants cet empire odieux,Abhorré des mortels, et craint même des Dieux.
Toutes ces images sont vraiment sublimes, ainsi que celle, où le Poète grec peint la Discordec, ayant
La tête dans les cieux et les pieds sur la terre.
Notre J.-B. Rousseau l’a fort bien imitée dans ces beaux vers de l’Ode au prince Eugène, en parlant de la Renommée :
Quelle est cette Déesse énorme,Ou plutôt ce monstre difforme,Tout couvert d’oreilles et d’yeux,Dont la voix ressemble au tonnerre,Et qui des pieds touchant la terre,Cache sa tête dans les cieux ?
Dans le même Homère, Jupiter, après avoir parlé, fait un signe de ses noirs sourcils ; les cheveux sacrés du roi des Dieux se dressent et
se relèvent sur sa tête immortelle ; et tout l’Olympe est ébranlé par ce signe
redoutable
.
Virgile, dans son Énéide, fait assembler {p. 314}les Divinités de la Cour céleste. Jupiter parle ; tous
les Dieux se taisent ; la terre tremble ; un profond silence règne au haut des airs ; les
vents retiennent leur haleine ; la mer calme ses flots…
Après avoir parlé,
le Maître du monde incline sa tête ; et ce signe fait trembler tout
l’Olympe
.
On voit que cette dernière image a été imitée d’Homère. On la retrouve aussi dans Horace et dans Ovide. Le premier dit que Jupiter qui
signala sa puissance par la défaite des géants, ébranle, du mouvement
de ses sourcils, toute la nature
. Le second, que ce père des Dieux,
en secouant sa terrible chevelure, ébranle le ciel, la terre et les
mers
. Ces trois poètes, dit Rollin, semblent avoir partagé
entre eux les trois vers d’Homère, et les trois circonstances qui y sont employées. Virgile s’en est tenu au signe de tête ; Ovide à
l’agitation des cheveux ; et Horace au mouvement des sourcils.
Bossuet présente une image sublime, lorsqu’à la suite de cette pensée
que j’ai déjà citée, tout était Dieu, excepté Dieu
lui-même
, il ajoute : et le monde que Dieu avait fait
pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d’idoles
.
En voici une autre du grand Corneille : c’est de Pompée qu’il parle.
Il reçoit les adieux des siens et de sa femme,Leur défend de le suivre, et s’avance au trépasAvec le même front qu’il donnait des états.
Voltaire, dans le chant IV de sa Henriade, {p. 315}a imité cette belle image, en disant du Président de Harlay, que Bussy (Leclerc) menace de faire conduire à la Bastille, avec tout le Parlement :
Il se présente aux seize, et demande des fers,Du front dont il aurait condamné ces pervers.
On trouve encore le vrai sublime des images dans les deux morceaux suivants. Le premier est tiré d’un sermon de Massillon, qui peint ainsi le néant des choses humaines.
{p. 316}« Une fatale révolution, une rapidité que rien n’arrête, entraîne tout dans les abîmes de l’éternité. Les siècles, les générations, les empires, tout va se perdre dans ce gouffre. Tout y entre, et rien n’en sort. Nos ancêtres nous en ont frayé le chemin, et nous allons le frayer dans un moment à ceux qui viennent après nous. Ainsi les âges se renouvellent ; ainsi la figure du monde change sans cesse ; ainsi les morts et les vivants se succèdent et se remplacent continuellement : rien ne demeure ; tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul est toujours le même, et ses années ne finissent point. Le torrent des âges et des siècles coule devant ses yeux ; et il voit avec un air de vengeance et de fureur de faibles mortels, dans le temps même qu’ils sont emportés dans le cours fatal, l’insulter, en passant, profiter de ce seul moment pour déshonorer son nom, et tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa colère et de sa justice. »
Celui-ci est la description du jugement dernier dans le poème de la Religion par Racine le fils. Il est plein de grandes idées et d’images sublimes : c’est un morceau de poésie fini.
Déjà j’entends des mers mugir les flots troublés ;Déjà je vois pâlir les astres ébranlés.Le feu vengeur s’allume, et le son des trompettesVa réveiller les morts dans leurs sombres retraites.Ce jour est le dernier des jours de l’univers.Dieu cite devant lui tous les peuples divers ;Et pour en séparer les Saints, son héritage,De sa religion vient consommer l’ouvrage.La terre, le soleil, le temps, tout va périr,Et de l’éternité les portes vont s’ouvrir :Elles s’ouvrent. Le Dieu si long temps invisibleS’avance, précédé de sa gloire terrible.Entouré du tonnerre au milieu des éclairs,Son trône étincelant s’élève dans les airs.Le grand rideau se tire ; et ce Dieu vient en maître.Malheureux, qui pour lors commence à le connaître !Ses anges ont partout fait entendre leur voix ;Et sortant de la poudre une seconde fois,Le genre humain tremblant, sans appui, sans refuge,Ne voit plus de grandeur que celle de son juge :Ébloui des rayons dont il se sent percer,L’impie avec horreur voudrait les repousser.Il n’est plus temps : il voit la gloire qui l’opprime :Il tombe enseveli dans l’éternel abîme…Et loin des voluptés où fut livré son cœur,Ne trouve devant lui que la rage et l’horreur.{p. 317}Le vrai chrétien lui seul ne voit rien qui l’étonne,Et sur ce tribunal que la foudre environne,Il voit le même Dieu, qu’il a cru, sans le voir,L’objet de son amour, la fin de son espoir.Mais il n’a plus besoin de foi ni d’espérance :Un éternel amour en est la récompense.
Tout ce qu’on pourrait dire sur l’usage de chacun des trois styles dont j’ai parlé, et du sublime des pensées, des sentiments, des images, est renfermé dans le peu que j’ai dit de la convenance du style en général. L’Écrivain, qui non seulement connaît les principes de sa langue, et qui les observe, qui enchaîne bien ses idées, et qui les présente sous un jour lumineux ; mais encore qui n’est jamais ni au-dessus ni au-dessous du sujet qu’il traite, employant tour à tour le style simple, le style fleuri, le style sublime, selon que la matière s’élève ou s’abaisse ; cet Écrivain, dis-je, est un Écrivain parfait. Voyons par où il peut mériter le titre d’homme vraiment éloquent.
Chapitre II.
De l’Éloquence. §
Nulle autre force que l’éloquence, suivant la pensée de Cicéron1, n’a pu {p. 318}dans l’origine des temps, engager les hommes dispersés et féroces, à se réunir et à se civiliser. C’est elle sans doute qui leur mit devant les yeux l’utile et l’honnête, leur fit goûter la raison, les rendit doux et humains, cimenta parmi eux la bonne foi et la justice, les accoutuma à la subordination, et les détermina non seulement à ne pas épargner leurs peines, mais même à sacrifier leur vie pour le bien public.
Nous ne doutons point que ce changement si considérable n’ait été l’ouvrage de l’éloquence, si nous nous formons une juste idée du pouvoir qu’elle a sur les esprits et sur les cœurs. Examinons dans cette vue, 1°. en quoi elle consiste ; 2°. quels en sont les différents genres ou caractères.
Article I.
En quoi consiste l’Éloquence. §
L’éloquence est le talent de persuader, c’est-à-dire, de déterminer ceux qui nous écoutent à croire ou à faire quelque chose. Pour en venir à bout, il faut émouvoir puissamment leur âme, et y imprimer avec force les sentiments dont nous sommes nous-mêmes pénétrés.
Mais est-il bien vrai, dira-t-on sans doute, que l’Orateur doive éprouver les sentiments qu’il veut faire passer dans l’âme de ses auditeurs, puisqu’il y a tant d’écrivains qui n’avaient assurément pas les {p. 319}vertus qu’ils font aimer par leurs ouvrages ?
On répond à cela qu’au moment où ces Auteurs ont écrit, ils ont dû nécessairement être remplis de l’amour de ces vertus : et comment auraient-ils pu nous les peindre si dignes d’être aimées ? Mais ce sentiment, quoique très vif et très pénétrant, n’a été malheureusement en eux que passager. Il en est de même des auditeurs ou des lecteurs qui, après avoir entendu ou lu un discours éloquent, ne croient ni ne font rien de ce que leur a dit l’Orateur. Ils ont été intimement persuadés ; mais cette persuasion n’a été que momentanée : des causes étrangères ont empêché qu’elle n’eût des effets sensibles et durables.
Éloquence indépendante des règles. §
L’éloquence véritable et proprement dite, est comme le pathétique et le vrai sublime ; et peut-être ne sont-ils tous les trois qu’une seule et même chose : c’est ce qu’il est inutile de discuter ici. Bornons-nous à dire que l’extraordinaire les caractérise également. Le pathétique, en effet, est un trait d’une énergie et d’une véhémence extraordinaire qui émeut et agite l’âme ; le sublime, un trait d’une noblesse et d’une grandeur extraordinaire qui la transporte et l’élève ; l’éloquence, un trait d’une vivacité et d’une rapidité extraordinaire qui la pénètre, la subjugue et la maîtrise. Mais celle ci ne peut arriver à sa fin, que par le secours des deux autres, parce que pour subjuguer et maîtriser l’âme, il faut {p. 320}nécessairement l’agiter avec violence, et l’élever au-dessus d’elle-même.
Une âme vraiment grande a des idées sublimes : un cœur vraiment sensible a des sentiments vifs et profonds. Pour être véritablement éloquent, il faut donc non seulement penser avec noblesse, mais encore sentir vivement et avec chaleur : on n’aura pas de peine à s’exprimer de même. Ces dons heureux ne peuvent être le fruit du travail ; ce sont des talents qui ne s’acquièrent point par l’étude : nous les devons à la seule nature. Il n’y a donc point de règles que l’art ait pu et puisse jamais inventer, pour nous apprendre à être proprement éloquents : c’est une vérité incontestable. Mais en voici une autre qui ne l’est pas moins.
Éloquence acquise par l’étude. §
L’éloquence consiste, comme je viens de le dire, dans un trait vif et rapide, qui part d’un sentiment profond. Mais il est impossible que ces sortes de traits soient en bien grand nombre dans un Ouvrage : ils n’y paraissent que rarement et par intervalles. Un homme pourra bien, sans le secours des règles que les grands maîtres ont tracées, en produire quelques-uns et faire même un morceau vraiment éloquent, que lui dictera le seul sentiment dont il sera pénétré. Mais pourra-t-il, sans le secours de ces règles, composer un discours qui soit beau dans son ensemble et dans toutes ses parties ; qui ne pèche ni par le plan ni par le style ? Non sans doute : il est impossible qu’il ne {p. 321}défigure ces morceaux éloquents par d’autres morceaux défectueux. C’est ce que font tous les jours des hommes, qui ont reçu de la nature les plus heureuses dispositions, mais qu’ils n’ont pas eu soin de cultiver par l’étude. C’est ce qu’ont fait même les plus grands génies qui ont paru avant les beaux siècles des arts. Il y a, par exemple, dans les poèmes dramatiques de Shakespeare, des morceaux d’une vraie éloquence, que déparent d’autres morceaux pleins de défauts monstrueux. Si ce Tragique anglais avait connu les règles, il aurait certainement évité ces fautes de négligence et de mauvais goût.
Le génie peut sans doute prendre son essor, et s’élever de lui-même. Mais il a besoin d’un ferme appui pour ne pas tomber, d’un guide sûr et fidèle pour ne pas s’égarer. Cet appui et ce guide, ce sont les règles. Il est vrai, encore une fois, que l’étude de ces règles ne donne point cette éloquence qui, par intervalles, excite en nous les plus grands mouvements, le plus vif enthousiasme. Mais il est constant que l’étude de ces règles, en développant et perfectionnant le jugement, la raison et le goût, donne cette éloquence qui met du choix, de l’ordre, de l’intérêt, de la variété dans les choses qu’on doit dire ; qui flatte l’esprit par les charmes d’une élocution belle et soutenue, s’ouvre avec douceur l’entrée de nos cœurs, et leur cause une émotion délicieuse et durable. Dans un bon ouvrage, les endroits où règne {p. 322}l’éloquence proprement dite, sont comme ces objets que la nature seule a produits avec toute la beauté dont ils étaient susceptibles. Les endroits (et c’est assurément le plus grand nombre) où règne cette éloquence acquise par l’étude, sont comme ces objets, dont la beauté naturelle a eu besoin d’être relevée par des ornements artificiels.
Concluons donc que l’éloquence véritable et proprement dite, est un talent heureux, mais bien rare, qui ne peut être qu’un don de la nature, et que l’autre espèce d’éloquence est un art qui ne peut s’acquérir que par l’étude et l’exercice. L’objet de cette étude pour l’Orateur, est une connaissance profonde des règles qui concernent le plan, l’ordonnance, l’économie et le style du discours ; règles que j’exposerai dans la suite, en parlant du discours oratoire en général et de ses différentes espèces.
Persuader est le propre de l’éloquence : peindre est le propre de la poésie. Mais il n’est pas rare que ces deux talents se trouvent ensemble. Assez ordinairement l’Orateur ne persuade, qu’en peignant avec force et avec vérité : bien souvent aussi le Poète, en présentant des tableaux énergiques et vrais, parvient jusqu’à émouvoir et à persuader. Un écrivain peut donc être éloquent non seulement en prose, mais encore en vers. J’ajoute qu’il peut l’être, quelque sujet qu’il traite, soit dans le genre noble, soit dans le familier. Il suffit pour cela qu’il sente vivement, et s’exprime de même. Le {p. 323}Paysan du Danube, dans une des fables de La Fontaine, est aussi éloquent que Burrhus, dans une des tragédies de Racine. On en jugera par le discours de l’un et de l’autre, que je vais rapporter. Le premier avait été député des villes de la Germaniea, vers les Romains, pour se plaindre des vexations des Préteurs qu’ils avaient envoyés dans ce pays. Il parut à Rome en plein Sénat. Voici la harangue que La Fontaine met dans sa bouche :
Romains, et vous, Sénat, assis pour m’écouter,Je supplie avant tout les Dieux de m’assister.Veuillent les immortels conducteurs de ma langue,Que je ne dise rien qui doive être repris !Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits,Que tout mal et toute injustice.Faute d’y recourir on viole leurs lois ;Témoins nous que punit la romaine avarice.Rome est par nos forfaits plus que par ses exploitsL’instrument de notre supplice.Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jourNe transporte chez vous les pleurs et la misère,En mettant en nos mains, par un juste retour,Les armes dont se sert sa vengeance sévère,Il ne vous fasse en sa colèreNos esclaves à votre tour.Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? qu’on me die.{p. 324}En quoi vous valez mieux que cent peuples divers :Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?Pourquoi venir troubler une innocente vie ?Nous cultivons en paix d’heureux champs ; et nos mainsÉtaient propres aux arts ainsi qu’au labourage.Qu’avez-vous appris aux Germains ?Ils ont l’adresse et le courage :S’ils avaient eu l’aviditéComme vous, et la violence,Peut-être en votre place ils auraient la puissance,Et sauraient en user sans inhumanité.Celle que vos Préteurs ont sur nous exercée,N’entre qu’à peine en la pensée.La majesté de vos autels,Elle-même en est offensée ;Car sachez que les immortelsOnt les regards sur vous. Grâces à vos exemplesIls n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,De mépris d’eux et de leurs temples,D’avarice qui va jusques à la fureur.Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome :La terre et le travail de l’hommeFont, pour les assouvir, des efforts superflus.Retirez-les : on ne veut plusCultiver pour eux les campagnes.Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ;Nous laissons nos chères compagnes ;Nous ne conversons plus qu’avec des ours affreux,Découragés de mettre au jour des malheureux,Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.Quant à nos enfants déjà nés,Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés.{p. 325}Vos Prêteurs au malheur nous font joindre le crime :Retirez-les ; ils ne nous apprendrontQue la mollesse et que le vice :Les Germains comme eux deviendrontGens de rapine et d’avarice.C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord.N’a-t-on point de présent à faire ?Point de pourpre à donner ? c’est en vain qu’on espèreQuelque refuge aux lois : encor leur ministèreA-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fortDoit commencer à vous déplaire.Je finis. Punissez de mortUne plainte un peu trop sincère.À ces mots, il se couche, et chacun étonnéAdmire le grand cœur, le bon sens, l’éloquenceDu sauvage ainsi prosterné.
Dans la tragédie de Britannicus, Nérona a conçu l’horrible dessein de faire empoisonner Britannicus son frère. Burrhus, ancien gouverneur de cet empereur, veut l’en détourner, et lui tient ce discours :
C’est à vous à choisir ; vous êtes encor maître.Vertueux jusqu’ici vous pouvez toujours l’être.Le chemin est tracé ; rien ne vous retient plus :Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime ;{p. 326}Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.Britannicus mourant excitera le zèleDe ses amis tout prêts à prendre sa querelle.Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,Qui même après leur mort auront des successeurs ;Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérienceVous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés !Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :« Partout en ce moment on me bénit, on m’aime ;« On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer.« Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;« Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage :« Je vois voler partout les cœurs à mon passage ».Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô Dieux ?Le sang le plus abject vous était précieux.Un jour, il m’en souvient, le Sénat équitableVous pressait de souscrire à la mort d’un coupable ;Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité ;Votre cœur s’accusait de trop de cruauté ;Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,Je voudrois, disiez-vous, ne savoir pas écrire.Non, ou vous me croirez ; ou bien de ce malheurMa mort m’épargnera la vue et la douleur.{p. 327}On ne me verra point survivre à votre gloire,Si vous allez commettre une action si noire.(se jetant aux pieds de Néron,)Me voilà prêt, Seigneur, avant que de partir,Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée ;Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée.Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur ;Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Il n’est aucun homme sensible, qui, à la lecture de ces deux morceaux, ne conçoive et n’éprouve lui-même les vives impressions qu’ils durent faire, l’un sur le Sénat de Rome, l’autre sur Néron. On croira sans peine que le paysan du Danube fit passer dans l’âme des Sénateurs la juste indignation dont il était transporté contre les vexations tyranniques des Préteurs romains ; et que Burrhus remplit l’âme de Néron du sentiment d’horreur dont il avait été lui-même saisi à la seule idée de cet empoisonnement. Aussi le Sénat, rappelant les Préteurs qu’il avait envoyés en Germanie, admit dans son sein l’éloquent paysan ; et Néron, persuadé par le discours de Burrhus, révoqua sur-le-champ l’ordre qu’il avait donné pour la consommation de son crime, disant qu’il voulait se réconcilier avec son frère. Voilà la véritable éloquence et ses heureux effets.
Qu’on ne dise point que cet empereur revint, bientôt après, à son premier dessein, et que malheureusement il le fit {p. 328}exécuter. Cela prouverait-il qu’il n’avait pas été intimement persuadé par l’éloquence de son ancien gouverneur ? Non sans doute ; puisque sans les conseils parricides d’un confident aussi rusé que scélérat, il aurait étouffé toute sa haine dans les bras de son frère. Cette objection n’affaiblirait en rien le pouvoir et la force de l’éloquence, qui, comme je l’ai déjà dit, n’a souvent que des effets momentanés, parce qu’elle ne peut pas enchaîner la volonté de l’homme, qui, de sa nature, est toujours libre et maître de ses actions.
Au reste, peu importe que les faits dont il s’agit ici, soient imaginés ou réellement vrais. S’ils ont été inventés, il suffit qu’ils soient aussi vraisemblables qu’ils puissent l’être, et que par conséquent il y ait des raisons de croire que, dans leur réalité, ils se seraient passés de la même manière que nos deux Poètes le supposent dans la fiction qu’ils emploient.
Article II.
Des divers Genres d’Éloquence. §
Il y a trois genres ou caractères d’éloquence : le genre simple, qui dit les choses telles qu’elles sont ; le genre fleuri, qui les orne et les embellit ; le genre sublime, qui déploie tout ce que les pensées, les sentiments et les expressions ont de plus élevé, de plus frappant et de plus pompeux. Quoiqu’ils ne doivent pas être confondus avec les {p. 329}trois styles auxquels on donne le même nom, il est cependant vrai de dire que de justes notions de ceux-ci aident beaucoup à se former une idée nette de ces trois genres d’éloquence.
I.
Du Genre simple. §
Le genre simple présente les objets sans les revêtir d’aucun ornement recherché. La délicatesse des pensées et l’élégance des expressions s’y font plus sentir qu’elles ne paraissent. S’il peint par des images, ces images sont moins fortes que gracieuses : s’il exprime des sentiments, ces sentiments portent dans l’âme une émotion plus douce que vive. Agréable et touchant, suivant la pensée de Cicéron1, sans chercher à le paraître, il dédaigne, comme ces beautés modestes, toute parure affectée, tout ce qui s’appelle fard et ornement étranger. La propreté seule, jointe aux grâces naturelles, lui suffit. Ce n’est pas la nature brute et sauvage qu’il demande : c’est la nature sans pompe, sans ornements affectés, sans dessein formé de plaire. On voit par-là que ce genre s’éloigne peu de la manière commune de parler. Cependant qu’on ne s’imagine pas qu’il faut peu de talent pour y exceller. La justesse et la précision sont les deux principales qualités qui le caractérisent ; et ces qualités sont bien rares dans les écrivains.
{p. 330}Parmi les anciens, Phèdre dans ses Fables,Térence dans ses Comédies, Horace dans ses Épîtres et ses Satyres, Cicéron dans ses Lettres ; parmi nous La Fontaine et madame de Sévigné offrent en ce genre des exemples sans nombre. Néanmoins leurs meilleurs morceaux sont inférieurs à l’histoire admirable de Josepha dans l’écriture. Il n’est pas possible de trouver un plus beau chef d’œuvre d’éloquence dans le genre simple. Voici le discours que Judab fait à Joseph qui gouvernait en Égypte, pour le prier de ne point retenir captif son frère Benjaminc, mais de le garder plutôt lui-même à sa place.
« Mon Seigneur, permettez, je vous prie, à votre serviteur de vous dire un mot, et ne vous mettez pas en colère contre votre esclave ; car vous jugez aussi souverainement que Pharaon1. Mon Seigneur a demandé d’abord à ses serviteurs : avez-vous encore votre père et quelque autre frère ? Et nous avons répondu à mon Seigneur : Nous avons un père fort âgé, et un jeune frère qui est né dans sa vieillesse ; son frère qui est né de la même mère est mort : il est resté seul, et son père l’aime tendrement. Vous dîtes alors à vos serviteurs : Amenez-le {p. 331}moi ; je serai bien aise de le voir. Et nous dîmes à mon Seigneur : le jeune homme ne peut quitter son père ; car s’il s’éloigne de lui, son père mourra. Et vous dîtes à vos serviteurs : Si votre jeune frère ne vient avec vous, vous ne paraîtrez plus devant moi. Quand nous fûmes retournés vers notre père votre serviteur, nous lui rapportâmes ce que mon Seigneur nous avait dit. Quelque temps après, notre père nous dit : Retournez en Égypte, et achetez-nous des vivres. Nous lui répondîmes : Nous irons si notre jeune frère vient avec nous ; sans cela nous n’irons point, parce que nous ne pouvons paraître devant celui qui commande en Égypte, que notre jeune frère ne soit avec nous. Et notre père votre serviteur nous dit : Vous savez que Rachela mon épouse m’a donné deux fils ; l’un étant sorti d’auprès de moi, j’ai cru qu’une bête l’avait dévoré, et je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là. Si vous emmenez encore celui-ci, et qu’il lui arrive quelque accident, vous accablerez ma vieillesse d’une affliction qui la conduira au tombeau. Maintenant donc si je retourne vers mon père votre serviteur, et que ce jeune homme n’y soit pas, comme sa vie dépend absolument de celle de son fils, dès qu’il ne le verra point avec nous, il mourra, et vos serviteurs accableront sa {p. 332}vieillesse d’une douleur qui le mettra au tombeau. C’est moi qui ai répondu de ce jeune homme à mon père, en disant : Si je ne vous le ramène, je consens d’être coupable à vos yeux tous les jours de ma vie. Que ce soit donc moi, je vous prie, qui demeure esclave de mon Seigneur en la place du jeune homme, et qu’il s’en retourne avec ses frères ; car comment retournerai-je sans lui, pour être témoin de l’extrême affliction qui accablera mon père ? »
II.
Du Genre fleuri. §
Le genre fleuri se pare de tous les ornements de l’art, sans prendre soin de les cacher. Il joint aux grâces du sentiment le coloris de l’imagination ; et en s’attachant à plaire par tout ce que l’élocution a de plus séduisant, il contribue merveilleusement à la persuasion. Ce qui le caractérise principalement, ce sont les pensées brillantes, les belles images, l’éclat des figures, l’agrément des digressions, la variété des tours, cette cadence nombreuse et périodique, cette harmonie de style qui charme l’oreille, et jette l’esprit dans une espèce d’enchantement. Néanmoins, dit Quintilien1, il coule avec douceur, semblable à une belle rivière qui roule tranquillement une eau claire et pure, et {p. 333}que des forêts verdoyantes ombragent des deux côtés.
Les plus beaux modèles du genre fleuri chez les anciens, sont la plupart des Oraisons de Cicéron, et le Panégyrique de Trajan par Pline. Parmi nous ce sont les Oraisons funèbres de Fléchier, les Eloges des Académiciens par Fontenelle, et les Sermons du Père de Neuville, surtout son Oraison funèbre du cardinal de Fleuria, d’où le morceau suivant a été tiré.
« Le moment arrivait où ce mérite si modeste devait se développer aux yeux de l’Univers, et par tous les services qu’un sujet peut rendre à son roi, se montrer digne de tout ce qu’un roi peut faire pour son sujet. Louis XIV, ce monarque, la gloire de son peuple et de son siècle, la gloire de la religion et de l’État, plus héros dans le déclin des années et dans l’adversité, que dans le brillant de la jeunesse et de ses victoires, et dont la vertu éprouvée par la disgrâce, força enfin la fortune à rougir de son inconstance, lui fit sentir sa faiblesse, lui apprit qu’il ne lui appartient ni de donner, ni d’ôter la véritable grandeur ; Louis XIV avait vu passer comme l’ombre sa nombreuse postérité. Seul dans ses palais immenses, il semble se survivre à lui-même : ses yeux prêts à se fermer pour toujours, n’aperçoivent, à la place {p. 334}de tant de fleurs moissonnées dans leur printemps, qu’une fleur à peine éclose, faible, chancelante, presque dévorée par le souffle qui avait séché, consumé tant de tiges si florissantes. Nouveau Joasa, unique reste du sang de David, arraché aux débris de son auguste maison, ayant peine à se faire jour à travers les ruines sous lesquelles il parut enseveli : dans cet enfant se réunissent les mouvements de son cœur et les vues de son esprit, les tendresses d’un père et les projets d’un roi. Oh ! si du moins il pouvait, par ses leçons et par ses exemples, le former dans le grand art de régner ! Mais le temps s’écoule ; le tombeau s’ouvre devant le monarque ; le tombeau l’attend et le demande : il pense donc à se remplacer auprès de son successeur. Or sur qui tombera le choix de ce prince vieilli dans l’étude et dans la connaissance des hommes ; de ce prince, dont le choix des Bossuet et des Fénelon avait prouvé et honoré les lumières ? Il appelle l’évêque de Fréjus, et lui remet les destinées de son sang et de son royaume. »
III.
Du Genre sublime. §
Le genre sublime se reconnaît à l’élévation des pensées, à la pompe des {p. 335}expressions, à la vivacité des images, à la noblesse et à la grandeur des sentiments. Il émeut les esprits avec une adresse merveilleuse, agite l’âme avec violence, la transporte, l’enlève à elle-même. Majestueux, abondant et magnifique, dit Cicéron1, il réunit tout ce que l’art oratoire a de plus fort et de plus véhément. C’est cette espèce d’éloquence qui a enlevé les suffrages, qui s’est rendue maîtresse des délibérations publiques, qui a étonné le monde par le bruit et la rapidité de sa course ; qui, après avoir excité l’applaudissement et l’admiration des hommes, les laisse dans le désespoir d’atteindre à cette haute perfection où elle s’est élevée. En un mot, c’est elle qui règne souverainement sur les esprits et sur les cœurs ; qui tantôt brise tout ce qui ose lui résister, tantôt s’insinue dans l’âme des auditeurs par des charmes secrets, et tantôt y établit de nouvelles opinions, ou déracine celles qui paraissent les mieux affermies.
Quintilien compare ce genre d’éloquence à un fleuve impétueux, qui entraîne tout, jusqu’aux pierres et aux rochers, rompt ses ponts et ses digues, ne connaît d’autres rives que celles qu’il se fait lui-même, s’enfle et s’irrite de plus en plus dans son cours. Aussi l’Orateur, dit-il2, y emploie les couleurs les plus fortes et les plus vives. Tantôt il évoque les morts, tantôt il personnifie la patrie, {p. 336}pour gémir sur les attentats d’un citoyen rebelle. Il élève son discours par la hardiesse des hyperboles, apostrophe les Dieux, prête de l’âme et du sentiment aux êtres inanimés, excite la colère et toutes sortes d’autres mouvements.
Les Orateurs de l’antiquité qui ont le plus excellé dans ce genre d’éloquence, sont Démosthène et Cicéron : parmi nous, ce sont Bourdaloue, Bossuet et Massillon. Le Sermon de ce dernier sur le petit nombre des élus, est plein de morceaux sublimes. Voici le plus frappant. L’orateur l’a imité d’un discours prononcé par le grand Saint Chrysostôme, dans l’église de Constantinople.
« Je suppose que ce soit ici notre dernière heure à tous ; que les cieux vont s’ouvrir sur nos têtes ; que le temps est passé, et que l’éternité commence ; que Jésus-Christ va paraître, pour nous juger selon nos œuvres, et que nous sommes tous ici, pour attendre de lui l’arrêt de la vie ou de la mort éternelle. Je vous le demande, frappé de terreur comme vous, ne séparant point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même situation où nous devons tous paraître un jour devant Dieu notre juge ; si Jésus-Christ, dis-je, paraissait dès à présent, pour faire la terrible séparation des justes et des pécheurs, croyez-vous que le nombre des justes fût sauvé ? Croyez-vous que le nombre des justes fût au moins égal à celui des pécheurs ? Croyez-vous {p. 337}que, s’il faisait maintenant la discussion des œuvres du grand nombre qui est dans cette Église, il trouvât seulement dix justes parmi nous ? En trouverait-il un seul ? »
Ce morceau, dit Voltaire1, est un des plus beaux traits d’éloquence qu’on puisse lire chez les Nations anciennes et modernes ; et le reste du discours n’est pas indigne de cet endroit si saillant. Il ajoute qu’à peine Massillon eut prononcé ces dernières paroles, qu’un transport de saisissement s’empara de tout l’auditoire : presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire. Le murmure d’acclamation et de surprise fut si fort, qu’il troubla l’Orateur ; et ce trouble ne servit qu’à augmenter le pathétique de ce morceau.
Aucun de ces trois genres ne se trouve ordinairement seul dans une pièce d’éloquence. Tous les trois y sont réunis, et s’y soutiennent l’un par l’autre. L’Orateur devant instruire, plaire et toucher, est obligé de les entremêler, parce que chacun de ces trois genres a un rapport plus marqué à chacun de ces trois devoirs. Dans les endroits du discours où il veut instruire, il doit s’exprimer d’une manière simple : dans les endroits où il veut plaire, il doit répandre les plus belles fleurs de l’élocution : dans les endroits où il veut toucher, il doit parler fortement au cœur, élever l’âme par le sublime des pensées et {p. 338}des sentiments. Le genre simple est donc plus particulièrement propre à la preuve, quoiqu’il soit quelquefois pathétique et touchant. Le genre fleuri est plus particulièrement propre à plaire, quoiqu’il pénètre aussi quelquefois jusqu’au cœur. Mais le propre du genre sublime est toujours d’émouvoir vivement et de persuader : c’est le triomphe de l’éloquence ; c’est le talent suprême de l’Orateur.
De plus grands détails sur l’art de bien écrire, me paraîtraient ici superflus : ils ne serviraient qu’à fatiguer la mémoire et l’esprit des jeunes gens, sans les instruire peut-être davantage. Il leur suffit d’en bien savoir les principes généraux, et de lire nos bons Écrivains, que je ferai connaître en exposant les règles des divers genres de littérature. Avant de traiter cette seconde Partie de mon Ouvrage, je vais faire quelques remarques sur le style épistolaire. Il est assez important aux jeunes gens de ne pas ignorer, en entrant dans le monde, la manière de bien écrire une lettre, et le cérémonial qu’on y doit observer.
Observations générales sur l’Art d’écrire les Lettres §
Il y a deux espèces de lettres ; les unes qu’on appelle philosophiques, parce que l’on peut y discourir sur toutes sortes de matières ; y traiter de la morale, de l’homme, des passions, de la politique, de la littérature, en un mot de tous les arts, de toutes les sciences, et de tous les objets qui y ont quelque rapport. Les autres appelées familières, ne sont autre chose qu’une conversation par écrit entre des personnes absentes. Il n’est question ici que de celles de cette dernière espèce.
Lettres familières. §
Tout ce qu’on peut dire sur le style propre aux lettres familières, est renfermé dans ce précepte si connu et si souvent recommandé ; qu’on doit écrire comme l’on parle. Mais il faut supposer qu’on parle bien ; et peut-être même est-on obligé de parler un peu mieux dans une lettre que dans la conversation, parce qu’on a le temps de choisir ses idées et ses expressions, et de leur donner un tour plus agréable. Cependant rien n’y doit paraître recherché en aucune manière. Le style simple et facile est le seul qui puisse être mis en usage. Dans les lettres de sentiment, il doit être pathétique, mais en pénétrant dans l’âme {p. 340}avec douceur, sans trop échauffer l’imagination, sans exciter de grands mouvements. Dans les lettres d’agrément, il doit être fleuri, mais en n’admettant que des ornements naturels, et en rejetant toute parure affectée. Ce style pathétique, et ce style fleuri doivent toujours porter un caractère de simplicité.
Deux excès sont à éviter dans le style épistolaire ; le trop d’art, c’est-à-dire, les
pensées raffinées, les mots sonores, les figures éclatantes, les périodes nombreuses, les
tours pompeux ou alambiqués. Madame de Maintenona répondant à la lettre d’un
jeune Ecclésiastique, pour qui elle s’intéressait, lui disait : « Je crois votre
lettre très exacte, et dans toutes les règles de l’art de bien dire. Mais elle ne me paraît
point conforme à celles du bon goût : je l’aurais voulue plus simple. Votre bon cœur est
pressé de reconnaissance et d’amitié pour moi ; je vous permets de le dire ; car je suis
fort touchée de ces sentiments, et ce sont des vertus : mais il fallait le dire sans
chercher des termes et des expressions plus propres à une déclamation qu’à une
lettre. »
L’autre excès est le trop de négligence. On doit dire dans une lettre les choses comme elles se présentent à l’esprit, sans se permettre jamais des mots impropres, des phrases triviales, des proverbes populaires. Par exemple, ces expressions, je vous écris ces deux {p. 341}lignes, je prends la liberté de vous écrire, pour m’informer de l’état de votre santé, etc., sont, non pas du style simple, mais du style bas : le ton de la bonne compagnie ne les souffre point. Il faut surtout éviter les grandes fautes de langage : elles décèlent une profonde ignorance des principes de notre langue, et par-là même une éducation négligée, qui ne peut donner qu’une idée peu favorable de l’homme qui écrit. Les jeunes gens doivent à cet égard s’appliquer à corriger leurs lettres, jusqu’à ce qu’ils aient acquis par l’habitude, la facilité d’écrire purement et avec grâce.
Si l’on sent bien qui l’on est, et à qui l’on parle, on ne dira dans une lettre que ce que l’on doit dire, et on le dira de la manière dont on doit le dire. Le respect, le devoir, l’amitié, la supériorité même, ont chacun un langage particulier. La bonne éducation, le bon esprit, le sentiment nous dictent ce langage. Un inférieur concevra aisément qu’il doit parler en termes respectueux, sans trop s’abaisser ; un égal, qu’il ne doit point prendre un ton de hauteur ; un supérieur, qu’il ne doit pas trop faire sentir ce qu’il est. Un ami se livrera au sentiment, et laissera courir la plume : c’est au cœur seul à dicter les lettres d’amitié. On recommande cependant, et avec juste raison, d’y être réservé sur la plaisanterie : il ne faut se la permettre que rarement, en écrivant à un ami. Un bon mot peut être lu dans un moment d’humeur, et affaiblir, briser même insensiblement les liens de l’amitié.
Différentes espèces de Lettres familières. §
Le style ne saurait être trop simple, trop clair et trop précis dans les lettres d’affaires. L’esprit et l’enjouement doivent en être bannis. Dites ce qu’il faut, et ne dites que ce qu’il faut : entrez en matière sans préambule, et passez d’un article à l’autre, sans chercher de transition. C’est là qu’il faut s’occuper plus des choses, que de la manière de les dire, pourvu qu’on s’exprime nettement et sans équivoque.
Il n’en est pas de même dans les lettres de demande. Le ton doit en être modeste et respectueux, à proportion de la qualité de la personne à laquelle on écrit ; les expressions choisies, sans le paraître ; les pensées justes et convaincantes ; les tours agréables et propres à persuader. Mais l’art doit être ici bien caché. Quelquefois on obtient en louant avec finesse les personnes, en flattant leur vanité, en leur faisant même entrevoir qu’il est de leur intérêt de vous rendre service. Tout cela dépend du caractère de celui à qui l’on demande. Il faut le connaître par soi-même, ou par la voix publique.
À ces sortes de lettres ressemblent, à bien des égards, les lettres de recommandation. La chaleur du sentiment, la douceur et l’agrément du style doivent les caractériser. On ne saurait trop y montrer l’intérêt qu’on prend à la personne pour laquelle on demande quelque chose, et dont on ne doit pas passer sous silence les talents et les vertus. Cicéron est admirable dans ces sortes de lettres : il s’exprime, il sollicite, il insiste avec la plus vive chaleur, et avec cette éloquence qui {p. 343}entraîne le cœur et la volonté de celui à qui il écrit. Pline le jeune n’est ni moins zélé, ni moins pressant, ni moins pathétique dans ses lettres de recommandation. Nous n’en connaissons qu’une tout entière d’Horace, celle qu’il écrivit à Tibère, pour le prier de placer auprès de-lui Septimius, dans un voyage que ce jeune Prince allait faire en Orient, à la tête d’une armée. Tibère en effet agréa Septimius, et le fit ensuite connaître d’Auguste, qui ne tarda pas à lui donner son affection. Cette lettre est un vrai modèle en ce genre, principalement pour la précision, la délicatesse, et le ton qu’on doit prendre, quand on écrit dans ces circonstances à des personnes d’un rang élevé. La voici :
« Septimius est sans doute le seul qui juge que j’ai quelque part à votre estime. Quand il me prie, ou plutôt quand il m’oblige de vous le recommander comme un homme digne d’entrer dans la maison et dans la confidence d’un Prince, qui ne choisit que des gens de mérite ; quand il se persuade que vous voulez bien m’honorer d’une amitié intime, il s’imagine certainement que je peux plus que je ne le crois moi-même. Je lui ai dit bien des raisons pour m’excuser. Mais enfin, j’ai appréhendé qu’il ne me soupçonnât de vouloir rabaisser mon crédit auprès de vous, et d’user de dissimulation envers lui, dans la vue de n’être utile qu’à moi-même. Ainsi, pour éviter ce reproche honteux, j’ai osé aspirer aux récompenses des courtisans les plus assidus. Si donc je vous parais digne {p. 344}de quelque éloge, pour avoir franchi les bornes de la retenue et du respect, par déférence aux ordres d’un ami, je vous supplie d’accorder à Septimius une place dans votre maison ; et croyez que vous aurez un homme de cœur et de probité. »
Votre cœur doit fournir ce que vous avez à dire dans une lettre de remerciement. Si vous êtes vraiment sensible au service que vous avez reçu, vous ne manquerez ni d’expressions ni de tours pour en marquer toute votre reconnaissance, et pour louer la générosité de la personne qui vous a obligé. Mais ne vous imaginez pas qu’il faille pour cela une bien longue lettre. Le sentiment se peint souvent dans un seul mot. Voyez cette lettre du Maréchal de Tallard à Madame de Maintenon.
Madame,
« Recevez, s’il vous plaît, ici mes très humbles remerciements du mot que vous me fîtes l’honneur de me dire hier. Rien n’égale vos bontés ; rien n’égale ma reconnaissance. Vous m’avez accordé votre protection pour me faire Chevalier de l’Ordre ; j’en ai ressenti les effets quand j’ai été Duc. Vous achèverez, Madame, quand il vous plaira, de me mettre au rang de mes camarades. Pour moi je ne songerai toute ma vie qu’à marquer au Roi et à vous la reconnaissance de ce que je dois à l’un et à {p. 345}l’autre : trop heureux, Madame, si vous êtes aussi persuadée de mes sentiments que je le mérite. »
Une lettre de félicitation ou de condoléance à un ami, est facile à faire, parce qu’on se réjouit ou l’on s’afflige réellement avec lui. Il n’en est pas de même de celles que la bienséance seule nous oblige d’écrire à un Supérieur ou à un égal. Il faut alors dans une lettre de félicitation employer ces lieux communs déjà épuisés, qui sont le mérite de la personne, la justice qui lui a été rendue, les espérances qu’elle peut concevoir pour l’avenir, et l’intérêt qu’on prend à tout ce qui la regarde. Ces sortes de lettres doivent être courtes. Celle ci peut servir de modèle. Elle est du Comte de Bussy à M. Mascaron sur sa nomination à l’évêché de Tulles.
« Je viens d’apprendre avec beaucoup de joie, Monsieur, la grâce que le Roi vous a faite, non seulement pour l’intérêt de mon ami, mais encore pour celui de mon Maître. Je trouve qu’il est aussi beau au Roi de vous faire du bien, qu’à vous de le mériter. »
Voici la réponse de Mascaron :
« Le Roi m’a donné plus qu’il ne pense, Monsieur. Le compliment que la grâce qu’il m’a faite m’a attiré de votre part, est pour moi un second bien presque aussi précieux que le premier. Toute la différence que j’y vois, c’est qu’il ne m’est pas permis de croire que je sois digne d’un grand Évêché, et que mon cœur me dit que je mérite un peu de {p. 346}part dans votre amitié par les sentiments avec lesquels, etc. »
On ne me pardonnerait point de passer sous silence la lettre que le Duc de Montausier, cet homme d’une vertu si pure, si droite, si ferme et si courageuse, écrivit au grand Dauphin, son ancien élève, après la prise de Philipsbourg. La voici :
Monseigneur,
« Je ne vous fais pas de compliment sur la prise de Philipsbourga : vous aviez une bonne armée, une excellente artillerie et Vaubanb. Je ne vous en fais pas non plus sur les preuves que vous avez données de bravoure et d’intrépidité : ce sont des vertus héréditaires dans votre maison. Mais je me réjouis avec vous de ce que vous êtes libéral, généreux, humain, faisant valoir les services d’autrui, et oubliant les vôtres ; c’est sur quoi je vous fais mon compliment. »
Le Duc de Montausier cessant de faire les fonctions de Gouverneur du
Dauphin, lui avait dit : Monseigneur, si vous êtes honnête homme, vous
m’aimerez ; si vous ne {p. 347}l’êtes pas, vous me haïrez, et je m’en
consolerai.
Les lettres de condoléance exigent un style sérieux, grave et négligé, un ton conforme à celui de la personne qui pleure. Quelques réflexions de piété y sont très bien placées, pourvu qu’elles ne soient pas longues. Il est bien des peines, bien des revers qui abattent cette fière raison, dont nous nous enorgueillissons. La douce, la consolante religion peut seule en relever le courage et ranimer les forces.
Louis XV était convalescent à Metz. Madame la Duchesse de Ventadour, Gouvernante des Enfants de France, allait lui écrire pour le féliciter sur le rétablissement de sa santé, lorsqu’on vint lui annoncer la mort de Madame sixième, qui était élevée avec Mesdames à Fontevraulta. Au compliment de félicitation, elle joignit ainsi le compliment de condoléance.
{p. 348}SIRE,
« Après la grâce que le Seigneur vient d’accorder à la France, en lui conservant Votre Majesté, il ne fallait rien de moins qu’un Ange en ambassade pour l’en aller remercier. »
Il faut beaucoup de prudence et de circonspection dans une lettre de reproches. Plaignez-vous avec douceur ; la politesse l’exige. Mêlez même l’enjouement à vos plaintes : en blâmant les procédés de la personne, justifiez ses intentions ; c’est le moyen de ramener les esprits. Des reproches trop vifs et amers n’ont presque toujours d’autre effet qu’une rupture ouverte.
Si au contraire vous avez des torts, ne rougissez point d’en convenir dans votre lettre. Montrez-vous touché d’avoir pu déplaire à celui à qui vous écrivez, et sincèrement disposé à réparer le passé. Il faut, dans ces lettres d’excuses, une manière de s’exprimer franche et naturelle, qui soit un sûr garant des sentiments du cœur. Dire qu’on se trompa hier, c’est faire voir, suivant la pensée de Pope, qu’on est plus sage aujourd’hui. Cette réflexion bien méditée doit nous engager à ne jamais dissimuler nos fautes. Notre amour-propre y trouve même son intérêt.
Il y a bien peu de chose à dire sur ces lettres de bonne année, qui ne sont dictées que par les égards et les ménagements. Ce sont toujours les mêmes idées tant rebattues, et c’est ce qui les rend difficiles à faire. Le mieux est de souhaiter simplement aux personnes qu’on cultive une heureuse année, et de leur demander la continuation de leurs bontés. Il n’est peut-être pas en ce genre de plus beau souhait que celui qu’Ovide fit à {p. 349}Germanicusa, et que le P. Brumoi a ainsi paraphrasé :
Ovide pour vos destinéesFerait les souhaits les plus doux.Que le ciel donne les années ;Vous trouverez le reste en vous.
Le style des lettres dans lesquelles on fait des récits ou des descriptions, peut être soigné, fleuri, avoir un certain éclat, pourvu que l’art ne paraisse point. Les peintures magnifiques, les grandes figures y seraient déplacées. Que le ton soit léger et badin, grave et sérieux, selon les choses qu’on raconte. Mais qu’il y ait toujours de la chaleur et de la rapidité dans le récit : c’est le moyen de flatter l’esprit et l’imagination, en même temps qu’on enchaîne la curiosité. Voyez la grâce et la vivacité, que Madame de Sévigné a mises dans ces détails du passage du Rhin.
« Le comte de Guiche a fait une action, dont le succès le couvre de gloire ; car si elle eût tourné autrement, il était criminel. Il se charge de reconnaître si la rivière est guéable ; il dit qu’oui : elle ne l’est pas. Des escadrons entiers passent à la nage, sans se déranger : il est vrai qu’il passe le premier. Cela ne s’est jamais hasardé, cela réussit. Il enveloppe des escadrons et les force à se {p. 350}rendre. Vous voyez bien que son bonheur et sa valeur ne se sont point séparés : mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela. Un chevalier de Nantouillet était tombé de cheval ; il va au fond de l’eau, il revient ; il y rentre, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, il s’y attache ; ce cheval le mène à bord ; il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée ; reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard. »
Tout fait image dans ce récit ; et tout y est naturel. Quelle légèreté ! quel enjouement ! quel coloris ! Mais voici le ton du sentiment, l’expression de la douleur dans cette lettre, où Madame de Sévigné annonce au Comte de Grignan la mort de M. de Turenne.
« C’est à vous que je m’adresse, mon cher Comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France ; c’est celle de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versaillesa : le Roi en a été affligé, comme on doit l’être de la mort du plus grand Capitaine et du plus honnête homme du monde : toute la Cour fut en larmes, et M. de Condom1 pensa {p. 351}s’évanouir. On était près d’aller se divertir à Fontainebleaua ; tout a été rompu : jamais un homme n’a été regretté si sincèrement ; tout ce quartier où il a logé, et tout Paris, et tout le peuple, étaient dans le trouble et dans l’émotion ; chacun parlait et s’attroupait pour regretter ce Héros. Je vous envoie une très bonne relation de ce qu’il a fait quelques jours avant sa mort : après trois mois d’une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent pas d’admirer, vous n’avez plus qu’à y ajouter le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avait le plaisir de voir décamper l’armée des ennemis devant lui ; et le 27, qui était samedi, il alla sur une petite hauteur pour observer leur marche : son dessein était de donner sur l’arrière-garde, et il mandait au Roi, à midi, que dans cette pensée, il avait envoyé dire à Brisachb qu’on fît les prières de Quarante heures. Il mande la mort du jeune d’Hocquincourt, et qu’il enverra un courrier pour apprendre au Roi la suite de cette entreprise : il cachette sa lettre et l’envoie à deux heures. Il va sur cette petite colline avec huit ou dix personnes ; on tire de loin à l’aventure un malheureux coup de canon qui le coupe par le milieu du corps, et vous {p. 352}pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée : le courrier part à l’instant ; il arriva lundi, comme je vous ai dit, de sorte qu’à une heure l’une de l’autre, le Roi eut une lettre de M. de Turenne, et la nouvelle de sa mort. »
Ne prenez jamais un ton de maître dans les lettres de conseils. Vous devez y ménager d’amour-propre de celui à qui vous écrivez, soit que vous lui donniez de vous-même ces conseils, soit qu’il vous les ait demandés. Ce n’est pas assez qu’ils soient le fruit d’une raison saine et d’un sens droit : il faut encore les faire goûter par la douceur, la politesse, et l’expression de la vraie amitié. On va voir un modèle du ton et du style de ces sortes de lettres, dans celle-ci de Mademoiselle de Barry, à son frère, Élève de l’École Royale Militaire. Je l’ai trouvée dans le Mercure de France du mois de Septembre 1758. Elle contient de trop grandes leçons de vertu, pour que je doive craindre de la citer tout entière.
« J’apprends, mon cher frère, que vous allez sortir de l’École Militaire, pour entrer dans la carrière des armes. Vous êtes un des premiers que cette École ait formés ; et comme étant parmi ses enfants du nombre de ses aînés, vous allez porter des premiers dans le sein de la patrie, les fruits de cette excellente culture.
« Je n’ai eu jusqu’à ce moment que la douce habitude de vous aimer : mais je vous {p. 353}avouerai que je mêle à cet amour un vrai respect, quand je me représente votre destinée honorable. Vous n’aviez reçu en naissant qu’un nom et de la pauvreté. C’était beaucoup que le premier de ces dons : mais la cruelle médiocrité rend cet honneur bien pensant ; et qui sait si cette fâcheuse compagne vous aurait permis de vivre, et de mourir avec toute la pureté de votre naissance ?
« Heureusement pour vous et pour vos pareils, dans un de ces moments où Dieu parle au cœur des bons Rois, celui qui nous gouverne a jeté les yeux sur la pauvre noblesse de son Royaume. Son âme s’est ouverte au mouvement le plus généreux ; il a adopté sur-le-champ une foule d’enfants illustres et infortunés. Un Édit plein de grandeur leur imprime sa protection royale, et a consolé, par cet appui, les mânes plaintifs de leurs pères.
« Bénissons, mon cher frère, les circonstances qui ont fait éclore un acte aussi grand, dans les premières années de votre vie. Dix ans plus tard, ce bienfait n’eût existé que pour vos concitoyens ; mais bénissons surtout ces âmes vraiment héroïques, qui ont embrassé et exécuté un projet aussi noble et aussi paternel.
« Vous voilà donc, grâces à cet établissement, muni des leçons de l’honneur le plus pur, et des plus belles lumières. Votre éducation a été une espèce de choix parmi les {p. 354}autres éducations, et l’État vous a prodigué ses soins les plus précieux et les plus chers. En vérité, mon cher frère, je considère avec joie tant d’avantages : mais je ne saurais m’empêcher de murmurer un peu contre mon sexe, qui en me laissant sentir toutes ces choses comme vous, met entre votre bonheur et le mien une si grande différence. Suivez donc vos destins, puisqu’il le faut ; augmentez même, j’y consens, ma jalousie. Je ne vous dissimulerai pourtant pas que votre tâche me paraît un peu difficile : vos secours passés augmentent vos engagements ; et des succès ordinaires ne vous acquitteraient peut-être pas. Si les inspirations du cœur valaient toujours celles de la raison, je romprais sans doute le silence, et je risquerais auprès de vous ces conseils, que l’amitié me suggère sur votre conduite et vos devoirs.
« 1°. Mon cher frère, je me figurerais en votre place, qu’en tout état et en tout temps, je dois être modeste ; et quoique les bien faits du Roi honorent ses plus grands sujets, je m’en tiendrais dans ce sens fort glorieux ; mais j’irais aussi jusqu’à considérer dans ce bienfait ma patrie entière, et je ferais en sorte que ma conduite fût l’expression de ma reconnaissance.
« 2°. J’aurais un courage prudent et rassis ; point de tons, point de prétentions. Je céderais, dès que je pourrais descendre avec décence. Je voilerais même mes forces ; et {p. 355}je serais plus touché d’obtenir les suffrages, que de les contraindre.
« 3°. J’aimerais mieux être un homme estimé qu’un homme aimable ; un Officier de nom, qu’un joli cavalier ; et je prendrais, si je pouvais, en talents, la part de mérite que les Français cherchent trop souvent en agréments et en amabilité.
« 4°. Je fuirais les passions. Je les crois au moins une trêve à nos devoirs. Cependant, comme il serait peu raisonnable d’aller sur ce point jusqu’au précepte, je ferais en sorte de n’avoir dans mes goûts que des objets respectables : c’est le seul moyen de restituer par un côté ce que l’amour fait toujours perdre de l’autre à l’exacte vertu.
« J’allais mettre 5°., mon cher frère ; mais la crainte de faire un sermon m’arrête ; et puis je me persuade qu’il faut de courtes leçons aux grands courages. C’est ainsi que mon âme se plaît à parler à la vôtre, et j’entre à merveille, comme vous voyez, dans l’éducation que vous avez reçue.
« Il faut pourtant que j’ajoute à mes avis le pouvoir de l’exemple : je suis assez heureuse pour le trouver dans notre sang. De tels exemples sont, comme vous savez, des commandements absolus. Je ne sais si c’est cette raison seule qui me détermine à vous les transcrire ici ; mais quand j’y mêlerais {p. 356}un peu d’orgueil, c’est peut-être là toute la gloire de notre sexe ; la vôtre consiste à les imiter.
« Barry, notre grand oncle, était Gouverneur de Leucatea en Languedoc, sous le règne de Henri IV. Les Ligueurs l’ayant fait prisonnier, le conduisirent dans la ville de Narbonneb qu’ils avaient en leur pouvoir : là on le menaça de la mort la plus rigoureuse, s’il ne livrait la place ; sa réponse fut qu’il était prêt à mourir. Barry avait une jeune épouse qui s’était renfermée dans Leucate. Les Ligueurs la crurent plus facile à vaincre : ils l’avertirent du dessein de son mari, et lui promirent sa vie, si elle livrait la ville. La réponse de la femme de Barry, fut que l’honneur de son mari lui était encore plus cher que ses jours. La grandeur fut égale de part et d’autre ; Barry souffrit la mort ; et sa femme, après avoir défendu la place avec succès, alla ensevelir sa douleur et sa jeunesse dans un Couvent de Béziersc où elle mourut.
« Le fils de ce généreux Barry succéda à son Gouvernement de Leucate en 1637. Serbellonid, après avoir investi cette {p. 357}place, tenta de le corrompre, et lui promit des avantages considérables, s’il embrassait le service des Espagnols : l’histoire de son père fut la seule réponse que le Général Espagnol en reçut.
« Voilà, mon cher frère, deux Barry qui n’ont point eu d’École Militaire pour berceau, et qui ont été pourtant bien grands l’un et l’autre. Souvenez-vous d’eux, je vous conjure, toute votre vie : souvenez-vous-en le jour d’une bataille, et dans toutes les occasions où il s’agira de faire bien ; et si ce n’est pas assez, de faire mieux que les autres (car il faut porter jusques-là son ambition), dites-vous sans cesse : Je suis devant les yeux de mes ancêtres, ils me voient ; et ne soyez pas après cela digne d’eux si vous le pouvez : ma main tremble en vous écrivant ceci ; mais c’est moins de crainte que de courage.
« Entrez donc, mon cher frère, de l’École dans la carrière militaire. Portez les armes que vos pères ont portées, et que ce soit avec honneur comme eux. Que je vous trouve heureux d’avoir tant d’obligations à devenir un sujet distingué, et de devoir au Roi votre vie et vos services, au double titre de votre maître et de votre père ! Vous porterez toute votre vie sur votre personne les signes glorieux de sa bonté (la Croix de l’Ordre de Saint-Lazare) ; mais je suis sûre qu’on les reconnaîtra encore mieux à vos actions. Je suis certaine encore que vous ne perdrez jamais le souvenir de ce que vous {p. 358}devez à ceux qui vous ont dirigé dans l’École que vous quittez, et principalement à ce Citoyen vertueuxa que ses grandes qualités ont, pour ainsi dire, associé à l’œuvre immortelle de ce règne. Je vous aimerai alors de tendresse et de fierté ; et tandis que confinée dans un château, je partagerai ma vie entre les soins de mon sexe et des amusements littéraires, je vous perdrai de vue dans le chemin de la gloire. Vous cueillerez des lauriers et votre sœur disputera aux jeux floraux leurs couronnes. Elle s’élèvera peu à peu à un style plus noble ; et si vous devenez jamais un grand guerrier, vous lui apprendrez à vous chanter, et vous aurez de sa part un poème. Je meurs d’envie d’avoir quelque jour ce talent ; et vous sentez par-là ce que mon ambition vous demande. Adieu, mon cher frère, pardonnez à ma jeunesse ces réflexions ; mais sachez-en gré à mon amitié. J’ai voulu vous écrire dans l’époque la plus importante de votre vie ; et mon cœur a volé pour cela jusqu’à vous : c’est lui qui m’a dicté tout ce que cette lettre contient ; il vous aime trop pour avoir pu se tromper. Je suis, etc. »
Écrivains épistolaires. §
La lecture des bons Épistolaires est infiniment utile, et peut aider beaucoup à se {p. 359}faire un style agréable. Mais nous en avons peu de cette espèce. On ne parle plus des lettres de Balzac et de Voiture, que pour les citer, les premières comme des modèles de style ampoulé, et les autres comme des modèles d’affectation. Celles de Boursault sont faites sans goût et dépourvues de naturel. Il y a en général trop d’esprit dans les lettres de Bussi-Rabutin ; trop d’apprêt dans le style de celles de Madame Lambert ; et le travail se fait trop sentir dans celles de Fléchier. Il faut donc se borner aux lettres de Madame de Sévigné, et à celles de Madame de Maintenon. Mais qui parviendra jamais à imiter la vivacité, la délicatesse, l’enjouement, l’aimable négligence, les grâces si naturelles et si piquantes du style enchanteur de la première ? Madame de Maintenon pourrait plutôt servir de modèle pour la noble simplicité, l’élégance et la précision du style.
Voici le cérémonial observé dans les lettres. Ce détail ne paraîtra pas minutieux, puisqu’il est nécessaire : d’ailleurs il ne sera pas long.
Cérémonial observé dans les lettres. §
On place indifféremment la date au haut ou au bas d’une lettre. Il y a des personnes qui prétendent que la seconde manière est plus conforme aux règles de la politesse ; et je dois dire qu’aujourd’hui elle est assez généralement suivie, quoiqu’elle soit peut-être moins commode que la première. Mais dans {p. 360}les lettres d’affaires et de commerce, on la place ordinairement au haut de la lettre.
Vers le quart de la page, à commencer en haut, on écrit le mot Monseigneur, Monsieur, Madame ou Mademoiselle, selon l’état et le rang de la personne, en ajoutant au mot Monsieur ou Madame le titre d’une terre ou d’une charge distinguée, s’ils en ont un. On donne le titre de Monseigneur aux Princes du Sang, aux Cardinaux, aux Évêques, au Chancelier, au Garde des sceaux, aux Maréchaux de France, etc. Il y a d’autres personnes à qui on le donne, suivant les circonstances : c’est ce qu’on ne peut apprendre que par l’usage.
Il faut laisser entre la qualification de la personne, et le commencement de la lettre, un intervalle plus ou moins grand selon le respect qu’on lui doit : c’est ce qu’on appelle donner la ligne. On doit laisser aussi au bas de la même page un espace un peu considérable, et, au revers, commencer à peu près à la même hauteur, où l’on a placé de l’autre côté le mot de Madame ou de Monsieur. Il faut donner la ligne aux personnes qui sont au-dessus de nous. On n’en agit pas de même à l’égard de ses égaux et de ses amis : mais on place le mot de Monsieur ou de Madame le plutôt qu’il se peut.
Quand on écrit à des personnes de la plus haute distinction, il convient de ne pas employer la seconde personne, mais de se servir d’une périphrase. On dira donc : {p. 361}la lettre dont votre Altesse, votre Éminence, etc., (selon le titre de la personne) m’a honoré, etc. Tout le monde sait que les rois ont le titre de majesté, et leurs fils et petits-fils, celui d’altesse royale. Les autres princes du sang ont celui d’altesse sérénissime. On dit, votre éminence aux cardinaux, et votre altesse éminentissime, s’ils sont princes ; votre excellence aux ambassadeurs, aux grands seigneurs des pays étrangers ; et votre grandeur à d’autres personnes que les circonstances de la vie feront connaître.
La politesse exige que dans le cours d’une lettre, quelque peu étendue qu’elle soit, on rappelle le titre de Monseigneur ou le mot de Monsieur avec le titre dont il est accompagné, selon qu’on a commencé. Il faut avoir soin de le répéter le plutôt qu’on peut, quand on a tourné la page.
On finit tout uniment une lettre par ces mots qu’on met à l’alinéa, je suis, ou j’ai l’honneur d’être, en y joignant l’expression de quelque sentiment, selon le rang de la personne à laquelle on écrit. Si l’on se sert du mot respect, on doit mettre simplement, je suis : mais avec toute autre expression, on met, j’ai l’honneur d’être, etc., je suis avec un profond respect − j’ai l’honneur d’être avec la plus parfaite estime, avec la plus parfaite considération. On répète ensuite le mot de Monsieur, en s’écartant de la ligne et un peu au-dessous ; et puis, en s’écartant et {p. 362}descendant toujours vers le coin de la page, on met, votre très humble et très obéissant serviteur. C’est à peu près vis-à-vis ces mots qu’il faut écrire la date, si on la place au bas de la lettre.
Ces intervalles doivent être gardés dans les lettres mêmes où l’on n’a pas donné la ligne. Mais dans une lettre à un inférieur, on écrit tout de suite : je suis avec les sentiments les plus distingués, ou avec attachement, ou très parfaitement, etc. La formule qu’il convient d’employer doit être déterminée par les circonstances. Si dans le corps de la lettre on a donné quelque titre particulier, il faut le répéter dans la souscription de cette manière :
Je suis, etc.
Monseigneur,
De votre Altesse sérénissime
ou
De votre Éminence
Le très humble, etc.
Il y a des personnes qui prétendent que les nobles ne doivent pas, en signant, ajouter le de à leur nom, non plus que leur titre ou de Marquis ou de Comte, etc. ; à moins qu’on ne soit plusieurs du même nom, et que ce titre ne soit employé comme distinctif. D’autres personnes prétendent le contraire. Je ne puis dire quel est sur ce point l’usage le plus généralement suivi. Si néanmoins ceux qui signent ordinairement, sans ajouter leur titre à leur nom, écrivent pour la première {p. 363}fois à des personnes, dont il est à présumer qu’ils ne sont pas connus, il conviendra, je crois, qu’ils ajoutent le titre ou de leur terre, ou de leur charge, etc.
Les lettres à un prince du sang ont cette adresse : À son altesse sérénissime Monseigneur le Prince, etc. On met pour un cardinal : À son Éminence Monseigneur le, etc. ; pour un évêque : À Monseigneur l’Évêque de, etc. ; pour le chancelier : À Monseigneur le Chancelier (en supprimant le nom) ; pour un ambassadeur : À son Excellence, etc. On sait que les lettres à des têtes couronnées n’ont d’autre adresse que celle-ci : Au Roi, à la Reine.
Au-dessus des autres lettres, on exprime le titre, la profession et la demeure des personnes. Je remarquerai ici qu’en indiquant la demeure, c’est une faute de dire, par exemple, demeurant dans la rue du Mail, dans la rue des Noyers. Ce gérondif, ainsi que la préposition et l’article doivent être supprimés : il faut dire seulement rue du Mail, rue des Noyers. C’est encore une faute de joindre l’article simple et l’article particulé, au-dessus d’une lettre qu’on écrit à un religieux. Au lieu de mettre : Au Révérend Père, le Révérend Père ; il faut, au Révérend Père, Révérend Père, etc.
J’avais oublié de dire, que quand on écrit à une personne à qui l’on doit du respect, {p. 364}la politesse ne souffre pas qu’on la charge de faire des complimens à une autre. Si on le fait, c’est toujours avec ce correctif : Permettez que Madame, etc. Monsieur, etc. trouve ici les assurances de mon respect. La politesse proscrit aussi les apostilles, les post-scriptum. Elles annoncent d’ailleurs qu’on a eu peu d’attention en écrivant.
Fin du Tome premier.
Notes pour l’intelligence des exemples cités dans ce premier volume. §
A. §
Achab, roi d’Israël, plus impie et plus déréglé que tous ses prédécesseurs. Il s’empara, pour agrandir ses jardins, de la vigne du pauvre et vertueux Naboth, qu’il fit mourir, et périt bientôt lui-même dans une bataille contre Aminadab, roi de Syrie, l’an 898 avant J.-C. Les chiens léchèrent le sang qui coulait de ses blessures.
Achille, roi de la Phthiotide, province de la Thessalie (aujourd’hui la Janna ou Jannina, dans la Turquie d’Europe). Il était fils de Pélée, à qui la fable a donné pour épouse Thétis, une des déesses de la mer. Elle ajoute que sa mère le plongea dans les eaux du Styx, fleuve des enfers, pour le rendre invulnérable, et qu’il le fut eu effet, excepté au talon, par lequel elle le tenait. Ce héros si célèbre fut le plus vaillant et le plus fort de tous les Grecs, au siège de Troie. Mais s’étant brouillé avec Agamemnon, au sujet d’une jeune esclave nommée Briséis, il cessa de combattre ; et pendant tout le temps de son inaction, les Grecs n’éprouvèrent que des revers. La mort de son ami Patrocle, tué par Hector, lui fit reprendre les armes. Il terrassa dans un combat singulier le prince troyen, qu’il traîna trois fois autour des murailles de Troie. Peu de temps après, atteint lui-même au talon d’une flèche empoisonnée que lui décocha Pâris, frère d’Hector, il mourut de cette blessure, l’an 1200 avant J.-C. Les Grecs l’enterrèrent sur le promontoire de Sigée, où ils lui élevèrent un {p. 366}tombeau. On dit qu’Alexandre le Grand, dans le cours de ses conquêtes, passant en Phrygie, l’an 334 avant J.-C., visita ce tombeau d’Achille, et porta envie au double honneur de ce héros, d’avoir eu un ami si fidèle pendant sa vie, et un chantre tel qu’Homère, après sa mort.
Agamemnon, fils d’Atrée et d’Érope, suivant Homère, et roi d’Argos et de Mycènes, dans le Péloponnèse (aujourd’hui la Morée, dans la Turquie européenne). Il fut le chef général des dix rois de la Grèce, qui assiégèrent la ville de Troie. La flotte ayant été arrêté par les vents contraires dans le port d’Aulide, près de l’île Eubée (aujourd’hui Nègrepont), il sacrifia aux Dieux sa fille Iphigénie, qui, suivant plusieurs auteurs, ne fut point immolée, ayant été enlevée par Diane. Le jour même qu’Agamemnon rentra dans sa patrie, après la prise de Troie, Clytemnestre, sa femme, lui fit préparer un grand festin, au milieu duquel il fut assassiné par Égysthe, fils de Thieste, frère d’Atrée, l’an 1209 avant J.-C. Cette princesse agissait de concert avec le meurtrier, qu’elle épousa bientôt après.
Albe, ancienne ville d’Italie, bâtie par Ascagne ou Iule, fils d’Énée, environ 300 ans avant la fondation de Rome, et 1054 avant J.-C. Après avoir subsisté pendant près de quatre siècles, elle fut détruire par Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, qui y transféra les habitants, dont les principaux furent incorporés dans le sénat. C’est sur ses ruines qu’a été bâtie la ville épiscopale d’Albano, à quatorze milles de Rome ; entre le lac Castel-Gandolphe et le Monte-Albano ou Monte-Cavo.
Alger, ville fameuse par ses pirateries, et capitale du royaume de ce nom en Afrique. Elle est située près de la mer, vis-à-vis l’île de Minorque, sur la pente d’une montagne, et bâtie en amphithéâtre. On compte dans ses environs {p. 367}dix-huit mille jardins, qui ont été faits par des esclaves. Elle fut bombardée en 1682 et 1687 par les flottes de Louis XIV. C’était anciennement la ville de Césarée en Mauritanie, bâtie et embellie par Juba, roi de cette contrée.
Ambres (le marquis d’), officier d’un grade distingué. Il se signala par sa bravoure, dans le fort de la mêlée, au passage du Rhin.
Amour (l’) ou Cupidon, que les poètes font dieu de l’amour, et fils de Mars et de Vénus. Ils le représentent sous la figure d’un enfant nu, avec un arc et un carquois rempli de flèches ardentes, dont il blesse les cœurs. Ils lui mettent aussi presque toujours un bandeau sur les yeux.
Amours (les). La fable, qui les a personnifiés, les représente sous la figure de petits enfants ailés.
Amphitrite, fille de Nérée, dieu marin, et de sa sœur Doris. Neptune voulant l’épouser, toute rebelle qu’elle était à ses désirs, lui envoya deux dauphins, qui la trouvèrent au pied du mont Atlas (sur la côte de l’Océan Atlantique, un peu en-deçà des îles Canaries), et qui la lui amenèrent sur un char en forme de coquille. Cette déesse de la mer est représentée ayant la partie supérieure du corps semblable à celle de la femme, et le reste semblable à celle d’un poisson.
Angleterre (Henriette Anne d’), la dernière des enfants de Charles I, roi d’Angleterre, et de Henriette-Marie de France. Elle fut mariée, en 1661 à Monsieur, frère unique de Louis XIV, et mourut en 1670 à l’âge de 26 ans, regrettée de la cour et de la ville.
Antoine (Marc), Romain d’une illustre origine, né l’an 86 avant J.-C. Il s’était déjà fait connaître avantageusement, lorsqu’il embrassa le parti de César, qu’il vint trouver dans les Gaules, {p. 368}déguisé en esclave ; et c’est alors que le sénat, à l’instigation de Cicéron, le déclara ennemi de la république. Nommé gouverneur de l’Italie dès que César s’en fut rendu le maître, il commanda l’aile gauche de son armée à la bataille de Pharsale. Le dictateur ayant été assassiné, Antoine harangua le peuple, en lui montrant la robe du mort encore teinte de sang, et excita une sédition contre ses meurtriers. On lui opposa le jeune Octave, fils adoptif et héritier de César. Après quelques combats, ces deux ennemis se réconcilièrent, et formèrent avec Lépide ce fameux triumvirat qui fit couler tant de sang, et taillèrent en pièces l’armée de la république, commandée par Brutus et Cassius. D’après le partage que les Triumvirs s’étaient fait de l’empire, Antoine avait pour lui l’orient. Il s’y livra à la débauche, et conçut la plus violente passion pour Cléopâtre, reine d’Égypte. Bientôt il se brouilla avec Octave, dont il avait répudié la sœur peu de temps après l’avoir épousée. Ces deux rivaux se joignirent dans le golfe d’Ambracie (aujourd’hui Larta), près des côtes d’Épire (aujourd’hui la Basse-Albanie, dans la Turquie d’Europe), à la hauteur d’Actium (aujourd’hui Capo-Figallo). C’est là que se livra, l’an 31 avant J.-C., cette grande bataille navale qui décida de l’empire du monde. Antoine vaincu, s’enfuit précipitamment en Égypte, et s’enferma dans Alexandrie. Mais craignant de tomber entre les mains de son ennemi, qui vint assiéger cette ville, et se croyant d’ailleurs trahi par Cléopâtre, il se donna la mort, l’an 30 avant J.-C.
Apollon, fils, selon la fable, de Jupiter et de Latone. Il était dans le ciel Phœbus, ou le Soleil, monté sur un char resplendissant traîné par quatre chevaux ; et sur la terre Apollon, dieu des arts et des sciences, et chef des neuf Muses. Il habitait avec elles les monts Parnasse, Hélicon, Pinde, Pierius, et les bords de l’Hippocrène et du Permesse (dans la Turquie d’Europe {p. 369}d’aujourd’hui), lieux où paissait le cheval Pégase qui leur servait de monture. Ce dieu ayant, suivant la fable, tué les Cyclopes qui avaient forgé la foudre dont son fils Esculape avait été frappé par Jupiter, fut chassé du ciel et privé des honneurs de la divinité pendant neuf ans. Il erra sur la terre avec Neptune, exilé comme lui, pour avoir conspiré contre Jupiter ; et ils se virent tous les deux réduits à faire des briques, sous les ordres de Laomédon qui élevait les murs de Troie. On représente Apollon sous la figure d’un jeune homme sans barbe, avec une lyre, un bouclier, un carquois et des flèches, ayant auprès de lui des instruments pour les arts.
Aquilons. Vents froids et violents qui soufflent du Septentrion. Le principal, que les poètes appellent aussi Borée, souffle entre le nord et le levant. On le représente avec des brodequins aux pieds et des ailes aux épaules, couvert quelquefois d’un manteau.
Asphalite (Lac), appelé aujourd’hui Mer Morte, à dix lieues est de Jérusalem. Il reçoit le Jourdain, et plusieurs autres rivières. L’eau en est très chaude et très salée : elle jette sur ses bords beaucoup de bitume, que les Arabes ramassent.
Athalie, fille d’Achab et de Jézabel, et femme de Joram, roi de Juda. Après la mort de son mari, la soif de régner la porta à faire massacrer tous les enfants de son fils Ochosias qui n’existait plus. Le seul Joas, encore à la mamelle, fut dérobé à sa fureur par sa tante Josabeth, épouse du grand-prêtre Joïada ou Joad, qui, quelques années après, le montra au peuple, et le fit aussitôt couronner. Athalie étant accourue au bruit de la cérémonie, fut mise à mort par le peuple même et par les soldats, l’an 883 avant J.-C.
Athènes. Ville célèbre par les grands hommes {p. 370}en tout genre qu’elle a produits, et capitale de l’Attique (aujourd’hui Livadie, dans la Turquie d’Europe). C’est de ce même nom que les Grecs appelaient Minerve ; et c’est ce qui a donné lieu à cette fiction des poètes, que la ville d’Athènes fut ainsi nommée par cette déesse, qui l’emporta sur Neptune, en faisant sortir du sein de la terre un olivier chargé de fruits, après que ce dieu eut fait sortir un cheval fougueux. Athènes, située sur le golfe d’Enguia, s’appelle aujourd’hui Atina ou Sétines par corruption. Elle conserve très peu de vestiges de son ancienne splendeur. On y voit quelques restes de l’ancien temple de Minerve, un des plus beaux édifices de l’univers, et d’autres antiquités curieuses.
Automne. Divinité poétique, représentée sous la figure d’un jeune homme qui tient d’une main une corbeille de fruits, et qui de l’autre caresse un chien. Mais c’est le plus souvent Pomone elle-même, déesse des fruits.
Autriche (Marie - Thérèse d’), infante d’Espagne, fille de Philippe IV et d’Élisabeth de France, sœur de Louis XIII, qui avait épousé Anne d’Autriche, sœur de ce même Philippe. Marie-Thérèse fut mariée à Louis XIV en 1660, et mourut en 1683, âgée de 45 ans. Le roi, qui honorait sa vertu, dit en apprenant sa mort : Voilà le premier chagrin qu’elle m’ait jamais donné. Il répéta plusieurs fois dans sa douleur : Je suis veuf de la princesse du plus grand mérite.
B. §
Baal. Une des anciennes divinités du paganisme, et à laquelle on offrit en sacrifice des victimes humaines. Les prêtres de ce dieu se faisaient des incisions avec des couteaux et des lancettes, jusqu’à ce que le sang coulât. Les Israélites lui dressèrent souvent des autels, et l’adorèrent.
{p. 371}Bacchus, fils, selon la fable, de Jupiter et de Sémélé, fille de Cadmus, qui fonda la ville de Thèbes en Béotie (aujourd’hui la Livadie du milieu). Après avoir conquis l’Asie et l’Inde, d’où il est surnommé le vainqueur du Gange, Bacchus passa en Égypte, où il fut le premier à planter la vigne, et fut adoré comme le dieu du vin. Dans la guerre des Géants, il se transforma en lion pour les dévorer, et se montra le plus puissant des dieux après Jupiter. On le représente sur un char traîné par des tigres, des lynx ou des panthères, et armé d’une espèce de pique ornée de pampre et de lierre, appelée thyrse, et dont il s’était servi pour faire couler des fontaines de vin. On lui met quelquefois des cornes à la tête, ou pour marquer sa force, ou parce que dans ses voyages il s’était couvert de la peau d’un bouc, animal qu’on lui sacrifiait. Assez souvent aussi, on le représente sur un tonneau, la tête ceinte d’une branche de lierre, un verre à la main, et des cothurnes aux pieds.
Bellone, sœur du dieu Mars, selon la fable, et déesse, comme lui, de la guerre et des combats. On la représente armée d’un casque et d’une cuirasse, les cheveux épars, une pique ou une torche à la main, ayant quelquefois un fouet, pour animer les troupes au carnage.
Benjamin. Douzième et dernier fils du patriarche Jacob et de Rachel, né l’an 1738 avant J.-C., et chef d’une des douze tribus du peuple de Dieu.
Beringhen (le marquis de), premier écuyer du roi, et colonel du régiment Dauphin. Au passage du Rhin, il se jeta dans le bateau du prince de Condé, parce que son cheval ne voulait pas passer. Il reçut, après le passage, un coup de mousquet dans la mamelle droite, et plusieurs coups dans ses habits.
{p. 372}Béziers, ville du Bas-Languedoc, appelée du temps des Romains Colonie des Septimances, c’est-à-dire de la septième légion. Elle est dans une charmante situation, sur une colline, au pied de laquelle coule la rivière d’Orbe ou Orb, à deux lieues de la mer.
Bourbon (Charles de). Il mourut en 1537, laissant trois fils, Antoine, roi de Navarre, et père de Henri IV ; Louis I, tige de la maison de Condé, et Charles, cardinal, que Mayenne, chef des Ligueurs, fit proclamer roi de France, en 1589, sous le nom de Charles X. Ce prélat était alors prisonnier à Fontenai en Poitou, où il mourut l’année suivante, âgé de 67 ans.
Brisach, ville d’Alsace à une demi-lieue du Rhin, bâtie par ordre de Louis XIV, et fortifiée par le maréchal de Vauban.
Brutus (Marcus Junius), né à Rome, et descendant, selon quelques-uns, du fameux Brutus, fondateur de la république. Il conspira avec Caius Cassius, préteur comme lui, contre César, dont ils furent les meurtriers. Cassius s’engagea Brutus, par des trames sourdes, dans cette conspiration. Il fit mettre d’abord au bas de la statue de l’ancien Brutus, ces paroles : Plût aux Dieux que tu vécusses encore ! et répandit ensuite ce billet : Tu n’es pas le vrai Brutus, puisque tu dors. L’exécution de leur entreprise ne produisit que des effets bien funestes. Forcés, très peu de temps après, de sortir de Rome ; poursuivis par Antoine et Octave jusques dans la Macédoine, ils y furent défaits près de la ville de Philippes, et se donnèrent eux-mêmes la mort, l’an 42 avant J.-C. La république perdit en eux ses derniers défenseurs. Il y en a qui disent que Brutus était né d’un mariage secret de César avec Servilie, sœur de Caton d’Utique. Il en fut du moins toujours traité comme un fils chéri qui lui dut sa fortune et sa vie. César combattant {p. 373}à Pharsale, avait recommandé qu’on épargnât les jours de Brutus ; et lorsqu’en plein sénat, tombant sous les coups de ses assassins, il vit au milieu d’eux Brutus armé d’un poignard, et toi aussi, mon cher Brutus ! s’écria-t-il en expirant. Cassius avait été aussi dans l’armée de Pompée à Pharsale ; et César vainqueur avait eu la générosité de lui donner la vie.
C. §
Camille, amazone, fille de Metabus, et reine des Volsques, peuple d’Italie. Exercée dès sa jeunesse à la chasse et au maniement des armes, elle devint bientôt célèbre par ses exploits guerriers, et soutint longtemps l’armée de Turnus contre Énée, qui voulait s’établir en Italie. Elle fut tuée dans cette guerre par un Troyen nommé Arruns.
Carthage, ville d’Afrique, fondée, l’an 883 avant J.-C., par Didon, venue de Phénicie, qui y fit bâtir la forteresse appelée depuis Byrsa. Elle fut la capitale de la république des Carthaginois, et devint si puissante, qu’elle se déclara la rivale de Rome, contre laquelle elle soutint trois guerres, fameuses dans l’histoire, sous le nom de Puniques. Dans la première, elle subit la loi du vainqueur ; dans la seconde, elle en fut tributaire, et dans la troisième, elle fut détruite, l’an 146 avant J.-C. Elle fut rétablie sous Jules César. Mais les Sarrasins ou Arabes la rasèrent entièrement, l’an 698 de l’ère chrétienne. On en voit encore quelques ruines à trois lieues de Tunis, dans cette partie de l’Afrique qu’on appelle aujourd’hui Barbarie.
Cassius. (Voyez le mot Brutus.)
Catilina (Lucius), d’une des plus illustres familles de Rome. Né avec de grands talents, mais avec les inclinations les plus perverses, il se laissa emporter par l’ambition de changer le {p. 374}gouvernement de la république, et forma une conjuration, dans laquelle il eut l’adresse de faire entrer des gens de tous les états. Le plan de cette conjuration était de tuer les deux consuls, d’égorger tous les sénateurs, et de mettre le feu en même temps dans les douze quartiers de Rome. Cicéron, alors consul, averti par une femme nommée Fulvia, prévint l’effet de cet horrible complot. Catilina, instruit que son projet avait été découvert, passa en Étrurie (aujourd’hui Toscane), y rassembla quelques légions mal armées, et tenta la fortune d’un combat, où, après avoir fait des prodiges de valeur, il se fit tuer, l’an 62 avant J.-C.
Cavais (Louis d’Oger, marquis de), grand maréchal-des logis de la maison du roi. Il donna de grandes preuves de valeur au passage du Rhin.
Centaures, Monstres, suivant la fable, moitié hommes et moitié chevaux. Ce qui a donné lieu à cette fiction, c’est que les premiers hommes qui montèrent à cheval, parurent de loin avoir cette forme. Ces hommes habitaient un canton de la Thessalie (aujourd’hui la Janna ou Jannina, dans la Turquie d’Europe).
Cérès, fille, selon la fable, de Saturne et de Cybèle, et déesse de l’agriculture et des moissons. On la représente la tête couronnée d’épis, et une faucille à la main.
César (nom de). On donne ordinairement ce nom aux douze premiers empereurs de Rome. Celui dont il s’agit, est Néron. (Voyez ce mot.)
César (Caius Julius), né d’une ancienne et très illustre famille de Rome, l’an 98 avant J.-C., avec une ambition démesurée, et avec tous les talents propres à la satisfaire. Il s’éleva aux {p. 375}premières dignités de la république par son éloquence et ses exploits militaires, se ligua avec Pompée et Crassus pour donner des lois aux Romains (ligue qu’on appelle le premier Triumvirat), et passa dans les Gaules, dont il fit la conquête, ainsi que d’une partie de la Germanie et de la Grande-Bretagne, comme il avait fait celle de bien d’autres pays. Crassus avait été tué dans un combat contre les Parthes ; et Pompée, jaloux des belles actions de César, fit rendre au sénat un décret contre lui, et obtint le commandement de l’armée de la république. Le vainqueur des Gaules se hâta d’aller combattre son rival, et l’atteignit dans la plaine de Pharsale en Macédoine, où il remporta une victoire complète, à laquelle Pompée ne survécut pas longtemps. César battit ensuite les deux fils de ce même Pompée, et parvint enfin à la souveraine puissance dans Rome, sous le titre de dictateur perpétuel. Mais il fut assassiné en plein sénat, l’an 43 avant J.-C., par une troupe de conjurés, à la tête desquels étaient Brutus et Cassius. On dit que les sénateurs voyant bien que César n’avait voulu devenir leur maître que pour être leur bienfaiteur, se préparaient à lui déférer le titre de roi dans tout l’empire, excepté dans l’Italie. On convient du moins assez généralement que les grandes qualités de cet homme si célèbre, le rendaient tel que devait être le maître de Rome, si Rome avait dû en avoir un.
Charles I, roi d’Angleterre. Après un règne de 24 ans, continuellement agité par différentes factions, rempli de révoltes, de trahisons et de guerres intestines, ce monarque infortuné fut condamné par le parlement à avoir la tête tranchée ; ce qui fut exécuté le 9 février 1649, dans la 49e année de son âge. (Voyez le mot Cromwell.)
Coislin (Armand de Cambout, duc de). Il fut blessé, dans la mêlée, au passage du Rhin, de plusieurs coups de mousquet.
{p. 376}I. Condé (Louis de Bourbon, prince de), qui mérita le surnom de Grand. Il naquit à Paris, en 1621, de Henri de Bourbon, prince de Condé, et de Charlotte-Marguerite de Montmorenci. Élevé chez les Jésuites à Bourges, où son père faisait sa résidence la plus ordinaire, il montra, dès ses études, un génie précoce, et devint un héros dans les premières années de sa jeunesse. Vainqueur à Rocroi, à 22 ans, il le fut à Fribourg, dans trois combats de suite, à 23 ; à Nortlingue, à 24, et à Lens, à 29. Ces quatre victoires sont les plus mémorables de ce prince, qui tint, avec Turenne, le premier rang parmi les plus habiles capitaines de l’Europe, dans un siècle où l’art de la guerre fut approfondi plus qu’il ne l’avait jamais été. Malheureusement, son caractère fier et impétueux lui fit prendre, dans des temps de crise, les armes contre son roi. Mais dès le moment qu’il fut rentré dans le devoir, il devint, comme il l’avait été auparavant, un des sujets les plus fidèles ; et le roi ne balança pas à lui rendre ses bonnes grâces et toute sa confiance. C’est lui qui ouvrit l’avis du passage du Rhin ; entreprise glorieuse, à laquelle il eut la première part. Dans toutes les batailles que livra Condé, il fut tout à la fois soldat et général. Tourmenté de la goutte, il passa les dernières années de sa vie à Chantilli, dans la culture des lettres, et dans la pratique des vertus chrétiennes. Ce prince s’étant rendu à Fontainebleau pour voir la duchesse, sa petite-fille, qui avait la petite vérole, y mourut, en 1686, âgé de 65 ans.
II. Condé(Henri Jules de Bourbon, duc d’Enguien, puis prince de), fils du grand Condé. Il se signala à côté de son père au passage du Rhin, et ensuite à la bataille de Senef. Il mourut en 1709, âgé de 66 ans.
Cromwell(Olivier), né en Angleterre, dans la ville de Huntington, en 1603. Il prit le parti des armes durant la guerre civile, et servit dans {p. 377}l’armée du parlement contre le roi Charles I. Parvenu d’abord au grade de colonel, et ensuite à celui de lieutenant-général, il tailla en pièces l’armée royale au siège d’Oxford ; et après la prise de cette ville, il alla au parlement, où il fit prononcer, en 1646, la déposition du roi. L’année suivante, il fut proclamé généralissime des armées ; défit en 1648 les royalistes commandés par le duc de Buckingham, et entra dans Londres en triomphateur. L’infortuné Charles ayant eu la tête tranchée, au mois de février 1649, Cromwell fit abolir la monarchie un mois après, et gouverna dès ce moment l’Angleterre en maître absolu sous le titre de Protecteur du Peuple. Il finit ses jours, dévoré d’inquiétudes et de soupçons, tourmenté sans cesse par la crainte d’être assassiné, couvert d’une large et forte cuirasse, chargé d’armes offensives, environné d’une garde nombreuse, ne couchant jamais deux nuits de suite dans la même chambre, et mourut d’une fièvre lente en 1658, âgé de 55 ans. Son cadavre, embaumé et enseveli avec pompe dans le tombeau des rois, fut exhumé en 1660, traîné sur la claie, pendu et enterré au pied du gibet.
Cyclades. Îles de l’Archipel, au nombre de cinquante-deux, rangées en forme de cercle ; forme de laquelle, dit-on, elles tirent leur nom.
Cyclopes. (Voyez le mot Etna.)
D. §
Danube, un des plus grands fleuves de l’Europe. Il prend sa source dans la Forêt Noire en Souabe, cercle d’Allemagne ; traverse la Bavière, l’Autriche, la Hongrie, la Servie, la Bulgarie, la Moldavie, et se jette dans la Mer Noire par deux embouchures. Il en avait autrefois sept, selon quelques auteurs. Mais elles ont été bouchées par les sables.
{p. 378}Dauphins ; sorte de gros poissons de mer, que la fable a personnifiés, et qu’elle a mis au rang des dieux subalternes.
David, roi des Juifs, et l’un des plus grands et des plus vertueux
monarques qui aient existé. Fils d’Isaï ou Jessé, de la
tribu de Juda, il naquit à Bethléem, l’an 1085 avant J.-C., et fut sacré roi du peuple Hébreu,
l’an 1063 avant J.-C., pendant qu’il gardait les troupeaux de son père, par le prophète Samuel, qui en avait reçu l’ordre de Dieu même. Si David,
dans le cours de son règne brillant, eut quelques faiblesses, il fut du moins un parfait
modèle de pénitence. Il mourut l’an 1515 avant J.-C., laissant 150 psaumes, où il célèbre les
grandeurs de Dieu par la plus belle et la plus sublime poésie. On a fort bien remarqué que la
morale de ces psaumes est qu’il faut être toujours vrai dans ses paroles ;
n’user jamais de fraude ; rendre à chacun ce qui lui appartient ; exercer la justice, sans
avoir égard à la condition des personnes ; protéger la veuve et l’orphelin ; s’acquitter des
vœux que l’on a faits ; ne point donner d’argent à usure ; ne calomnier personne ; ne faire
jamais de mal à qui que ce soit, pas même à ses ennemis
.
Délos (Dieu de). Les poètes appellent ainsi Phœbus ou le Soleil, parce qu’il naquit avec Diane, sa sœur, dans l’île de ce nom, et que d’ailleurs, il y était adoré dans un temple magnifique. Cette île, autrefois si fameuse, et la plus célèbre des Cyclades dans la mer Égée (aujourd’hui l’Archipel), n’est plus qu’un écueil abandonné, que les Grecs appellent Dili, et qui sert de retraite aux corsaires.
Démétrius (Nicanor), roi de Syrie, l’an 146 avant J.C ; chassé du trône l’année suivante par Antiochus, fils de Balès ; rétabli l’an 131 avant J.-C., et mort deux ans après.
{p. 379}Diane, fille, selon la fable, de Jupiter et de Latone, et déesse des forêts et de la chasse. Elle était Phœbé, ou la lune dans le ciel ; Diane sur la terre, et Hécate dans les enfers. On lui avait élevé à Éphèse, dans l’Asie mineure (aujourd’hui Natolie) un temple qui passait pour une des sept merveilles du monde. Elle est représentée tantôt en habit de chasse, les cheveux noués par-derrière, sa robe retroussée avec une double ceinture, le carquois sur l’épaule, tenant un arc bandé dont elle décoche une flèche, et ayant à ses côtés un chien qui court ; tantôt sur un char traîné par des biches, armée d’un arc et d’un carquois rempli de flèches, et ayant sur sa tête un croissant.
Didon, fille de Bélus, roi de Tyr, dans la Phénicie, qui fait aujourd’hui partie de la Sourie, dans la Turquie d’Asie. Elle avait épousé un des plus riches Tyriens, nommé Sichée, que Pygmalion, frère de cette princesse, égorgea au pied des autels pour s’emparer de ses trésors. Mais Didon ayant eu l’adresse de les enlever, partit secrètement avec ceux qui fuyaient la cruauté du tyran, et aborda en Afrique, dans un port situé vis-à-vis un des trois promontoires de Sicile. C’est là qu’elle bâtit l’an 882 avant J.-C., la ville de Carthage. Peu de temps après, cette princesse craignant d’être forcée à épouser Hyarbas, roi de Mauritanie, qui l’aimait passionnément, fit élever un bûcher pour apaiser, disait-elle, les mânes de son mari, avant de former ce nouveau lien conjugal ; monta sur ce bûcher et se poignarda en présence du peuple, vers l’an 890 avant J.-C. Les amours d’Énée et de Didon, si bien décrites dans l’Énéide, sont une pure fiction de Virgile.
Diogène, né d’un banquier à Synope dans la Paphlagonie, province de l’Asie mineure (aujourd’hui la Natolie). Il était de la secte cynique, ainsi nommée d’un mot grec qui veut {p. 380}dire chien, parce que ceux qui en étaient, mordaient et déchiraient tout le monde. Ces philosophes se privaient d’ailleurs de toutes les commodités de la vie, et avaient pour uniforme un bâton et une besace. Diogène y ajouta un tonneau qu’il promenait avec lui, et qui lui servait de maison. Il n’en était pourtant pas moins orgueilleux ; car un jour étant entré chez Platon, il se mit à deux pieds sur un beau tapis, en disant : Je foule aux pieds le faste de Platon. – Oui, répliqua celui-ci, mais par un autre faste. Il mourut vers l’an 320 avant Jésus-Christ, âgé, dit-on, de 99 ans.
Discorde (la), divinité poétique, que la fable dit avoir été chassée du ciel par Jupiter, parce qu’elle brouillait continuellement les Dieux ensemble. On la représente coiffée de serpents, tenant une torche ardente d’une main, une couleuvre et un poignard de l’autre, ayant le teint livide, les yeux égarés, la bouche écumante et les mains ensanglantées.
Dryades, nymphes qui présidaient aux forêts. Les Hamadryades n’avaient chacune qu’un arbre sous leur protection.
E. §
Egypans. Nom que l’on donne aux satyres. Voyez ce mot.
Égypte. Vaste contrée d’Afrique, située le long de la mer Rouge, qui la sépare de l’Asie. Elle est célèbre dans l’antiquité, non seulement par le génie de ses habitants, qui furent les premiers à cultiver les sciences, mais encore par ses pyramides d’une hauteur prodigieuse, ses obélisques, ses colosses, ses sphinx (figures qui ont le visage et le sein d’une femme, et le reste du corps d’un lion), ses statues, ses labyrinthes, et le nombre infini de ses temples. Elle est {p. 381}aujourd’hui habitée par des Maures, des Grecs, des Arabes, des Turcs, qui en sont les souverains, et des Cophtes qui sont les naturels du pays. Il ne pleut presque jamais en Égypte ; et son terroir ne doit sa fertilité qu’aux débordements du Nil.
Élie, prophète d’Israël, qui, après avoir opéré un grand nombre de miracles, fut enlevé au ciel sur un char de feu, vers l’an 895 avant Jésus-Christ.
Élisée, disciple d’Élie, et prophète comme lui. Son maître ayant été enlevé par un tourbillon de feu, lui laissa son manteau et son esprit prophétique. Il mourut vers l’an 830 avant Jésus-Christ.
Élysées (les champs). Lieu des enfers, selon la fable, orné de prairies et de bosquets, qu’arrosait le fleuve Léthé, et où régnait un printemps perpétuel. Les poètes y plaçaient, après la mort, les âmes des héros et des gens de bien.
Enguien. Voyez le mot Condé II.
Éole, fils de Jupiter selon la fable et dieu des vents qu’il tenait enfermés dans les cavernes et les montagnes d’Éolie, royaume composé de plusieurs îles qu’on nommait Éoliennes (aujourd’hui Lipari), voisines des côtes de Sicile, vers le nord. On dit que ce qui a donné lieu à cette fiction des poètes, c’est qu’il y avait un habile astronome, nommé Éole, qui, par l’observation du flux et du reflux de la mer, était parvenu à connaître le cours des vents et à prédire les tempêtes.
Érigone, nymphe que le dieu Pan épousa.
Etna et Vésuve, montagnes d’Italie, qui {p. 382}renferment des volcans. La première est sur la côte orientale de Sicile, et l’autre à deux lieues de Naples. Les poètes ont feint que les géants qui voulaient escalader le ciel pour détrôner Jupiter, furent ensevelis sous ces montagnes, d’où ils ne cessent de vomir des flammes. Encelade, le plus redoutable de tous, fut renversé d’un coup de foudre ; et Minerve jeta sur lui le mont Etna. Aussi les poètes disent-ils que les flammes qui sortent du sommet de cette montagne, ne sont que les feux de la foudre qu’Encelade vomit. Selon la fable aussi, Vulcain, fils de Jupiter et de Junon, et dieu du feu, a ses forges établies dans les cavernes de ces deux montagnes. Les Cyclopes, hommes d’une grandeur énorme, et qui n’ont qu’un œil tout rond au milieu du front, y fabriquent sous ses ordres les foudres de Jupiter.
Je remarquerai ici que, suivant Macrobe, les géants étaient une nation d’hommes qui niaient l’existence des Dieux ; ce qui a fait dire qu’ils voulaient les chasser du ciel.
Au reste, le mont Etna, dont la forme ressemble à un pain de sucre, offre sur sa surface le phénomène de trois régions différentes. Depuis sa base jusqu’au tiers de sa hauteur, il est couvert d’oliviers, d’arbres fruitiers et de moissons ; dans le milieu, d’une épaisse forêt qui environne toute la montagne, et dans la partie supérieure, d’une si grande quantité de neige et de glace, qu’on en fournit toute la Sicile, l’île de Malte, et presque la moitié de l’Italie. Cette dernière partie s’étend jusqu’au sommet de la montagne, où est la bouche du volcan.
F. §
Fabricius, un des plus grands généraux et des hommes les plus vertueux de la république Romaine. Il fut trois fois consul, et mérita plusieurs fois les honneurs du triomphe. Ce qui le rend non moins célèbre dans l’histoire, c’est sa {p. 383}frugalité, sa générosité, sa franchise, sa droiture, son désintéressement. Il n’avait pour tout bien qu’un champ qu’il cultivait de ses mains, et ne se nourrissait que des légumes des herbes et des fruits qu’il y recueillait. Il mourut si pauvre, que le sénat fut obligé de marier ses filles aux dépens du trésor public. Il vivait l’an 282 avant Jésus-Christ.
Faunes. C’étaient des demi-Dieux qui habitaient les forêts et les campagnes. On les appelait aussi Sylvains.
Fleuri (André-Hercule de), cardinal, né à Lodève dans le Bas-Languedoc, en 1653 ; élevé au siège de Fréjus en 1698 ; nommé, peu de temps avant la mort de Louis XIV, précepteur de Louis XV ; fait cardinal en 1726 et bientôt après, placé à la tête du ministère. Il répara par sa sagesse, son économie et son caractère pacifique les grandes pertes de l’État, que la guerre de la succession et les opérations de la régence avaient extrêmement appauvri ; mais on lui reproche avec raison d’avoir négligé la marine et le commerce extérieur. Nous devons à ce ministre la Lorraine et le duché de Bar, qui, par le traité de 1738, furent réversibles à la France après la mort du roi Stanislas. Le cardinal mourut en 1743, âgé de 90 ans.
Fontainebleau, bourg de l’Île-de-France dans le Gâtinois. Il y a un ancien palais de nos rois, et une forêt d’une étendue immense. C’est le lieu de la naissance de Henri III et de Louis XIII. Les premiers livres dont on a formé la bibliothèque du roi, ont été placés, sous Louis XII, dans une des salles de ce château.
Fontevrault, petite ville de France en Anjou, à une lieue de la Loire, non loin de Saumur, avec une célèbre abbaye de filles, qui est chef d’ordre.
{p. 384}France (Henriette Marie de), fille de Henri IV et de Marie de Médicis, et femme de Charles I, roi d’Angleterre. Les troubles de ce royaume et les dangers auxquels elle y était exposée, l’obligèrent de venir en France, où elle passa les seize dernières années de sa vie. Elle y mourut en 1669, âgée de 60 ans.
François I, parvenu à la couronne de France en 1515, et le plus vaillant prince de son temps. Il joignait à de grands talents de l’esprit, de grandes qualités du cœur. Il fut fait prisonnier à la bataille de Pavie, où il combattit comme un lion. La gloire qu’il eut de faire fleurir les arts et les sciences, lui mérita le titre de restaurateur des lettres. Il mourut en 1547.
G. §
Géants. Voyez le mot Etna.
Germanicus, fils de l’estimable Drusus et de la vertueuse Antonia, nièce d’Auguste. Digne fils d’un tel père et d’une telle mère, il s’acquit beaucoup de gloire par ses exploits militaires, et gagna tous les cœurs par les belles qualités de son âme. Il avait même refusé, à la mort d’Auguste, l’Empire que les soldats lui offraient. Le cruel Tibère, son oncle paternel, jaloux de ses succès, le fit empoisonner l’an 29 de Jésus-Christ, à l’âge de 34 ans. Il avait cultivé les belles-lettres au milieu du tumulte des armes. De tous les ouvrages qu’il composa, il ne nous reste que quelques épigrammes et une traduction en vers latins d’un poème grec d’Aratus sur l’astronomie, intitulé Les Phénomènes.
Germanie, aujourd’hui l’Allemagne, prise, à peu de chose près, dans toute son étendue. Les habitants étaient nommés Germains, c’est-à-dire, hommes de guerre, suivant plusieurs modernes qui font dériver ce mot de gerra, qui, en langue {p. 385}celtique, signifie guerre, et de man qui signifie homme. D’autres prétendent que ce nom de Germains signifiant frères, ne fut d’abord donné qu’à cinq peuples, qui, semblables par la figure, la taille, les mœurs et les inclinations, composaient la nation des Tongres, habitants du pays situé entre la Meuse et l’Escaut, et que ce nom passa dans la suite à tous les peuples de la Germanie.
Grâces, filles, selon la fable, de Jupiter et de Vénus, déesse de la beauté, et dont elles composaient la cour. Elles étaient au nombre de trois, qu’on représente se tenant par la main. Elles présidaient, dit le P. Sanadon, aux bienfaits et à la reconnaissance : elles donnaient la sagesse et l’éloquence, et dispensaient aux hommes la bonne grâce, la gaieté, la facilité des manières, et toutes les autres qualités liantes qui font la douceur de la société.
Grammont (le comte de Guiche, fils aîné du maréchal de). Il était lieutenant-général, et tenta le premier le passage du Rhin Chargé de reconnaître si le fleuve était guéable, pour qu’on pût aller à l’ennemi posté sur la rive opposée, il vint rapporter au roi qu’il avait trouvé un gué, et promit de passer à la tête de la cavalerie. Rien n’était cependant moins vrai que ce rapport ; de manière que l’armée fut obligée de traverser une grande partie du Rhin à la nage.
I. §
Ida, montagne très élevée dans la Troade, contrée de l’Asie mineure (aujourd’hui Natolie), et au pied de laquelle était située la ville de Troie. Le sommet en était appelé gargare.
Ilion. Voyez le mot Troie.
Isaïe, fils d’Amos, de la famille royale de {p. 386}David, né dans le royaume de Juda, l’an 811 avant Jésus-Christ, et le premier des quatre grands prophètes du peuple de Dieu. Il prophétisa sous les règnes d’Osias, de Joathan, d’Achaz, d’Ézéchias et de Manassès, et mourut dans un âge très avancé. Ses prophéties sont d’une force et d’une élévation admirables. Il y parle si clairement de Jésus-Christ et de son église, qu’il a toujours passé, à cet égard, pour un évangéliste et un historien, plutôt que pour un prophète.
Israël. Nom que l’ange du Seigneur donna au patriarche Jacob, et que prirent les dix tribus du peuple de Dieu, qui se séparèrent de celles de Juda et de Benjamin, pour former un royaume particulier.
J. §
Jacob. Nom que l’on donne souvent au peuple de Dieu, comme étant celui du célèbre patriarche, père des chefs des douze tribus qui formaient le corps entier de la nation. Ce patriarche, né vers l’an 836 avant Jésus-Christ, mourut l’an 1689.
Jeux, à peu près les mêmes que les Amours personnifiés. Voyez ce mot.
Jezabel, femme de l’impie Achab, roi d’Israël, et digne d’un tel époux. Elle suscita de faux témoins pour faire condamner Naboth, de la vigne duquel Achab s’était emparé. Jéhu, nouveau roi d’Israël, la fit jeter du haut d’une fenêtre, l’an 884 avant Jésus-Christ ; et les chiens dévorant son corps, ne laissèrent que le crâne, les pieds et les extrémités des mains.
Joas, fils d’Ochosias, roi de Juda. Il naquit l’an 890 avant Jésus-Christ, très peu de temps avant la mort de son père. À cette époque, Athalie, sa grand-mère, s’étant saisie du {p. 387}gouvernement, fit égorger tous les princes de la maison royale ; mais Joas fut sauvé de ce massacre par Josabet, sa tante, femme du grand-prêtre Joïada ou Joad. Élevé secrètement dans le temple, il fut reconnu roi à l’âge de sept ans, par les soins du grand-prêtre, qui mourut quelques années après, et qui en considération de ses services, fut inhumé dans le sépulcre des rois de Juda. À peine ce saint homme fut mort, que Joas se laissa séduire par des flatteurs corrompus. Aussi souilla-t-il la suite de son règne par le rétablissement du culte de l’idolâtrie, et par le meurtre du grand-prêtre Zacharie, fils de ce même Joad, son ancien bienfaiteur.
Jonathas, pontife des Juifs depuis l’an 161 jusqu’à l’an 143 avant Jésus-Christ. Cette dignité était à vie, et donnait au grand-prêtre toute la plénitude de l’autorité souveraine.
Joseph, fils du patriarche Jacob et de Rachel, né l’an 1745 avant Jésus-Christ, dans le pays de Canaan, appelé par la suite Judée. La prédilection que son père avait pour lui, et sa supériorité sur ses frères, qui lui fut annoncée dans un songe, excitèrent la jalousie et la haine de ceux-ci, au point qu’un jour qu’il était allé les voir à la campagne, où ils faisaient paître les troupeaux, ils résolurent de le tuer. Cependant ils se contentèrent de le jeter dans une vieille citerne sans eau, et presque aussitôt ils l’en retirèrent pour le vendre à des marchands étrangers, après lui avoir ôté ses habits, qu’ils trempèrent dans le sang d’un chevreau, et qu’ils envoyèrent à leur père, en lui faisant dire qu’une bête féroce l’avait dévoré. Ces mêmes marchands le revendirent en Égypte, à Putiphar, général des armées de Pharaon. Calomnié par la femme de ce seigneur, aux désirs de laquelle il n’avait pas voulu se rendre, Joseph fut mis dans les prisons, où il expliqua les songes des deux prisonniers illustres qui étaient avec lui. Peu de temps après, il en fit de même à l’égard d’un songe effrayant qu’avait eu Pharaon. Ce monarque {p. 388}admirant la sagesse de Joseph, lui confia l’administration de son royaume qu’il gouverna pendant 80 ans. Il y mourut l’an 1636 avant Jésus-Christ, après avoir fait venir auprès de lui son père et ses frères, à qui le roi donna la grande terre de Gessen. Ses cendres furent dans la suite transportées au lieu de sa naissance, comme il l’avait lui-même ordonné.
Juda, fils du patriarche Jacob et de Lia, sœur de Rachel, né l’an 1755 avant J.-C. Lorsque ses frères eurent jeté Joseph dans une citerne, à dessein de l’y laisser mourir de faim, il leur persuada, pour lui sauver la vie, de le vendre à des marchands madianites, qui allaient en Égypte. Celle des douze tribus d’Israël, dont il fut le chef, devint la plus nombreuse et la plus puissante de toutes. Il mourut l’an 1636 avant J.-C.
Jupiter, fils, selon la fable, de Saturne et de Rhée, ou Cybèle, qui était fille du Ciel et de la Terre. Aussitôt qu’il fut parvenu à l’âge de régner, il détrôna son père, et partagea avec ses frères, Neptune et Pluton, l’empire du monde, se réservant pour lui le ciel et la terre. C’est alors que les Titans, géants terribles, lui déclarèrent la guerre, et entassèrent plusieurs montagnes ; pour escalader le ciel. Mais Jupiter les écrasa tous à coups de foudre sur ces mêmes montagnes. Cicéron, Varron, et plusieurs autres auteurs comptent jusqu’à trois cents Jupiters ; ce qui donne lieu de croire qu’on a attribué toutes leurs grandes actions à celui-ci, que les païens honoraient comme le Dieu suprême, le père des Dieux, et le roi des hommes. On le représente assis sur un trône d’ivoire, tenant la foudre de la main droite, et un sceptre de la gauche, foulant aux pieds les géants vaincus, et ayant auprès de lui un aigle, oiseau qui lui était consacré.
{p. 389}L. §
Lamoignon (Guillaume de), marquis de Basville, un des plus grands magistrats qu’ait eus la France. Il fut reçu conseiller au Parlement à 18 ans ; maître des requêtes à 27, et nommé premier président à 40. Il se délassait des travaux de sa place par les charmes de la littérature, et admit particulièrement au nombre de ses amis les PP. Bourdaloue et Rapin, jésuites, Racine et Boileau. Il mourut en 1677, âgé de 60 ans.
Lesdiguière (François-Emmanuel de Blanchefort de Bonne de Créqui, duc de Lesdiguière, pair de France, comte de Saux). Il se fit remarquer au passage du Rhin par son impétueuse valeur. Quoiqu’il eût été blessé, il ne quitta point son rang, sortit le premier de l’eau, et eut la gloire de porter le premier coup.
Leucate, ancienne petite ville du Bas-Languedoc, remarquable par le siège qu’elle soutint, en 1637, contre les Espagnols, que défit le maréchal de Schomberg.
Liban, la plus grande montagne de Syrie (aujourd’hui Sourie, dans la Turquie d’Asie). Elle est couverte de forêts de sapins, de cyprès et de cèdres. Les carrières qu’elle renferme, fournirent à Salomon le marbre et les pierres nécessaires pour la construction du temple de Jérusalem.
Loire, fleuve qui partage la France en deux parties presque égales. Il prend sa source au mont Gerbier dans le Vivarais ; traverse le Velay, le Forez, le Bourbonnais, le Nivernais, l’Orléanais, la Touraine, l’Anjou, la partie méridionale de la Bretagne ; et se jette dans l’Océan entre Croisic et Bourgneuf, après avoir baigné {p. 390}la ville de Roanne, dans le Forez, où elle commence à porter bateau ; celle de Nevers, d’Orléans, de Blois, de Tours, de Saumur et de Nantes.
Luther, moine augustin d’Allemagne, hérésiarque fameux, et le premier auteur de la religion protestante. Un caractère violent et fougueux, un amour ardent pour les nouveautés, un orgueil excessif, et des mœurs corrompues le précipitèrent dans ces erreurs, qui inondèrent de sang l’Allemagne et la France. Il était né à Islèbe, dans le comté de Mansfeld, en 1483, et y mourut en 1546.
M. §
Maintenon (Françoise d’Aubigné, marquise de), née en 1635 dans une prison de Niort, où étaient enfermés Constant d’Aubigné, son père, et Anne de Cardillac, sa mère, fille du gouverneur du Château-Trompette à Bordeaux. Devenue orpheline, elle fut élevée chez une de ses tantes à Paris. La dureté avec laquelle elle y fut traitée, l’engagea à accepter la main du vieux poète Scarron, qui lui proposait ou de l’épouser, ou de payer sa dot, si elle voulait se faire religieuse. Après la mort de son mari, elle obtint avec peine une pension de Louis XIV ; devint ensuite gouvernante des enfants de ce monarque et de madame de Montespan ; fut quelque temps après, dame d’atours de la dauphine, et gagna enfin toute la confiance et toute l’estime de Louis XIV, avec lequel elle fut unie par les liens d’un mariage secret, mais revêtu de toutes les formalités de l’église. Cette dame, non moins illustre par ses vertus que par son esprit et la prééminence de son rang, mourut en 1719, âgée de 84 ans, dans l’abbaye de Saint-Cyr, que Louis XIV avait fondée à sa prière, en 1686, pour l’éducation gratuite de trois cents jeunes demoiselles nobles.
{p. 391}Marguerite (île Sainte-), la plus grande de deux petites îles de la mer Méditerranée, sur la côte de Provence, et dont la seconde est appelée l’île Saint-Honorat. Dans la première, il y a une bonne citadelle, où l’on enferme les prisonniers d’état.
Mars, fils, selon la fable, de Jupiter et de Junon, Dieu de la guerre, et l’arbitre des combats. Les anciens le représentaient avec un visage irrité, monté sur un char, et quelquefois à cheval, ayant une pique ou un fouet à la main. On l’appelle assez souvent le Dieu de la Thrace, parce qu’il faisait son séjour ordinaire dans ce pays, dont les habitants étaient très belliqueux.
Mathan, prêtre de Baal. Il fut tué dans le temple de ce faux dieu, par les ordres du grand prêtre Joad vers l’an 880 avant J.-C.
Médicis (Marie de), femme de Henri IV, et mère de Louis XIII. Elle mourut à Cologne, en 1642, réduite aux plus fâcheuses extrémités. Depuis son départ de France, en 1631, elle avait erré pendant plusieurs années en Flandres et en Angleterre.
Melpomène, une des neuf Muses qui préside à la tragédie. On la représente sous la figure d’une jeune fille, superbement vêtue, chaussée d’un cothurne, tenant des sceptres et des couronnes d’une main, et un poignard de l’autre.
Ménades, mot qui veut dire furieuses. Les Ménades étaient prêtresses de Bacchus, et suivirent ce Dieu à la conquête des Indes, faisant partout de grandes acclamations pour publier ses victoires. On les appelait aussi Bacchantes. Dans les fêtes qu’on célébrait, et qu’on appelait bacchanales ou orgies, elles couraient, vêtues {p. 392}de peaux de tigres, tout échevelées, tenant des thyrses, des torches et des flambeaux, et poussant des hurlements effroyables.
Mer morte. Voyez Asphaltite (lac).
Milan, capitale du duché de ce nom, et l’une des plus grandes et des plus belles villes de l’Europe. Elle est située entre l’Adda et le Tessin, d’où l’on a tiré deux canaux ; ce qui la rend très commerçante. Il y a plusieurs églises de la plus grande beauté. La cathédrale surtout passe pour une merveille.
Minerve, déesse de la sagesse, des sciences et des beaux arts. Les poètes ont feint qu’elle était sortie, armée de pied en cap, du cerveau de Jupiter. On l’appelle encore Pallas, et on la regarde aussi comme la déesse de la guerre. Elle est toujours représentée avec le casque sur la tête, tenant de la main droite une lance, de l’autre une égide, et ayant auprès d’elle divers instruments pour les sciences et les arts. Au haut de son casque, paraît une chouette, son oiseau favori ; et sur son égide est peinte la tête de Méduse, dont les beaux cheveux furent changés en serpents, en punition du sacrilège que cette nymphe commit avec Neptune dans un des temples de Minerve.
Minos, roi de l’île de Crète (aujourd’hui Candie), fils de Jupiter, selon la fable, et mari de Pasiphaë, fille du Soleil. La sagesse de ses lois, et son équité le firent choisir, après sa mort, par Pluton, pour être un des juges des enfers. On lui met dans les mains une urne, où sont renfermées les destinées des hommes.
Momus, fils du Sommeil et de la Nuit, et regardé par les poètes comme le Dieu de la raillerie, parce qu’il ne s’occupait qu’à examiner et à critiquer les actions des Dieux et des hommes. {p. 393}Voilà pourquoi on le représente levant le masque de dessus le visage, et tenant une marotte à la main. Lucien fait sur ce Dieu une remarque qui mérite d’être rapportée ici. Neptune ayant fait un taureau, Vulcain un homme, et Minerve une maison, Momus trouva que les cornes du taureau auraient dû être placées plus près des yeux ou des épaules, afin qu’il pût donner des coups plus sûrs et plus violents. Quant à l’homme, il aurait voulu qu’on lui fît une petite fenêtre au cœur, pour qu’on vit ses pensées les plus secrètes. Enfin, il trouva la maison trop massive, pour qu’elle pût être transportée dans un autre lieu, lorsqu’on aurait un mauvais voisin. (Dialogues des Dieux ou des Sectes.)
Mornai, seigneur de Duplessis Marly, sincèrement aimé de Henri IV, qui l’envoya à Elizabeth, reine d’Angleterre, auprès de laquelle il réussit dans ses négociations. Attaché aux erreurs de Calvin, il les défendit avec tant d’opiniâtreté, qu’on l’appelait le pape des huguenots ; et lorsque Henri IV abjura cette hérésie, Mornai osa lui en faire de très vifs reproches et se retira d’auprès de sa personne. Son livre sur les prétendus abus de la messe ayant été censuré par les théologiens catholiques, il ne voulut leur répondre que dans une conférence publique, qui se tint à Fontainebleau, en 1600, en présence de toute la cour. Mornai y fut confondu par Duperron, évêque d’Évreux, qui fit remarquer, comme il l’avait promis, cinq cents fautes dans cet ouvrage. Il mourut en 1623, à 74 ans.
Morphée, ministre du dieu du Sommeil, et que les poètes grecs, ainsi que les latins, prennent souvent pour ce même Dieu. Celui-ci, fils de l’Érèbe et de la Nuit, habitait un antre profond, silencieux, impénétrable aux rayons du soleil, environné de pavots et d’herbes assoupissantes, et baigné des eaux du fleuve d’Oubli. Le Dieu mollement couché sur un lit de duvet, avait les {p. 394}Songes à ses côtés et Morphée qui veillait sans cesse, pour empêcher qu’on ne fît le moindre bruit. On le représente sur un lit, tenant une corne d’une main, et une dent de l’autre. Morphée endormait ceux qu’il touchait d’une branche de pavot, et présentait les songes sous diverses figures.
Moyse, fils d’Amram et de Jocabed, né en Égypte l’an 1571 avant Jésus-Christ, prophète et législateur des Juifs, qu’il délivra de l’oppression de Pharaon, roi de ce royaume, après avoir fait plusieurs miracles en présence de ce monarque, qui les laissa sortir de ses États. C’est à la prière de ce saint conducteur du peuple de Dieu, que ce peuple toujours murmurateur, mais toujours chéri, fut miraculeusement nourri pendant quatre ans dans le désert (aujourd’hui l’Arabie pétrée). Moyse y reçut la loi de la main de Dieu même, au milieu des éclairs, sur le mont Sinaï, et mourut âgé de 120 ans, l’an 1451 avant Jésus-Christ, sur la montagne de Nébo, du sommet de laquelle Dieu lui fit voir la terre promise (aujourd’hui la Terre-Sainte) où il ne devait point entrer.
Munich, grande et belle ville d’Allemagne, capitale de la Bavière, et la résidence ordinaire des Électeurs.
N. §
Naïades, nymphes des fleuves et des fontaines.
Nantouillet (le chevalier de). Après le passage du Rhin, il reçut deux coups dans son chapeau.
Narbonne, ville du Bas-Languedoc, anciennement colonie romaine, et capitale de la Gaule Narbonnaise : les Romains l’appelaient même la sœur de Rome. Elle est située sur un canal tiré de la rivière d’Aude, à deux lieues de la mer. L’archevêque de Narbonne prenait le titre de primat, et présidait aux États de la province.
{p. 395}Neptune, fils, selon la fable, de Saturne et de Rhée, et frère de Jupiter et de Pluton. Après que Saturne eut été chassé du ciel, ses trois fils se partagèrent l’Empire du monde ; et Neptune eut celui de toutes les mers. Les poètes ajoutent que d’un coup de son trident (fourche à trois pointes), il fit sortir le premier cheval des entrailles de la terre. C’est pour cela qu’ils lui attribuent le soin des chevaux et des chars, et l’art de monter à cheval. On le représente avec un visage de vieillard, un trident à la main, et porté sur un char traîné par quatre chevaux marins, ou par des dauphins.
Néron, fils de Domitius Œnobarbus et d’Agrippine, adopté par Claude, empereur romain, dont il fut le successeur. Il souilla le trône de tous les crimes, même de crimes jusqu’alors inouïs : c’était une bête féroce altérée de sang. Après le règne le plus dur et le plus tyrannique dont l’histoire fasse mention, il fut condamné par le sénat au dernier supplice, que le monstre prévint en se poignardant, l’an 68 de Jésus-Christ, dans sa trente-deuxième année.
Nil (le), fleuve qui prend sa source dans l’Abyssinie en Afrique. Il arrose, entre autres pays, l’Égypte, et se jette dans la Méditerranée par sept embouchures suivant les anciens, mais par cinq seulement suivant les modernes. Il se déborde régulièrement tous les ans vers le mois d’août, et laisse dans les terres un limon, qui, en les engraissant, les met en état d’être labourées et ensemencées, et leur fait produire la plus abondante récolte. Il nourrit une grande quantité de crocodiles, gros poissons qui dévorent les hommes et les animaux qu’ils peuvent surprendre. Ce qu’on appelle les cataractes du Nil, ce sont de grandes chutes de ce fleuve, c’est-à-dire, les endroits où il trouve dans son cours des rochers, à travers lesquels il se précipite avec grand bruit ; mais dans le temps de sa crue, ses {p. 396}eaux couvrent ces rochers, au-dessus desquels elles coulent paisiblement.
Nogent (Armand de Bautru, comte de), capitaine des gardes de la Porte, maître de la garde-robe, et maréchal de camp des armées du roi. Il fut tué, après le passage du Rhin, d’un coup de mousquet à la tête.
Nymphes, filles de Nérée, dieu marin, et de sa sœur Doris. Elles étaient révérées chez les païens comme des divinités, et avaient séparément pour domaines les mers, les fleuves et les fontaines, les lacs, les forêts les arbres, les montagnes, les bocages et les prairies.
O. §
Orphée, poète célèbre et excellent musicien, né dans la Thrace (aujourd’hui Romanie), et qui vivoit environ 1250 ans avant Jésus-Christ. Les poètes anciens ont feint qu’il était fils d’Apollon et de la muse Calliope, et que son père lui fit présent d’une lyre dont il jouait si bien, qu’il attirait après lui les bêtes féroces, les arbres et les rochers, suspendait le cours des fleuves et arrêtait le souffle des vents. La fable dit aussi qu’Orphée ayant perdu sa femme Euridice, descendit aux enfers, où, par les accords de sa lyre et la douceur de son chant, il fléchit Pluton, qui la lui rendit. Mais il eut la douleur de la perdre une seconde fois, n’ayant pas rempli la condition qui lui avait été imposée, de ne pas tourner la tête pour la regarder jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur la terre.
P. §
Pan, fils de Mercure suivant la fable, et dieu des bergers, des chasseurs et des campagnes, où il était jour et nuit, jouant continuellement de la flûte en gardant ses troupeaux. Les poètes {p. 397}le confondent souvent avec le dieu Sylvain et le dieu Faune. Ils le représentent avec un visage enflammé, des cornes sur la tête, ayant sur sa poitrine une peau de chevreuil, parsemée d’étoiles, et la partie inférieure du corps semblable à celle d’un bouc.
Paris, capitale du royaume de France, et située sur les deux rives de la Seine qui la traverse. Elle passe pour être la ville la plus belle, la plus riche, la plus peuplée, la plus florissante, et l’une des plus grandes de l’Europe.
Pavie, ville d’Italie, avec une célèbre université, dans le duché de Milan. Elle n’a pu se rétablir dans son ancienne splendeur, depuis que le vicomte de Lautrec la saccagea en 1527, deux ans après que François I y avait été fait prisonnier.
Pélion, montagne (aujourd’hui Laca) dans la Thessalie qu’on nomme à présent Janna ou Jannina, contrée de la Turquie d’Europe.
Philippe, fils d’Amyntas, et roi de Macédoine (aujourd’hui Coménolitari dans la Turquie d’Europe). Grand politique et grand guerrier, il assujettit ses voisins, autant par ses négociations et ses richesses, que par sa valeur et ses armes ; parvint à l’Empire de toute la Grèce, sous le titre de généralissime des Grecs qu’il se fit donner, et prépara ainsi les immenses conquêtes de son fils Alexandre. Il mourut assassiné l’an 335 avant Jésus-Christ.
Philipsbourg, ville d’Allemagne dans l’évêché de Spire, sur la rive droite du Rhin. Elle est, par ses fortifications, un des boulevards de l’Empire.
Pignerol, petite ville d’Italie, où Louis XIV avait fait bâtir une citadelle très forte, et qu’il fit démolir lorsqu’il la rendit au duc de Savoie, en 1696.
{p. 398}Pluton, fils, selon la fable, de Saturne et de Rhée, et frère de Jupiter et de Neptune. Le royaume des enfers lui échut lorsque ces trois dieux se partagèrent l’Empire du monde. On le représente assis sur un trône d’ébène, avec un visage noir et menaçant, une couronne de même bois sur la tête, tenant d’une main un sceptre, et de l’autre une clef, qu’on suppose être celle des enfers.
Polymnestor, roi de Thrace (aujourd’hui Romanie), durant le siège de Troie. C’était un des hommes les plus avares et les plus cruels.
Pomone, nymphe du Latium, contrée de l’Italie. Elle était révérée chez les Romains comme la déesse des fruits et des jardins. On la représente avec une serpette à la main, et une couronne de fruits sur la tête.
Pont (le), royaume de l’Asie mineure (aujourd’hui Natolie) dans la Cappadoce septentrionale (aujourd’hui le gouvernement de Sivas dans la Turquie d’Asie).
Priam, fils de Laomédon, et dernier roi de Troie. Les poètes lui donnent cinquante fils ou filles, dont il en eut dix-neuf d’Hécube. Il recula par de grandes conquêtes les frontières de son royaume, et passait pour le plus heureux prince de toute l’Asie, lorsque son Empire fut détruit par les Grecs. Après avoir vu périr tous ses enfants par le fer de l’ennemi, il fut lui-même égorgé dans son palais, l’an 1209 avant Jésus-Christ, par Pirrhus, fils d’Achille, au pied de l’autel de Jupiter, qu’il tenait embrassé. (Voyez le mot Hector dans les notes du second volume.)
Printemps, divinité poétique représentée, comme le Zéphyre, sous la figure d’un jeune homme couronné de fleurs : mais on le confond le plus souvent avec Flore, déesse de cette saison.
{p. 399}Prisonnier inconnu, sous le règne de Louis XIV. On l’appelait l’homme au masque de fer (quoique improprement), parce qu’il portait un masque de velours noir, dont la mentonnière avait des ressorts d’acier, qui lui laissaient la liberté de manger et de boire. Il n’est pas douteux que ce captif ne fût un homme de la plus haute importance ; mais on ne sait, ni l’on ne saura probablement jamais qui il était. Il mourut à Paris dans le château de la Bastille en 1703, et fut enterré, sous le nom de Marchiali, dans le cimetière de la paroisse de Saint-Paul.
R. §
Rachel, fille de Laban, habitant de la Mésopotamie dans le pays de Canaan (aujourd’hui la Terre-Sainte), et épouse du patriarche Jacob. Elle mourut en accouchant de Benjamin, l’an 1738 avant Jésus-Christ, et fut enterrée sur le chemin qui conduit à Ephrata (aujourd’hui Bethléem), où Jacob lui érigea un tombeau, qu’on dit être encore subsistant. On voit du moins, dans ce même endroit, une espèce de dôme soutenu sur quatre piliers carrés, qui forment autant d’arcades.
Revel (le marquis de), colonel des cuirassiers, et frère du comte de Broglie. Il reçut trois coups d’épée dans l’action qui suivit le passage du Rhin.
Rhin (le), un des plus grands fleuves de l’Europe. Il prend sa source au pied du mont Saint-Gothard, ou Adula, dans le pays des Grisons ; traverse le lac de Constance ; baigne la partie orientale de l’Alsace ; passe dans les électorats du Palatinat, de Mayence, de Trèves, de Cologne, dans le duché de Clèves, et enfin dans la Gueldre, où il se divise en quatre branches. Ce sont l’Yssel, qui tombe dans le vieux Yssel à Doësbourg, et qui va se décharger dans {p. 400}le Zuiderzée, golfe de la mer du Nord ; le Vecht, qui se jette dans le même golfe à Muyden, non loin d’Amsterdam ; le Leck, qui se joint à la Meuse, au-dessous de Roterdam ; enfin le Rhin même, qui, après avoir baigné la ville de Leyde, se perd dans les sables de l’Océan à Catwich. L’endroit où l’armée de Louis XIV passa ce fleuve le 2 juin 1672, est près du village de Tolhus, au-dessous du fort de Schench, à deux lieues nord de Clèves.
Richelieu (Armand Duplessis de), né à Paris en 1585, nommé, par dispense d’âge, évêque de Luçon en 1607 ; secrétaire d’état en 1616 ; cardinal en 1620 ; membre du conseil en 1624, et presque en même temps principal ministre, etc. Durant tout le cours de son administration, il eut tout à-la fois à combattre, et les ennemis étrangers, et les ennemis domestiques, et ses propres ennemis. Il brava la jalousie, la haine et la vengeance de ceux-ci ; et au milieu des intrigues, des cabales de toutes les espèces, il conserva toute la force et tout le calme de son âme pour parvenir aux deux grands objets de sa politique, la pacification du royaume et l’établissement de la balance de l’Europe. Il pacifia le royaume, en portant, par la prise de la Rochelle, un coup mortel au calvinisme, faction de tout temps ennemie de la royauté. Il établit la balance de l’Europe, en affaiblissant considérablement la trop redoutable maison d’Autriche. Sous son ministère, la France acquit le Roussillon et une partie de la Catalogne. Il mourut en 1642.
Rome, ville d’Italie, autrefois la plus célèbre de l’univers, et la capitale du monde. Elle fut fondée l’an 754 avant Jésus-Christ, sur les bords du Tibre, par Romulus, descendant des rois d’Albe. Il en fut le premier roi, en partageant néanmoins la souveraine puissance avec un sénat qui lui servait de conseil, et le peuple qui autorisait les lois. Du nombre des gardes que prit {p. 401}Romulus, se forma dans la suite l’ordre des chevaliers, qui tenait le milieu entre le peuple et le sénat. Rome fut ainsi gouvernée par des rois jusqu’à l’an 244 avant Jésus-Christ, qu’on y établit une république, en nommant deux consuls, chefs du sénat et du peuple, et dont l’autorité ne devait être qu’annuelle. Cette république, anéantie par Jules César, qui s’en fit nommer dictateur perpétuel, devint un Empire sou Auguste, son fils adoptif, qui en fut reconnus le premier empereur l’an 31 avant Jésus-Christ. Rome était alors maîtresse du monde entier ; mais ce trop vaste Empire romain fut divisé, l’an 396 de l’ère chrétienne, en Empire d’occident, dont Rome fut la capitale, et qui fut détruit par les barbares du Nord, l’an 475 ; et en Empire d’orient, qui avait pour capitale Constantinople, et qui fut envahi par Mahomet II, sultan des Turcs, l’an 1463. Rome, aujourd’hui capitale du monde chrétien, est le siège du souverain pontife, ou chef de l’Église. On y voit une infinité de précieux restes de son ancienne splendeur, et bien d’autres monuments, les plus beaux qu’offre l’Europe moderne.
S. §
Salart, officier d’un grade distingué. Il se battit vigoureusement au passage du Rhin.
Salle (le marquis de la), un des premiers qui passèrent le Rhin. Il fut blessé de cinq coups par les cuirassiers mêmes, qui l’ayant rencontré devant eux, le croyaient Hollandais.
Sardanapale, dernier roi des Assyriens, qui passa sa vie dans la mollesse, les plaisirs et la débauche. Ses propres sujets se révoltèrent contre lui ; et des débris de son empire, qui finit l’an 770 avant Jésus-Christ, se formèrent les royaumes des Mèdes, de Ninive et de Babylone.
{p. 402}Satyres, espèce de demi-dieux champêtres qui habitaient les forêts et les montagnes ; monstres moitié hommes et moitié boucs, avant des cornes sur la tête, de longues oreilles pointues, le corps velu, avec les pieds et la queue d’un bouc.
Seine (la), une des plus grandes rivières de France. Elle prend sa source dans un endroit nommé le Doui de Seine, c’est à-dire, la source de la Seine, à une lieue et demie du bourg Saint-Seine en Bourgogne ; traverse la Champagne, l’Île-de-France, la Normandie, et se jette dans cette partie de l’Océan qu’on appelle la Manche, près du Hâvre de Grâce, après avoir baigné les murs de Troyes, de Melun, de Paris et de Rouen.
Serbelloni, d’une ancienne maison d’Italie, féconde en hommes de mérite.
Styx, un des cinq fleuves des enfers selon la fable, et qui en fait neuf fois le tour. Les Dieux eux-mêmes l’avaient si fort en vénération, qu’ils craignaient de jurer par ses eaux ; et si quelqu’un d’eux avait violé son serment, il aurait été privé des honneurs de la divinité et du nectar pendant cinq ans. Dans la réalité c’était une fontaine de l’Arcadie, près de la ville de Nonacris, dans le Péloponnèse (aujourd’hui Morée). Les poètes en ont fait un fleuve des enfers, parce que les eaux en étaient, dit-on, mortelles.
Sylvains, les mêmes demi-dieux champêtres que les faunes (Voyez ce mot).
Syrie, vaste contrée d’Asie, et que les Orientaux nomment ordinairement le Sham. Elle renfermait anciennement la Syrie, la Phénicie et la Palestine : c’est aujourd’hui la Sourie, possédée par les Turcs, qui l’ont divisée en six gouvernements.
{p. 403}T. §
Télémaque, fils d’Ulysse, roi d’Ithaque, et de la vertueuse Pénélope. Accompagné de Minerve, cachée sous la figure de Mentor, son gouverneur, il courut les mers pour chercher son père, qui errait en divers pays depuis la prise de Troie. Entre autres aventures périlleuses qui arrivèrent au jeune Télémaque, un naufrage le jeta dans l’île d’Ogygie, nommée alors Calypso, parce qu’elle était habitée par une déesse de ce nom. Il y conçut une violente passion pour une de ses nymphes. Mais soutenu par les conseils du sage Mentor, il sauva sa gloire et sa vertu, en s’éloignant de ce séjour funeste ; et après bien des voyages qui lui furent très utiles pour son instruction, il arriva dans sa patrie, où il eut le bonheur de voir son père. L’île d’Ogygie est aujourd’hui suivant quelques géographes, Aguse, près de Trapano, ville maritime et cap de Sicile, et, suivant d’autres, l’île de Malte.
Temps (le), divinité poétique, qu’on représente sous la figure d’un vieillard décrépit, ayant des ailes et tenant une faux, pour marquer que le temps détruit tout. On le confond souvent avec Saturne, qui, selon la fable, est le dieu du temps.
Terpsichore, muse qui présidait à la musique, mais plus particulièrement à la danse. On la représente couronnée de guirlandes, tenant une harpe, et ayant autour d’elle des instruments de musique.
Thalie, muse qui présidait à la comédie, et même à la botanique. Elle est représentée couronnée de lierre, tenant un masque à la main, et chaussée avec des brodequins.
{p. 404}Thomas de Cantorbéry (saint), né à Londres l’an 1117, et dont le nom de famille était Becquet. Il mérita, par ses grandes connaissances dans les affaires civiles, d’être élevé à la dignité de chancelier d’Angleterre, et par ses vertus évangéliques, d’être placé sur le siège archiépiscopal de Cantorbéry. Il se brouilla dans la suite avec le roi Henri II, au sujet des privilèges, des franchises et des droits de l’église anglicane. Durant ces querelles, qui ne furent pas moins longues que vives, ce monarque étant en Normandie dans son château de Bure, près de Caen, s’écria un jour dans un excès de colère : Est-il possible qu’aucun de ceux que j’ai comblés de bienfaits, ne me venge pas d’un prêtre qui trouble mon royaume ! Aussitôt quatre de ses gentilshommes passent la mer, et vont assassiner le saint archevêque au pied de l’autel, l’an 1170.
Thrace, contrée d’Europe, qu’aujourd’hui on appelle improprement Romanie.
Tibre, fleuve d’Italie, qui prend sa source dans le mont Apennin et qui, après avoir passé près de Pérouse, d’Orviette, et dans Rome, se jette dans la mer à Ostie.
Triptolème, fils de Celeus, roi d’Éleusis (aujourd’hui Liesina, dans la Dalmatie Vénitienne). Il apprit, selon la fable, de Cérès elle-même l’art de cultiver la terre.
Tritons, Dieux marins. On les représente avec des coquillages, et on leur donne un corps d’homme jusqu’à la ceinture : le reste est terminé en queue de poisson.
Troie, ville autrefois très célèbre et capitale de la Troade dans la Phrygie, qui fait aujourd’hui partie de la Natolie propre dans la Turquie d’Asie. Elle était située au pied du mont Ida, {p. 405}à une lieue de l’Archipel, et du détroit de Gallipoli ou des Dardanelles, bâtie environ l’an 1480 avant Jésus-Christ par Dardanus et Teucer, son beau-père, qui régnait dans cette contrée ; elle fut d’abord appelée suivant quelques-uns, Teucrie, et suivant d’autres, Dardante. À Dardanus succéda son fils Érichton, et à celui-ci son fils Tros, qui donna à cette ville le nom de Troie. Après lui, son fils Ilus voulut qu’elle fût appelée Ilion. Il eut pour successeur son fils Laomédon, qui la fit entourer de plus fortes murailles et de tours. Enfin Priam, le dernier roi de Troie, y fit bâtir une forteresse plus élevée que toutes les autres, et qu’on appelle Pergame, forteresse que les poètes prennent souvent pour Troie même. Cette ville fut réduite en cendres l’an 1209 avant Jésus-Christ, après un siège de dix ans, par les princes unis de la Grèce, irrités de ce que Pâris, fils de Priam, avait enlevé Hélène, femme de Ménélas, roi de Sparte. L’énorme cheval de bois, où ils enfermèrent des troupes, et qui fut introduit dans la ville par les Troyens même, est une pure fiction de Virgile.
Turenne (Henri de la Tour, vicomte de), né à Sedan, en 1611. L’histoire moderne n’offre point de siècle aussi fécond en grands capitaines que celui-là ; et Turenne occupe exclusivement, avec le grand Condé, le premier rang parmi eux. Ses services distingués et les preuves éclatantes qu’il donna de son génie supérieur, lui méritèrent à 22 ans, le grade de maréchal de camp ; à 38, le bâton de maréchal de France, et à 48, le titre de maréchal général des camps et armées du roi, titre dont il paraît qu’il a été honoré le premier. De toutes ses campagnes, la dernière est regardée par les gens du métier comme son chef-d’œuvre. Il n’y en a point, suivant le chevalier Folard, d’aussi belle dans l’antiquité. Opposé au célèbre Montecuculli, qui commandait les troupes impériales, Turenne {p. 406}avait fait pendant deux mois les manœuvres les plus savantes, et s’était mis dans la disposition la plus favorable pour l’attaquer avec avantage. Il voyait même décamper l’armée des ennemis, lorsqu’étant monté sur une petite hauteur, pour observer leur marche, dans le dessein de tomber sur leur arrière-garde, il fut emporté par un boulet de canon, le 27 juillet 1675, près du village de Salsbach, entre Bade et Strasbourg. Louis XIV sensiblement affligé de la perte de ce grand homme, lui fit faire un service solennel dans l’église cathédrale de Paris, comme au premier prince du sang, et voulut qu’il fût enterré dans le tombeau de nos rois. Ce qui rehausse la gloire de Turenne, c’est qu’à ses grands talents militaires, il joignait toutes les qualités de l’homme social, toutes les vertus de l’honnête homme, et celles du vrai chrétien.
Tyr, ville de Phénicie, une des plus anciennes et des plus florissantes de toute l’Asie, et principalement célèbre par la teinture de ses étoffes de pourpre. Elle est aujourd’hui toute en ruines, dans le gouvernement de Seyde, Turquie d’Asie, et s’appelle Sour.
U. §
Ulysse, fils de Laërte, et roi des îles d’Ithaque et de Dulichium, dans la mer Égée (aujourd’hui l’Archipel). Ce prince, qui, suivant Homère, était d’une patience admirable dans les revers, d’un courage héroïque dans les combats, et le plus éloquent, le plus sage, le plus ruse des Grecs, leur rendit au siège de Troie les services les plus importants. Déguisé en marchand, il reconnut, à la cour du roi Lycomède, le jeune Achille, que la déesse Thétis, sa mère, y avait envoyé sous l’habit de femme, et l’amena au camp, où il apporta en même temps les flèches d’Hercule. Il s’introduisit ensuite dans la ville de Troie, et enleva du temple de Minerve le {p. 407}Palladium, statue de cette déesse. Enfin il tua Rhésus, roi de Thrace, et lui prit ses chevaux avant qu’ils eussent bu de l’eau du Xanthe. C’est de toutes ces choses que dépendait la destinée de Troie. Après la prise de cette ville, il erra pendant dix ans sur la mer, et dans divers pays, où il courut les plus grands dangers. De retour à Ithaque, il extermina tous les courtisans, qui, pendant son absence, avaient mis le désordre dans son royaume. Peu de temps après, il laissa ses États à son fils Télémaque, et fut tué, dans une émeute, par Télégon, qu’il avait eu de la fameuse magicienne Circé, et qui étant venu pour le voir, ne le connaissait pas encore. Ithaque est aujourd’hui l’île Théaki ; et Dulichium est une des cinq petites îles nommées Échinades.
V. §
Vauban (Sébastien Leprestre, seigneur de), né d’une ancienne famille noble de Nivernais, en 1633, et le plus grand ingénieur que la France ait produit. Il porta la manière de fortifier les places, de les attaquer, et de les défendre, à un degré de perfection, auquel personne n’était parvenu avant lui. Il mourut maréchal de France, à Paris, en 1707, après avoir travaillé à 300 places anciennes et en avoir construit 33 nouvelles après s’être trouvé à 140 actions de vigueur, et avoir conduit 53 siéges. C’est lui qui a fait le fameux port de Dunkerque, regardé comme son chef-d’œuvre et celui de l’art.
Vendôme (Philippe, chevalier de), grand-prieur de France, arrière-petit-fils de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, et frère de ce fameux duc de Vendôme qui, dans la guerre de la succession, affermit, par ses victoires, la couronne d’Espagne sur la tête de Philippe V, petit fils de Louis XIV. Le chevalier de Vendôme n’avait pas encore dix-sept ans, lorsqu’il se trouva au passage du Rhin. Il gagna sur l’ennemi un drapeau et un étendard qu’il apporta au roi.
{p. 408}Vendôme(ville), capitale du Vendômois dans la Beauce. Cette ville est célèbre par les augustes seigneurs qu’elle a eus, et qui sont montés sur le trône de France en la personne de Henri IV.
Verney, (Pâris du). Il concourut efficacement à l’établissement de l’École Royale Militaire à Paris, et aux moyens de le maintenir.
Versailles, ville célèbre par la résidence ordinaire de nos rois, et située dans l’Île-de-France, à quatre lieues de Paris. Il y a un château magnifique, où tout est digne de la plus grande admiration. La grande galerie passe pour le plus beau morceau du monde en ce genre.
Vésuve. Voyez le mot Etna.
Vivonne (Louis-Victor de Rochechouart, duc de Mortemart et de), général des galères de France. Il montra la plus grande intrépidité dans l’action au passage du Rhin.
Z.
Zéphyrs (les). Les poètes, en personnifiant les vents, ont donné ce nom aux vents doux et agréables qui soufflent au printemps. Le principal, qui vient du couchant équinoxial est, selon la fable, fils d’Éole et de l’Aurore. On le représente sous la figure d’un jeune homme, avec des ailes, couronné de fleurs, ayant un air serein.
Fin des Notes du Tome premier.