Préface
(Réponse à Monsieur Renan) §
{p. II}Monsieur Renan me faisait l’honneur de me dire, il y a des années, qu’une lettre fausse avait été publiée par Le Figaro, comme émanant de lui, et que son dédain de l’imprimé était tel, qu’il n’avait pas réclamé.
Le monsieur Renan de l’année dernière, est vraiment bien changé.
À propos de vieilles conversations de 1870, rapportées dans mon Journal : voici la lettre, que le Petit Lannionnais publiait de l’auteur de la Vie de Jésus-Christ.
Paris, 26 novembre, 1890.
Ah ! mon cher cousin, que je vous sais gré de vous indigner pour moi, en ce temps de mensonge, de faux commérages et de faux racontars. Tous ces récits de M. de Goncourt sur des dîners, dont il n’avait aucun droit de se faire l’historiographe, sont de complètes transformations de la vérité. Il n’a pas compris, et nous attribue ce que son esprit fermé à toute idée générale, lui a fait croire ou entendre. En ce qui me concerne, je proteste de toutes mes forces contre ce triste reportage…
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… J’ai pour principe que le radotage des sots ne tire pas à conséquence…
Et les foudres de cette lettre n’ont pas suffi à l’homme bénin. Ça été, tous les jours, un interview nouveau, où, en son indignation grandissante d’heure en heure, il déclarait :
Le 6 décembre, dans Le Paris, que le sens des choses abstraites me manquait absolument.
Le 10 décembre, dans Le XIXe siècle, que j’avais perdu le sens moral.
{p. III}Le 11 décembre, dans La Presse, que j’étais inintelligent, complètement inintelligent.
Et peut-être M. Renan a-t-il dit bien d’autres choses dans les interview, que je n’ai pas lus.
Tout cela, mon doux Jésus ! pour la divulgation d’idées générales du penseur, d’idées générales que tout le monde a entendu développer par lui à Magny et ailleurs, d’idées générales, toutes transparentes dans ses livres, quand elles n’y sont pas nettement formulées, d’idées générales dont il aurait, j’ai tout lieu de le croire, remercié le divulgateur, si le parti clérical ne s’en était pas emparé, pour lui faire la guerre.
Remontons à ces dernières années, aux années précédant la polémique qui s’est élevée entre M. Renan et moi. Voici ce que j’écrivais dans le dernier volume de la première série de mon Journal.
L’homme (Renan) toujours plus charmant et plus affectueusement poli, à mesure qu’on le connaît et qu’on l’approche. C’est le type dans {p. IV}la disgrâce physique de la grâce morale ; il y a chez cet apôtre du Doute, la haute et intelligente amabilité d’un prêtre de la science.
Voyons, est-ce le langage d’un ennemi, d’un écrivain prêt à dénaturer méchamment les paroles de l’homme, dont il redonne les conversations ? N’est-ce pas plutôt le langage d’un ami de l’homme, mais parfois, je l’avoue, d’un ennemi de sa pensée, ainsi que je l’écrivais dans la dédicace du volume, qui lui était adressé.
En effet tout le monde sait que M. Renan appartient à la famille des grands penseurs, des contempteurs de beaucoup de conventions humaines, que des esprits plus humbles, des gens comme moi, manquant « d’idées générales » vénèrent encore, et nul n’ignore qu’il y a une tendance chez ces grands penseurs, à voir, en cette heure, dans la religion de la Patrie, une chose presque aussi démodée que la religion du Roi sous l’ancienne monarchie, une tendance à mettre l’Humanité au-dessus de la France : des idées qui ne sont pas encore les miennes, mais qui sont incontestablement {p. V}dans l’ordre philosophique et humanitaire, des idées supérieures à mes idées bourgeoises.
Et c’est tout ce que mettent au jour mes conversations. Car je n’ai jamais dit que M. Renan se fût réjoui des victoires allemandes ou qu’il les trouvât légitimes, mais j’ai dit qu’il considérait la race allemande, comme une race supérieure à la race française, peut-être par le même sentiment que Nefftzer, — parce qu’elle est protestante. Eh mon dieu, ce n’est un secret pour personne que l’engouement, pendant les deux ou trois années qui ont précédé la guerre, que l’engouement de nos grands penseurs français pour l’Allemagne, et les dîneurs de Magny ont eu, pendant ces années, les oreilles rebattues de la supériorité de la science allemande, de la supériorité de la femme de chambre allemande, de la supériorité de la choucroute allemande, etc., etc., enfin de la supériorité de la princesse de Prusse sur toutes les princesses de la terre.
Et quelqu’inintelligent, M. Renan, que vous vouliez me faire passer auprès du public, il me restait, en 1870, encore assez de mémoire {p. VI}pour ne pas confondre l’Allemagne de Goethe et de Schiller avec l’Allemagne de Bismarck et de Moltke, et je n’ai jamais eu assez d’imagination, pour inventer, dans mes conversations, des interruptions comme celle de Saint-Victor.
Puis, M. Renan, on n’accuse pas les gens de radotage, de brutalité, de perte de sens moral, sur les lectures de cousins et d’amis. À quelque hauteur où vous ait placé l’opinion, on veut bien descendre à lire soi-même, les gens qu’on maltraite ainsi. Vous m’écrasez, il est vrai, et vous me le dites trop, de la hauteur des milliers de pieds cubes de l’atmosphère intellectuelle, dans laquelle vous planez, vous gravitez, vous « tourneboulez » au-dessus de moi, — ainsi que s’exprimait René François, prédicateur du Roy, en son Essay des merveilles de nature… Un conseil, M. Renan, on a tellement grisé votre orgueil de gros encens, que vous avez perdu le sens de la proportion des situations et des êtres. Certes c’est beaucoup, en ce xixe siècle, d’avoir inauguré, sur toute matière, sur tout sentiment, détachée de toute {p. VII}conviction, de tout enthousiasme, de toute indignation, la rhétorique sceptique du pour et du contre ; d’avoir apporté le ricanement joliment satanique d’un doute universel ; et par là-dessus encore, à la suite de Bossuet, d’avoir été l’adaptateur à notre Histoire sacrée, de la prose fluide des romans de Mme Sand. Certes c’est beaucoup ; je vous l’accorde, mais point assez vraiment, pour bondieuser, comme vous bondieusez, en ce moment, sur notre planète, — et je crois que l’avenir le signifiera durement à votre mémoire.
Mais revenons à ma juste et légitime défense, et donnons ici un extrait de mon interview dans L’Écho de Paris, avec M. Jules Huret qui a très fidèlement rapporté mes paroles.
— « J’affirme que les conversations données par moi, dans les quatre volumes parus, sont pour ainsi des sténographies, reproduisant non seulement les idées des causeurs, mais le plus souvent leurs expressions, et j’ai la foi que tout lecteur désintéressé et clairvoyant, {p. VIII}reconnaîtra que mon désir, mon ambition a été de faire vrais, les hommes que je portraiturais, et que pour rien au monde, je n’aurais voulu leur prêter des paroles qu’ils n’auraient pas dites.
— Vos souvenirs étaient sans doute très frais, quand vous les écriviez.
— Oh ! le soir même, en rentrant, ou au plus tard, le lendemain matin.
Il n’y a aucun danger de confusion sous ce rapport.
— Je fis remarquer à M. de Goncourt que l’humeur de M. Renan ne provenait pas seulement de la prétendue infidélité du phonographe, mais aussi de ce qu’il se soit permis de dévider ses confidences.
— Oui, je sais, me dit M. de Goncourt, M. Renan me traite de « monsieur indiscret ». J’accepte le reproche, et n’en ai nulle honte, mes indiscrétions n’étant pas des divulgations de la vie privée, mais tout bonnement des divulgations de la pensée, des idées de mes contemporains : des documents pour l’histoire intellectuelle du siècle.
« Oui, je le répète, insista M. de Goncourt, {p. IX}avec un geste et un accent de conviction et de sincérité frappante, je n’en ai nulle honte, car depuis que le monde existe, les Mémoires un peu intéressants n’ont été faits que par des indiscrets, et tout mon crime est d’être encore vivant, au bout des vingt ans où ils ont été écrits, et où ils devaient être publiés — ce dont, humainement parlant, je ne puis avoir le remords.
— Avant de partir, j’avais demandé à M. de Goncourt, s’il savait ce qui avait pu exciter M. Renan, en dehors des raisons apparentes à sortir, aussi complètement et si brusquement, de son ordinaire scepticisme. M. de Goncourt sourit sans répondre.
— J’insinuai alors que M. Renan avait des ambitions politiques, que le siège de Sainte-Beuve devait hanter ses rêves, et que ses paradoxes d’autrefois pouvaient le gêner dans sa nouvelle carrière. »
Oui, mon sourire avait dit ce que M. Jules Huret insinuait.
Et ma foi, la main sur la conscience, j’ai la conviction, que si le penseur philosophe n’était {p. X}pas travaillé par des ambitions terrestres, il ne désavouerait pas devant le public « ses idées générales » de cabinet particulier.
Un dernier mot. Je me suis refusé à répondre de suite à M. Renan. J’ai voulu qu’au revers de ma réponse, il y eut ce volume imprimé, qui, je le répète une seconde fois, doit apporter à l’esprit de tout lecteur indépendant et non prévenu contre moi, la certitude que selon l’expression de M. Magnard, dans Le Figaro, mes conversations de celui-ci ou de celui-là, « suent l’authenticité »
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Année 1872 §
Mardi 2 janvier 1872 §
{p. 3}Dîner des Spartiates.
On cause de la situation financière, du discrédit du papier français, de la circulaire secrète du ministre des finances, accordant une remise de 10 p. 100 aux percepteurs qui font des avances, et l’on entrevoit l’impossibilité de payer les milliards réclamés par les Allemands, et l’on pronostique la banqueroute.
Il y a à côté de moi le général Schmitz, un militaire mêlé à la littérature, à la diplomatie, à l’économie politique, un homme d’intelligence, la parole pleine de faits.
La causerie est maintenant sur l’Alsace et la {p. 4}Lorraine, il l’interrompt en nous jetant : « Messieurs, je me trouvais en Italie, en 1866, un Autrichien, le comte Donski me dit : “Vous êtes des maladroits, nous aussi parbleu… mais vous êtes des maladroits, parce que vous vous préparez une guerre avec l’Allemagne, une guerre qui vous enlèvera l’Alsace et la Lorraine.” Et comme je me récriais à propos de l’audace de l’assertion : “Et l’Alsace, et la Lorraine seront à jamais perdues pour vous, reprit le comte, parce que les petits États s’en vont, et que la faveur est pour les grands, parce que vous ne vous doutez pas de ce que l’Allemagne, après sa consolidation et votre amoindrissement, deviendra comme puissance maritime, et quelle préférence auront, en ce temps d’intérêt matériel, vos anciens nationaux pour un grand pays riche, qui demandera beaucoup moins d’impôts que leur ancienne patrie.” »
« Un autre fait, messieurs, que je vous demande la permission de citer. J’ai un domestique stupide et bègue, que je garde absolument pour son amour du cuivre qui brille. Le poli des choses : c’est du fanatisme chez lui. Or donc, un jour à déjeuner, après la signature de la paix, j’étais questionné par mon ordonnance sur la nationalité d’un de ses camarades, né dans un canton avoisinant Belfort, et comme je lui disais : “Ma foi, il se peut bien qu’il devienne Prussien, mais je n’en suis pas sûr, je te dirai cela demain.” Alors mon bègue s’écriait : “Oh ! oh ! il serait di-diantrement heu-eu-reux, il ne payerait pas comme dans la Tou-ouraine ! ” »
{p. 5}Voici deux faits qui sont le jugement du haut et du bas, ça me semble décider la question.
Interrogé sur les hommes du 4 Septembre, le général les peint ainsi : « Pelletan, c’est l’homme des généralités. Jules Favre peut être un mauvais diplomate, mais il est moins coupable qu’on ne le croit. Je lui sais gré de l’avoir entendu dire à Arago, avec une résolution que je n’attendais pas de lui : “Je veux, je veux absolument être averti, quand il n’y aura plus que dix jours de vivres, parce que, entendez-le bien, monsieur, je ne me reconnais pas le droit de faire mourir de faim deux millions de personnes. » Ferry, une nature énergique, un homme de résolution. Je l’ai vu au fort d’Issy, un jour, où ça pleuvait rudement, et où sa nature sanguine se grisait du spectacle, sans pouvoir s’en arracher.” »
Le général se sent écouté, et il parle, il parle beaucoup, et de beaucoup de choses et de personnes.
« Je n’ai connu, dit-il, un moment après, que deux passionnés, mais deux vraiment passionnés de la gloire, et c’étaient les seuls dans l’armée : Espinasse et de Lourmel.
« J’étais aux Tuileries avec Espinasse, au moment où la guerre d’Italie était déclarée. Les ministres voulaient que l’Empereur ne quittât pas la France, et tâchaient de se faire appuyer par l’Impératrice. Pendant ce, Espinasse maugréait dans ses moustaches. L’Impératrice l’interpelle :
« — Espinasse, dites-moi donc ce que vous avez à vous démener, comme un lion en cage, dans votre coin ?
{p. 6}« — Je dis, Majesté, que si l’Empereur qui veut cette guerre ne vient pas avec nous en Italie, il se conduit comme le dernier des rois fainéants !
« — Ce diable d’Espinasse a peut-être bien raison”, dit en souriant l’Empereur, qui rentrait.
« Lourmel, un garçon charmant, avec une élégance, un chic à lui seul. Le matin d’Inkermann, je le trouve au petit jour, en bottes vernies, en culotte blanche, en gants frais, tout cela battant neuf, et alors que je lui disais : “— Comme tu es joli, aujourd’hui, pourquoi ça ? — Tu veux, mon cher, qu’on mette en terre de Lourmel, à la façon d’un pauvre diable.” »
« Je l’ai rencontré, ce cher ami, quand on l’a rapporté blessé mortellement. En passant il m’a dit : “Je suis bien hypothéqué ! ” Et comme je cherchais à le rassurer sur la force de sa constitution, faisant allusion à la mort de mon frère, tué quelques jours avant, il me jeta : “Hodie tibi, cras mihi.” »
Vendredi 5 janvier §
Jamais un auteur ne s’avoue que, plus sa célébrité grossit, plus son talent compte d’admirateurs incapables de l’apprécier.
Samedi 6 janvier §
Je suis à la première d’Aïssé ; j’ai devant moi le décor ridicule du salon de Ferriol {p. 7}— et ce salon, du moins le vrai, l’authentique, je le connais bien, car je l’ai découvert et fait acheter à mon cousin Alphonse de Courmont, ses boiseries 3 000 francs, — qu’il eût payées 30 000 chez Vidalenc — eh bien, parole d’honneur, les personnages de Bouilhet sont plus faux que ce décor. Toutefois la pièce va cahin-caha, dans la déférence du public pour les hexamètres d’un mort, mais quand l’honnête chevalier d’Aydie entrevoit le rôle du pétrole dans les châteaux royaux, ce sont des applaudissements, des hourrahs, un enthousiasme qui assure le succès, que dis-je, le triomphe de cette singulière restitution historique, mettant dans la bouche des gentilshommes de 1730 des pensées d’avant-hier.
Dimanche 8 janvier §
Aujourd’hui, mon jardinier, se promenant avec moi dans mon jardin, a tiré une serpette, a entaillé le déodora, et m’a dit : « Il est gelé, il est mort ! » et ainsi des lauriers, des alaternes, des fusains, et à peu près de tout, avec le refrain : « C’est gelé ! c’est mort !… Voyez, le bois doit être blanc ». Et il me faisait voir une petite teinte brune, la teinte d’un bois qui devient du bois à fagot.
Vraiment, quoique ça paraisse imbécile de dire, c’est fait pour moi, pour moi seul, elle est vraiment singulière la malechance que je rencontre en tout et partout. Moi, resté si longtemps indifférent à la nature, si peu soucieux de ses beautés, il arrive qu’une {p. 8}année, je me toque d’arbustes, que je plante, que je fais tout mon bonheur et ma passion d’un petit coin de verdure idéal, eh bien, cette année il faut qu’il gèle, comme il n’a pas gelé depuis cent ans, et tout ce que j’ai planté, tout ce que j’aimais des arbres plantés par mon prédécesseur, tout cela « est gelé, est mort », comme le disait maître Theulier.
Mardi 9 janvier §
Dîner de Brébant. Ernest Picard, avec lequel je dîne pour la première fois, a le ventripotent aspect de ces petits manieurs d’argent de village, à la fois percepteur et régisseur d’un grand propriétaire habitant Paris, et cela avec un œil goguenard, et une parole d’avocat, spirituellement malicieuse. À propos des récentes élections académiques il déclare qu’il ne connaît pas de corruption électorale semblable à celle de l’Institut.
On le met sur les derniers événements. Il dit qu’il a eu dès d’abord la plus grande défiance de Trochu, pour avoir vu sa signature, une signature au paraphe tremblé, qui lui a fait penser de suite à un ramollissement du cerveau, et il explique le défenseur de Paris, par ce ramollissement, tout en le reconnaissant très complexe, et ne pouvant donner la clef de ce mélange de roublarderie et de mysticisme.
Puis, il affirme que tous nos malheurs viennent du mois d’octobre 1869, sont dûs à une douzaine d’hommes qui se sont laissé emporter par leurs passions. {p. 9}Sans la scission produite par ces inventeurs du mandat impératif dans l’opposition, Ernest Picard a la conviction que l’opposition attirait à elle la masse flottante existant dans l’assemblée, et qu’elle devenait une majorité empêchant la guerre et tous nos désastres.
10 janvier §
Aujourd’hui, chez le français, le journal a remplacé le catéchisme. Un premier Paris de Machin ou de Chose devient un article de foi, que l’abonné accepte avec la même absence de libre examen que chez le catholique d’autrefois trouvait le mystère de la Trinité.
11 janvier §
Un interne soutenait que dans les hôpitaux, pour les malades misérables, le bain, la chemise blanche, les draps propres, le passage de la saleté à la propreté, amenait une amélioration médicalement constatée.
11 janvier §
Ces jours-ci, trouvant dans la rue de la Paix un encombrement de voitures de maîtres, tout semblable à celui d’une première au Théâtre Français, je me demandais quel était le grand {p. 10}personnage qui avait sa porte assiégée par tant de grand monde, quand, levant les yeux au-dessus d’une porte cochère, je lus : « Worth ». Paris est toujours le Paris de l’Empire.
16 janvier §
Rien ne m’agace comme les gens qui viennent vous supplier de leur faire voir des choses d’art, qu’ils touchent avec des mains irrespectueuses, qu’ils regardent avec des yeux ennuyés.
17 janvier §
Flaubert est, dans le moment, si grincheux, si cassant, si irascible, si érupé à propos de tout et de rien, que je crains que mon pauvre ami ne soit atteint de l’irritabilité maladive des affections nerveuses à leur germe.
28 janvier §
Aujourd’hui, après deux années sans un achat, j’ai, pour la première fois, la tentation d’un dessin.
Lundi 29 janvier §
La première personne que j’aperçois à l’église, c’est elle ! Je la vois à travers le jour des ogives du chœur. Elle a la tête penchée sur {p. 11}l’épaule, avec un mouvement de fatigue qui semble coucher sur un oreiller la découpure aiguë de son profil. Les lueurs des vitraux, le feu pâle des cierges, le reflet du ruban jaune qui attache son chapeau de velours, lui donnent l’aspect d’une morte. Un moment, elle regarde de mon côté, sans me voir, et je retrouve la vie ardente de son œil, mêlée à cette ironie diabolique, indéfinissable chez cette femme honnête. Puis sa figure se repenche sur son livre de messe. À la sacristie, la mariée qui me voit avancer de loin, me désigne à sa parente. Aussitôt son regard m’arrive comme un jet de lumière électrique. Quand je suis près d’elle, elle me prend fiévreusement la main, deux ou trois fois, me disant : « J’irai vous… vous… j’irai vous voir ! »
Mardi 30 janvier §
Ce soir, le général Schmitz nous disait que, lorsqu’on revient de l’Extrême-Orient, et de ses cités pullulantes de population, nos capitales de l’Occident donnent le sentiment de villes dépeuplées par la peste.
Dimanche 4 février §
Je la trouve dans un salon, où il fait presque nuit, et où la chaleur est écœurante. Elle est vêtue d’une espèce de deuil violet, dans lequel l’élégance de sa personne a une grâce sévère, une {p. 12}grâce triste. Près d’elle, une vieille femme sourde cherche à deviner, sur ses lèvres, les mots qu’elle me dit. Elle me parle de sa mort prochaine… qui ne fera pas de vide. Son mari est excellent, mais il se consolera avec la peinture. Elle ne désire qu’une chose : c’est marier sa fille aînée qui se chargera de sa petite chérie. Alors elle sera toute prête à mourir.., sans regretter grand-chose.
À la fin, elle me demande la place de la tombe de mon frère, pour y aller en cachette, un jour qu’elle aura beaucoup de visites à faire.
Mardi 6 février §
Charles Robin se penche vers moi, et me dit :
« On devrait apprendre à chacun les qualités merveilleuses de la matière, de la matière portée au summum de son utilisation.
— Voici un livre que vous devriez faire !
— Oui, c’est vrai… mais je ne peux pas… Je n’ai pas la combinaison écrite. Dans la conversation, il m’arrive quelquefois de donner la notion de choses… Mais le lendemain, à froid, une plume à la main, ce n’est plus ça. »
Mercredi 7 février §
Théophile Gautier, ce soir, chez la princesse défendait Hugo, un peu contre tout {p. 13}le monde. Il le défendait ainsi : « Oh, quoi que vous disiez, c’est toujours le grand Hugo, le poète des vapeurs, des nuées, de la mer, — le poète des fluides ! »
Puis il me prend à part, et me parle longtemps et amoureusement du Dragon impérial, et de l’auteur. On sent qu’il est fier d’avoir créé cette cervelle. Le sens de l’Extrême-Orient qu’a la jeune femme, l’intuition qu’elle possède des grandes époques historiques, sa devination de la Chine, du Japon, de l’Inde sous Alexandre, de Rome sous Adrien, le remplissent d’un ravissement qu’il me verse dans l’oreille.
Et il ajoute que Judith s’est créé, qu’elle s’est faite toute seule, qu’elle a été élevée comme un petit chien qu’on laisse courir sur la table, que personne, pour ainsi dire, ne lui a appris à écrire.
Vendredi 9 février §
Beaucoup de collectionneurs aiment les dessins dans d’affreuses montures économiques. Beaucoup de bibliophiles aiment les livres, dans de médiocres reliures. Moi j’aime les dessins très bien montés et encadrés dans du vieux chêne sculpté ! J’aime les livres dont la reliure coûte très cher. Les belles choses ne sont belles pour moi, qu’à la condition d’être bien habillées.
Mardi 14 février §
Je dîne à côté de Ziem. Je lui {p. 14}rappelle le petit cadre, plaqué sur une porte cochère du quai Voltaire, le petit cadre en bois blanc, dans lequel, une de ses premières aquarelles nous donnait l’envie, à mon frère et à moi, de prendre des leçons de l’aquarelliste. Je lui raconte que, séduits par une grande vue de Venise, exposée vers 1850, rue Laffitte, nous avions péniblement ramassé les trois cents francs que Cornu en demandait, et que, dans le moment même où nous entrions dans la boutique apporter notre argent, nous voyions mettre par un monsieur, sur un cabriolet, la toile désirée, — une des toiles capitales du peintre, et qui vaut au moins une dizaine de mille francs, à l’heure qu’il est.
Ziem me parle de sa santé, des chaleurs qui lui montent à la tête, du manque d’équilibre de sa circulation, de l’impossibilité qu’il éprouve maintenant à travailler dans des lieux fermés. Il me conte l’habitude qu’il a prise, de dessiner, de peindre en plein air, debout, et cela, pendant huit ou dix heures, disant qu’assis, il retient sa respiration, penché qu’il est sur son travail, tandis que tout droit dans la campagne, il respire à pleins poumons.
… C’est la voix du général Schmitz qui jette à la table.
« Oui, oui, il faudra bien qu’un jour la vérité se fasse, que la vérité soit connue ! Eh bien, le 18 août, le retour sur Paris était résolu. L’Empereur y était décidé. Mac-Mahon, de son côté, avait résisté aux obsessions de Rouher et de Saint-Paul, qui voulaient le {p. 15}pousser en avant. Et remarquez, messieurs, que je ne vous dis que ce que m’a affirmé Mac-Mahon. Il se disposait à faire rétrograder ses troupes, quand il reçoit une lettre de Bazaine, lui annonçant qu’il sortirait, le 26, de Metz. Cela l’ébranle et ne le décide pas. Il en réfère à Palikao, qui lui intime l’ordre de marcher en avant. Il se décide un peu malgré lui, mais sa responsabilité était couverte.
« La faute, oui la voilà, c’est cette dépêche de Palikao, cette dépêche qui a tout ruiné. Sans cette dépêche, toute l’armée se retirait derrière la rive gauche de la Seine, on y encadrait toutes les forces vives du pays, et nous livrions la bataille de Châtillon, cette fois avec de vrais soldats. Car, qu’est-ce que vous aviez en fait de vrais soldats à Paris, le 35e et le 42e — rien de plus… Trochu et moi, il faut qu’on le sache, nous n’avons accepté la responsabilité du siège qu’avec une armée de secours sous les murs de Paris. Sans cette armée, il était impossible que cela ne finît pas comme cela a fini… Je reviens à l’Empereur. Il était donc décidé à rentrer aux Tuileries. Me voici dans la nuit du 18 août chez l’Impératrice. Je lui annonce le retour de l’Empereur. Elle s’écrie : « Qu’il faut qu’il ne revienne pas, qu’il se fasse tuer à la tête de son armée ! » J’ai beau lui objecter qu’il y a un sentiment général qui s’oppose à ce qu’il garde le commandement, j’ai beau lui dire que s’il ne commande plus, il est nécessaire qu’il abandonne son rôle de chevalier errant, qu’il est nécessaire qu’il soit sur son trône, qu’il rentre aux Tuileries. L’Impératrice tient absolument à son idée. Elle ne m’écoute pas, quand je lui dis qu’un homme à moi viendrait chercher l’Empereur dans un coupé sans armes, au chemin de fer… Oui, c’est {p. 16}l’Impératrice, de concert avec Palikao, qui a empêché le retour de l’Empereur.
« Un détail. Trochu, qui était avec moi, demande à lui lire la proclamation qui le nomme gouverneur de Paris. Il commence : “L’Empereur m’a nommé gouverneur de Paris…” L’impératrice interrompt : “Non, non, ne mettez pas là, la personnalité de l’Empereur.” Le curieux, c’est que la proclamation avait été rédigée au crayon, à la lueur d’un bout de bougie, et qu’avec la maladresse qu’a Trochu à écrire, il avait débuté par : “Je suis nommé gouverneur de Paris” et que c’était moi qui avais substitué la phrase qu’il lisait à l’Impératrice. L’Impératrice semblait blessée que nous fassions revivre le nom de l’Empereur sur un papier gouvernemental : Palikao, depuis un mois au moins, n’osant plus faire mention de sa personne. »
15 février §
Depuis quelque temps, dans le non travail et l’ennui, la fabrication de mille choses inférieures prenant ma pensée et mes jambes, me font vivre, à la fois, en une espèce d’ahurissement et d’hallucination courante et emportée.
Flaubert me disait que sa mère, après la mort de son mari et de sa fille, était tout-à-coup devenue athée.
Lundi 19 février §
{p. 17}À cette première de la reprise de Ruy-Blas, j’étais frappé de l’infériorité de la machine dramatique, et comme elle fait faire de l’enfantin aux plus grands talents. Et pendant tout le spectacle, je me récitais à moi-même la Fête chez Thérèse.
Mercredi 21 février §
Théophile Gautier me racontait une conversation qu’il avait eue avec Anastasi.
Le peintre aveugle lui disait, qu’éveillé, il n’avait plus la mémoire des couleurs ; mais qu’il la retrouvait dans les rêves de son sommeil. Les choses, dans la nuit éternelle, où Anastasi est plongé, se rappellent à lui, le jour, seulement par un contour et un modelage, mais il ne les voit plus colorées.
29 février §
Dire qu’en dépit de la destruction ignorante des incendies, de l’humidité, du ver, il subsiste en France tant de vieux livres. À ce propos quelqu’un racontait que des millions de volumes avaient été détruits sous le premier Empire : les navires de la contrebande faisant des chargements de bouquins, qu’aussitôt qu’ils étaient un peu éloignés de la côte, ils envoyaient au fond de la mer, revenant à la nuit, prendre un chargement de marchandises.
{p. 18}Cela me rappelle l’anecdote que me racontait, il y a quelques jours, Burty avec lequel je causais tapisseries. Il avait une heure à perdre à Nemours. Ne sachant que faire, il entre dans la boutique d’un mauvais petit revendeur, chez lequel il trouve un joli morceau de tapisserie. Il lui demande s’il n’en a pas d’autre. « C’est bien dommage que vous ne soyez pas venu la semaine dernière, lui dit le revendeur, le grenier en était plein, mais un tanneur a tout pris pour recouvrir ses cuves. »
Or, ce qui couvre les cuves d’une tannerie est perdu, brûlé.
Vendredi 1er mars §
Ziem tombe chez moi. Il trouve entrouvert sur ma table un album japonais. Le voici, aussitôt, qui se met à parler de la parenté de ces images avec Giotto, avec les primitifs, à parler d’une perspective commune à ces deux arts — obtenus chez les Italiens, par des moyens plus timides, moins choquants — d’une perspective qui met en vue le centre de la composition, et permet de la peupler avec un monde, au lieu d’y placer deux ou trois têtes mangeant tout.
Trouvant une paire d’oreilles qui l’écoutent, et une cervelle qui a l’air de le comprendre, mon homme jette au loin le makintosh qui l’enveloppe, et, sans exorde, et sans préparation, tout en arpentant la bibliothèque, me raconte sa vie.
{p. 19}Cette vie, la voilà, telle qu’il me la conte, la coupant, à tout moment, de petits rires silencieux, un peu extravagants.
Tout jeune, il s’est senti le vouloir d’être peintre, mais les idées provinciales de son père ne lui ont permis que de prendre une carrière, avoisinant cet art : l’architecture. En 1839, il remportait, à Dijon, les trois prix : succès qui lui assurait la médaille et une bourse pour étudier à Paris.
Mais il était déjà un peu révolutionnaire dans l’art. Une cabale se formait contre lui, et le préfet lui retirait sa bourse. Une scène s’ensuivait avec le préfet, qui faisait jeter l’artiste à la porte de son cabinet. Le jeune Ziem avait déjà la confiance dans le succès, l’audace, la jactance. Il disait alors qu’il ne voulait pas être marchandé ainsi, et qu’il lui fallait étudier à Rome. Son père s’y refusait, un père dur sans tendresse. Il avait alors perdu sa mère, une mère qui l’adorait, et dont il me montre, à son doigt, une bague qui ne l’a jamais quitté.
Alors il décampait de la maison paternelle, sans un sou, et laissant derrière lui une ébauche d’amour avec une jeune Espagnole. Une première journée se passe sans manger, et la nuit, il couche dans une vigne. La seconde journée commence et menace de finir comme la première, avec, au fond de l’artiste, un commencement de lâcheté et un vague désir de revenir chez son père.
Il était près de Chaigny, croit-il, quand une noce passe, une noce déjà un peu égayée par le vin de {p. 20}Bourgogne. On lui demande, en voyant le grand étui qu’il porte, s’il vend des lunettes. Le vin rend bon. La noce a pitié de sa mine piteuse, et l’emmène avec elle. Le ménétrier ne se trouve pas tout de suite. Ziem le remplace, avec un violon d’occasion, sur le classique tonneau. Tout à coup la noce le voit dérouler des papiers enveloppant un flageolet, et il joue la valse de Weber, qui fait tomber en pâmoison la mariée. Il est fêté, nourri, abreuvé, grisé, pendant quelques jours, au bout desquels, le marié, le maire du village, lui donne une lettre de recommandation pour un ami de Valence.
Il est au moment de partir, quand il a l’heureuse inspiration de vouloir montrer à ses hôtes qu’il n’est pas seulement un musicien, et il tire de son sac un portrait, dans la manière des crayonnages de Prud’hon. Le marié et la mariée se font pourctraire, et Ziem est à la tête de quarante francs, une somme qu’il croit si bien une fortune, qu’en arrivant à Lyon, il se fait conduire en voiture au théâtre où l’on joue Moïse.
Il passe à Valence quelques jours, avec l’ami du maire de village de la Bourgogne, fait des portraits gagne quelque argent, qu’il verse dans le tablier d’une femme qu’on emmène en prison, et arrive, sans un sou, à Marseille.
Ne doutant de rien, il descend à l’Hôtel des Empereurs, et expose un portrait chez un papetier. Aucune commande ne vient. Un peu étonné et fort désappointé, il se rend chez une connaissance de son {p. 21}père, un ingénieur civil, qui le fait attacher aux travaux de Roquefavour, à raison de cinquante sous par jour. Il entremêle ses travaux de bureau, d’aquarelles qu’il exécute d’après les coins pittoresques de Marseille. Roquefavour est terminé. On attend le duc d’Orléans, qui doit venir le visiter. L’ingénieur lui demande s’il peut en faire une grande vue pittoresque. Il exécute cette vue. Le duc d’Orléans la remarque, et lui fait la commande par Cuvillier-Fleury, de quatre vues de Marseille pour son album. La commande de l’Altesse est connue. Les Marseillais s’arrachent les aquarelles du jeune peintre, les élèves pleuvent. Il quitte son bureau, et se met à vivre de ce qu’il gagne.
Cependant Rome est toujours à l’horizon de ses rêves. Il se dit qu’il faut gagner la somme pour y aller ; il la gagne. Il est possesseur de dix-huit cents francs. Il ferme boutique, et part avec un ami… Il s’est arrêté à Nice, il doit partir le lendemain. Il est en train de faire un croquis dans une rue. Un monsieur s’approche, le complimente sur ce qu’il dessine joliment, et malgré les rebuffades de l’artiste, lui demande s’il ne voudrait pas faire quelques vues pour lui. Il allait refuser, quand le monsieur, en le priant de passer à son hôtel, le lendemain, lui remet sa carte, portant le nom de duc de Devonshire.
Le duc le prend en affection, le patronne près de la société, le donne comme maître de dessin à la grande-duchesse de Bade, se trouvant, en ce moment, à Nice. Il gagne de l’argent gros comme lui, qu’il {p. 22}jette sans compter dans un placard. Il achète quatre chevaux, il entretient la plus belle des Grecques, que possédait alors Nice.
Au milieu de tous ces bonheurs, il a la chance rare, me dit-il, de rencontrer une sérieuse amitié de femme, l’amitié d’une comtesse viennoise qui va prendre la direction de toute sa vie. Cette femme lui rappelle Rome, l’ambition de ses rêves d’artiste, et elle le décide à abandonner sa Grecque et ses quatre chevaux.
Il part pour Rome. Il s’arrête à Florence, où les musées ne lui font aucune impression. Il trouve que tous ces chefs-d’œuvre manquent de vie.
Enfin il est à Rome. Il voit Benouville peindre un paysage comme il les peignait ; se sent froid devant Raphaël ; est affecté par l’incoloration du pays, où tout est gris-violet. Il n’est frappé, n’est touché, n’est remué que par une chose : la sculpture. Grand trouble et grand désespoir. Il ne peut pas cependant se faire sculpteur.
Le voici à Naples. Là, il essaye de refaire de l’aquarelle. Les lignes ne lui semblent pas avoir d’assiette.
Il remonte alors toute l’Italie à pied, et arrive à Venise. Venise, du premier coup, il la sent : ça va être la ville de sa peinture. Il y trouve tout ce qu’il aime, la coloration, la mer, le meublant pittoresque de la marine.
Mais avant d’en faire sa patrie pour de longues années, il veut voir Paris, l’école de peinture de {p. 23}Paris. Il veut apprendre les premiers éléments de la peinture à l’huile, qu’il n’avait point encore attaquée.
Il va trouver Isabey, qui le place chez Ciceri. Dans l’atelier de Ciceri, il se trouve avec Hoguet, Hildebrand. Cet homme, qui a bu tant de lumière, a horreur de Paris, au mois de septembre. Il a horreur du ton de grisaille en faveur dans l’atelier, de ce ton avec lequel il voit peindre le ciel, si bien qu’il lui arrive un jour de mettre une boule de mastic sur la palette de Hoguet. Il reste quinze jours chez Ciceri. Il sait maintenant la trituration de la chose.
Il repart aussitôt pour Venise, que, sauf une excursion de neuf mois en Russie, il habite jusqu’en 1848.
Pendant ces longues années, il étudie, selon son expression, l’anatomie des monuments, donnant à chaque détail d’architecture, à chaque colonne, son caractère — et s’astreignant à faire cela, sévèrement, à la mine de plomb.
Enfin, après avoir résisté à de magnifiques offres de la Russie, il se retrouvait en 1848, au quai Voltaire, assez misérable, assez besogneux, obligé de donner des leçons, quand L’Artiste, en qualité de voisin, lui consacrait un long article. Bientôt après, il remportait, au Salon, une première médaille. Son affaire était faite.
Samedi 2 mars §
Il y a aujourd’hui à dîner, chez Flaubert, Théophile Gautier, Tourguéneff, et moi.
{p. 24}Tourguéneff, le doux géant, l’aimable barbare, avec ses blancs cheveux lui tombant dans les yeux, le pli profond qui creuse son front d’une tempe à l’autre, pareille à un sillon de charrue, avec son parler enfantin, dès la soupe, nous charme, nous enguirlande, selon l’expression russe, par ce mélange de naïveté et de finesse : la séduction de la race slave, — séduction relevée chez lui par l’originalité d’un esprit personnel et par un savoir immense et cosmopolite.
Il nous parle du mois de prison, qu’il a fait après la publication des Mémoires d’un chasseur, de ce mois où il eut pour cellule les archives de la police d’un quartier, dont il compulsait les dossiers secrets. Il nous peint, avec des traits de peintre et de romancier, le chef de la police qui, un jour, grisé par lui de champagne, lui dit, en lui touchant le coude, et élevant son verre en l’air : « À Robespierre. »
Puis il s’arrête un moment, perdu dans ses réflexions, et reprend : « Si j’avais l’orgueil de ces choses, je demanderais qu’on gravât seulement sur mon tombeau ce que mon livre a fait pour l’émancipation des serfs. Oui, je ne demanderais que cela… » L’Empereur Alexandre m’a fait dire que la lecture de mon livre a été un des grands motifs de sa détermination.
Théo, qui est monté l’escalier, une main sur son cœur douloureux, les yeux vagues, la face blanche comme un masque de pierrot, absorbé, muet, sourd, mange et boit automatiquement, ainsi qu’un blême somnambule dînant à un clair de lune.
{p. 25}Il y a déjà chez lui un mourant qui ne se réveille un peu et ne s’échappe de son triste et concentré lui-même, que quand il entend parler vers et poésie.
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Des vers de Molière, la conversation, remonte à Aristophane, et Tourguéneff, laissant éclater tout son enthousiasme pour ce père du rire, et pour cette faculté qu’il place si haut, et qu’il n’accorde qu’à deux ou trois hommes dans l’humanité, s’écrie avec des lèvres humides de désir : « Pensez-vous, si l’on retrouvait la pièce perdue de Cratinus, la pièce jugée supérieure à celle d’Aristophane, la pièce considérée par les Grecs comme le chef-d’œuvre du comique, enfin la pièce de La Bouteille, faite par ce vieil ivrogne d’Athènes… pour moi, je ne sais pas ce que je donnerais… non je ne sais pas, je crois bien que je donnerais tout. »
Au sortir de table, Théo s’affale sur un divan, en disant :
« Au fond, rien ne m’intéresse plus… il me semble que je ne suis plus un contemporain… je suis tout disposé à parler de moi, à la troisième personne, avec les aoristes des prétérits trépassés… j’ai comme le sentiment d’être déjà mort…
— Moi, reprend Tourguéneff, c’est un autre sentiment… Vous savez, quelquefois, il y a, dans un appartement une imperceptible odeur de musc, qu’on ne peut chasser, faire disparaître… Eh bien, il y a, autour de moi, comme une odeur de mort, de néant, de dissolution. »
{p. 26}Il ajoute, après un silence : « L’explication de cela, je crois la trouver dans un fait, dans l’impuissance maintenant absolue d’aimer, je n’en suis plus capable, alors vous comprenez… c’est la mort. »
Et comme, Flaubert et moi, contestons pour des lettrés, l’importance de l’amour, le romancier russe s’écrie, dans un geste qui laisse tomber ses bras à terre : « Moi, ma vie est saturée de féminilité. Il n’y a ni livre, ni quoi que ce soit au monde, qui ait pu me tenir lieu et place de la femme… Comment exprimer cela ? Je trouve qu’il n’y a que l’amour qui produise un certain épanouissement de l’être, que rien ne donne, hein ?… Tenez, j’ai eu, tout jeune homme, une maîtresse, une meunière des environs de Saint-Pétersbourg, que je voyais dans mes chasses. Elle était charmante, toute blanche, avec un trait dans l’œil, ce qui est assez commun chez nous. Elle ne voulait rien accepter de moi. Cependant, un jour, elle me dit : “Il faut que vous me fassiez un cadeau.
« — Qu’est-ce que vous voulez ?
« — Rapportez-moi de Saint-Pétersbourg un savon parfumé.”
« Je lui apporte le savon. Elle le prend, disparaît, revient les joues roses d’émotion, et murmure, en me tendant ses mains, gentiment odorantes :
« “Embrassez-moi les mains, comme vous embrassez, dans les salons, les mains des dames de Saint-Pétersbourg.”
« Je me jetai à ses genoux… et vous savez, il n’y a pas un instant dans ma vie qui vaille celui-là. »
Jeudi 14 mars §
{p. 27}Théophile Gautier n’est pas venu hier dîner chez la princesse. Il est plus malade, et doit voir aujourd’hui Ricord. Je n’aime pas savoir Ricord au chevet d’un malade. C’est aujourd’hui l’enterreur officiel. Sa présence semble précipiter les décès. Je me rappelle Murger, Sainte-Beuve, etc.
Théo me dit, ce soir, avec le ton doucement splénétique qui est un charme tout particulier chez lui : « Ricord croit que c’est la valvule mitrale du cœur qui ne va pas : ou elle se relâche ou elle se resserre. Il m’a ordonné du bromure de potassium, dans du sirop d’asperge, mais ce n’est qu’un traitement provisoire. Il doit revenir samedi. »
Et nous causons, Théo, l’oreille près de moi, dans une de ces poses tortillées et agenouillées sur un fauteuil, pose qu’il prend quand il cause de choses qui le passionnent, il me demande si je trouve de l’intérêt à son Histoire du romantisme. Il est un peu inquiet. Il se sent si souffrant, si fatigué, qu’il ne croit pas que ça vaille ce qu’il aurait pu faire. Il regrette que la forme du journal ne lui permette pas de développer l’esthétique de la chose… Il se réserve de faire cela, quelque jour, dans une revue.
Puis bientôt revenant à ce dégoût de son métier, dégoût que j’ai rencontré, dans les derniers temps, chez Gavarni, il s’écrie : « Ah si j’avais une petite rente, là toute petite, mais immuable, comme je m’en irais d’ici, tout de suite… comme j’irais vers un bout de pays, aux rivières, où il y de la poussière dedans et qu’on balaye… Ce sont les rivières que {p. 28}j’aime… Pas d’humidité… dans le dos par exemple, un bois de palmiers, comme à Bordiguères… et une Méditerranée bleue à l’horizon. »
Il s’arrête quelque temps dans la contemplation de son paysage, et reprend : « Par un coup de soleil, nous esthétiserions, au bord de la mer, les pieds dans la vague, comme Socrate ou Platon. »
Pendant qu’il parle, tour à tour, l’une de ses sœurs, de ces vieilles à tignasse grise, au torse maigre flottant dans la flanelle d’une vareuse, entre, sans qu’on l’entende, s’assied une seconde, donne une caresse au petit chien blanc ou à la noire Cléopâtre, et ressort, en enveloppant son frère d’un regard de tendresse.
Vendredi 15 mars §
Burty cause avec moi de la bêtise de Courbet, une bêtise qui arrive à être drolatique, à force d’être bête : « Mon cher, me disait-il un jour, pendant le siège, avec l’accent que vous lui connaissez, mon cher figurez-vous que dans ce moment-ci, je fais des crottes comme un lièvre ! » Impossible de vous rendre le comique de la parole et de l’intonation, je me tordais les côtes de rire, pendant que le pauvre diable me racontait son ulcère.
Dans ce moment reprend Burty : « Il est assommé, il se tient coi, il est presque modeste, il ressemble à un chien qui vient de recevoir une affreuse raclée. »
Samedi 16 mars §
{p. 29}Une sœur de Théo parlait de l’effet hallucinatoire produit chez elle par les senteurs d’un champ de fèves, et des rêves troubles que ce champ lui faisait monter au cerveau, toute éveillée qu’elle était. Théo, sortant de sa somnolence, dit : La fève est la plante qui touche le plus à l’humanité. Vous savez qu’elle se retourne dans la terre. Pythagore la considérait si bien comme quelque chose en dehors de la végétation ordinaire, qu’il la proscrivait comme de la viande.
Lundi 18 mars §
Aujourd’hui, à l’exposition de Regnault, au milieu de l’admiration enthousiaste de tout le monde, mon admiration qui a précédé celle des autres, baisse d’un cran. Il est pour moi définitivement un décorateur plutôt qu’un peintre.
De là, je suis entraîné chez Fantin. Il y a, dans le fond de l’atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de Baudelaire, de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant une apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide, parce que, nous dit le peintre, tel et tel n’ont pas voulu être représentés à côté de confrères, qu’ils traitent de m…, de voleurs.
Au fond une peinture qui a de remarquables qualités, mais manquant un peu de consistance, une peinture comme légèrement voilée par les fumées, {p. 30}qui hantent la tête au rayonnement roux de l’artiste.
Vendredi 22 mars §
Tourguéneff dîne avec Flaubert chez moi.
Il nous dessine la silhouette bizarre de son éditeur de Moscou, un débitant de littérature qui sait à peine lire, et qui, en fait d’écriture, est tout au plus capable de signer son nom. Il nous le peint entouré de douze petits vieillards fantastiques, ses liseurs et ses conseillers, à 700 kopecks par an.
De là, il passe à la description de types littéraires, qui nous font prendre en pitié nos bohèmes de France. Il nous esquisse le portrait d’un ivrogne qui, pour boire son verre d’eau-de-vie du matin, s’était marié à une fille de maison, pour vingt kopecks, un ivrogne dont il a fait éditer une comédie remarquable.
Bientôt il arrive à lui. Il s’analyse. Il nous dit que quand il est triste, mal disposé, vingt vers du poète Pouchkine le retirent de l’affaissement, le remontent, le surexcitent : cela lui donne l’attendrissement admiratif qu’il n’éprouve pour aucune des grandes et généreuses actions. Il n’y a que la littérature seule capable de lui procurer ce rassérènement, qu’il reconnaît de suite à une chose physique, à une sensation agréable dans les joues ! Il ajoute que dans la colère, il lui semble avoir un grand vide dans la poitrine, dans l’estomac.
{p. 31}Au milieu des atomes crochus, qu’il sent autour de lui, il devient, de minute en minute, plus expansif, et nous raconte, à la fin, l’heure de sa vie la plus remplie de sensations.
Dans sa jeunesse, il avait fait la cour à une jeune fille qui s’était mariée à un autre. Après un séjour de huit ans en Allemagne, il revient en Russie. C’était au mois de juillet.
Il se trouve chez la mère, pendant trois jours de fête donnés par cette russe pour la naissance de sa fille, qui les passait seule chez elle, ayant laissé à la maison un mari malade, hypocondriaque. La mère était une femme folle de plaisirs, et la maison toute pleine de joie et de danses. Un soir il invite la jeune femme à une mazurka. En la conduisant, il lui dit :
« Tenez-vous à danser, si nous causions ?
— Comme vous voudrez. »
On quitte la salle de danse. À côté de la salle, c’est une série de chambres, où l’on joue au whist. Il y en a encore de plus reculées, qui ne sont éclairées que par la lune, mais où pénètrent, à tout moment, des danseurs. Ils se sont assis dans une de ces dernières pièces, sur un divan appelé paté, en face d’une grande fenêtre ouverte. Ils causent, la femme un peu détournée de lui, et regardant le jardin.
De temps en temps, un groupe de mazurkeurs pénètre dans la chambre, y tournoie, disparaît.
Tout à coup, la femme tourne vers lui ses grands yeux, des yeux immenses, relevés à la chinoise… Alors il ne sait comment ça s’est fait, mais, dans le {p. 32}moment la femme a été sur lui et à lui… Il a conservé le souvenir d’un choc de dents, du contact de ses lèvres froides comme la glace, de la chaleur de fournaise de tout le bas de son corps.
La femme, sortie de la chambre, il a couru dans la cour, chercher de l’air, et mettre sur sa figure le souffle frais du vent.
Le lendemain on lui a dit que la femme était partie. Il l’a revue, à des années de là, plusieurs fois, et n’a jamais osé faire allusion à cette soirée. Parfois, il se demande si c’est bien vrai.
Dimanche 24 mars §
Hugo est resté avant tout homme de lettres.
Dans la tourbe, au milieu de laquelle il vit, dans le contact imbécile et fanatique qu’il est obligé de subir, dans les mesquineries idiotes de la pensée et de la parole qui le circonviennent, l’illustre amoureux du grand, du beau, enrage au fond de lui. Cette rage, ce mépris, cette haute contemption, se traduisent par une contradiction avec ses coreligionnaires, à propos de tout. Hier, à sa table, il prenait la défense du préfet Janvier. L’autre jour, à propos d’une discussion sur Thiers, il jetait à Meurice : « Scribe est un bien autre coupable ! » Et comme Meurice reprenait : « Mais Thiers a supprimé Le Rappel », il lui criait : « Mais qu’est-ce que ça me fait, votre Rappel ! »
{p. 33}Parfois, devant l’envahissement de son salon par les hommes à feutre mou, il se laisse retomber ; avec une lassitude indéfinissable, sur son divan, en jetant dans une oreille amie : « Ah ! voilà les hommes politiques ! »
Pauvre malheureux grand homme, qui, devant la menace d’une visite de X…, dit tristement à ses intimes : « Si X… vient, nous ne lirons pas de vers ! » — des vers qu’il s’était fait, quelques instants avant, une fête de lire.
Il disait à Judith, ces jours-ci, dans une visite où il se sauve de son chez lui : « Si nous conspirions un peu, pour faire revenir les Napoléon, alors, n’est-ce pas, nous retournerions là-bas… nous irions à Jersey… nous travaillerions ensemble. »
Mardi 26 mars §
Hugo disait, ces jours-ci, à Burty : « Parler, c’est un effort pour moi, un discours, ça me fatigue comme de faire l’amour trois fois ! » Et après un moment de réflexion : « Quatre même ! »
Jeudi 28 mars §
Je retrouve toujours Hugo, dans des campements, dans des logis de halte.
Il y a, dans le petit salon où je suis introduit, deux commodes étagées l’une sur l’autre et un grand cadre sculpté, posé à terre, couvre tout un panneau {p. 34}de la pièce. Il est neuf heures et l’on dîne. J’entends la voix de Hugo se mêler aux rires des femmes, au bruit des assiettes.
Il quitte poliment le dîner, et vient me trouver. En homme d’intelligence polie, il me parle dès d’abord de la mort, qu’il considère comme n’étant pas un état d’invisibilité pour nos organes. Il croit que les morts aimés nous entourent, sont présents, écoutent la parole qui s’occupe d’eux, jouissent du souvenir de leur mémoire. Il finit en disant : « Le souvenir des morts, loin d’être douloureux, est pour moi une joie. »
Je le ramène à lui, à Ruy-Blas. Il se plaint de la demande, qui lui est faite d’une nouvelle pièce de son répertoire. La répétition d’une pièce, ça l’empêche d’en faire une autre, et comme, dit-il, il n’a plus que quatre ou cinq années à produire, il veut faire les dernières choses qu’il a en tête. Il ajoute : « Il y a bien un moyen terme, j’ai des amis excellents et très dévoués, qui veulent bien s’occuper de tout le détail, mais tous les mécontents, tous les non-satisfaits de Meurice et de Vacquerie, en réfèrent à moi, me dérangent. Au fond il faudrait s’éloigner. »
Puis il parle de sa famille, de sa généalogie lorraine, d’un Hugo, grand brigand féodal, dont il a dessiné le château, près de Saverne, d’un autre Hugo, enterré à Trèves, qui a laissé un missel mystérieux, enfoui sous une roche appelée « la Table » près de Saarbourg, et qu’a fait enlever le roi de Prusse.
Il raconte longuement cette histoire, la semant de {p. 35}détails bizarres de cette archéologie moyenâgeuse, qu’il aime, et dont il fait si souvent emploi dans sa prose et dans sa poésie.
À ce moment, a lieu dans le salon une irruption de femmes, un peu dépeignées, un peu allumées par le vin d’un cru périgourdin, qu’on vient de baptiser : le cru de Victor Hugo, une véritable invasion de bacchantes bourgeoises. Je me sauve.
Hugo me rattrape dans l’antichambre, et me fait très gentiment, devant la banquette, un petit cours d’esthétique, qui, tout en s’adressant à moi, me semble l’historique des évolutions de son esprit. « Vous êtes, me dit-il, historien, romancier, — je passe les choses délicatement flatteuses, dont il me gratifie, — vous êtes un artiste. Vous savez combien je le suis ! Je passerai des journées devant un bas-relief… Mais cela est d’un âge… Plus tard, il faut la vision philosophique des choses, c’est la seconde phase… Plus tard encore, et en dernier, il faut entrer dans la vie mystérieuse des choses, ce que les anciens appelaient arcana : les mystères des avenirs des êtres et des individus. » Et il me serre la main en me disant : « Réfléchissez à ce que je vous dis ? »
En descendant l’escalier, tout en étant touché de la grâce et de la politesse de ce grand esprit, il y avait, au fond de moi, une ironie pour cet argot mystique, creux et sonore, avec lequel pontifient des hommes comme Michelet, comme Hugo, cherchant à s’imposer à leur entourage, ainsi que des vaticinateurs ayant commerce avec les dieux.
Dimanche de Pâques 1er avril §
{p. 36}Au lit, où je passe ma journée, je pense combien cette semaine sainte m’est mauvaise, depuis des années, combien elle emporte de ma vitalité, à chaque renouveau des printemps. Je ne peux traverser les tiédeurs et les frigidités de l’air, je ne peux vivre dans l’aigreur de l’atmosphère du printemps, sans être malade, et malade d’un certain malaise qui me met en communication avec la mort.
Cette semaine est pour moi, tant qu’elle dure, comme une entrée en chapelle. Avec cette idée persistante de la mort, qui me rapproche d’une autre mort, avec le vague de l’esprit, et cette en allée de soi-même que donne le lit, toute la journée, je l’ai passée avec mon frère, ainsi que dans la fréquentation d’un vivant avec une ombre, comme si, ce jour-là, le Christ, pour l’anniversaire de sa résurrection, donnait congé aux âmes des morts, et leur permettait de vivre autour des vivants, invisibles, mais amoureusement présents.
Mardi 3 avril §
C’est bien l’homme le plus mal élevé, et le plus furibondement comique qui soit, que ce Charles Blanc. Aujourd’hui, à propos d’une assertion quelconque de Renan, il s’est mis à vociférer, que toutes les histoires de la Révolution étaient des mensonges, que tous les historiens étaient des imposteurs, — et qu’il n’y avait d’histoire que celle | {p. 37}de son frère, et d’historien que monsieur son frère. Et cela avec étranglement de la voix, tremblement des mains, crachement dans la soupe des voisins : tous les caractères d’une épilepsie dangereuse et injurieuse pour tout le monde. Vraiment, pour aller dans la société, le gouvernement devrait bien acheter une muselière à son ministre des Beaux-Arts.
Jeudi 11 avril §
Aujourd’hui, j’entre chez le libraire Tross, et lui demande de continuer à m’envoyer ses catalogues : « C’est vrai, on ne vous les envoie plus, on m’avait dit qu’un de vous était mort, je n’ai plus pensé qu’il y en avait un autre. »
Lundi 15 avril §
Toujours la crainte de la cécité, la menace de l’ensevelissement tout vivant dans la nuit.
Mardi 16 avril §
Moi, si besogneux d’affection, moi, pendant de longues années, si gâté de ce côté, je ne peux me satisfaire de la froide amitié et de la banale amitié des autres. Et quand j’ai passé une soirée avec ce marbre, qu’est Saint-Victor, je rentre chez moi, avec l’envie de pleurer.
{p. 38}X…, du Siècle, a reculé les limites de la canaillerie. Un de ses coreligionnaires me racontait, qu’il avait inventé d’emprunter à ses amis, de l’argent à 5 p. 100, qu’il plaçait à fonds perdu. À sa mort ses amis ont tout perdu.
Dimanche 21 avril §
Si je fais jamais quelque chose sur la vie élégante du second Empire, il est de toute nécessité, de donner une place au thé de quatre heures, — au thé, à l’instar des thés de l’Impératrice, à Fontainebleau, à Compiègne.
Dans ces thés de quatre heures, avaient lieu les conciliabules des grandes coquettes, les assises des reines de la mode. C’était dans ces thés, que l’amant en titre prenait langue avec sa maîtresse, qu’on concertait les rendez-vous, qu’on passait en revue les scandales, qu’on minutait la correspondance, qu’on dressait le plan de la soirée.
Mardi 23 avril §
Arsène Houssaye racontait, ce soir, qu’en 1848 Hetzel s’étant transporté avec Lamartine, au ministère des affaires étrangères, mit la main sur le portefeuille, dans la pensée qu’il contenait le secret des secrets de la politique européenne. Il y trouva des adresses de filles et des lettres de lorettes.
Mercredi 24 avril §
{p. 39}Le joli et curieux intérieur pour un romancier, que la chambre de Mme de Girardin. Cette chambre, elle l’a fait non tendre, mais ainsi qu’elle le dit « habiller » de satin brodé par Worth, moyennant 60 000 francs. La maîtresse, sans doute par suite de la confection d’un petit Girardin, est toujours couchée. Près de son lit, est dressé un guéridon, où le philosophe Caro mange à côté d’elle, et lui fait des conférences sur la Cité de Dieu.
Mercredi 8 mai §
Il y a chez Théophile Gautier, non point encore une diminution de l’intelligence, mais comme un ensommeillement du cerveau. Quand il parle, il a toujours l’épithète peinte, le tour original de la pensée, mais pour parler, pour formuler ses paradoxes, on sent dans sa parole plus lente, dans le cramponnement de son attention après le fil et la logique de son idée, on sent une application, une tension, une dépense de volonté qui n’existaient pas dans le jaillissement spontané, et comme irréfléchi et irraisonné de son verbe d’autrefois. Vous avez vu des vieillards à la vue fatiguée, qui, pour regarder, soulèvent avec effort leurs lourdes paupières, eh bien, Théo, pour parler, a besoin d’un effort physique semblable de tout le bas du visage, et tout ce qui sort maintenant de lui, semble être arraché, par de la volonté douloureuse, à l’engourdissement d’un état comateux.
{p. 40}Enfin presque invisiblement descend sur lui, l’enveloppe, et touche à ses attitudes, à ses gestes, à son dire, sans qu’on puisse bien la définir par des mots, la triste humilité particulière à l’enfance des vieillards.
Théo me montre, avec une satisfaction de débutant, la nouvelle édition d’Émaux et camées, toute fraîche sortie des presses, et où Jacquemart a fait son portrait, en une espèce de poète de l’antiquité. Et comme je lui dis :
— « Mais, Théo, vous ressemblez à Homère, là-dedans ?
— Oh, tout au plus à un Anacréon triste ! » reprend-il.
Mercredi 15 mai §
Aujourd’hui a lieu le mariage d’Estelle, la fille de Théophile Gautier, à l’église de Neuilly, encore toute trouée des éclats d’obus de la Commune.
Au Dominus vobiscum, Théo s’est levé, et a répondu au curé par un beau salut, avec le geste bénisseur d’un grand prêtre de Jupiter…. Un peu de tristesse montait toutefois sur la gaîté artificielle et de commande, à voir au déjeuner la fatigue maladive de Théo. Du reste pour les gens superstitieux, les mauvais présages n’ont pas manqué. On s’est cogné à l’église contre le convoi d’un amiral espagnol, dont la tenture portait un grand G, et la mariée cassait son verre.
Lundi 20 mai §
{p. 41}J’avais déjà remarqué plusieurs fois, combien sous le soleil, l’ombre portée des choses servait aux Japonais pour leurs dessins. Hier j’ai été confirmé dans ma remarque d’une manière saisissante. La lune éclairait le perron, et dessinait sur le mur nouvellement peint, une branche de laurier. Cette branche de laurier, on la voyait en la tache estompée et un peu bleuâtre, dans le modèle flou, dans le camaïeu tendre, d’un branchage sur une potiche.
Le mariage de Sardou et de Mlle Soulié est original. Un graveur qui travaillait d’après un tableau de la galerie de Versailles, va demander quelque chose à Soulié, et tombe dans le déjeuner de la famille. Soulié l’invite à partager le déjeuner. Le graveur s’excuse, en lui disant que Sardou l’attend en bas. Soulié l’invite à aller chercher l’auteur de Madame Benoiton. Sardou voit la jeune fille… Et il devient amoureux, ainsi que pourrait le devenir un personnage de ses pièces.
Mardi 21 mai §
Au dîner des Spartiates, le général Schmitz parle de la capitulation de Sedan, comme d’une chose honteuse, et que n’absout pas la nouvelle portée des canons, et laisse entrevoir, hélas, que la conservation des bagages, assurés aux officiers, a amené quelques-uns à donner leurs signatures à cette honte. Un beau mot du général de {p. 42}Bellemare qui refusait de signer, et auquel un signataire disait :
« Mais c’est du roman que vous faites là !
— Qui sait, si ce ne sera pas de l’histoire, dans quelque temps ! » riposta le général.
Vendredi 24 mai §
Nombre de choses à Paris coûtent cher à l’inconnu, à l’anonyme, coûtent Bon Marché au monsieur notoire, à l’homme connu. Un membre du Jockey-club peut offrir un louis à une lorette en renom, et le duc de La Rochefoucauld, trois cents francs, par an, à un domestique. Le curieux c’est que la fille et le domestique, s’il acceptent, font une bonne affaire.
Samedi 25 mai §
Toutes les aristocraties sont destinées à disparaître. L’aristocratie du talent est en train d’être tuée par le petit journal, qui dispose de la gloire, et n’en débite que pour les siens. Il organise dans la République des lettres, une espèce de démocratie, où les premiers rôles seront exclusivement tenus par des reporters ou des cuisiniers de journaux : les seuls littérateurs que connaîtra la France, dans cinquante ans.
Un seul grand artiste à l’Exposition, un seul : Carpeaux. La meilleure définition que l’on pourrait {p. 43}donner de son talent, c’est qu’il est le premier qui ait mis dans le bronze et dans le marbre, la vie nerveuse de la chair.
Dimanche, 26 mai §
Le manifeste de l’école réaliste, on ne va guère le chercher où il est. Il est dans Werther, quand Goethe dit par la bouche de son héros : « Cela me confirme dans ma résolution de m’en tenir uniquement à la nature. »
Et il ajoute : « Toute règle, quoi qu’on dise, étouffera le sentiment de sa nature et sa véritable expression. »
Mardi 28 mai §
On cherchait aujourd’hui les raisons de la puissance de résistance des hommes, nés autour de l’année 1800. On la mettait sur le compte de l’équilibre du système nerveux, de l’abstention du tabac. Cette puissance ne la doivent-ils pas plutôt à la virginité de leur jeunesse. C’est le cas de Thiers, de Guizot, de Hugo, et de bien d’autres. Guizot et Hugo, ont pu devenir des érotiques, leur prime jeunesse a été chaste. Et Saint-Victor rappelait que Marc-Aurèle remercia Frontin, de l’avoir éloigné de la volupté et de la femme ; jusqu’à l’âge d’homme.
Dimanche 1er juin §
Avec les années, le vide que {p. 44}m’a laissé la mort de mon frère, se fait plus grand. Rien ne repousse chez moi des goûts qui m’attachaient à la vie. La littérature ne me parle plus. J’ai un éloignement pour les hommes, pour la société. Par moments, je suis hanté par la tentation de vendre mes collections, de me sauver de Paris, d’acheter dans quelque coin de la France, favorable aux plantes et aux arbres, un grand espace de terrain, où je vivrais tout seul, en farouche jardinier.
Lundi 3 juin §
Aujourd’hui Zola déjeune chez moi. Je le vois prendre, à deux mains, son verre à Bordeaux, et l’entends dire : « Voyez le tremblement que j’ai dans les doigts ! » Et il me parle d’une maladie de cœur en germe, d’un commencement de maladie de vessie, d’une menace de rhumatisme articulaire.
Jamais les hommes de lettres ne semblent nés plus morts, qu’en notre temps, et jamais cependant le travail n’a été plus actif, plus incessant. Malingre et névrosifié, comme il l’est, Zola travaille tous les jours de neuf heures à midi et demi, et de trois heures à huit heures. C’est ce qu’il faut dans ce moment, avec du talent, et presque un nom, pour gagner sa vie : « Il le faut, répète-t-il, et ne croyez pas que j’aie de la volonté, je suis de ma nature l’être le plus faible et le moins capable d’entraînement. La volonté est remplacée chez moi par l’idée fixe, qui {p. 45}me rendrait malade, si je n’obéissais pas à son obsession. »
Tout en taillant une pièce, dans Thérèse Raquin, il est, dans le moment, en train de chercher un roman sur les Halles, tenté de peindre le plantureux de ce monde.
Et une partie de la journée, je cause avec cet aimable malade, dont la conversation se promène, d’une manière presque enfantine, de l’espérance à la désespérance. « Le journalisme, dit-il, au fond, lui a rendu un service. Il lui a fait facile le travail, qu’il avait autrefois très difficile. C’était une espèce d’afflux d’idées et de formules, s’engorgeant à tel point, qu’il était quelquefois, au milieu de son travail, obligé de lâcher la plume. Aujourd’hui c’est un flux réglé, un courant moins abondant, mais coulant sans encombre. »
Mardi 4 juin §
Ce soir, au dîner des Spartiates, Robert Mitchell, fait prisonnier à Sedan, et enfermé dans une citadelle, pour avoir refusé le salut à un officier prussien, racontait que sa grande distraction, était de voir faire l’exercice, d’être témoin des soufflets, que les officiers donnaient aux soldats. Et il faisait la remarque que, de toute la chair ainsi frappée, rien ne rougissait que la place des cinq doigts.
Il raconte encore que, chargé par des officiers de la garde impériale d’offrir à l’Empereur leurs {p. 46}personnes et leurs hommes, s’il voulait tenter une sortie, s’il voulait se frayer un passage, au moment où il abordait l’Empereur sur la route de Mézières, un obus éclata entre lui et le cheval de l’Empereur, tuant du monde à droite et à gauche, et lui enlevant à lui, Mitchell, un morceau de son soulier : « L’Empereur, dit-il, resta impassible, il était beaucoup moins ému que moi ! »
Dans le bruit des paroles des gens qui parlent ici pour ne rien dire, de bouches qui prudhommisent où hystérisent des lieux communs, ainsi que celle d’Aubryet, c’est une bonne fortune de rencontrer un causeur à la parole judicieuse, relevée d’une pointe d’ironie parisienne.
Lundi 10 juin §
Je suis, ce soir, au chemin de fer, à côté d’un ouvrier complètement saoul, qui répète à tout instant : « Non, je ne la foutrais pas, quand on me donnerait tout Paris… oui tout Paris, non je ne la foutrais pas ! » Et ce rabâchage, un peu bredouillant, est coupé de petits rires intérieurs, et d’imitations de vagissements d’enfants à la mamelle. L’on pardonne à cet Alsacien, dont la tendresse de la saoulerie va à son enfant, à sa petite fille.
Mardi 11 juin §
Un adorable mot d’une vieille {p. 47}femme galante, devenue dévote, sur le juif avec lequel elle vit. Elle disait à une amie : « Tu ne sais pas, comme maintenant il est charmant… comme il est doux, même quand il est malade… et puis, comme il est bon pour le bon dieu ! »
Mardi 11 juin §
Ce soir, l’ancien dîner de Magny, réduit par le dîner, que donne au-dessous de nous, Hugo, pour la centième représentation de Ruy-Blas, se relève et ressemble presque à un de nos bons dîners, du temps de Sainte-Beuve. On y remue et on y agite les plus grosses questions. On parle des Troglodytes ; de fragments générateurs de métaux, rapportés du Groënland, et qu’expérimente dans le moment Berthelot ; de statues égyptiennes du troisième siècle, découvertes dans une pyramide, et démontrant, comme moderne, l’introduction du hiératisme dans l’art égyptien. On parle de grandes civilisations ayant une littérature, et n’ayant ni art, ni industrie, ainsi que la civilisation brahmane, disparue sans laisser de trace matérielle. On parle de l’insénescence du sens intime et des trois moi de je ne sais quel savant. On parle des cerveaux de Sophocle, de Shakespeare, de Balzac.
On parle enfin du refroidissement du globe, dans quelques dizaines de millions d’années. C’est l’occasion pour Berthelot, de peindre pittoresquement la retraite dans les mines des derniers hommes, avec {p. 48}du blanc de champignons pour nourriture, avec le gaz des marais, avec le feu grisou comme bon dieu.
« Mais peut-être, — interrompt tout-à-coup Renan, qui a écouté avec le plus grand sérieux, — ces hommes là-dedans, auront-ils une très grande puissance métaphysique ! »
Et la sublime naïveté, avec laquelle il dit cela, fait éclater de rire, toute la table.
Jeudi 20 juin §
Lundi — c’était presque le jour de sa mort — a commencé à paraître dans Le Bien public, notre Gavarni.
Tous ces jours, en parcourant le journal, ma pensée était à l’enragement de travail, avec lequel mon frère hâtait la fin de ce livre. Je le revoyais, pendant nos tristes séjours d’hiver, à Trouville, à Saint-Gratien, rivé sur une chaise, dont je ne pouvais l’arracher, une main labourant son front, comme s’il lui fallait douloureusement extraire les tours de phrase, les épithètes, les mots spirituels, autrefois coulant si facilement dans le courant de son écriture.
Vendredi 21 juin §
Je dîne ce soir, chez Riche, avec Flaubert, qui passe à Paris pour se rendre à l’inauguration de la statue de Ronsard, à Vendôme.
Nous dînons, bien entendu, dans un cabinet, parce {p. 49}que Flaubert ne veut pas de bruit, ne tolère pas des individus à côté de lui, et qu’il lui plaît, pour manger, d’ôter son habit et ses bottines.
Nous causons de Ronsard, puis tout de suite, lui se met à hurler, moi à gémir, sur la politique, la littérature, les embêtements de la vie.
En sortant, nous tombons sur Aubryet, qui nous apprend que Saint-Victor est de l’inauguration. « Eh bien, je n’irai pas à Vendôme, me dit Flaubert, non vraiment, la sensibilité est arrivée chez moi à un état maladif tel… je suis entamé au point que l’idée d’avoir la figure d’un monsieur désagréable, en chemin de fer, devant moi… ça m’est odieux, insupportable. Autrefois ça m’aurait été égal, je me serais dit : je m’arrangerai pour être dans un autre compartiment, puis à la rigueur si je n’avais pu éviter mon monsieur désagréable, je me serais soulagé en l’engueulant, maintenant ce n’est plus cela, rien que l’appréhension de la chose, ça me donne un battement de cœur… Tenez, entrons dans un café, je vais écrire à mon domestique, que je reviens demain. »
Et là, devant la paille d’un Soyer : « Non, je ne suis plus susceptible de supporter un embêtement quelconque… Les notaires de Rouen me regardent comme un toqué… vous concevez, pour les affaires de partage, je leur disais : Qu’ils prennent tout ce qu’ils veulent ; mais qu’on ne me parle de rien, j’aime mieux être volé qu’être agacé, et c’est comme cela pour tout, pour les éditeurs… L’action, maintenant, j’ai pour l’action une paresse qui n’a pas de nom, il {p. 50}n’y a absolument que l’action du travail qui me reste. »
La lettre écrite et cachetée, il s’écrie : « Je suis heureux comme un homme qui a fait une couillonnade ! Pourquoi ? Dites, le savez-vous ? »
Puis il me ramène au chemin de fer, et accoudé sur la traverse, où l’on fait queue pour prendre les billets, il me parle de son profond ennui, de son découragement de tout, de son aspiration à être mort, et mort sans métempsychose, sans survie, sans résurrection, à être à tout jamais dépouillé de son moi.
En l’entendant, il me semblait écouter mes pensées de tous les jours. Ah ! la belle désorganisation physique, que fait, même chez les plus forts, les plus solidement bâtis, la vie cérébrale. C’est positif, nous sommes tous malades, quasi fous, et tout préparés à le devenir complètement.
Vendredi 5 juillet §
Jollivet rappelait que l’affaire Baudin n’a fait que faire traverser la Seine à la popularité de Gambetta, mais que cette popularité existait déjà dans le quartier latin. Depuis des années, Gambetta était en renom, au café Procope, où les étudiants venaient le voir, et l’entendre donner la représentation des séances du corps législatif, avec une verve, une mimique, un cabotinage des plus amusants.
{p. 51}Dès ce temps, il avait une action sur la jeunesse des écoles. On sentait qu’il était destiné à devenir son représentant.
Samedi 6 juillet §
Théophile Gautier vient déjeuner aujourd’hui. C’est sa première sortie, depuis son attaque de la semaine dernière. On dirait la visite d’un somnambule. Et cependant dans l’ensommeillement de ses pas, de ses mouvements, de sa pensée, quand, un moment, il secoue sa léthargie, le vieux Théo réapparaît, et ce qu’il dit, de sa voix assoupie, avec des ébauches de gestes, semble le langage de son ombre — qui se souviendrait.
Au milieu du déjeuner, à propos de l’huile d’une salade, qu’il trouve excellente, il se met à faire un historique imagé des huiles et des miels de la Grèce, qu’il termine, en comparant le miel de l’Hymète « à du sablon jaune entrelardé de bougie. »
Les phrases charmantes, qui sortent de sa bouche, ont quelque chose de mécanique ; elles finissent, elles s’arrêtent, tout à coup, comme une phrase, qu’aurait mise Vaucanson dans le creux d’un automate. Puis le parleur tombe aussitôt dans un mutisme effrayant, dans une absence de lui-même qui épouvante, dans un anéantissement qui vous fait lui parler, pour être bien assuré que la vie intelligente est encore en lui. Et, à ce moment, les choses que vous lui dites, pour arriver à lui, semblent parcourir {p. 52}des distances immenses. Une phrase sur la reconnaissance par tout le monde de son talent de paysagiste, le fait reparler.
« Oui, oui, — a-t-il dit, avec une certaine amertume mélancolique, et ce geste qui lui fait soulever devant lui l’indicateur de sa main pâle, — oui, il est entendu que dans les voyages, on n’y met pas d’idées. Il ne peut, n’est-ce pas, y être question de progrès, du mérite des femmes, des principes de 89, de toutes les Lapalissades qui font la fortune des gens sérieux. Les voyages, c’est la mise en style des choses mortes, des murailles, des morceaux de nature… Il est bien avéré, encore une fois, que l’homme qui écrit cela, n’a pas d’idées… Oui, oui, c’est une tactique, je la connais, avec cet éloge, ils font de moi, un larbin descriptif. »
Et comme nous lui disons, qu’il serait bon pour lui de se reposer, de se défatiguer dans la fabrication de la poésie qu’il aime… dans la composition de sonnets :
« Oh ! pour cela, dit-il, mes idées sont complètement changées. Je trouve que la poésie doit être fabriquée, à l’époque où l’on est heureux. C’est pendant la période de la Jeunesse, de la Force, de l’Amour, qu’il faut faire des vers. »
Mercredi 17 juillet §
La force prime le droit, cette formule prussienne du droit moderne, proclamée, {p. 53}en pleine civilisation, par le peuple qui se prétend le civilisé par excellence, cette formule me revient souvent à l’esprit.
Je me demande, comment toutes les plumes, tous les talents, toutes les indignations ne sont pas soulevées contre cet axiome blasphématoire, comment toutes les idées de justice, semées dans le monde par les philosophies anciennes, le christianisme, la vieillesse du monde, n’ont pas protesté contre cette souveraine proclamation de l’injustice, comment il n’y a pas eu insurrection contre cette intrusion du darwinisme en la réglementation contemporaine, et peut-être future de l’humanité, comment enfin, toutes les langues de l’Europe ne se sont pas associées, dans un manifeste de la conscience humaine, contre ce nouveau code barbare des nations.
Mardi 23 juillet §
Un ministre de Thiers qualifie ainsi la politique de son chef : « C’est un usufruitier qui ne fait pas les grosses réparations. »
La conversation tombe sur Jules Simon, — c’est Ernest Picard qui parle, et on sent dans les sous-entendus, dans les réticences diplomatiques de l’ambassadeur, toute sa méprisante antipathie pour le ministre de l’Instruction publique. Picard nous le montre, pendant toute la Défense nationale, assis sur une chaise, en arrière de la table du conseil, en un coin, dissimulé, et retraité dans l’ombre, ne se {p. 54}décidant sur rien, ne se prononçant sur quoi que ce soit, ne se compromettant par aucune opinion tranchée, ménageant tous les partis, et se conservant pour toutes les aventures du hasard.
« Jules Simon, dit-il en terminant, c’est une nature de prêtre, il ne lui manque que la tonsure ! »
Mercredi 24 juillet §
En revenant ce soir, en chemin de fer, de Saint-Gratien, le président Desmaze me raconte sa première affaire.
Il trouve en arrivant à Beauvais, où il avait été nommé substitut, une femme étranglée et noyée. Son amant, qu’on soupçonna de suite, comme auteur du crime, après quelques dénégations, s’écria tout-à-coup : « Je vais tout vous dire, mon juge, mais à la condition de la voir entamer ! »
Il demandait d’assister à l’autopsie, dans un sentiment qu’on ne put expliquer.
Jeudi 1er août §
Théophile Gautier, dont on vient de panser les jambes, cause avec moi, avant dîner. Il me parle, s’il lui était donné de vivre, et non de végéter, du désir de faire quelque chose se passant à Venise, avant la révolution. Pour cela, il irait s’établir, toute une année, dans la ville poétique, et Venise lui fournit le thème de paroles toujours peintes, {p. 55}de paroles toujours originales, mais un peu lentes à se formuler.
En m’en allant, la belle-fille de Théo, qui fait route avec moi, m’apprend que son beau-père a eu, la veille, une paralysie de la langue, qui a duré trois quarts d’heure.
Samedi 3 août §
Je pars de Paris pour la Bavière, où je vais passer un mois, avec mon parent et ami, le comte de Béhaine, dans le Tyrol bavarois.
Dimanche 4 août §
La frontière allemande commençant à Avricourt, avec des douaniers qui prennent des airs vainqueurs, pour ouvrir vos malles : c’est cruel !
Lundi 5 août §
Je vaguais dans les rues de Munich, avec de Béhaine. Il aperçoit son médecin, donnant le bras à un monsieur, qu’il ne reconnaît pas de loin. C’est Von der Thann, le brûleur de Bazeilles. Il faut se saluer, se dire quelques paroles. Il est impossible de rendre la grognonnerie, en même temps que la gêne du général bavarois.
On dirait vraiment à les voir, ces allemands, que {p. 56}c’est nous qui les avons battus, tant les vainqueurs semblent avoir gardé, comme la rancune d’une défaite.
Mardi 6 août §
J’entre à l’Église de Schliersée, pendant la messe.
C’est le décor riant du rococo jésuite, dans une profusion d’encens, dans une musique d’orgue, mêlée de sonneries et de trompettes, et de roulements de tambour. Au milieu des tambours, des parfums, de l’allegro des voix et des instruments, de pieuses nuques de femmes aux cheveux jaunes, torsadés sous la calotte de drap qui les coiffe, des profils d’hommes roux, aux traits barbares et mystiques, aux poils frisés des saint Jean-Baptiste de la vieille peinture, me donnent chez ces populations vivant de miel et de lait, à la façon des anciens apôtres, le spectacle du vieux catholicisme, célébré par une jeune humanité.
Mercredi 7 août §
La femme, ici, semble de la femme fabriquée à la pacotille, une créature au visage embryonnaire, à peine équarrie dans une chair bise, une ébauche de nature, à laquelle le créateur n’a pas donné le coup de pouce de la gentillezza féminine. On ne sait si l’on a affaire à des femmes, à {p. 57}des hommes, en présence de ces androgynes, qui, par économie, portent des vêtements masculins et ne trahissent leur sexe, que par la largeur d’un fessier anormal dans une culotte.
À rencontrer, dans les chemins verts, ces mineuses, ces débardeurs marmiteux, à la figure charbonnée, au chapeau paré de plumes de coq, on a l’impression d’être tombé, en plein mardi gras, dans un carnaval loqueteux, dans une descente de la Courtille, barbouillée de boue et de suie.
Puis encore une chose bien laide en ce pays. La jeune maternité n’existe pas, les mères ont l’aspect d’aïeules : la femme ne se mariant ici qu’à trente-cinq ou quarante ans, à l’âge où elle a réalisé sa provision de toile pour l’avenir de sa vie : tant de chemises, tant de draps, tant de rouleaux de toile.
Samedi 10 août §
Joli royaume pour un conteur fantastique, que ce royaume, qui a pour roi, ce toqué solitaire et taciturne, vivant dans un monde imaginaire, créé autour de lui à grand renfort de millions. C’est lui, qui s’est fait machiner, pour sa chambre à coucher, un clair de lune d’opéra, supérieur à tous les clairs de lune, de main d’homme, — un clair de lune qui a coûté 750 000 francs. C’est lui qui s’est fait construire, sur le toit de la Vieille Résidence, un lac, où il vogue dans une barque, en forme de cygne, {p. 58}le long d’une chaîne de l’Himalaya, coloriée par un peintre allemand.
Pauvre prince, mélancolique personne royale, dont la douce folie fuit son temps et son pays, pour se réfugier dans du passé, dans du moyen âge, dans de l’exotique.
Pauvre prince, amoureux aussi des grands siècles français de Louis XIV et de Louis XV, forcé de travailler à la ruine de la France, sous le commandement de M. de Bismarck, qu’il déteste. Pauvre souverain, réduit à dire au chargé d’affaires de la France : « Je fais des vœux pour la restauration de la grandeur de la France, et je suis heureux de vous dire cela, sans que cela tombe dans des oreilles prussiennes. »
Lundi 12 août §
Le second fils de Béhaine est un enfant, tout de caresse. Sa main, quand il prend la vôtre, monte amoureusement le long de votre poignet. Son corps se soude au vôtre, quand il marche à côté de vous. Il y a dans ses attouchements et ses frottements à votre personne, quelque chose de l’enlacement d’une plante grimpante. Sa petite chair rose, quand on la flatte de la main, on la sent heureuse. Ce soir, au moment où, après le coucher des enfants, je causais avec la mère dans le salon, il a tout à coup jailli, au milieu de nous deux, dans sa chemise de nuit, disant à sa mère, avec une {p. 59}intonation d’un câlin inexprimable : « Viens un peu nous caresser dans notre lit, pour que nous nous endormions ! »
Mardi 13 août §
Je déjeune, à Munich avec de Ring, premier secrétaire d’ambassade à Vienne.
C’est lui, qui a été le cornac diplomatique de Jules Favre, à Ferrières. Il nous entretient de la naïveté de l’avocat, de la conviction qu’il avait de subjuguer Bismarck, avec le discours qu’il préparait sur le chemin. Il se vantait, l’innocent du Palais, de faire du Prussien, un adepte de la fraternité des peuples, en lui faisant luire, en récompense de sa modération, la popularité qu’il s’acquerrait près des générations futures, réunies dans un embrassement universel.
L’ironie du chancelier allemand souffla vite sur cette enfantine illusion.
Jeudi 15 août §
Dans une petite église d’ici, il y a un squelette, enfermé dans une gaze constellée de paillettes, fleurie de feuillages d’or à la façon d’un maillot de clown, un squelette qui a, dans le creux de ses orbites et le vide de ses yeux, deux topazes, un squelette, qui montre un râtelier de pierres précieuses : c’est le corps de « saint Alexandre », présenté à l’adoration des fidèles. Cette bijouterie de la {p. 60}relique ne vous semble-t-elle pas la plus abominable profanation de la mort.
— Aujourd’hui, Édouard (de Béhaine) m’entretient de ses conversations avec Bismarck, et me peint le causeur : un causeur à la parole lente, au débrouillage difficultueux, cherchant longuement le mot propre, n’acceptant pas celui qu’on jette à son germanisme dans l’embarras, mais finissant toujours par arriver à trouver l’expression juste, l’expression piquante, l’expression excellemment ironique, l’expression caractéristique de la situation.
Samedi 17 août §
Les enfants s’étaient éparpillés dans les ravines des torrents, à la recherche d’insectes et de fleurettes.
Je suis resté seul, sur le haut sommet, jouissant de ma solitude, dans ce lieu foudroyé, qui semble l’endroit affectionné de l’orage, toutes les fois que l’orage éclate dans ces montagnes. Le sol sur lequel je marchais, était de la pourriture d’écorce et de branches, où se dressaient, comme des mâts démâtés, tous les arbres brisés. Quelques-uns, arrachés de terre, montraient, retournées en l’air, leurs racines et leur chevelu emmêlé de glaise sèche. Sur ces décombres de nature, fuyant à tire d’ailes, de temps {p. 61}en temps, un oiseau jetait un petit cri effrayé : c’était tout le bruit et toute la vie de cet endroit.
J’y ai vécu une heure, enlevé aux choses et aux idées de la terre, dans une griserie de grandiose, d’altitude, de sublime, d’oxygène.
Dimanche 19 août §
Ma parole, toutes les cervelles sont détraquées, et personne n’est plus logique en France.
J’entendais dire à l’abbé, précepteur des enfants, de Béhaine, qui est un très honnête catholique, et accomplissant rigoureusement ses devoirs religieux, je lui entendais dire, que tout serait sauvé avec un pape révolutionnaire.
Samedi 14 août §
Hier soir, de Béhaine nous a surpris, en disant : Tiens, il est minuit ! Jamais le petit salon du chalet n’avait vu pareille veille.
La conversation était tombée sur le roman. Mme de Béhaine soutenait que les aventures extra-dramatiques des femmes du monde, peintes par Octave Feuillet, ne l’intéressaient pas, qu’elle lirait, avec bien plus d’intérêt, des études peignant d’après nature, les femmes des ménages européens, qu’elle avait côtoyés dans sa carrière diplomatique. Oui, lui dis-je, je comprends votre goût, et les romans que mon frère {p. 62}et moi avons faits, et ceux surtout, que nous voulions dorénavant écrire, étaient les romans que vous rêvez. Mais pour faire ces romans tout unis, ces romans de science humaine, sans plus de gros drame, qu’il n’y en a dans la vie, il ne faut pas en pondre un, tous les ans… Savez-vous qu’il faut des années, des années de vie commune avec les gens qu’on veut peindre, pour que rien ne soit imaginé, qui ne corresponde à leur originalité propre… Oui, des romans comme cela, un romancier ne peut en fabriquer qu’une douzaine, dans sa longue vie, tandis qu’un de ces romans, qu’on fait avec le récit d’une aventure, amplifiée augmentée, chargée, dramatisée, on peut l’écrire en trois mois, ainsi que le fait Feuillet et beaucoup d’autres.
Mardi 27 août §
Un squelette de grandeur naturelle qui chevauche un lion, et frappe les heures sur sa tête, avec l’os d’un fémur : c’est une vieille horloge qui arrête et retient votre regard, au milieu de l’immense bric-à-brac du Musée national de Munich.
L’élégante retraite en arrière de ce torse verdâtre, — et comme enduit de décomposition, — en la naissance presque visible, dans son immobilité, du mouvement qui va sonner l’heure ; la tension rigide de cette jambe droite précédant de son pied aux petits osselets décharnés, la marche trop lente du coursier ; {p. 63}l’inclinaison de la tête, semblant un salut ironique de cette tête de mort ; le naturel, la science de cette équitation macabre ; enfin le précieux, le fini, le réalisme même de ce cavalier-cadavre, contrastant avec la grossièreté barbare, l’érupement naïf, le fantastique de ce lion, sculpté d’après un bouquin héraldique, offrent un des échantillons les plus frappants, les plus caractéristiques, les plus réussis de cet art amoureux du néant, de cet art galantin de la mort, qui fut l’art du moyen âge.
Samedi 31 août §
Aujourd’hui Billing vient déjeuner avec nous, à Schliersée. Il assure que Von der Thann a déclaré devant Vigoni, secrétaire de l’ambassade italienne, que jamais l’Allemagne ne rendrait Belfort à la France.
À propos des tendances actuelles de l’Allemagne, il cite un curieux symptôme : la représentation, coup sur coup, de trois pièces de théâtre, montrant la progression du mouvement philosophique, qui dans la première pièce, seulement anticatholique, devient dans la troisième, complètement antireligieux, — et met en scène et ridiculise un prêtre catholique, un ministre protestant, un rabbin.
L’année dernière, le professeur Deulinger lui disait, à peu près en ces termes : « Les religions, ça peut être utile à vous autres latins, pour nous, c’est inutile, car ça n’apporte rien à la raison des Allemands. »
Lundi 2 septembre §
{p. 64}Dîner à Munich, chez le comte Pfeffel.
Un dîner munichois fait dans le milieu catholique et antiprussien.
Le comte Pfeffel, un petit vieillard, ratatiné, séché, nerveux, bilieux, ironique, ayant quelque chose du physique d’un diable malingre ; le nonce du pape, Tagliani, un homme trapu, pileux, noir, charbonné, ayant quelque chose du physique d’un diable trop bien portant ; de Vaublanc, ancien chambellan et ancien ami du roi Louis ; un vieil émigré français, qui ne s’est jamais abaissé à parler allemand, très aimable, très sourd, très dix-huitième siècle ; un jeune officier dans l’armée bavaroise, fils du comte Poggi.
Une conversation galante, intelligente, spirituelle, avec du suranné, du vieillot dans les idées, et des tours de phrases, vous faisant penser parfois, que vous dînez dans un rêve, avec des morts d’avant 89.
En fumant, l’officier bavarois, qui a fait la campagne de France, me parle de notre printemps, comme d’une merveille extraordinaire, d’un temps de délices, qu’il avait cru une invention de nos poètes. Il me dit que chez eux, comme en Russie, on passe de l’hiver à l’été, sans transition ; il ajoute que cette privation de printemps a une grande influence sur le moral allemand, et que l’absence de cette jouissance indicible dans la vie allemande, doit beaucoup contribuer à la mélancolie locale.
Je retrouve, au salon, de vieilles anglaises du {p. 65}corps diplomatique, de mûres et fades créatures, à exclamations, à monosyllabes inintelligents, à travers le lapement d’une tasse de thé et la déglutition d’une sandwich.
Je plains le représentant de la France d’être réduit à ce rien, qui est maintenant le parti de la France.
Mardi 3 septembre §
En entrant au Musée national, on voit de l’escalier, par la porte ouverte d’une petite salle à gauche, une tête de diable, au milieu d’objets inconnus et inexplicables.
Je suis entré là-dedans, et, regardant bien, je me suis senti froid dans le dos, devant toutes ces inventions de souffrance, devant tous ces instruments de torture, avec lesquels l’homme, pendant des siècles, férocisa la mort. Et mes yeux cherchaient, malgré moi, dans cette féronnerie cruelle, la rouille qui fut autrefois du sang.
Cette salle, cette chambre, est le musée le plus complet de glaives, de chevalets, de fauteuils capitonnés de pointes, de brodequins à vis, de poires d’angoisse, de toutes les imaginations d’une mécanique meurtrière, pour faire, savamment et diversement, souffrir la chair humaine.
Tout ce fer et tout cet acier du bourreau, est entremêlé de moins cruelles curiosités de la vieille justice. Il y a des chapeaux et des queues de grosse paille, qu’on faisait porter aux ribaudes ; des manteaux {p. 66}de punition, des sortes de tonneaux, sur le bois desquels était peint, d’une manière galante, par des Watteau de village, le crime qui y faisait enfermer le séducteur ; des cages pour immerger, pendant un temps fixé réglementairement, les boulangers, qui vendaient à faux poids ; des bonnets d’âne aux oreilles de fer, etc. — enfin, tout un magasin d’accessoires diaboliques, pour terrifier le prévenu, lorsque sa chair avait résisté à la torture.
Samedi 7 septembre §
La domesticité est si voleuse ici, que tout est enfermé, scellé, et que la maîtresse de maison délivre, de sa propre main, la pincée de sel.
Lundi 9 septembre §
Départ ce soir de Munich pour la France.
29 septembre §
Un cousin, chez lequel je suis en villégiature, m’emmène à Ferrières.
Ce n’est pas un château, c’est un magasin de curiosités, dont les maîtres semblent les conservateurs. Au milieu de cette bibelotterie écrasante, une très charmante petite femme, aux paupières lourdes, {p. 67}les paupières d’une houri turque, aux interrogations enfantines, à l’air boudeur d’une pensionnaire en pénitence, une jeune Rothschild s’ennuyant, s’ennuyant, comme seuls les millionnaires savent s’ennuyer.
Les maîtres ont l’orgueil du passé historique, qu’a acquis leur château, depuis l’entrevue de Ferrières, et la vieille Mme Rothschild nous retient longtemps dans le salon de famille, où Bismarck s’est rencontré avec Jules Favre.
L’entrevue a eu lieu en pleine tapisserie de Boucher. C’est la première fois, qu’un mobilier français du xviiie siècle assistait à une pareille honte.
Octobre §
Dans le plantage d’arbustes, amenés par charretées, dans la fatigue des courses chez les pépiniéristes de la grande banlieue parisienne, dans cette vie en plein air et sur les jambes, depuis le lever jusqu’au coucher du jour, dans le bouleversement de ce qui est, dans le rêve de ce qui sera, dans la création de mon jardin, je vis en un bienheureux ahurissement, auquel la folle dépense, sans compter, apporte quelque chose de la fièvre du jeu. Et je suis avec cela heureusement absent de moi-même.
24 octobre §
Hier, en dînant, le nez dans un {p. 68}journal — c’est pour moi le seul moyen de manger, quand je dîne seul — je suis tombé, sans que rien ne pût me le faire présager, je suis tombé sur la nouvelle de la mort de Théophile Gautier.
Ce matin, j’étais à Neuilly, rue de Longchamps.
Bergerat m’a fait entrer dans la chambre du mort. Sa tête, d’une pâleur orangée, s’enfonçait dans le noir de ses longs cheveux. Il avait, sur la poitrine, un chapelet, dont les grains blancs, autour d’une rose en train de se faner, ressemblaient à l’égrènement d’une branchette de symphorine. Et le poète avait ainsi la sérénité farouche d’un barbare, ensommeillé dans le néant. Rien là, ne me parlait d’un mort moderne. Des ressouvenirs des figures de pierre de la cathédrale de Chartres, mêlés à des réminiscences des récits des temps mérovingiens, me revenaient, je ne sais pourquoi.
La chambre même, avec le chevet de chêne du lit, la tache rouge du velours d’un livre de messe, une brindille de buis dans une poterie, sauvage, me donnaient tout à coup la pensée d’être introduit dans un cubiculum de l’ancienne Gaule, dans un primitif, grandiose, redoutable intérieur roman.
Et la douleur fuyante d’une sœur dépeignée, aux cheveux couleur de cendre, une douleur retournée vers le mur, avec le désespoir passionné et forcené d’une Guanamara, ajoutait encore à l’illusion.
25 octobre §
Je suis, pour l’enterrement du père, {p. 69}dans l’église de Neuilly, où il y a à peine, quelques mois, j’assistais au mariage de la fille.
L’enterrement est pompeux. Les clairons de l’armée rendent les honneurs à l’officier de la Légion d’honneur. Les plus touchantes voix de l’Opéra chantent le Requiem de l’auteur de Gisèle. On suit à pied le corbillard jusqu’au cimetière Montmartre. J’aperçois dans un coupé, Alexandre Dumas lisant l’éloge funèbre, qui doit être prononcé, au gros Marchal, effondrant le petit strapontin, sur lequel il est assis en face de son illustre ami.
Le cimetière est plein de bas admirateurs, de confrères anonymes, d’écrivassiers dans des feuilles de choux, convoyant le journaliste, — et non le poète, et non l’auteur de Mademoiselle de Maupin. Pour moi, il me semble, que mon cadavre aurait horreur d’avoir derrière son cercueil, toute cette tourbe des lettres, et je demande seulement, pour mon compte, les trois hommes de talent, et les six bottiers convaincus, qui étaient à l’enterrement de Henri Heine.
Novembre §
Bar-sur-Seine. Anna, la vieille bonne d’ici, a une langue qui enfonce tous les faiseurs de pittoresque. Revenant de voir une voisine malade elle disait aujourd’hui : « Elle épouvante ! » Elle disait encore d’un ménage qui fait bonne chère : « Ils mangeraient un royaume ! »
10 décembre §
{p. 70}Je ne me sens décidément plus assez de santé, plus assez de vitalité pour supporter les ennuis de la vie. Il me prend sérieusement envie de faire absolument le mort : toute action, tout travail, étant punis par des choses désagréables à l’épigastre.
Aujourd’hui, Burty m’emmène dans un atelier de la rue des Champs.
Il fait faire le portrait de sa fille par un cirier, par un délicat sculpteur, qui a retrouvé les procédés anciens de l’art. Il s’appelle Cros. C’est un garçon tout maigre, tout noir, tout barbu, avec une inquiétante fixité dans ses yeux caves. Et cette lampe allumée, et ces petits morceaux de cire, qui semblent, en leur boîte à cigare, de petits morceaux de chair, et ce profil de Madeleine, qui prend peu à peu, sur la plaque de verre noir, une réalité mystérieuse, sous le jour crépusculaire, me jettent, à la longue, dans une espèce de peur de cette vie magique, que cuisine dans cette cave, ce pâle garçon.
29 décembre §
Depuis quelques jours, je me suis remis à travailler. Je rédige les notes d’une seconde édition de L’Art du xviiie siècle. J’espère que ce travail méprisable sera l’engrenage, qui me rejettera dans le travail du style et de l’imagination.
Année 1873 §
22 janvier 1873 §
Cette semaine, Thiers a fait prier de Béhaine de venir dîner chez lui, pour avoir ses impressions sur l’Allemagne. Or Thiers ne lui a pas permis d’ouvrir la bouche, et tout le temps, c’est le président de la République qui a raconté au chargé d’affaires, ses négociations avec Bismarck.
D’après l’étude profonde qu’en a fait l’historien de la Révolution, Bismarck serait un ambitieux, mais qui ne serait point animé de mauvais sentiments contre la France. Au fond, malgré toute sa malice — il l’a presque avoué, — ce qui fait amnistier Bismarck par Thiers, c’est que pendant les négociations pour Belfort, le ministre prussien, connaissant l’habitude, qu’avait Thiers de faire une sieste dans la journée, lui faisait envelopper les pieds avec un paletot, pour qu’il n’eût pas froid. On doit se féliciter que cette attention n’ait pas coûté Belfort à la France.
{p. 74}Mon ami est sorti, effrayé du radotage sénile et prudhommesque de notre grand homme d’État.
28 janvier §
Je n’ai eu dans ma vie qu’une fois de la prévoyance, de la clairvoyance. En 1867, j’ai préféré un débiteur hypothécaire, au gouvernement de Napoléon III, faisant du libéralisme. Cela me coûte cher. Mon notaire m’a trouvé un débiteur, qu’il faut assigner tous les six mois, et tous les six mois, je suis à me demander si je ne serais pas forcé de quitter cette maison qui, seule, m’aide un peu à vivre.
Mardi 11 février §
Aujourd’hui, au dîner de Brébant, Nigra a jeté dans la conversation — comme s’il tentait une expérience sur nous — la proposition de nous donner, comme roi de France, son roi à lui. Oui, il a eu le toupet de nous offrir, dans sa pitié profonde, Victor-Amédée, le seul et vrai roi des races latines. Je ne sais, mais la proposition de cette maison de Savoie pour le trône de France me semble la plus grande insolence que ma patrie ait eu encore à subir.
26 février §
Flaubert disait aujourd’hui assez {p. 75}pittoresquement : « Non, c’est l’indignation seule qui me soutient… L’indignation pour moi, c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je ne serai plus indigné, je tomberai à plat ! » Et il dessine du geste la silhouette d’un polichinelle échoué sur un parquet.
Partout où l’on va, dans ce moment, on se cogne à une latrie bête pour la personne de Littré. Ce Bescherelle, plus complet, est devenu une espèce de bon dieu, au milieu des réclames et des dévotions de la gent libre-penseuse.
5 mars §
Je dîne, ce soir, avec Sardou. Je l’ai entrevu une ou deux fois, mais je n’ai point encore causé avec lui.
Chez Sardou, rien de Dumas, rien de sa hauteur méprisante pour les gens qu’il ne connaît pas. Sardou, lui, est bon prince. Il accepte tout le monde sur le pied de l’égalité. Il est en outre bavard, très bavard, et a le bavardage d’un homme d’affaires. Il ne parle qu’argent, chiffres, recettes. Rien ne dénote chez lui l’homme de lettres. Vient-il à s’égayer, à être spirituel, c’est de l’esprit de cabotin qui monte sur sa mince lèvre.
Un peu prolixe de son moi, il nous raconte longuement l’interdiction de sa pièce américaine. Et à ce propos, un joli détail sur Thiers. Aux sollicitations du Vaudeville, implorant près de Thiers la {p. 76}représentation de la pièce de Sardou, Thiers a fait répondre que la chose était impossible : le peuple américain étant, dans le moment, le seul peuple faisant gagner de l’argent à Paris : on ne devait pas le blesser.
Thiers a vraiment raison de se vanter d’être un petit bourgeois.
Dimanche 16 mars §
Alphonse Daudet, qu’on m’avait montré applaudissant Henriette Maréchal, je le retrouve chez Flaubert.
Il cause de Morny, dont il a été une façon de secrétaire. Tout en l’épargnant, tout en estompant, avec des paroles de reconnaissance, le peu de valeur du personnage, il nous le peint, comme ayant un certain tact de l’humanité, et le sens divinatoire, à première vue, d’un incapable avec un intelligent.
Daudet est très amusant et touche au plus haut comique, quand il portraiture le littérateur, le fabricateur d’opérettes. Il nous fait le tableau d’une matinée, où Morny lui avait commandé une chanson, une cocasserie madécasse, dans le genre de « bonne négresse aimer bon nègre, bonne négresse aimer bon gigot. » La chose fabriquée et apportée par Daudet, dans l’enthousiasme de la première audition, on oublie dans l’antichambre Persigny et Boitelle.
Et voilà Daudet, Lépine, le musicien, et Morny lui-même, avec sa calotte, et sous la grande robe de {p. 77}chambre, dans laquelle il singeait le cardinal-ministre : les voilà tous les trois tressautant sur des tabourets, en faisant de grands zim boum, zim badaboum, pendant que l’Intérieur et la Police se morfondaient.
17 mars §
Cette nuit encore, je l’ai revu, mais il ne m’est donné de le revoir que malade, et dans tout l’horrible de la maladie, et en tout l’extrême que je n’ai pas eu à subir. Et dire, qu’au milieu du vague de tout rêve, il est tellement réel, il est tellement présent, que dans le cauchemar, je resouffre de ce que j’ai souffert.
Le rêve fini, l’insomnie m’a pris, et ma pensée incapable de se rendormir, poussée violemment au dernier roman que nous devions faire : La Fille Élisa, a travaillé, le reste de la nuit, dans l’horrible.
Mardi 22 avril §
À propos de l’ignorance qu’on prête au souverain de la Chine pour tout ce qui se passe en dehors des murailles de son palais, le général Schmitz dit ce soir : « Moi, ce que je puis vous affirmer, c’est que j’ai trouvé, — moi, vous m’entendez, — j’ai trouvé, sur un meuble de sa chambre les traités avec la Russie. Je les ai même donnés à un pauvre diable qui en a eu 25 louis de l’Ambassade russe. »
Jeudi 24 avril §
{p. 78}Ce soir, chez Burty, Guys nous conte l’arrivée de Gavarni, à Londres. Il débarquait en casquette, sans un chapeau, sans un habit — dans l’impossibilité de faire une visite, de dîner dans une maison. Guys nous le peint hostile à toute relation, et recevant très froidement d’Orsay qu’il avait décidé à lui rendre visite. « Mais il n’y a rien à faire, avec ce sauvage », lui dit d’Orsay.
Cependant il lui fait obtenir une audience du secrétaire du prince Albert, auquel Gavarni présenta une soixantaine d’aquarelles qui ne furent pas achetées par le prince, mais furent vendues à vil prix, à un usurier.
Un grand nombre de dessins de Gavarni, sur les événements de 1848, sont faits d’après des croquis de Guys. À l’arrivée au London News de ces croquis, ou plutôt de ces croquetons, Gavarni les feuilletant, saisi par le caractère, le pittoresque de tel ou tel crayonnage de premier coup, disait : « Je prends celui-là ! », et du croqueton faisait un dessin terminé pour la gravure.
Mardi 29 avril §
Barodet est élu. C’est bien, c’est le commencement en politique de la toute-puissance du néant, du zéro.
On prêtait à Jules Simon ce spirituel mot, par lui adressé à quelqu’un lui disant qu’il menait Thiers comme il voulait : « Je le mènerais comme cela, si je pouvais lui persuader que je suis malhonnête ! »
Samedi 8 mai §
{p. 79}Chez Véfour, dans le salon de la Renaissance, où autrefois j’ai abouché Sainte-Beuve avec Lagier, je dîne ce soir avec Mme Sand, Tourguéneff, Flaubert.
Mme Sand est momifiée de plus en plus, mais toute pleine de bonne enfance, et de la gaieté d’une vieille femme du siècle dernier. Tourguéneff, est à son ordinaire, parleur et expansif, et on laisse parler le géant, à la douce voix, aux récits attendris de petites touches émues et délicates.
Flaubert a commencé à conter un drame sur Louis XI, qu’il dit avoir fait au collège, drame, où il avait ainsi fait parler la misère des populations : « Monseigneur, nous sommes obligés d’assaisonner nos légumes avec le sel de nos larmes. »
Et la phrase de ce drame rejette Tourguéneff dans les souvenirs de son enfance, dans la mémoire de la dure éducation en laquelle il a grandi, et des révoltes que l’injustice soulevait dans sa jeune âme. Il se voit, je ne sais à propos de quel petit méfait, à la suite duquel il avait été sermonné par son précepteur, puis fouetté, puis privé de dîner, il se voit se promenant dans le jardin, et buvant, avec une espèce de plaisir amer, l’eau salée qui de ses yeux, le long de ses joues, lui tombait dans les coins de la bouche.
Il parle ensuite des savoureuses heures de sa jeunesse, des heures, où couché sur l’herbe, il écoutait les bruits de la terre, et des heures passées à l’affût dans une observation rêveuse de la nature qu’on ne peut rendre.
{p. 80}Il nous entretient d’un chien bien-aimé, semblant prendre part à l’état de son âme, le surprenant par un gros soupir, dans ses moments de mélancolie, — un chien qui, un soir, au bord d’un étang, où Tourguéneff fut pris d’une terreur mystérieuse, se jeta dans ses jambes, comme s’il partageait son effroi.
Puis, je ne sais, à propos de quel crochet dans la conversation et les idées, Tourguéneff nous raconte qu’étant un jour en visite chez une dame, au moment où il se levait pour sortir, cette dame lui cria presque : « Restez, je vous en prie, mon mari sera ici dans un quart d’heure, ne me laissez pas seule ! »
Comme le ton était singulier, il la pressa tant, qu’elle lui dit : « Je ne puis pas rester seule… Aussitôt qu’il n’y a plus personne auprès de moi, je me sens enlevée et transportée au milieu de l’immense… et je suis là, comme une petite poupée, devant un juge dont je ne vois pas la figure ! »
Samedi 24 mai §
Le jour où nos destinées se jouent dans Versailles, j’y suis, mais j’y suis pour acheter des azalées et des rhododendrons.
Mardi 27 mai §
J’ai eu un succès au dîner de Brébant, avec ce mot : « La France finira par des pronunciamento d’académiciens. »
2 juin §
{p. 81}Je ne puis surmonter mon dégoût, quand je lis à la quatrième page d’un journal, dans les réclames payées : Il vient de paraître la seconde édition : De la situation des ouvriers en Angleterre… « travail où M. le comte de Paris a fait œuvre de penseur et de citoyen… » Les prétendants qui se font écrivains socialistes… Pouah !
7 juin §
Je ne crois pas que le monde finisse, parce qu’une société périt. Je ne crois donc pas à la fin du monde après la destruction de ce qui est aujourd’hui, cependant je suis intrigué de savoir quelle pourra être la physionomie d’un monde, aux bibliothèques, aux musées pétrolés, et dont l’effort sera de choisir pour se gouverner, les incapacités les plus officiellement notoires.
Dimanche 8 juin §
Ce matin, Rops est venu déjeuner chez moi. Il m’explique ce que je ne comprenais pas chez un Belge : ces coups d’œil, par moments, tout noirs, et ces cheveux en escalade. Il est d’origine hongroise. Son grand-père est de ceux qui n’ont pas voulu mourir pour Marie-Thérèse.
Dans la journée, il m’entraîne chez François Hugo, qui habite dans la villa, depuis quinze jours, et veut m’avoir à dîner. Je tombe, sans le savoir, sur un {p. 82}homme livide, qui me dit être venu ici pour se faire soigner par Béni-Barde. Il l’a vu ce matin, et doit commencer son traitement le lendemain. Je n’écoute plus le fils d’Hugo, je suis tout à coup rejeté dans ces cruels six mois, où deux fois par jour, j’ai traîné mon pauvre frère à ce cruel supplice, sans pouvoir le sauver.
Il me prend une envie insurmontable de fuir cette maison en gaieté et en joie, autour de ce mourant. Au moment de passer à table, je prétexte une migraine, et rentre chez moi, doucement penser à lui.
Lundi 9 juin §
Un homme de valeur ne garde cette valeur qu’à la condition de persister, sans faiblir, dans son instinctif mépris de l’opinion publique.
Jeudi 12 juin §
Il me semble, en ces jours, que je fais les choses absolument comme si j’étais mon exécuteur testamentaire, c’est-à-dire très indifférent à leur réussite ou à leur non-réussite. Je les fais par devoir, et beaucoup pour lui. C’est ainsi qu’aujourd’hui, j’ai été demander à Marcelin un article sur notre Gavarni.
J’ai franchi un escalier, tout fauve du bitume de {p. 83}Giorgions, cuits au four. Puis j’ai été admis dans le sanctuaire où le beau Marcelin, dans un vestinquin clair, s’enlevait sur l’ambre d’un Crayer douteux. Ce bureau de La Vie parisienne a le clair-obscur de l’appartement d’une vieille femme galante retirée du commerce des tableaux, un appartement où rutilent les chaleurs de faux chefs-d’œuvre.
J’étais entré avec un gros court, que, tout d’abord, je n’avais pas reconnu. C’était Monselet. Marcelin se jette sur lui, l’entraîne dans une autre pièce, et je l’entends lui donner, en phrases à la Napoléon, l’esprit d’un article sur le shah de Perse.
Puis il revient à moi, et me crie que le grand Gavarni, l’immense Gavarni, le Gavarni qui touche à Michel-Ange est dans ses premières œuvres, mais qu’au sortir du Charivari, ce n’est plus qu’un procédé, qu’une manière… Il continue, dans une espèce de bagout à la Chenavard, à dire des choses qu’on ne dirait pas à un porteur de bandes.
Des directeurs de journaux, qui sont obligés d’avoir l’air de dire quelque chose, sur n’importe quoi, à n’importe qui, arrivent à ne plus faire la distinction des gens auxquels ils parlent.
24 juin §
Je suis à Versailles, — toujours comme jardinier.
Cependant l’intérêt du drame, qui se joue dans ce palais m’attire et me fait vaguer dans les rues {p. 84}avoisinantes. Dans ces rues, je suis effrayé de la quantité des pharmacies nouvelles qu’a fait éclore l’Assemblée, et devant l’exposition de tant de pains de gluten, je me demande si les diabétiques qui sont renfermés dans ces murs, auront le courage moral.
26 juin §
Chez Frontin, l’absinthe a quelque chose d’austère, de morose, de chagrin. Il semble que les buveurs remuent, au fond de leurs verres, les destinées de l’État.
2 juillet §
Fatigue immense, indéfinissable. Je me rappelais, ces temps-ci, le mot de ma pauvre vieille cousine de Bar-sur-Seine : « Vous verrez, je ne vivrai pas longtemps, je suis si fatiguée, si fatiguée ! »
Aujourd’hui, j’ai eu une petite joie. Pierre Gavarni, qui dînait chez moi, a laissé éclater naïvement sa stupéfaction de la connaissance intime, que mon frère et moi avions du moral de son père.
26 juillet §
En rentrant ce soir, je trouve une lettre qui porte le cachet du ministère de l’Instruction Publique et des Cultes. Cela m’étonne, je n’ai {p. 85}pas de commerce avec les ministères. Je l’ouvre et je lis que, sur la proposition de mon cher confrère Charles Blanc, le ministre de l’Instruction Publique vient d’acquérir, au compte de la direction des beaux-arts, 125 exemplaires, au prix de 8 francs l’un, de Gavarni, l’homme et l’œuvre.
Je souris d’abord à l’ironie de cette étude, si psychologiquement amoureuse, entrant dans les bibliothèques gouvernementales, à l’ironie de ce livre renfermant la plus positive profession d’athéisme encouragée par ce gouvernement clérical.
Puis j’entre en fureur de cette compromission de nos deux noms, par cet achat, qu’on peut supposer sollicité. Quelle famille, que ces Blanc ! en train de désarmer secrètement les haines, en train de museler les antipathies, avec un peu d’argent pris à l’État.
Et quoi faire cependant ? En ma qualité d’homme bien élevé, il n’y a qu’à remercier. Quel malheur de n’être pas né saltimbanque ! Demain je refuserais d’une manière retentissante, dans tous les journaux, et je passerais pour un pur, et je vendrais mon édition.
Mardi 5 août §
Mme Charles Hugo m’a invité ce soir à dîner, de la part de son beau-père. Dans l’humide jardin de la petite maison, François Hugo est couché dans un fauteuil, le teint cireux, les yeux à la fois vagues et fixes, les bras contractés dans un {p. 86}pelotonnement frileux. Il est triste de la tristesse de l’anémie. Debout, dans la rigidité d’un vieil huguenot de drame, se tient le père. Arrive Bocher, un ami de la maison, arrive Meurice, aux pas qui ne font pas de bruit.
On se met à table. Et aussitôt se renversant dans les assiettes de tout le monde, deux têtes d’enfant : la tête mélancolique du petit garçon, la tête futée de la petite Jeanne, et avec Jeanne, les rires joyeux, les familiarités attouchantes, les gestes tapageurs, les adorables coquetteries de quatre ans.
La soupe est mangée, et Hugo, qui a annoncé avoir la cholérine, mange du melon, boit de l’eau glacée, disant que tout cela pour lui, n’a pas d’importance.
Il se met à parler. Il parle de l’Institut, de cette admirable conception de la Convention, de ce Sénat dans le bleu, comme il l’appelle. Il le voudrait voir, ses cinq classes assemblées, discuter idéalement toutes les questions repoussées par la Chambre… ainsi la peine de mort. Là, Hugo a un morceau de la plus haute éloquence, qu’il termine par ces mots : « Oui, je le sais, le défaut c’est l’élection par les membres en faisant partie… Il y a dans l’homme une tendance à choisir son inférieur… Pour que l’institution fût complète, il faudrait que l’élection fût faite sur une liste présentée par l’Institut, débattue par le journalisme, nommée par le suffrage universel. »
Sur cette thèse, qui semble un de ses habituels morceaux de bravoure, il est, je le répète, très éloquent, {p. 87}plein d’aperçus, de hautes paroles, d’éclairs.
Au milieu de son speach, une allusion à l’église de Montmartre lui fait dire : « Moi, vous savez depuis longtemps mon idée, je voudrais un liseur par village, pour faire contrepoids au curé, je voudrais un homme qui lirait, le matin, les actes officiels, les journaux ; qui lirait, le soir, des livres. »
Il s’interrompt : « Donnez-moi à boire, non pas du vin supérieur que boivent ces messieurs — il fait allusion à une bouteille de Saint-Estèphe — mais du vin ordinaire, quand il est sincère, c’est celui que je préfère, non pas du Bourgogne, par exemple : ça donne la goutte à ceux qui ne l’ont pas, ça la triple à ceux qui l’ont… Les vins des environs de Paris, on est injuste pour eux, ils étaient estimés autrefois, on les a laissé dégénérer… ce vin de Suresnes sans eau, ce n’est vraiment pas mauvais… Tenez, monsieur de Goncourt, il y a longtemps de cela, mon frère Abel, en sa qualité de lorrain et de Hugo, était très hospitalier. Son bonheur était de tenir table ouverte. Sa table, c’était alors dans un petit cabaret, au-dessus de la barrière du Maine. Figurez-vous deux arbres coupés et non écorcés, sur lesquels on avait fiché, avec de gros clous, une planche. Là, il recevait toute la journée. Il n’y avait, il faut l’avouer, que des omelettes gigantesques et des poulets à la crapaudine, et encore pour les retardataires, des poulets à la crapaudine et des omelettes gigantesques. Et ce n’étaient pas des imbéciles qui mangeaient ces omelettes. C’étaient {p. 88}Delacroix, Musset, nous autres… Eh bien là, nous avons beaucoup bu de ce petit vin, qui a une si jolie couleur de groseille : ça n’a jamais fait de mal à personne. »
Depuis quelque temps, la petite Jeanne porte sa cuisse de poulet à ses yeux, à son nez, quand tout à coup elle laisse tomber sa tête dans la paume de sa main, tenant toujours la cuisse à moitié mangée, et s’endort, sa petite bouche entrouverte, et toute grasse de sauce. On l’enlève, et son corps tout mou, se laisse emporter, comme un corps où il n’y aurait pas d’os.
Hugo fait un cours d’hydrothérapie, il nous entretient de l’ablution qu’il prend chaque matin : ablution qu’il a enrichie de quelques carafes d’eau glacée, qu’il se verse lentement sur la nuque, dans le cours de la journée, — vantant fort ce réconfort pour les travaux de l’intelligence et autres.
Il coupe son cours d’hydrothérapie par cette invitation : « Vous devriez venir me voir à Guernesey, pendant le mois de janvier. Vous verriez la mer, comme vous ne l’avez jamais vue. J’ai fait construire, au haut de ma maison, une cage en cristal, une espèce de serre, qui m’a bien coûté 6 000 francs. C’est la meilleure stalle pour voir les grands spectacles de l’Océan, pour étudier le sens d’une tempête… Oui, on s’est beaucoup moqué de moi, à propos de cela, mais une tempête, ça parle !… ça vous interroge !… ça a des intermittences !… des exclamations ! »
{p. 89}La nuit se fait fraîche. La pâleur de François Hugo devient verte. Le grand homme, tête nue, en petite jaquette d’alpaga, n’a pas froid, est plein de vie débordante. Et la montre inconsciente de sa puissante et robuste santé près de son fils mourant, fait mal.
16 août §
Je suis tombé hier sur Hugo, en conférence avec La Rochelle, pour la représentation de Marie Tudor.
C’était une scène de comédie du plus haut comique. Le thème de Hugo avec le directeur de théâtre était simple. Il lui disait : « Moi, il n’y a plus qu’une chose qui m’intéresse, c’est de jouer avec mes petits-enfants, tout le reste ne m’est plus de rien. Ainsi, faites absolument comme vous l’entendrez, vous êtes, n’est-ce pas, bien plus intéressé que moi au succès de la pièce. » Puis, au bout de tous ces apparents abandonnements, apparaissait sournoisement le nom de Meurice, de l’excellent Meurice, à qui La Rochelle devait référer, en dernier ressort, pour tout. Et toujours à la suite de cela, le refrain : « Moi, jouer avec mes petits-enfants, c’est tout ce que je demande. »
En se levant, La Rochelle, mis à l’aise par la débonnarité du grand homme, lui demandait si Dumaine ne pourrait pas jouer, deux ou trois fois, dans je ne sais quelle pièce : « Voyez-vous, répondait Hugo, à ce que vous demandez, je vais vous {p. 90}dire qu’il y a deux Hugo : le Hugo de maintenant, un vieil imbécile, prêt à tout laisser faire, et puis il y a le Hugo d’autrefois, un jeune homme plein d’autorité — et il appuya lentement sur cette phrase. — Cet Hugo-là vous aurait refusé net, il aurait voulu la virginité de Dumaine pour sa pièce. » Et le ton sec et autoritaire, dont le second Hugo dit cela, doit faire comprendre à La Rochelle qu’il n’y a au fond qu’un seul Hugo, celui du passé et du présent.
Hugo, ce soir, est surexcité dans son révolutionnarisme, par des choses qu’il ne dit pas. Une dureté implacable monte à sa figure, allume le noir de ses yeux, quand il parle de l’Assemblée, de l’armée de Mac-Mahon. Ce n’est plus l’hostilité haute ou ironique d’un homme de pensée, sa parole a quelque chose de l’impitoyabilité féroce de la parole d’un ouvrier manuel.
Dimanche 17 août §
Il y a, ce soir, dans l’antichambre de la princesse, un énorme rouleau de papiers. Ce sont les interrogatoires de Bazaine, laissés là, par Lachaud qui dîne avec nous.
L’avocat affirme, que le duc d’Aumale a pétitionné la présidence, qu’il l’a arrachée, contre toute justice, au général Schramm, que c’est enfin, pour le prince, un moyen de se produire. Si ce que dit l’avocat est la vérité, et ce dont je doute, c’est assez tragiquement funambulesque cette conception d’un prétendant, {p. 91}d’arriver au trône par une présidence de Cour d’assises.
Mardi 19 août §
Le docteur Robin nous racontait, ce soir, que le hasard l’ayant mis à même de rendre service à des Japonais, rencontrés en Italie, il les retrouva à Vienne. Ils se firent alors un plaisir de lui montrer, dans les plus grands détails, leur exposition. On causa, on parla de la philosophie de la forme des objets, et on parla de Dieu, auquel ils ne croient pas, ne croyant guère qu’aux esprits, à des manifestations des âmes des trépassés.
Puis au bout de cela, le médecin demanda aux Japonais s’ils trouvaient nos Françaises jolies. « Oui, oui, lui fut-il répondu, mais elles sont trop grandes ! » Ces orientaux donnaient, dans cette phrase, l’idéal de ce qu’ils cherchent chez la femme : un joli petit animal, qu’on enveloppe avec la caresse tombante d’une main.
En effet, n’avons-nous pas vu les Japonaises de la grande Exposition, expliquer la phrase de leurs compatriotes, avec leurs rampements, leurs agenouillements, leurs gracieuses attaches au sol, leurs mouvements de gentils quadrupèdes, leurs habitudes enfin, de se faire toutes ramassées, toutes pelotonnées, toutes exiguës.
Quelqu’un ajoute, que les officiers de marine sont unanimes à reconnaître que dans tout l’Orient, {p. 92}c’est seulement au Japon qu’on trouve chez la femme, la gaieté, l’entrain, un amour du plaisir, presque occidental.
1er septembre §
Après une affreuse migraine, je rêvais, cette nuit, que je me trouvais dans un endroit vague et indéfini, comme un paysage du sommeil. Là, se mettait à courir un danseur comique, dont chacune des poses devenait derrière lui, un arbre gardant le dessin ridicule et contorsionné du danseur.
Vendredi 10 septembre §
Aujourd’hui, dans l’exposition japonaise de Cernuschi, je rencontre Burty, revenu de la campagne pour quelques heures à Paris.
Nous sortons du Palais de l’Industrie, lui, moi, et un monsieur qu’il me présente, et dont je n’entends pas le nom. Nous marchons en causant, tous les trois, dans les Champs-Élysées, moi cherchant à deviner quel pouvait être ce monsieur, parlant intelligemment, mais dont je ne pouvais saisir le regard. L’homme parti je demande à Burty. « Qui est donc ce monsieur ? »
— « Mon cher, vous me faites une charge ? » me répond Burty.
{p. 93}C’était Gambetta, le tribun, le dictateur, l’inventeur des nouvelles couches sociales.
Eh bien, sur l’honneur, il a la face grasse et dorée d’un courtier de la petite bourse, qu’éclaire, le soir, le gaz du boulevard de l’Opéra.
Ce soir, de retour de la chasse, en attendant le chemin de fer, nous étions entrés dans l’usine de fil de fer de Plaines. J’admirais l’adresse, la grâce, avec laquelle ces hommes jonglaient, dans le noir de la nuit tombante, avec les méandres du fer, avec les rubans de feu, passant du rouge à l’orangé, de l’orangé au cerise. Là, je me suis surpris à avoir presque peur de l’attirement que produit le tournoiement de grandes machines, l’action enveloppante de l’engrainage : — cela a quelque chose de la fascination du vide.
29 octobre §
{p. 94}Hier soir, chez Brébant, je m’entretenais avec Robin de la persistance singulière de la vie, chez Feydeau. Il me disait qu’il n’y comprenait rien, qu’il n’aurait jamais pu croire qu’il pût vivre quinze mois, qu’il avait un caillot de sang dans la cervelle de la grosseur de son verre à bordeaux.
Aujourd’hui j’ai un saisissement, en tombant sur la nouvelle de la mort de ce pauvre garçon.
Mercredi 29 octobre §
La France est perdue. Henri V pas plus que le comte de Paris, le comte de Paris pas plus que Thiers, Gambetta pas plus que Thiers, n’ont d’autorité pour faire du gouvernement. Et les aventures de la gloire nous sont si bien défendues par M. de Bismarck, que dans le plus lointain avenir, notre pays ne peut espérer la poigne brutale et reconstituante d’un gendarme héroïque.
Dimanche 2 novembre §
Cette lumière implacablement blanche de la lune, dans ces premières nuits de novembre, dans cette nuit du jour des Morts, est vraiment spectrale. Il me semble y voir des reflets de linceul.
Lundi 3 novembre §
Dans les lettres on a un certain nombre d’amis, qui cessent tout à coup d’être de vos connaissances, dès qu’ils ne vous croient plus susceptibles de faire du bruit.
Rien n’est comparable à l’état, à la fois stupide et heureux, que vous donne une journée de jardinage, à l’air vif et froid de ce premier mois de l’hiver. Rentré à la maison, à la chaleur de votre feu, une espèce d’ensommeillement s’empare de vous, une plaisante immobilité monte dans vos jambes et vos bras fatigués. On dit bonsoir aux projets de la soirée, {p. 95}et l’on s’isole paresseusement dans un tête-à-tête vague avec soi-même, dans un néant trouble, dont le coup de sonnette de votre meilleur ami, vous sortirait le plus désagréablement du monde.
15 novembre §
Les partis politiques ressemblent, dans ce moment, à ces gens, que de Vigny vit, un jour, se battre dans un fiacre emporté.
5 décembre §
Devant le feu de la chambre d’en haut, qui sert de fumoir chez la princesse, après dîner, nous nous demandions, avec Berthelot, si la science pure, bellement abstraite, et contemptrice de l’industrialisme, n’est pas, comme l’art, le fait des sociétés aristocratiques.
Berthelot avoue que les États-Unis ne s’occupent, ne s’emparent de nos découvertes, rien que pour l’application. Cette Italie qu’il croyait, après sa rénovation, reprendre un élan, et redevenir quelque peu l’Italie du xvie siècle, il constate tristement qu’elle imite maintenant les États-Unis, et est obligé de déclarer que les vrais et désintéressés savants qu’elle possède encore, sont des savants de la vieille génération : « On sait très bien, dit-il, comment se fait une vocation, c’est par l’action sur l’imagination des enfants, des jeunes gens, du rôle que joue dans les {p. 96}conversations autour d’eux, un individu de leur famille ou de leur connaissance. Eh bien ! dans les sociétés, où, ce rôle est pris par l’argent, il n’y a plus de recrutement pour les carrières de gloire. Dans ce pays, qu’est-ce qu’il arrive, lorsque les instincts du jeune homme sont par trop scientifiques, il se met dans une carrière satisfaisant à moitié ses goûts, à moitié son désir d’enrichissement, il devient ingénieur de chemin de fer, directeur d’usine, directeur de produits chimiques… Déjà cela commence à arriver en France, où l’École polytechnique ne fait plus de savants. »
Et la conversation continuant, Berthelot ajoutait : « Que la science moderne, cette science qui n’a guère que cent ans de date, et qu’on dote d’un avenir de siècles, lui semblait presque limitée par les trente années du siècle dans lequel nous vivons. Un homme qui sait les trois langues dans lesquelles se fait actuellement la science, peut se tenir aujourd’hui au courant. Mais voilà les Russes qui se mettent de la partie. Qui sait le russe parmi nous ? Bientôt tout l’Orient y viendra. Alors… Puis le nombre et l’inconnu des sociétés scientifiques. Aujourd’hui, j’ai reçu un diplôme de Bethléem, qui me nomme membre de la Société, je sais par le timbre qui porte New-York, que c’est en Amérique, et voilà tout… N’y a-t-il pas des Sociétés en Australie, ayant déjà publié sur l’histoire naturelle, des travaux de la plus grande importance… Un jour il sera impossible de connaître seulement les localités scientifiques… {p. 97}Et la mémoire pourra-t-elle suffire… Pensez-vous qu’à l’heure présente, pour ma partie, il y a, par an, huit cents mémoires dans les trois langues, anglaise, allemande, française ! »
Et il termine, en disant qu’il pense que ça finira, comme en Chine, où il croit à une science primordiale complètement perdue, et réduite et tombée à des recettes industrielles.
Mercredi 10 décembre §
Ce soir, chez la princesse, le dîner a été froid, contraint, coupé de longs silences. La pensée de chacun était au jugement de Bazaine.
Après le dîner, la princesse s’est absorbée dans le travail de la tapisserie : un moyen pour elle, au milieu des grands événements, de s’absenter de son salon, de s’appartenir. Elle répond à peine aux gens, qui lui font la politesse de venir s’asseoir, sur la petite chaise placée à ses pieds, relevant le nez à chaque entrant à qui elle jette : « Eh bien, sait-on quelque chose ? » Enfin, la soirée s’avançant, et personne n’apportant des nouvelles, elle s’écrie tout à coup : « C’est prodigieux, ces hommes ! ça ne sait rien ! moi, si j’avais des culottes, il me semble que je serais de suite partout, que je saurais tout. Voyons jeune Gautier, si vous alliez au Cercle impérial, peut-être saurions-nous quelque chose ? »
Le fils Gautier est très longtemps absent. En {p. 98}sortant, je le croise sous la porte cochère, et il me jette : « Condamné à mort à l’unanimité ! »
Vendredi 12 décembre §
De Béhaine, en attendant le dîner, et Stoffel qui est en retard, me parle de l’espèce de susceptibilité maladive de Bismarck, de ses fureurs à la moindre attaque d’un journal français, de sa gallophobie, de la chance, qu’a la France de trouver dans le comte d’Arnim — tout prussien qu’il est — un sentiment aristocratique, qui le rend hostile au radicalisme français et non à la France.
Avec un autre ambassadeur, il a la certitude qu’un prétexte aurait été déjà trouvé pour envahir à nouveau notre pays.
Mardi 16 décembre §
Décidément, je n’ai plus d’intérêt à créer un livre. — Créer un massif de fleurs, une chambre, une reliure : voilà, ce qui dans ce moment, amuse ma cervelle.
Comme on parle de l’action révolutionnaire, exercée dans les élections en province, Calemard de Lafayette dit : « L’agent révolutionnaire le plus redoutable, et qu’on retrouve presque dans tous les cantons, — j’ai pu en faire l’observation moi-même — c’est un huissier véreux, devenu banquier. »
Mercredi 17 décembre §
{p. 99}La toquade de Flaubert d’avoir toujours fait et enduré des choses plus énormes que les autres, a pris, ce soir, les proportions de la dernière bouffonnerie. Il a bataillé violemment, et s’est presque chamaillé avec le sculpteur Jacquemart, pour prouver qu’il avait eu plus de poux en Égypte que lui, qu’il lui avait été supérieur en vermine.
Puis affalé sur moi, et avec des coups de doigt sur ma poitrine, me faisant l’effet de coups de bouton de fleuret, il a cherché à me prouver, que personne, personne au monde n’avait été amoureux, comme il l’avait été une fois. Ça été pour lui l’occasion de me reraconter une histoire qu’il m’a déjà contée plusieurs fois, l’histoire dans laquelle il risquait sa vie, au milieu des précipices d’une falaise, pour embrasser un chien de Terre-Neuve, appelé Thabor, à une certaine place, où sa maîtresse avait l’habitude de déposer un baiser.
Une passion qui l’avait empoigné en quatrième, et qu’il garda, au fond de lui, en dépit des amours banales, jusqu’à trente-deux ans.
Jour de Noël 25 décembre §
Je me sens plus seul, les jours de fête, que les autres jours.
Je me promène aujourd’hui dans cette maison qui s’arrange, fait sa toilette, devient un nid d’art, et mon plaisir est tout triste, qu’il ne soit pas là, pour {p. 100}en jouir, pour lui aussi promener, dans ces pierres reluisant neuf, sa jolie gaîté d’autrefois.
Quand j’entends ces blagueurs, ces enflés de la parole, parler de leurs travaux sur l’antiquité, je pense à notre travail sur la révolution, à cette lecture de livres et de brochures, qui feraient une lieue de pays, à ce plongement dans cet immense papier du journalisme, où nul n’avait mis le nez, à ces journées, à ces nuits de chasse dans l’inconnu sans limites, je nous revois pendant deux ans, retirés du monde, de notre famille, ayant donné nos habits noirs, pour ne pouvoir aller nulle part, nous payant seulement, après notre dîner, la distraction d’une promenade d’une heure, dans le noir des boulevards extérieurs… et en mon dédain silencieux, je les laisse blaguer.
Dimanche 28 décembre §
Au convoi de François Hugo, nous sommes accostés, Flaubert et moi, à la sortie du Père-Lachaise, par Judith.
Dans une fourrure de plumes, la fille de Théophile Gautier est belle, d’une beauté étrange. Son teint d’une blancheur à peine rosée, sa bouche découpée, comme une bouche de primitif, sur l’ivoire de larges dents, ses traits purs, et comme sommeillants, ses grands yeux, où des cils d’animal, des cils durs et semblables à de petites épingles noires, n’adoucissent pas d’une pénombre le regard, donnent à la léthargique créature {p. 101}l’indéfinissable et le mystérieux d’une femme-sphinx, d’une chair, d’une matière, dans laquelle il n’y aurait pas de nerfs modernes. Et la jeune femme a pour repoussoir à son éblouissante jeunesse, d’un côté le chinois Tsing à la face plate, au nez retroussé, de l’autre sa mère, la vieille Grisi, dans son ratatinement souffreteux.
Puis, afin que tout soit bizarre, excentrique, fantastique, dans la rencontre, Judith s’excuse auprès de Flaubert, de l’avoir manqué la veille. Elle était sortie pour prendre sa leçon de magie, oui, sa leçon de magie !
Mardi 30 décembre §
Quelqu’un dit, au dîner des Spartiates : l’Empire a branlé dans le manche, depuis le jour de l’attentat d’Orsini. Oui, reprend le général Schmitz, et permettez-moi une anecdote. Quelqu’un disait, huit jours après cet attentat, au duc d’Aumale : — « L’Empereur a été très bien ! » — « Comme mon père, chaque fois qu’on a tenté de l’assassiner, répondit le duc d’Aumale, mais attendez… il ne se passait pas une semaine après, que mon père ne commît une grosse faute. »
Année 1874 §
1er janvier 1874 §
Je jette dans le feu l’almanach de l’année passée, et les pieds sur les chenets, je vois noircir, puis mourir dans le voltigement de petites langues de feu, toute cette longue série de jours gris, dépossédés de bonheur, de rêves d’ambition, — de jours amusés de petites choses bêtes.
Samedi 17 janvier §
L’on ne se doute guère de l’héroïsme secret déployé par les suprêmes élégantes de Paris. Le besoin qu’elles ont d’être toujours en vue, sous peine d’oubli du public, leur fait traiter la maladie, la mort avec des dédains et des mépris sublimes de légèreté et de hauteur.
Mme X… était, il y a huit jours, à la représentation de Fort-en-gueule, et la salle, à la voir toute {p. 106}charmante et toute souriante, ne pensait guère, que lorsque les yeux de cette femme regardaient dans sa jumelle, ils ne voyaient pas ce qui se jouait sur la scène, mais qu’ils voyaient les affreux instruments d’acier, les bistouris impitoyables qui allaient la déchirer, le lendemain matin, et lui faire, pour la septième fois, l’opération des glandes cancéreuses. Remontée dans sa voiture, elle jetait à un ami : « Demain, n’est-ce pas, à quatre heures ? » voulant que le lendemain ressemblât à ses autres jours de femme à la mode.
Hier, l’opérée avait un érysipèle sur les deux bras, et l’on était dans la plus grande inquiétude.
Mardi 20 janvier §
Triste journée que cette première journée, où commence le vasselage de la France. Aujourd’hui L’Univers est suspendu par l’ordre de M. de Bismarck. Demain le chancelier de l’Empire demandera peut-être que la France se fasse protestante.
Mercredi 28 janvier §
Le dîner de la princesse était, ce soir, bondé de médecins, Tardieu, Demarquay, etc., etc.
Les médecins ne fument pas, et quelqu’un, en leur absence, soutenait au fumoir, qu’ils étaient les {p. 107}plus nuls des hommes ! Moi là-dessus, comme je me récrie et que j’affirme, que la classe la plus intelligente que j’avais rencontrée dans ma vie, était celle des internes, Blanchard me donne raison sur ce point, mais il ajoute, qu’aussitôt leurs études finies, le besoin de gagner de l’argent — l’argent que gagne un médecin, un chirurgien étant la cote de sa valeur — le besoin de gagner de l’argent, le retire de tout travail, de toute étude, émousse son observation par l’abêtissement de visites rapides et successives, par la fatigue même des étages montés. L’intelligence, s’il y a une intelligence chez l’homme, au lieu de progresser, diminue.
Là-dessus Flaubert s’écrie : « Il n’y a pas de caste, que je méprise comme celle des médecins, moi qui suis d’une famille de médecins, de père en fils, y compris les cousins, car je suis le seul Flaubert qui ne soit pas médecin… mais quand je parle de mon mépris pour la caste, j’excepte mon papa… Je l’ai vu, lui, dire dans le dos de mon frère, en lui montrant le poing, quand il a été reçu docteur : « Si j’avais été à sa place, à son âge, avec l’argent qu’il a, quel homme j’aurais été ! » Vous comprenez par cela son dédain pour la pratique rapace de la médecine. »
Et Flaubert continue, et nous peint son père à soixante ans, les beaux dimanches de l’été, disant qu’il allait se promener dans la campagne, et s’échappant par une porte de derrière, pour courir à l’Ensevelissoir, et disséquer comme un carabin.
{p. 108}Il nous le montre encore, dépensant deux cents francs de frais de poste, pour aller faire dans quelque coin du département, une opération à une poissonnière, qui le payait avec une douzaine de harengs.
Jeudi 29 janvier §
Il est vraiment heureux, cet Alexandre Dumas, et prodigieuse est la sympathie de tout le monde pour lui. J’ai entendu hier dans un coin du salon, Tardieu et Demarquay se lamenter, une partie de la soirée, sur la possibilité d’un échec de l’écrivain à l’Académie, comme s’il s’agissait d’une maladie de leurs enfants, et Demarquay s’est levé, en disant : « Je devais faire une opération en province demain, mais je n’y vais pas, je veux savoir un des premiers… Alexandre m’a promis de m’envoyer un télégramme, aussitôt la nomination connue ! »
Mercredi 4 février 1874. §
Un trait de Balzac, que ne connaîtront peut-être pas ses biographes futurs.
Le vieux Giraud racontait, ce soir, qu’il était voisin du directeur de l’hospice Beaujon, et que celui-ci voisinait avec lui, tous les jours. Une fois, le directeur lui dit : « J’ai une mourante très distinguée, qui se dit la sœur de Balzac. Comme cela me répugne de la mettre entre quatre planches, j’ai été voir Balzac, et lui ai demandé 16 francs pour un cercueil. {p. 109}Balzac m’a dit : “Cette femme ment, je n’ai pas de sœur à l’hôpital.” Ma foi, cette femme m’intéressait, j’ai de ma poche acheté le cercueil. »
Les années se passent, le peintre et le directeur d’hôpital voisinent, comme par le passé. Un matin, le directeur arrive chez Giraud, tout bouleversé : « Vous vous rappelez mon histoire de la sœur de Balzac, hein ?… Vous ne savez pas ce qui vient de m’arriver ?… Balzac m’a fait demander aujourd’hui… Je l’ai trouvé mourant, ainsi que les journaux l’annonçaient : “Monsieur, s’est-il écrié, en me voyant, je vous ai dit que cette femme pour laquelle vous êtes venu me demander un cercueil, n’était pas ma sœur, c’est moi qui ai menti. J’ai voulu vous avouer cela, avant de mourir1.” »
Dimanche 8 février §
Ce soir, en dînant chez Flaubert, Alphonse Daudet nous racontait son enfance, une enfance hâtive et trouble. Elle s’est passée au milieu d’une maison sans argent, sous un père changeant tous les jours d’industrie et de commerce, dans le brouillard éternel de cette ville de Lyon, déjà abominée par cette jeune nature {p. 110}amoureuse de soleil. Alors des lectures immenses — il n’avait pas douze ans — des lectures de poètes, de livres d’imagination qui lui exaltaient la cervelle, des lectures fouettées de l’ivresse produite par des liqueurs chipées à la maison, des lectures promenées, des journées entières, sur des bateaux qu’il décrochait du quai.
Et dans la réverbération brûlante des deux fleuves, ivre de lecture et d’alcool sucré, — et myope comme il l’était — l’enfant arrivait à vivre, ainsi que dans un rêve, une hallucination, où, pour ainsi dire, rien de la réalité des choses ne lui arrivait.
Jeudi 12 février §
J’ai dîné hier avec des vaudevillistes, parmi lesquels il y avait Labiche, l’auteur du Chapeau de paille d’Italie.
C’est un homme grand, gros, gras, glabre, au nez sensuel et turgescent, dans une physionomie placide et charnue. Avec le sérieux implacable, le sérieux presque cruel de tous les comiques du dix-neuvième siècle, le dit Labiche lâche des mots drôles, des mots faisant rire les gens qui ont le rire facile. Du reste, il faut avouer qu’il a eu le plus grand succès, en racontant qu’il a été nommé maire — il est maire, à ce qu’il paraît, d’une localité en Sologne — nommé maire, après avoir mandé à son préfet, qu’il était le seul homme de sa localité, qui se mouchât dans un mouchoir.
Vendredi 13 février §
{p. 111}Hier, j’ai passé mon après-midi dans l’atelier d’un peintre, nommé Degas.
Après beaucoup de tentatives, d’essais, de pointes poussées dans tous les sens, il s’est énamouré du moderne, et dans le moderne, il a jeté son dévolu sur les blanchisseuses et les danseuses. Je ne puis trouver son choix mauvais, moi qui dans Manette Salomon, ai chanté ces deux professions, comme fournissant les plus picturaux modèles de femmes de ce temps, pour un artiste moderne. En effet, c’est le rose de la chair, dans le blanc du linge, dans le brouillard laiteux de la gaze : le plus charmant prétexte aux colorations blondes et tendres.
Et Degas nous met sous les yeux des blanchisseuses, des blanchisseuses, tout en parlant leur langue, et nous expliquant techniquement le coup de fer appuyé, le coup de fer circulaire, etc., etc.
Défilent ensuite les danseuses. C’est le foyer de la danse, où sur le jour d’une fenêtre, se silhouettent fantastiquement des jambes de danseuses, descendant un petit escalier, avec l’éclatante tache de rouge d’un tartan au milieu de tous ces blancs nuages ballonnants, avec le repoussoir canaille d’un maître de ballets ridicule. Et l’on a devant soi, surpris sur la nature, le gracieux tortillage des mouvements et des gestes de ces petites filles-singes.
Le peintre vous exhibe ses tableaux, commentant, de temps en temps, son explication par la mimique d’un développement chorégraphique, par l’imitation, {p. 112}en langage de danseuse, d’une de leurs arabesques, — et c’est vraiment très amusant de le voir, les bras arrondis, — mêler à l’esthétique du maître de danse, l’esthétique du peintre, parlant du boueux tendre de Velasquez et du silhouetteux de Mantegna.
Un original garçon que ce Degas, un maladif, un névrosé, un ophtalmique à un point, qu’il craint de perdre la vue, mais par cela même un être éminemment sensitif, et recevant le contrecoup du caractère des choses. C’est jusqu’à présent l’homme que j’ai vu le mieux attraper, dans la copie de la vie moderne, l’âme de cette vie.
Maintenant réalisera-t-il jamais quelque chose de tout à fait complet ? Je ne sais. Il me paraît un esprit bien inquiet.
De cet atelier, je suis tombé à la nuit tombante dans l’atelier de Galland, le peintre-décorateur, dans cet atelier qui, en sa grandeur de cathédrale et avec son peuple mythologique de petites maquettes, au milieu de ses grisailles mourantes, semblait s’ouvrir à l’éveil crépusculaire d’un Olympe de Lilliput, ressuscitant la nuit.
Dimanche 22 février §
Je vais dire un bonjour à de Chennevières, que je n’ai pas vu depuis sa nomination à la direction des Beaux-Arts, craignant un peu qu’à sa porte, on ne m’apprenne qu’il habite {p. 113}maintenant des lambris dorés, en quelque coin ministériel. Non, le portier me laisse monter, et la petite bonne m’ouvre.
Me voici dans la salle à manger, aux vulgaires carafons d’eau-de-vie, aux corbeilles de pommes ridées, au milieu de la desserte presque ouvrière du dîner du dimanche.
Autour de la table, dans le brouillard des cigarettes, on aperçoit la grosse face de Prarond ; la mine superbe du député-caricaturiste Buisson, le profil du peintre Toulmouche, une barbe chinchilla que je ne connais pas, et que je vois toujours là, et trônant au centre, le bon et affaissé Chennevières, un bonnet de coton enfoncé jusqu’aux sourcils, et le menton touchant la table. L’intérieur, est resté provincial, normand, chardinesque, et les grandeurs n’ont rien changé au train de la maison.
Et quand on passe dans la chambre à lit, qui sert de petit salon, on trouve telle qu’elle était autrefois, la simple madame de Chennevières, et Bébé, emplissant plus que jamais de son bruit, de son mouvement, du caprice tyrannique, de son remue-ménage, le milieu bourgeois et familieux.
Quelques billets de théâtre, traînant sur la table ; et des papiers à en-tête ministériel, mêlés à des croquis de Buisson, représentant Bébé avec un corps de petite chatte, de petite chienne, de poulette : c’est tout ce qu’il y a de changé, c’est tout ce qu’il y a de nouveau dans la maison.
Mardi 24 février §
{p. 114}Si j’étais encore peintre, je ferais un trait gravé à l’eau-forte de ce fond de Paris, que l’on voit du haut du pont Royal. De ce trait gravé, je ferai tirer une centaine d’épreuves sur papier collé, et je m’amuserais à les aquareller de toutes les colorations qui se lèvent des brumes aqueuses de la Seine, de toutes les magiques couleurs, dont notre automne, notre hiver, peignent cet horizon de plâtre gris et de pierre rouillée.
Aujourd’hui de la mouche, sur laquelle je suis venu d’Auteuil, je regardais. Dans la menace noire d’un orage d’hiver, sous la lumière blafarde d’un jour d’éclipse, le spectacle était merveilleux. On voyait, blanches d’une blancheur électrique, les deux piles du pont, on voyait les Tuileries de la couleur d’une eau jaune ensoleillée, et tout au fond, dans une nuée qui semblait la fumée rougeoyante d’un incendie, la masse de vieille pierre de Notre-Dame apparaissait violette, avec des transparences d’améthyste.
Mardi 3 mars §
Un joli mot de Paul de Saint-Victor, à propos de la mondanité de Renan : « Renan, c’est le gandin de l’exégèse ! »
Vendredi 6 mars §
Je déjeunais, ce matin, chez Claudius Popelin, d’où nous devions partir pour la {p. 115}répétition du Candidat. La répétition est remise, et nous voilà, tous les deux, — Giraud et Gautier fils partis — à fumer et à causer, dans l’expansion d’un bon déjeuner.
Il me confie que la princesse écrit des Mémoires, et que c’est lui qui l’a décidée, en lui disant que si elle n’en faisait pas, on en ferait de faux qui passeraient pour vrais.
Il ajoute : « Enfin elle s’y est mise. Quand elle a fait un petit bout, elle est très contente, elle s’admire presque enfantinement, d’avoir fabriqué un morceau de livre. Lorsqu’il y en a huit ou dix pages, je les recopie, car vous devez savoir ce que c’est que son écriture, et elle est incapable de se recopier. Je n’ai pas besoin de vous dire, que je ne suis absolument qu’un copiste, que je ne veux peser en rien sur la liberté de sa manière… Mais attendez. » Il se lève et va chercher un petit cahier relié, et nous nous renfonçons dans le divan, et il commence la lecture.
Les mémoires commencent à l’enfance de la princesse, mêlée à l’enfance du prince Napoléon. Il y a, dans ces premières pages, un portrait très saisissant de la vieille Lætitia, de la mère inconsolée du César disparu, cette figure d’aïeule antique, avec ses mains de cire, et le ronronnement incessant de son rouet dans le silence du grand palais.
La langue parlée de la princesse, sa manière de pourtraire les gens, en brouillant un détail physique avec un trait moral, cela, est vraiment pas mal {p. 116}conservé dans le travail, assis et rassis, de la composition et de l’écriture.
Jeudi 12 mars §
Hier, c’était funèbre, cette espèce de glace tombant peu à peu, à la représentation du Candidat, dans cette salle enfiévrée de sympathie, dans cette salle attendant des tirades sublimes, des traits d’esprit naturel, des mots engendreurs de batailles. D’abord ça été, sur toutes les figures, une tristesse apitoyée, puis, longtemps contenue par le respect pour la personne et le talent de Flaubert, la déception des spectateurs a pris sa vengeance, dans une sorte de chûtement gouailleur, dans une moquerie sourieuse de tout le pathétique de la chose.
Après la représentation, je vais serrer la main de Flaubert, dans les coulisses. Je le trouve sur la scène déjà vide, au milieu de deux ou trois Normands, à l’attitude consternée des gardes d’Hippolyte. Il n’y a plus sur les planches, un seul acteur, une seule actrice. C’est une désertion, une fuite autour de l’auteur. On voit les machinistes, qui n’ont pas terminé leur service, se hâter avec des gestes hagards, les yeux fixés sur la porte de sortie. Dans les escaliers, dégringole silencieusement la troupe des figurants. C’est à la fois triste et un peu fantastique, comme une débandade, une déroute dans un diorama, à l’heure crépusculaire.
En m’apercevant, Flaubert a un sursaut, comme {p. 117}s’il se réveillait, comme s’il voulait rappeler à lui sa figure officielle d’homme fort : « Eh bien, voilà ! » me dit-il avec de grands mouvements des bras colères, et un rire méprisant qui joue mal le « Je m’en fous ! ». Et comme je lui dis que la pièce se relèvera à la seconde, il s’emporte contre la salle, contre le public blagueur des premières.
Dimanche 15 mars §
Je trouve Flaubert assez philosophe à la surface, mais avec les coins de la bouche tombants, et sa voix, tonitruante, est basse, par moments, comme une voix qui parlerait dans la chambre d’un malade.
Après le départ de Zola, il s’est échappé, à me dire, avec une amertume concentrée : « Mon cher Edmond, il n’y a pas à dire, c’est le four le plus carabiné…. » Et, au bout d’un long silence, il laisse tomber de ses lèvres : « Il y a des écroulements comme cela ! »
Au fond, cette chute est déplorable pour tout fabricateur de livres : pas un de nous ne sera joué d’ici à dix ans.
Mercredi 8 avril §
Quelle carrière suivie contre vents et marée, jusqu’aux années ultimes du dernier survivant. Il ne naît pas, tous les jours, pour écrire {p. 118}l’histoire d’une école de peinture, deux hommes ayant fait de sérieuses études de peinture, deux hommes qui, indépendamment de cette compétence, se trouvent être à la fois des érudits et des stylistes. Il se pourrait bien même, que cela fût arrivé pour la première fois.
Eh bien, pour le livre, sorti de cette collaboration, pour L’Art du xviiie siècle, les articles, sauf un article de Banville, d’ordinaire très lyrique à l’endroit de ses amis, tous les articles sont des appréciations fadement bienveillantes, et telles que le journalisme en consacre au livre d’un agent de change, qui dresse le catalogue de sa galerie de tableaux.
Mardi 14 avril §
Dîner chez Riche, avec Flaubert, Tourguéneff, Zola, Alphonse Daudet. Un dîner de gens de talent qui s’estiment, et que nous voudrions faire mensuel, les hivers suivants.
On débute par une grande dissertation sur les aptitudes spéciales des constipés et des diarrhéiques, en littérature, et de là, on passe au mécanisme de la langue française.
À ce propos, Tourguéneff dit à peu près cela : « Votre langue, messieurs, m’a tout l’air d’un instrument, dans lequel les inventeurs auraient bonassement cherché la clarté, la logique, le gros à peu près de la définition, et il arrive que l’instrument se {p. 119}trouve manié aujourd’hui par les gens les plus nerveux, les plus impressionnables, les moins susceptibles de se satisfaire de l’à peu près. »
Jeudi 16 avril §
Cette jolie petite tête d’Armand, je l’ai vue, il n’y a pas dix jours, si espièglement heureuse dans sa convalescence, si remueuse, si éveillée, sur son oreiller, de la vie qui revenait.
Aujourd’hui, à quatre heures, sur cet oreiller, à la lueur du grand cierge pascal peint et doré que le pape donna à son père, je revois la tête du pauvre enfant, avec de grands bleuissements sous ses yeux fermés, avec l’affreuse rétractation de ses lèvres violettes, sur le blanc des dents. Je la revois, à neuf heures, cette tête aimée, blanche de la pâleur d’un lys flétri, qui serait éclairé par un clair de lune.
L’enfant est mort d’une méningite, de cette inhumaine maladie, qui s’attaque aux mieux portants. Son délire, ce délire particulier aux maladies du cerveau, et qui fait, aux vieux comme aux jeunes, repasser, dans les dernières heures de l’agonie, les sensations de leur vie — son délire était à la fois doux et déchirant. Il ne parlait que de roses que ses petites mains cherchaient à rassembler en bouquet, pour sa bonne amie, la sœur qui le soignait, il ne parlait que de bouvreuils que ses petites mains s’efforçaient à attraper dans le vide, pour les mettre dans le giron de sa mère, et sa voix expirante {p. 120}répétait toutes les gaies chansons italiennes, que sa première enfance avait entendues, dans la baie de Naples.
Je ne crois pas aux maladies du cerveau ressemblant à des coups de foudre. Cet enfant n’était pas plus intelligent, pas plus spirituel qu’un autre, mais cet enfant avait une faculté que je n’ai jamais rencontrée, poussée à ce développement chez aucun autre : la faculté de la sensation. Je n’ai jamais vu un enfant jouir, comme lui, du parfum d’une fleur, de la vue d’une jolie femme bien habillée, du confort d’un bon fauteuil du toucher d’une chose agréable. Et son toucher à lui était particulier, on peut dire que c’était une caresse. Non je n’ai jamais rencontré des sens procurant à un être, par le contact des choses, un épanouissement sensuel semblable, une félicité pareille. C’était la faculté supérieure de ce petit cerveau, une faculté anormale, et les facultés anormales d’un cerveau, quelles qu’elles soient, sont toujours menacées d’une méningite.
Le spectacle de cette mort est horrible. La mère, cette frêle femme, s’est donné pour tâche d’être forte pour elle et son mari, et, sans une larme, elle veille à tout, elle fait tout, elle touche à tout, avec un corps tout d’une pièce, et des gestes automatiques qui font peur. J’étais tout à l’heure dans sa chambre, devant son armoire à glace. Je n’oublierai jamais la douce voix artificielle, qu’elle a prise pour me dire de me déranger, et le haut-de-corps désespéré, avec lequel, l’armoire ouverte, elle a jeté sur ses bras, {p. 121}deux draps — les draps pour ensevelir son cher enfant.
Fin d’avril §
À l’heure qu’il est, en littérature, le tout n’est pas de créer des personnages, que le public ne salue pas comme de vieilles connaissances, le tout n’est pas de découvrir une forme originale de style, le tout est d’inventer une lorgnette avec laquelle vous faites voir les êtres et les choses à travers des verres qui n’ont point encore servi, vous montrez des tableaux sous un angle de jour inconnu jusqu’alors, vous créez une optique nouvelle.
Cette lorgnette, nous l’avions inventée, mon frère et moi, aujourd’hui je vois tous les jeunes s’en servir, avec la candeur désarmante de gens, qui en auraient dans leurs poches, le brevet d’invention.
10 mai §
Des journées de malaise, de détente morale, des journées passées au lit, dans une vague vie. Là dedans, de temps en temps, la lecture d’un livre que je vais chercher, en chemise, sur la première rangée, à portée de la main : une lecture qui, dans le silence et le recueillement tiède du lit, approche les choses et les faits, comme dans une vision lumineuse. Puis revenant par là-dessus, la somnolence et l’enfoncement dans le vide. Des {p. 122}journées qui ont quelque chose du temps qu’il fait dehors et de ses coups de soleil rapides, dans la monotonie grise du ciel.
Ces jours-là, j’aime à lire de l’histoire, surtout de la vieille histoire : il me semble que je ne la lis pas, mais bien plutôt que je la rêve.
Mardi 12 mai §
Mes jeunes amis se marient l’un après l’autre. Aujourd’hui c’est le tour de Pierre Gavarni. Et à l’église, ma pensée va au souvenir du petit enfant qu’il était, quand son père l’a envoyé, la première fois, chez moi.
Après la cérémonie, Pierre m’a entraîné à l’hôtel Talabot, un hôtel au plafond dont j’ai reconnu les peintures. Voillemot, pendant qu’il les peignait pour Billaut, était venu nous chercher, mon frère et moi, pour les admirer. On a déjeuné autour de petites tables improvisées, toutes bruissantes du froufrou de robes heureuses. Le marié, charmant garçon, mais toujours un peu tombant de la lune, hannetonnait là-dedans, poussant l’un ou l’autre, dans quelque coin, avec des mains de caresse, vous disant des choses qu’il oubliait de finir, et qu’il terminait par un sourire heureux.
C’était le plus délicieux spectacle de l’ahurissement, produit par l’amour, chez un jeune homme distrait.
Dimanche 17 mai §
{p. 123}Ma vie se passe à descendre au jardin voir fleurir des roses, puis à remonter écrire des notes sur Watteau.
Mardi 26 mai §
Aujourd’hui j’ai 52 ans.
En l’honneur de cet anniversaire, la princesse m’a demandé à dîner. Comme toutes les princesses, elle trouve amusant de faire une fois, par hasard, un dîner très mal servi, où elle apporte la joie bruyante d’un enfant, au restaurant.
Après le dîner, on a fait, sur un tas de feuilles de papier, les plans d’un hôtel idéal, que la princesse ne construira jamais, mais qu’elle aime à bâtir en imagination, avec les imaginations de ses amis.
Dimanche 31 mai §
C’est maintenant comme un reproche, lorsqu’il m’arrive, par la poste, un volume d’un confrère.
J’ai jeté, aujourd’hui, dans un coin, La Conquête de Plassans de Zola, souffrant de voir sur ma table, ce joli volume jaune, à la couverture toute neuve, à l’impression toute fraîche, qui semblait me dire : « Toi, tu es donc complètement fini ? »
Vendredi 5 juin §
Hier, Alphonse Daudet est venu {p. 124}déjeuner avec sa femme chez moi. Un ménage qui ressemble à celui que je faisais avec mon frère. La femme écrit, et j’ai lieu de la soupçonner d’être un artiste en style.
Daudet est ce joli garçon chevelu, aux rejets superbes, à tout moment, de cette chevelure en arrière, aux coups de monocle à la Scholl. Il parle spirituellement de son impudeur à fourrer dans ses livres, tout ce qui lui fournit des observations littéraires, et se dit déjà presque brouillé avec une partie de sa famille.
Puis l’on cause des uns et des autres… Daudet s’avoue beaucoup plus frappé du bruit, du son des êtres et des choses, que de leur vue, et tenté parfois de jeter dans sa littérature des pif, des paf, des boum. Et, en effet, il est d’une myopie qui touche à l’infirmité, et semble lui faire traverser les milieux de la vie, ainsi qu’un aveugle — pas mal clairvoyant tout de même.
Lundi 22 juin §
Jules Janin a eu ce qu’il a ambitionné toute sa vie : un bel enterrement.
Derrière sa dépouille ont emboîté le pas, du militaire, du civil, de l’académique, avec la populace des lettres. Sa gloire, quoiqu’il ait eu, à un moment, un certain talent, sa gloire sera celle d’un agréable et loquace causeur. Elle ne durera guère plus que le JJ. en fleurs, calligraphié au milieu du gazon de son jardin.
{p. 125}Le malheureux ! on va l’enterrer à Évreux. C’est, cruel pour des os aussi parisiens que les siens, d’attendre, en province, le Jugement dernier.
Mardi 30 juin §
Quand on vit quelque temps en communion avec les femmes de Prud’hon, ces portraits ne vous restent pas dans la mémoire, comme des portraits. Elles flottent et sourient en votre pensée rêveuse, ces effigies vagues et noyées dans la demi-teinte, ainsi que des types poétiques, des incarnations idéales de la femme du Directoire, de l’Empire, de la Restauration.
Mercredi 1er juillet §
D’où venez-vous, comme ça, disais-je, aujourd’hui, à Mlle *** rentrant du dehors, au moment, où je poussais la petite porte battante du parc : « Je viens de faire des acquisitions. » Puis, en riant : « Je viens d’acheter de la potasse chez l’épicier. »
Il y a dans le moment chez toutes les Parisiennes brunes, une passion de devenir blondes, et toutes travaillent, non sans succès, à obtenir cette coloration, en se lavant les cheveux avec de la potasse, dissoute dans de l’eau.
Donc, nous nous sommes mis à causer toilette, et, elle me conte l’origine de cette mode, elle m’apprend {p. 126}que le docteur Tardieu, ayant été visiter une fabrique de potasse, avait été frappé du ton de la chevelure des ouvriers et des ouvrières. C’était le blond flamboyant vénitien. Et le maître de l’établissement disait à Tardieu, que les cheveux de tout son monde devenaient comme cela, au bout de dix-huit mois. La chose racontée à Paris, devant un cercle de femmes, avait fait faire d’abord secrètement, puis ouvertement, des essais, et la potasse était entrée, d’une manière officielle, dans la toilette de la Parisienne, de ces années.
Mercredi 8 juillet §
Je vais passer ma journée chez Alphonse Daudet, à Champrosay, le pays affectionné par Eugène Delacroix.
Il habite une grande maison bourgeoise bâtit dans un petit parc minuscule à la dix-huitième siècle. La maison est égayée par un enfant intelligent et beau, sur la figure duquel, se trouve, joliment mêlée, la ressemblance du père et de la mère. Il y a encore là, le charme de la mère, une femme lettrée, toute effacée dans une ombre de discrétion et de dévouement. On dirait que tout s’est réuni, pour enfermer entre ces quatre murs, cette bienheureuse sérénité bourgeoise des bourgeois, et cependant transperce, par moments, sous la gaîté et la gentille griserie des paroles, un peu de la mélancolie qui habite tout atelier de la pensée.
{p. 127}La journée est accablante de chaleur. Les persiennes fermées, on esthétise dans la pénombre, on cause, procédés, cuisine de style. Là-dessus, Daudet se laisse aller à me parler de la prose, des vers de sa femme. Mme Daudet veut bien me lire une pièce de vers, où des fils dispersés d’un col, qu’elle vient de broder en plein air, la poétesse imagine un nid, fait par les oiseaux du jardin. Cela est tout à fait charmant. Une femme seule pouvait le faire, et je l’engage à écrire un volume, où sa préoccupation soit de faire avant tout, une œuvre de femme.
Elle est vraiment très extraordinaire, Mme Daudet. Je n’ai jamais rencontré un être, homme ou femme, qui ait si bien lu qu’elle, un lecteur qui connaisse aussi à fond les moyens d’optique et de coloration, la syntaxe, les tours, les ficelles de tous les militants de l’heure présente.
Le soleil tombé, l’on monte en canot, et le long de la rive, une ligne à la main, l’on disserte et l’on esthétise encore, dans les menaces d’un orage et les roulements du tonnerre.
Samedi 11 juillet §
L’envie, et l’envie du haut en bas de la société, c’est la grande maladie nationale. J’ai eu un parent très riche et très avare, qui aurait donné de son argent, et pas mal, pour voir tomber du ministère Lamartine, qu’il ne connaissait pas du tout.
{p. 128}Ce parent, était le représentant de la grande bourgeoisie française, qui souffre des poèmes créés par le poète, des victoires gagnées par le général, des découvertes mises au jour par le savant. Car, en effet, toute la notoriété, tout le retentissement, tout le bruit glorieux qui se fait en France autour d’un nom français, semble se faire au détriment de tous les Français.
À toute affirmation d’une supériorité, chacun en France jaunit un peu, et chacun sent l’ictère rongeur, mordre à son foie jaloux.
Mercredi 15 juillet §
Je pars pour le lac de Constance, pour Lindau, où de Béhaine m’a offert l’hospitalité, dans la villa Kallenberg.
Je suis dans un compartiment britannique, et je vois, au même moment, sept anglais remonter leurs montres. C’est fait d’une manière si mécanique, si automatique, que cela me fait presque peur, et que je me sauve dans un autre compartiment.
Samedi 18 juillet §
Villa Kallenberg. Ce pays est vraiment charmant. C’est au milieu de montagnes bleues, une petite mer ayant le clapotement des vagues et la brise du soir d’un océan, — d’un océan en miniature, que les Allemands appellent la mer de {p. 129}Souabe. L’eau est claire d’une clarté légèrement savonneuse, et la terre est l’amie des essences rares, des arbustes à fleurs, des arbres au feuillage pourpre, au feuillage panaché, et cette verdure et cette floraison poussent dans l’eau.
Puis ici, le paysage a une luminosité particulière. Des reflets de cette étendue immense d’eau, comme des reflets d’un miroir frappé de soleil, la rive, les arbres, la villa, sont tout brillantés des éclairs d’une lumière courante.
Dimanche 19 juillet §
Hier, le comte de Banneville prenait sa place, à l’Hôtel de Bavière de Lindau, pour le souper. Deux Allemandes surviennent. Le garçon d’hôtel leur indique leurs places, à côté du jeune secrétaire d’ambassade : « Près d’un Français, nous ne voulons pas être empoisonnées ! » s’écrie tout haut, l’une d’elles en français. Et ces femmes étaient des femmes de la société.
Cette brutalité, peut mieux que toute chose, indiquer l’exaspération haineuse de l’Allemagne pour la France.
Mardi 11 août §
Le jeune comte de Balloy est venu passer deux ou trois jours ici, avant de se rendre en Perse, où il est nommé second secrétaire. {p. 130}Il a passé trois ans en Chine, et en cause très intelligemment.
Il est quelque peu bibeloteur, et très amusant à entendre raconter la fabrication toute primitive des émaux cloisonnés. La carcasse de la pièce faite, les cloisons soudées, l’ouvrier, sur le pas de sa porte, a devant lui un plat de feu, une espèce de four de campagne, dans lequel il cuit et recuit l’émail, une trentaine de fois, soufflant son feu, à grands coups d’éventail. La fabrication se fait presque avec les doigts, aidés de deux ou trois petits méchants instruments, et sans plus d’appareil et de dépense d’établissement que cela.
Il dit que la lucidité des cloisonnés chinois tient à ce que tout l’intérieur des cellules, avant que l’émail y soit versé, est argenté : les arêtes extérieures étant dorées après la finition de la pièce.
Il me donne ce détail curieux, que les collectionneurs chinois n’exposent jamais leurs objets d’art.
Là, l’objet d’art est toujours enfermé dans une boîte, dans un étui, dans un fourreau d’étoffe, et presque caché dans quelque coin du logis. Le collectionneur chinois le possède, pour en jouir, et s’en délecter, lui tout seul, la porte fermée, dans une heure de repos, de tranquillité, de recueillement amoureux. S’il le fait voir, cela se passe à peu près ainsi : il invite un ami, un collectionneur comme lui, à prendre une tasse de thé. Et tout en humant l’eau odorante, il s’échappe à dire : « Au fait, je me {p. 131}suis procuré un beau morceau de jade ! » Et le voilà, tirant lentement de sa boîte, son bibelot, le faisant tourner et retourner sous les yeux de son ami, lui en détaillant les beautés.
Et après que tous deux l’ont admiré longuement et secrètement, notre collectionneur fait rentrer le bibelot dans sa boîte, et la boîte dans sa cachette.
L’abbé de Lansac parlait hier d’un prêtre, d’un chanoine de Notre-Dame, — je crois que c’est l’auteur de L’Homme d’après la Révélation — qui, ennuyé du temps qu’il fallait donner au manger, et un peu dégoûté de la matérialité de la chose, s’était fait fabriquer des sucs de viandes, des essences de légumes, du sublimé d’aliments, dont il se nourrissait, sous la forme immatérielle de quelques gouttes prises dans un flacon. Malheureusement, au bout de quelques années de ce régime, l’estomac et les entrailles de ce mangeur spiritualiste, se resserrèrent de telle sorte, qu’il manqua mourir.
Lundi 17 août §
Le caractère des heures de découragement, c’est de vivre rencogné dans l’heure présente, la pensée comme ramenée sur elle-même, et retirée du champ de l’avenir, où elle est toujours à prendre le galop.
{p. 132}— Il est des maris de ce temps, qui traitent leurs femmes comme des filles. Ils combattent leur répulsion par des cadeaux, et triomphent à la longue de l’antipathie de ces pauvres et faibles créatures, en développant et encourageant chez elles, des désirs de cocottes qu’ils satisfont, à l’instar des riches entreteneurs.
Mardi 18 août §
Lucerne. Rien de douloureux, dans ces pays limitrophes de la France, comme un dîner de table d’hôte, ce dîner jusqu’à ce jour, où régnait le Français par le droit de la grâce, de l’esprit, de la gaîté ! Aujourd’hui, à peine notre langue se susurre-t-elle tout bas, et au haut bout, l’on voit, comme ce soir, un Prussien en uniforme, tout militaire et tout raide, à cette place d’honneur. Le Français en est à regretter ces files de muets gentlemen et de caricaturales ladies, qui ont cédé la place à l’invasion des touristes allemands, et à leur grossière émancipation par le monde.
Mercredi 19 août §
Dans le voyage en bateau à vapeur, le long des berges du lac des Quatre-Cantons, à chaque crique, à chaque débarcadère, toutes ces estacades, tous ces balcons, toutes ces avances, toutes ces balustrades, que peuplent au milieu de {p. 133}plantes grimpantes, des voyageuses accoudées dans des mouvements de grâce, — toutes ces légères architectures de bois, le pied dans l’eau, portant des fleurs et des femmes, me semblaient dérouler devant moi, les images d’un album japonais, les représentations de la vie au bord de l’eau de l’Extrême-Orient.
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Par ces altitudes sans arbres et sans herbes, par la nuit qui commençait à tomber, par ces ténèbres éclairées de la blancheur de l’écume des gouffres, ce sentier d’abîmes, avec ses ponts du Diable, avec ses tours et ses détours sans fin dans les anfractuosités du rocher plein d’horreur, me donnait la sensation d’une terre finissante, à l’entrée d’un monde inconnu.
Jeudi 20 août §
La Furca, le Grimsel. Sur ces hauts sommets, le voyageur jouit de la pureté de l’air, comme un gourmet d’eau, jouit à Rome, de la bonté de l’aqua felice.
Vendredi 21 août §
Le Handeck, Meyringen, sept heures de marche.
Giessbach. Une création de génie, et du génie le plus moderne. Un hôtel où l’on est servi par de jolies prostituées travesties en virginales Suissesses, et {p. 134}où, après dîner, l’on vous gratifie d’une vraie cascade, illuminée de feux de bengale.
Samedi 22 août §
Ce matin, l’embarcadère de Giessbach s’offrait aux regards, comme le plus charmant tableau de genre, comme un tableau digne de la touche spirituelle de Knaus. Une montagne de malles et de sacs de nuit, une vieille calèche au velours rouge passé, des chaises à porteurs sur lesquelles étaient renversées des fillettes en robe blanche, les mollets à l’air : tout un capharnaüm de choses accidentées de jolis petits détails linaires, de jolis petits tons.
Au poing, le bâton à la corne de chamois, et dans le harnachement de cuir soutenant à la ceinture, la lorgnette, l’album, l’éventail, l’ombrelle, de jeunes voyageuses se tenant debout, tout aériennes dans le voltigement de leur voile de gaze, autour de la figure.
Il ne faut pas oublier, en un coin, un groupe de Suissesses, au corsage de linge blanc, silencieuses, les bras croisés sur la poitrine. Elles formaient un cercle de femmes, se regardant avec des regards vagues, et un peu exaltés, — les regards qu’elles ont à l’église.
Soudain du milieu d’elles, un chant s’est élevé, un chant triste, comme une mélancolie de montagne. Et sans s’occuper de ceux qui étaient là, et comme pour se faire plaisir à elles-mêmes, toutes à leur chant, ces femmes ont continué à vous remuer {p. 135}douloureusement l’âme, avec leurs voix. Leurs chants, peu à peu, je ne sais comment, ont fait renaître le souvenir, et m’ont rappelé que là, où j’allais passer aujourd’hui, j’y avais passé, il y a vingt ans, avec mon frère.
Alors pendant que, la tête basse, les yeux roulant des larmes, je tracassais, de mon bâton, les cailloux, j’entendais de Béhaine, éclater en un long sanglot. Ces chants, ces modulations, ces plaintes musicales avaient fait, tout à coup, remonter à la surface de nos cœurs saignants et vides, des douleurs enterrées, — lui, son Armand, moi, mon Jules, — et tous deux, nous repleurions nos bien-aimés.
Dimanche 23 août §
Sur le bateau de Romanshorn à Lindau, j’étudiais une allemande dînant, dont le profil, à tout moment, se penchait, de bas en haut, vers un voisin, en de bestiales coquetteries. C’était une créature blonde et bovine, avec des tons d’ambre dans le lait de sa chair, des sourcils fauves, de longs cils roux, faisant comme un battement d’ailes de guêpes, au-dessus de la pâmoison de son regard. J’ai vu rarement un appel à la braguette, avec une telle cochonnerie de l’œil, une telle appétence suceuse des lèvres.
Le sensualisme de la femme allemande a quelque chose, en style noble, du rut de Pasiphaé.
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{p. 136}Décidément les voyages, ne sont qu’une suite de petits supplices. On a, tout le temps, trop chaud, trop froid, trop soif, trop faim, et tout le temps, on est trop mal couché, trop mal servi, trop mal nourri, pour beaucoup trop d’argent et de fatigue.
En raison du pittoresque prévu, que l’Europe peut vous offrir, ça n’en vaut vraiment pas la peine.
Lundi 24 août §
Ce soir, Mme de Béhaine définissait admirablement le goût de toilette de l’ancienne parisienne. « Être bien chaussée, bien gantée, avoir de jolis rubans : la robe n’était qu’un accessoire » disait-elle.
J’ajouterai que c’était aussi une toilette, dans les nuances douces, dans une tonalité discrète. Le voyant, le coup de pistolet dans l’habillement de la femme, est une victoire du goût étranger, du goût américain sur l’ancien goût français.
— Dans le monde, il y a tout à redouter des hommes aux idées libérales et aux habits de coupe cléricale.
Mercredi 2 septembre §
L’anniversaire de la défaite de la France prend, cette année, en Bavière, {p. 137}un caractère religieux. En ce jour, nous rappelant Sedan, j’ai vu, avec le soleil levant, arriver dans le jardin, le père et la mère Kallenberg, qui, avec des gestes de pontifes, ont hissé le pavillon aux couleurs allemandes. Puis cela fait, ils ont fait joindre religieusement leurs mains à leurs trois petits enfants, qui ont entonné un hymne de guerre contre nous.
Pendant que l’exécration de notre pays devient un culte, qu’elle se glisse dans la prière de l’enfant d’outre-Rhin, en France qui se souvient ? qui prévoit ce que nous réserve cette jeune génération ?
Jeudi 3 septembre §
Départ de Lindau pour Paris, par Constance, Schaffhouse, Bâle.
J’ai vu peu de femmes si studieusement occupées du bonheur de leurs maris, que la femme de mon ami. La préoccupation de faire à son pauvre homme la vie douce, d’écarter tout ce qui peut mettre un nuage sur son front, de lui donner le plat qu’il aime, de lui sauver le désagréable d’une nouvelle, de défendre enfin, à toute heure, son système nerveux des mauvaises choses physiques et morales, dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Il y a là, certes, une qualité délicate de dévouement particulière à la femme, et que l’homme ne possède jamais d’une manière si réglée, si continue, si persistante.
Je pensais, en vivant au milieu de ce ménage, que {p. 138}l’amour d’une honnête femme pour son mari, est encore ce qu’il y a de meilleur en fait d’amour.
Dimanche, 13 septembre §
Auteuil. Je vague au milieu de mes livres, sans les ouvrir, de mes dessins et de mes fleurs, sans les regarder. Les attaches qui existaient en moi pour toutes ces choses, me font l’effet d’être cassées. Ma maison même ne me semble plus être pour moi, ce qu’elle était, il y a six mois. Je ne jouis pas d’y être. Je ne sais quelle indifférence de mourant m’est venue, avant l’heure. Autrefois un désir, une ambition, une espérance me sortaient, un jour, violemment de cet état d’âme.
Aujourd’hui, je sens qu’il n’y plus rien au monde, que je me donnerais la peine de désirer, d’ambitionner, d’espérer, de rêver. J’en suis arrivé à ce détachement de la vie militante, où dans le dernier siècle, un homme, comme moi, s’enterrait dans un couvent : un couvent de Bénédictins.
Mais le régime de la liberté a tué ces retraites pour les blessés de la vie.
Lundi 14 septembre §
Exposition nationale de nos manufactures. La tapisserie, on peut le déclarer à la stupéfaction de bon nombre de gens, la {p. 139}tapisserie est un art perdu. Ce n’est plus qu’une laborieuse imitation terne et noire de la peinture.
Dans les tapisseries modernes, exposées là, il ne se trouve plus rien de cet art particulier, de cette création conventionnelle, qui faisait des tableaux de laine et de soie, d’après des lois et une optique, qui ne sont ni les lois ni l’optique de la peinture à l’huile.
Mardi 15 septembre §
Départ pour Bar-sur-Seine.
Pendant les heures lentes du voyage, je pense qu’il y a, cette année, quarante ans que je viens, tous les automnes, passer un mois dans cette maison de famille. Je me revois à mon premier voyage. J’avais douze ans, quand mon cousin, le père de celui-ci, à la descente de la diligence de Troyes, m’acheta une blouse blanche, pour mettre sur mes vêtements de petit parisien. Quel mois accidenté, que ce mois ! Tout d’abord pour mes débuts, je tombai à la Seine, où je pensai me noyer, et quelques jours après, je me faisais éclater dans les mains, une poudrière, — heureusement en carton, — et mille autres imprudences.
C’est curieux, tout ce feu, toute cette exubérance tout ce diable au corps, toute cette activité violente, s’étaient envolés de mon individu, quand je revins, l’année suivante. J’étais devenu un jeunet sérieux, très peu remuant, presque triste, et qui, couchant {p. 140}dans la bibliothèque, passait ses nuits à lire les éditions stéréotypées avec les bons yeux de l’enfance, passait ses journées à rêvasser.
— Un mot de curé d’ici, parlant d’une femme qui accouche tous les ans : « Cette femme est comme un confessionnal, il y a toujours du monde. »
Lundi 28 septembre §
Aujourd’hui, toute la journée, nous l’avons passée chez un machabée. C’est le nom que le lieutenant de gendarmerie donne aux vignerons du pays.
Une journée de course, en plein soleil, après des perdreaux rouges, dans les coteaux de vigne, à la pierraille croulante sous les souliers de chasse. Et le soir, presque endormi de fatigue, avec beaucoup de vague dans la cervelle, je suis couché au fond d’une barque, que mon machabée fait glisser, sans bruit, au milieu de la nuit et des ombres étranges des deux bords. De temps en temps, un bruit à la fois crépitant et mouillé : ce sont des écrevisses qui tombent des balances dans un seau.
Les sensations dans cette barque, par les heures crépusculaires, n’appartiennent plus, pour ainsi dire, aux sensations du jour et de l’éveil. C’est, comme si j’allais en un rêve, conduit par mon frère {p. 141}sur une eau morte, dans un paysage de l’autre monde.
Mardi 29 septembre §
La vieille Marguerite, la cuisinière épiscopale de mon oncle de Neufchâteau, est ici, et, ses vieux doigts de soixante-dix ans, font réapparaître, pour la dernière fois, les fricassées de poulets au beurre d’écrevisse, les salmis de bécasses, parfumés de baies de genièvre, tous ces fricots sublimes, que n’a jamais goûtés un Parisien.
Je songe, en dégustant ces succulences, avec le respect qu’on a pour ces choses d’art, quelle nation nous avons été, quel paradis est la France, et quels sauvages sont nos vainqueurs.
Il y a vraiment dans cette vieille cuisine provinciale de la France, comme l’exquisité d’une civilisation, que les nations nouvelles ne referont plus !
Jeudi 1er octobre §
Il y a des jours où la fatigue, au sortir du lit, est écrasante, où ma vie se traîne comme dans une courbature. Cette fatigue-là, serait-ce la vieillesse ? Il me semble aussi parfois que je n’ai plus l’acuité humaine des perceptions, et que la somnolence des Limbes m’envahit. Ces impressions, je les éprouve au milieu d’un grand vent d’automne, et des grondements d’une meute, qui digère, colère, {p. 142}les quatre membres d’une pauvre vache, morte d’une péritonite.
— À la bonne, à la mauvaise humeur d’un homme, il y a toujours un motif. Chez la femme rien de pareil. Elle est subitement traversée par un courant de gaieté ou de tristesse noire, sans cause.
— Les ambitieux de province ne sont, la plupart du temps, que les machinistes de l’ambition de leurs femmes : la carrière d’un mari, son élection au conseil général, étant à peu près toute la distraction, que peut se donner une femme intelligente.
Lundi 5 octobre §
Hier, pendant que je cherchais un carambolage par les quatre bandes, sur le billard du casino, j’ai entendu de mes oreilles, cette phrase prononcée par un gros bourgeois de la localité : « Eh monsieur je ne veux pas revenir à des temps où l’on me forcera à battre les étangs ! » Il répondait, ce gigantesque imbécile, à un monsieur qui lui disait : « Qu’est-ce que ça vous fait, au fond, le retour du comte de Chambord ? »
La phrase de ce Prudhomme est bien grave, elle condamne la France irrévocablement à la République.
{p. 143}— À propos d’élections, et des statistiques fournies, ces jours-ci, par de simples gendarmes, j’ai été frappé de la certitude, pour ainsi dire, de la prophétie du renseignement sur les votes. C’est d’autant plus merveilleux, que ces hommes reçoivent la défense d’aller au café, de se mêler à la vie de leurs concitoyens, et qu’il leur est ordonné, en même temps, de savoir ce qu’ils font, ce qu’ils disent, ce qu’ils pensent.
Samedi 10 octobre §
Tout de mon long sur la terre, la joue sur le bras, c’est pour moi un des plaisirs de la chasse au bois, de somnoler, à demi éveillé par le fourmillement de la terre, le susurrement de l’air ensoleillé, les jappements lointains de la meute, dans les profondeurs de la forêt.
— En province, toute puissance de travail se perd, au bout de quelque temps, dans le farniente plantureux de la vie matérielle. Il est arrivé ici un ingénieur, travailleur, grand liseur, qui fût devenu quelqu’un, s’il était resté à Paris. Dans deux ans, il ne fera plus que sa besogne, ne lira plus un livre, perdra la curiosité des choses de l’esprit, deviendra un estomac.
Lundi 26 octobre §
{p. 144}Hier, je suis tombé à dîner, à l’improviste, à Saint-Gratien. La princesse faisait, demi couchée sur un grand divan, l’espèce de sieste réfléchissante, qu’elle a l’habitude de faire, tous les jours, à la tombée de la nuit. Elle s’est tout à coup dressée sur les pieds, et m’entraînant dans le grand salon, qu’elle m’a fait plusieurs fois parcourir d’un bout à l’autre, dans une promenade, au pas hâté, presque militaire, elle s’est mise à me parler des déceptions que la vie vous apporte : « Ça donne presque envie de rire, dit-elle, quand il arrive une seule de ces choses, à la fois, mais lorsqu’il y en a beaucoup, à la suite l’une de l’autre, cela fait réfléchir tristement ! »
Vendredi 30 octobre §
Ce matin j’ai été prendre Burty, et nous avons été inspectionner l’arrivage de deux envois du Japon. Nous avons passé des heures, au milieu de ces formes, de ces couleurs, de ces choses de bronze, de porcelaine, de faïence, de jade, d’ivoire, de bois, de carton, de tout cet art capiteux et hallucinatoire. Nous avons passé des heures, tant d’heures, qu’il était quatre heures quand j’ai déjeuné. Ces débauches d’art — celle de ce matin m’a coûté beaucoup de cents francs — me laissent comme la fatigue et l’ébranlement d’une nuit de jeu. J’emporte de là une sécheresse de bouche, que l’eau de mer d’une douzaine d’huîtres peut seule rafraîchir.
{p. 145}J’ai acheté des albums anciens, un bronze si gras qu’il semble la cire de ce bronze, et la robe d’un tragédien japonais, où sur du velours noir, des dragons d’or aux yeux d’émail, se griffent au milieu d’un champ de pivoines roses.
Dimanche 1er novembre §
Paris. Une lettre de Zola me convie, aujourd’hui, à aller voir la répétition de sa pièce (Les Héritiers Rabourdin).
Cluny : une salle de spectacle qui, en plein Paris, trouve le moyen de ressembler à une salle de province, comme peut-être, par exemple, la salle de Sarreguemines. C’est navrant, pour un homme de valeur, d’être interprété dans une telle salle. Et je ne pense pas sans tristesse à Flaubert, dont le tour va venir dans un mois.
Au fond, une répétition a toujours de l’intérêt pour moi. C’est le seul milieu, où un semblant de fantastique se mêle à la vie réelle. Et je regardais dans cette lumière indescriptible, dans cette lumière faite de la clarté mourante d’un crépuscule et du flambement flave du gaz, mal allumé, je regardais la petite Charlotte Bernard, passer des coulisses sur la scène, avec sur sa peau des colorations et des glacis d’une créature de clair de lune.
Lundi 2 novembre §
Au milieu de la {p. 146}matérialisation et de l’utilitarisme moderne, un seul sentiment immatériel et désintéressé subsiste en France : le culte des morts.
Je ne crois pas qu’il y ait ce jour, dans les cimetières des autres pays de l’Europe, tant de robes noires, tant de couronnes, tant de fleurs. En sortant du cimetière, je me suis croisé à la porte, avec Dubois de l’Estang qui, en me donnant la main, m’a dit : « Vous revenez de chez votre frère ? » Cette phrase qui me faisait revenir d’auprès d’un mort, comme de chez un vivant, m’a fait plaisir toute la journée.
Mercredi 4 novembre §
La princesse m’a fait des reproches tendres, sur ce que je séjournais chez tout le monde, excepté chez elle. Donc je pars aujourd’hui pour Saint-Gratien, quittant avec un certain regret mon chez moi, dans lequel je n’étais pas fâché de me réinstaller après tant de mois d’absence.
Ce soir, on lit, à haute voix, le volume de Daudet, que j’ai apporté : Fromont jeune et Risler aîné. Au milieu de la lecture, Popelin se met à prendre de petits morceaux de papier, et sur leur surface mouillée, fait tomber des taches de couleur, imitant les marbrures du papier peigne. La princesse, d’un œil à demi entrouvert, regarde un moment faire, puis tout-à-coup, avec un vrai coup de patte de chat, elle ramène à elle la boîte d’aquarelle, arrache une feuille du bloc de Whatman, et la voilà à barbouiller, à {p. 147}barbouiller. Une feuille couverte, elle passe à une autre, puis à une autre, inventant les ficelles les plus extraordinaires pour faire des éclaboussures épatantes.
Toute heureuse de cochonner, elle fait cracher, sur le papier, sur sa robe de cachemire blanc, le carmin et la cendre verte. Et comme je lui raconte la manière dont les peintres décorateurs font les veines du bois, je lui vois arracher son peigne de son chignon, et de son peigne faire des stries sur son coloriage.
Elle est toute éveillée, ne s’occupant pas de l’heure que marque la pendule, et coloriant et marbrant avec l’appassionnement fiévreux du plaisir de l’enfance.
Samedi 7 novembre §
C’est le jour où Giraud et les intimes de la maison viennent déjeuner. Ce petit monde dîne, couche, et ne repart que par le train de dix heures, du dimanche soir.
Autour de la table, il y a ce matin, Jalabert, Philippe Rousseau, au noir de la physionomie auréolé du blanc de ses cheveux. Parmi les femmes c’est Mme Guyon, l’actrice à moustaches, l’excellente femme, qui a l’air d’une garde-malade rébarbative.
Dimanche 8 novembre §
Des promenades courantes, au milieu de causeries violentes, tout-à-coup interrompues par « Dick, Dick, Dick ! »
{p. 148}C’est la princesse qui se retourne, et rassemble toute sa meute de petits chiens : Mie, la petite chienne paralysée, Nina, la chienne gymnaste, Miss l’impotente : hippopotamesque petit animal, — et enfin Dick, abruti par les grandeurs, et qui se perd toutes les cinq minutes.
Lundi 9 novembre §
… La causerie d’après déjeuner s’assoupit peu à peu, on parcourt les journaux.
Enfin il est deux heures, la princesse se met à sa table, et commence mon portrait. Peu à peu le silence se fait dans l’atelier. L’on n’entend plus que le bruit de l’effacement du morceau de gomme élastique du général Chauchard, le bruit de la taille du crayon de Popelin, le bruit du coucou, les gloussements des petits chiens, les rires étouffés des demoiselles, ainsi que dans le coin d’une classe. La princesse travaille appliquée, absorbée.
De temps en temps, la tête de diable du vieux Giraud apparaît derrière l’épaule ou le gant de Suède de la princesse, et jette « le nez d’un dessin plus fin… le collet n’a pas d’épaisseur ». Et aussitôt il disparaît, et retourne aquareller, à sa place, des costumes de fantaisie pour La Haine de Sardou.
La princesse travaille toujours. Le jour baisse, elle continue.
Enfin la séance est levée. La princesse se rejette de suite, sans prendre une minute de repos, à sa {p. 149}broderie, et tout en tirant l’aiguille, elle dit : « Apportez-moi ce morceau de satin blanc qui est là… je voudrais y broder quelque chose, avec les soies qui sont ici. » Et le morceau de satin blanc et les soies apportés, il faut que Popelin fasse instantanément une fouille dans les armoires, et retrouve ses cartons de dessins de fleurs, parmi lesquels la princesse choisit une tulipe. C’est vraiment chez cette femme une activité merveilleuse.
La lampe a été apportée. La princesse travaille à sa tapisserie, en combinant dans sa tête sa broderie. Mlle Julie Zeller fronce les 75 mètres de garniture de sa robe, Mlle Abbatucci soutache un corsage de jais, Mme de Galbois tricote un bonnet pour le vieux Giraud. Les hommes se sont rassemblés autour de l’atelier de confection. Giraud, qui a fait une sieste, se réveille tout émerillonné, et adresse des drôleries à Mme de Galbois.
Jeudi 12 novembre §
Saint-Gratien s’embarque, aujourd’hui, pour visiter l’émaillerie du Bourget. Toute la journée, dans ces ateliers de magie, où l’on voit couper du verre, comme du beurre, et faire avec ce verre, des rosettes, ainsi que l’on en ferait avec du ruban.
Je suis toujours frappé des énergiques dessins, que donne la trituration de l’industrie, dessins que personne n’a tenté de faire. Quel dessin que le jeune {p. 150}homme monté sur un escabeau, soufflant un abat-jour, les joues gonflées.
Dans la partie de l’émaillerie où l’on prépare les plaques pour les rues de Paris, le pittoresque ajustement de l’homme et de la femme, semant l’émail sur la fonte rouge : l’homme avec son mouchoir lui couvrant le bas de la figure : la femme avec ce cache-bouche, terminé par ce long serpent s’enroulant autour de sa ceinture. Et la belle gravité de style que donne aux mouvements, aux attitudes, le danger du métier !
Vendredi 13 novembre §
À déjeuner, à propos de Zola, dont le nom a été prononcé par moi, et qu’on abîme comme démocrate, je ne puis pas m’empêcher de m’écrier :
« Mais c’est la faute de l’Empire. Zola n’avait pas le sou. Il avait une mère, une femme à nourrir. Il n’avait pas d’abord d’opinion politique. Vous l’auriez eu avec tant d’autres, si on avait voulu. Il n’a trouvé à placer sa copie que dans les journaux démocratiques. Eh bien, en vivant tous les jours avec ces gens, il est devenu démocrate. C’est tout naturel… Ah ! princesse, vous ne savez pas quel service vous avez rendu aux Tuileries, combien votre salon a désarmé de haines et de colères, quel tampon vous avez été entre le gouvernement et ceux qui tiennent une plume… Mais Flaubert et moi, si vous {p. 151}ne nous aviez achetés, pour ainsi dire, avec votre grâce, vos attentions, vos amitiés, nous aurions été tous deux des éreinteurs de l’Empereur et de l’Impératrice. »
Samedi 14 novembre §
Fin de journée assez grise. La princesse un peu enrhumée, et qui éternue à se faire sauter le crâne, est chez elle, comme retirée dans la fourrure de son veston bleu. Benedetti souffrant d’un rhumatisme garde la chambre. Mme Guyon et Mme Gautier ont la migraine. Mlle Abbatucci qui a voulu faire des papiers granités, à souffler de l’encre verte dans un pulvérisateur, prise de mal de cœur, a été se coucher.
Dans l’atelier, je suis seul, désœuvré, et un blanc soleil d’hiver éclaire si joliment toutes les choses qui sont là, qu’il me prend la tentation de les décrire. Je veux laisser un souvenir de cette pièce, qui fut vraiment pendant l’Empire, l’aimable domicile du gouvernement de l’art et de la littérature, le gracieux ministère des grâces. Je veux laisser un souvenir ressemblant à la fois à une peinture et à un inventaire de commissaire-priseur, quelque chose qui, dans les temps futurs, permette à ceux qui aimeront la mémoire de la princesse, de la retrouver, de la voir, comme s’ils poussaient la porte de cet atelier, gardé dans la cendre d’une Pompéi.
L’atelier est une grande annexe contre le salon de {p. 152}droite, dont les fenêtres latérales qui n’ont pas été bouchées, forment des niches. Les deux façades dont l’une regarde Catinat, dont l’autre regarde le parc et Montmorency, sont pour ainsi dire deux grandes baies vitrées, par lesquelles le soleil et la lumière entrent à flot. La façade parallèle au salon est percée seulement d’une porte-fenêtre, d’où l’on descend dans l’allée menant au lac d’Enghien.
On entre du salon dans l’atelier, comme par une espèce de petit corridor, fait et resserré entre de grands meubles de marqueterie couronnés d’oiseaux empaillés, de bassins de cuivre orientaux, de cabinets de laque rouge, de petites tables de nacre et d’écaille, de tout un monde de choses, où brillent les reflets des métaux, où éclatent les couleurs des plumages exotiques. Tout à l’entrée, une fontaine émaillée verte et bleue, pour le lavage des doigts salis par le maniement du crayon.
Le passage s’élargit entre des paravents, sur lesquels sont drapées des étoffes de la Chine, des étoffes du Maroc lamées d’or, et contre lesquels sont entrouverts des cartons, laissant voir des bouts de dessins et des papiers de toute couleur.
Si l’on tourne à droite, on trouve dans la baie de l’ancienne fenêtre du salon, un petit canapé vert rayé de blanc, surmonté des médailles, des diplômes que la princesse a reçus aux expositions. Au milieu, figure posée sur le rebord de la fenêtre, une grande photographie représentant le prince impérial. Puis, au mur, dans l’encoignure, un cadre contenant d’ {p. 153}immenses papillons du Brésil qui semblent des morceaux d’azur, et une reproduction photographique du tableau du fils Giraud : Le Charmeur.
Et nous voici devant la grande baie qui regarde Catinat, et devant un amoncellement de meubles et de porcelaines encombrant le vide, avec la profusion qu’aime la princesse. C’est d’un côté une table en marqueterie, surmontée d’une corbeille en porcelaine, de l’autre une table portant un vase jaune impérial, fabriqué par Decker, duquel s’élance un palmier. Entre les deux tables est placé un grand divan, couvert de la perse qui garnit tout le rez-de-chaussée, et met aux plafonds et aux murs son vert d’eau, fleuri de fleurs roses et bleues. Un grand tapis de Perse, tout gai, tout riant, et où dans la pourpre de petits morceaux de blanc ressemblent à des morceaux de papier semés sur la laine, couvre le parquet et tout ce côté de l’atelier.
En avant du divan, une chaise en sparterie, brodée de soie jaune et bleue, et devant le métier à tapisserie de la princesse, où la bande commencée est cachée sous un mouchoir de soie brodé de fleurettes violettes. À côté monte, sur son haut pied, un grand panier en vannerie, orné de nœuds de rubans, contenant les soies de la princesse, dans un fazzoletto rouge, rayé d’or.
Ce coin est le coin du travail de la femme chez la princesse, et le coin de son repos. Là, est le métier à tapisserie, où elle se jette au sortir du dessin et de l’aquarelle. Là, est le grand divan de perse, où, à la {p. 154}tombée de la nuit, à cette heure qui l’attriste, elle fait sa petite sieste mélancolique. Là, est la corbeille des chiens, dormant leur sommeil recroquevillé ! Là, est le petit divan vert rayé de blanc, où se tiennent les colloques intimes de la politique, les entretiens d’affaires, les duos de la sollicitation et de la protection, petit canapé qu’elle affectionne, et d’où ses pieds frileux vont chercher, tout à côté, le souffle tiède d’une bouche de calorifère, qui ventile le poil remuant des petits chiens dans leur corbeille.
Dans le grand panneau qui fait face au salon, il y a d’abord dressé contre le mur un immense meuble de marqueterie hollandaise, aux tiroirs en tombeaux, portant sur sa corniche des vases argentés, dans lesquels sont ouverts des parasols japonais.
Puis, c’est un bureau Louis XV, sur lequel la princesse écrit un billet pressé, inscrit un renseignement, une adresse, le nom d’une plante en latin. Sur ce bureau se voient un buvard en maroquin blanc, dont se détache le relief d’un M en bronze doré ; un encrier formé par une boule en cuivre, porté par un aigle argenté ; un coupe-papier en bois de santal, aux incrustations de nacre ; de grands ciseaux dans une gaine de maroquin blanc ; un petit agenda disant la date du mois ; un petit chronomètre disant l’heure du jour. La galerie du bureau porte, entre deux bouquets de violettes artificielles, un minuscule bronze du grand Empereur en César romain.
Devant la porte qui mène au lac d’Enghien, un vrai capharnaüm. Au milieu se dresse dans un vase, {p. 155}imitant le jaspe sanguin, une fougère arborescente, dont la mousse du pied est becquetée par des oiseaux. D’une flûte de verre bleu monte dans la verdure grêle de la fougère, un bouquet de chrysanthèmes, aux tons foncés de fleurs de velours.
Tournant autour des deux vases, se déroule devant, un petit paravent de poche, où Popelin, sur une toile écrue, a peint des oiseaux et des fleurs, se déroule un porte-photographies en maroquin rouge, contenant les portraits de Popelin, de l’abbé Coquereau, de Benedetti, de Mme Benedetti, de Victor Giraud, du vieux Giraud, du docteur Puysaye. Sur un coin de la table, un petit pupitre en laque, montre exposée, la photographie du tableau de la « Fête-Dieu » de Rousseau, au bas duquel Augier a crayonné des vers.
Et il y a encore sur cette table un petit miroir de poche en ivoire, une gaine à ciseaux de plusieurs grandeurs, un petit panier à franges d’or, un petit sac en maroquin blanc, une pelote à épingles, des paires de gants salis par le fusain, une carafe à demi remplie de limonade, un voile noir plié, — le voile de la promenade — et j’oubliais un petit pot, où trempent dans l’eau des feuilles de sauge, dont la princesse use pour une inflammation de gencives.
Après la porte recommence le panneau, et c’est un bahut hollandais faisant pendant à l’autre, dans son assez vilaine tonalité jaune. Sur sa corniche, entre deux paons la queue déployée, se renverse un amour tenant un miroir, derrière lequel sont deux harpes {p. 156}dorées, aux fines sculptures Louis XVI. Puis, c’est un enchevêtrement de petites tables, de tabourets, d’une toilette dont des rouleaux de papier de toutes couleurs cachent la glace ; d’un chevalet Bonhomme, sur lequel pose une aquarelle, représentant un coucher de soleil dans le parc, qu’on a admiré, il y a deux ou trois jours ; d’un fauteuil-balançoire viennois ; d’une petite étagère portant à tous les étages, des Bottin, des Dictionnaires, des Almanachs de Gotha.
Seulement deux grands tableaux dans l’atelier. Ces deux grands tableaux, placés aux deux côtés de la porte de sortie, représentent tous deux des paons : l’un est de Philippe Rousseau, l’autre de Monginot.
Maintenant c’est le panneau vitré de la façade du parc. Contre le vitrage monte un rideau vert, qui au milieu de la lumière ensoleillée de tout l’atelier, met une grande ombre sur tout ce côté, sur les liseurs de livres et de revues, assis sur le grand divan du milieu. C’est ordinairement sur ce divan, que prend place le lecteur, quand une lecture est faite à haute voix. Ce côté de l’atelier est le côté de la peinture, du dessin. Dans l’encoignure, dans l’angle de la façade du parc et du mur mitoyen du salon, sur une table est posé le petit pupitre, sur lequel la princesse crayonne ses portraits aux trois crayons. À côté du pupitre, à portée de la main, les crayons, la sanguine, la craie, la gomme élastique employés par la princesse, tous objets qu’elle n’aime pas qu’on touche, disant que les autres sont des sales.
{p. 157}Au-dessus de sa tête, est un cartel Louis XVI, à la sonnerie grave. Derrière elle un second petit divan vert, rayé de blanc, remplit la niche de la fenêtre du salon, qui est comme une petite chapelle des dessins d’Hébert.
Sur le rebord, il y a, enveloppé dans un mouchoir de soie à pois blancs, une copie à l’aquarelle d’un Tiepolo de sa galerie, et sur le Tiepolo, plié et noué par la princesse, avec l’art d’une demoiselle de magasin de chez Boissier, est un petit tablier de soie noire, qu’elle met les jours où elle fait du lavis.
Tout le mur en retour jusqu’au plafond et jusqu’à la porte d’entrée de l’atelier, est garni d’étagères algériennes, d’œufs d’autruches aux pendeloques de perles, de lanternes vénitiennes, de gargoulettes orientales, d’instruments de musique sauvages, encastrés dans les immenses rinceaux que dessinent les palmes de la Semaine Sainte, envoyées par le pape à l’Altesse Impériale, et d’où s’élance de son bâton d’empaillement, un lophophore, cet oiseau de velours noir au collier d’émaux translucides.
Et dans le fouillis des choses, la presse des objets, la confusion des formes et des couleurs, l’on entrevoit encore des photographies de l’Empereur Napoléon III, dans toutes les phases de sa bonne ou de sa mauvaise fortune ; on entrevoit les éclairs de rubis et d’émeraude de toute une collection d’oiseaux-mouches dans l’ombre d’une armoire ; on entrevoit des aquarelles drolatiques de Giraud représentant des scènes de l’intérieur de la princesse ; on entrevoit {p. 158}d’élégiaques têtes d’études d’Amaury Duval ; on entrevoit de vieilles gravures représentant Napoléon Ier en costume troubadouresque ; on entrevoit des mécaniques en bronze doré pour tenir horizontalement une branche, on entrevoit par l’entrebâillement des panneaux, des tiroirs, des albums, des blocs de papiers à aquarelle, des cornets de cristal hérissés de pinceaux, des tubes, des vessies, une armée de bouteilles d’encres de couleur avec leurs floquets de ruban rouge : tous les ustensiles et tous les outils de la peinture à l’huile, de l’aquarelle, du pastel, du crayonnage, — à l’état de provisions.
Lundi 16 novembre §
La princesse a une qualité charmante, une certaine grâce de cœur à regretter les amis qui partent. Elle parle en phrases douces, et non comédiennes, du désagrément de se séparer, de l’ennui de ne pas toujours continuer cette vie commune, et elle bâtit bientôt dans le rêve et l’impossible humain, une espèce de phalanstère, où l’on mêlerait ses existences jusqu’à la mort. Puis sa parole meurt, et sa figure s’assombrit dans une moue mélancolique, dont il est très difficile au partant de n’être pas touché.
Elle avait dit, il y a quelques instants, à propos de chaussettes de soie, dont elle m’avait demandé la commande, à propos de gardes de livres, que Popelin devait me fabriquer, après mon départ : « Oui, {p. 159}les gens qui partent doivent toujours laisser quelques petites commissions derrière eux… avec cela on se souvient mieux et plus d’eux… Il semble qu’ils ne vous ont pas quitté tout à fait. »
Elle se lève tout à coup, et quoiqu’il giboule au dehors, elle me parle, dans le vent et la pluie, d’aller passer quinze jours à Nice, de voir en famille d’amis, ce pays de fleurs et ce ciel bleu pendant l’hiver.
Nous rentrons. Un domestique annonce que la voiture est avancée. À mon adieu, la princesse riposte, presque brutalement : « Pas ce mot, je ne l’aime pas, dites au revoir ? »
Vendredi 20 novembre §
Par le vent froid qu’il fait, ce matin, en montant vers Saint-Cloud, pour gagner Versailles, — dans l’excitation d’une marche presque courante, mon roman (La Fille Élisa) commence à prendre une apparence de dessin dans ma cervelle. Je me résous à mettre dans le renfoncement, et le vague d’un souvenir, toutes les scènes de b.., et de cour d’assises, que je voulais peindre dans la réalité brutale de la mise en scène, et les trois parties de mon roman se condensent en un seul morceau.
Pourquoi au milieu de cette incubation, me suis-je mis à penser à un empereur d’Allemagne, je ne sais plus lequel, qui, ayant demandé à son chapelain, si vraiment Dieu était dans l’hostie, en fit {p. 160}sceller une dans un coffret. Des années, des années se passèrent, au bout desquelles l’empereur fit ouvrir le coffret. On y trouva le cadavre d’un ver. Cela ferait une assez belle image, dans un bouquin supérieur.
Mais à propos de ver, j’ai trouvé, hier, mon ami Burty désolé. Il avait découvert, dans ses albums japonais, un ver de l’Extrême-Orient, un ver tout enveloppé de poils blancs, comme de la soie, un ver charmant, un petit animal d’art enfin, et comme il était vivant, il l’avait mis avec le plus grand soin dans une boîte, et comptait le présenter à la Société d’acclimatation. Mais, oh malheur ! cette bête de Julie, en faisant le salon, n’a-t-elle pas jeté la bestiole dans la cheminée.
Samedi 24 novembre §
Ce matin, je vais au Bon Marché.
J’avais appris par Bracquemond que le Bon Marché avait reçu, dans un envoi de tapis d’Orient modernes, quelques vieux tapis de Perse. On me les montre et devant ce ras velouté, devant ces surfaces givreuses et miroitantes, devant ces laines qui ont le micacé de crins coupés, devant cette fonte de couleurs, entrant les unes dans les autres, ainsi que les tons d’une aquarelle trempant dans l’eau, devant ces jaunes qui ont le palissement de l’or vert, ces roses qui semblent le rose de la fraise écrasée dans {p. 161}de la crème, devant ces bleus, ces verts, qui sont si peu les bleus, les verts de l’Occident, devant cette palette de couleurs doucement souriantes, qu’on dirait la palette inventée pour jouer autour du corps nu d’une femme, je me sens pris d’une passion d’amateur de tableaux pour ces tapis, et une indescriptible horreur me vient subitement pour tous les Sallandrouze quelconques.
— Les hommes de l’imprimerie ont quelque chose à la fois de l’hallucination et de l’hébétement. Il semble que, dans leur cervelle, dansent toutes les corrections de toutes les épreuves, jetées sur la table du portier.
Lundi 30 novembre §
Le bonheur de rentrer dans son chez soi de banlieue, de s’enfermer au milieu du dos de ses livres, des reflets de ses bronzes, des éclairs de ses porcelaines, du chatoiement de ses tapis, et de ses portières ; le bonheur, à la clarté d’un feu de bois, à la lumière douce donnée par une lampe de l’ancien système, de corriger des épreuves, en remuant des bouquins, en ouvrant des cartons, en feuilletant des gravures : — cela à la fois dans le silence et la plainte d’un vent de campagne.
Mardi 1er décembre §
{p. 162}Les anciens dîners de Magny deviennent assommants. Il n’y a pas plus de cohésion entre les messieurs disparates qui les composent actuellement, qu’entre des gens descendant de diligence pour dîner à table d’hôte. Plus d’intérêt des uns et des autres, pour ce que chacun fait, tente, espère.
Aujourd’hui, à propos de Mme de Sévigné, ce brutal de Charles Blanc s’emporte à froid, et proclame que la femme contemporaine de Vauban, et qui a médit des paysans dans un alinéa de ses lettres, ne peut pas avoir de talent. Il ajoute que toutes les femmes écrivent aussi bien qu’elle, et qu’il apportera, la prochaine fois, cent cinquante lettres de femmes qui valent les lettres de la très célèbre épistolière.
Renan, qu’on est sûr de voir opiner du bonnet, à tous les paradoxes littéraires qui se débitent, dodeline de la tête, en signe d’acquiescement : « C’est déplorable, cette réputation », laisse-t-il à la fin tomber de ses lèvres, et longtemps il répète dans le silence : « Ce n’est pas un penseur !… puis ce n’est pas un penseur ! »
Et les mépris bruyants des penseurs du dîner pour la pure littérature, empêchent d’entendre la légère parole moqueuse d’Ernest Picard racontant à ses voisins, qu’il était au moment de demander le vote des lois constitutionnelles, quand Dufaure, qui se trouvait derrière lui, lui a jeté dans l’oreille : « Ne parlez pas de cela, la Chambre va se mettre à rire ! »
Mercredi 2 décembre §
{p. 163}Ce soir, chez la princesse, en mangeant ma soupe, je dis à Flaubert, placé près de moi : « Je vous fais mon compliment d’avoir retiré votre pièce. Quand on a eu un échec, comme nous en avons eu, tous les deux, il faut, pour la revanche, être sûrs d’être joués par de vrais acteurs. »
Il me paraît un peu embarrassé, et puis, après un silence, il accouche de : « Je suis au Gymnase, maintenant… ce n’est pas moi, c’est Peregallo qui a voulu la présenter. » Et il ajoute : « Il y a cinq robes dans ma pièce, et là, les femmes peuvent en acheter. »
Il y a cinq robes dans ma pièce… Ô fascination du théâtre !… Flaubert dit cela ! — et moi, peut-être j’en dirai autant demain.
… Du sang, on n’en trouve point, — c’est Claude Bernard qui parle — on ne saigne plus du tout. De mon temps, il y en avait des baquets dans les hôpitaux… J’en ai eu besoin dernièrement, pour mon cours, je n’ai pu m’en procurer… Et sans un vieux médecin, vous savez Pasteur ?… celui qui suit mon cours, je n’en aurais pas eu… Il s’est saigné… Lui c’est un ancien élève de Broussais. Il continue la tradition. Il se saigne, à tout bout de champ… Ne me disait-il pas : « Moi je me saigne, tous les jours, et j’en arrose mes fleurs. »
Il est intéressant à entendre et agréable à regarder, ce Claude Bernard ! Il a une si belle tête d’homme bon, d’apôtre scientifique. Puis il a encore {p. 164}un : « On a trouvé » un on si distingué, pour parler de ses propres découvertes.
Vendredi 4 décembre §
Aujourd’hui, après avoir déclaré de Lindau à Chennevières, que je n’entendais nullement travailler pour sa commission, je trouve poli d’y faire acte de présence, pour lui rendre une visite. Je tombe au milieu de ce monde commissionnant, rangé autour d’une table verte, sous laquelle mon ami disparaît presque dans l’affaissement de son corps. Il est question d’une exposition à Paris des principaux tableaux des musées de province, et voilà qu’en pensant que les importants tableaux de l’École française du xviiie siècle qui sont à Angers et ailleurs, pourraient bien être oubliés, je me laisse fourrer dans la sous-commission de l’Exposition.
En sortant de là, je vais dîner chez Pierre Gavarni. C’est gentil un jeune ménage, dans un appartement qui n’est pas complètement meublé, dans un intérieur où le tapissier n’a pas posé le dernier clou, et où le premier enfant apparaît à l’état de ronde bosse. Ce petit ménage a le débraillé et la grâce d’un ménage d’étudiant.
Pierre Gavarni me raconte qu’il a vendu mille francs ses aquarelles du salon, me montre des croquis de la vie élégante parisienne, qu’il est en train d’exécuter pour un journal, qui doit de se fonder, {p. 165}me parle avec une certaine fièvre de son désir de faire de l’eau-forte.
Mardi 8 décembre §
Dans ce moment, c’est pour moi un intérêt de voir se métamorphoser en livre, ma laide et incorrecte écriture, d’assister à la jolie et proprette matérialisation d’une chose intellectuelle.
Ce sont d’abord des placards, encore humides, et à la fois recroquevillés et boursoufflés, se répandant sur toute ma table, au sortir de l’enveloppe : de grands morceaux de papier noircis d’un vilain imprimé, et n’ayant encore rien d’un volume. Puis viennent les premières feuilles, où ma pensée est dans le cadre d’une page, mais encore dansante, et toute pleine de maculatures et de grosses fautes bêtes, puis enfin se succèdent les secondes, les troisièmes feuilles, où peu à peu, dans le nettoyage spirituel et matériel, m’apparaît le livre qui sera mon livre.
Mercredi 9 décembre §
Ce soir, en fumant, les invités de la princesse causent d’une actrice de la Comédie-Française, quand tout à coup le vieux Giraud dit :
« C’est drôle, moi, j’ai manqué d’être son père ! »
Ah bah ! s’écrie-t-on, racontez-nous ça ?
{p. 166}« J’étais tout jeunet, faisant déjà le portrait de tout le monde, quand le grand-père de la dite actrice — il était régisseur d’un théâtre du boulevard — me dit : « Tu devrais faire le portrait de ma fille ? » J’étais élève de l’École, elle était élève de la Danse, j’avais seize ans, elle en avait peut-être dix-huit, vous voyez ça d’ici… À l’Opéra elle faisait de la pantomime avec un maître de ballet… Ne s’amusa-t-elle pas à vouloir se faire mon professeur dans cet art… Moi, qui étais mime dès l’enfance, vous pensez si ça m’allait, et me voilà, le portrait abandonné, à tourner autour d’elle avec des ronds de jambe, et des mains sur le cœur, me voilà à m’agenouiller, en simulacre de déclaration… Elle trouvait ça très drôle, et moi en arlequinant, vous vous doutez que je pelotais fort… Un jour, que nous arlequinions ainsi, le père entre tout à coup, et me voit serrer sa fille de très près. Il ne dit pas un mot, mais m’indique, d’un bras théâtralement tendu, la porte… Je ramasse mon carton, tout en me disant à moi-même : puisqu’il la fait à la noblesse, il faut la continuer… Et le père me voit, une main devant les yeux, la colonne vertébrale, secouée de mouvements de désespoir, sortir de la pièce, avec la marche de Levassor, dans la parodie de Lucie de Lammermoor.
« Depuis, je ne l’ai revue qu’une fois, il y a quelques années, dans un dîner chez Bressant. C’était alors, en termes d’atelier, un vieux plumeau, mais sa fille marchait derrière elle, et je l’ai reconnue dans la jeunesse de sa fille. J’ai voulu lui rappeler le {p. 167}petit jeunet, si blond, mais elle a fait semblant de chercher dans ses souvenirs, sans le retrouver. »
Lundi 14 décembre §
J’avais fait demander, indirectement, au duc d’Aumale la permission d’étudier pour mon Catalogue de Watteau, les « Singeries » de Chantilly, le duc m’a répondu par une invitation à déjeuner, et ce matin, je suis à sa table, au milieu de seize personnes que je ne connais pas du tout. Je pourrais tout au plus nommer le comte de Paris, la comtesse de Paris, Mme de Saint-Didier, le vieux duc d’Hérouville, bonhomme étrange, qui déjeune avec une barbe de trois jours, Mlle Jacquemart, la peintresse, en amazone et en chapeau de cheval.
Le duc d’Aumale, il n’y a qu’un mot pour le peindre : c’est le type du vieux colonel de cavalerie légère. Il en a l’élégance svelte, l’apparence ravagée, la barbiche grisâtre, la calvitie et la voix cassée par le commandement. Le teint un peu orangé, un œil qui a la couleur grise d’un œil d’oiseau, et dans les moments d’attention, sur son front, au-dessus du nez, des rides dessinant comme un if lumineux.
La conversation, qui va de la cuisine milanaise, du risotto au polichinelle napolitain, lui donne l’occasion de montrer une science, une érudition que n’ont pas d’ordinaire les princes.
Sauf le vieux duc d’Hérouville, la table ne compte pas de personnalités originales : ce sont des officiers {p. 168}en bourgeois, des députés, du tout le monde.
On se lève de table. Le prince me mène dans le salon de la « Grande Singerie », et s’en fait le cicerone aimable et intelligent. Puis il me fait descendre, traverse sa chambre, dont le lit, à la militaire, est surmonté d’une reine Marie-Amélie après sa mort, et où il y a, dans des vitrines de pieuses défroques, des haillons aimés et révérés, débarrasse, à coups de pied, les grandes bottes de chasse, fermant, l’entrée de la « Petite Singerie », et me la fait voir, en détail.
Le prince est simple, grand seigneur bon enfant, et malgré mon peu de sympathie pour les d’Orléans, il me force à rendre justice à la distinction de ses manières, au charme vivant de son accueil.
Année 1875 §
Vendredi 8 janvier §
Depuis deux ou trois jours, je commence à revivre, et ma personnalité rentre tout doucement dans l’être vague et fluide et vide, que font les grandes maladies.
J’ai été bien malade. J’ai manqué mourir. À force de promener, le mois dernier, un rhume dans les boues et le dégel de Paris, un beau matin, je n’ai pu me lever. Trois jours, je suis resté avec une fièvre terrible et une cervelle battant la breloque… Le jour de Noël, il a fallu aller à la recherche d’un médecin, indiqué par le concierge de la villa. Le médecin m’a déclaré que j’avais une fluxion de poitrine, et m’a fait poser dans le dos un vésicatoire, grand comme un cerf-volant.
Onze jours, j’ai vécu sans fermer l’œil, et toujours me remuant et toujours parlant, avec la conscience toutefois que je déraisonnais, mais ne pouvant m’en empêcher. {p. 172}Ce délire, c’était une espèce de course folle dans tous les magasins de bibelots de Paris, où j’achetais tout, tout, tout, — et l’emportais moi-même.
Il y avait aussi, dans mon esprit troublé, une déformation de ma chambre, devenue plus grande, et descendue du premier au rez-de-chaussée. Je me disais que c’était impossible, et cependant je la voyais telle. Un jour, je fus intérieurement très agité, il me sembla que le sabre japonais, qui est toujours sur ma cheminée, n’y était plus : je me figurais que l’on redoutait un accès de folie de ma part, que l’on avait peur de moi.
Dans ce délire, toujours un peu conscient, l’homme de lettres voulut s’analyser, s’écrire. Malheureusement les notes, que je retrouve sur un calepin, sont complètement illisibles. Je ne puis en déchiffrer qu’une seule. (Nuit du 28 décembre.) — « Je ne peux, je ne sais plus dormir, quand je le veux absolument et que je ferme les yeux, il se présente devant moi, une feuille blanche avec un encadrement et une grande lettre ornée : une page toute préparée pour être remplie, et qu’il faut que je remplisse absolument. Celle-ci écrite, une autre se présente, et encore une autre et toujours ainsi. »
Vendredi 22 janvier §
C’est paradoxal vraiment, le prix des choses. J’ai là devant moi un bronze {p. 173}japonais, un canard qui a la parenté la plus extraordinaire avec les animaux antiques du Vatican. Si l’on en trouvait un, comme cela, dans une fouille d’Italie, il se payerait peut-être dix mille francs. Le mien m’a coûté cent vingt francs. À côté de ce bronze, mes yeux vont à un ivoire japonais, un singe costumé en guerrier du Taicoun. La sculpture de l’armure est une merveille de fini et de perfection menue : c’est un bijou de Cellini. Suppose-t-on ce que vaudrait ce bout d’ivoire, si l’artiste italien l’avait signé de son poinçon. Il est peut-être signé d’un nom, aussi célèbre là-bas, mais sa signature ne vaut encore que vingt francs, en France.
Je ne suis pas fâché d’avoir introduit un peu, beaucoup de japonaiserie, dans mon xviiie siècle. Au fond, cet art du xviiie siècle est un peu le classicisme du joli, il lui manque l’originalité et la grandeur. Il pourrait à la longue devenir stérilisant. Et ces albums, et ces bronzes, et ces ivoires, ont cela de bon, qu’ils vous rejettent le goût et l’esprit dans le courant des créations de la force et de la fantaisie.
Lundi 25 janvier §
Le dîner de Flaubert n’a pas de chance. C’est en sortant du premier, que j’ai attrapé ma fluxion de poitrine. Aujourd’hui, Flaubert souffrant manque, il est au lit. Nous ne sommes donc que Tourguéneff, Zola, Daudet et moi.
On cause tout d’abord de Taine. Comme chacun {p. 174}cherche à définir les qualités et les imperfections de son talent. Tourguéneff nous interrompt, en disant avec l’originalité de sa pensée et le doux gazouillement de sa parole : « La comparaison n’est pas noble, mais permettez-moi, messieurs, de comparer Taine à un chien de chasse que j’ai eu : il quêtait, il arrêtait, il faisait tout le manège d’un chien de chasse d’une manière merveilleuse, seulement, il n’avait pas de nez, j’ai été obligé de le vendre. »
Zola est tout heureux, tout épanoui de l’excellente cuisine, et comme je lui dis :
« Zola, seriez-vous, par hasard, gourmand ?
— Oui, me répondit-il, c’est mon seul vice, et chez moi, quand il n’y a pas quelque chose de bon à dîner, je suis malheureux, tout à fait malheureux… Il n’y a que cela… les autres choses, ça n’existe pas pour moi… Ah, vous ne savez pas quelle est ma vie ? »
Et le voici, avec un visage tout à coup assombri, qui entame le chapitre de ses misères. C’est curieux comme les expansions du jeune romancier versent, de suite en des paroles mélancoliques.
Zola a commencé un des tableaux les plus noirs de sa jeunesse, des amertumes de sa vie de tous les jours, des injures qui lui sont adressées, de la suspicion où on le tient, de l’espèce de quarantaine faite autour de ses œuvres.
Tourguéneff dit à mi-voix : « C’est particulier, un Russe de mes amis, un homme de grand esprit, affirmait que le type de Jean-Jacques Rousseau était un type français, et qu’on ne trouvait qu’en France… » {p. 175}Zola, qui n’a pas écouté, continue à gémir, et, comme on lui dit, qu’il n’a pas à se plaindre, qu’il a fait un assez beau chemin pour un homme n’ayant pas encore ses trente-cinq ans :
« Eh bien ! voulez-vous que je vous parle là, du fond de mon cœur, s’exclame Zola, vous me regarderez comme un enfant, mais tant pis… Je ne serai jamais décoré, je ne serai jamais de l’Académie, je n’aurai jamais une de ces distinctions qui affirment mon talent. Près du public, je serai toujours un paria, oui un paria. » Et il le répète quatre ou cinq fois : « un paria ».
Tourguéneff le regarde, un moment, avec une ironie paternelle, puis lui conte ce joli apologue : « Zola, lors de la fête donnée à l’ambassade russe, à l’occasion de l’affranchissement des serfs, événement dans lequel, vous savez, que j’ai été pour quelque chose, le comte Orloff, qui est mon ami, et au mariage duquel j’ai été témoin, le comte m’invita à dîner. Je ne suis peut-être pas le premier littérateur russe en Russie, mais à Paris, comme il n’y en a pas d’autre, vous m’accorderez que c’est moi, eh bien, dans ces conditions, savez-vous comment j’ai été placé à table ; j’ai eu la quarante-septième place, j’ai été placé après le pope, et vous savez le mépris dont jouit le prêtre en Russie. »
Et un petit rire slave remplit les yeux de Tourguéneff, en forme de conclusion.
Zola est en veine de causerie, et il continue à nous parler de son travail, de la ponte quotidienne des {p. 176}cent lignes, qu’il s’arrache tous les jours, de son cénobitisme, de sa vie d’intérieur, qui n’a de distractions, le soir, que quelques parties de dominos avec sa femme, ou la visite de compatriotes. Au milieu de cela, il s’échappe à nous avouer, qu’au fond, sa grande satisfaction, sa grande jouissance est de sentir l’action, la domination qu’il exerce, de son humble trou sur Paris, et il le dit avec l’accent d’un homme de talent, qui a longtemps mariné dans la misère.
Pendant la confession acerbe du romancier réaliste, Daudet se récite à lui-même des vers provençaux, et semble se gargariser avec la douce sonorité musicale de la poésie du ciel bleu.
Vendredi 29 janvier §
Je monte, ce soir, à la Commission présidée par de Chennevières, curieux de savoir ce que devient l’idée de cette exposition des tableaux français des Musées de province. J’arrive au moment où le projet est rejeté.
Au fond, je ne sais pas pourquoi je suis revenu. Tous ces messieurs autour du tapis vert, tous ces mielleux bonshommes de la Commission, tous ces administratifs littérateurs, poussant leur carrière par la toute-puissance du « passe-moi la casse, je te passerai le sené » m’inspirent presque un dégoût physique. Puis à quoi bon rompre des lances dans ce monde, à propos de l’art français qu’ils ne sentent {p. 177}pas plus que les autres, mais dont ils n’ont pas encore appris le respect.
Samedi 30 janvier §
Une chose dure, et qui m’a été bien pénible aujourd’hui : ça été de signer, à la place habituelle où étaient Edmond et Jules, de signer d’un seul nom, un livre sous presse.
Jeudi 4 février §
Aujourd’hui je travaille aux Archives.
Dans cette petite salle basse, entre ces deux armoires de répertoires sérieux, sous ce jour tamisé, qui semble la lumière passant par le châssis d’un graveur, au milieu de ces tables recouvertes d’un maroquin noir, parmi ces messieurs décorés penchés sur des rouleaux de parchemins recroquevillés, où se lisent de longues lettres mérovingiennes, sous cette chaire, dans laquelle se tient cet huissier, en cravate blanche, au pince-nez, à la chaîne d’acier, — l’étude est grave, a quelque chose de solennel.
Samedi 6 février §
Un artiste, nommé Desboutin, que je ne connaissais pas, a apporté chez Burty, jeudi, deux ou trois portraits à la pointe sèche : des {p. 178}planches suprêmement artistiques. Je les ai admirées, ces pointes sèches ! Il m’a offert de me graver, et rendez-vous a été pris.
Je vais le trouver aux Batignolles avec Burty.
L’atelier est dans la cour d’une grande cité ouvrière, bruyante de toutes les industries du bois et du fer. Il est construit en planches mal jointes, que recouvrent au dedans d’immenses tapisseries rapportées d’Italie, représentant la mort d’Antoine, la construction de Carthage, et mettant au mur en leurs verdures fanées, dans une couleur haillonneuse, un monde pâle et effacé de guerriers farouches à l’apparence spectrale. D’un côté du mur la vieille tapisserie fait la portière d’une autre pièce, dans laquelle on entend des cris d’enfants.
Et partout sur le ton sordide et jaunâtre de la laine déteinte, pendent à des clous, des châssis montrant sur les genoux et les bras d’une mère, des nudités d’enfants, de petits ventres, de petits culs au coloris rose et gris des esquisses de Lepicié : l’étal d’une chair, dans laquelle on sent les entrailles d’un peintre-père. Et partout dans l’atelier sont épars des joujoux, et du linge reprisé. Et deux petits chiens, nouveaux nés, gros comme des rats, se tiennent fraternellement dans les pattes l’un de l’autre, se mordillant leurs petites gueules entrouvertes.
Sur le rebord d’une fenêtre, près d’une chaise, au dossier raccommodé avec une ficelle, une page d’un vieux livre entrouvert : Ragionamenti di Pietro Aretino, est grise de la poussière, tombée depuis des mois.
{p. 179}Desboutin me fait asseoir dans un grand fauteuil de velours vert, le meuble d’apparat du logis. Il enduit d’huile une planche de cuivre pour en enlever le brillant, et se met à crayonner sur son genou.
C’est une tête originale, avec une chevelure à la Giorgione, une tête toute cahoteuse de méplats et de rondeurs turgescentes : une tête de foudroyé. Sa mère avait douze cent mille francs, qu’elle a perdus, en lui laissant des dettes. Il avait acquis des terrains à Florence, et une partie de ces terrains lui était achetée 250 000 francs, pour le percement d’un boulevard, quand le transfèrement de la capitale d’Italie à Rome a fait abandonner le projet. Sa peinture ne se vend pas, et sa littérature — il a fait le Maurice de Saxe avec Amigues — ne lui rapporte pas plus que sa peinture.
Soulevant la portière, une Italienne, sa femme, est entrée dans l’atelier, promenant sur les bras, de long en large, une petite fille. Puis est apparu sous la portière, à quatre pattes, un joli gamin tout frisotté, qui, après quelques instants d’hésitation, s’est décidé à venir à nous. Et là-dessus est rentrée, toute joyeuse de sa promenade dans la cour, la mère des petits chiens.
Desboutin a attaqué, avec la pointe, le cuivre à vif, passant à tout moment l’envers de son petit doigt, chargé de noir, pour se rendre compte de son travail, cherchant en même temps, ainsi qu’il le disait, la couleur et le dessin, et laissant transpirer {p. 180}son mépris pour l’eau-forte, qu’il appelle de la gravure dans un cataplasme.
Il travaille appliqué et nerveux, jetant des mots italiens, dans une intonation tendre à sa femme, jetant des secatore au beau petit garçon, qui devient trop familier, jetant des porcheria à la chienne Mouchette, dont la gaîté se prend, par moments, à aboyer. Et je pose jusqu’à la nuit, charmé par le tableau que j’ai sous les yeux.
C’était vraiment d’une opposition charmante, sur l’antiquaille des murs, et pour ainsi dire, sur la pourriture des tapisseries, ces deux frais enfants, assis sur deux petites chaises, l’un en face de l’autre, le petit garçon avec son visage et son teint à la Murillo, la petite fille sous son petit bonnet blanc : tous deux entourés des jeux de petits chiens, qui semblaient former avec eux une famille du même âge.
Dimanche 7 février §
De Béhaine a vu hier le maréchal Mac-Mahon. Il a été frappé, attendri, c’est son expression, du boulvari fait dans cette loyale cervelle, par les complications tortueuses de la politique du moment. Le maréchal lui est apparu comme un homme prochainement menacé d’une congestion cérébrale.
Puis de Béhaine me peint la délivrance joyeuse, qu’avait éprouvée le maréchal, quand, après quelques mots sur la politique intérieure, il lui a {p. 181}demandé où en était l’armée. Tout de suite, ça a été un autre homme. Plus cette inquiétante concentration, plus ces mouvements nerveux, plus ces contractions de mains impatientes et prêtes à broyer des choses. Le maréchal s’est mis à causer gaîment et alertement, des hommes, des canons, des fusils, et a terminé par cette phrase : « Oh cette année, il n’est pas probable que Bismarck nous fasse la guerre, et l’année prochaine nous serons prêts ! »
Jeudi 11 février §
Je n’ai jamais assisté à une séance de réception à l’Académie, et je suis curieux de voir de mes yeux, d’entendre de mes oreilles, cette chinoiserie.
On m’a donné un billet, et ce matin, après déjeuner, nous partons, la princesse, Mlle de Galbois, Benedetti, le général Chauchard, et moi, pour l’Institut.
Ces fêtes de l’intelligence sont assez mal organisées, et par un froid très vif, on fait queue, un long temps, entre des sergents de ville maussades, et des troubades étonnés de la bousculade entre les belles dames à équipages et des messieurs à rosettes d’officiers.
Enfin nous sommes à la porte. Apparaît un maître d’hôtel. Non, c’est l’illustre Pingard, une célébrité parisienne qui doit une partie de sa notoriété à sa gnognonnerie, un homme tout en noir, avec des {p. 182}dents recourbées en défense, et un rognonement de bouledogue érupé. Il nous fait entrer dans un vestibule, orné de statues de grands hommes, ayant l’air très ennuyé de leur représentation en un marbre trop académique, disparaît un moment, et puis reparaît, et gourmande durement la princesse — qu’il feint de ne pas reconnaître — pour avoir dépassé une certaine ligne du pavé.
Enfin ascension dans un étroit escalier tournant, semblable à l’escalier de la colonne Vendôme, et où Mme de Galbois commence à se trouver mal. Et nous voilà dans un petit recoin, en forme de loge, dont les murs vous font blancs, à la façon des meuniers, et d’où, comme d’une lucarne, le regard plonge, non sans une espèce de vertige, dans la salle.
La décoration de la coupole, grise comme la littérature qu’on encourage au-dessous, est à faire pleurer. Sur un gris verdâtre, sont peints en gris demi-deuil, des muses, des aigles, des enroulements de lauriers, pour lesquels le peintre a obtenu à peu près le trompe-l’œil d’une planche découpée. Et le triste jour, reflété par cette triste peinture, tombe morne et glacé sur les crânes d’en bas.
La salle est toute petite, et le monde parisien, si affamé de ce spectacle, qu’on n’aperçoit pas un pouce de la tenture usée des banquettes d’en bas, un pouce du bois des gradins de collège des grandes tribunes du premier étage, tant se pressent et se tassent dessus, des fesses nobiliaires, doctrinaires, millionnaires, héroïques. Et je vois, par une fente de la {p. 183}porte de notre loge, dans le corridor, une femme de la dernière élégance, assise sur une marche d’un escalier, et qui écoutera sur cette marche les deux discours.
Nous avons croisé, en entrant, le maréchal Canrobert, et la première personne, que nous apercevons dans la salle, est Mme de La Valette, et partout ce sont des hommes et des femmes du plus grand monde. Une remarque. Chez les femmes assistant à cette solennité, règne une certaine gravité de toilette, une couleur assombrie de bas bleu dans les robes, parmi lesquels éclate, par ci par là, le manteau de velours violet garni de fourrures de la superbe Mme d’Haussonville, ou détonne le chapeau extravagant de quelque actrice.
Le monde intime de la maison, quelques hommes et les femmes des académiciens, sont ramassés dans l’espèce d’enceinte d’un petit cirque, défendu par une balustrade. À droite et à gauche, sur les deux grandes tribunes en espalier, sont étagés, dans du drap noir, les membres de toutes les académies.
Le soleil, qui s’est décidé à luire, éclaire des visages où toutes les lignes remontent en l’air, en ces courbes, par lesquelles on représente dans les têtes d’expression, la béatitude. On sent chez tous les hommes une admiration préventive, impatiente de déborder, et les femmes ont quelque chose d’humide dans le sourire.
La voix d’Alexandre Dumas se fait entendre. Aussitôt c’est un recueillement religieux, puis bientôt {p. 184}de petits rires bienveillants, des applaudissements caressants, des ah ! pâmés.
L’exorde est tout plein de jolies gamineries, d’amusantes pasquinades, d’aimables traits d’esprit, puis vient le morceau sérieux, le morceau historique, où le récipiendaire déclare, grâce à sa faculté de lire entre les lignes de l’imprimé, avoir fait la découverte que Richelieu n’a jamais été jaloux des vers de Corneille, qu’il lui en a seulement voulu un moment, pour avoir retardé, avec sa création du Cid, l’unité française. Il s’est contenté de le faire appeler, et lui a dit : « Prends un siège, Corneille… » Là, un monologue du cardinal-ministre, fabriqué par Dumas.
Une salle ivre, des applaudissements, des trépignements.
La péroraison prononcée, tous les traits de tous les visages se sont allongés, en les courbes tombantes d’un fer à cheval, et une noire tristesse s’est amoncelée sur tous les fronts.
Ici un entracte, pendant lequel j’ai regardé la salle. Alors j’ai vu la petite Jeannine Dumas, très peu sensible à l’éloquence de son père, en train de détraquer la lunette de sa mère. J’ai vu Lescure tout rapproché de la balustrade des élus, prenant des notes. J’ai vu l’imprimeur Claye, avec la physionomie d’un mortel agréablement hypnotisé. J’ai vu un beau jeune homme, dans l’enroulement d’un caban à broderies d’argent, la tête penchée sur une main gantée de jaune, qu’on m’a dit être le poète Déroulède. J’ai vu l’académicien Sacy, et son hilarité à la {p. 185}Boudha. J’ai vu un académicien qu’on n’a pu me nommer, aux tirebouchons de poils dans les oreilles, et à la peau bleue du macaque sur les pommettes. J’ai vu un autre académicien, en calotte de velours noir, enterré dans un cache-nez de cocher, et ganté de gants de laine, qui n’ont qu’un pouce. On n’a pu encore me nommer celui-là. J’ai vu… J’ai vu…
À ce moment, la voix de vinaigre du vieux d’Haussonville a monté jusqu’à nous : une voix qui semblait la voix du vieux Samson, jouant le marquis de Giboyer.
Alors a commencé la chinoiserie, c’est-à-dire l’exécution du récipiendaire avec tous les saluts, les salamalecs, les grimaces ironiques, et les sous-entendus féroces de la politesse académique. M. d’Haussonville a fait entendre à Dumas qu’il était à peu près un rien du tout, que sa jeunesse s’était passée au milieu des hétaïres, qu’il n’avait pas le droit de parler de Corneille : une exécution, où se mêlait le mépris de sa littérature au mépris d’un grand seigneur pour un croquant.
Et après l’injure de chaque commencement de phrase, jetée d’une voix sonore, la tête dressée vers la coupole, il y avait chez le cruel orateur, un sourd plongeon de sa voix dans sa poitrine, pour le compliment banal de la queue des phrases, — et que personne n’entendait. Oui, il me semblait assister, dans une baraque de guignol, au plongeon ironiquement révérencieux de polichinelle, après le coup de bâton qu’il donne sur la tête de sa victime.
{p. 186}E finita comedia enfin, et tout le monde s’en va bien content.
Mercredi 17 février §
Ce soir, le nouvel académicien a cherché à se montrer simple mortel, à écraser le moins possible de son succès ses confrères.
Après dîner, il s’est mis à parler, d’une manière intéressante, de la cuisine du succès, et un moment se tournant vers Flaubert et moi, avec un ton où le mépris s’alliait à la pitié : « Vous autres, vous ne vous doutez pas, pour le succès d’une œuvre dramatique, de l’importance de la composition d’une première… vous ne savez pas tout ce qu’il faut faire… tenez, simplement, si vous n’encadrez pas au milieu de bienveillants, de sympathiques, les quatre ou cinq membres que chaque club détache pour ces jours-là… car en voilà des messieurs peu disposés à l’enthousiasme… et si vous ne pensez pas à cela, à cela, à cela. »
Et Dumas nous apprend tout un monde de choses, que nous ignorions parfaitement, et que maintenant que nous les savons, nous ne saurons jamais mettre en pratique.
Samedi 20 février §
Les gens riches, il leur arrive {p. 187}parfois d’avoir du goût dans les porcelaines, dans les tapisseries, dans les meubles, dans les tabatières, dans les objets de l’art industriel. C’est la réflexion que je faisais aujourd’hui devant les boiseries du xviiie siècle, que me montrait le comte de ***, boiseries très artistement travaillées, et très bien ramassées. Mais n’a-t-il pas eu l’idée de me faire monter dans une chambre, et de vouloir me faire voir ses tableaux. Il semble vraiment qu’aux richards, sauf de très rares exceptions, est défendu le goût de l’art, supérieur, — de l’art fait par des mains, qui ne sont plus des mains d’ouvrier.
Vendredi 26 février §
Aujourd’hui je suis entré une minute à la vente Sechan. J’ai vu vendre de vieux tapis persans, de vieux morceaux d’harmonieuses couleurs très passées, des 6 000, des 7 000, des 12 000 francs. C’est une marque bien caractérisée de matérialisme dans une société, que ce prurit des enchères pour les choses de l’industrie artistique, tant qu’on voudra.
Je trouve aussi là-dedans le symptôme d’une société qui s’ennuie, d’une société où la femme ne joue plus le rôle attrayant, qu’elle jouait dans les autres siècles. J’ai remarqué, pour mon compte, que les achats s’interrompent, quand ma vie est très amusée ou très occupée. L’achat continu, insatiable, maladif, n’existe que dans les périodes de tristesse, {p. 188}de vide, d’inoccupation du cœur ou de la cervelle. Renan m’apprenait, ces jours-ci, que l’on a été assez longtemps à savoir d’où venaient les fameux tapis, appelés tapis de Caramanie : l’industrie orientale n’étant pas généralisée dans des fabriques de manufactures, mais localisée dans les logis d’un chacun, travaillant sans publicité, avec sa femme et ses enfants. Enfin l’on avait appris que la grande fabrication avait lieu surtout dans une petite ville, nommée Ourcha, l’ancienne capitale de la Phrygie ; et tout faisait supposer à Renan, que là s’était conservée la fabrication des tapis de l’ancienne Babylone.
Mercredi 3 mars §
La princesse exprimait aujourd’hui à dîner le sentiment d’angoisse qu’on éprouve, au réveil, en ouvrant les yeux dans le jour gris de toutes ces vilaines journées : « Quand on se réveille, dit-elle, c’est comme si on avait commis un crime ! »
— Dans ce moment-ci, chez les écrivains littéraires, c’est une recherche, une sélection, une chinoiserie de style, qui tendent à rendre l’écriture impossible. C’est mal écrit, quand on emploie deux de qui se régissent ; exemple, la fameuse phrase faisant le désespoir de Flaubert : une {p. 189}couronne de fleurs d’orangers. C’est mal écrit, lorsqu’on place assez près de l’autre, dans une phrase, deux mots commençant, par la même syllabe. On a été plus loin, on a déclaré qu’on ne pouvait pas commencer une phrase par un monosyllabe : ces deux pauvres petites lettres ne pouvant servir de fondation à une grande phrase, à une période.
Cette recherche de la petite bête abêtit les mieux doués, les détourne, — occupés qu’ils sont de la sertissure à la loupe d’une phrase — de toutes les fortes, les grandes, les chaleureuses choses, qui font vivre un livre.
Dimanche 7 mars §
Zola en entrant chez Flaubert se laisse tomber dans un fauteuil, et murmure d’une voix désespérée :
— Que ça me donne du mal, ce Compiègne… que ça me donne du mal !
Alors Zola demande à Flaubert, combien il y avait de lustres éclairant la table du dîner… Si la causerie faisait beaucoup de bruit… et de quoi on causait… et qu’est-ce que disait l’Empereur…..
Et Flaubert, moitié pitié de son ignorance de l’intérieur impérial, moitié satisfaction d’apprendre à deux ou trois visiteurs, qu’il a passé quinze jours à Compiègne, joue à Zola dans sa robe de chambre, un Empereur classique au pas traînant, une main derrière son dos ployé en deux, tortillant sa {p. 190}moustache, avec des phrases idiotes de son cru :
— Oui, fait-il, après qu’il a vu que Zola a pris son croquis, cet homme était la bêtise, la bêtise toute pure !
— Certainement, lui dis-je, je suis de votre avis… mais la bêtise est en général bavarde, et la sienne a été muette : ça été sa force, elle a permis de tout supposer. »
Mardi 9 mars §
Dîner chez Brébant. C’est une confusion de paroles, un meli-melo de conversations diverses, un brouhaha d’a parte, d’où jaillissent et surnagent des phrases comme celles-ci :
Du Mesnil. — Oui, le ministère était fait ce matin, mais ce soir, il est défait.
Charles-Edmond. — Decazes a raconté qu’il a trouvé Mac-Mahon pleurant, pleurant positivement.
Renan. — Le miel de l’Hymète… il n’est bon que quand il est vieux… Alors il est dur, il faut le couper au couteau : Tenez, pendant le siège, nous avons fait la découverte d’une boîte oubliée… elle était au moins, depuis six ans, à la maison… ça été une vraie ressource.
Scherer. — Ce livre de d’Haussonville sur Sainte-Beuve, l’avez-vous lu ?…
Il ne se doute, pas un moment, de ce qu’était l’homme.
Charles Blanc. — Je vous dis que la qualité des tapis persans, c’est le suint, la vie animale, dont est {p. 191}encore imprégnée la laine, quand on la teint, tandis que chez nous, la laine est morte, lorsqu’on l’emploie.
Robin. — À Berlin, elles sont 70 000 femmes qui appartiennent à la prostitution, dont 50 000 sont inscrites à la police, et 20 000 font de la prostitution occulte.
Un quelconque. — J’affirme que si Mac-Mahon se retirait, il y aurait dans les vingt-quatre heures un coup d’État, et une proclamation du prince Impérial.
Brocca. — Les anthropologistes sont des canailles !
Renan. — La Vierge ! on ne la représente plus avec un enfant ; maintenant on ôte auprès d’elle, autant qu’on peut, le symbole de la maternité. Notre siècle a été le siècle de la Vierge, le xxe siècle sera peut-être le siècle du bon Saint-Joseph.
Un quelconque. — Vallon, ce Vallon, passé grand homme, et Buffet devenu populaire, c’est vraiment trop fort, et l’ironie de ce temps est excessive.
Charles Blanc. — Vous savez que Thiers m’emmène avec lui en Égypte… Oui, il veut y aller… il me disait, ce matin : c’est un pays extraordinaire, un pays extraordinaire… tout à fait extraordinaire… il n’y a rien à craindre pour la santé…
Fromentin. — L’Égypte, l’Égypte, je suis tourmenté de l’idée d’écrire quelques pages sur ce pays… Figurez-vous, mon cher de Goncourt, une terre tourbeuse, quelque chose !… comme le caoutchouc, où le pas ne s’entend pas… Un ciel bleu tendre… Vous ne connaissez que l’Orient clair et découpé… Là, à {p. 192}tous les plans, d’imperceptibles voiles de vapeur, devenant plus intenses à mesure qu’elles s’éloignent… Là, des bonshommes noirs ou bleus… il est très rare de rencontrer une note rouge… et quel joli ton fait là-dedans la cotonnade bleue… Je les vois, tous ces bonshommes, avec une petite lumière au front et à la clavicule.
Ici Fromentin fait le geste d’un peintre qui pose, une petite touche carrée à la Teniers, sur une toile.
Ah ! il faut une fière puissance de luminosité, pour rendre cela, dans ces milieux de terrains et de ciels un peu neutres, et parmi cette végétation, sortant d’un limon bitumeux, qui a des verdeurs comme nulle part… Je n’ai pas trouvé, en peinture, le mode pour rendre cela, non je ne l’ai pas trouvé encore, il faudra que je le recherche… Par le vent du Nord, le Nil est tourmenté, vagueux, sale, mais par le vent du Midi c’est du métal en fusion… Et un climat d’une douceur, d’une douceur, qui vous fait la peau comme moite.
À mesure qu’il parle de ce pays, le blanc de ses yeux s’agrandit dans son exaltation, ou bien, les yeux fermés, la tête renversée en arrière, il se touche le front de l’index.
— Et la nuit, ce que c’est, hein ! Charles-Edmond, — s’écrie-t-il, — vous rappelez-vous les heures passées près de ce temple, dans cette enceinte, occupée par des cordiers… Ah ! ces heures, je veux écrire quelque chose sur ces heures… simplement, afin de m’en redonner la sensation.
{p. 193}Et longtemps, il nous décrit le pays avec une mémoire qui a le souvenir du jour, du vent, du nuage : une mémoire locale inouïe, mettant avec la couleur de sa parole, sous nos yeux, les tournants du Nil, les aspects des pylônes, les silhouettes des petits villages, les lignes cahotées de la chaîne Libyque — comme s’il nous en montrait les esquisses.
Non, je ne suis jamais tombé sur un homme, ayant emporté d’un pays, une réminiscence plus gardeuse de tous les détails à demi-cachés et presque secrets, qui en font le caractère intime.
Il disait, en terminant : « Oh ! j’ai une mémoire tout à fait particulière, je ne prends pas de notes, il m’arrive même quelquefois, dans la fatigue du voyage, de fermer les yeux, de sommeiller à demi, et je suis tout à fait de mauvaise humeur contre moi, me disant : « Tu perds ça ! » Eh bien non, au bout de deux ou trois ans, j’en retrouve le souvenir rigoureux. »
Mercredi 10 mars §
On déplore, ce soir, l’abaissement du goût intellectuel et artistique des classes supérieures. On parle du public de l’Opéra, à l’heure actuelle, moins bon juge de la musique et du chant, que des orphéonistes de province ; on parle du public du mardi du Théâtre-Français, plus ignorant de notre littérature dramatique, que les étrangers qui s’y trouvent — et l’on s’effraye un peu de cette {p. 194}décapitation de la haute société, par l’infériorité qui la gagne tous les jours.
Mardi 16 mars §
Des coups de fortune faits, ces jours-ci, sur les fonds espagnols, par quelques-uns de nos confrères de la littérature et du journalisme, la conversation des Spartiates va à l’étymologie, et l’on recherche celle de petit crevé. L’un dit que c’est l’antiphrase de gros crevé, c’est-à-dire, crevant de santé, l’autre soutient que cela vient des chemises bouillonnées qu’ils avaient l’habitude de porter, et du nom donné à ces chemises par les blanchisseuses : chemises à petits crevés.
Quant au terme de gommeux, l’on prétend que c’est l’appellation de mépris, que les femmes donnent dans les cabarets de barrière, à ceux qui mettent de la gomme dans leur absinthe, à ceux qui ne sont pas de vrais hommes.
À la fin du dîner, Nigra, le ministre d’Italie, parlant des cardinaux, des prêtres d’Italie, et de leur tolérance et de leur manica larga, à l’endroit des choses d’amour, Saint-Victor dit brillamment : « Pour eux, les dogmes, c’est comme les règles du whist, il faut s’y soumettre, mais ils n’y attachent pas d’importance ! »
Mercredi 17 mars §
On parlait, ce soir, des jeunes {p. 195}filles incurables de Notre-Dame des Sept Douleurs, de ces tronçons humains, de ces corps sur l’un desquels il y a cinquante-trois plaies à panser, tous les jours ; de ces malheureuses à la tête qui pousse, et qu’on est obligé d’enfermer et de contenir dans un cerceau. Eh bien, savez-vous, ce que disait la supérieure à la présidente de l’œuvre ? elle lui disait, que toutes, toutes, entendez-vous, rêvent de se marier. Et la religieuse ajoutait en riant, « que cela la convainquait que le mariage était la vocation naturelle de la femme. »
Vendredi 19 mars §
Ces Anglais, quand ils se mettent à être originaux, le sont d’une manière plus carrée que les autres européens.
Je dis cela à propos d’Oliphant, ce diplomate du journalisme, qui, un beau jour, quitte sa grande existence pour faire partie d’une petite secte religieuse, vivant sur le bord d’un fleuve d’Amérique. Il était là, quand le grand prêtre de l’endroit, lui dit : « Vous êtes une force qui se perd ici, il faut rentrer dans la vie active. »
Il part, et le voilà, tout aussitôt, correspondant du Times à Paris, avec un traitement de près de cent mille francs, et le voilà, quelques mois après, chargé des négociations de la paix avec l’Allemagne, à la suite d’une pique, survenue entre M. d’Arnim et M. Thiers, et qui leur rendait les entretiens insupportables.
{p. 196}Puis, soudainement, au milieu de ces grandes affaires, il est repris du désir de revivre de la vie de sa secte, et il part, emmenant sa mère : lui pour scier du bois, elle pour faire des blanchissages. Car dans ce petit monde, tous et toutes doivent travailler de leurs mains.
Dimanche 21 mars §
Alphonse Daudet habite, au Marais, l’hôtel Lamoignon. Un morceau de Louvre, que cet hôtel, tout peuplé, — en ces nombreux petits logements, débités dans l’immensité des anciens appartements, — d’innombrables industries, qui mettent leurs noms, sur les paliers de pierre des escaliers. C’est bien là, la maison qu’il fallait habiter pour écrire Fromont jeune et Risler aîné, une maison, où, du cabinet de l’auteur, on a devant soi de grands et mélancoliques ateliers vitrés, et de petits jardins plantés d’arbres noirs, dont les racines poussent dans des conduits de gaz : de petits jardins aux cailloux verdissants, à l’enceinte faite de caisses d’emballage.
Daudet, qui demeure en ce vieil hôtel, depuis sept ans, me dit que cette maison a été bonne pour lui, qu’elle l’a calmé, assagi. Il a eu une jeunesse fiévreuse, une jeunesse aimant les coups, les trimballements dans les milieux canaille, une jeunesse qui a longtemps gardé, selon son expression, les vagues retardataires, les dos de monstres de la mer après {p. 197}une tempête. Eh bien ! dans cette maison tranquille, pacifique, assoupissante, il s’est transformé ; et à son ronron laborieux, il est devenu peu à peu un autre homme qu’il était.
De la rue Pavée, nous allons chez Flaubert à pied.
Dans la longue course, je cause avec Daudet, en marchant, du roman qu’il est en train de faire, et où il a l’intention de placer incidemment Morny.
Je le dissuade de faire cela. Le Morny qu’il a eu la bonne fortune de connaître, de jauger, doit être à mon sens l’objet d’une étude spéciale, étude où il pourra mettre en scène une des figures qui représentent le mieux le temps. Il se récrie sur les côtés bêtes, bourgeois de la figure. Je lui dis qu’il faut bien se garder de les atténuer, qu’un des caractères de ce siècle, c’est la petitesse des hommes dans la grandeur et la tourmente des choses ; que s’il veut le faire absolument supérieur, il fera un Maxime de Trailles, un de Marsay, il construira enfin une abstraction. Il faut qu’il représente le grand diplomate des secrètes œuvres de l’intérieur, avec ses côtés de brocante et de littérature des Bouffes. Et Daudet trouve le conseil bon.
Chez Flaubert, Tourguéneff nous traduit le Prométhée et nous analyse le Satyre : deux œuvres de la jeunesse de Goethe, deux imaginations de la plus haute envolée.
Dans cette traduction, où Tourguéneff cherche à nous donner la jeune vie du monde naissant, palpitante dans les phrases, je suis frappé de la {p. 198}familiarité, en même temps que de la hardiesse de l’expression. Les grandes, les originales œuvres, dans quelque langue qu’elles existent, n’ont jamais été écrites en style académique.
Mardi 30 mars §
Paul Lacroix me confirme dans la confidence, que m’avait faite Gavarni sur l’économie apportée par Balzac dans l’amour physique. Le plus souvent, il ne prenait de la chose, que l’amusette de la petite oie, et autres bagatelles, regardant l’émission séminale, comme la filtration par la verge, comme une perte de pure substance cérébrale. C’est ainsi, je ne sais à l’occasion de quelle maudite matinée, où il avait oublié ses théories, qu’il arriva chez Latouche, en s’écriant : « J’ai perdu un livre, ce matin ! »
Mercredi 31 mars §
En ces derniers jours que de stations dans cette boutique de la rue de Rivoli, où trône, en sa bijouterie d’idole japonaise, la grasse Mme Desoye.
Une figure presque historique de ce temps, car ce magasin a été l’endroit, l’école, pour ainsi dire, où s’est élaboré ce grand mouvement japonais, qui s’étend aujourd’hui de la peinture à la mode. Ça été tout d’abord quelques originaux, comme mon frèr {p. 199}et moi, puis Baudelaire, puis Burty, puis Villot, presque aussi amoureux de la marchande que de ses bibelots, puis à notre suite, la bande des peintres impressionnistes, — enfin les hommes et les femmes du monde, ayant la prétention d’être des natures artistiques.
Dans cette boutique aux étrangetés, si joliment façonnées et toujours caressées de soleil, les heures passent rapides, à regarder, à manier, à retourner, ces choses d’un art agréable au toucher, et cela, au milieu du babil, des rires, des pouffements fous de la joviale créature.
Bonne fille et adroite marchande, que cette blanche juive, ayant fait une révolution au Japon, par la transparence de son teint, et que les fiévreux du pays, auxquels elle donnait de la quinine, croyaient très sincèrement la Vierge Marie, visitant l’Extrême-Orient.
Mardi 6 avril §
Ce soir, le dîner a tourné à la tempête à propos de Hugo. Sur un mot un peu blasphématoire d’un convive, Saint-Victor est devenu soudainement furibond, et Charles Blanc est entré en épilepsie : le premier avec des éclats de voix auxquels se mêle presque la pleurnicherie de l’enfance, le second avec un espèce d’aboiement rauque et fêlé, qui fait craindre, à tout moment, qu’il ne vienne à s’étrangler. L’exclusivisme de ces deux {p. 200}êtres tue notre dîner, qui avait jusqu’ici cela de particulier, que chacun pouvait dire sa pensée — même sa pensée poussée à l’outrance par la contradiction, — sur toute chose et tout individu.
… Je déjeune chez Magny, à côté d’un vieillard, d’un antique habitué, qui prétend avoir mangé la première côtelette, cuite chez le restaurateur. Une figure flasque, de longs cheveux de savant, et une cravate blanche sous une immense redingote de propriétaire. Il est tout grognonnant, traite familièrement les garçons de « canaille », se plaint de n’avoir plus de dents et trop de cheveux, dit à Magny au sujet de son fils, qu’il s’est toujours refusé la satisfaction d’être père, et un peu allumé par un Bourgogne capiteux, se mâchonne à lui-même des choses cyniques, qui laissent comprendre que c’est un vieil accoucheur.
En sortant, je le trouve en conférence, galamment bavarde, avec les dames du comptoir, appuyé d’une main sur une canne à béquille, de l’autre sur un parapluie, sous un chapeau de travers, un chapeau gris orné d’un crêpe. Ce serait pour un livre, un admirable type du vieillard cynique, libéral, gobichonneur, ayant pour Dieu Béranger.
Dimanche 18 avril §
En sortant de chez Flaubert, {p. 201}Zola et moi, nous nous entretenions de l’état de notre pauvre ami, qui, — il vient de l’avouer, — à la suite de noires mélancolies, se laisse aller à des accès de larmes. Et tout en causant des raisons littéraires, qui sont la cause de cet état, et qui nous tuent les uns après les autres, nous nous étonnions du manque de rayonnement autour de cet homme célèbre.
Il est célèbre, et il a du talent, et il est très bon garçon, et il est très accueillant. Pourquoi donc, presque, à l’exception de Tourguéneff, de Daudet, de Zola, et de moi, à ses dimanches ouverts à tout le monde, n’y a-t-il personne ? Pourquoi ?
Mercredi 21 avril §
Dans nos dîners du mercredi, chez la princesse, maintenant des peintres bouchent les vides des morts, des nombreux morts de l’ancien dîner, uniquement composé d’hommes de lettres.
Gérôme qui dîne avec nous, à la veille d’un départ pour Constantinople, me plaît, lui, avec son physique énergique, sa figure cabossée, son regard au grand blanc, enfin par toute cette physionomie, qu’on dirait la physionomie d’un talent farouche.
Il va faire un séjour à Stamboul, chez le peintre de Sa Hautesse, qui exerce sa profession au milieu des scènes les plus bouffonnes : « Un nez, des yeux, une bouche, deux moustaches, tu vois, c’est le sultan, qui désignant chaque morceau de sa figure avec {p. 202}son doigt, ajoute : « Maintenant, fais mon portrait. » Et déjà il lui a tourné les talons.
Samedi 24 avril §
Exposition Fortuny. Il se déclare vraiment, dans le moment, une passion curieuse pour le bric-à-brac vermoulu et la loque d’atelier. Le fameux vase alhambresque, je l’avoue à ma honte, me fait l’effet d’un vase en carton peint, pour un drame littéraire et assyrien de l’Odéon.
Dimanche 25 avril §
Chez Flaubert. Les uns et les autres se confient les hallucinations de leur mauvais état nerveux.
Tourguéneff raconte, que descendant au son de la cloche, au dîner, avant-hier, et passant devant le cabinet de toilette de Viardot, il l’a vu, le dos tourné, en veston de chasse, occupé à se laver les mains, puis a été fort étonné de le retrouver, en entrant dans la salle à manger, assis à sa place ordinaire. Il raconte ensuite une autre hallucination. Il était revenu en Russie, après une longue absence, et allait rendre visite à un ami qu’il avait quitté, les cheveux tout noirs. Au moment où il entrait, il voyait comme une perruque blanche lui tomber du plafond sur la tête, et quand l’ami se retournait pour voir qui entrait, Tourguéneff avait l’étonnement de le retrouver tout blanc.
{p. 203}Zola se plaint de passages de souris, ou d’envolées d’oiseaux, à sa droite, à sa gauche.
Flaubert dit, qu’après une longue absorption, et un long penchement de tête sur sa table de travail, il éprouve, au moment de se redresser, comme une peur de trouver quelqu’un derrière lui.
Samedi 1er mai §
Au restaurant Voisin. Le bonheur de la mangeaille chez les Anglais, a quelque chose de matériellement dégoûtant, qu’on ne trouve chez aucun autre peuple civilisé. Toute leur cervelle, pendant le manger, appartient à la mastication et à la déglutition. Les hommes faits ont de petits gloussements de satisfaction animale, leurs blanches et roses femmes rayonnent dans un abrutissement ébriolé, et l’on voit les garçonnets et boys sourire amoureusement à la viande. C’est chez tous, hommes, femmes et enfants, un gaudissement bestial, une réplétion muette, stupidement extatique.
Dimanche 9 mai §
Une singulière rue dans un original quartier que ce coin de Paris, où Barbey d’Aurevilly est gîté.
Cette rue Rousselet, dans ces lointains perdus de la rue de Sèvres, a le caractère d’une banlieue de petite ville, dans laquelle le voisinage de l’École {p. 204}militaire met quelque chose de soldatesque. Sur les portes, des concierges balayent avec des calottes de turcos. Dans des boutiques d’imageries, sont seulement exposées des feuilles à un sol, représentant tous les costumes de l’armée française. Une échoppe primitive de barbier, dont la profession est écrite à l’encre sur le crépi du mur, fait appel aux mentons de messieurs les militaires.
Là, les maisons ont l’entrée des maisons de village, et au-dessus de hauts murs, passent les ombrages denses de jardins et de parcs de communautés religieuses.
Dans une maison qui a l’air d’une vacherie — la vacherie habitée par le colonel Chabert, du roman de Balzac, — je m’adresse à une sorte de paysanne, qui est la portière de Barbey. Tout d’abord, elle me dit qu’il n’y est pas. Je connais la consigne. Je bataille. Enfin elle se décide à monter ma carte, et me jette, en redescendant : « Au premier, le nº 4 dans le corridor. »
Un petit escalier, un plus petit corridor, et encore une petite porte peinte en ocre, sur laquelle est la clef.
J’entre, et dans un fouillis, un désordre qui ne laisse rien distinguer, je suis reçu par Barbey d’Aurevilly, en manches de chemise, et en pantalon gris perle décoré d’une bande noire, devant une de ces anciennes toilettes, au grand rond de glace basculant. Il s’excuse de me recevoir ainsi, s’habillant, me dit-il, « pour aller à la messe ».
{p. 205}Je le retrouve, ainsi que je l’avais aperçu à l’enterrement de Roger de Beauvoir, je le retrouve avec son teint boucané, sa longue mèche de cheveux lui balafrant la figure, son élégance frelatée dans sa demi-toilette, mais en dépit de tout cela, il faut l’avouer, possédant une politesse de gentilhomme et des grâces de monsieur bien né, qui font contraste avec ce taudis, où se mêlent, se heurtent, se confondent avec des objets d’habillements et des chaussettes sales, des livres, des journaux, des revues.
J’emporte de ce logis de la rue Rousselet, comme le souvenir d’un lettré de race dans la débine.
Samedi 15 mai §
Je sors de l’Exposition.
Le côté caractéristique de cette exposition, c’est l’introduction dans la peinture de tout le brillant, de tout le cliquetant, de tout le coruscant du bric-à-brac.
Oui, la peinture n’est plus que le trompe-l’œil de la céramique, des éclairs de l’acier, des lumières cassantes de la soie et du satin. C’est sur la toile le feu d’artifice du bibelot. On peut trouver ça très joli, mais n’est-ce point, au fond, de la très petite couleur, bonne à laisser à la peinture à la gouache ?
Mardi 25 mai §
Transbordement pour l’été, du {p. 206}dîner des Spartiates de chez Brébant, chez Laurent des Champs-Élysées.
Une nouvelle recrue : Raoul Duval, le jeune orateur de la Chambre. C’est un homme à la physionomie fiévreuse, éclairée par le rutilement d’une chevelure et d’une barbe rousses, un homme aux mains éloquentes, d’une blancheur presque exsangue. Et, chose bizarre, ce qui sort et s’échappe de cette bouche d’enthousiaste, c’est de la logique profonde et du haut bon sens.
Il est curieux à entendre raconter les incidents de cette restauration manquée, menée par le duc Decazes et qui depuis… de cette restauration menée par d’Audiffret-Pasquier entraînant à la fin, un peu à son corps défendant, le duc de Broglie.
Il nous raconte toute cette négociation, où à ses demandes d’une lettre, d’un mot signé du roi, on lui offrait la conversation de Chesnelong. Il nous peint Audiffret-Pasquier, comme un hurluberlu, répétant à tout propos : « Qui osera nous arrêter, quand nous formerons un bataillon carré, avec le drapeau tricolore planté au milieu de nous ! »
Pour Raoul Duval, la chose menée par des honnêtes gens et des sincères du parti, a été un piège tendu par les orléanistes à leur cousin. Ils ont voulu et ont réussi à le rendre impossible en France.
Puis il s’étend sur les Orléanistes, accuse leur manque de caractère, de décision, leur peur de se compromettre au grand jour. Et il nous conte, que pendant le second siège de Paris, il avait organisé {p. 207}dans la Seine-Inférieure et quelques autres départements de l’Ouest, un plan de défense, dans le cas où le Mont-Valérien serait pris et où la Commune triompherait. Il ajoute que, tout en ne s’illusionnant pas sur la durée de la défense, il avait été trouver en Angleterre, le comte de Paris, et lui avait demandé d’appuyer de son nom et de sa présence, la résistance. Le comte de Paris avait refusé ! Et Raoul Duval s’écrie : « Croyez-vous, que si j’avais été Joinville, je me serais laissé ainsi empoigner et reconduire par Ranc. »
Raoul Duval reprend la parole, parle de l’alliance des Orléanistes avec Gambetta, et comme il témoignait son étonnement au tribun, et lui disait qu’il avait bien certainement en poche quelque coup de Jarnac, pour les anéantir, Gambetta lui fit un signe affirmatif, et d’un bout de son doigt, se touchant le creux de l’estomac, imita, en polichinellant, le couic tragique des acteurs en bois.
Un mot bien parisien du maître d’un restaurant de la petite banlieue parisienne, à Arsène Houssaye lui disant :
— « Oui, oui, l’été vous gagnez beaucoup d’argent, mais l’hiver vous ne faites rien. »
— « L’hiver, mais, monsieur, nous avons les adultères ! ».
Mardi 1er juin §
Aujourd’hui, Erdan, de passage {p. 208}à Paris, a été amené à notre dîner. C’est un homme, à la fois vieux et jeune, aux petits yeux, aux petites moustaches, aux petits traits ratatinés, au petit front bombé, semblable à un ivoire japonais représentant le Dieu de la longévité.
Il s’est montré causeur, fin, délicat, ténu, argutieux presque, et parlant des choses, avec le tour d’une pensée qui a cessé d’être française et qui s’est faite italienne. Il parle du pape, du concile futur, de Garibaldi qui, pour lui, représente le summum de puissance qu’a une vraie royauté : la foi d’une population dans un homme. Il nous le peint avec des trous, des vides, des côtés bêtes, mais avec des grandeurs et des générosités d’un homme du passé, d’un homme antique.
Dimanche 6 juin §
Aujourd’hui j’étais tranquille et presque heureux chez moi, comptant dîner tout seul, et un peu paperasser le soir. Soudain mon jeune cousin fait irruption chez moi avec la S***, et il faut, bon gré mal gré, que j’aille faire, disent-ils, une petite fête avec eux. Nous allons dîner chez Voisin, où nous rejoignent des amis et des amies.
Les filles ne sont supportables qu’à la condition d’être des folles créatures, des toquées, des extravagantes, des êtres qui vous étonnent un peu par l’entrain de leur verve ou l’inattendu de leur caprice. {p. 209}Cette S***, c’est du vice tout froid, tout arithmétique, que ne monte pas même le vin, enfin une prostituée sans le tempérament d’une vraie p…..
Pris de mélancolie, j’examine le cabinet, et je me rappelle que mon frère y est venu dîner, l’année de sa mort, et que très souffrant, il s’était couché à la fin du dîner, sur le canapé, dans un tel navrement, que toute la gaieté de mon petit cousin s’en était allé.
Aussi, quand on parle d’aller à un bal à Bougival, je m’enfuis et traverse
Paris, me cognant à la joie et à l’ivresse des foules, revenant du Grand
Prix, et je marche là-dedans, triste, triste, triste.
Mardi 15 juin §
Tous les jours, être sous la menace d’un envahissement, tous les jours, pouvoir être pillés, déménagés, dénationalisés : voilà la position de la France, — et personne n’a l’air d’y songer. Saint-Victor disait, ce soir, que la Russie nous avait fait avertir que, passé cette année, elle ne répondait plus de rien.
Puis Saint-Victor épanche son admiration pour Montaigne, dans le sein de
Charles Blanc, qui raconte drôlement, comme il a possédé le divin livre.
« J’étais petit clerc, pauvre comme Job, je gagnais 25 francs par mois. Un grand clerc de l’étude, un jour, à déjeuner, nous dit d’un air superbe : — Moi, j’entre dans le roulage… oui dans le roulage ! — Et {p. 210}vos livres, les livres que vous m’aviez prêtés, lui dis-je. — Mes livres… ah ! des livres dans le roulage… Tenez, vous êtes un bon garçon, je vous les donne… Vous me payerez deux francs par mois. »
« C’est ainsi que je devins possesseur d’un Montaigne et d’un Rousseau. Les ai-je lus dans cette petite chambre, que j’habitais alors Hotel de la Marine, en face la Banque — une chambre si basse, qu’il fallait choisir un endroit pour changer de chemise. — Et je ne l’ai plus, cependant, ce Montaigne, … quand j’ai voulu aller à Athènes, il a fallu vendre mes livres… Mais j’ai encore le Rousseau… »
Jeudi 17 juin §
L’étonnement est extrême chez moi, en voyant la révolution qui s’est faite, tout d’un coup, dans les habitudes de la génération nouvelle des marchands de bric-à-brac. Hier, c’étaient des auvergnats, des ferrailleurs, des Vidalenc en un mot, aujourd’hui ce sont des messieurs, habillés par nos illustres tailleurs, achetant et lisant des livres, et ayant des femmes aussi distinguées que les femmes les plus distinguées : — des messieurs, s’il vous plaît, donnant des dîners, servis par des domestiques en cravate blanche.
Je faisais ces réflexions chez Auguste Sichel, devant un potage aux nids d’hirondelles, et en remarquant le pied d’égalité établi entre le maître de la maison et les opulents clients que le ménage avait à sa table. {p. 211}Ce commerce n’est plus, chez le vendeur, un état d’infériorité vis-à-vis de l’acheteur, qui semble au contraire l’obligé du vendeur. Il y avait là les Camundo, Cernuschi, Cernuschi à la flamme, à la fois spirituelle et finaude de l’œil.
La conversation a été nécessairement sur la Chine et le Japon, et ça été un tableau désolant fait par Cernuschi du Céleste Empire. Il a longuement parlé de la putréfaction des villes, de l’aspect cimetièreux des campagnes, de la tristesse morne et de l’ennui désolé, qui se dégagent de tout le pays. La Chine, selon lui, pue la m… et la mort.
Jeudi 1er juillet §
J’ai déjeuné ce matin chez Cernuschi. Le riche collectionneur a donné à sa collection le milieu à la fois imposant et froid d’un Louvre. Je regrette qu’il ne lui ait pas donné le milieu hospitalier et plaisant d’une habitation de là-bas, d’un petit coin de patrie retrouvée. Sur des murailles blanches, sur le ton de brique Pompéi, en honneur dans nos musées, ces objets de l’Extrême-Orient semblent malheureux.
Aussitôt après le déjeuner, a commencé la visite des deux mille bronzes, des faïences, des porcelaines, de toute cette innombrable réunion des imaginations de la forme. Dans les bronzes, des merveilles, des merveilles qui semblent l’idéal de ce que le goût et l’art savant de la fabrication peuvent produire. Il {p. 212}y a là tel vase, où l’industrie n’est plus de l’industrie, mais bien de l’art.
Il est près de trois heures, et déjà les yeux me tombent des orbites. Mais je ne suis pas à la fin de la journée. Les Sichel m’entraînent rue Pigalle.
En chemin, Philippe Sichel me raconte qu’il a trouvé dans une prison, à Pékin, le grand acteur de la Chine : « Vous allez voir un homme extraordinaire, me dit le mandarin qui me conduisait. Aussitôt il appelle, et je vois un homme ayant aux pieds une chaîne énorme, arriver sur nous, avec la vitesse d’un chevreuil. Il avait si bien combiné son pas, sur le jeu de la chaîne, qu’il était arrivé à courir. Je lui mets un dollar dans une main, et le dollar passé dans l’autre main, était déjà perdu contre un camarade, avant qu’il se fût retourné pour me remercier. Il avait vingt ans de prison pour avoir enlevé la femme d’un haut fonctionnaire, et il disait sa vie perdue, faute d’un Empereur qui aimât le théâtre, — se regardant tout à fait indispensable dans une vraie troupe impériale. »
Nous voilà rue Pigalle, à inspecter dans les remises, l’entassement des objets qui arrivent de Pékin, à examiner dans les cachettes des greniers, les porcelaines, les jades, les bronzes, les curiosités de sélection, dissimulées au public, et gardées pour les Rothschild, les Camundo.
Il est cinq heures, quand quelqu’un propose d’aller finir la journée chez Bing, et de voir ses nombreux déballages. Tout le monde aussitôt, rue Chauchat, {p. 213}où jusqu’à sept heures, nous touchons, nous manions, nous palpons des raretés, en un état de fatigue tout proche de l’évanouissement. Une débauche de japonaiserie et de chinoiserie, qui dans la lassitude de la fin de la journée, et le vide de l’estomac à l’heure du dîner, vous donne le sentiment de vaguer dans un cauchemar, où toutes les matières précieuses se mêlent, où toutes les formes se confondent et s’accouplent, et où l’on se sent presque enlacé par une végétation exotique de jade, de porcelaine, de métal ciselé.
Lundi 5 juillet §
Ce pauvre père Maherault, il exhalera son dernier soupir le nez tombé dans le carton d’une vente ! C’est bien le type de la vraie race passionnée des anciens collectionneurs.
Aujourd’hui je le trouve dans le comptoir du marchand d’estampes Clément, tripotant d’une main fiévreuse les dessins de son contemporain Guichardot, pareil à un spectre. Je lui adresse la parole, il sort comme des aboiements, et rien que des espèces d’aboiements du vieil homme mourant, et qui n’a gardé un reste de vie, que pour la jouissance furieuse de sa manie.
Vendredi 17 juillet §
Si mon âme à plat éprouve {p. 214}le besoin d’une petite excitation poétique, c’est chez Henri Heine que je la trouve ; si mon esprit ennuyé du terre à terre de la vie, a besoin d’une distraction dans le surnaturel, dans le fantastique, c’est chez Poë, que je la trouve.
Ça m’embête tout de même, de n’être exalté ou surnaturalisé que par des étrangers.
Vendredi 25 juillet §
Aujourd’hui j’ai écrit, en grosses lettres, sur la première feuille d’un cahier blanc : La Fille Élisa.
Puis ce titre écrit, j’ai été pris d’une anxiété douloureuse, je me suis mis à douter de moi-même. Il m’a semblé en interrogeant mon triste cerveau, que je n’avais plus en moi la puissance, le talent de faire un livre d’imagination, et j’ai peur… d’une œuvre que je ne commence plus avec la confiance que j’avais, quand lui, il travaillait avec moi.
Mercredi 28 juillet §
Un jeune Japonais, auquel on demandait la traduction d’une poésie, s’arrêta, l’autre jour, au beau milieu de son travail, en s’écriant : « Non, c’est impossible de vous faire comprendre cela, avec les mots de votre langue, vous êtes si grossiers !… » Et comme on se récriait : « Oui, si grossiers ! » phrase qu’il fit suivre à peu près de {p. 215}ceci : « Vous dites à une femme, je vous aime ! Eh bien ! chez nous, c’est comme si on disait : Madame, je voudrais coucher avec vous ! Tout ce que nous osons dire à la dame que nous aimons, c’est que nous envions près d’elle la place des canards mandarins. C’est, messieurs, notre oiseau d’amour. »
Vendredi 30 juillet §
Singuliers originaux que Paris et sa banlieue produisent. Un jeune homme, dont la mère tenait un commerce de dentelles à Groslay, passe sa jeunesse toute entière à courir à cheval les villages des environs, à surveiller le travail des ouvrières, et à leur faire des enfants.
La mère meurt ; l’industrie tombe en ruine, et le jeune homme est atteint d’un rhumatisme articulaire terrible. Il est transporté à l’hôpital, et son cas est si extraordinaire, qu’il intéresse le médecin en chef et les internes. Il devient un sujet à expériences, et il coûte près de 20 000 francs à l’hôpital, tant on lui fait prendre de sulfate de quinine, qu’on arrêtait lorsqu’il devenait sourd, et de choses extraordinaires, et de bains composés de plantes aromatiques de l’Inde.
Il est enfin guéri, mais se trouve sans un sou. Il s’accroche alors à une bossue, qui avait un génie dans un genre : la composition des roses artificielles.
Et les voilà, tous les deux, dans une mansarde du {p. 216}passage du Désir, à faire des fleurs, lui taillant et donnant la forme aux pétales, elle les assemblant. Ces fleurs portées par lui chez Baton ou chez un autre, ces fleurs-modèles, que copiaient ensuite des demoiselles de magasin, étaient payées de 50 à 60 francs pièce, en sorte qu’il revenait avec sept ou huit cents francs, et son carton rempli des primeurs et des vins les plus chers, achetés chez Chevet.
Et cet homme et cette bossue, dans leur petit logement de 200 francs, ne dépensant rien que pour la gueule, n’existant que pour elle, vivaient dans une continuelle réplétion des plus succulentes et des plus chères choses. Le mari avait même machiné un sac, où il y avait un compartiment pour la glace, un étui particulier pour la conservation des fraises, un appareil pour faire chauffer le café, en sorte que, le dimanche, dans le Désert de la forêt de Fontainebleau, ces deux êtres déjeunaient, comme au café Anglais.
Des années se passent dans cette vie de boustifaille et de création de petits chefs-d’œuvre, une vie toute solitaire, toute séparée des autres, quand il vient à notre homme un abcès dans le ventre.
Aussitôt il se fait transporter à son ancien hôpital, et il demande qu’on lui fasse quelque chose d’extraordinaire, que cela le connaît. On lui dit, qu’il y a un ou deux exemples de guérison de gens, auxquels on a ouvert le ventre et arraché l’abcès. Il se fait, sans barguigner, ouvrir le ventre, et meurt d’une péritonite, au bout de quelques jours.
Dimanche 1er août §
{p. 217}Aujourd’hui, à Bellevue, chez Charles-Edmond, après un certain macaroni remplaçant la soupe, précipité par beaucoup de verres de sauternes, après une tranche de melon exquis, combattue par un verre de très vieille eau-de-vie, Charles Blanc devient expansif, et se raconte. Il est légèrement bredouillant. Les idées et les paroles affluent un peu chez lui, comme les liquides dans le goulot trop étroit d’une bouteille, mais il a un certain tour pasquinant dans le dire, assez amusant.
Il nous montre son frère Louis, petit-fils d’un guillotiné de 93, fils d’un ardent royaliste, ayant obtenu une bourse, et arrivant, après huit jours de diligence, au collège de Rodez.
Et voici le petit bonhomme, pas plus haut qu’une botte de gendarme — c’est son expression — se présentant chez le proviseur, qui n’a pas été prévenu et qui lui dit :
— « Mais, mon petit ami, qui est-ce qui vous envoie ?
— Monsieur, c’est le Roi, qui a donné l’ordre que je sois instruit à ses frais ! » — répond le bambin déjà sérieux.
La réponse a le plus grand succès.
L’aîné casé, la mère se remue pour faire donner de l’instruction au second. Elle va trouver Villèle, a une pique avec lui, et grâce à une de ces audaces que savent se faire pardonner les femmes, s’écrie au milieu de la discussion : « Eh Monseigneur, {p. 218}Monseigneur… vous avez été un monsieur, avant d’être Monseigneur. ». L’Excellence trouvant l’emportement drôle, dit à Mme Blanc : « Eh bien le Monseigneur d’aujourd’hui vous accorde ce que vous demandez. » Et Charles rejoint Louis à Rodez.
Ils sortent du collège. Leur mère est morte, leur père est fou d’une folie qui a commencé à la terrible séance de Lanjuinais. Ils sont sans ressources, et tombés à Paris, avec de quoi vivre quelques jours. Les deux jeunes gens, qui ont déjà dix-sept et dix-huit ans, vont faire une visite à Pozzo di Borgo. Le beau vieillard les reçoit aimablement, leur dit que depuis la Révolution, il n’a plus aucune influence, mais qu’il a un ami, un véritable ami, M. Marcotte, et que M. Marcotte les fera entrer dans les forêts. Refus de Louis Blanc qui prend la parole au nom des deux frères. Alors Pozzo di Borgo va à une armoire, en tire un gros sac de pièces de cent sous, qu’il se dispose à leur donner. Second refus de Louis Blanc.
Quelques jours après, ils rendaient une visite à un autre de leurs parents, à Ferri Pisani, auquel Pozzo di Borgo avait dit que ces petits jeunes gens étaient intraitables. Pisani leur met entre les mains 300 francs, le premier semestre d’une pension qu’il s’engage à leur faire. Et cela, fait d’une manière si amicale et si brusque, qu’ils ne peuvent cette fois refuser. Leur premier soin est de cacher la somme entre le matelas et la paillasse, dans une pauvre petite chambre d’un hôtel, près des Messageries. {p. 219}Mais, ils avaient été vus par une ouvrière, travaillant dans une chambre donnant sur la petite cour de l’hôtel, et, le soir, en rentrant, ils trouvaient le magot déniché. Désespoir, plaintes à la police, recherches inutiles. Ils vont conter leur malheur à Ferri Pisani, et Louis lui demandant de lui avancer trois cents autres francs, en les retenant sur les semestres futurs : « Mes enfants, je ne suis pas un banquier, voyez-vous, je ne suis pas un banquier… C’est un petit malheur ! » — s’écriait Ferri Pisani, avec un accent corse, un peu indigné de la proposition, — et il leur redonnait aussitôt les trois cents francs.
Dans toutes les circonstances c’est Louis, l’orateur, l’orateur déjà sérieux, ratiocinant, syllogistique, qu’il sera plus tard.
Il y a toutefois un joli mot de lui, enfant. Un jour de l’An, les deux bambins avaient été amenés souhaiter la bonne année au maréchal Jourdan, qui était aussi leur parent. Ils voient dans le salon un magnifique cheval en bois, destiné à leur cousin Ferri Pisani. Eux, des bonbons à manger, c’est tout ce qu’on leur donne. Au moment du départ, Louis, après avoir embrassé le maréchal, se retourne vers le joujou, objet de son envie, et lui adresse, dans un gros soupir, un plaisant : « Adieu cheval ! »
Samedi 7 août §
J’étais, ce soir, dans la douce {p. 220}absorption d’une cervelle qui recommence à créer. Je me sentais enlevé de mon existence personnelle, et transporté, avec une petite fièvre, dans la fiction de mon roman. Des êtres, nés de ma rêverie, commençaient à prendre autour de moi une réalité vivante, des morceaux d’écriture se rangeaient dans le dessin vague d’un plan naissant. Là-dedans un coup de sonnette, et dans ma boîte à lettres, une lettre qui m’apprend que le marchand de cuirs qui me doit 80 000 francs ne m’a pas payé le trimestre de la rente qu’il me doit, et me laisse supposer que des mois, des années peuvent se passer dans l’absence de presque toute la moitié de mon revenu, et les tracas d’un procès.
Adieu le roman. Toute la légère fabulation s’est envolée, s’est perdue dans le vide, comme un oiseau sous un coup de pierre, et tous les efforts de mon imagination, travaillant à ressaisir l’ébauche de création de la soirée, n’aboutissent qu’à reconstruire dans ma cervelle, et me faire toute présente, la néfaste figure de M. Dubois, huissier, rue Rambuteau, nº 20.
Mardi 10 août §
Quand nous sommes entrés chez la dame, dans le jour voilé de sa galerie d’hiver ; elle donnait de petits écheveaux de pâte sèche, de petits ronds de vermicelle, aux poissons rouges de son aquarium.
{p. 221}Elle était en robe de chambre de cachemire bleu, avec de larges parements et de petites poches en cachemire blanc. Sur ses poignets se répandait en bouillons argentés une mousseline d’Orient, dont tout son élégant corps de poitrinaire est enveloppé.
Elle s’est excusée de n’être point habillée, s’est plainte d’être reprise d’une bronchite, d’avoir perdu le bénéfice de sa cure du Mont-Dore ; cela dit avec des frottements de mains voyous sur l’estomac, et des « ça racle » canailles, empêchant tout apitoiement.
Par une porte intérieure, bientôt, une femme, à l’aspect d’une cabotine humble, a fait son entrée. C’est la B…, la dame de compagnie attachée près de la mauvaise humeur de la courtisane. Quelques instants après, arrivait le sculpteur, occupé dans ce moment, du buste en marbre de la maîtresse de l’hôtel. On se mettait à table.
Un somptueux dîner, arrosé d’un Hochkeimer frappé, tout à fait supérieur, mais un dîner où, entre chaque convive, une tête de chien formidable, une tête de chien de toutes les grandes espèces, demandait, et quand on le faisait attendre, demandait avec des aboiements féroces, tout prêt à manger le convive qui l’oubliait trop longtemps.
Dans la galerie, machinée pour faire disparaître l’Empereur par une trappe, dans le temps où une autre était la propriétaire de l’hôtel, on a pris {p. 222}le café, tout le monde, couché sur un divan de la largeur et de la grandeur de quatre ou cinq lits.
Partout un grand luxe, mais un luxe commun et acheté tout d’un coup, et au milieu duquel, la gaze qui enveloppe et défend les dorures, dit la mesquinerie bourgeoise de cette fille placée par le hasard dans la famille des grandes impures.
En prenant mon chapeau, posé sur un petit bonheur du jour, j’aperçois une tasse vide, qui, renversée sur le côté, dans le marc de café qui sèche, et en sa traînée mystérieuse, prépare la bonne aventure, que se dira demain la maîtresse de l’hôtel.
Dimanche 22 août §
Aujourd’hui, je vais à la recherche du document humain, aux alentours de l’École militaire. On ne saura jamais notre timidité naturelle, notre malaise au milieu de la plèbe, notre horreur de la canaille, et combien le vilain et laid document, avec lequel nous avons construit nos livres, nous a coûté. Ce métier d’agent de police consciencieux du roman populaire, est bien le plus abominable métier que puisse faire un homme d’essence aristocratique.
Mais l’attirant de ce monde neuf, qui a quelque chose de la séduction d’une terre non explorée, pour un voyageur, puis la tension des sens, la multiplicité des observations et des remarques, l’effort {p. 223}de la mémoire, le jeu des perceptions, le travail hâtif et courant d’un cerveau qui moucharde la vérité, grisent le sang-froid de l’observateur, et lui font oublier, dans une sorte de fièvre, les duretés et les dégoûts de son observation.
Jeudi 9 septembre §
Je me dis par moments, il faut traiter la vie avec le mépris qu’elle mérite de la part d’un homme supérieur. En cette ruine qui me menace, il ne faut m’attacher qu’aux observations qu’elle va me procurer sur les avoués, sur les huissiers, sur le monde de la loi, et les malheurs qui n’empêchent pas absolument de manger ne doivent être considérés par moi, que comme des auxiliaires de la littérature.
Je me dis cela, et en dépit de l’indifférence surhumaine que je me prêche, la préoccupation bourgeoise d’une vie rétrécie et sans jouissances, rentre en moi.
Lundi 13 septembre §
Ce soir, chassé des pièces du bas de ma maison, par l’odeur de la peinture, devant le lit vide de mon frère je regarde le prospectus de ses eaux-fortes, qui m’arrive de chez Claye. L’imprévu des choses de la vie est surprenant. De ces eaux-fortes pour lesquelles les manieurs de la {p. 224}pointe n’avaient pas, de son vivant, assez d’encouragement décourageant, de sourires ironiquement bienveillants, de mépris enfin, l’auteur, le pauvre, enfant, ne se doutait pas que bien peu d’années après sa mort, on en ferait un des plus beaux livres, publiés à la mémoire d’un aquafortiste.
Mardi 14 septembre §
Départ de Paris pour Bar-sur-Seine. Je m’en vais là-bas, avec une espèce de joie de sortir de mon isolement, qui, pendant ce mois, m’a pesé plus que jamais.
Samedi 25 septembre — Aujourd’hui le lieutenant de gendarmerie nous faisait la description d’un singulier nid de chrétiens, qu’il avait découvert dans une perquisition. Un ancien curé vivant avec son neveu dans le vieux château de Gié, entre des murs de dix pieds d’épaisseur. Dans ces murs, pas de meubles, mais des dévalements de fruits jusqu’au milieu des chambres, et là dedans seulement, deux lits et deux superbes femelles de la campagne, sautées à bas des draps, la gorge à l’air, et prêtes à mordre les gendarmes.
Il nous parlait après de la terreur, qu’inspirent dans les villages certains hommes, et à l’appui il nous narre cette anecdote.
{p. 225}Un ouvrier charpentier emmène deux de ses amis boire un verre de vin, dans sa chambre. Quelques jours après, il s’aperçoit qu’on lui a volé cent francs, qu’il avait dans sa commode. Il conte la chose à un des deux camarades, qu’il avait emmenés. Le camarade lui dit : « — Il n’y a qu’un tel ou moi qui ayons pu te voler. Ce n’est pas moi, c’est donc lui, redemande-lui donc hardiment tes cent francs. — Lui redemander, répond le volé, il est plus fort que moi, il me battra, et il est bien capable de me tuer ! — Tu es bête, riposte le camarade, il y a une fenêtre qui donne dans le clos en face de ton armoire, dis-lui que tu l’as vu par la fenêtre. »
Là-dessus le volé va trouver le voleur. — « Voyons, rends-moi mes cent francs ? — Tes cent francs ! et voici le voleur qui s’apprête à lui tomber dessus. — Oui, la plaisanterie a assez duré, s’écrie l’autre, je t’ai vu, je te dis que je t’ai vu par la fenêtre au clos. — Tu m’as vu ! tu m’as vu ! reprend le voleur désarçonné, eh bien, je vais te faire un billet. »
Et le volé a dû se contenter de ce billet, et ne se serait jamais plaint, si le voleur n’avait pas été compromis dans une affaire d’assassinat.
Mercredi 29 septembre §
Bar-sur-Seine. Les ouvriers travaillant aux mécaniques compliquées, ont quelque chose d’hoffmanesque.
J’avais fait cette remarque à propos des {p. 226}accordeurs de piano. Aujourd’hui, arrive ici un monteur de billards.
C’est un vieillard qui entre, sa petite valise au dos, habillé d’une antique redingote, qu’il boutonne sur un corps ramassé et tout tremblotant, avec là-dessus une pauvre vieille figure, comme taillée dans un manche de parapluie, et où il y a de gros yeux gris, sans lumière. Soudain, voici mon vieillard qui jette sa redingote, passe une blouse blanche, prend une barre de fer, et tout musculeux, de ses mains noueuses, brise les travers de la caisse d’emballage, comme des allumettes. Il m’apparaît ainsi qu’un espèce de Goliath, au nez tuberculeux d’un abbé napolitain, aux yeux de jettatore, effrayants, diaboliques.
Dimanche 3 octobre §
Ce que je demande avant tout à Dieu, c’est de mourir dans ma maison, dans ma chambre. La pensée de la mort chez les autres, m’est horrible.
Samedi 9 octobre §
On n’a jamais vérifié le rôle que joue l’amour physique, dans l’attachement des femmes honnêtes pour leurs maris. Quelquefois les maris le savent si bien, que pour punir leurs épouses, ils les privent de leurs faveurs, et les font ainsi, — et cela sans un reproche, sans une parole — venir à résipiscence.
Vendredi 15 octobre §
{p. 227}Je me retrouve à Paris avec une paresse indicible à me remuer, à sortir de chez moi. Les trois ou quatre volumes portant mon nom, qui s’impriment ou se réimpriment, ne m’intéressent nullement. Fumer, en regardant vaguement des choses d’art, ce serait, en ce moment, toute l’ambition de ma vie.
Samedi 16 octobre §
Le petit prince Sayounsi a donné, ces jours-ci, ses sabres de famille à Burty. En les donnant, le prince s’est excusé du mauvais état de ses armes, disant que ses amis s’en servaient, à Paris, pour couper les bouchons de Champagne. Oui, voilà, à quoi sont tombés ces farouches lames, ces aciers superbes !
Je remarquais sur la lame du petit sabre, des ondulations presque imperceptibles, en forme de nuages, et à propos de ces ondulations, le prince Sayounsi, a dit à Burty, qu’un japonais en comptant le nombre de nuages compris dans un espace, qu’il lui désignait entre ses deux ongles, y lisait la signature de l’armurier.
Ces lames, c’est l’idéal de l’acier, l’idéal de ce beau ton cruel du métal de la mort.
Et le sobre et sévère goût d’ornementation qui pare ce beau métal. Je me rappelais, en les maniant, un sabre que j’ai vu dernièrement. Une petite araignée d’or filait sa toile, et les fils presque invisibles {p. 228}de sa trame, descendaient sur la lame, sur le fourreau, apparaissant sous les miroitements du jour, en leurs matières différentes, comme une toile d’araignée baignée de rosée, sous le soleil du matin.
Mercredi 27 octobre §
Voici la phrase textuelle, dite par Radowitz, le famulus de Bismarck, au duc de Gontaut-Biron, lorsque, l’été dernier, il l’interrogeait sur les intentions de son maître :
« Humainement, chrétiennement, politiquement, nous sommes obligés de faire la guerre à la France ».
Et à la suite de cette déclaration, de longues considérations à l’appui.
Jeudi 4 novembre §
Ces jours-ci mon cabinet de travail a été fini, les livres replacés sur les rayons, les gravures rentrées dans les cartons, les tapis persans étendus sur les murs, les bronzes, les plats, les vases raccrochés aux parois, ou perchés sur les entablements des meubles. C’est charmant, toutes ces choses brillantes, scintillantes, chatoyantes, riant dans le rouge de la pièce, sous ce plafond de velours noir, où des chiens de Fô s’attaquent dans un champ de pivoines roses. Le bouquet de pavots du trumeau, au-dessus de la glace, éclate sous de l’or neuf, comme un bouquet d’orfèvrerie.
{p. 229}J’ai rarement éprouvé une jouissance pareille à celle, que j’ai à vivre dans cette harmonie somptueuse, à vivre dans ce monde d’objets d’art si peu bourgeois, en ce choix et cette haute fantaisie de formes et de couleur. Le travail, ici, en levant, de temps en temps, le nez en l’air, me semble du travail en un lieu enchanté, et j’ai peine à quitter ces choses pour les rues de Paris.
Dimanche 7 novembre §
Une dame de ma connaissance m’interrogeait sur ce que j’avais fait, ces jours-ci, dans l’Oise, je lui disais que j’avais été voir la prison de Clermont, et qu’une chose m’avait fait un singulier effet. C’est dans la Réserve, où sont empaquetés les effets des condamnées, un paquet portant sous le numéro d’écrou : Entrée 7 septembre 1872. — Sortie le 5 septembre 1887.
À cela la dame me répondait : « Eh bien quoi, c’est une femme condamnée à quinze ans de prison. Qu’est-ce que vous voyez de si singulier là-dedans ? »
Lundi 8 novembre §
« En trois mots — c’est Flaubert qui parle — je vais vous dire ce qu’il en est… je suis ruiné… Il y a eu tout à coup sur les bois, une baisse, comme jamais on en a vu. Ce qui valait 100 francs n’a plus valu que 60… D’abord j’ai fait des {p. 230}prêts à mon neveu, puis quand la faillite a été menaçante, j’ai racheté, à bas prix s’entend, des créances… tout mon avoir y a passé… Mais s’il se relève, il est resté à la tête de ses affaires… je ne perdrai rien… Il me doit aujourd’hui plus d’un million. »
Mardi 16 novembre §
On cause des conférences qui avaient lieu, ces jours-ci, entre Dupanloup et Dumas fils, pour faire introduire la recherche de la paternité dans le code, et l’on ne doutait pas que, si la Chambre actuelle s’était perpétuée, une proposition ad hoc, n’eût été soumise à ses délibérations.
Un mot de Dupanloup à Dumas :
« — Comment trouvez-vous Madame Bovary.
« — Un joli livre.
« — Un chef-d’œuvre, monsieur… oui, un chef-d’œuvre, pour ceux qui ont confessé en province. »
Samedi 20 novembre §
Ce soir, en causant avec Jacquet, le peintre « de la femme à la robe de velours rouge » de cette année, j’étais plus que jamais confirmé dans l’idée qu’il n’y avait qu’une manière de faire un salon : un salon où l’homme de lettres confesserait le peintre, le forcerait à retrouver toute l’origine embryonnaire de son œuvre, lui ferait dire {p. 231}les circonstances dans lesquelles elle est née, les révolutions qu’elle a subies, lui arracherait, pour ainsi dire, la genèse psychologique et matérielle de sa toile.
Oui, pour une intelligence de l’art, il y aurait à faire un salon tout nouveau, tout original, un salon qui ne parlerait que de la vingtaine de tableaux marquants, — un salon à faire une fois dans sa vie, et à ne plus jamais recommencer.
Et même dans ce salon, les curieuses notes qu’y apporterait l’anecdote racontant les choses représentées, ce que j’appellerai le mobilier de la couleur.
C’est ainsi que dans le tableau de Jacquet, la robe de velours rouge venait d’une princesse russe, morte dans un misérable garni. Elle avait été achetée, quinze francs, par un confrère de Jacquet, à un camarade de faction pendant le siège. Et cette robe, Jacquet, la voyait tous les jours, et ce beau ton, qu’il sentait sien, lui faisait venir des idées de vol. Or le propriétaire, un ami, était dans le moment en train de tourner au dix-huitième siècle. Un beau jour donc, Jacquet prenait dans son atelier un fauteuil, aux pieds contournés, que son ami regardait du même œil que lui lorgnait la robe. Le troc accepté, il emportait la robe, et aussitôt en possession de la loque à la splendide couleur, il esquissait sur une vieille toile, en deux heures, son tableau.
« Il n’y a que les choses qu’on enlève comme cela dit-il, qui sont bonnes. »
Maintenant dans la robe, la créature qu’il y avait {p. 232}mise, était, selon son expression, une statuette de Saxe très ébréchée, cassée en beaucoup d’endroits, une statuette à placer tout en haut sur une planche, de peur qu’un coup de plumeau ne la réduise en morceaux, une femme dont la cocasse morale, les fêlures psychiques, le ressoudage incomplet, avaient fait dans la pourpre le caractère de ce tableau.
Dimanche 21 novembre §
L’Empereur de Russie, — c’est Tourguéneff qui parle — n’a jamais lu quoi que ce soit, dans l’imprimé. Quand il lui prend envie de faire connaissance d’un livre ou d’un article de journal, on lui en fait une copie dans une écriture de chancellerie, une belle calligraphie toute ronde. Et Tourguéneff nous contait que, de temps en temps, l’autocrate fait dans le village de *** un petit séjour, où il affecte de dépouiller l’empereur, et se fait appeler M. Romanow !
Donc là, un jour, il dit à sa famille : Le temps n’est pas beau aujourd’hui, on ne sortira pas ce soir, je vous ménage une surprise. » Le soir arrivé, l’Empereur apparaît avec un manuscrit dans les mains. « C’était une nouvelle de moi… Et comme nous lui disons : — Ça été un succès ? — « Nullement, l’Empereur est de sa personne, très sentimental. Il avait choisi une nouvelle fort peu pathétique, et l’a lue d’une voix larmoyante. »
{p. 233}C’est bien singulier, dit encore Tourguéneff, c’est bien singulier comme quelquefois des natures pas lettrées trouvent des notes shakespeariennes.
Il y a à Saint-Pétersbourg, de petites voitures menées par un petit cheval, voitures qui ne coûtent pas cher, et que je prenais, quand j’étais jeune. On est derrière le cocher, tout près de son oreille, et je causais avec le cocher. Ces voitures sont conduites d’ordinaire par des paysans qui viennent faire une saison dans la capitale, et c’est rare, les paysans qui quittent leur maison, parce que notre paysan sait que son père couchera avec sa femme… Oui, c’est comme cela… J’avais donc pris un de ces cochers, et je vous disais que je causais avec lui. La course était longue. Il se met à me parler de sa femme qui était morte. Les Russes ne sont pas en général tendres, et celui-ci me parlait de sa femme avec une tendresse inexprimable.
— « Eh bien, qu’est-ce qui vous est arrivé, quand vous êtes entré dans sa chambre, lui dis-je.
— Je l’ai prise par le bras, et l’ai appelée par son nom, et Tourguéneff nous dit en russe, le nom de Marie.
— Et après ?
— Oh ! après, j’ai fait une chose bien bête, je me suis assis près de son lit, — et l’homme faisant le geste de battre la terre de la paume de sa main, ajouta au bout de cela, avec un éclair dans les yeux. — Oui, j’ai dit : Ouvre-toi, ventre insatiable !
{p. 234}— Et après encore.
— Je me suis couché et j’ai dormi. »
Lundi 29 novembre §
Un marchand de bibelots me disait aujourd’hui : « Oh ! Marquis (le chocolatier), quand il marchande ici quelque chose, dont il a envie, je ne le lui donne pas pour rien… car ça se voit, son envie… il a un petit tremblement nerveux dans les doigts qui touchent l’objet… Eh bien…, quand il a son tremblement, vous comprenez… »
Mardi 30 novembre §
Aujourd’hui, à notre ancien dîner de Magny, qui devient un dîner tout politique, et qu’on appelle le dîner du Temps, Bardoux a fait, pour la première fois, son apparition. C’est un monsieur, au noir de la barbe rasée d’un prêtre du Midi, aux longs cheveux rejetés en arrière, à la mode chez les universitaires à idées révolutionnaires.
Mercredi 1er décembre §
Au fumoir de la princesse, on cause, ce soir, des morts, des tués par l’amour dans l’union légitime. Là-dessus quelqu’un parle d’un ménage, apparenté aux de Noailles, dont l’amour longtemps contrarié, s’était dépensé avec {p. 235}une espèce de fureur, après la célébration du mariage. Et il donne un joli détail sur la fin de ces deux agonisants de l’amour. Les médecins avaient défendu tout contact entre les deux chairs amoureuses, et dans un même lit, une glace sans tain séparait les deux amants, sans les empêcher de se voir.
Lundi 6 décembre §
C’est bon de sentir la reconnaissance de votre talent, de percevoir autour de votre œuvre un mouvement de l’opinion favorable admiratif, respectueux. Je crains toutefois que ça arrive un peu tard, pour en profiter longtemps.
Mercredi 8 décembre §
Popelin disait, ce soir, très justement d’après des remarques faites dans la société qu’on pourrait croire la plus intelligente de Paris, il disait qu’on n’estimait les gens que sur une cote officielle : les peintres, quand ils étaient décorés, les hommes de lettres, quand ils étaient académiciens, — et il ajoutait qu’il n’avait jamais trouvé chez aucune personne du monde, homme ou femme, l’intelligence ou le courage d’un jugement personnel sur une œuvre d’art.
Vendredi 10 décembre §
Jamais je n’ai vu un {p. 236}spectacle plus triste : une femme en cheveux blancs, une aïeule mendiant près de tous, dans la boutique de Dentu, des réclames, dit la malheureuse, pour se faire un nom.
Samedi 11 décembre §
Je suis décidément trop mangé par le bibelot. Si ce n’était que l’argent, mais c’est la part de pensée que ça prend.
Mercredi 15 décembre §
Ce soir, Raoul Duval nous entretenait d’un singulier et honteux compromis : un duc aurait promis à un sénateur sa voix, pour sa nomination à l’Académie, à la condition que le sénateur lui donnerait sa voix pour le Sénat.
Jeudi 16 décembre §
Hier Gambetta, un peu grisé par son succès oratoire et la nomination de la fournée des sénateurs républicains, est resté jusqu’à deux heures du matin, dans les bureaux de La République, blaguant.
Il était, au dire de Burty, très amusant en débagoulant une de ses dernières entrevues avec Thiers, dont il imitait la voix flûtée, et les petits gestes de polichinelle vampire.
{p. 237}Entre autres choses, Thiers lui avait raconté son ministère, et tout ce qu’on cachait au maréchal Soult, et tout ce qu’on faisait en dehors de lui. Enfin, un jour, à propos de je ne sais quoi de patricoté sans sa participation, le maréchal furieux se rendit chez le Roi. « J’étais averti, dit Thiers, et ma voiture suivit de près la voiture du maréchal… Dans les affaires, voyez-vous, Gambetta, il faut toujours avoir une figure de bonne humeur… Retenez cela, Gambetta, ça vous servira… La porte du Roi était fermée pour tout le monde. Je la forçai, et au moment où je passai la figure que je vous disais, par la porte entrouverte, le Roi en conférence avec Soult, me jeta : « Tout est arrangé…, on a pleuré ! »
Le roi Louis-Philippe, on le voit, était digne de son compère Thiers.
On parla ensuite entre Thiers et Gambetta des élections. Et Thiers se récriait sur les noms qu’il lui avait fallu voter… « Vous m’avez fait voter pour Lorgeril, pour celui qui m’a toujours si maltraité, oui, pour celui qui m’a appelé le Mal… Car j’ai été fortement maltraité dans ma vie… Savez-vous que j’ai mille cinq cents caricatures, parues contre moi… Mme Dosne en a fait la collection… Je les regarde quelquefois, ça m’amuse… Il y en a de drôles, une entre autres où je suis en dragon — c’est déjà assez singulier d’avoir fait de moi un dragon — et je suis couché sur un fumier avec trois cochons… vous voyez d’ici la légende.
Puis parlant de la journée, Thiers dit au tribun {p. 238}de la République : « Gambetta, vous avez été imprudent, oui vous avez été imprudent, vous pouviez… » Et comme Gambetta lui coupait la parole, en lui disant qu’il savait ce qu’il faisait, qu’il n’y avait aucun danger, au bout de quoi, il ajoutait :
— « Et après tout !
— Oui, vous êtes un joueur, reprenait Thiers, un beau joueur, vous avez raison, pendant que vous êtes en passe, il faut faire suer aux cartes leur argent. »
Devant ces bribes et ces déboutonnements de conversations, le vieil homme politique n’apparaît-il pas, comme un prudhomme méphistophélique ?
Mardi 21 décembre §
Une vieille actrice très connue disait, ces jours-ci, à quelqu’un : « J’ai quarante mille livres de rente, je vieillis avec dignité. »
Vendredi 24 décembre §
Exposition Barye.
Barye est un sculpteur du corps de l’homme très ordinaire. La femme, sous son ébauchoir, prend l’aspect caricatural, qu’aurait un véritable antique, copié par Daumier. L’ornemaniste se montre empire, perruque, né pour l’agrémentation du zinc.
Barye n’a de génie que comme animalier, et dans les grands fauves. Le premier il a rendu le {p. 239}tressautement du repos ; le sillonnement tranquille de la force et de la vitesse dans le courant des muscles aux grands méplats carrés ; le flottement élastique dans la marche du corps sous la peau distendue ; le rampement du bond. Le premier, il a rendu la sérénité ennuyée du roi des animaux.
L’aquarelliste me paraît surfait. On sent trop sur la feuille de papier, parmi les roches grises de Fontainebleau, le transport d’un croquis de féroce fait au Jardin des Plantes. Cependant, parmi ces aquarelles, il y a autour d’énormes arbres desséchés, des enroulements alourdis de boas, apparaissant dans la lueur d’un éclair livide, qui sont d’un coloriste tout à fait dramatique.
Lundi 27 décembre §
Je dîne ce soir chez Hugo. Sur les huit heures, il apparaît dans une redingote à collet de velours, la corde lâche d’un foulard blanc autour du cou. Il se laisse tomber sur le divan, près de la cheminée, parle du rôle de conciliation qu’il veut jouer dorénavant dans les assemblées, dit qu’il n’est pas un modéré, parce que l’idéal d’un modéré n’est pas le sien, mais qu’il est un apaisé, un homme sans ambition et éprouvé par la vie.
Là-dessus arrive Saint-Victor, qui présente Dalloz. Le directeur du Moniteur, tout aussitôt, fait une profession de foi de conservateur progressiste, et se comparant à une jambe qui marche, dans son {p. 240}mouvement en avant, prenant mal son point d’appui sur son pied de derrière, s’embourbe dans son speach, en manquant de tomber.
On passe dans la salle à manger. Le dîner ressemble assez à un dîner donné par un curé de village à son évêque. Il y a une gibelotte de lapin, suivie d’un rosbif, après lequel fait son entrée un poulet rôti. Autour de la table, sont assis de Banville, sa femme, son fils, Saint-Victor, Dalloz, Mme Drouet, Mme Charles Hugo, flanquée de ses deux enfants, son diable de petite fille, et son doux petit garçon aux beaux yeux veloutés.
Hugo est en verve. Il cause d’une manière bonhomme, charmante, s’amusant de ce qu’il raconte, et coupant quelquefois son récit d’un rire sonore, qui se répète deux fois dans sa bouche.
« Il n’y a, dit-il, de vraies haines, que les haines littéraires. Les haines politiques ne sont rien. Les hommes n’apportent pas aux idées de ce domaine la même foi qu’à leurs doctrines littéraires, qui sont et le credo convaincu et le produit d’un tempérament. » Ici, il s’interrompt pour jeter : « Tenez, nous sommes cinq dans ce salon, qui pensons absolument d’une manière différente, eh bien, je sais que nous nous aimons mieux, que ne m’aime Emmanuel Arago ! »
Puis Hugo parle de l’Académie. Il fait un coloré et spirituel portrait de Royer-Collard : « Un œil très fin, très malin, sous un épais sourcil, un œil embusqué sous une broussaille, le bas de la figure disparaissant {p. 241}dans une cravate, qui montait parfois jusqu’au nez, au dos une grande redingote du Directoire, et toujours les bras croisés et la tête renversée en arrière…
« Il m’avait déclaré qu’il avait lu mes livres, que les uns lui plaisaient, les autres non, mais qu’il ne voterait pas pour moi, parce que j’apporterais une température qui changerait le climat de l’Académie… Je vous l’avoue, j’aimais aller à l’Académie, les séances du dictionnaire avaient un intérêt pour moi ; je suis très amoureux d’étymologies, charmé par ce qu’il y a de mystère dans ces mots de subjonctif, de participe… J’étais assidu autour de cette table, où juste en face de moi, comme vous l’êtes, monsieur de Goncourt, j’avais Royer-Rollard.
« À l’Académie, il faut vous dire, je ne sais pourquoi, dès mon arrivée, Cousin s’était posé, vis-à-vis de moi, en antagoniste. Un jour arrive le mot : Intempérie. L’étymologie, demande-t-on ? Intempéries, répond quelqu’un… “Messieurs, s’écrie Cousin, nous devons apporter une certaine réserve dans le choix des mots que nous avons l’honneur de consacrer ; intempéries n’est pas du latin, ça n’existe dans aucun auteur de bonne latinité : c’est du latin de cuisine.” Tout le monde se taisait. Alors je jette tranquillement intempéries ; et j’ajoute : “Tacite.” “Tacite, mais ce n’est pas du latin, reprend Cousin, c’est du latin bon pour le romantisme, n’est-ce pas Patin, vous qui savez le latin ? ” Mais avant que Patin eût pris la parole, on entendit sortir de la haute cravate de {p. 242}Royer-Collard, avec une intonation nasillarde et méprisamment moqueuse : “Messieurs, Cousin et Patin sont des messieurs qui savent du latin ! ” L’on rit, et l’étymologie fut acceptée.
« Un autre jour, un autre mot vint… malheureusement je ne me le rappelle plus… non je ne me le rappelle plus. Cousin de déclarer que le mot n’était pas français. Là-dessus un silence, au milieu duquel je dis :
« “M. Pingard, voulez-vous descendre à la bibliothèque et m’apporter le troisième volume de Regnard.” Et le volume apporté, je lus le mot, dans une phrase du Voyage en Laponie. Il ne faut pas me montrer plus fort que je ne le suis. Quelques jours avant, un hasard m’avait fait faire une recherche dans le volume, pour quelque chose que je faisais. Cousin aussitôt de s’écrier : “Est-ce vraiment une raison d’accepter un mot, parce qu’il est dans le coin d’un bon auteur.” De la grande cravate on entendit encore sortir : “Dans les bons auteurs il n’y a pas de coin, pas de coin ! ”
« Non, j’aimais Royer-Collard… les deux hommes que je n’aimais pas, c’était Cousin et Guizot. »
Dans la salle à manger, au plafond bas, il y a au-dessus de nous, une flambée de gaz à vous cuire la cervelle, Mme Charles Hugo me dit que très souvent cette chaleur produit chez son fils des troubles de la tête, qui lui font désirer d’être toujours à côté de lui. Et sous cette lumière de migraine, Hugo continue à boire du champagne et à parler comme si {p. 243}rien de ce qui fait mal aux autres, n’avait de puissance sur sa robuste constitution.
Là-dessus, et dans ce milieu, Dalloz s’est mis à parler bêtement des choses psychologiques, toutes nouvelles, qu’avait apportées Dumas fils au théâtre. Là-dessus Banville s’emporte, et d’une voix stridente, coupante, lui demande qu’il lui indique n’importe quoi, qui ne soit pas dans Balzac.
Le nom de Dumas fils fait remonter la conversation à Dumas père.
Hugo se met à dire, qu’il vient de lire les vrais mémoires de d’Artagnan. Et là-dessus il déclare que s’il n’avait pas pour habitude de ne rien prendre aux autres, jamais il n’a été plus tenté par l’appropriation d’une histoire, et le désir de lui donner une forme d’art que par un épisode, dont Dumas ne s’est pas servi. Et il se met à raconter merveilleusement, se jouant dans un délicat érotisme, l’histoire de cette chambrière, dont d’Artagnan fait l’entremetteuse douloureuse de son intrigue avec la duchesse, la menaçant de ne plus revenir, si elle n’obtient de sa maîtresse qu’elle lise ses lettres, la menaçant de ne plus revenir, si elle n’obtient qu’elle y réponde… Et le merveilleux dénouement humain, s’écrie-t-il, dénouement bien supérieur à tous les dénouements du réalisme actuel. La chambrière maîtrisée fait obtenir un rendez-vous à d’Artagnan, mais au moment de ce rendez-vous, le ressentiment de la victime, soudainement enragée de vengeance, le laisse, en hiver, vingt-quatre heures sans feu et {p. 244}sans nourriture dans le froid glacial d’un cabinet, au sortir duquel la duchesse lui ouvrant les bras, le rejette bientôt hors du lit, d’un coup de pied.
On sort de table. Banville et moi allons fumer une cigarette dans l’escalier, avec la promesse d’un fumoir dans un avenir prochain.
Nous retrouvons Hugo, dans la salle à manger, debout et tout seul, devant la table, préparant la lecture de ses vers : une préparation qui a quelque chose de la manipulation préventive d’une séance de prestidigitation, où le prestidigitateur essayerait dans un coin, ses tours.
Et voilà Hugo s’adossant à la cheminée du salon, le voilà à la main la grande feuille de papier de sa copie transatlantique, — un fragment de ces manuscrits légués à la Bibliothèque, et qu’il nous dit être écrits sur du papier de fil, pour en assurer la conservation.
Puis il met lentement ses lunettes, que longtemps une certaine coquetterie lui a fait repousser, essuie longuement de son mouchoir, et pour ainsi dire, avec des gestes rêveurs, la sueur qui perle sur les veines turgescentes de son front.
Il commence enfin, jetant, en forme d’exorde, comme pour nous avertir qu’il a encore des mondes entiers dans la tête : « Messieurs, j’ai soixante-quatorze ans, et je commence ma carrière. » Il nous lit le « Soufflet du père », une suite de la Légende des siècles, où il y a de beaux vers surhumains.
Il est curieux à voir lire, Hugo ! Sur la cheminée, {p. 245}préparée comme un théâtre pour la lecture, et où quatorze bougies, reflétées dans la glace et dans les appliques, font derrière lui, un brasier de lumière, sa figure, une figure d’ombre, comme il dirait, se détache cerclée d’une auréole, d’un rayonnement courant dans le ras rêche de ses cheveux, de son collier blanc, et transperçant de clarté rose ses oreilles fourchues de satyre.
Après le « Soufflet du père » on décide facilement le grand homme à lire autre chose. Les vers qu’il nous lit cette fois sont tirés d’un nouveau poème qu’il appelle : « Toute la lyre », un poème où il veut mettre tout — et qui lui permet d’être jeune, dit-il en souriant.
Sur ce, il déclame un morceau original : une promenade d’amants dans les bois, au printemps. La femme cause politique, et l’homme parle d’amour. Et quand la femme semble amollie par l’éveil amoureux de la nature, soudain, évoquant le souvenir de la dernière guerre, cette femme se montre toute prête à se livrer furieusement à lui, non pour faire l’amour, mais pour qu’il naisse et jaillisse de leurs embrassements, un vengeur.
Mardi 28 décembre §
Dîner chez Brébant.
Une voix. — Buffet, sa figure est antipathique… il a toujours le visage crispé d’un homme qui se brosse les dents.
{p. 246}Une autre voix. — Oh, la séductrice famille que cette famille Sarah Bernhardt… Vous n’avez pas connu la charmante petite Régina, morte à dix-neuf ans…
Une autre voix. — Oui, on estime à quatre-vingts millions de rente, la fortune que les jésuites possèdent en France, et cela est établi par une enquête secrète, faite tout dernièrement… C’était assez difficile, ils n’ont que des actions au porteur… le gouvernement a fait des recherches, pour arriver à savoir quelles étaient les personnes qui touchaient ces titres.
Une autre voix. — L’homme n’est qu’une forme de la matière en activité.
Une autre voix. — Le livre de Taine, c’est très bien, sa structure de la société me paraît fort intelligemment faite.
Bardoux. — Messieurs, permettez-moi d’être d’un avis contraire. M. Taine n’a fait son livre que d’après les idées déjà émises dans les livres. Il ne s’est pas douté d’une chose, c’est que la Révolution a été accomplie et exécutée seulement par les légistes, les avocats, les hommes de loi, les procureurs… Songez qu’il y avait 240 avocats à la Constituante. Les historiens n’ont vu jusqu’à présent que le côté épisodique de la Révolution : les séances où parlait Mirabeau, les séances où défilaient les sections. Ils n’ont pas songé que la Révolution, qui est toute la constitution civile de la société actuelle, a été faite sans bruit, sans discussion, sans éloquence, {p. 247}au commencement des séances, où l’on votait jusqu’à 90 décrets — des décrets préparés par cinq avocats ou hommes d’affaires… Cela s’est pour ainsi dire passé, sans que, dans leur ignorance des affaires, la noblesse et le clergé se soient aperçus du grand bouleversement tranquille qui se faisait. La révolution est accomplie avec la Constituante.
« Cela est nettement et clairement démontré par la lecture de trois cents volumes, que j’ai le premier lus et coupés, — vous m’entendez, messieurs, coupés — les trois cents volumes du Corps Législatif, dans lesquels aucun historien n’a mis le nez, et qui étaient, ce que sont de nos jours, les distributions… Oui, il m’est arrivé de baiser la page, où est l’historique du serment du jeu de Paume… Maintenant ces hommes qui ont fondé une société civile, étaient-ils capables de fonder une société politique. Leur idéal, c’était de fonder, non point une république, mais une monarchie anglaise, et je l’eusse désiré, mais ils n’ont point trouvé d’appui dans le Roi… Il y a encore un grand malheur dans la Révolution, ça été la prédominance du Midi sur le Nord, l’influence girondine… C’est depuis ce temps, il faut l’avouer, que la France est déséquilibrée. »
Mercredi 29 décembre §
Sur un coin de canapé de la princesse, Fromentin me disait ce soir : « Moi, {p. 248}mon cher, si je n’avais pas de femme, si je n’avais pas d’enfants, si je n’étais pas père et grand-père, je ne peindrais plus. Je me déferais de mon hôtel, je prendrais un petit logement dans un quartier lointain et tranquille… j’achèterais de grandes bottes fourrées… et, ayant ainsi bien chaud aux pieds, je passerais le reste de ma vie à noircir du papier. »
Année 1876 §
Samedi 1er janvier 1876 §
J’entre maintenant, avec terreur, dans l’année qui vient. J’ai peur de tout ce qu’elle a de mauvais, en réserve, pour ma tranquillité, ma fortune, ma santé.
Vendredi 7 janvier §
Chez Daudet, gai et charmant dîner, autour d’une soupière de bouillabaisse et d’un rôti de grives de Corse. Tout le monde se sent coude à coude avec des sympathiques, et l’on mange mieux, entre talents qui s’estiment.
La satisfaction de Flaubert éclate dans des violences de paroles, sous lesquelles la gentille Mme Daudet paraît peureusement rapetisser, la satisfaction de Zola s’expansionne dans le bonheur, bien naturel, de voir la fortune et l’argent prendre le chemin de son intérieur.
{p. 252}Tourguéneff, qui a un commencement de goutte, est venu en pantoufles. Il décrit originalement ce qu’il éprouve. Il lui semble que, dans son orteil, habite quelqu’un occupé à lui détacher l’ongle, avec un couteau rond et émoussé.
Lundi 11 janvier §
Depuis que mes yeux prennent l’habitude de vivre dans les couleurs de l’Extrême-Orient, mon dix-huitième siècle se décolore. Je le vois grisaille.
Jeudi 20 janvier §
Hier soir, dans le fumoir de la princesse, on causait de Rossini.
Quelqu’un parle d’une lettre écrite par lui à Paganini, le lendemain de sa première audition, lettre dans laquelle le maestro est tout entier. Il lui disait qu’il n’avait pleuré que trois fois dans sa vie : une première fois, lorsqu’il avait eu son premier opéra sifflé ; une seconde fois, lorsque, dans une partie avec ses amis, il avait laissé tomber dans le lac de Garde une dinde truffée ; enfin la troisième fois, en l’entendant la veille.
Vendredi 21 janvier §
Le battement de cœur de {p. 253}l’Empereur, du grand Empereur, était presque comme s’il n’était pas. On le percevait à peine, en appliquant sa tête contre sa poitrine. Je ne sais pas si ce détail physiologique, donné par la princesse, a été imprimé quelque part2.
Samedi 22 janvier §
La paternité amoureuse de l’enfant encore dans ses langes, a quelque chose qui surprend, qui étonne chez les jeunes pères. Je faisais cette remarque auprès de Pierre Gavarni, me montrant son petit de quatre mois, avec des joies humides de l’œil et de la bouche. Il me confessait que ces petits êtres ont quelque chose d’adorable : le rire de leur sommeil, le rire aux anges, — c’est le nom que les sages-femmes ont donné à ce rire.
Mon petit Pierre Gavarni expliquait, ce soir, assez ingénieusement, le talent de Fromentin : un manque d’études suivies, une inexpérience curieuse du métier de la grande peinture, mais le jet sur la toile d’un milieu et d’une heure, que le peintre peuple après d’Arabes et de chevaux mal dessinés et incomplètement peints, mais qui sont au fond charmants, presque vrais, et qui vivent par l’exquise et poétique trouvaille de la nature ambiante.
Cette définition du talent de Fromentin l’amenait à parler de lui-même, avec sa parole lente et calme, {p. 254}où l’on sent dessous la ténacité tranquille et doucement entêtée du vieux Gavarni. Il me disait qu’il cherchait toujours, qu’il venait de découvrir à peu près la tache que fait sous des arbres, une amazone de femme, et qu’il ne désespérait pas, à la longue, de trouver le caractère, le style d’un habit noir, enfin l’héroïsme de la vie moderne.
Lundi 24 janvier §
Chez Alphonse Daudet. « Rendre l’irrendable » c’est ce que vous avez fait, — me dit, ce soir, Alphonse — ça doit être l’effort actuel, mais le point où il faut s’arrêter : voilà le difficile, sous peine de tomber dans le amphigourisme.
Et là-dessus, Mme Daudet nous lit un poétique morceau de prose, sur l’entrée de l’aube matinale dans la gaze rose des robes, dans le gouffre d’azur des glaces, dans la rouge lumière pâlissante de la fin d’un bal.
Mardi 25 janvier §
Dans la journée j’étais chez un marchand d’estampes.
Entre un jeune homme à l’air innocent, qui pose sur le comptoir des gravures, et demande ce qu’on veut lui en donner. Moi, le dos tourné, et le nez dans un carton d’images, j’aperçois, du coin de l’œil, six estampes en couleur, six Janinet avant la lettre, {p. 255}des estampes fraîches, comme si on les apportait du tirage. Il y avait, entre autres, La Comparaison, d’après Lawreince, dont Dauvin demandait, il y a quelques mois, 1 500 francs. Ces six gravures valaient, au bas mot, pour un marchand, 2 000, 2 500 francs.
Un silence, où, après toutes sortes de batailles intérieures, et avec la voix balbutiante qu’a la canaillerie dans une affaire, et cachant, sous le masque de l’imbécillité, le chaffriolement de ses traits, le marchand dit : — « Mais je vous en donne 120 francs. » — « Il me semble que c’est bien Bon Marché, reprit le jeune homme, est-ce que je ne pourrais pas en avoir 150 francs, dont j’ai absolument besoin ? »
Je me tenais à quatre, pour ne pas lui crier :
« Être simple et ignorant, ramasse tes gravures, et va en demander carrément douze cents francs dans la boutique à côté, et on te les donnera ! »
Le marchand a été inflexible… il n’a voulu lui donner que ses cent vingt francs.
Je n’ai jamais vu d’égorgement aussi féroce, accompli avec des apparences aussi bonhomme.
Le commerce ! quelle haute pensée a eu la société ancienne de le vouloir défendre à sa noblesse !
Lundi 24 janvier §
Je dîne avec les ménages Droz et Daudet.
L’auteur des quarante éditions de {p. 256}Monsieur, Madame et Bébé, est un homme court, aux mains grasses, ayant sur la figure, quand il parle, de la nervosité de Fromentin.
Le soir, encastré debout entre un meuble et la cheminée, il regrette spirituellement, une pipe aux dents, le siècle passé, et déplore sa peine à travailler, emporté perpétuellement par l’école buissonnière, et toutes les recherches de circumvallation, que lui fait faire une brochure trouvée sur les quais.
Dimanche 30 janvier §
L’élection Barodet, les élections sénatoriales de la chambre, l’élection de Hugo au second tour de scrutin, commencent à mettre très nettement en pratique, dans la politique et le gouvernement de la nation, la révolution dernière, théoriquement formulée dans les livres de Babeuf. C’est au nom des principes absolus de l’égalité, le commencement de la démolition de l’aristocratie de l’intelligence.
Lundi 31 janvier §
Morny — c’est Alphonse Daudet qui parle — n’était pas une intelligence supérieure. Il vous disait : « Moi, j’ai la plus grande facilité poétique, en pension, il m’arrivait, quand un devoir était difficile, de l’écrire en vers… » et je me doute de ce que pouvaient être ses vers ! Il disait {p. 257}encore : « La musique, je crois encore que j’étais né pour en faire, c’est étonnant comme les airs m’arrivent naturellement, et il chantonnait un air qui était une réminiscence de : Au clair de la lune… » Seulement chez lui, aucune bêtise administrative… Il a été toujours charmant pour moi, ne me demandant que de me faire couper les cheveux… Ce qu’il y a de curieux, c’est par quoi je l’ai séduit. Poupart-Davyl, pour une dette d’imprimerie, fait opposition sur mon traitement… Vous voyez d’ici l’effet dans les bureaux… Morny de sourire, et de se moquer de mon créancier… Là-dessus il me vient une affection de poitrine qui me faisait cracher le sang, il me relève le moral, et m’annonce qu’il fera de moi, dans le Midi, le plus jeune des sous-préfets… C’est à lui que je dois ce voyage en Algérie, en Corse, en Sardaigne, qui m’a remis sur les pieds : voyage pendant lequel je n’ai eu qu’à lui adresser, tous les mois, une petite lettre reconnaissante… Je le répète, l’homme fut toujours gracieux avec moi, et n’a jamais rien eu de ce qu’il avait quelquefois avec les autres.
J’ai été très peu son complice pour les chansons nègres, et j’ai doucement décliné de faire les paroles d’une cantate. Oui, il rêvait la musique d’une machine, avec des « Vive l’Empereur ! » qui devait remuer les masses, un 15 août. Me trouvant froid, il s’est alors adressé à Hector Crémieux. Mais savez-vous le joli de la chose. Ça devait se passer à la porte Saint-Martin. Le duc s’y rend, pour jouir de {p. 258}l’ovation faite à sa musique. Il entend jouer du Molière, puis du Corneille, mais pas la moindre cantate. Il sort, en faisant claquer la porte de sa loge. L’anonymat des paroles et de la musique de la cantate improvisée, avait été si bien gardé, que la censure l’avait refusée.
Oh ! c’était bien amusant le dessous du rideau… c’était même passablement farce. Je ne sais à propos de quelle attaque de la musique de Saint-Remy, par Rochefort, le duc fut embêté… mais là, dans les moelles. Il fit même réunir la collection de ses œuvres, et les adressa à Jouvin, pour qu’il le vengeât des attaques de ce monsieur de Rochefort. Alors Crémieux, Halévy et Siraudin étaient les collaborateurs du duc et ses confidents littéraires, et Siraudin, à ce propos, tenta avec la diplomatie d’un auteur dramatique doublée de celle d’un confiseur, d’opérer un rapprochement entre Rochefort et de Morny.
Toutes les fois qu’il rencontrait Rochefort, il lui parlait du Rembrandt, du fameux Rembrandt de Morny, lui arrachant la promesse de venir le voir, et prenant rendez-vous avec lui. Le comique, c’est qu’il ne vint jamais, et que j’ai vu plus de sept ou huit fois, le duc faire le pied de grue, en attendant Rochefort.
— « Et vous ne faites rien de cela ? » — s’exclame tout à coup Zola, qui depuis quelques instants, ainsi que toutes les fois qu’il entend des choses convertissables en roman, s’agite sur sa chaise, à laquelle il fait décrire des demi-cercles. — Mais c’est un livre {p. 259}superbe à faire… il y a là un caractère, si j’avais eu cela pour l’Excellence Rougon… Est-ce que ce n’est pas votre avis, Flaubert ?
— Oui, c’est curieux, mais il n’y a pas un livre là-dedans !
— Il n’y a pas un livre, il n’y a pas un livre… Mais si il y a un livre, n’est-ce pas Goncourt ?… Mais vous, Flaubert, pourquoi ne faites-vous pas quelque chose sur ce temps ?
— Pourquoi ? fait Flaubert, parce qu’il faudrait avoir trouvé la forme et la manière de s’en servir. Et puis maintenant je suis une bedolle !
— Une bedolle, qu’est-ce que c’est que ça ? interroge Daudet.
— Non personne mieux que moi ne sait combien je suis bedolle… Oui, une bedolle !… Quoi, un vieux cheik, enfin ?
Et Flaubert finit sa phrase d’un geste vaguement désespéré.
Mercredi 2 février §
Alexandre Dumas, ce soir, donne un détail de l’anecdote russe qui a servi aux Danicheff, dont l’invention a de quoi réjouir un romancier. Un avocat est convenu, moyennant une somme d’argent, de faire casser le mariage d’une femme. Il se rend chez le pope, le grise, s’empare de son registre, gratte le nom de l’homme, puis… vous croyez qu’il substitue un autre nom — non, {p. 260}sur le nom gratté, il remet le même nom. On comprend le procès, l’avocat plaide la surcharge.
Vendredi 4 février §
Quand maintenant j’ai travaillé le soir, qu’il y a eu la veille, échauffement de la cervelle, je suis sûr d’avoir le lendemain la migraine. Et cela a lieu fatalement, toutes les fois qu’il y a dans mon travail, la création de personnages.
Samedi 5 février §
Amusant bonhomme que ce Cernuschi, avec son baragouin franco-italien, sa faconde gouailleuse, ses drôleries d’imagination, ses paradoxes-vérités appuyés sur une vraie science économique, et enfin son art de faire comprendre des choses abstraites avec la vulgarité des comparaisons.
Il dit que toute la société vit aujourd’hui de passif, que tout le monde, à de rares exceptions, passe sa vie dans les dettes, et que les mariages, les successions, et enfin la mort, font durer et mettent en règle cet état général.
Il dit encore, que dans le commerce, les Boissier, les Marquis, sont des maisons à part, et que tout le reste à peu près du commerce de Paris, vit toute son existence, en ayant la plus grande peine à ne pas faire faillite. Et il passe une revue générale, en {p. 261}citant les noms, de la situation financière des commerçants du boulevard. Puis il fait un tableau du commerce de l’Inde, de la Chine, avec l’Angleterre, et il démontre que ce commerce est tout comme le commerce du boulevard des Italiens.
Puis sa parole va aux élections, et il empoigne amicalement Jourde, le directeur du Siècle, qui est là, sur le manque d’indépendance de sa feuille, sur son aplatissement devant les exigences des amis de Louis Blanc et autres. Ils s’écrie que la République ne sera fondée, que si les républicains sévères veulent se séparer des républicains n’apportant à la République que des éléments de dissolution.
Il déplore qu’à l’heure présente, tout homme qui écrit un article, vise à un siège au Sénat ou à la Chambre, et ménage les personnalités qui peuvent lui être utiles, sans souci de l’intérêt général, et il termine en disant que son rêve serait de fonder un journal qui ressemblerait au chœur des tragédies antiques, et avertirait la nation, au nom de l’intérêt de la chose publique.
Mardi 8 février §
Après les circuits de la parole autour de la papauté, de l’inconscience des philosophes allemands, des actions impulsives des aliénistes, de l’origine de la vérole, le dernier mot de la conversation du dîner est celui-ci :
« Alors décidément le morpion est moins bien armé par le créateur que le pou ? »
Samedi 12 février §
{p. 262}Pour me connaître, pour savoir ce que je vaux, il faut me plaire : avec les gens qui ne me sont pas sympathiques, je me referme et ne laisse rien passer de moi.
Dimanche 13 février §
En lisant, cette nuit, du Michelet, j’ai l’impression d’une littérature opiacée, capiteuse et trouble, surexcitante et énervante.
Jeudi 17 février §
Je dîne aujourd’hui chez Burty, avec deux Japonais : le prince Sayounsi et un Japonais du commun.
Le prince, c’est le type du Chinois avec les yeux remontés, la bouche à grosses lèvres, la face enfantinement sourieuse : tout cela sous une raie au milieu de la tête, la raie du gandin parisien.
L’autre est un type plus de son pays, il a une de ces figures cabossées de masques japonais en carton ou en bois ; sa barbe et ses cheveux sont faits d’un crin noir ; les protubérances du sourcil, au-dessus du front sont très détachées, la prunelle dans le blanc de son œil, un peu extravasé de sang, ne se tient jamais tranquille au centre, comme dans l’œil européen. On la rencontre toujours irritée ou animée par quelque passion de l’âme, en bas, en haut, dans les coins, — cela donnant au regard un caractère fiévreusement étrange.
{p. 263}Tous deux ont une voix douce et musicale, des pieds d’une petitesse exquise, des mains douées pour prendre les choses, de la préhension délicatement tâtonnante des singes. Ce qui me frappe surtout chez eux, c’est l’absence d’estomac et de toute la tripaille matérielle qui remplit un ventre européen, et leur maigreur de lapin vidé et l’exiguïté de leurs personnes flottent dans nos pantalons et nos redingotes, un peu à la façon de la petitesse d’animaux affublés dans les cirques de vêtements humains.
Dimanche 20 février §
Une journée qui va décider du sort de la France et de mon individu. Les élections seront-elles radicales, et D…. me payera-t-il ?
Lundi 21 février §
Chateaubriand à l’étranger, en Russie, en Allemagne, en Angleterre, — c’est Tourguéneff qui le dit, et avec une autorité incontestable, — n’a aucunement de réputation. Sa belle prose poétique, mère et nourrice de toutes les proses colorées de l’heure actuelle, ne jouit d’aucune estime.
Jeudi 24 février §
C’est curieux, comme le plus souvent mes sympathies existent au détriment de {p. 264}mes intérêts. C’est ainsi que si mes opinions conservatrices avaient triomphé, et si monsieur Buffet n’avait pas été battu, La Fille Élisa aurait bien pu être poursuivie.
— Un morceau écrit, paraît-il bien, il y a des gens qui soutiennent que cela tient à ce que l’écrivain a trouvé, le jour où il a jeté ce morceau, la formule unique et absolue qui lui convenait. Je ne partage pas cette opinion et je crois que le même morceau, écrit à quatre époques différentes, dans des dispositions d’esprit dissemblables, aura dans chacune de ses élaborations, s’il est écrit par un homme de talent, une excellence, une perfection autre, mais adéquate.
Lundi 28 février §
Quand la vie a des embêtements, il faut avoir le courage de se jeter à bas de son lit, dès qu’on ne dort plus, et promener et secouer sur ses pieds, les lâchetés molles du matin.
Mardi 29 février §
En parlant du papier usé, effiloqué, qui est toute la monnaie de certains pays de l’Europe, de l’Italie surtout, Saint-Victor dit assez {p. 265}joliment que ce papier lui apparaît, comme la charpie d’un État blessé.
Jeudi 2 mars §
Hier dans le fumoir de la princesse, l’on causait style, et l’on parlait de l’impuissance de bien écrire chez les gens qui parlent plusieurs langues. Pour ces gens, les mots ne gardent plus leur particularité, leur qualité unique, à l’exclusion de tout synonyme, d’être l’enveloppe s’adaptant juste à une chose ou à un être. Les mots, chez les linguistes, deviennent des dénominations vagues, des représentations effacées, dès à peu près de vocables, des entités.
Dimanche 5 mars §
Aujourd’hui Tourguéneff est entré chez Flaubert, en disant :
« Je n’ai jamais si bien vu qu’hier, combien les races sont différentes : ça m’a fait rêver toute la nuit… Nous sommes cependant, n’est-ce pas, nous, des gens du même métier, des gens de plume… Eh bien, hier, dans Madame Caverlet, quand le jeune homme a dit à l’amant de sa mère qui allait embrasser sa sœur : « Je vous défends d’embrasser cette jeune fille. » Eh bien, j’ai éprouvé un mouvement de répulsion, et il y aurait eu cinq cents Russes dans la salle, qu’ils auraient éprouvé le même sentiment… et Flaubert, {p. 266}et les gens qui étaient dans la loge, ne l’ont pas éprouvé ce moment de répulsion… J’ai beaucoup réfléchi dans la nuit… Oui, vous êtes bien des latins, il y a chez vous du romain et de sa religion du droit, en un mot, vous êtes des hommes de la loi… Nous, nous ne sommes pas ainsi… Comment dire cela ?… Voyons, supposez chez nous un rond, autour duquel sont tous les vieux Russes, puis derrière, pêle-mêle, les jeunes Russes. Eh bien les vieux Russes disent oui ou non, — auxquels acquiescent ceux qui sont derrière. Alors figurez-vous que devant ce « oui ou non », la loi n’est plus, n’existe plus, car la loi chez les Russes ne se cristallise pas, comme chez vous. Un exemple. Nous sommes voleurs en Russie, et cependant, qu’un homme ait commis vingt vols qu’il avoue, mais qu’il soit constaté qu’il y ait eu besoin, qu’il ait eu faim, il est acquitté… Oui, vous êtes des hommes de la loi, de l’honneur, nous, tout autocratisés que nous soyons, nous sommes des hommes — et comme il cherche son mot, je lui jette « de l’humanité ». Oui, c’est cela, reprend-il, nous nous sommes des hommes moins conventionnels, nous sommes des hommes de l’humanité. »
Aujourd’hui dimanche, dernier jour des élections, j’ai la curiosité de saisir l’aspect du salon Hugo.
Dans l’escalier, je rencontre s’en allant Maurice et Vacquerie.
Dans le salon du poète presque vide, Mme Drouet, raide dans sa robe de douairière galante, se tient assise à la droite d’Hugo, en une attention {p. 267}religieuse. Sur un coin du divan Mme Charles Hugo est affaissée dans le chiffonnement mou d’une robe de dentelle noire, joliment sourieuse, avec toutes sortes de délicates ironies dans les yeux, pour l’office auquel elle assiste tous les soirs.
Les hommes sont Flaubert, Tourguéneff, Gouzien, et un petit jeune homme inconnu.
Hugo cause de la séduction de l’éloquence de Thiers, faite, dit-il, avec des choses qu’on sait mieux que lui, et d’une foule de fautes de français, et tout cela débité avec une très vilaine voix, — et qui cependant, au bout d’une demi-heure, vous prend, vous intéresse, s’impose à vous.
Et passant en revue les autres orateurs, il ajoute : « Par exemple, il ne faut pas les lire, ces discours, oui, ce sont des conférences, d’aimables conférences, dont l’effet ne dépasse pas le troisième jour… Et cependant, messieurs, dit-il, en se levant, l’ambition d’un orateur ne doit-elle pas être de parler pour plus longtemps que ça… de parler à l’avenir ? »
Je donne le bras à Mme Drouet, et l’on passe dans la salle à manger, où il y a sur la table, des fruits, des liqueurs, des sirops.
Là, les bras croisés sur la poitrine, le corps un peu renversé dans sa redingote boutonnée, et le blanc d’un foulard au cou, Hugo se remet à parler. Il parle de cette voix douce, lente, peu sonore, et cependant très distincte, une voix qui s’amuse autour des mots ; et les caresse. Il parle, les yeux demi-fermés, avec toutes sortes d’expressions chatte, {p. 268}passant sur sa physionomie qui fait la morte, sur cette chair qui a pris le beau et chaud culottage de la chair d’un syndic de Rembrandt, et quand sa parole s’anime, il y a sur son front un étrange tressautement de la ligne de ses cheveux blancs, qui monte et redescend.
Hugo esthétise ainsi sur Michel-Ange, Rembrandt, Rubens, Jordaens qu’il met, par parenthèse, fort à tort, au-dessus de Rubens.
Nous restons seuls, toute la soirée, sans un coup de sonnette d’homme politique dans ce parlage d’art et de littérature. Et à onze heures, tout le monde se lève et s’en va, Hugo mettant sur sa tête un vieux chapeau de Castelar, que l’Espagnol lui a laissé en place d’un plus neuf.
Lundi 13 mars §
Tourguéneff parlait du comique, se mêlant quelquefois aux actes héroïques.
Il contait qu’un général russe, après une attaque, deux fois repoussée par les Français retranchés derrière le mur d’un cimetière, avait commandé à ses soldats de le jeter par-dessus le mur.
« Eh bien, comment ça s’est-il passé ? » — demandait Tourguéneff au général en question, un très gros homme.
Et voici ce que le général lui racontait. Il s’était trouvé dans une flaque d’eau, au milieu de laquelle il essayait de se relever et de se remettre sur ses {p. 269}pieds sans le pouvoir, et il retombait chaque fois, en criant : hurrah ! Pendant ce, un fantassin français, qui le regardait, sans tirer, lui criait en riant : Gros cochon ! gros cochon !
Mais les hurrah avaient été entendus, les Russes s’étaient décidés à franchir le mur, et les Français étaient bientôt chassés du cimetière.
Lisant, ces jours-ci, les Contes drolatiques de Balzac, je suis effrayé de l’admiration naïve avec laquelle je les lis. Cela me fait presque peur. Le fabricateur de livres, encore capable d’en fabriquer, dans sa lecture, ne se départ jamais, et cela tout naturellement, d’un certain sens critique. Le jour où il lit comme un bourgeois, il me semble prêt à perdre sa puissance créatrice.
Mardi 21 mars §
La toute-puissance de l’Académie sur l’esprit de la France, n’a jamais été plus complètement exprimée que par le mot d’un gendarme à Renan.
C’était à l’époque de l’Exposition universelle, Renan se tenait dans la grande salle des manuscrits de la Bibliothèque, et à cause de l’affluence des visiteurs, on avait donné à Renan pour compagnon un gendarme. Dans un moment où ils étaient seuls, le gendarme, étendant la main vers les reliures en bois et les reliures en peau de truie des antiques manuscrits des vieux siècles, dit à Renan : « Monsieur, {p. 270}tous ces ouvrages, je pense, sont les livres couronnés par l’Académie ? »
Ce soir, Berthelot s’est étendu sur la corruption et la vénalité de l’administration des États-Unis. À ce propos il affirmait que les soieries de Lyon, étant frappées d’un droit de 60 pour 100, chaque expéditeur, à l’intérieur de sa caisse, clouait un billet de 500 francs, et ne payait que 6 pour cent. Renan ajoute que son tailleur qui habille l’Amérique, lui confiait que pour ses habits d’outre-mer, il a l’habitude de coudre un billet de 50 francs, dans l’intérieur de la manche.
Dimanche 26 mars §
Quinze jours de migraine, de douleurs de tête insupportables qui me forcent à me mettre au lit, à chercher un soulagement dans l’obscurité d’une chambre complètement fermée. Et le reste du temps, un état trouble de la tête ne me permettant pas de travail, ou ne produisant que du mauvais travail.
Jeudi 30 mars §
Lachaud, qui a été l’avocat de l’Internationale, était, hier, curieux à entendre causer sur la puissance de cette Société, à laquelle sont affiliés tous les ouvriers de Paris.
Il disait le sou, que l’ouvrier garde chaque jour {p. 271}dans son gousset, en dépit de la tentation du marchand de vin, le sou préservé, le sou sauvé et livré, tous les quatre jours, à un collecteur.
À ce propos, il nous contait cette histoire personnelle, attestant l’autorité d’une institution qui est comme la religion actuelle de l’ouvrier.
Un petit entrepreneur de toiture d’un village de l’arrondissement de Saint-Denis, dans un accident de chemin de fer, a les deux jambes coupées. Il devait mourir. Il réchappe par un miracle. Lachaud plaide d’office pour lui, et par un bonheur singulier, un concours de chances extraordinaires, il lui obtient une fortune, il lui obtient une indemnité de 95 000 francs.
À quelques années de là, en 1869, je crois me rappeler, Lachaud se présente dans l’arrondissement de Saint-Denis. Il fait sa tournée. Il est invité à déjeuner dans le village de son homme, où son amphitryon ne lui cache pas que le pays est mauvais, et qu’il n’aura pas de voix.
À ce moment, on annonce l’homme aux deux jambes coupées. Voici Lachaud complimenté, au milieu de l’affirmation des convives, que c’est une bien bonne chose pour lui que cette visite… que l’homme a une grande influence.
L’homme sort de sa petite voiture, se met sur ses jambes artificielles, embrasse les mains de Lachaud, s’écrie qu’il lui doit sa fortune, que sa femme après lui aura de quoi vivre, que ses enfants seront heureux : un vrai discours, prononcé moitié pleurant.
{p. 272}Puis, s’arrêtant au milieu de son attendrissement, il dit : « Je vous dois tout cela… je suis prêt à faire tout ce que vous voudrez… à vous prêter 80 000 fr. ; mais… et je suis venu pour cela, c’était pour moi un devoir de vous le déclarer… je ne peux pas voter pour vous… j’appartiens à l’Internationale… je dois même travailler contre vous. »
Et le cul-de-jatte de l’Internationale se remet à pleurer, et sa douleur était sincèrement déchirante.
Dimanche 2 avril §
Comme dans notre métier d’ouvrier en création, on paye vite le succès par le malaise physique et le détraquement nerveux. Aujourd’hui, j’entendais l’heureux Daudet s’écrier sur une modulation désespérée : « Oh ! j’ai des après-midi d’une tristesse… tenez, je voudrais être une femme pour pleurer ! »
Mercredi 12 avril §
Je suis tellement souffrant, en cette fin de mars et ce commencement d’avril, je me sens si près de mourir, tous les ans, pendant la semaine sainte, que parfois je me demande si la mort du Christ n’est pas une allégorie, et si la Passion, avec ses racontars légendaires, n’est pas une personnification, à la manière antique, de l’influence homicide du vent du Nord-Est, sur le renouveau des corps et des êtres.
{p. 273}— Philippe Siebel racontait qu’étant à Ceylan, il se promenait. Il est arrêté par le bruit artiste d’un marteau, un marteau qui reprenait, se taisait, avait l’air de causer avec l’homme, le maniant : un marteau qui était comme une intelligence, et qui n’était pas le marteau bête d’un ouvrier européen. Philippe Sichel tombait alors sur un homme en train de monter les panneaux de la porte d’une habitation, et il se mettait à l’écouter, charmé, ravi, quand l’ouvrier faisant sauter un petit morceau de bois d’un panneau, le façonnait dans quelques minutes, en un petit animal sculpté qu’il tendait à l’étranger.
Mardi 2 mai §
L’ingénieur Freycinet, l’homme de guerre de la Défense nationale, vient dîner, pour la première fois, à notre dîner de Brébant.
Par une de ces ironies que font quelquefois les hasards de la conversation, le monteur de la campagne de 1870 tombe au milieu de paroles, qui, tout le temps du dîner, font l’éloge d’Annibal, célèbrent la puissance d’organisation qui permit aux Carthaginois de se maintenir vingt ans en Italie, chantent les talents militaires de cet homme unique, que Napoléon plaçait le premier parmi les hommes de guerre du passé.
À la longue, la figure de l’ancien ministre de la guerre, cette figure qui semble la figure d’un puritain {p. 274}d’un roman de Walter Scott, s’allonge, s’assombrit, et le nouveau dîneur a l’air de trouver qu’on cause chez nous, trop longtemps de la même chose.
Mercredi 3 mai §
Lachaud, l’avocat, donnait ce soir un détail topique sur la dégénérescence de l’homme du peuple et de l’ouvrier, détail qu’il tenait d’une maîtresse de maison du boulevard extérieur, pour laquelle il avait plaidé.
Elle lui déclarait qu’il n’y avait plus rien à faire dans son état : l’amour dans les basses classes ayant, depuis quelque temps, perdu de son enragement. Elle ajoutait qu’autrefois, il fallait surveiller tout homme qui montait, pour qu’il ne redoublât pas. Maintenant, cette surveillance est inutile, l’homme du peuple de 1876 ne redouble plus.
Jeudi 4 mai §
Aujourd’hui les larmes me sont venues aux yeux, en corrigeant les épreuves d’une nouvelle édition de Charles Demailly. Jamais, je crois, il n’est arrivé de décrire par avance, d’une manière si épouvantablement vraie, le désespoir d’un homme de lettres sentant tout à coup l’impuissance et le vide de sa cervelle.
Vendredi 5 mai §
{p. 275}Notre société des cinq a la fantaisie de manger une bouillabaisse, dans la taverne qui est derrière l’Opéra-Comique. On est, ce soir, causeur, verveux.
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Tourguéneff. — Moi, pour travailler, il me faut l’hiver, une gelée comme nous en avons en Russie, un froid astringent, avec des arbres chargés de cristaux, alors… Je travaille cependant encore mieux en automne, vous savez, par ces temps où il n’y a pas de vent, pas de vent du tout, où le sol est élastique, où l’air a comme un goût vineux… Mon chez moi, c’est une petite maison en bois, avec un jardin planté d’acacias jaunes, — nous n’avons pas d’acacias blancs. — À l’automne, la terre est toute couverte de gousses, qui crépitent, quand on marche dessus, et l’air est tout rempli de ces oiseaux qui imitent les autres… oui, des pies grièches. Là-dedans tout seul…
Tourguéneff ne finit pas sa phrase, mais une contraction de ses poings fermés sur sa poitrine, nous dit la jouissance et l’ivresse de cervelle, qu’il éprouve dans ce petit coin de la vieille Russie.
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Flaubert. — Oui, une noce classique. J’étais, pour tout dire, un enfant. J’avais onze ans. C’est moi qui détacha la jarretière de la mariée. Il y avait à la noce une petite fille. Je suis revenu à la maison, {p. 276}amoureux d’elle. Je voulais lui donner mon cœur, une expression que j’avais entendue. Dans ce temps, il arrivait, tous les jours, chez mon père, des bourriches de gibier, de poisson, de choses à manger, que lui envoyaient des malades qu’il avait guéris, des bourriches qu’on déposait, le matin, dans la salle à manger. Et en même temps, comme j’entendais sans cesse parler d’opérations, ainsi que de choses habituelles et ordinaires, je songeais sérieusement à prier mon père, de m’ôter le cœur. Et je voyais mon cœur apporté dans une bourriche, par un conducteur de diligence, à la plaque, à la casquette garnie de frisure de peluche, oui, je le voyais, mon cœur, posé sur le buffet de la salle à manger de ma petite femme. Et dans le don matériel de mon cœur, il n’y avait ni blessure, ni sang.
Zola. — Moi…
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J’étais rappelé en Russie, reprend Tourguéneff, je me trouvais à Naples, je n’avais plus que cinq cents francs. Il n’existait pas le chemin de fer alors. Le retour fut embarrassé, difficile, et vous l’imaginez bien, sans dépenses d’amour. Je me trouvais à Lucerne, regardant du haut du pont, près d’une femme accoudée à mes côtés, sur le parapet, des canards qui ont une tache, en forme d’amande sur la tête. La soirée était magnifique. Nous nous mîmes à causer, puis à nous promener. Et en nous promenant, nous entrâmes dans le cimetière… Flaubert, vous connaissez le cimetière ?… Je ne me rappelle pas, en ma vie, avoir été {p. 277}plus amoureux, plus excité, plus pressant… La femme se coucha sur une grande tombe…
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— Tout ça, qu’est-ce auprès de ceci, s’exclame Flaubert, son coude se serrant contre sa poitrine — qu’est-ce auprès d’un bras de femme aimée, qu’on presse une seconde contre son cœur, en la menant à table.
Daudet. — Malheur ! — fait-il, en se tortillant sur sa chaise, avec des mains qui se crispent nerveusement au-dessus de sa tête. — Ce n’est pas mon genre…
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— Mais Daudet, dit ingénument Flaubert, vous savez, je suis cochon !
— Laissez donc, vous êtes un cynique avec les hommes et un sentimental avec les femmes.
— Ma foi, c’est vrai, avoue en riant Flaubert, même avec les femmes de maison, que j’appelle mon petit ange…
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— C’est curieux, — laisse échapper Tourguéneff, écoutant avec des yeux effarés et presque inquiets, ce qui se dit, — c’est curieux, moi, je n’aborde la femme qu’avec un sentiment de respect, d’émotion, et de surprise mon bonheur… Daudet, vous n’avez pas {p. 278}connu de femmes russes ?… Tant pis… Cela aurait eu un intérêt pour vous… La femme russe, voyons… comment vous la définir : c’est un mélange de simplicité, de tendresse, et de dépravation inconsciente !
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— Dans la Haute-Égypte, — c’est encore la voix de Flaubert — par la nuit noire comme un four, entre des maisons basses, au milieu de l’aboiement des chiens qui veulent vous dévorer, on vous mène à une hutte, haute comme un jeune homme de dix-sept ans. Là-dedans, tout au fond, on trouve, couchée par terre, une femme en chemise, dont le corps est entouré, sept ou huit fois, d’une grande chaîne d’or, une femme qui a les fesses froides comme de la glace. Alors, avec cette femme qui reste immobile dans le plaisir, on éprouve, voyez-vous, des jouissances infinies, des jouissances…
Moi. — Allons, Flaubert, mon vieux, c’est de la littérature, ça !
Jeudi, 11 mai §
La photographie semble donner presque seulement l’animalité contenue dans l’homme ou la femme représentée.
— Ne croyez pas aux gens qui disent {p. 279}aimer l’art, et qui, pendant toute la durée de leur chienne de vie, n’ont pas donné dix francs pour une esquisse, pour un dessin, pour n’importe quoi de peint ou de crayonné ! À l’amoureux d’art, la vue des choses d’art ne suffit pas, il sent le besoin d’être propriétaire d’un petit bout, d’un petit morceau de cet art, qu’il soit riche ou non.
Mardi 20 juin §
Tout homme de lettres est toujours un individu biscornu, hanté par des originalités bizarres, et il n’y a pas besoin pour être ainsi, d’être un imaginateur, un poète, un romancier ; il suffit qu’on soit un homme, vivant de la vie des lettres.
Voici Villemain. Sait-on comment se passaient ses nuits. Il ne dormait pas, et pannotait jusqu’au matin, prenant ici un livre, là un papier, qu’au bout de très peu de temps, il envoyait derrière lui, sur le corps de Mme Villemain, couchée et dormant dans le lit conjugal, puis il passait à un autre livre, à un autre papier qui prenait bientôt le même chemin, en sorte que la pauvre femme confiait à une amie, que ses nuits étaient horribles, que ce n’était qu’une suite de sursauts, de peurs, de réveils brusques.
Patin, c’était une autre manie. Sa femme adorait la campagne. Il ne l’empêchait pas absolument d’y aller, mais il se refusait impérieusement à la suivre, déclarant que le gaz carbonique dégagé par les arbres, l’étouffait.
{p. 280}— Le vieux Giraud confessait qu’il prenait en grippe ceux qui lui écrivaient de trop longues lettres. Quand une lettre a plusieurs pages, s’écriait-il, je dis à mon rapin à qui je la jette : « Additionne le total ! »
Mardi, 27 juin §
On causait de la sincérité des convictions.
« Arnaud de l’Ariège, c’est une tête d’ascète, de croisé, — s’écrie Robin, avec dans la voix une colère amusante — oui, lui, un convaincu, un sincère… mais de Broglie, allons donc, c’est une tête d’épervier déplumé, sans circonvolutions, sans une circonvolution ! »
— Un symptôme bien positif de l’industrialisme de l’art dans ce moment, c’est que les dessinateurs ne demandent plus tel prix d’un dessin : ils se font payer comme les graveurs, tant le décimètre carré.
3 juillet §
J’étais, ces jours-ci, avec Sophie Arnould et la Saint-Huberty ; j’étais avec la famille des jolis dessinateurs qui s’appellent les Saint-Aubin ; je travaillais dans les archives et le papier galant de {p. 281}l’ancienne Académie de musique ; je tournais et retournais dans mes cartons et ceux de Destailleurs ; ces dessins de grâce qu’on a plus refaits ; je me sentais heureux, et je me trouvais dans le temps et avec les gens que j’aime… mais je me suis juré de reprendre mon roman en juillet. Me voici donc, comme un chirurgien, qu’on arracherait à d’aimables curiosités, obligé de reprendre la cruelle autopsie moderne, la brutale prose, le travail qui fait mal, et dont tout mon système nerveux souffre, tout le temps que le volume se pense et s’écrit…
— Il s’élève, à l’heure qu’il est, une génération de jeunes liseurs de bouquins, aux yeux ne connaissant que le noir de l’imprimé, une génération de petits lettrés, sans passion, sans tempérament, les yeux fermés aux femmes, aux fleurs, aux objets d’art, à tout le beau de la nature, et qui croient qu’ils feront des livres. Les livres, les livres de valeur, ne se font que du contrecoup de toutes les émotions produites par les beautés belles ou laides de la terre, chez une nature exaltée.
Il faut pour faire quelque chose de bon littérairement, que tous les sens soient des fenêtres grandes ouvertes.
Vendredi 21 juillet §
Je rentre furieux. Je viens {p. 282}du fond de Paris. J’avais rendez-vous avec le médecin chargé du dispensaire des maisons de prostitution de Vincennes et de l’École Militaire. Eh bien de cet inspecteur, depuis des années, des parties génitales affectées à messieurs les militaires, je n’ai pu tirer un renseignement, une anecdote, un mot. Il m’a seulement affirmé que ces femmes étaient bêtes : voilà tout.
Mardi 25 juillet §
Hébrard disait ce soir : « Je ne sais, si c’est d’être entré très jeune dans le journalisme politique, mais cela ou autre chose a fait de moi, tout à fait un homme de journée en politique. Passé six heures, rien des choses politiques ne m’intéresse plus, ne me passionne plus, ne m’est plus de rien.
Le docteur Robin pose pour axiome : on ne travaille bien, qu’à la condition de bien dormir… et on ne dort bien, qu’à la condition de bien dîner, la veille.
Lundi 31 juillet §
La maladie, sans la souffrance aiguë, n’est pas quelque chose de tout à fait désagréable : c’est une espèce de diffusion inconsciente de la cervelle dans un ensommeillement fiévreux. Mes pensées me font alors l’effet, dans une rivière débordée, de ces petits riens brillants, entraînés au fil du {p. 283}courant, et qui font le plongeon, et qui reparaissent, et qui se divisent et se perdent dans le torrentueux de l’eau.
Mercredi 2 août §
Dans la fugitivité d’un rêve sans queue ni tête de malade, j’ai revu mon vieux Pouthier (l’Anatole de Manette Salomon.) C’était lui, dans le corps d’un nain de Velasquez, avec la peau du visage, comme galuchatisée par l’alcoolisme et d’affreuses maladies, et en même temps, avec un doux et humble regard qui me demandait de le reconnaître.
Enveloppé de loques sans couleur, il était assis sur la première marche d’un escalier, la tête baissée, les bras pendants, des pantoufles roses à ses pieds.
— Oh ! la bonne petite pluie, qui sait si bien qu’on a besoin d’elle ! — ainsi que dit le poète chinois. — Eh bien, cette bonne petite pluie ne tombera donc jamais ?
Mardi 8 août §
Ernest Picard, après une longue absence — il a été très malade — a fait sa réapparition à notre dernier dîner de Brébant. Le gros homme {p. 284}est dégonflé et décoloré, comme un de ces éléphants de baudruche qui aurait servi d’enseigne à un magasin de jouets, et sur lequel il a plu.
Il s’assied, et le voici, dès la soupe, dans ce monde de fanatiques protestants comme Scherer, de politiques étroits comme Robin ; le voici, à donner l’envolée à son scepticisme raffiné ; spiritualisé, si l’on peut dire, par la maladie. Avec cette voix étoupée, cette voix morte qui ne fait pas de bruit, il lance ses ironiques petites phrases, terminées par un point d’interrogation de son malin petit œil. C’est comme une série de coups de bistouris, donnés en se jouant dans l’aveuglement, la présomption, la bêtise de tout ce monde officiel, qui compte à notre table, aujourd’hui cinq sénateurs.
À un moment, Bréal se penche vers moi, et me dit : « Il est encore malade,
Picard, voyez comme il est amer ! »
Il continuait, l’amusant malade, et je jouissais. Il me semblait entendre un très charmant et très méchant fou, venant dire à notre table, sous une forme quelconque, leurs vérités à nos seigneurs les démocrates.
Il est vraiment, cet homme ; un gros enfant terrible pour son parti.
Lundi 14 août §
Dans une blondine chevelure de petite fille, c’est joli le papier des papillotes : on {p. 285}dirait les cosses de l’automne dans le flavescent feuillage d’un arbuste à fleurs.
Jeudi 17 août §
En rentrant ce soir, Pélagie m’apprend que Fervaques est mort subitement dans la journée.
Il n’y a pas huit jours qu’il était venu, en voisin, me demander de lui écrire la préface de son troisième volume de Paris au jour le jour. Dans une longue causerie avec lui, sous les marronniers du jardin, un rayon de soleil lui arrivant en pleine figure, il me sembla tout à coup voir un vieillard sous l’apparente jeunesse de sa figure. Je restai frappé de cette vision, qui fut comme un éclair.
Mardi 15 août §
Je crois qu’un curieux d’art ne naît pas comme un champignon, et que le raffinement de son goût est produit par l’ascension de deux ou trois générations, vers la distinction des choses usuelles.
Mon père, un soldat, n’a jamais acheté un objet d’art, mais aux choses qui servaient au ménage, il leur voulait une qualité, une perfection, un beau non ordinaire. Et je me rappelle dans ce temps, où l’on ne se servait pas de verre mousseline, il buvait son bordeaux dans un verre qu’aurait brisé, en {p. 286}le touchant, une main grossière. J’ai hérité de cette délicatesse de mon père, et le meilleur vin et la plus excellente liqueur, je ne puis les apprécier dans un épais cristal.
— Moi, ma charogne m’est indifférente, et il m’importe peu de pourrir, mais si j’aimais une femme, et que je vinsse à la perdre, il me semble que cette dissolution humoreuse serait un tourment pour ma pensée et mon souvenir.
Oui, les corps pour lesquels on a une religion, on leur voudrait le néant de cendre des anciens.
Samedi 19 août §
Triste journée. Je vais à la messe de mort de Fervaques, dans cette église d’Auteuil, où je ne suis pas entré depuis l’enterrement de mon frère.
Lundi 21 août §
À la petite porte de fer battante du parc de Saint-Gratien, où j’ai l’habitude de me faire descendre, je tombe sur Anastasi. Il m’apprend que la princesse est avec tout son monde à Paris, et qu’elle ne reviendra que pour dîner. Je lui donne le bras, et nous allons nous asseoir, sous la tente, au bord du lac d’Enghien.
{p. 287}Là, il me raconte ses misères, sa jeunesse passée jusqu’à vingt ans, aux Quinze-Vingt : son père étant devenu aveugle à trente-six ans. Il a eu pour le nourrir et relever, le pain donné tous les jours aux aveugles, avec la pension de trente francs par mois. Il entremêle son récit de détails sur la vie des habitants, sur leurs habitudes, sur les mouvements d’âme de ces infirmes, sur les originaux de l’endroit, des détails enfin, avec lesquels un romancier ferait un original et neuf début d’une existence.
Et il ajoute qu’il avait conservé de cette vie, un souvenir d’épouvantement si grand, que lorsqu’il s’est vu aveugle chez Dubois, et qu’il ne savait comment il mangerait, l’idée de retourner aux Quinze-Vingt lui avait causé une telle horreur, qu’on le faisait surveiller pour qu’il ne se tuât pas.
Mardi 29 août §
Partout autour de moi, des morts subites, des coups de foudre, des vivants comme assassinés. Ce pauvre Fromentin, à notre dernier dîner de Brébant, qui eut lieu la veille de son départ, il m’accompagnait jusqu’à mon chemin de fer, et m’interrogeait sur mon roman, avec ce joli étonnement de son œil circonflexe.
Vendredi 1er septembre §
Flaubert racontait que {p. 288}pendant ces deux mois, où il est resté chambré, la chaleur lui avait donné comme une ivresse de travail, et qu’il avait travaillé quinze heures tous les jours. Il se couchait à quatre heures du matin, et s’étonnait de se trouver à sa table de travail, quelquefois à neuf heures.
Un bûchage, coupé seulement de pleines eaux dans la Seine, le soir.
Et le produit de ces neuf cents heures de travail, est une nouvelle de trente pages.
Samedi 2 septembre §
À mon âge, et dans mon métier, quand on se sent, certains jours, talonné par la mort, l’angoisse est affreuse de savoir, s’il vous sera donné de terminer le livre commencé, et si la cécité, le ramollissement du cerveau, ou enfin la mort, n’inscriront pas le mot fin, au milieu de votre œuvre.
Dimanche 3 septembre §
Turgan disait à Toto Gautier : « Vois-tu, pour gagner de l’argent, il ne faut pas être de ceux qui travaillent, il faut s’arranger pour être de ceux qui font travailler. »
— À la maison centrale de Melun, {p. 289}lors du changement de régime qui amena la suppression du tabac pour les détenus, des frères et amis jetaient par-dessus les murs des morceaux de pipes culottées, dont les détenus, à défaut d’autre chose, chiquaient la terre imbibée de nicotine.
Vendredi 3 octobre §
Hier, j’ai reçu un livre d’un jeune homme, nommé Huysmans : l’Histoire d’une fille, avec une lettre qui me disait le livre arrêté par la censure. Le soir, dans le fond du salon de la princesse, j’ai causé, une bonne heure, avec l’avocat Doumerc, de l’affaire de ma désastreuse hypothèque.
De cette persécution d’un livre semblable à celui que je fais, et de cette séance avec cet homme de loi, glabre et de noir habillé, il est advenu, la nuit, que j’ai rêvé que j’étais en prison, une prison aux pierres de taille lignées comme la Bastille, dans un décor de l’Ambigu. Et le curieux, le voici : j’étais emprisonné simplement pour écrire le livre de La Fille Élisa, et cela sans qu’il eût paru, sans qu’il fût plus avancé qu’il ne l’est en ce moment. On conçoit ma fureur intérieure du procédé gouvernemental, et elle était complétée cette fureur, dans mon rêve, de ce que je me trouvais mêlé, dans une grande salle, à des confrères tondus comme des aspirants à la guillotine, aux mains exsangues, esthétisant prétentieusement, le monocle dans l’œil, — des confrères {p. 290}correctement sinistres, ainsi que le Baudelaire que j’ai entrevu une fois.
J’avais encore, au fond de moi, la vague inquiétude que la censure avait profité de mon absence pour détruire mon manuscrit, le manuscrit de mon œuvre dernière. Quand, tout à coup, s’ouvrait dans la muraille de pierres de taille, une baie qui me montrait sur un petit théâtre, éclairé par une rampe de gaz, deux femmes de la prison de Clermont, deux femmes de la prison de mon livre. Et les deux assassines, qui travaillaient debout, penchées sur une table, m’attaquaient d’œillades, avec des fous rires qui les courbaient et les aplatissaient sur la table, toutes remuantes de torsions de reins et de frétillements de hanches.
Et il arrivait que mon indignation d’être arrêté, l’horreur de la société au milieu de laquelle je me trouvais, la perte de mon manuscrit, tout cela disparaissait dans la recherche que je faisais, en ma cervelle en feu, du moyen de me transporter près de ces deux femmes, sans éveiller l’attention d’un garde-chiourme terrible qui fumait un brûle-gueule, adossé au mur, à côté de moi.
Mardi 17 octobre §
Saint-Victor, qui a beaucoup vécu dans la société de Lamartine, affirmait que le poète ne lisait jamais que Gibbon, un voyage en Chine de lord Macartney, et la correspondance de {p. 291}Voltaire, et encore ne lisait-il ces livres, toujours les mêmes, que pour s’endormir.
Jeudi 19 octobre §
Aujourd’hui, chez les Sichel, je regardais la collection d’un laqueur japonais, pour les besoins de son art. J’étais frappé en ces figurations, qui s’exécutent généralement dans la tonalité noire et or, de ce que la plupart n’étaient pas lavées à l’encre de Chine, mais à l’aquarelle. On voit par là que dans le laque, les laqueurs veulent mettre une chaleur de coloriste, et qu’en leur travail, ils se soutiennent par une véritable esquisse de peintre.
— Un monsieur rencontre une ancienne connaissance, qu’il sait depuis longtemps dans la débine :
— « Eh bien, comment ça va-t-il ?
— Oh ! je suis heureuse dans le moment, j’ai un vieux très riche… figure-toi que c’est un ancien ébéniste… il vient tous les lundis chez moi… me fait déshabiller toute nue, et se met à vernir mes meubles… Moi, je le suis en le tapotant, et en lui disant : « Comme tu vernis bien ! » À la fin ça l’exalte… »
Mardi 31 octobre §
L’attention et l’observation {p. 292}japonaises sont amusées par des événements de la nature plus petits que ceux qui nous intéressent, nous autres Européens. Pour que la campagne nous parle, nous tente à la reproduire, il faut qu’elle se montre à nous sous de grands aspects, avec d’originales beautés, qu’elle soit dramatisée par un orage, par un coucher ou un lever de soleil.
Les Japonais, eux, ils ne demandent pas tant de choses. Je viens d’acheter une garde de sabre, où dans un ciel écorné par un quartier de lune d’argent, d’arbres qu’on ne voit pas, tombent à travers le ciel neigeux, deux jaunes feuilles d’automne. C’est là tout le motif de la ciselure, et ces deux feuilles, qui font tout le décor imaginé par l’artiste, composeraient également tout le libretto d’un poème de là-bas.
Ce soir, à la reprise des dîners du Temps (c’est ainsi que s’appelle l’ancien dîner Magny), Liouville faisait remarquer le nombre d’incomplets, d’estropiés, de gens avec un lobe cérébral trop développé et un membre atrophié, qui avaient joué un rôle dans la Commune. Il énumérait aussi les mystiques du gouvernement, ce qui me fait m’écrier : Il y aurait un joli titre pour les baptiser : Brancroches et mystiques.
Hébrard me parlant de Charles Blanc, à propos de l’article indécent commis contre Fromentin, article soufflé par Saint-Victor, me disait de l’académicien : « Il est de la nature de ces femmes qui peuvent voyager, en chemin de fer, avec un inconnu, {p. 293}quarante heures sans faiblir, mais à la condition de ne pas rencontrer un tunnel… L’homme qui chambrera Charles Blanc deux jours, aura toujours raison de lui.
Vendredi 3 novembre §
Voisin, le préfet de police apprenait à Claudin, que les arrestations de nuit à Paris, allaient tous les jours de 200 à 240 personnes, et qu’elles montaient à 400 les jours de fête…
Vendredi 8 novembre §
C’est bon, c’est fécondant pour l’imagination, les courses que je fais, la nuit tombée, avant dîner. Les gens qu’on coudoie, on ne voit pas leurs figures ; le gaz qui commence à s’allumer dans les boutiques y met une lueur diffuse, où l’on ne distingue rien, et la locomotion remue votre cervelle, sans que les yeux soient distraits, au milieu de ces choses endormies, et de ces vivants à l’état d’ombres. Alors la tête travaille et enfante.
Je vais ainsi par le Bois, par la grande rue de Boulogne jusqu’au pont de Saint-Cloud, et, regardant un moment dans la Seine, le reflet du pauvre village ruiné, je reviens par le même chemin.
Et les notes, jetées ainsi en marchant, presque à l’aveuglette sur un carnet, je les reprends le lendemain matin, dans le travail rassis du cabinet.
Dimanche 12 novembre §
{p. 294}Au fond, je n’ai pas grande sympathie pour ces femmes du dix-huitième siècle, ces femmes sans premier mouvement, sans foi, sans croyance à un sentiment bon et désintéressé, toute saturées, à l’exception de deux ou trois, de positivisme et de scepticisme. Elles me semblent avoir des âmes d’avoués.
Lundi 13 novembre §
Un croquis d’un bistingo de peintres, dont je n’avais pas entendu parler, quand j’ai fait Manette Salomon : la maison Schumacker du quartier Pigalle.
Le père, un géant mayençais, la mère, une géante ayant toujours une fluxion, et la tête embéguinée dans une fanchon, terminée par un petit nœud, ressemblant à un bouton de potiche, les deux filles, deux beautés de six pieds.
Il fallait passer par une cuisine, où l’on trouvait les trois Gargamelles écumant des pots, puis on s’engageait dans un étroit corridor, éclairé au fond par une seule fenêtre, donnant sur des estacades de travers, où s’étageaient de malheureux pots de giroflées : un fond ayant quelque chose d’un logis d’une rue de province, dans l’ombre d’une grande église.
Dans ce corridor, qui était la salle à manger, Brendel, Schlosser, Heilbuth, mangeaient parmi de grands chiens, pendant que, magistralement, se promenait au milieu d’eux le gargotier puriste {p. 295}Schumacker, reprenant les fautes de français de sa clientèle alsacienne et prussienne.
Un des habitués de là, était un curieux type de bohème, le peintre X…, ramassé par le banquier Halphen, pour lui donner des leçons de peinture, puis ensuite, pour veiller à ce que, dans sa maison de banque, quelqu’un du dehors ne prît pas de l’argent, ou une traite traînant sur un bureau, et passant toute la journée, sur un pied, en fumant tous les vieux bouts de cigare, oubliés par les uns et par les autres sur les coins de cheminées.
C’était là sa vie, mais de temps en temps, Halphen éprouvant le besoin de s’en débarrasser, et ayant la pitié de le mettre sur le pavé, l’expédiait avec une pacotille au Congo ou chez le roi de Siam. Mais la pacotille était quelquefois faite si en dehors des besoins des populations, qu’un jour, à la suite d’une cargaison dans un pays quelconque, Halphen recevait de lui cette lettre : « Gonze, tu m’envoies avec des peignes dans une contrée ousce qu’on se rase la tête ! »
Mardi 14 novembre §
Son paletot relevé jusqu’aux oreilles, il me prend le bras dans la rue, et se grisant de sa parole, il me fait la conduite jusqu’au chemin de fer, avec la gesticulation d’un étudiant qui sort d’une brasserie.
« Oh ! Dufaure, je le connais bien… À moi, il a {p. 296}fait des confidences qu’il n’a faites à personne. Que vous dire, c’est un janséniste… il a, ne savez-vous pas cela ? un pont à son pantalon, un homme qui a un pont à son pantalon, vous concevez… sa femme, une intelligente femme au fond, est colletée jusqu’à la pomme d’Adam, avec sur la tête des couvre-chefs singuliers… elle fait faire ses robes à Maremmes, c’est tout vous dire… Ils allaient, dans le temps, aux soirées de Louis-Philippe, en omnibus, en compagnie de deux beaux-frères qui étaient des officiers de la garde nationale… vous les voyez tous les quatre, les beaux-frères avec leurs oursons, se faisant descendre devant le château, et sortant toujours des Tuileries, de façon à ne pas manquer l’omnibus de onze heures… Il a été un moment orléaniste, puis cela lui a passé, il est devenu républicain… Oui, il va à la messe, à la messe de cinq heures du matin, avec un livre de messe particulier, où il y a des prières de je ne sais plus qui… enfin c’est un janséniste… Il n’est pas bon, oh ! il n’est pas tendre, mais il faut le dire, ce n’est pas tout le monde, c’est un orateur d’une clarté, d’une ironie, d’une méchanceté… Et cependant, comme il me disait : Il n’aime pas la lutte, mais quand il est dedans, ainsi qu’il me le disait encore, il tuerait tout le monde… Quant aux choses présentes, il ne s’en doute pas. Que vous dire, il a vu Talma, et il s’est arrêté à Talma… Il se couche à huit heures… Son livre de messe particulier et Tacite, voilà tout ce qu’il lit… Vous savez qu’il a 79 ans ?
{p. 297}« Waddington, un monsieur pas français, pas compréhensif de tout ce que nous aimons… ah mon cher, il n’y a plus de dilettante politique, comme au dix-huitième siècle.., Say, un gentleman de cercle, qui a toujours chez lui un membre de la chambre anglaise, Decazes un rien, un néant, enfin c’est ce monsieur qui passe… Marcère, un puriste, un rédacteur, rien que cela, pas une flamme ?… Ce n’est pas comme Ricard, qui avait une balle dans les reins, qui le faisait marcher un peu courbé, un passionné, celui-là ?… Là-dedans pas une intelligence supérieure… Je ne vois que Picard, lui un vrai bourgeois de l’ancien temps, un bourgeois du dix-huitième siècle, avec une connaissance des hommes et une compréhension des choses… Oui des bonapartistes, des orléanistes, mais pas un français, pas un homme amoureux de sa patrie, comme Cavour.
« Et la France va tout de même… et ce sont les petits fonctionnaires qui la font aller… oui, ces gens qui ont la probité, qui sont travailleurs, et qui font très bien la chose qu’ils font tous les jours. »
Vendredi 17 novembre §
Dans l’ennui du procès en expectative avec mon notaire, dans l’irritation nerveuse de la rentrée du cheval des Martin du Nord en mon mur mitoyen, dans le découragement lâche de tout mon être physique et moral, l’achat que je fais, ce soir, de la « Correspondance de Balzac » me {p. 298}remonte, et me rend la volonté de lutter. Devant tous les embêtements qui n’ont pas tué son énergie, qui n’ont point arrêté la fabrication spirituelle de l’entêté écrivain, je me dis : « Allons, il faut être aussi vaillant que lui ! »
— Depuis deux ou trois jours, je suis hanté par la tentation de faire un voyage au Japon, et il ne s’agit pas ici de bricomanie. Il est en moi le rêve de faire un livre, qui, sous la forme d’un journal, s’appellerait « Un an au Japon », et un livre encore plus senti que peint. Ce livre, j’ai la confiance que j’en ferais un livre ne ressemblant à aucun autre. Ah, si j’étais de quelques années plus jeune !
Mardi 21 novembre §
On parlait, ce soir, de la venette dans laquelle avait vécu Thiers, tout le temps de son pouvoir, craignant toujours d’être enlevé, et se faisant garder à Versailles par 400 soldats, dans le temps où il n’y en avait pas plus de 1 500 en état de se battre. On ne sait jamais, même à l’heure qu’il est, le train qu’il prend, pas plus que celui par lequel il arrive.
Girardin confiait à Arsène Houssaye, que le célibat de Veron l’avait décidé à se marier, et l’enterrement civil de Sainte-Beuve à se faire enterrer religieusement.
Samedi 25 novembre §
{p. 299}Ce matin, sortant de mon lit, j’ai eu un étourdissement, et si Pélagie ne m’avait pas pris à bras-le-corps et collé contre le mur, je serais tombé à terre. Toute la journée je suis resté avec une espèce de faiblesse dans la perpendicularité. Cela m’a fait un peu peur.
Lundi 27 décembre §
Tourguéneff disait que de tous les peuples de l’Europe, la musique à part, les Allemands étaient le peuple qui avait le sentiment le moins exact de l’art, et que la petite convention bête et fausse qui nous faisait, à nous, rejeter un livre, leur paraissait à eux, la gentillesse de la perfection apportée au vrai des choses.
Il ajoutait qu’au contraire, le peuple russe, qui est un peuple menteur, comme un peuple qui a été longtemps esclave, aimait dans l’art la vérité et la réalité.
En remontant la rue de Clichy, il nous parle de plusieurs projets de nouvelles, dont l’une serait les sensations dans la steppe, d’un vieux cheval ayant de l’herbe jusqu’au milieu de la poitrine.
Puis il s’arrête, et il dit : « Il y a dans la Russie méridionale des meules de foin, comme cette maison. On y monte avec des échelles. J’y ai couché plusieurs fois. Vous ne vous doutez pas ce qu’est le ciel là-bas, il est tout bleu, d’un gros bleu semé de grande étoiles d’argent. Sur les minuit, il s’élève {p. 300}une chaleur douce et majestueuse — je donne ses expressions — c’est enivrant !… Une fois que j’étais couché sur le dos, au haut d’une de ces meules, jouissant de la nuit, je me suis surpris, je ne sais combien de temps cela durait, disant stupidement : « Une, deux ! une deux ! »
Mardi 12 décembre §
Quelques six mois avant sa mort, me dit du Mesnil, je causais avec Fromentin. Il était allongé sur son divan, dans un état de prostration crispée, qui suit la journée d’un ouvrier de la pensée :
Je voudrais écrire un dernier livre, soupira-t-il tout-à-coup, oh un dernier livre !
Oui, — et il continuait avec le triste haussement d’épaules d’un homme qui se sent au bout de la traîne de sa vie, — oui je voudrais écrire un livre, qui montrerait comment se fait la production dans un cerveau.
Et s’arrêtant et s’enfonçant le poing dans une arcade sourcilière, il ajouta : « Vois-tu, tu ne sais pas ce que j’ai là-dessus ! »
Mercredi 13 décembre §
L’abominable métier que celui des lettres. Toute la fin de mon livre aura été écrite, avec la pensée, le pressentiment, que tant {p. 301}d’efforts, de recherches, de travail de style, auront pour récompense l’amende et la prison, et peut-être la privation des droits civiques — que je serais enfin déshonoré par des magistrats français, absolument comme si j’avais été surpris dans une pissotière.
Samedi 16 décembre §
C’est très difficile à expliquer. Il me semble, qu’à gauche et derrière la tête quelque chose m’attire en arrière, quelque chose qui doit ressembler à l’action de l’aimant sur un corps aciéré, ou mieux à l’aspiration du vide, et cela descend, toujours à gauche, sous les côtes, le long des vertèbres jusqu’au bassin, comme une onde frémissante, avec un sentiment dans tout le corps de perte d’équilibre. Est-ce un trouble passager ? Est-ce la menace de la congestion, avec la mort à bref délai. Je n’en sais rien, mais je suis bien malheureux de ce livre non terminé, et c’est pour moi comme une victoire, chaque chapitre que j’ajoute au manuscrit, avec la hâte d’un homme, qui craindrait de n’avoir pas le temps d’écrire tous les articles de son testament.
Jeudi 21 décembre §
Le docteur Camus me parlait physiologiquement de la Parisienne, de la femme du monde. Il disait le peu de vie de son corps. Et à ce {p. 302}propos, il contait que, lors d’une épidémie de petite vérole, il y a quelques années, il avait été appelé dans une grande maison, où une vingtaine de jeunes femmes avaient fait la partie de se faire revacciner.
« Dans tous ces bras, voyez-vous, s’écrie le docteur, il me semblait entrer dans du parchemin ; … mais après les dames, on eut l’idée de faire revacciner les femmes de chambre. Là ce fut autre chose, l’acier pénétrait dans les chairs comme dans une pomme qui jute…, oui, une pomme pleine de suc. »
Mercredi 27 décembre §
Aujourd’hui que mon livre de La Fille Élisa est presque terminé, commence à apparaître et à se dessiner vaguement dans mon esprit le roman, avec lequel je rêve de faire mes adieux à l’imagination.
Je voudrais créer deux clowns, deux frères s’aimant comme nous nous sommes aimés, mon frère et moi. Ils auraient mis en commun leur colonne vertébrale, et chercheraient, toute leur vie, un tour impossible, qui serait pour eux, la trouvaille d’un problème de la science. Là-dedans, beaucoup de détails sur l’enfance du plus jeune, et la fraternité du plus âgé, mêlée d’un peu de paternité. L’aîné, la force ; le jeune, la grâce, avec quelque chose d’une nature peuple poétique, qui trouverait son exutoire dans le fantastique, que le clown anglais apporte au tour de force.
Enfin le tour, longtemps irréalisable par des {p. 303}impossibilités du métier, serait trouvé. Ce jour-là, la vengeance d’une écuyère, dont l’amour aurait été dédaigné par le plus jeune, le ferait manquer. Bien entendu la femme n’apparaîtrait qu’à la cantonade. Il y aurait chez les deux frères une religion du muscle, qui les ferait s’abstenir de la femme, et de tout ce qui diminue la force.
Le plus jeune, dans le tour manqué, aurait les deux cuisses brisées, et le jour où il serait reconnu qu’il ne pourrait plus être clown, son frère abandonnerait le métier, pour ne pas lui crever le cœur.
Ici transporter toutes les douleurs morales que j’ai perçues chez mon frère, quand il a senti son cerveau incapable de ne plus produire.
Cependant, l’amour de son métier survivant chez l’aîné, la nuit, quand son jeune frère serait endormi, il se relèverait pour faire des tours, tout seul, dans un grenier, à la lueur de deux chandelles. Une nuit, son frère se relèverait, se traînerait au grenier, et l’autre se retournant, le verrait avec des larmes coulant silencieusement sur ses joues. Alors il lancerait le trapèze par la fenêtre, se jetterait dans les bras de son frère, et tous deux resteraient à pleurer, embrassés en une tendre étreinte.
La chose très courte et cherchée tout entière dans le sentiment et le pittoresque du détail.
Année 1877 §
Mercredi 3 janvier §
Sur un de ces divans, où, en se tournant le dos, on est face à face, je regardais Mlle *** réfléchissant :
— « Qu’est-ce qui vous passe dans la tête ?
— Oh ! cette pensée… je ne la dirai à personne… Elle est abominable ! » fait-elle, moitié rougissant, moitié riant.
Les mauvaises pensées, dans une cervelle de jeune fille, noircissent la transparence de leur regard, comme de l’ombre d’un nuage dans une vague.
Vendredi 5 janvier §
Au fond la Bastille n’a pas cessé d’exister pour les hommes de lettres. Non, ce n’est plus une lettre de cachet d’un ministre tyrannique qui vous jette dans un cachot, mais c’est le {p. 308}jugement d’un tribunal correctionnel, qui est aux ordres d’un ministère rétrograde et imbécile.
La procédure est différente, mais le résultat est absolument le même, qu’au dix-huitième siècle.
Mardi 16 janvier §
Une confession de Raoul Rigault père, à Ernest Picard : « Mon fils était arrivé à un tel degré de cynisme, qu’un jour il a dit : « Tiens, il y a longtemps que je n’ai vu papa… J’ai envie de le faire arrêter… comme ça, on me l’amènera. »
J’ai lu, je ne sais où, que chez quelques chiens, il y avait en leur gaieté, comme l’apparence d’un rire. Pélagie soutient qu’elle en connaît un, qu’elle a vu parfaitement rire. Et l’histoire est vraiment jolie. Ce chien est le chien du marchand de journaux d’ici. C’est un vieux chien qu’on purge très souvent, et sa figure de chien prend un aspect navré, quand il aperçoit la préparation de la médecine. Un jour donc qu’il regardait piteusement son maître fondre des sels dans l’écuelle habituelle de ses purgations, et qu’il voyait, la chose faite, tout-à-coup le marchand de journaux porter l’écuelle à sa bouche, alors cet animal éclatait de rire, du rire le plus humain.
— Je ne sais pas si décidément j’irai {p. 309}passer une année au Japon, mais au moins je m’amuserai du projet de ce voyage, pendant six mois.
Vendredi 19 janvier §
Dans ce moment la Parisienne a appétit de Gambetta. Elle veut l’avoir at home, elle veut le servir à ses amies, elle veut le montrer, échoué sur un divan de soie, à ses invités. Le gros homme politique devient, en ces jours, la bête curieuse que se disputent les salons. Depuis quinze jours, c’est un échange de billets, de notules diplomatiques, de la part de Mme Charpentier, pour avoir à dîner l’ancien dictateur. Burty est l’ambassadeur, et le commissionnaire chargé d’appuyer tout ce que contiennent les babillets… Enfin l’homme illustre a bien voulu se promettre, et aujourd’hui le ménage Charpentier l’attend sous les armes, la maîtresse de maison, moite d’une petite sueur d’émotion, dans l’angoisse que le dieu se soit trompé d’invitation, et aussi dans la terreur que le dîner soit trop cuit.
À huit heures sonnantes, Gambetta apparaît, une rose-thé à la boutonnière…
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Au fond, je perçois chez cet homme, sous une apparence de bonne enfance et de rondeur endormie, l’éveil d’une attention toujours à l’aguet, et qui note les paroles, et qui prend la mesure des gens, et qui {p. 310}se rend compte très bien, au bout de trois phrases, de ceux qui sont encore à écouter, et de ceux qui ne le sont plus.
Au dessert, il s’égaye, dit des drôleries, que souligne la voix de bronze de Coquelin l’aîné.
Au sortir de table, Gambetta me dit aimablement qu’il est heureux de rencontrer un homme, que des amis communs lui ont fait connaître. Il ajoute avec un tact délicat : « Que le salon Charpentier aura peut-être la fortune — chose regardée comme impossible en France — de réunir et de mettre en contact des gens d’opinion différente, qui s’estiment et s’apprécient, chacun, bien entendu, gardant son opinion. » Et il parle de l’Angleterre, où le soir, dans le même cercle, les antagonistes les plus violents se donnent la main.
Burty joue le rôle de la bonne de l’homme politique, et quand je m’en vais, je ne puis m’empêcher de lui crier : « Vous ne venez pas avec moi, hein !… Allons, vous allez le mener faire pipi, et le coucher ! »
À propos de Diaz, une curieuse anecdote. Coquelin aîné racontait qu’étant tout jeune, et gagnant seulement dix-huit cents francs par an, et ayant, avec beaucoup de peine, mis de côté deux cents francs, il avait demandé à Diaz de lui faire un tableautin. Diaz lui écrivait que le tableautin l’attendait, et il trouvait dans l’atelier un tableau beaucoup plus important qu’il ne s’y attendait, et dans un cadre d’au moins trente francs. Un peu honteux, il {p. 311}tirait timidement de sa poche une enveloppe, où étaient deux billets de cent francs. Diaz ouvrait l’enveloppe, dépliait les deux billets, puis, lui tirant l’oreille, lui disait : « Jeune homme, c’est trop ! » — et il lui rendait un billet.
Mercredi 1er février §
Un Anglais chez Renan : « M. Renan ?
— C’est moi, Monsieur.
— Alors, monsieur, vous savez si la Bible a dit que le lièvre était un ruminant ?
— Ma foi, non, monsieur, mais nous allons voir. »
Renan prend une Bible hébraïque, cherche parmi les préceptes de Moïse, et trouve cette phrase : « Tu ne mangeras… tu ne mangeras pas le lièvre, parce qu’il rumine. »
— C’est parfaitement exact… la Bible dit que c’est un ruminant.
— Moâ, bien content — reprend l’Anglais qui parle très mal le français — je ne suis pas un astronome, je ne suis pas un géologue… les choses que je ne sais pas, ne me regardent pas… je suis un naturaliste… Donc, puisque la Bible dit que c’est un ruminant, et que c’est une erreur… la Bible n’est pas un livre révélé… Moâ bien content… »
Et il repasse la porte là-dessus, débarrassé tout à coup de sa religiosité. C’est bien anglais.
Jeudi 8 février §
{p. 312}Le bon à tirer de la feuille d’un livre, en lequel on croit, le lâchage définitif d’une prose aimée, c’est dur à s’arracher. On lit, on relit sa feuille, ne pouvant s’en détacher, retardant toujours le moment où vous abdiquez la correction, la retouche, où vous cessez d’être maître de la faute, de la bêtise, de l’ineptie qui se cache si bien dans l’épreuve, et qui vous saute aux yeux dans le livre.
Lundi 12 février §
Chez Hugo, ce soir. Il dit qu’il n’a jamais été malade, qu’il n’a jamais eu rien, qu’il n’a jamais souffert de quoi que ce soit, sauf un anthrax, un charbon dans le dos, qui l’a empêché de sortir dix-sept jours.
Après quoi, selon son expression, il a été cautérisé. Et rien ne peut lui faire : le chaud, le froid, les averses qui le trempent jusqu’aux os. Il lui semble qu’il est invulnérable…
Mardi 14 février §
La femme d’un président de tribunal de province disait à Flaubert : « Nous sommes bien heureux, mon mari n’a pas eu un acquittement pendant la session ! ».
Qu’on songe à tout ce qu’il y a dans cette phrase.
Samedi 18 février §
{p. 313}C’est curieux la révolution amenée par l’art japonais chez un peuple esclave dans le domaine de l’art, de la symétrie grecque, et qui soudain, s’est mis à se passionner pour une assiette, dont la fleur n’était plus au beau milieu, pour une étoffe où l’harmonie n’était plus faite au moyen de passages et de transitions par des demi-teintes, mais seulement par la juxtaposition savamment coloriste des couleurs.
Qu’est-ce qui aurait osé peindre, il y a vingt ans, une femme en robe vraiment jaune ; ça n’a pu se tenter qu’après la « Salomé » japonaise de Regnault, et cette introduction autoritaire dans l’optique de l’Europe de la couleur impériale de l’Extrême-Orient, oui, c’est une vraie révolution en la chromatique du tableau et de la mode.
Lundi 19 février §
Tourguéneff conte, ce soir, qu’il y avait, près de l’habitation de sa mère, un régisseur qui avait deux filles d’une merveilleuse beauté, et dans ses promenades et ses chasses aux environs, il passait et repassait souvent par là.
Un jour qu’il était amené par son désir de voir les deux sœurs devant la maison, tout le monde était en émoi sur la porte. On lui dit que la plus jeune, la plus belle, avait une fièvre chaude. Il se promenait, quelques instants, devant les murs de bois, au travers desquels passaient des bruits de paroles qu’il {p. 314}n’entendait pas, mais qui mordaient sa curiosité.
Enfin, dans un moment où on ne faisait pas attention à lui, il entrait et pénétrait dans la chambre. La jeune fille était couchée toute habillée sur son lit, ne montrant d’un peu découvert que son cou qui était très blanc. Elle avait la tête renversée en arrière, avec un regard flottant entre ses paupières entrouvertes, et de la bouche de la jolie fillette sortaient toutes les impuretés, toutes les obscénités, toutes les salauderies imaginables, ainsi que le flot de purin d’un fumier — cela, pendant que pleurait auprès d’elle une vieille tante, en se cachant la figure dans ses mains.
… Alors Flaubert se met à attaquer — toutefois avec des coups, de très grands coups de chapeau, au talent de l’auteur — se met à attaquer les préfaces, les doctrines, les professions de foi naturalistes de Zola.
Zola répond à peu près ceci :
« Vous, vous avez une petite fortune qui vous a permis de vous affranchir de beaucoup de choses… moi, ma vie, j’ai été obligé de la gagner absolument avec ma plume, moi j’ai été obligé de passer par toutes sortes d’écritures, oui d’écritures méprisables… Eh ! mon Dieu, je me moque comme vous de ce mot naturalisme, et cependant, je le répéterai, parce qu’il faut un baptême aux choses, pour que le public les croie neuves… Voyez-vous, je fais deux parts dans ce que j’écris, il y a mes œuvres, avec lesquelles on me juge et avec {p. 315}lesquelles je désire être jugé, puis il y a mon feuilleton du Bien public, mes articles de Russie, ma correspondance de Marseille, qui ne me sont de rien, que je rejette, et qui ne sont que pour faire mousser mes livres.
« J’ai d’abord posé un clou, et d’un coup de marteau, je l’ai fait entrer d’un centimètre dans la cervelle du public, puis d’un second coup, je l’ai fait entrer de deux centimètres… Eh bien mon marteau, c’est le journalisme, que je fais moi-même autour de mes œuvres. »
— Chez quelques chirurgiens, leur travail de tous les jours, dans le muscle, dans la chair, leur apporte quelquefois le dégoût de la viande. C’est ainsi, que le frère de Flaubert ne se nourrit presque que de pain et de vin.
— Un mot d’une vieille poétesse. Elle disait à un ami d’un étudiant en médecine, qui était son amant dans le moment :
« Eh bien, qu’est-ce qu’il est devenu votre ami… voici plus de quinze jours que je ne l’ai vu… et à mon âge, et avec mon tempérament… est-ce là, croyez-vous, de l’hygiène ? »
{p. 316}— Un volume qui est sous presse, et qui n’a point encore paru, laisse son auteur, dans un état vague, dans une résolution singulière de l’activité et du travail. Il vit, pour ainsi dire, tout ce temps, dans une vie mal éveillée.
— Flaubert conte que, lors de son voyage en Orient, il avait apporté une douzaine de boîtes de pastilles de cantharides, dans l’intention de se faire bien venir des vieux cheiks, auxquels il pouvait demander l’hospitalité. Elles avaient été préparées par Cadet-Gassicourt, d’après la recette de son grand-père, pour l’usage particulier du maréchal de Richelieu.
Jeudi, 8 mars §
Il y a deux ou trois mois, dans la maison voisine, s’est installé un anglais, avec quatre voitures, les chevaux de ces quatre voitures, un chef, un maître d’hôtel, enfin avec toute une maison montée sur un grand pied. Le ménage n’est pas une minute entre les quatre murs. Toute la journée, monsieur brûle le pavé dans un tilbury, en compagnie de son valet de chambre ; et dans un coupé qui suit, madame, en compagnie de sa femme de chambre. Et les deux voitures sont attelées avec des grelots.
Ces jours-ci, est arrivé un molosse assourdissant, {p. 317}escorté de quatre paons, qui remplissent le petit jardin de leurs cris de mirliton crevé.
Or, hier en rentrant chez moi, j’aperçois une chose immense, à l’apparence d’une diligence, qu’une attelée d’ouvriers pousse sous la porte-cochère. Pélagie, dont la curiosité est éveillée, avise le sergent de ville, se promenant sous sa fenêtre, et lui demande ce que c’est que ça. Et le sergent de ville de lui apprendre, que mon voisin est un ancien saltimbanque d’origine irlandaise, auquel un oncle a laissé quelque chose comme un héritage de cent mille livres de rente, qu’il est en train de manger… et qu’il a fait revenir son ancienne voiture de saltimbanque pour y remonter, quand il sera arrivé à son dernier billet de mille. Je suis condamné à des voisinages bizarres.
— L’homme qui s’enfonce et s’abîme dans la création littéraire, n’a pas besoin d’affection, de femmes, d’enfants. Son cœur n’existe plus, il n’est plus qu’une cervelle. Après tout, peut-être dis-je cela, parce qu’il y a en moi, la conscience que dans quelque affection, que je pourrais rencontrer dans l’avenir, l’affection compréhensive de ma pensée ne sera plus retrouvable.
Mardi, 13 mars §
Dîner chez Hébrard, avec le {p. 318}ménage Daudet. À la fin du dîner, Daudet reproche à sa femme gentiment et d’une manière philosophique, de ne pas connaître la pitié pour les malheureux. Elle répond très franchement que cela n’est plus, mais que cela était autrefois, quand elle était toute jeune, toute bien portante, toute vivante, dans le bonheur d’une existence facile et aisée, et qu’alors il n’y avait dans la charité qu’elle faisait, aucun attendrissement, rien de son cœur. C’est une confession très curieuse et très vraie de la jeune fille, parfaitement heureuse.
La compassion ne vient que par la connaissance et le contact des misères humaines.
Mardi, 20 mars §
Aujourd’hui, je ne puis tenir chez moi, je ne puis travailler, je ne puis attendre le soir, où j’ai l’espoir de voir, chez Charpentier, la physionomie de mon volume. J’entre chez les marchands de gravures, et dans la nuit en plein jour d’un orage terrible, je feuillette des estampes, en m’appliquant, sans réussir, à les trouver très amusantes.
Mercredi, 21 mars §
Aujourd’hui paraît La Fille Élisa. Je suis chez Charpentier à faire mes envois, au milieu de commis qui passent, à tout moment, {p. 319}la tête par la porte, et jettent : « C’est X… qui en a demandé 50, et qui en veut 100… Peut-on, en donner 13, à Y… Marpon réclame qu’on lui complète son 1 000… Il veut, si le livre est saisi, les avoir dans sa cachette. »
Et dans l’activité, le bruit, le tohu-bohu de ce départ fiévreux, j’écris les dédicaces, j’écris plein de l’émotion d’un joueur qui masse toute sa fortune sur un coup, me demandant, si ce succès, qui se dessine d’une manière si inattendue, va être tout à coup tué par une poursuite ministérielle, me demandant, si cette reconnaissance de mon talent, arrivant avant ma mort, ne va pas être encore une fois éloignée par cette malechance, qui nous a poursuivis, mon frère et moi, toute la vie. Et à chaque tête qui passe, à chaque lettre qu’on apporte, j’attends toujours la terrible annonce : « Nous sommes saisis. »
En regagnant le chemin de fer d’Auteuil, j’ai une de ces joies enfantines d’auteur, je vois un monsieur, qui, mon livre à la main, sans pouvoir attendre sa rentrée chez lui, le lit en pleine rue, sous une petite pluie qui tombe.
Jeudi, 22 mars §
À la descente du chemin de fer, tout d’abord un coup d’œil à la vitrine de la librairie. Il y a en montre des exemplaires de La Fille Élisa. Je ne suis pas encore saisi… J’entre au passage Choiseul, chez Rouquette.
{p. 320}« Eh bien, ça va-t-il la vente ?
— Mais on disait, ce matin, de l’autre côté de la Seine, que vous étiez saisi, j’ai retiré le livre de l’étalage. »
Partout, cependant sur mon passage, exposition du bouquin, au titre alarmant… Après tout, peut-être pensai-je, le livre est-il déjà arrêté chez Charpentier et pas encore chez les dépositaires. J’entre chez Vaton. Je recule à l’interroger. Il ne me dit rien… Inquiétude anxieuse, bile qui monte à la bouche et la fait amère… Mon moral est un héros, mais mon physique est un lâche. Je suis prêt à tout subir, à tout affronter, à n’accepter aucune compromission, à aller en prison, à perdre la considération bourgeoise et tout, mais, sacré nom de Dieu, je ne puis empêcher mon cœur d’avoir les battements de la peur d’une femme.
En m’approchant de chez Charpentier, il me vient le désir de rencontrer quelqu’un qui m’annonce la nouvelle, et m’évite d’y entrer.
Enfin m’y voici, et de l’autre côté de la porte, fouillant de l’œil le dessus de la barrière, pour voir s’il y a des rangées d’exemplaires. Ça existe, les rangées, et les employés font tranquillement des paquets, et le départ continue dans une pleine sécurité. Gaullet me dit qu’il y en a plus de 5 000 de partis, et que Charpentier qui avait fait tirer à 6 000, a donné l’ordre de faire retirer de suite 4 000.
Je suis devant Magny, — et du bordeaux et de la viande rouge dans l’estomac, — je commence à {p. 321}savourer cette vente de 10 000 exemplaires, en quelques jours… 10 000 exemplaires… nous, à qui il fallait des années pour en vendre 1 500… Oh ! l’ironie des bonnes et des mauvaises fortunes de la vie… Puis, dans ce restaurant, où, en face de moi, a été si souvent assis mon frère, la chaise vide de l’autre côté de ma table me fait penser à lui, et une grande tristesse me prend, en songeant, que le pauvre enfant n’a eu que le crucifiement de la vie des lettres.
Vendredi 23 mars §
Un mauvais jour. J’ai un peu de la superstition de Gautier, à son endroit… Sera-ce aujourd’hui ?… Ça jetterait un froid dans le dîner que les Charpentier donnent, ce soir, en l’honneur de l’apparition du livre.
Un ancien ambassadeur vient me voir, et laisse tomber de ses lèvres : « Un titre bien grave ! », et sur un ton qui semble m’annoncer une poursuite pour dans quelques jours, une poursuite révélée à l’ambassadeur, en haut lieu.
L’ambassadeur dehors, ainsi que j’ai l’habitude de faire dans les grands embêtements de ma vie, je me couche. Pélagie est à Paris. J’entends sonner, sonner plusieurs fois, je ne me lève pas. Puis aussitôt qu’on est parti, le trac me prend. Je me figure que c’est Charpentier, qui est venu me dire, que le livre était saisi. Et je vis dans cette anxiété {p. 322}jusqu’au dîner, où je trouve toute la maison Charpentier, dans la tranquillité la plus parfaite d’esprit.
Lundi 26 mars §
J’avais vraiment cru que ma vieillesse, la mort de mon frère, adouciraient un peu, à mon égard, la férocité de la critique. Il n’en est rien, et je m’attends à ce que la dernière pelletée qu’on jettera sur mon cercueil, sera une pelletée d’injures.
Mardi 27 mars §
Ce jour-ci, un pur du journalisme, avec toutes les perfidies de la citation tronquée, me désigne au procureur général de la République… Je m’étonne presque, qu’il n’ait point affirmé, dans son article, que je tenais la maison du gros numéro de l’avenue Suchet ou que j’y avais des fonds, et que mon livre n’avait été écrit que pour faire marcher la maison.
Mercredi 28 mars §
Ce soir, chez la princesse pas un mot, pas une allusion à mon livre. Cependant après dîner, tout-à-coup interrompant ses nœuds, et comme sortant d’une longue rêvasserie, l’Altesse me jette : « De Goncourt, est-ce que vous pouvez {p. 323}être poursuivi ? » Je suis reconnaissant à la femme de cette phrase qui me la dévoile, dans le fond de sa pensée, comme préoccupée des menaces suspendues sur ma tête.
Samedi 31 mars §
Un espèce d’ennui irrité d’attendre, à toute heure, à tout coup de sonnette l’annonce de la catastrophe. Il y a des moments où l’on aimerait en finir, et où l’on appelle presque la cruelle certitude.
— Il n’y a vraiment que moi, pour avoir des succès pareils, à celui d’Henriette Maréchal, à celui de La Fille Élisa, des succès où toute la joie légitime de la réussite, du bruit, si l’on veut de l’œuvre, est empoisonnée par les sifflets ou la menace d’une poursuite.
C’est ravivant et exaltant tout de même le succès brut, l’exposition insolente de son livre, de son livre auprès duquel, on sent que les autres n’existent pas. Je viens de voir, sur un boulevard neuf, une grande librairie, qui n’a en montre que La Fille Élisa, étalant par toutes ses vitrines, aux gens qui s’arrêtent, mon nom, mon nom seul.
Allons, plus d’appréhensions bourgeoises, plus de terreurs bêtasses. J’ai fait un livre brave, arrive ce {p. 324}qui pourra !… Oui, quoi qu’on dise, je crois que mon talent a grandi dans le malheur, dans le chagrin… Et oui, mon frère et moi, avons mené, les premiers, un mouvement littéraire qui emportera tout, un mouvement, qui sera peut-être aussi grand que le mouvement romantique… et si je vis encore quelques années, et que des milieux bas, des sujets canailles, je puisse monter aux réalités distinguées, c’est alors que le vieux jeu sera enterré, et que ni ni, ce sera fini du conventionnel, de l’imbécile conventionnel.
Lundi 2 avril §
C’est curieux, la férocité toute particulière des haines, que nous avons le privilège d’exciter, — nous les Goncourt.
Au collège quelques-uns des camarades de mon frère, en auraient mangé à belles dents, et ces camarades à la vilaine gueule, jaloux de sa jolie figure, ont tâché, plusieurs fois, de le défigurer, et cela sans qu’il y eût presque de rapport, de contact avec eux, mais par ce sentiment enragé des démocraties contre les aristocraties, de quelque nature qu’elles soient.
Mercredi 3 avril §
Je reçois un petit mot de Burty m’annonçant que mon livre a été fort épluché au ministère, mais qu’il n’y aura pas de poursuites.
{p. 325}Je ne suis rassuré qu’à moitié, il ne faut, pour changer cela, qu’un caprice de gouvernant ou un article d’un grand journal.
La princesse, après dîner, me regardant avec une tendresse un peu intriguée, me dit : « Comme vous faites des choses qui vous ressemblent peu !… C’est abominable ! C’est abominable ! » — Et elle fuit ma réponse.
Samedi 7 avril §
J’ai dîné, ces jours-ci, avec Octave Feuillet. C’est particulier comme ce romancier de cour a gardé un cachet de province. On ne peut lui contester la gentillesse polie d’un aimable homme, mais vraiment il surprend, ainsi que pourrait le faire, le naturel d’une préfecture lointaine, par l’étonnement qu’il témoigne à un mot violent, à une comparaison cocasse, à une exagération d’artiste, enfin à tout ce qui fait le fonds de la conversation entre lettrés parisiens3.
Dimanche 8 avril §
{p. 326}Un peu de tristesse au fond de toutes ces attaques. J’aurai fait la plus ordurière chose pornographique, je n’aurais cherché ni l’élévation austère de la pensée, ni la rigidité du style, ni le coup d’aile poétique, que je serais absolument traité comme je le suis.
Mercredi 14 avril §
Je lis ce soir dans Le Bien public, que Le Tintamarre est poursuivi pour un article, portant le titre de La Fille Élisabeth, qui est une parodie de La Fille Élisa.
Mardi 17 avril §
On parlait, ce soir, de l’implacabilité allemande, de l’impossibilité de parler à l’humanité de ces hommes, fermés et inaccessibles. Là-dessus Cherbuliez m’apprend qu’on se trompe, qu’il y a chez les Teutons, un quart d’heure pour les concessions : c’est le quart d’heure qui s’écoule entre le dessert du dîner et la dixième bouffée d’un cigare. Saint-Vallier lui a raconté que, c’est dans ce moment, dans ce moment seul, qu’il a pu obtenir ce qu’il a obtenu, en le cours de ses négociations.
Lundi 23 avril §
J’étais tranquille, je me croyais {p. 327}sauvé, quand Paul de Cassagnac s’est plaint à la tribune de la Chambre des députés, qu’on ne poursuivît pas Le Tintamarre, pour son article de La Fille Élisabeth. Là-dessus le Procureur général de la République s’est engagé à poursuivre. Et aussitôt Le Tintamarre a fait parvenir pour sa défense, à ce qu’on m’a dit, un exemplaire de La Fille Élisa, annoté par un de ses légistes. Et voilà qu’on a repris mon volume au Ministère, et qu’on le balafre de crayon rouge. Forcé de poursuivre un journal républicain, il se pourrait très bien que le gouvernement, pour paraître tenir la balance égale, eût la faiblesse de faire asseoir en police correctionnelle, un homme que La Marseillaise vient de peindre, ce matin, comme un familier de Compiègne — où il n’a jamais mis les pieds.
Dimanche 29 avril §
Vraiment, j’ai beau chercher, je ne puis m’expliquer l’intensité de la haine contre nous.
Pour moi, les journalistes n’ont pas été des critiques, ils ont été des substituts de procureurs du Roi ou de la République. Ah quels pudibonds ! et cependant…
Jeudi 3 mai §
Ce soir, chez Burty, le prince {p. 328}Sayounsi dit, que trois choses avaient étonné et charmé son goût japonais : les fraises, les cerises, les asperges.
Il disait aussi maintenant, rêver tout haut, tantôt en français, tantôt en japonais. Comme on le questionnait, et qu’on lui demandait, dans quelle langue, se formulaient ses idées, il nous avouait que les choses de droit, les choses artificielles venaient à lui, sous des formules françaises ; les choses naturelles, les choses d’amour et autres, sous des formules japonaises.
Samedi 5 mai §
Hier au dîner, donné à l’occasion du départ de Tourguéneff pour la Russie, on cause amour, de l’amour qui est dans les livres.
Je dis que l’amour, jusqu’à présent, n’a pas été étudié dans le roman, d’une manière scientifique, et que nous n’en avons présenté que la part poétique. Zola, qui a amené la conversation sur ce sujet, un peu à propos de son nouveau livre, déclare que l’amour n’est pas un sentiment particulier, qu’il ne prend pas les êtres aussi absolument qu’on le peint, que les phénomènes qu’on y rencontre, se retrouvent dans l’amitié, dans le patriotisme, et que l’intensité grande de ce sentiment n’est amenée que par la perspective de la copulation.
Tourguéneff soutient, lui, que ça n’est pas… Il prétend que l’amour est un sentiment qui a une couleur {p. 329}toute particulière, et que Zola fera fausse route, s’il ne veut pas admettre cette couleur, cette chose qualitative… Il affirme que l’amour produit chez l’homme, un effet que ne produit aucun autre sentiment… que c’est chez l’être véritablement amoureux, comme si on retranchait sa personne…
Il parle d’une pesanteur au cœur qui n’a rien d’humain… Il parle des yeux de la première femme qu’il a aimée comme d’une chose tout à fait immatérielle… et qui n’a rien à faire avec la matérialité.
Dans tout ceci, il y a un malheur, c’est que ni Flaubert, en dépit de l’exagération de son verbe en ces matières, ni Zola, ni moi, n’avons été jamais très sérieusement amoureux, et que nous sommes incapables de peindre l’amour. Il n’y aurait que Tourguéneff pour le faire ; mais il lui manque justement le sens critique, que nous aurions pu y mettre, si nous avions été amoureux à son image.
Dimanche 13 mai §
Nulle part comme au Japon, la vénération de la création et de la créature, quelque infime qu’elle soit. Nulle part ce regard religieusement amoureux de la petite bestiole, et qui la recréée avec l’art, dans son rien microscopique.
— Bien bizarre chez moi, cette attirance d’un milieu d’art, et qui me pousse à venir {p. 330}m’asseoir, à passer des heures, dans une boutique de bibelots ou de tableaux. Quand je suis là, les yeux réjouis par une contemplation vagabonde, quelque chose a beau me dire qu’il y a dehors, des spectacles plus intéressants, des spectacles sollicitant le romancier, je me sens, comme cloué au dos de mon siège, je ne puis me lever.
C’était autrefois chez Peyrelongue, aujourd’hui c’est chez les Sichel.
Jeudi 24 mai §
Ce coup d’État a la faiblesse des choses qui ne sont pas franches, pas carrées, pas décisives. Il ne profite pas des appoints de l’illégalité brutale, et il a contre lui toutes les résistances que soulève une violation de la loi. J’ai bien peur qu’il ne réussisse pas, à cause de l’honnêteté qui y préside.
— Baudelaire est un grand, très grand poète, mais n’est point, je le répète, un prosateur original, il traduit toujours Poë, quand même il n’est plus son traducteur, — et qu’il aspire à faire du Baudelaire.
Dimanche 3 juin §
Par la luminosité spectrale, {p. 331}que fait dans la pierre d’une capitale, un coucher de jour, des silhouettes noires marchant, un journal devant le nez, sur le bitume mou. — Un glissement, un bruissement d’êtres silencieux, dans la mort du jour, allant aux kiosques illuminés du rouge transparent des annonces de l’eau de Botot, et s’accumulant en un coin du boulevard. — Puis, tout à coup, de ces tas d’hommes sous les arbres, dont le gaz se met à éclairer le feuillage poussiéreux, s’élève un murmure de phrases, en une langue inintelligible, qui devient un braillement énorme.
Ceci, c’est la petite Bourse du boulevard des Italiens, le soir d’une bataille parlementaire.
Jeudi 21 juin §
Toutes les fois, que je dîne chez un restaurateur du boulevard, sur les huit heures, je vois arriver, porté sur ses béquilles, un jeune étranger, dont la colonne vertébrale, molle comme celle d’un ver à soie, forme un S. Ce monsieur, à l’arabesque fantastique, possède une barbe rousse d’apôtre, qui lui tombe jusqu’au milieu de l’estomac, et une tonsure naturelle, faite d’un petit rond, dans ses cheveux coupés ras. Il est accompagné d’une jeune femme, d’une nationalité interlope, avec un bout de nez rouge de clown anglais, dans une figure toute blême.
Et tous deux se plongent, avant de manger, dans la lecture d’imprimés immenses, où les raccourcis {p. 332}de la face pâle de la femme, où les raccourcis de la tête de bossu méchant du jeune homme, prennent, sous le gaz, l’aspect effrayant d’un ménage de larves, vivant de correspondances étrangères.
Mercredi 4 juillet §
L’homme célèbre, qui dévoile une humanité bonasse aux gens, avec lesquels le hasard le met en rapport, perd de son prestige. Les inconnus, comme les domestiques, n’ont d’admiration que pour les gens qui ne les regardent pas comme leurs semblables.
— Il y a, dans la lourdeur qui précède un orage, comme un évanouissement de l’homme et de la nature.
— Un charmant détail de la fabrication des tapis turcs. Il n’est pas rare, quand on les examine de tout près, de découvrir au milieu des laines éclatantes, une petite mèche de cheveux. C’est la mèche de cheveux, que se coupe la femme turque, en son travail à la maison, le jour tombant, pour à défaut d’autre marque, arrêter et se remémorer la tâche de sa journée.
Mercredi 18 juillet §
{p. 333}Il y a longtemps que je ne me suis mêlé, dans un lieu public, à l’humanité parisienne. Ce soir, au Cirque, je suis frappé de la physionomie de la jeunesse française, de son aspect concentré, triste, rogue. Il n’y a plus sur les jeunes figures, cet éveil, cet air un peu fou, un peu casseur, mais qui se faisait pardonner par l’inoffensivité, et comme par le restant d’une joyeuse et remuante enfance.
Mardi 24 juillet §
Un voisin de mon dîner de Brébant, un universitaire dont je ne peux jamais me rappeler le nom, me disait qu’en Nubie, on pratique, une opération, retranchant à la femme, les organes de la jouissance, et que grâce au bienfait de cette opération, une prostituée pouvait se livrer à son métier, sans aucune fatigue, et conservait ainsi très longtemps, dans leur fraîcheur, les charmes de sa jeunesse.
Vendredi 27 juillet §
Ce jour, j’étais convoqué à la mairie du huitième arrondissement ; pour le mariage de Mlle Madeleine Burty. Je me trouvais être témoin de ce mariage avec Gambetta.
La proclamation de l’union de l’homme et de la femme, dans ces endroits civils, ressemble vraiment {p. 334}trop à la condamnation prononcée par un président de Cour d’assises.
Au moment, où je m’avançais pour signer sur le registre, le maire me fait signe d’aller à lui. Et le voici, — du reste en homme fort distingué — moitié mécontent, moitié satisfait, à se plaindre à moi, d’avoir fait figurer son frère dans un roman, avec des détails si particuliers, qu’il est impossible, me dit-il, que je ne l’aie pas connu. Le maire, est, à ce qu’il paraît, le frère de l’abbé Caron, que j’ai croqué sous le nom de l’abbé Blampoix, dans Renée Mauperin. Je me défends, en lui répondant que, dans mon livre, je n’ai fait aucune personnalité, que j’ai peint un type général — et ce qui est la vérité — que je n’ai jamais vu ni connu l’abbé.
Sur quoi, nous nous quittons très gracieusement.
De là au temple protestant, à la cérémonie religieuse, qu’a bien fallu subir Burty. Ici le ministre a des amabilités non pareilles pour tout le monde. Le marié est de la race héroïque, qui a fait passer d’Angleterre en Amérique, l’indépendance de la foi. Burty est l’homme de bien par excellence. Gambetta va redonner à la France, sous trois mois, la grandeur qu’elle a perdue, et moi, je suis en train d’apprendre aux femmes de ce temps, la grâce de la femme du dix-huitième siècle.
Du temple chez Burty, où dans deux chambres démeublées, Potel et Chabot ont dressé deux tables de douze couverts. Gambetta, à ce déjeuner, apporte une formidable gaîté, et au milieu de rires {p. 335}retentissants jusque sur le palier, certifie qu’il est sûr, à l’heure présente, de la nomination de 405 députés républicains.
À trois heures, le monde se lève de table. La mariée se fait coiffer par Julie, le marié quitte son habit noir et passe un veston, et Burty, dont la paternité est arrivée à la limite dernière des devoirs et des obligations, m’entraîne japoniser chez Bing.
Jeudi 2 août §
Aujourd’hui, en faisant un paquet de tous les journaux, qui ont parlé de La Fille Élisa, je les lisotte, en les pliant. C’est vraiment inouï, ce qu’a fait écrire ce livre, où je défie de trouver, je ne dirai pas un mot cochon, mais une expression vive, — ce qu’a fait écrire ce livre aux purs du journalisme. On a évoqué le nom de M. de Germiny « moins digne d’une punition que moi »
, et un journal a été jusqu’à demander, que l’auteur de La Fille Élisa soit enfermé dans une maison de fous, ainsi que l’auteur de Justine, le fut par ordre de l’empereur Napoléon Ier.
Samedi, 4 août §
Départ pour le château de Jean-d’Heurs.
Je voyage avec deux hommes gras : un jeune, un vieux. L’adolescent qui semble de la race des {p. 336}Durham, passe le temps à s’éponger, avec son mouchoir, le derrière des oreilles et le dessus des poignets. Le vieux, le procréateur du jeune, la figure turgide, boursoufflée, un œil clos, laisse par instants entrevoir, dans un demi-éveil clignotant, la prunelle perfide de son bon œil. Il a des favoris blancs où reste un peu du roux de leur ancienne couleur. Et de sa bouche lippue, le monstrueux borgne tracasse un vieux bout de cigare éteint, avec la grimace d’un poupon de Gargamelle qui téterait, le soleil dans les yeux.
Je sens que la fortune et la graisse de ces hommes, ont été faites avec l’égorgement des paysans.
En vue de Bar-le-Duc, ma pensée va à ce temps, où je suis venu dans cette ville, tout jeunet, tout plein de cette tendre flamme amoureuse, qui suit, à deux ou trois ans de là, la flamme amoureuse de la première communion.
Et je revois cette gentille petite femme d’avocat, — mariée, il n’y avait pas, ma foi, plus de trois mois — qui, toujours en retard, me gardait seul, pour se faire accompagner au bois, à la tendue. Elle se plaignait d’une maladie de cœur, et comme il y avait une grande côte à monter, avant d’arriver au bois, elle me faisait mettre la main sur son cœur, sans corset, pour me démontrer comme il battait fort. Si bien que Chérubin, à la dernière visite à la tendue, s’était juré de mettre à mal la femme de l’avocat dans le bois, mais sa belle-sœur, qui était un peu ma parente, vit si bien dans nos yeux, lors de {p. 337}notre arrivée à la baraque, l’envie chez moi de tenter l’aventure, et peut-être chez elle le désir de succomber, qu’elle se tint dans nos souliers, toute la journée.
Le lendemain, je repartais pour Paris, et le collège.
À quinze jours de là, le souvenir de la jolie et excitante « avocate », aurait dit Retif de la Bretonne, m’entraînait à me desniaiser, un dimanche de sortie, avec « Madame Charles », une créature à dégoûter à tout jamais de l’amour physique, une courte femme, au torse rhomboïdal, emmanché de deux petits bras ; de deux petites jambes, qui la faisait ressembler, sur son lit, à un crabe renversé sur le dos.
Lundi, 6 août §
Jean d’Heurs. Un parc qui rappelle en grand le Petit-Trianon, et dans lequel coule une vraie rivière, une cour d’honneur digne d’un Marly, des amas de curiosités, parmi lesquelles il y a une collection de livres et de reliures qui vaut plus d’un million, des armoires toutes pleines de vieilles dentelles, dans lesquelles, il y a de quoi fabriquer des robes de 30 000 francs, etc., etc., etc.
Mercredi, 8 août §
Des femmes de la campagne portant des enfants avec de musculeux {p. 338}hanchements, marchent le long de la rivière, dans l’ombre des grands arbres. Lentes, elles passent détachées sur un champ d’avoine, tout ensoleillé. Elles apparaissent ainsi, comme de rustiques cariatides, peintes en grisaille sur un fond d’or.
Mercredi, 15 août §
Une population de village un peu effrayante, — c’est celle de Robert-Espagne — qui a pour le bourgeois, le regard hostile d’un mauvais quartier de Paris, la veille d’une insurrection.
La Truchotte, la marchande d’écrevisses, chez laquelle nous allons, une vieille femme, la tête nue, où il y a une raie, comme un large tracé d’une route vicinale, en un pays de landes. Sa fille, la Lancière, n’y est pas. Un petit bonhomme de cinq ans nous précède, au bord de la rivière, bégayant des jurements, et armé d’un grand fouet, dont il fouaille les poules sur le chemin. Il se jette sur mes mains pour les mordre, quand je fais mine de lui ôter ce fouet, qu’il me fourre à la fin dans le derrière, en manière de me demander une cigarette. Et voilà l’affreux même, que sa grand’mère nous dit déjà boire de l’eau-de-vie comme un homme, qui, toussaillant et pleurant, fume, pendant que sa chemise breneuse sort par sa culotte fendue.
Cet enfant est un symbole : il me représente l’avenir des campagnes.
Jeudi, 23 août §
{p. 339}Aujourd’hui, tombe au château le peintre célèbre des chiens et des chats : Lambert. Il vient peindre Alma, l’admirable épagneul anglais : les amours de la châtelaine. Le fin gourmand, qu’est ce Lambert ! il arrive, les poches bourrées de menus, pour les faire exécuter par les consciencieux cordons bleus de la province.
Vendredi, 31 août §
Paris. Il y a quelque chose de triste chez l’homme arrivé à la somme de notoriété, qu’un littérateur peut acquérir de son vivant. Il est comme désintéressé de sa carrière. Il sent qu’un nouveau livre le laisse où il est, ne le porte plus en avant. Il continue, par un certain orgueil d’artiste, par l’amour du beau qui est en lui, de faire le mieux qu’il peut, mais le coup de fouet du succès n’a plus d’aiguillon pour lui. Il est un peu, comme un militaire arrivé au plus haut grade, qu’il puisse atteindre dans une arme spéciale, et qui continue à faire des actions d’éclat, sans entraînement, mais tout simplement parce qu’il est brave.
Samedi 1er septembre §
Ce soir, chez Sichel tombe Doré. Il est engraissé, épaissi, et du gros garçon sortent des esthétiques supérieures, des théories {p. 340}nébuleuses, qui le font ressembler à un toucheur de bœufs, attaqué de mysticisme…
Il vient de modeler une bouteille, haute comme une chambre, une bouteille, dont s’échappent, dans une mousse pétillante, les hallucinations matérialisées de l’ivresse, enfin une dive bouteille grand format, et dont un bronzier lui demande pour la fonte, 50 000 francs.
— Je rapporte de la Porte chinoise, un petit foukousa rose, de ce ton adorablement faux, qu’on appelle rose turc. J’ai comme le sentiment d’un sorbet à la fraise que boiraient mes yeux.
— Cet enterrement de Thiers, cette idolâtrie d’un homme, est pour moi le témoignage le plus frappant du tempérament monarchique de la France. Elle voudra toujours dans un président, un monarque, un dominateur, et non un serviteur des assemblées gouvernantes.
Lundi 9 octobre §
Journée passée avec les Charpentier, à Champrosay, chez les Daudet.
Gai déjeuner, égayé par mille aimables blagues {p. 341}plaisantant Mme Daudet de sa gentille idée, d’avoir voulu me marier avec une très charmante femme de ses amies.
Daudet est tué. Voici cinq mois qu’il travaille depuis quatre heures du matin jusqu’à huit heures, de neuf heures à midi, de deux heures à six heures, de huit heures à minuit : en tout vingt heures de pioche, auxquelles il faut ajouter trois heures de travail de sa femme.
Sa fièvre est passée, et il a encore trois feuilletons à revoir. Son dernier morceau, sa « première » dont il pouvait faire un chef-d’œuvre, ce n’est pas ça, dit-il. Maintenant, il adoptera ma méthode, il fera le dernier chapitre avant la fin, au moment de l’empoignement.
Après déjeuner, une partie de boule dans la cour. Là-dessus, on va prendre, pour une promenade dans la forêt, un ami qui demeure dans la maison de Delacroix.
Une maison de notaire de village dans la débine, un jardin de curé, un atelier peint d’un gris-vert pois : c’est le ci-devant logis de campagne du coloriste.
À propos de cette triste habitation, une jolie histoire. Le voisin de Delacroix, un ancien marchand de vin, avait un mur qui gênait la vue du peintre. Delacroix lui proposait pour l’abattis de ce mur, un grosse somme qu’il refusait, puis enfin son portrait et celui de sa femme, qu’il refusait encore. Mais à la mort du peintre, ne voilà-t-il pas que le marchand de vin apprend le gros prix de ses peintures, et {p. 342}depuis ce jour, le ménage qui a de quoi vivre cependant, mène une existence désespérée, répétant à tous ceux qui veulent les entendre : « Pourquoi qu’il n’a pas dit qu’un portrait de lui, se vendait 100 000 francs ? »
Nous voici, les paletots relevés, sous une bise froide, vous coupant le visage, dans la maigre et souffreteuse forêt de Sénart. On parle, en marchant, de Meilhac et de la modernité de ses pièces, on parle des femmes de la société bourgeoise se disputant Gambetta, on parle des catastropheux de la littérature, et de la mission officielle qu’ils se donnent, d’apprendre à leurs amis, sans en être priés, que leurs livres ne valent rien, on parle des Mémoires de Philarète Chasles, dont Daudet admire la vie du style.
Dans un café d’un petit village, on se réchauffe, avec un saladier de vin chaud, au milieu de paysans jouant au billard. Puis on rentre dans la forêt, toujours causant. On va à l’ermitage, dans lequel est encastrée une maison abrupte, au jardin fruitier devenu sauvage, qui appartient à Nadar.
De retour à la maison, on dîne avec des mets qui vous font venir des ampoules sur la langue, et des vins sucrés. Et la politique, qui n’avait fait que siffloter le matin, se met à hurler…
Mardi 10 octobre §
Aujourd’hui je suis mordu par mon roman de l’Actrice « La Faustin ». Le livre, sans {p. 343}que j’y mène ma pensée fait tout à coup son entrée chez moi par une élévation du pouls et une petite fièvre de la cervelle.
— Saint-Simon jugé par Mme du Deffand : « Le style est abominable, les portraits mal faits, l’auteur n’était point un homme d’esprit. »
Jeudi 11 octobre §
Il y a chez moi une aversion telle de la politique, qu’aujourd’hui, où c’est vraiment un devoir de voter, je m’abstiens… J’aurais passé toute ma vie, sans voter une seule fois !
Dimanche 14 octobre §
Des chapeaux, des chapeaux noirs, au-dessus desquels on voit de temps en temps, émerger une chose blanche qui est un journal, arraché d’un kiosque, et autour duquel se forme aussitôt un groupe, aux oreilles tendues.
Le pas de tout ce monde sur l’asphalte, c’est le grondement d’une mer… Je n’ai jamais vu de ma vie sur les boulevards, une foule pareille… « C’est vous ici, me jette Burty d’une chaise, où il est assis au café Bignon, au milieu des rédacteurs de La République française. Et j’entends parler de traiter la {p. 344}droite, comme un ancien gouverneur du Tonkin, qui est là, a traité les Annamites.
Mardi 23 octobre §
Des journées aux Archives, dans l’inconnu de l’histoire intime des pécheresses du xviiie siècle. Au sortir de là, des séances chez Bing ou Sichel, puis des dîners chez Noël, où un verre de fine Champagne devant moi, je tire de la poche de ma jaquette qui est sur le cœur, un petit objet précieux que je regarde dans le creux de ma main, avec l’amour d’un objet volé.
Dimanche 11 novembre §
J’ai fait la remarque que les hommes qui possèdent un gros postérieur, ont la dissimulation de la femme.
Lundi 12 novembre §
Un curieux type à fabriquer avec ce marquis de Saint-Senne, vivant dans une mansarde, en face du plus beau tapis persan du seizième siècle connu, et possédant dans deux ou trois malles, — des malles des bonnes de la campagne, — les plus belles épées, les plus riches majoliques, et pour garder ces trésors, se privant de tout, et mangeant dans une crémerie.
{p. 345}— Je sens maintenant la neige en moi, dans l’intérieur de mes os, douze heures d’avance, et cela dans la pièce la mieux chauffée.
Vendredi 23 novembre §
Ah ! le succès, si le public voyait dans l’intimité les triomphateurs, il n’aurait pas la jalousie de leurs triomphes. Aujourd’hui, le lendemain de la mise en vente du Nabab, aujourd’hui, où il est déjà parti onze mille exemplaires de son livre, Daudet entre chez Charpentier, d’un petit pas rétracté, avec des gestes de constriction, et un air soucieux, sur lequel l’amabilité est un effort.
Pendant le dîner, il est nerveux, agacé, inquiet des articles qui se feront, inquiet des articles qui ne se feront pas. À la représentation d’Hernani — il l’avoue — il est obstinément resté à sa place, de peur de tomber dans un compliment qui ne fût pas celui qu’il désirait, et ses oreilles prises d’une acuité douloureuse, entendaient ou croyaient entendre tout ce qu’on disait de lui et de son roman, et il passe la soirée à combattre, presque avec de l’effroi et un peu d’humeur, le désir qu’a sa femme d’aller avec Mme Charpentier, entendre une conférence de Sarcey, sur le livre du jour.
Nous descendons à la librairie. Daudet montre à sa femme la dédicace, tirée à quelques exemplaires, et qu’elle ne connaît pas encore. Et Mme Daudet la lisant {p. 346}se défend de la reconnaissance de son talent par son mari, avec des mots qui ont presque le bredouillement ému d’une défaite de femme amoureuse : « Non, non, c’est trop… je ne veux pas… non, je ne veux pas ! »
— Le boire et le manger me sont indifférents, le reste seulement plaisant, et il n’y a plus pour moi, en ces jours énervés comme des lendemains de migraine, il n’y a plus pour moi d’attachant dans la vie que le travail de la cervelle : l’architecture d’un morceau ou la ciselure d’une phrase.
Décembre §
Je ne connais pas dans l’histoire un homme plus digne de pitié que le maréchal. Son message est la plus horrible torture qu’on ait pu infliger à un homme d’honneur.
Mardi 18 décembre §
Dans ce dîner de l’ancien Magny, aujourd’hui tout plein de ministres et de victorieux de l’heure présente, en la grosse et exultante joie de leur triomphe politique, je me sens un vaincu, l’homme d’une France qui est morte à tout jamais.
{p. 347}— Une navrante fin d’année, avec mes 80 000 francs dont je n’ai aucune nouvelle, avec cette bronchite chronique qui me confine et me calfeutre des semaines entières dans mon intérieur désolé, avec Pélagie, malade au lit d’un rhumatisme articulaire… Je comptais sur elle pour me fermer les yeux. Est-ce que la pauvre fille, la dernière des personnes qui me soit sérieusement attachée, est-ce que je vais la perdre, et rester tout seul, tout seul sur la terre, sans une affection, sans un dévouement. Ce sont des journées toutes noires, en proie à l’angoisse du matin, quand je demande à sa fille des nouvelles de la nuit, en proie à l’angoisse du soir, quand je rentre, et que je monte chez elle pour savoir comment elle a passé la journée.
Vendredi 28 décembre §
Hier, chez Bing, le marchand de japonaiseries, je voyais une longue femme, très pâle, empaquetée dans un water-proof interminable, tout remuer, tout déplacer, et de temps en temps, mettre un objet par terre en disant : « Ce sera pour ma sœur. »
Je ne reconnaissais pas la femme, mais j’avais le sentiment que c’était une femme connue de moi et du public. Alors s’est avancé vers moi, en me tendant la main, son cavalier qui se trouve être presque mon parent. C’est singulier, comme cette Sarah Bernhardt me rappelait aujourd’hui, par ce jour {p. 348}gris et pluvieux, ces élégantes et efflanquées convalescentes, qui, dans un hôpital, passent devant vous, en le crépuscule de cinq heures, pour se rendre à la prière du fond de la salle.
Samedi 29 décembre §
Le maréchal disait, il y a un mois, à de Béhaine : « C’est affreux… c’est affreux… je n’en serais pas là, si je n’avais pas craint la guerre étrangère. »
FIN DU JOURNAL DES GONCOURT — DEUXIÈME SÉRIE — DEUXIÈME VOLUME — TOME CINQUIÈME — 1872-1877.