[Dédicace] §
Ce livre devrait être dédié
AU CHANOINE CHARLES LEFOULON
curé-doyen de montebourg
ancien chapelain de l’abbaye de saint-sauveur-le-vicomte
Crétineau-Joly §
Clément XIV et les Jésuites.
Les plus hautes justices — celles qui confondent le mieux les faux jugements des hommes — sont les justices lentes à venir. Comme toutes les choses puissantes, ce qui les comprime les fortifie. Elles trouvent contre elles les idées reçues, des préjugés plus forts, plus enracinés, l’intelligence des masses plus infectée de préventions traditionnelles, la croyance publique plus égarée parce qu’elle est plus tranquille, plus rassise dans son égarement. Elles ont donc — il faut en convenir — plus à faire pour éclater que si rien n’entravait leur action, mais leur lenteur même à percer ce fourré d’erreurs, de passions et d’obstacles qui bien souvent les arrête, les rend plus soudaines, plus foudroyantes quand elles arrivent, et marquent du signe d’un triomphe d’autant plus grand qu’il fut plus disputé, la vérité de leur arrêt.
Telle est la pensée qui prend l’esprit d’abord à la lecture du livre intitulé : Clément XIV et les Jésuites. Impossible à écrire jusqu’ici, par conséquent imprévu comme une révélation, ce livre est une de ces justices dont nous parlions tout à l’heure, de celles-là qui sont lentes à venir pour mieux frapper l’esprit de l’homme et s’éterniser sous son regard. En effet, à propos d’une des plus grandes iniquités que le monde ait vues, à propos de cette abolition scandaleuse dont le xviiie siècle a retenti vers sa fin, Dieu n’avait pas permis qu’on fît la preuve par les faits et par l’histoire de ce qui reposait comme une certitude et comme une lumière dans les instincts et dans la conscience des hommes justes. Il avait laissé couler, comme un fleuve, presque un siècle sur la vérité, et les flots puissants de ce siècle, chargés de toutes les immondices de l’erreur, ne l’avaient pourtant ni souillée, ni entraînée, ni engloutie. Aujourd’hui, grâce aux efforts qu’il a inspirés et aux hasards qu’il a conduits, la voilà retirée du gouffre où elle avait disparu, et la vigoureuse main qui l’a repêchée nous la jette dans sa terrible netteté, dans toute sa nudité accusatrice. Il n’y a plus qu’à regarder pour que l’évidence succède au soupçon dans nos âmes. La vérité longtemps cachée est si claire et si démontrée à présent, que les hommes intéressés à la nier ou à ne pas la reconnaître vont prendre, soyez-en sûrs ! un parti qui leur est familier et qu’ils ont pris déjà avec elle dans un autre livre du même auteur : ils ne nieront rien, ils ne discuteront rien, ils se tairont et passeront outre. Faut-il le rappeler plus au long ? L’histoire de la Compagnie de Jésus, que l’histoire de Clément XIV ferme et achève, a eu pour tout ce qui pense réellement en Europe l’importance d’un événement. Il est vrai que ce n’est pas là encore une bien grande popularité ! Mais à cela près de l’estime des esprits clairvoyants, acquise à l’auteur, et qui vaut mieux que les faveurs de cette Gloire, fille de la Fortune et plus aveugle que sa mère, quelles contradictions un tel ouvrage a-t-il soulevées, et quels bruits ? Polémique toute-puissante, sans cesser d’être une histoire remarquable par des qualités plus hautes que l’esprit de celui qui l’a écrite, et qui lui donnent un caractère particulier et grandiose comme à un de ces monuments auxquels non seulement un homme, mais une collection d’hommes aurait travaillé, cette histoire de la Compagnie de Jésus — si détaillée, si complète, si armée de renseignements et de raisons, et qui, par la faute glorieuse du sujet même, est taillée comme une apologie, — s’est placée, en attendant son heure et assez forte pour l’attendre, au milieu de toutes les publications contemporaines. Beaucoup d’yeux purs l’y ont vue, beaucoup d’esprits droits l’y ont saluée ; mais parmi les hommes qui ont une plume à leur service et qui sont les soldats ou les officiers de la publicité, combien y en a-t-il eu qui aient parlé sérieusement de ce livre, soit pour en admettre les conclusions, soit même pour les rejeter ? Tous ces écrivains, qui portent dans leur esprit le virus de la maladie héréditaire qui nous dévore depuis Luther, sous le nom de philosophie, ont trouvé périlleux (avaient-ils bien tort ?) de s’attaquer à un livre qui, comme une torche qu’on secoue, ferait, s’il était discuté, plus de lumière qu’il n’en répand de lui-même. Justement parce que le temps est à l’histoire, justement parce qu’on sait assez pour reconnaître la science là où elle est, on s’est détourné d’une étude qui eût mis en relief des faits incompressibles contre lesquels tout ce qu’on oserait serait nul de soi. La lâcheté s’élève parfois jusqu’à la prudence, et la prudence a conseillé le silence, le seul mensonge qu’elle se permette parce que, de tous les mensonges, c’est celui qui compromet le moins.
Eh bien, ce qui a eu lieu une fois va se reproduire ! Les adversaires des Jésuites, et l’on sait de quelle espèce d’hommes ce nombre se compose en France, traiteront le livre de Clément XIV comme ils ont traité l’histoire de la Compagnie. Une peur qui ne manque pas d’intelligence, leur inspirera l’hypocrisie du mépris. Ils se tairont. Nous voudrions, nous, qu’ils parlassent ; car nier la lumière quand ce n’est plus une lueur, mais bien la souveraine, l’éclatante lumière, montre mieux qu’on est aveugle ou qu’on est fou. Mais ils se tairont. Ils ne feront point mentir notre prophétie en y répondant comme à un défi. C’est en vain qu’ils se rappelleront d’être parvenus à fausser l’histoire dans des déclamations récentes ; en vain d’avoir continué cette œuvre de pamphlets imbéciles ou pervers qui ont égaré deux cents ans l’opinion de l’Europe ; en vain, professeurs de désordre et d’imposture, d’avoir traîné la Science, cette vierge auguste et sévère, à la queue de leurs passions de parti. Quand ils agissaient de cette manière, le dernier mot n’avait pas été dit sur les hommes qu’ils attaquaient, sur des événements dont le sens dépassait leurs compréhensions. L’histoire de la Compagnie de Jésus n’était point publiée. Personne n’avait été à même de savoir ce que Crétineau a appris. Nul de nous n’avait été assez heureux pour inspirer à des hommes qui avaient l’honneur de leur Institution à défendre, une confiance qui devait venir dans son temps comme les choses destinées à réussir. Ces hommes, d’ailleurs, consommés dans la connaissance de ce qui fait la force, n’avaient pas encore jugé nécessaire d’entrouvrir les sources précieuses qu’ils possédaient seuls et qu’ils avaient tenues si longtemps fermées pour des raisons bien supérieures aux vues de l’habileté humaine. On pouvait donc, à la rigueur, se risquer à répéter le vieux train de calomnies qui va de Pasquier à Pascal, de Pascal à Voltaire, et de Voltaire qui tombe si bas, qu’on se détourne avec dégoût de toute cette plèbe de noms ennemis. On pouvait dire sans danger des choses incertaines à un siècle naturellement incertain. Mais à l’heure qu’il est, cela ne se peut plus. L’histoire de la Compagnie de Jésus, placée sous le grand couvert de l’approbation tacite de ceux qu’elle intéresse, est comme un dossier de documents inébranlables qu’il faudra désormais examiner. L’érudition, qui, comme les chiffres, a souvent une fallacieuse souplesse, tournera ses replis impuissants autour de ces faits, montrés pour la première fois dans la double vigueur de leur ensemble et de leurs détails. Littérairement, ce n’est peut-être pas là un chef-d’œuvre, c’est même, si l’on veut, une histoire que l’art doit refaire ; mais que nous importe ! Pour nous, c’est quelque chose de plus : c’est la substance même de toutes les histoires qu’on sera plus tard tenté d’écrire sur ce magnifique sujet, digne des Tertulliens futurs. Ou bien on renoncera à le traiter, ou bien il faudra peser et discuter les témoignages de cette histoire. Nul ne sera libre de n’en pas tenir compte. Ah ! vraiment, ce n’est pas une médiocre jouissance pour ceux qui aiment la vérité, que le spectacle de l’atroce embarras qu’elle cause parfois à ceux qui la détestent !
Ce spectacle délicieux, nous, nous le donnerons un jour plus longtemps ; car nous reviendrons très certainement au grand ouvrage sur lequel Crétineau-Joly a élevé son nom. La vie d’un Ordre qui a accompli les choses les plus puissantes et les meilleures qu’on ait vues depuis la Rédemption, est un sujet dont il est difficile de détacher sa pensée. Mais nous n’avons pour tâche ici que de jeter un coup d’œil rapide sur le Clément XIV et de pressentir les questions que cette publication ne manquera pas de soulever dans beaucoup d’esprits.
I §
Et l’une des principales, c’est la convenance même d’un tel livre. Des hommes d’un jugement plus délicat que hardi, doivent nécessairement s’effrayer de la franchise avec laquelle une plume aussi catholique que celle de l’auteur du Clément XIV a tracé la peinture de ce déplorable pontificat. Il y a des points, diront-ils, — et s’ils ne le disent pas, ils le penseront, — qu’il est d’une prudence utile de tenir dans l’ombre et à l’écart. Il ne s’agit ni de travestir aucune chose, ni de tromper personne, mais de sauver une autorité que les hommes outragent ou méconnaissent, en s’interdisant de traiter, au, concept insolent de tous, les sujets dans lesquels Cette autorité a pu faillir. Au temps où nous vivons, dans les circonstances de malheur qui nous cernent depuis surtout un siècle et demi, croit-on qu’il serait sans aucun inconvénient, par exemple, de mettre en saillie tous les détails du pontificat de Léon X ? Or, le pontificat de Léon X n’a guère été plus funeste à l’Église que le pontificat de Clément XIV. Malgré les différences de temps et d’hommes, l’un semble avoir engendré l’autre à quatre siècles de distance ; car si sous Léon X, pour des causes trop longues à déduire, le principe de l’Église romaine a reçu cet effroyable échec de Luther et de sa Réforme, sous Clément XIV il en reçut un autre, presque aussi profond, dans la personne de ceux qui s’étaient dévoués à réparer le premier. Que Roscoe, que des protestants, aiment de préférence à raconter ces pontificats qui ont été des catastrophes, on le conçoit, mais une plume respectueuse et fidèle, une plume dévouée à l’unité !… Ne serait-il pas mieux et plus digne d’elle de laisser dormir, dans la mémoire des hommes de nos temps de faiblesse et d’inimitié, des faits qui se réveilleront un jour ou l’autre dans la mémoire d’une postérité plus calme, et qui ne manqueront jamais de leur jugement ? L’histoire, préoccupée des faits parce qu’elle s’en sustente, frappe souvent des principes en croyant châtier des coupables. Au point de vue raccourci des multitudes, et c’est pour elles qu’on écrit l’histoire, toute faute de roi évoquée par l’histoire, avant de retomber sur la tête du monarque a trouvé plus haut la royauté qui en recevait toujours le premier coup. Cela est vrai d’expérience encore plus pour la royauté des royautés, pour cette souveraineté unique qui représente divinement sur la terre, dans ce qu’il a d’absolu et d’incompatible, le principe de l’autorité. Qu’on y prenne garde ! il y a à faire entre la notion du pouvoir, incarnée toute dans un homme, et cet homme, signe vivant du pouvoir, une forte abstraction presque impossible au commun des intelligences lorsqu’il faut mettre à part le péché et le crime. Et voilà pourquoi, à certaines époques, quand tout ce qui a été si profondément ébranlé se raffermit peu à peu, il est peut-être bon de ne pas toucher à ce qui pourrait jeter de nouveaux troubles dans ces esprits disposés à tout confondre et à ne plus rien respecter.
Certes ! une pareille objection est considérable. Elle a dû arrêter un moment l’auteur de Clément XIV quand, riche des renseignements inconnus déposés par masses dans ses mains, il s’est dit qu’il allait peut-être retourner contre le Saint-Siège, dans l’opinion du monde, les jugements qu’il avait à rendre contre un pontificat isolé. Lui, l’enfant docile et respectueux de l’Église, il a dû connaître les deux terribles minutes qui précèdent les grandes décisions. Mais, Dieu merci ! il n’a pas écouté des scrupules qui avaient leur éloquence et leur raison d’être, et il a écrit son livre avec la simplicité consciente de la force des choses qu’il avait à raconter. En cela, nous pensons qu’il a agi selon le mieux. Nul plus que nous ne se préoccupe du raffermissement d’une autorité ébranlée ; nul ne prend plus en considération les grands motifs que nous avons fait valoir de voiler, pendant certaines phases, les côtés dangereux de l’histoire, comme Montesquieu veut qu’on voile la statue de la Liberté ; de contenir la vérité dans son intérêt même, car elle est une ; enfin, de mettre la main autour du flambeau pour sauver la lumière, parce que l’air est agité encore. Mais des nécessités plus impérieuses abaissent ces considérations. Et d’abord la publicité, cette révolution en permanence, qui donne aux temps modernes un caractère inconnu jusqu’alors, permet-elle d’employer impunément ce système de réserves qui n’est, après tout, qu’une très relative habileté ? Il fut une époque où de telles précautions pouvaient être utiles, mais avec le mouvement actuel des esprits, le déchaînement, pour mieux dire, y a-t-il moyen de tromper ces curiosités insatiables et ces besoins de connaître, chaque jour davantage excités ? La vie de la publicité prend des proportions si colossales, que la moralité de l’écrivain en est toute modifiée ; qu’elle lui constitue de nouveaux devoirs. Cette vie devient si étendue et si facile, que s’en mettre dehors volontairement c’est donner un grand avantage à ses ennemis. Qu’on y songe ! Tout ce que les hommes d’ordre ne diront pas en l’expliquant, les hommes de désordre le diront en le travestissant. Est-ce là ce qu’on veut ? nous ne le pensons pas. Dire donc ce qu’on sait, sans trembler et sans gaucher, est le plus sûr, même dans l’intérêt de cette autorité qui ne doit jamais déchoir ; car si elle a un jour de faiblesse, on montrera par le respect désolé du reproche, par le sentiment de soumission pour la personne qui circulera dans chaque expression du jugement sur sa conduite, que le principe de l’autorité domine toutes les solidarités et y échappe par son essence. On prouvera qu’il peut y avoir dans les condamnations les plus sévères de la vénération, du dévouement et de l’amour. Mais là encore n’est pas la raison supérieure qui doit faire choisir le parti le plus hardi comme le plus habile. Cette raison supérieure n’est rien moins que l’instruction du pouvoir, que sa propre expérience par l’histoire. Celui dont il est question ici, toujours infaillible et toujours inspiré en ce qui tient aux dogmes et à la discipline de l’Église, — la Papauté, malgré la preuve très aisée à produire que de tous les gouvernements de la terre c’est encore elle qui, politiquement, a le moins erré, — s’est pourtant quelquefois mépris sur le sens d’une situation politique : Léon X, Clément XIV, sont de tristes preuves de cette vérité. Eh bien, c’est cette méprise humaine que les enseignements de l’histoire ont pour but de rendre plus rare ! Ils empêchent que l’analogie des situations ne produise l’analogie des conduites. Un mot suffit aux hommes qui ont du regard, et nous n’en dirons qu’un. Sous ce point de vue, l’histoire de Clément XIV est peut-être un livre de circonstance providentielle.
Enfin, les exemples tirés de l’histoire de l’Église ne manquent pas pour justifier la mise en lumière d’un pontificat funeste. S’il était nécessaire de répondre par un grand nom à des scrupules que nous traitons comme ils le méritent, c’est-à-dire avec beaucoup de respect, nous citerions le cardinal Baronius. Il a aussi raconté, dans ses Annales ecclésiastiques, des pontificats de honte et d’ignominie, qu’il appelait d’une expression empruntée aux prophètes : « l’abomination de la désolation dans le temple »
. Ce qui n’a pas répugné à la prudence d’une pareille tête peut donc être osé sans péril. On se sent couvert par ce grand homme. Nous qui savons combien ; en toutes choses, la tradition doit être obéie, n’est-ce pas le cas de nous rappeler le mot de Bossuet : « Hier on croyait ainsi, et aujourd’hui on doit croire de même »
, et de l’élargir en y ajoutant : — Hier on faisait ainsi, et aujourd’hui on doit faire de même ; car le cardinal Baronius, c’est l’autorité d’un homme qui avait assez profond dans son âme le sentiment de l’Église pour agir, en toute circonstance, comme l’Église elle-même eût agi ?
II §
Du reste, un tel sujet, plus qu’aucun autre, devait tenter un écrivain catholique ; les annales de l’Église n’en ayant peut-être pas un autre auquel la cause du catholicisme soit si fortement attachée. En effet, une grande question est restée pendante, et pour la résoudre, l’avenir, plus juste que le présent, devra s’appuyer sur l’histoire. L’Ordre de Jésus, frappé d’une abolition qui fut un coup de foudre contre le principe du catholicisme, n’est pas mort du coup et ne pouvait pas mourir. Il avait l’immortalité du principe dont il était l’expression. Par la force de l’idée divine déposée en lui par son fondateur, il s’est reconstitué peu à peu, comme les tronçons d’un corps saignant et dispersé qui se rejoindraient par miracle. Le bref de Clément XIV a fait une exception lamentable dans cette majestueuse succession de brefs émanés du Saint-Siège, chaîne magnifique dont il est un anneau faussé. Nous ne citerons pas la belle réponse de Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, au Pape (24 avril 1774) ; nous n’aimons à citer que des exemples d’obéissance. Mais Pie VI, qui doutait de la validité du bref extorqué à la faiblesse d’un vieillard par la politique insensée et brutale de l’Europe, demandait déjà, en 1775, aux cardinaux rassemblés, leur avis sur la destruction de l’Institut, et l’on sait la réponse très nette et très péremptoire que fit le cardinal Antonelli, l’une des lumières de l’Église d’alors, dans le sens des doutes du Saint-Père. Les idées d’Antonelli sont restées comme l’opinion du Saint-Siège. À l’ombre de cette opinion protectrice, l’Ordre de Jésus, blessé mais immortel, a repris obscurément sa place dans le monde, prêt à recommencer les grands services qu’il a rendus à la cause de la religion et de l’ordre, se proportionnant aux circonstances qu’il ne brave jamais, mais qu’il accepte toujours, se confiant au temps et à Dieu. Les gouvernements actuels, plus ou moins hostiles, ne montrent plus, il faut bien l’avouer, les passions des gouvernements du xviiie siècle. Les peuples, eux, les ont moins perdues, car il en est des erreurs comme des maladies, ce qui en guérit le plus vite, ce n’est pas la partie de la société qui croupit en bas dans les fanges, mais celle qui vit en haut, plus exposée à la clarté vivifiante du jour. Les circonstances étant donc ce qu’elles sont, un livre de l’abolition de la Compagnie de Jésus, où tout serait raconté sans fausse honte et sans condescendance sur cet Ordre et sur ses ennemis, ne pousserait-il pas à la solution que l’avenir saura dévoiler et à laquelle tant de préjugés sucés avec le lait, grandis dans le sang, s’opposent encore ? Pour qui se sent dévoué au catholicisme, dont la cause est ici beaucoup plus engagée qu’on ne croit, y a-t-il une mission plus haute, en ce temps, que de faire tomber, à force de laver les peuples dans les flots de la vérité, l’horrible lèpre qu’ils ont contractée dans les préjugés des derniers siècles ?
III §
Et nous disons que la cause du catholicisme est beaucoup plus engagée qu’on ne croit dans ce qui, au premier coup d’œil, ne paraît qu’une question d’histoire. Est-il nécessaire de le prouver ? Ce que le catholicisme représente dans un degré suprême et incomparable, c’est, nous l’avons dit déjà, le principe de l’autorité, ce principe générateur et conservateur des sociétés. Avant le catholicisme, nulle institution politique ou religieuse ne l’avait révélé aux hommes avec cette force d’expression. Aussi, depuis que ce principe a été établi dans le monde sous la forme du gouvernement de l’Église, l’orgueil, qui ne veut pas obéir et qui examine pour s’en dispenser, l’a toujours attaqué avec les doubles armes de l’hypocrisie ou de l’audace. À vol d’oiseau, qu’on embrasse l’histoire ! D’Arius à Martin Luther, on ne trouvera que des enragés ou des perfides. Comme le vent détache des pics des montagnes ces blocs de neige qui tombant en ramassent d’autres dans leur chute, les entraînent et les brisent pour éclater tous ensemble dans quelque avalanche formidable, l’esprit humain, naturellement enclin au désordre, secoua et fit choir bien des révoltes sur sa route, bien des hérésies que le temps entraîna avec lui, mais qui, rapprochées et mêlées dans cet entraînement même, semblèrent au xve siècle se précipiter et éclater en une seule qui les valait toutes, et qui s’appela le Protestantisme. À cette époque à jamais maudite dans l’histoire du monde, fut posé avec une rigueur inaccoutumée, en présence de l’Église romaine et du principe qu’elle représentait, le principe contraire qui n’est pas un principe, mais le commencement de toutes les erreurs. L’examen vint de nouveau, mais l’examen élevé à, la hauteur d’un devoir, prêter son appui à tous les instincts de la désobéissance. Tout était menacé, sinon perdu. La Papauté s’était un instant abandonnée sous Léon X, et cet abandon d’un instant, elle le payait cher. Elle savait bien, du
reste, le péril affreux qu’elle courait. Elle faisait un effort sublime. « C’est alors — — dit un grand critique des temps modernes qui, quoique anglais et protestant, ne peut s’empêcher de l’admirer, — qu’elle forgea des instruments de domination et de propagation encore plus redoutables que ceux qu’elle possédait déjà. Elle réforma la règle des anciennes communautés religieuses et elle en créa de nouvelles. Un an après la mort de Léon, l’ordre des Camaldules fut ramené à des observances plus sévères. Les Capucins reprirent la vieille règle de Saint-François : la prière de nuit et le silence. Les Barnabites se dévouèrent au soulagement et à l’éducation des pauvres. Les Théatins remplacèrent le clergé paroissial dans les paroisses où il manquait. »
Ce fut là la réforme vraie en face de la réforme menteuse, mais quelle que fût l’énergie du mouvement qui éclata dans l’Église pour échapper aux dangers qui avaient surgi, il n’eût pas été suffisant si Dieu n’avait envoyé son esprit à l’un des plus grands hommes qui se soient élevés jusqu’à la sainteté. Sous Paul III, Ignace de Loyola fondait cette fameuse compagnie qui devait être le boulevard de l’Église romaine et qui, prenant le principe du catholicisme pour en faire la base de ses constitutions, en exprimait tout ce qu’il contenait de foi, de charité et d’obéissance aveugle. Obéir, et non pas seulement obéir, mais proclamer le devoir impérieux de l’obéissance au moment où le Protestantisme conviait les peuples aux révolutions, c’était aller contre les passions humaines auxquelles on lâchait tous les freins ; c’était une entreprise téméraire qui ressemblait presque à une tentative d’insensé. Elle réussit pourtant, cette tentative, comme une plus grande folie — la folie de la croix — avait déjà réussi. Ce que la Papauté seule, réduite à de grands hommes comme Pie V et Sixte-Quint, n’aurait pu accomplir probablement dans ces temps de détresse, l’Institut de Loyola l’accomplit pour le compte de la Papauté. L’auguste fondateur avait pu mourir. On ne connaissait pas dans la Compagnie les interrègnes du génie et de la sainteté. François de Borgia, Aquaviva Laynez, cet aigle du Concile de Trente, avaient continué Loyola. N’ayant à sa disposition, comme les premiers apôtres, que le conseil et la parole, l’Institut fit reculer devant lui cette vaste mer de l’hérésie qui débordait et mugissait sur le monde à moitié envahi. Comme le remarque leur historien, après cent vingt ans d’efforts, de revers, de succès, de martyre, les Jésuites rapportaient au Saint-Siège plus de peuples que le Protestantisme n’en avait saisi et emporté. C’étaient la Pologne, la Bohême, la Hongrie, la Moravie, la Silésie, l’Autriche, un énorme fragment des Provinces Rhénanes, la France,
qui avait incliné un instant au désordre mais qui s’était relevée vers l’unité comme un arbre qui ne peut pas rompre, l’Italie elle-même, et enfin une partie de l’Angleterre, — une faible partie, hélas ! — mais toute l’Irlande. C’étaient encore de nouveaux continents : en Afrique, en Amérique, en Asie, où des chrétientés s’étaient établies, relevant de Rome à ces distances comme si elles avaient été à ses portes. Jamais rien de pareil ne s’était produit. Ni au ve siècle, quand on évangélisait les Espagnes, l’Irlande et le nord de l’Écosse ; ni au vie, quand Grégoire-le-Grand — qu’on voudrait appeler grand deux fois — députait saint Augustin vers l’Angleterre ; ni au viie, quand d’autres saints missionnaires élevaient la croix sur les bords convertis du Danube ; ni au viiie, quand saint Boniface semait en Allemagne la moisson que Luther devait ravager ; ni au ixe, dont on a dit « qu’il se distinguait de tous les autres, comme si la Providence avait voulu, par de grandes conquêtes, consoler l’Église des malheurs qui étaient sur le point de l’affliger »
, on n’avait vu s’étendre plus loin sur l’univers cette domination de l’Église qu’au nom de toutes les révoltes, un moine apostat, du fond de l’Allemagne, s’était avisé de discuter.
Nous n’écrivons l’histoire que pour ceux qui la savent. Enfermés, pressés dans les limites d’un chapitre, nous n’indiquons que des résultats ; mais on comprend quels ferments de déception haineuse et féroce de tels résultats durent laisser dans les âmes que le Protestantisme avait corrompues. L’erreur aussi est immortelle. On la combat sans l’anéantir. Elle avait jeté ses dents de Cadmus sur le monde. Après Luther, le théologien, après Calvin, l’homme d’État du Protestantisme, on vit s’élever les philosophes : Bacon, Hobbes, Gassendi, Locke, et, plus tard, l’Hydre aux mille têtes de l’Encyclopédie. Ces théoriciens de désordre, les uns aveugles, les autres clairvoyants, mais qui tous, surtout les derniers, avaient le fanatisme de l’impiété autant qu’ils accusaient leurs adversaires d’avoir le fanatisme de la religion, travaillaient à outrance l’esprit des peuples, le prenant par ses mille côtés à la fois, mais s’entendant pour n’y imprimer qu’une seule idée, une idée de ruine et de mort. Détruire l’ordre ancien de fond en comble, briser le signe de la Rédemption, renverser le Saint-Siège, pour mieux, plus tard, renverser les trônes, tel était le but couvert ou montré, mais le but qui empêchait de dormir. N’avaient-ils pas poussé le Protestantisme, — cette chose qui ne peut rien pour elle-même, parce que le sens de l’autorité lui manque et que la logique la roulera toujours, de conséquence en conséquence, aussi loin qu’il lui plaira de la rouler, — n’avaient-ils pas poussé le Protestantisme jusque par-delà toute doctrine, jusqu’à cette honteuse Négation qui n’a plus qu’à s’asseoir et à se taire dans les ténèbres ?… Ce qu’ils avaient accompli déjà leur donnait le sacrilège espoir de réaliser, dans l’histoire, le forfait qu’ils avaient consommé dans les spéculations de la pensée. Mais, comme leurs pères, ils trouvèrent vigilants et debout les hommes qui, au jour de sa nouveauté fascinatrice, avaient empêché le Protestantisme de gagner l’Europe tout entière à sa cause. Ces hommes-là, il fallait les vaincre, les assassiner, les abolir. Une ligue se forma dont les agents furent des hommes d’État sans génie, sans conscience du pouvoir, tombé, fourvoyé dans leurs mains. C’est ici que l’histoire de cette abolition commence. Nous allons en lever une empreinte pour l’instruction de ceux qui nous lisent. En histoire, on est plus heureux que dans cette vie éphémère. On a toujours sous sa main le corps chaud et saignant de César assassiné, pour en faire toucher les blessures.
IV §
Les premières années du xviiie siècle étaient révolues. Cette guerre pour les besoins de laquelle l’Institut des Jésuites avait été fondé, et qui devait finir par la défection d’un Souverain Pontife, avait changé de face et d’armes, mais se poursuivait avec acharnement. Des écrivains superficiels ont prétendu souvent, dans des classifications sans justesse, que les guerres de religion se sont fermées au traité de Wesphalie ; c’est une erreur. Les guerres de religion troublent trop profondément les sociétés pour se clore si vite. Elles peuvent changer de champ de bataille, mais une campagne de trente ans n’est pour elles qu’un épisode. Le fatal génie de la Réforme, comprimé, abattu, mais non détruit, s’agitait, multiple comme l’erreur, dans les mille transformations d’un Protée. On le vit recruter dans tous les rangs et de tous les côtés, des soldats. Opposé au principe qui dit : « Hors de l’Église, pas de salut ! » c’est-à-dire : Tout ce qui n’est pas avec nous par la doctrine est contre nous, — il disait, lui : « Peu importent la doctrine et la vérité, mais tout ce qui est contraire à l’Église est avec nous. » Et là-dessus il prenait dans ses mains toutes les mains souillées, même celles des hommes qu’il devait naturellement haïr. Certes ! les parlements n’étaient aimés ni respectés des philosophes ; cependant ils s’entendirent au premier mot contre le formidable Institut. Il en fut de même pour les gallicans. Quoiqu’ils fussent des protestants à leur manière, quoiqu’il ne leur ait manqué qu’un Henri VIII pour faire en France ce que les anglicans ont fait en Angleterre, ils avaient la prétention vaine de rester catholiques au sein même de leurs erreurs, et, pour cette raison, ils encouraient le mépris de ces penseurs effrénés aux yeux de qui une hérésie était une vérité timide. Jansénistes, parlements, philosophes, confondaient dans une affreuse accointance leur mépris et leur haine les uns pour les autres, dès qu’il s’agissait de ruiner le principe de l’Église romaine et de l’Ordre qui l’avait sauvé. D’un autre côté, les gouvernements qui s’en allaient perdant de plus en plus la notion de la politique, laissèrent s’organiser l’union impie, et, par le fait, ils l’appuyèrent ; car les gouvernements font toujours ce qu’ils n’empêchent pas. Qu’on se rappelle la grave affaire des billets de confession, que les bouffonneries de Voltaire n’ont pas rapetissée dans l’opinion des hommes qui s’entendent à la conduite des peuples ! Le parlement soutint les jansénistes jusqu’au viol de la conscience humaine. Pour n’en donner qu’un seul exemple, de 1738 à 1750, on vit des curés forcés d’administrer les sacrements entre deux haies de soldats. Seuls, les Jésuites, dans cette querelle, soutinrent les grandes traditions de l’épiscopat. Plus tard, le gouvernement français, d’abord si passif, intervint. L’opinion publique, insurgée par les écrivains, l’avait asservi, et d’ailleurs il trouvait de la sympathie en Europe. Pombal n’avait-il pas déjà porté, pour la faire sauter, dans cette vaste mine, une torche allumée au bûcher de Malagrida ?
C’était en Angleterre que Pombal avait puisé, dès sa jeunesse, cette haine des Jésuites qu’il masqua longtemps sous une machiavélique hypocrisie. On le conçoit : avec les forts instincts d’administration qui étaient en lui et qu’il prenait pour des instincts politiques, il avait dû admirer sur la terre du schisme cette religion nationale, chère à l’esprit de tous les despotes, et il en avait remporté l’idée dans sa patrie pour la réaliser un jour. Ce que Henri VIII avait accompli en Angleterre, Pombal l’essaya pour le Portugal, et si les efforts du misérable n’ont point réussi, ce n’est pas sa faute, mais bien la seule gloire qui soit restée à son pays. Grâce à Dieu et aux Jésuites, le catholicisme avait pénétré le Portugal à de telles profondeurs, que toutes les violences de Pombal ne purent l’en arracher. Il y résista avec une âpre énergie. Chose heureuse, même au point de vue humain ! car si ce pays n’est pas entièrement effacé sous les oppressives influences de l’Angleterre, s’il est encore un royaume en Europe, c’est à cette résistance qu’il le doit. Voilà ce que ce taureau furieux de Pombal ne voyait pas. Ses passions le rendaient médiocre. Elles injectaient le regard de son esprit. Parvenu dont la fortune et l’imbécillité du roi qu’il gouvernait furent tout le génie, plébéien qui se baigna dans le sang de la plus grande famille de la monarchie portugaise, comme si ce sang dans lequel il se plongea avait pu se mêler au sien et lui communiquer un peu de sa noblesse, Pombal, à qui les philosophes ont fait une renommée que la postérité ne ratifiera pas, fut de tous les hommes de gouvernement qui s’employèrent contre les Jésuites celui qui montra le plus de rage homicide et sacrilège. Il les attaqua partout, dans les Missions, dans les Réductions, dans les Colonies, dans le Royaume, par des actes de gouvernement, par des pamphlets, par des calomnies, par d’abominables supplices, et il finit par les expulser. Déjà, sous Benoît XIV, il avait sollicité un bref de réforme que Benoît, à cette lâche heure de mourir, si funeste à tant de caractères, avait eu la faiblesse de signer. Ni Choiseul, cet autre obligé des Philosophes, ce ministre d’État d’une prostituée dont les Jésuites, accusés de tant de facilité, n’avaient pas voulu servir les intérêts ; ni Manuel de Roda lui-même, le parricide d’une société qui l’avait élevé et comblé de bienfaits, n’approchèrent seulement de Pombal. Ils n’avaient pas comme lui ce qui rend plus implacable que la haine : un système dont ils voulaient la réalisation et le triomphe. Ils n’obéissaient, eux, qu’à des sentiments. Enivrés de ces fausses lumières que les Encyclopédistes répandaient dans leurs livres, ils faisaient tout pour obtenir une gloire qui en était une de plus.
Et cela suffisait, et bien au-delà, aux desseins des ennemis de l’Église. Ils étaient parvenus à séduire les gouvernements, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus fort, de plus organisé parmi les hommes, le meilleur appui des révolutions quand elles l’ont, presque leur seule chance de réussir. En effet, on ne saurait trop le répéter, surtout à cette heure : les révolutions resteraient peut-être éternellement impuissantes, si des gouvernements aveugles n’avaient la faiblesse de les épouser. La poussière soulevée par elles, le sang qu’elles jettent contre le ciel, retomberaient seulement pour les souiller, si les gouvernements restaient dans leurs devoirs de gouvernement. Qu’on parle tant qu’on voudra d’opinion publique ! ce qu’on appelle l’esprit d’une époque n’est guère redoutable que parce que ceux qui devraient le diriger se laissent emporter à son flot, par manque de hardiesse ou par manque de génie, et c’est là précisément ce qui arrivait en Europe vers l’année 1766. Les gouvernements catholiques méconnaissant leur grandeur passée, leur force présente et les intérêts de leur avenir, ne songeaient plus qu’à frapper le catholicisme. Pour arriver plus tard jusqu’à Rome, on devait d’abord passer sur le cœur des enfants de Loyola ; on devait diminuer Rome partout où elle était, et elle existait partout où il y avait des Jésuites. Idée juste d’une haine qui savait calculer, et qui explique ces préliminaires de l’expulsion que l’abolition devait suivre. La France avait imité le Portugal avec la différence du climat et des caractères. Elle avait confisqué les biens, banni les personnes, et cherché à déshonorer l’Ordre par l’arrêt du Parlement du 6 août 1762. Louis XV, qui assistait à son règne mais qui ne régnait pas, avait lâchement abandonné des hommes auxquels il portait une estime inutile. Choiseul entraînait l’Espagne dans son orbite de perdition. En 1767, l’arrêt de proscription tomba sur l’Institut et l’arracha à la terre la plus catholique de la
chrétienté, avec une brutalité presque sauvage. C’est ce que don Manuel de Roda appelait, dans ses railleries de bourreau : « l’opération césaréenne »
. En vain Clément XIII, qui comprenait au moins son rôle de pontife, et qui avait répondu à l’édit souverain de Louis XV par la bulle Apostolicum, demanda-t-il à Charles III la raison d’une proscription plus inconcevable en Espagne qu’ailleurs ; on ne lui répondit que par le silence. Les larmes du malheureux pontife furent perdues. Hélas ! il semblait qu’en approchant davantage de la catastrophe, il était dans les voies de Dieu que le souverain pontificat épuisât toutes les nuances de la faiblesse. Clément XIII avait le sentiment du droit de l’Église et de la justice, et il est mort en résistant noblement parce qu’on opprimait ce double sentiment dans son âme, mais ce qu’il fallait, dans ces temps néfastes, c’était l’omnipotence du caractère. Un Grégoire VII n’aurait pas été de trop.
Telle était la situation de l’Europe quand s’ouvrit le conclave de 1769. Les Jésuites, chassés jusque de Parme, terre vassale du Saint-Siège, — injure cruelle à la personne même du Pape et qui avait comblé l’amer calice de son agonie, — s’étaient repliés vers Rome comme vers leur corps d’armée naturel. Jamais ils n’avaient été unis par des liens plus intimes avec le Saint-Siège. Si la politique les avait sacrifiés à de haineux caprices de cabinet, jamais ils n’en avaient été mieux vengés par la paternelle affection des Pontifes et la considération du gouvernement romain. Ils en étaient à leur seizième congrégation générale. Laurent Ricci commandait l’Ordre. C’était un chef des temps tranquilles qui n’avait rien de dominateur. Il eût été, du reste, taillé pour les grandes circonstances et jeté dans le moule perdu des Aquaviva, qu’il n’est pas prouvé qu’il eût sauvé l’Institut. Que sait-on ? une vue surnaturelle de l’avenir engageait peut-être les Jésuites à se laisser condamner sans résistance. La sagesse de ces hommes ne ressemble pas à nos sagesses. Leur patience désarmée n’était-elle pas une admirable réplique à l’opinion qui faisait d’eux les maîtres mêmes de la fortune ? Leur soumission n’était-elle pas un dernier et sublime exemple de cette obéissance qu’ils avaient apprise au monde, comme la seule chose qui doive le conserver et l’améliorer ? Mais cette leçon, l’Europe ne savait pas la lire dans la conduite de ces religieux qu’elle craignait tout en les frappant. Comme ils se laissaient accabler, elle éprouvait une joie secrète, la joie des lâches quand ils s’aperçoivent qu’ils avaient bien tort de trembler. Semblables aux bêtes féroces qui ont goûté au sang, quand les hommes ont goûté au succès ils deviennent insatiables. La haine des gouvernements de Portugal, de France, de Naples et d’Espagne, n’était point apaisée par une proscription universelle. Ils pensaient avec prévoyance que si le principe catholique ne se frappait pas lui-même, il pourrait protester contre les assassins, et que la blessure qu’on lui ferait ne serait pas mortelle. Quelle meilleure occasion qu’un conclave pour imposer des engagements effroyables à un pouvoir égaré, qui ne verrait pas que le suicide allait être la condition forcée d’une existence de quelques jours ?
Ainsi, des exigences nouvelles étaient sur le point de se produire. L’ouverture du conclave se date du 20 février 1769, et déjà les cabinets avaient envoyé à Rome des agents de corruption et de menace sous le titre d’ambassadeurs. Pour la France, c’était le marquis d’Aubeterre ; pour l’Espagne, Azpuru et le chevalier d’Azara. Ils ne cachaient point leurs desseins. Les ordres de leurs cours étaient positifs. Ils demandèrent qu’on attendît l’arrivée des cardinaux français et espagnols. Les idées de désordre qui rongeaient l’Europe avaient gagné jusqu’au conclave. Il était partagé en deux partis. Ceux qui, appuyés aux antiques traditions, s’opposaient aux volontés des gouvernements, se pressèrent et faillirent l’emporter, dès le début, sur les hommes que la nouveauté séduisait. Le cardinal Chigi manqua son élection de deux voix. Un tel homme était un vrai prêtre, et, au point de vue de la fermeté même, nous ne savons pas d’éloge plus grand. Effrayés de l’avoir vu toucher de si près à la tiare, les ministres de France et d’Espagne osèrent insinuer d’abord, et proclamer ensuite, que si les cardinaux ne se conformaient pas au vœu des couronnes, la France, le Portugal, l’Espagne, les Deux-Siciles, se sépareraient de la communion romaine. Rien n’était moins certain. Le schisme aurait élevé de telles complications en Europe pour les gouvernements qui avaient l’insolence d’en parler, que très probablement c’était une menace vaine, mais elle troubla ces vieillards, qui doutaient de Rome éternelle, et on attendit les cardinaux étrangers.
Ils arrivèrent. L’histoire en nommera deux surtout à qui elle demandera un compte sévère de leur influence si bassement mise au service de leurs cours. Le cardinal de Bernis, l’ami de Voltaire et la bouquetière de madame de Pompadour, ne pouvait pas se déshonorer, mais l’archevêque de Séville, le grave et profond cardinal de Solis, avait, lui, un honneur à perdre, un noble passé à sacrifier, et il perdit l’un et sacrifia l’autre en acceptant de son gouvernement la mission de faire nommer un pape s’engageant d’avance et par écrit à la destruction des Jésuites. L’influence du cardinal de Solis, qui n’écrivait pas, on ne la trouve attestée que dans les dépêches de sa cour, si préoccupée et si avide du résultat qu’elle poursuivait ; mais la correspondance bavarde du vaniteux Bernis, que l’auteur du Clément XIV a citée presque tout entière, ne laisse aucun doute sur le hideux fourmillement d’intrigues qu’il entremêlait. Cette correspondance, font les lâchetés et les corruptions remontent à Choiseul, ajoutera une page à la fière histoire du ministre qui perdit la Martinique et livra le Canada aux Anglais. Seulement, elle montrera, de plus, l’inanité dans le mal même qui est le caractère de la politique de Choiseul. Lui et son digne agent, le cardinal de Bernis, ne pesèrent que le poids de leur légèreté dans les décisions du conclave. Ils ne furent pour rien dans l’élection du Pape, créé par l’Espagne toute seule, qui, du moins, avait la puissance et la science du mal qu’elle voulait. Solis avait tenu ses promesses. Il avait négocié et obtenu du cardinal Ganganelli un billet adressé à Charles III, dans lequel il est déclaré : « que le droit de pouvoir éteindre la Compagnie de Jésus, en observant les règles canoniques, appartient au Souverain Pontife, et qu’il est à souhaiter que le futur pape fasse tous ses efforts pour accomplir ce vœu des couronnes »
. Par un juste retour des choses, ce
billet terrible allait devenir toute la destinée de celui qui l’avait signé. Il devait empoisonner sa vie ; il devait la lui arracher ; mais il commençait par le faire Souverain Pontife. Le 19 mai 1769, la chrétienté reconnaissait le nouveau pape sous le nom de Clément XIV.
Il est des historiens qui, dans des intentions honorables, ont cherché gravement le mot de la conscience du cardinal Ganganelli lorsqu’il écrivit son fameux billet au roi d’Espagne. Il en est qui, pour justifier un pape aux yeux de la postérité, ont insisté sur le texte même du billet et ont montré combien peu il était explicite, à quel point il n’engageait pas ! Nous ne suivrons point leur exemple. Nous n’avons point autorité pour descendre dans cette profondeur qu’on appelle la conscience, ombre mystérieuse claire à l’œil de Dieu seul, et nous sommes d’ailleurs trop soumis au signe vivant d’un pouvoir divin pour agiter des questions qui le mettent en cause devant les hommes. Nous l’avons dit, qu’on ne le perde pas de vue ! nous constatons des résultats avec tristesse ; nous faisons saillir des évidences. Rien de plus. Quelle qu’ait été la pureté des intentions du cardinal Ganganelli et l’étendue de ses secrètes espérances quand il posait tout un pontificat sur le dé de cette lettre fatale, il s’agit, en fin de compte, tout simplement, de savoir si la chance a été pour l’Église, si l’engagement souscrit fut ou non un épouvantable malheur… Or, qui le niera ? qui oserait le nier ?… Avant d’être pape, Clément XIV aimait les Jésuites. Quand il professait au collège de Saint-Bonaventure, à Rome, il n’avait pas trop d’éloges et trop d’admiration pour eux. Au conclave même, il passait pour un jésuite, sous son froc de Cordelier. Pape, devait-il apprécier moins une compagnie qui était le bras droit de la Papauté ? Non ! sans doute. Il fallait donc que de bien grandes raisons fussent en lui, de bien grands projets peut-être, pour s’engager avec des ennemis contre ce qu’il avait toujours aimé. Le doute, qui faisait craquer tout en Europe, l’avait-il saisi comme les autres, non dans sa foi à la destinée éternelle de l’Église, mais dans sa foi à sa destinée dans le temps, à sa destinée de passage ? Croyait-il pouvoir accorder quelque chose aux passions pour leur refuser tout ensuite ? Croyait-il qu’un ajournement serait possible et le sauverait ? Dans tous les cas, le résultat reste, et le résultat proclame bien haut qu’il s’est trompé.
Et il ne fut pas longtemps sans le reconnaître. Quand la popularité des premiers jours, que les gouvernements lui créèrent d’autant plus aisément qu’ils s’accordaient avec les multitudes, se fut évanouie, Clément XIV put s’apercevoir du néant de ses espérances, si jamais il en avait conçu. Les cabinets lui rappelèrent, avec un langage de créancier impitoyable, la mise à prix de cette popularité. Bernis avait été nommé ambassadeur à Rome ; Azpuru, plus réellement habile que ce faiseur de petits vers, proscrivait les cardinaux qui avaient trempé dans les affaires sous Clément XIII (Rezzonico). Kaunitz, ambassadeur de Marie-Thérèse, avertissait le Souverain Pontife des menées qui n’échappaient point à son observation d’homme d’État. Clément promettait, biaisait, n’osait, refusait de voir le général des Jésuites, et pourtant promulguait un bref dans lequel il glorifiait leurs missions. Il commençait à trouver la position fausse qu’il avait acceptée plus forte que son courage. Le bref Cœlestium munerum thesauros exaspéra les cabinets. Ils jetèrent les hauts cris. Don Manuel de Roda parla en homme qui a un titre et qui peut en exciper à ciel ouvert. En vain Clément invoquait Louis XV, ce roi sans cœur et sans mains, à qui il ne restait qu’un œil clairvoyant pour voir l’abîme dans lequel il tombait : « Je ne puis pas — dit le Pape dans ses lettres — condamner un Ordre exalté par dix-neuf de mes prédécesseurs. Il faut un concile général. »
Échappatoire habile qui ne servait à rien ! dernière ressource perdue de la politique italienne ! Choiseul ne laissait pas à Bernis un seul instant de repos. Enveloppé dans un cercle qui chaque jour s’enflammait davantage en se rétrécissant, Clément XIV perdait le sens même de sa situation. Cédant aux conseils perfides de Bernis, il écrivit à Charles III une lettre qui le liait encore plus que le billet d’avant son élection. Il y reconnaissait que la suppression de l’Institut de Loyola était
indispensable, mais que les temps n’étaient pas mûrs. Avec son caractère honnête, scrupuleux, effrayé du bruit, on le tenait un jour ou l’autre par une pareille lettre. Mais un jour ou l’autre, c’était trop long, et la cour d’Espagne ne voulait plus attendre même le lendemain. L’orgueil de ces hidalgos s’irritait et montait, battant toutes les résistances de son flot soulevé. Et puis, dans ces choses de la politique, embrasées des passions des hommes, il y a des moments où tout se précipite de soi-même ; c’est dans la logique et c’est dans l’heure ; et cela fait un entraînement tel que les hommes qui ne croient pas à la Providence appellent ce précipitamment la fatalité. Clément XIV, glissant la tête en bas dans les voies des concessions qui perdent tous les pouvoirs quand ils croient se sauver par elles, renonce à promulguer, comme ses glorieux prédécesseurs, le Jeudi-Saint, dans la basilique de Saint-Pierre, la bulle In Cœna Domini. Les gouvernements applaudissent ; car toute concession est grosse d’une autre encore plus mortelle, Choiseul tombe, mais qu’importe à la sérieuse Espagne, à ce Charles III, inflexible et muet, pour les vues duquel Choiseul, éventé comme la présomption, s’était si vainement agité ! Le cabinet de Madrid n’en agit pas moins avec cette persévérance dont les livres saints ont fait un attribut du démon. Florida Blanca, homme dévoué jusqu’à l’esclavage, doit finir l’affaire commencée. Il est envoyé à Rome ; on put dire que quand il y fut, il y fut seul. Comme le serpent d’Aaron qui dévora tous les autres, il effaça ces diplomates qui rampaient pour le succès de l’entreprise. Il étreignit au lieu de ramper. Il ne lâcha plus le malheureux Pontife. Il semblait, par sa volonté, par sa parole et par sa beauté puissante et majestueuse, être l’expression vivante de la force de son gouvernement. Dans ces luttes avec la conscience du Pontife qui gouvernait l’Église, il accablait jusqu’à ses nerfs. Il
avait à Rome — aux portes du Vatican — une imprimerie qui vomissait incessamment des livres diffamatoires contre les Jésuites. C’était comme une forge de calomnies, toujours allumée. Un tel homme, servi par de tels moyens, devait triompher. Une nuit, n’en pouvant plus, succombant sous la fascination de sa propre parole invoquée sans cesse contre lui, Clément XIV signait au crayon, sur une fenêtre du Quirinal, le bref Dominus ac Redemptor noster, qui supprimait l’Institut de Saint-Ignace. Les cloches sonnaient au Gesù pour une neuvaine en l’honneur du patron de la compagnie : « Vous vous trompez, — dit Clément, dans sa sinistre angoisse, — ce n’est pas pour les saints qu’on sonne, c’est pour les morts. »
Non ! ce n’était pas pour les morts ! Dieu, qui s’est réservé l’avenir, n’abandonnait pas son Église. Le Pape se trompait. Erreur cruelle, mais expiation légitime ! L’expiation commençait déjà. Tombé évanoui sur le marbre après avoir tracé sa signature, Clément n’y fut relevé que le lendemain. Quand il sortit de cet évanouissement terrible, ce fut pour entrer dans la vie intense des remords. Quels spectacles alors épouvantèrent les murs sereins du Vatican ! Des cœurs respectueux et affligés, des hommes comme Vincent Bolgeni, comme le cardinal Simone, en ont conservé le souvenir pour l’éternelle et consternante édification des pouvoirs qui ne savent pas résister. Ils ont fait le compte de ces larmes, de ces cris, de ces déchirements de l’âme et du corps qui suivirent l’acte consommé et qui l’effacèrent. Nous qui n’écrivons point de l’histoire personnelle, nous jetterons un voile sur la fin de cette existence bouleversée. Clément ne tarda guères à mourir. « J’ai fait éclater mon arquebuse, — écrivait deux jours après son succès Florida Blanca, rugissant d’orgueil. — Vous savez de quelle mitraille elle était chargée. »
Il avait lieu d’être fier : il avait tué du coup la Compagnie de Jésus et le Pape. L’Europe, qui avait tressailli d’allégresse à la nouvelle de l’abolition, l’Europe, grossière comme tous les vainqueurs, trouva le moyen d’insulter à cette sainte chose qui s’appelle l’infortune. Elle frappa un ennemi à terre, ce qui est la lâcheté des lâchetés, et elle attribua au poison vengeur des Jésuites la mort d’un Pape que ses gouvernements avaient tué.
Mais l’ignorance seule bégaie aujourd’hui ces dégoûtants mensonges qui salirent toutes les lèvres du xviiie siècle. Nul esprit éclairé ne voudrait y répondre et ferait bien. C’est que l’Europe du xviiie siècle est une chose à part dans la mémoire des hommes. Avec beaucoup de génie, beaucoup de lumières, beaucoup d’entrailles même, avec tout ce qui rend la gloire facile et la grandeur réelle, l’Europe du xviiie siècle est la plus petite des Europes qui viennent séculairement comparaître au tribunal de l’histoire. En effet, il n’y a point de grandeur sans vérité et sans justice, et c’est de justice qu’elle a manqué. On sent bien qu’elle a de la puissance, puisqu’elle a des passions ; mais les passions sont la force la moins noble, la plus animale de notre être. Les plus intelligents parmi les hommes passent leur vie à les mépriser, à n’en pas écouter la voix ! L’Europe du xviiie siècle n’a écouté que cette voix funeste, n’a obéi qu’à elle, et l’a renforcée quand elle a pu. Dans cette question des Jésuites, elle se montra folle jusqu’à la barbarie, bête jusqu’à la stupidité. Elle accueillit l’abolition d’un Ordre qui représentait à ses yeux le principe exécré de l’obéissance, avec le sentiment révolutionnaire qui, plus tard, posa comme un dogme que l’insurrection est le plus saint des devoirs. Si elle ne savait pas ce qu’elle faisait, ses chefs, ses éducateurs le savaient pour elle. Dans leur joie, ils allèrent presque jusqu’à béatifier Clément XIV : « Les calvinistes de Hollande et les jansénistes d’Utrecht, — dit Crétineau, — frappèrent une médaille à son honneur. »
Le Pape sentit l’outrage de cet hommage. Il y a des inimitiés qu’il ne faut jamais apaiser, des mépris qu’il est glorieux d’encourir, des popularités qui sont des crimes. On n’a rien à faire pardonner à la sainte Église, et les pontifes
qui la gouvernent doivent avoir pour ennemis tous ses ennemis.
Du reste, ce grand égarement d’une époque spirituelle, éclairée, polie, parce que ses passions lui remontèrent à la tête comme une congestion de sang impur, est un de ces faits qu’on ne saurait plus discuter. Les protestants eux-mêmes le reconnaissent. Devenus, par un inévitable développement des choses, des rationalistes modernes, rencontrant l’impartialité quelquefois à force d’indifférence, des protestants comme Schlosser, Ranke, Schœll et Macaulay, ont souvent reproché au xviiie siècle l’atrocité ou la niaiserie de sa haine contre les fils de Loyola. Ils ont, autant qu’ils le pouvaient, été justes ; car les hommes sont beaucoup plus impersonnels qu’ils ne pensent, et ils emportent pour toute la vie, dans la partie d’eux-mêmes qu’ils croient la plus indépendante, les principes au sein desquels ils sont éclos. Ils ont, pour leur part, repoussé ces calomnies que des écrivains de ce temps-ci, moins sages et moins intelligents, répètent encore comme s’ils étaient du siècle passé. Esprits de portée et auxquels l’histoire, étudiée avec persévérance, a communiqué le sens politique, ils ont été naturellement frappés des immenses facultés que les Jésuites ont déployées pendant tout le temps de leur grande et salutaire action sur le monde. Ils l’ont décrite sans l’affaiblir ; ils l’ont expliquée sans l’insulter. En cela, ils ont donné un noble exemple, qui n’a pas été suivi, à des écrivains catholiques, du moins par le baptême, et de toutes manières, excepté par-là, au-dessous d’eux. On a vu, au commencement de ce chapitre, comment l’auteur de l’histoire de la Compagnie de Jésus avait répondu à ces derniers échos du xviiie siècle, et nous n’en parlerions même pas, si l’opinion de l’Europe ne voulait pas qu’une sottise dite en France fût plus comptée qu’une chose raisonnable dite ailleurs.
V §
Mais si cette opinion, qui relève trop de la France, est souvent fourvoyée par elle, elle ne courra, du moins, aucun danger quand il s’agira de livres semblables à ceux de Crétineau-Joly. Au contraire, elle apprendra un peu mieux ce qu’elle ne sait pas assez : c’est que si la France produit le poison, elle produit aussi l’antidote. L’histoire de la Compagnie de Jésus et l’histoire de Clément XIV doivent redresser et guérir — sur une question immense et qui n’est pas épuisée — tous les esprits qui ne sont pas incurablement gauchis et gangrenés. Voilà la valeur de ces livres. Elle est très grande, et, selon nous, trop grande pour que nous abaissions ces publications, importantes au point de vue d’une utilité plus haute que tout, jusqu’à une critique littéraire. Nous admirons sans réserve la position que Crétineau-Joly a prise. Nous n’en voulons pas voir davantage. La littérature n’est qu’une bagatelle difficile, à côté d’une question d’État aussi profonde que celle qui se trouve sous l’histoire des Jésuites et de leur abolition.
Cette abolition, nous l’avons racontée à traits rapides. Dans le livre de Crétineau-Joly, elle est dite avec toutes les circonstances qui l’accompagnèrent, et ces circonstances sont épouvantables. Elles montrent bien ce que c’est que l’histoire diplomatique, ce produit immonde des chancelleries et des cabinets. Crétineau a cité des textes, dépouillé des correspondances, prouvé jusqu’à la dernière évidence les culpabilités et les infamies. Il peut dire comme l’ermite de Prague : « Cela est, parce que cela est. »
Il en est sûr. Son récit, commencé avec les événements du Portugal, va plus loin que la mort de Clément XIV. En homme qui sait la force de certaines conséquences, il n’oublie pas, avant de terminer ce livre, qui restera, sur bien des mémoires, comme un écriteau, de constater l’effet produit par l’abolition sur l’Ordre même. Cet Ordre incomparable fut digne, jusqu’à la dernière heure d’injustice et de barbarie, de ses augustes Constitutions. Lui, l’ennemi du protestantisme, il ne protesta pas. Laurent Ricci, son général, fut emprisonné, et il laissa un testament sublime dans lequel rayonnent la soumission et l’innocence. Malgré les vexations de détail qui s’ajoutent toujours à une mesure tyrannique et dictée par la haine, les Pères de la Compagnie de Jésus ne fléchirent pas dans l’obéissance et dans le respect. Nul murmure ne s’éleva, nulle plainte, nulle parole qui sentît le dernier orgueil qui périt dans l’homme : — l’orgueil des services qu’il a rendus. C’est que, par le fait, ils n’étaient plus des créatures humaines ; ils étaient des saints. L’Europe, ricaneuse comme le vice, se souciait fort peu des saints à cette heure-là et des spectacles qu’ils donnaient au monde, — mais par-dessus tous ces gouvernements d’insensés qui ne voyaient pas ce qu’ils auraient dû admirer, il s’élevait un homme qui le voyait bien. C’était Frédéric. Il était pourtant de la race des ennemis de Dieu. Il était protestant, il était philosophe ; mais
aussi, il était roi. Il était un grand politique. Il avait l’expérience de la difficulté de gouverner les peuples, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer hautement les hommes d’un système qui diminuait cette difficulté. Rendons justice à ce grand homme ; son instinct ne l’abusait pas. Son âme trop sèche n’avait pas le sentiment des idées religieuses, mais, même en dehors de ces idées, si l’on peut s’y mettre par hypothèse en parlant de l’Institut de Loyola, cet Institut n’est-il pas avec la République romaine et le gouvernement anglais depuis Cromwell, les trois plus belles choses qu’on ait jamais vues sur la terre ? Il n’y a que les imbéciles, en politique, qui puissent le nier, et Frédéric avait du génie.
Ce n’est pas tout. Nous aimons, comme l’auteur de Clément XIV, à suivre jusqu’à ses dernières limites le développement du principe de l’obéissance, appliqué contre eux-mêmes par ces hommes qui sont la gloire de l’humanité. Nous avons montré ce qu’il produisit dans la sphère de l’action, voyons aussi ce qu’il produisit dans la sphère de l’intelligence. La soumission engendre dans les âmes une paix féconde pour les facultés de l’esprit. Elle purifie le regard comme elle purifie le cœur, elle donne une forte assiette à tout l’être. Les historiens qui ont encore le mieux jugé Clément XIV, ce sont les hommes qu’il a brisés. Écoutons-les. Ils écrivent tout près de l’abolition qui les foudroie, et déjà ils ont devancé le calme des temps futurs et la miséricorde attardée de l’histoire, qui pardonne chaque jour davantage, parce que chaque jour elle comprend mieux : « On sait — dit le Père Mozzi — que Clément était disposé à renoncer au Pontificat plutôt que d’en venir à cette extrémité (l’abolition) ; il le déclara bien souvent, et toutefois il y est venu. Mais chacun en connaît-il bien le moment, la manière, la cause ? Ô mes enfants, chers amis de la Compagnie qui n’est plus ! honorez le souvenir d’un Pontife qui est moins indigne de votre estime qu’il ne mérite toute votre compassion. Ayez encore un peu de patience ; tout se voit, mais on ne peut tout dire. Le temps propice n’est pas encore arrivé pour vous, il viendra et il passera pour les autres. Ayons confiance en Dieu, et soyons-lui fidèles. Dieu seul doit nous justifier. Réfléchissez aux conséquences de notre suppression, aux événements qui se succèdent chaque jour, et jugez s’il pouvait commencer à le faire d’une manière plus éclatante. »
Telles sont les paroles de ces hommes à qui on prenait plus que la vie ; car pour des hommes qui croient en eux-mêmes et à ce qu’ils font, il y a plus que la vie : c’est l’influence qu’on perd, l’action qu’on vous défend, la direction qu’on vous arrache ! L’ambition humaine souffre de cela, mais la conscience religieuse, avec sa foi inaliénable et profonde, en souffre bien davantage. Qui le savait mieux que les Jésuites ?… Dieu leur remettait un bien à faire ; on le leur interdisait de par Dieu. Hommes héroïques, ils ne le faisaient pas ! L’histoire du passé tonnait dans leurs esprits comme une lugubre prophétie. Ils connaissaient l’Europe. Ils savaient ce qu’ils avaient accompli, ce qui restait à accomplir… La Philosophie, plus hideuse que son père, le Protestantisme, tenait le monde sous elle. On touchait à la Révolution française, cette troisième génération d’un principe qui ne peut plus se continuer d’une génération de plus, tant celle-là lui a vidé les entrailles et tari sa force vitale ! Les erreurs bouillaient sous le feu de l’esprit d’un siècle incendiaire. Le monde ancien allait crouler. Ils sentaient, eux qui l’avaient sauvé tant de fois, qu’ils pouvaient le sauver encore. On le leur défend, on les abolit, on les anéantit. De leur plein gré, ils s’anéantissent ; ils s’ôtent humblement de la balance dans laquelle Dieu pèse les peuples et qu’ils eussent fait pencher, peut-être, du côté du salut, par leur poids. Ah ! il est sûr que de tous leurs martyres, que de tous leurs sacrifices, celui-là fut le plus douloureux. Sacrifier jusqu’au sacrifice, y a-t-il un pas de plus dans l’abnégation humaine ? et peut-on descendre plus bas ? et ad contemnit, disent les saints livres. Certes ! il eût été dans les tendances de tous les hommes de faire remonter un peu de mépris du fond de l’abîme contre le Pouvoir qui les y avait précipités. Mais eux, non. Ce sont des Jésuites, les saints de l’obéissance. Ils ne méprisent pas. Ils bénissent, et ad imum… benedicunt ! Avant eux, qui avait vu cela ?
Profitons de ce magnifique exemple. Les faits exposés, l’histoire achevée, ne touchons pas rudement à la mémoire de Clément XIV, « de ce pontife moins indigne d’estime que digne de compassion »
. Nous que le temps présent dégoûte et qui voudrions voir le principe de l’autorité, en toutes choses, relevé de toute sa hauteur et florissant comme aux anciens jours, n’oublions jamais que ce que Clément a fait, il avait droit de le faire, Le droit ne lui fut pas contesté une minute, même par ceux que l’abolition atteignait. S’il se trompa, ce fut dans l’appréciation des conséquences de son acte qui devaient être si funestes à l’Église romaine ; ce fut une erreur politique. Ou plutôt, non ! il ne se trompa pas sur cette appréciation, puisqu’il en mourut de chagrin. Si nous le condamnons comme il s’est condamné lui-même, faisons-le avec l’esprit des fils du Saint-Siège. Nous avons dit au commencement de ce chapitre qu’il est parfois jusque dans le blâme beaucoup de vénération et d’amour. D’ailleurs, il y a mieux encore : élevons-nous une bonne fois par le sentiment théologique au-dessus des jugements humains de l’histoire, et finissons par une de ces considérations profondes qui finissent tout. L’infaillibilité du Pape, à laquelle nous croyons plus qu’à la lumière, — car la lumière n’est qu’un fait et l’infaillibilité est un principe, — nous dispense du soin pesant de rien juger. En toute matière, c’est un grand débarras, mais c’est ici une grande sagesse. En effet, voyez comme cela simplifie et abrège ! Le Pape est infaillible. Maître de la discipline comme du dogme, il a aboli les Jésuites. Il a bien fait, puisqu’il est infaillible. Mais, par cette raison, s’il les eût rétablis avant de mourir, il eût bien fait encore puisqu’il est infaillible. Un second bref pouvait anéantir le premier. De même pour les Papes qui viendront après Clément XIV. Si comptée si sacrée que soit la Tradition, elle ne l’emporte pas sur la volonté
infaillible du Pontife. Alors on comprend les mots du Jésuite à ses frères : « Le temps propice n’est pas encore arrivé pour vous, il viendra et passera pour d’autres. Ayons confiance en Dieu et soyons-lui toujours fidèles. »
Du docteur Pusey et de son influence en Angleterre §
Quand un homme qu’on pourrait appeler le dernier des prophètes, écrivait, au commencement du siècle : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs »
, il montrait une fois de plus cette longue prévision qui est à la créature humaine ce que la prescience est à Dieu, et qui part d’une inspiration plus profonde que le génie. Oui ! Joseph de Maistre avait raison. Un immense événement se prépare. La certitude de cet événement, lointain encore, qui s’annonçait, il y a quarante ans, par des coups obscurs, comme la vie de l’enfant s’annonce dans le sein de la mère, enivrait de joie la pensée divinement avertie du grand apologiste de la papauté. Nous, venus après lui, moins inspirés, mais vivant plus près des choses qui vont éclore, nous voyons mieux, à cette heure, ce que de Maistre apercevait. Ce qu’il embrassait d’une intuition confusément prophétique, nous le discernons presque en détail. Chaque jour des faits nouveaux éclatent et l’attestent. L’histoire contemporaine récrit à toutes ses pages, et cet événement, plus perceptible maintenant que mystérieux, auquel tout concourt et tout marche, c’est le retour à l’unité, c’est la convergence universelle vers le principe d’universalité qui est le principe même du catholicisme.
Que si l’on doutait d’un tel fait, on prenne la peine de jeter un coup d’œil sur l’Europe et sur le monde ! Évidemment, pour tout homme de bonne foi et dont le regard traverse les surfaces, les hérésies nées du Protestantisme n’en peuvent plus. Après avoir travaillé l’esprit humain pendant quatre siècles et avoir versé dans ses veines un poison qu’il y retrouvera peut-être toujours, elles se sont enfin senties épuisées et une défaillance secrète a commencé de les saisir. Elles se remuent et elles s’agitent, il est vrai, mais tout ce qui agonise, tout ce qui va passer, se remue et s’agite ainsi. Haïssables autant que jamais, dangereuses comme au premier jour, car la passion, éternelle comme l’homme, s’empare de l’erreur et s’en fait une arme dans la brutalité de ses desseins, elles ne sont plus cependant, ainsi qu’elles l’étaient autrefois, nécessaires de cette nécessité providentielle dont parle l’Évangile quand il dit ces graves paroles citées par saint Augustin : « Il faut qu’il y ait des hérésies (oportet hæreses esse), parce que ce sont les hérésies qui forcent la vérité à des démonstrations nouvelles. »
Au contraire, ces filles de l’orgueil semblent avoir terminé le travail de contradiction que Dieu impose quelquefois à l’homme révolté dans l’intérêt de la vérité méconnue. Comme ces Scythes aveugles condamnés à battre le lait des vainqueurs, elles ont assez battu le lait de la bonne doctrine pour qu’il se répande, par-dessus leurs mains insensées, en torrents féconds sur le monde. Partout où elles ont régné, — qu’on interroge l’histoire ! — elles ont divisé, morcelé, pulvérisé tout : religion, philosophie, lois, gouvernements et peuples, si bien que l’homme, resté debout avec sa personnalité isolée dans cette vaste incohérence de toutes choses, a erré, agité mais captif, jusqu’aux bords de la sphère où Dieu l’a mis, pour revenir tout à coup au centre, repoussé par d’inflexibles conséquences — comme par une enceinte
d’abîmes ouverts — vers l’unité abandonnée ! Et ce mouvement de retour forcé vers le principe délaissé si longtemps n’est pas seulement, qu’on le sache bien ! une disposition actuelle de l’esprit des peuples : c’est la disposition plus précise encore, ou, pour mieux dire, c’est l’aspiration des hommes de pensée qui mènent leur époque en la devançant. Tous conviennent que l’unité et l’universalité sont les signes péremptoires auxquels la vérité absolue se fait reconnaître. Tous — même ceux qui n’ont ni le respect, ni la foi que le catholicisme inspire, c’est-à-dire ceux-là qui n’ont pas la science du catholicisme, — proclament que l’unité et l’universalité sont le but suprême de la vie sociale, et que hors d’elles il n’y a que gouvernements imparfaits, absence de justice et d’harmonie. Selon nous, ce besoin d’unité si profond, si consenti qu’il a fait son nom dans la langue et que le mot d’unitéisme se rencontre sous toutes les grandes plumes de ce temps, cache l’avenir d’une philosophie qui remonte vers la religion. C’est une de ces fortes tendances qui doivent profiter, un jour ou l’autre, au catholicisme ; car le catholicisme, c’est le principe de l’unité et de l’universalité posé dans le monde et réalisé avec une incomparable splendeur. Institué de Dieu, organisé de Dieu, Dieu même en quelque sorte, si on osait le dire, puisque l’Église continue Jésus-Christ dans ses actes et dans sa parole, le catholicisme doit, en vertu des principes qui sont son esprit et sa vie, embrasser l’univers dans ses bras puissants et ouverts par l’amour, et unir les hommes dans une même pensée de charité et de foi. Comme, aux premiers temps de l’Église, il a compris en lui les barbares de la barbarie, dans des temps dont nous voyons l’aurore il comprendra d’autres barbares, les barbares de la civilisation. Certes ! nous le croyons, il serait d’une utilité supérieure de justifier par des faits nombreux, par une étude
patiente et scrutatrice de la société moderne et de l’état actuel des hérésies en Europe, la confiance qu’il est impossible de ne pas avoir en une phase nouvelle et triomphante du catholicisme. Mais nous ne voulons aujourd’hui que dégager, en passant, un point de cet horizon étendu ; que signaler, comme un détail entre les mille autres qui viendront plus tard, les changements dont l’Angleterre est le théâtre depuis plusieurs années, et surtout appeler l’attention sur un homme qui aura toujours la gloire — si une meilleure ne le tente pas — d’avoir nommé de son nom ces changements précurseurs du changement définitif et radical qu’il nous est permis d’espérer.
I §
De toutes les hérésies protestantes qui suivirent la grande rupture du xvie siècle, la plus abaissée, la plus vile, la plus honteuse dans ses motifs de révolte fut, à coup sûr, l’hérésie de Henri VIII qui fut appelée l’Anglicanisme. Du moins, dans Luther, on pouvait reconnaître encore, mutilés, il est vrai, par l’orgueil du sectaire, et souillés par d’ignobles concupiscences, les débris de ce qui avait autrefois été une foi et une conscience humaines ; mais chez Henri VIII, rien de pareil ! Comparez ces deux hommes avec attention. L’animal de gloire de Tertullien (animal gloriæ
) redressait parfois le front égaré de Luther, mais l’animal de volupté (animal voluptatis) abaissait éternellement la lourde face de Henri vers de bestiales jouissances. La flamme divine manqua toujours à ce cœur plein d’un sang grossier. Aussi, en Allemagne, quand Luther commença d’y répandre sa doctrine de contradiction et d’erreur, il émut autour de lui quelque chose qui ressemblait à un sentiment public. Le principe de l’examen, si cher à l’orgueil, parlait éloquemment aux intelligences enivrées et les entraînait. Dans la Grande-Bretagne, au contraire, Henri VIII, insurgé contre l’Église, ne s’adressa point à l’intelligence, et ce ne fut point un sentiment public, mais l’abaissement public qui lui répondit. Comme Luther, il ne prêcha point l’hérésie ; il la commanda sous peine de mort, et il fut obéi. À part quelques martyrs, quelques nobles têtes comme Morus et Fisher, que le Tibère théologique jeta au bourreau, les hautes classes qui alors menaient la nation reçurent, dans le silence de la conscience anéantie, une religion toute faite des mains de ce cuistre sanglant qui osait inventer contre Dieu… Jamais, dans les annales du genre humain, si magnifiques en lâchetés, on n’avait eu le spectacle d’une chose si lâche… Et cependant, disons-le pour être juste, de toutes les hérésies dont le
Protestantisme de Luther fut la semence, celle de Henri VIII, de ce révolté de la débauche, est la moins funeste dans ses conséquences définitives. L’erreur n’y est pas dans les proportions gigantesques, infinies, absolues, des autres hérésies nées de Luther. Il y reste des portions de vérité ; l’élément catholique faussé et brisé y respire : belles ruines sauvées dans un dessein caché aux hommes, mais clair à Dieu, et avec lesquelles, vous le verrez, on pourra un jour reconstruire ! Le jugement individuel, cette lèpre d’anarchie incessante, n’y ronge pas tout… On y retrouve une autorité, une tradition, un enseignement, une hiérarchie, une Église enfin, et une Église vassale encore dans ses coutumes, dans ses cérémonies, dans son besoin d’unité, de l’Église de Rome qu’elle insulte. Là, l’esprit politique des anglais amis une organisation, une volonté d’être et de se conserver respectable à tous les hommes qui ont cette notion de l’ordre avec laquelle on recommencera le monde, quand les révolutions l’auront perdu. En cela, Henri VIII vaut mieux que Luther ; le mal qu’il a fait est moindre que le mal consommé par le moine allemand. Contraste frappant, mais conséquence naturelle ! Devant l’histoire comme ailleurs, le principe théologique devait triompher. Quomodò cecidisti, Lucifer ?
Le Nabuchodonosor de la chair est moins coupable que le Nabuchodonosor de l’orgueil.
Cette différence très réelle, et tout à l’avantage de l’Établissement de Henri VIII, entre le protestantisme anglican et les autres protestantismes, est, pour tous ceux qui écrivent l’histoire à la lumière des principes, la raison de la tendance vague qui devait un jour se condenser et jaillir du fond troublé de la société religieuse en Angleterre. Sans doute, par cela même qu’il était aussi un protestantisme, un détachement violent de Home, une révolte contre l’autorité souveraine et infaillible, il avait à produire les maux que doivent produire toutes les espèces de protestantisme. Il les a produits. L’éternelle division s’en est suivie. Même dans ce pays, si grandement politique, qui a cru compléter l’unité de son esprit public par l’acceptation et le maintien d’une religion nationale, on a vu des partis s’élever et déchirer cette unité désirée, qui, sans les principes de l’Église romaine, sera toujours la chimère de l’esprit humain. À l’heure qu’il est, l’Église anglicane est exposée aux coups de trois parricides. D’abord, le parti évangélique ou puritain (Low Church), qui professe arrogamment le protestantisme dans son horreur pure, nie la tradition, méprise les Pères et interprète la Bible à son gré ; ensuite le parti de l’Église et l’État (Church and State), qui tend à sacrifier entièrement, dans un temps donné, l’élément religieux à l’élément politique ; et, enfin, le parti anglo-catholique, celui de tous qui doit frapper le mieux au cœur l’Église anglicane, mais qui la frappe pour la sauver : car, tuée par lui, elle ressuscitera catholique, apostolique et romaine. C’est ce parti, chaque jour grossissant par le nombre comme il se complète par la doctrine, dont Pusey et Newman ont été les plus ardents promoteurs et les chefs. Newman est devenu prêtre de l’Église de Rome. En vertu de l’énergie de son esprit, il a accompli pour son propre compte le mouvement que le parti qu’il a dirigé accomplira un jour pour le sien. Plus haut que les autres par les facultés, plus fort par l’âme, il a marché plus vite ; sa conduite a tout le frappant d’un présage. Privé de son plus puissant auxiliaire, le Dr Pusey, dans ces derniers temps, est resté plus à la tête des idées que des passions de son parti, et dans une attitude si désarmée qu’on dirait qu’il médite en silence quelque lente et suprême résolution.
C’est depuis 1820 surtout que les prétentions du parti anglo-catholique, inspirées par d’impérissables souvenirs et appuyées sur la science, ont contracté un degré de netteté et d’influence légitime qu’il a été impossible, même aux plus fanatiques anglicans, de méconnaître. Toute une littérature théologique d’un sens profond et d’une controverse supérieure1 donne une juste idée de la force et de l’étendue de ces prétentions. L’origine qu’on leur assigne est assez imposante d’ancienneté. Elles commencèrent à se produire, disent les écrits les plus renseignés, sous le règne de Charles Ier. Elles eurent pour premiers soutiens et premiers interprètes, le fameux Laud, archevêque de Cantorbéry, et l’évêque Jérémie Taylor. On a cité aussi Somerset, Kenelm Digby, Dryden, le prince Clifford, premier ministre du roi Charles II2. Si, comme l’a remarqué avec un reproche sévère l’auteur du Développement de la doctrine chrétienne, les historiens ecclésiastiques n’avaient pas toujours manqué à l’Angleterre, on pourrait suivre pas à pas le mouvement d’idées que nous indiquons et en marquer vivement le progrès par les hommes qui le représentèrent. Peut-être même trouverait-on que l’origine des prétentions anglo-catholiques remonte plus haut que Charles Ier. Pour les bien juger, dans leur source comme dans leurs conséquences, il ne faut pas perdre de vue que l’anglo-catholicisme est du catholicisme encore, faussé, il est vrai, adultérisé par une haine impie et stupide contre Rome, mais pourtant du catholicisme, et du catholicisme protestant à son tour contre le Protestantisme de Henri VIII, c’est-à-dire le circonscrivant. En effet, qu’on lise avec attention le fameux traité (One tract more), on verra que l’Église anglo-catholique se pose comme indépendante des temps et des lieux, et qu’elle n’accepte que sous toute réserve les liens flottants des intérêts nationaux ou d’un gouvernement politique. Pour elle, Henri VIII n’est qu’un réformateur d’abus, et la plupart des réformateurs anglais, elle les regarde comme de simples défenseurs de la foi ; rien de plus. Quant à cette œuvre de perdition qu’on appelle La Réforme de ce nom général et absolu qui embrasse tous les genres de réforme comme la peste embrasse tous les genres de peste, l’Église anglo-catholique nie qu’elle ait jamais été solidaire de son principe et de ses erreurs. Elle est une partie, elle est une branche de l’Église de Jésus-Christ, sous l’autorité du Patriarcat romain ou sous celle de quelque autre constitution indépendante et antérieure. Non seulement elle passe de bien haut dans l’histoire par-dessus la tête vautrée de Henri VIII et de son Établissement, mais elle traite, avec une voix dont nous connaissons l’accent, nous, catholiques et romains, toute intervention de l’État dans l’Église, d’usurpation et de violation de droit. Il est bien évident que, pour nous qui sommes restés fidèles à la vérité, de pareilles assertions peuvent être discutées et poussées, les unes après les autres, dans l’abîme tourbillonnant de l’inconséquence ; mais, quoi qu’il en soit, on n’en reconnaît pas moins, sous ces affirmations plus faciles à articuler qu’à prouver, les racines à moitié arrachées du catholicisme, le germe oublié que rien n’a pu étouffer, la trace de ces idées traditionnelles mal effacées d’abord et qui finiront par reparaître, lettre par lettre, comme les merveilleux caractères de quelque palimpseste divin.
Du reste, les faits ont répondu suffisamment d’eux-mêmes. Malgré le nombre des anglo-catholiques au sein de l’Église anglicane, la Grande-Bretagne, cette image glorieuse de la concentration politique, n’en a pas moins ressenti les influences funestes du protestantisme continental. Elle a vu se retourner contre elle le principe qu’elle avait invoqué. Comme il arrive toujours, lorsque le dogme est compromis, lorsque la tradition s’altère, la discipline s’est relâchée et les mœurs se sont corrompues. Danger père d’un autre danger, le pouvoir de l’État est intervenu pour resserrer les nœuds de la discipline. Sous Henri VIII, lord Herbert l’avait bien prévu. Il avait dit dans le conseil qu’à la place d’une autorité morale s’établirait une force matérielle, à laquelle on sacrifierait l’indépendance de l’Église3. Les désordres, qui se multiplièrent, amenèrent la réaction évangélique de Wesley et de Whitefield, qui arracha tant d’âmes à l’Église anglicane. Des historiens actuels disent la moitié de la population d’Angleterre4.
Arrivé à ce comble, le mal ne pouvait guères empirer. Aussi, dans ces dernières années, l’idée d’une réforme est-elle partie d’Oxford même, de ce nid à préjugés anglicans reconstruit par la grande aigle des Tudors, Élisabeth, qui, par pitié filiale, sans doute, pour l’Établissement de son père, avait enjoint qu’on n’admît personne dans un collège sans avoir préalablement juré les XXXIX articles. Or, cette réforme qu’on voulait n’était pas seulement une réforme dans la Réforme, mais aussi une réforme contre la Réforme, c’est-à-dire, pour qui n’est pas myope d’intelligence ou de préjugé, un commencement de restauration. De 1820 à 1830, quelques ouvrages, vrais brandons d’idées, comme l’Essai de Jepp sur le caractère particulier de l’Église anglicane, et la Théosophie de Coleridge, furent introduits dans l’Université5. En 1832, le British Magazine fut fondé. Ce fut un événement. On découvrait ses batteries ; car le but avoué du British Magazine était de modifier la liturgie et même la constitution de l’Église. En 1833 retentit, comme le premier coup de canon d’une grande bataille, le premier numéro des Tracts for the times, qui ouvrit une des plus belles polémiques qui aient jamais été faites en dehors de la vérité.
Ce fut vers cette époque, et plus tard, qu’un homme éminent par la science et par la piété, et qui prit une part plus ou moins directe à la rédaction des Tracts, commença de jouer dans le parti anglo-catholique un rôle d’influence à la fois puissante et modérée. C’était le Dr Pusey, de l’Université d’Oxford. Il avait alors cette jeunesse virile que de profondes études ont mûrie. Il était né en 1800, de l’honorable Philip Bouverie, qui ajouta à son nom celui de Pusey. Sa mère était la fille aînée de Robert, comte de Harborough, et veuve du jurisconsulte Cave. La famille du Dr Pusey, normande, comme le nom de Bouverie l’indique, était établie dans le comté de Berk depuis la conquête. Quant à lui, entré à l’Église du Christ (Christ-Church) en 1818, après avoir pris son premier grade in litteris humanioribus en 1822, élu fellow du collège d’Oriel ; il fut nommé, en 1826, l’année de son mariage, professeur d’hébreu, et son canonicat attaché à cette première charge. De tous les professeurs d’Oxford, il était le plus remarquable par l’érudition et l’étendue de sa pensée. Un simple fellow du collège d’Oriel semblait seul contrebalancer, à force de génie et de caractère, l’impression de respect que produisait dans ce monde si officiel d’une université anglaise, le savant professeur d’hébreu. Newman était l’ami et l’émule du Dr Pusey. Noble liaison qui n’est pas brisée ! qui se resserrerait, au contraire, si l’âme d’un de ceux entre qui elle subsiste toujours se retrempait aussi dans l’obéissance et dans la vraie foi. Pourquoi douterions-nous d’une éventualité si heureuse ? Est-ce que Newman n’a pas commencé par d’horribles imprécations contre Rome, rétractées et expiées avec le plus ardent repentir ? Le Dr Pusey, qui un instant a partagé cette coupe de l’injure pour la lancer à la face de l’Église, épouse de Jésus-Christ, le Dr Pusey a renoncé à ces attaques violentes, inspirées beaucoup plus par ses préjugés d’éducation que par sa belle âme, juste comme la science et pure comme la lumière. À cet égard, une transformation s’est opérée dans ses écrits extrêmement nombreux. Comme nous l’avons dit, il participa avec Newman à la célèbre publication des Tracts for the times, dont le neuvième fit un si grand éclat, et le quatre-vingt-dixième une impression si profonde. Ces Tracts, ces Traités pour les temps, interprétations hardies, presque audacieuses des XXXIX articles, modèles de discussion dans lesquels on démontrait que la plupart des anglicans orthodoxes étaient en flagrante contradiction avec la foi catholique, agirent d’une force immense sur l’opinion de l’Angleterre. Nous reviendrons dans ce travail sur la polémique qui s’engagea alors de tous les côtés, et, pour en faire apprécier l’esprit cruellement envenimé, nous en éclairerons quelques phases. L’âme délicate du Dr Pusey n’était pas trempée pour bouillonner dans les luttes et y résister ou s’y accroître. On le vit bien quand, après l’apparition de son écrit sur le baptême (Scriptural views of baptism), le mot Puséyste devint populaire et la désignation d’un parti. Il eut comme peur de son influence, peur de cette éclatante renommée qui se fixait par son nom sur le front de chaque homme qui pensait comme lui. Digne par ses grandes connaissances, par ses talents supérieurs, par la considération dont il jouissait dans l’Université, du titre de chef de secte, il n’osa pas accepter une position si enflammée et si grandiose. Homme de conscience plus que de passion impétueuse ou tenace, il devait sa gloire au mérite de sa pensée ; mais il s’effrayait de cette gloire allumée par son talent, comme un enfant s’épouvanterait de l’incendie projeté par le flambeau qu’il porte dans ses mains confiantes. Le mouvement, du reste, qu’il causa plus qu’il ne chercha à le dominer, ne s’épuisa pas autour de lui, dans Oxford. Il s’étendit à Cambridge, dans toute l’Angleterre, en Écosse et en Irlande. Newman publia ses instructions sur le Romanisme et l’ultra-protestantisme, et passa à la rédaction du British Magazine. En vain le parti du Church and State (l’Église et l’État) voulut-il imputer un mouvement d’opinion si rapide et si étendu à la puissance de quelques individualités. Une telle tactique manqua d’effet en présence du spectacle que présentait l’Angleterre. Une circonstance qui vint à naître montra bien, même dans Oxford, la force collective qu’on essayait de nier. On put se compter. Nous voulons parler de l’affaire Hampden, en 1836, quand les anglo-catholiques revendiquèrent les droits de l’Église contre l’État. Le Dr Hampden avait été nommé, sous l’administration Melbourne, à une chaire de théologie d’Oxford. Hampden était l’auteur d’un écrit où fourmillaient les erreurs. Le professeur avait été suspendu jusqu’à rétractation. En 1842, les partisans du Dr Hampden tentèrent de faire lever la censure, mais le Puséysme avait grandi. En vain les ennemis du Puséysme appuyèrent-ils les amis du professeur suspendu ; en vain l’agitation prit-elle des proportions formidables ; les Puséystes, qui se sentaient vigoureux de leur union comme de leurs principes, en appelèrent à l’Université. Ils eurent pour eux 336 voix, quand leurs adversaires n’en avaient que 219, et la suspension du Dr Hampden fut maintenue.
Rendons justice à la fermeté du Dr Pusey dans cette occasion importante. Il se plaça à la tête des membres de l’Université qui portèrent une censure courageuse sur le choix prostitué du gouvernement. S’il n’avait pas la grande attitude d’un chef de secte, du moins il ne mentait pas à la position qu’il tenait de ses principes. Il y fut toujours noblement fidèle. Il joua même bientôt sa position officielle contre celle-là plus haute et plus obligatoire, et il sut la perdre avec grandeur. En 1834, il prêcha un sermon sur l’Eucharistie, dans l’église du Christ, à Oxford, et ce sermon, dans lequel il s’avança plus loin que jamais dans une direction hétérodoxe au point de vue de l’Église établie, le fit interdire pendant deux ans. Il était ainsi châtié pour des sentiments trop catholiques… Cependant, dans ce sermon célèbre, il ne prenait qu’une de ces situations de milieu qui sont parfois opportunes dans des négociations d’intérêt, mais toujours mauvaises quand il s’agit de vérité. Le Dr Pusey affirmait la présence réelle ; il disait que les éléments consacrés par le prêtre deviennent réellement le corps et le sang de Jésus-Christ. Cependant il admettait encore la consubstantiation comme l’Église anglicane. Certes ! si l’on consulte la tradition de cette église, on n’avait aucun reproche à adresser au Dr Pusey. Il jouissait d’une liberté autorisée. L’Église anglicane a pour principe et pour coutume de permettre la contradiction sur la présence réelle, attendu qu’elle veut, dans un but très politique, il est vrai, mais peu religieux, réunir dans la même communion et ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas6. Seulement, comme il s’agissait d’un des plus illustres propulseurs de l’anglo-catholicisme, on frappa en lui ce que dans un autre on aurait peut-être toléré. Le vieux fanatisme anglican devint implacable. Le vice-chancelier devant lequel le Dr Pusey fut cité, refusa d’entendre sa défense. La Chambre des Communes approuva cette procédure de l’oppression. Contre un tel mépris de la justice, une protestation parut dans le British Magazine, et une adresse de deux cent trente membres de l’Université non résidants à Oxford fut envoyée au vice-chancelier, qui refusa de la recevoir comme il avait refusé d’entendre Pusey. Parmi les signataires de cette adresse, on remarquait Gladstone, ministre du commerce, lord Dangannon, lord Courtnay, Coleridge, de la cour du banc de la reine. L’interdiction du Dr Pusey devait durer deux ans.
Très certainement, avec un chef qui se fût emparé en maître du soulèvement des esprits, ce scandale, qui remua l’opinion religieuse en Angleterre, l’aurait secouée bien davantage ; mais, il ne faut pas s’y tromper, c’est là une chose qui, au point de vue des affaires, est peu regrettable. L’anglo-catholicisme n’est pas une opinion nouvelle, une forme religieuse vivant de son énergie propre : c’est une opinion ancienne infectée d’erreur, mais qui tend à se purifier et à se compléter chaque jour. Pour arriver à ce résultat, il n’est pas d’une stricte nécessité de compliquer le cours naturel des choses avec le jeu des passions humaines. Il est un écoulement mesuré et tout-puissant dans sa mesure, qui s’échappe incessamment des principes et qui doit porter les esprits vers le but que leur assigne Dieu. Voyez déjà comme les alluvions se sont faites dans le courant d’idées que nous sondons ! Voyez ce qui sépare encore ce qu’on appelle l’anglo-catholicisme du véritable catholicisme, du catholicisme universel ! Les anglo-catholiques admettent la tradition, la visibilité et l’union de l’Église, la succession apostolique, l’indépendance de l’Église vis-à-vis de l’État : « Ils professent et enseignent la doctrine catholique de la justification ; ils reconnaissent les sacrements comme canaux d’une grâce surnaturelle. Ils commencent de pratiquer la confession, les jeûnes, les retraites spirituelles ; ils croient en la présence réelle ; ils prient pour les morts, fêtent les saints, ont repris l’usage du signe de la croix, parent l’autel, prêchent en surplis, impriment des bréviaires et ont essayé d’établir des couvents ecclésiastiques7. »
Voilà les conquêtes successives que la vérité a été obligée de recommencer sur cette terre évangélisée par le moine Augustin et si longtemps chère au Saint-Siège ; voilà ce qu’elle a repris, pièce par pièce, à
l’erreur ! Qu’y a-t-il donc entre l’anglo-catholicisme et le catholicisme réel ? Rien et tout : une dentelle et un mur d’airain. L’épaisseur, si profonde pour les volontés inconséquentes et qui l’est si peu pour les esprits logiques, d’une soumission, de l’obéissance. Telle est la grande difficulté. Certes ! ce n’est ni la science, ni la piété, ni les intentions élevées qui manquent aux hommes du parti anglo-catholique et surtout au Dr Pusey en particulier. C’est la résolution de faire ce dernier pas qui coûte plus que le premier, c’est l’humble et ferme volonté de se soumettre et de se réconcilier en se soumettant. Dans la solitude où cet ascète de la science s’est retiré, comme enveloppé d’une nuée de miséricorde, quelque chose lui dit-il tout bas que l’obéissance est plus auguste que la science qu’il aime et lui met-il le doigt, quand il ouvre sa Bible, — aux heures de la méditation et de la prière, — sur le mot de Samuel : « Obéir vaut mieux que sacrifier »
? Depuis quelque temps, le Dr Pusey semble s’être placé à côté des événements ; il est abîmé dans une étude persévérante et sévère. Si nous ne nous trompons, il a exprimé éloquemment de mélancoliques regrets sur la perte immense qu’a faite le parti anglo-catholique lorsque Newman, laissant là ses anciens amis, trop lents au gré de l’intelligente impatience de sa foi, dans leur progrès vers l’unité, remonta seul vers cette unité que l’Église romaine représente dans son inflexibilité, et se jeta aux pieds du Père des Fidèles. Les paroles de Pusey, empreintes d’une touchante tristesse, révèlent bien l’état de son âme, se débattant, comme épuisée, dans ces lassitudes que la Providence envoie souvent à un homme pour achever son cœur : « Je conçus, il y a plusieurs années, — dit le Dr Pusey, — les premières appréhensions de ce qui vient d’arriver, en apprenant que l’on priait pour lui (Newman) dans un grand nombre
d’églises catholiques et de monastères religieux du continent. »
Cet aveu de la force et de l’efficacité de la prière des catholiques, apostoliques et romains, a, selon nous, une signification bien profonde sous la plume schismatique encore du Dr Pusey. C’est le : Tu as vaincu, Galilée ! non plus dit à la manière des apostats, en lançant le sang de son flanc entrouvert vers le ciel, mais arraché d’une âme déjà sainte et déjà conquise, qui proclame avec résignation sa défaite. Le Dr Pusey, le chef des anglo-catholiques, s’arrêtera-t-il devant ce qui lui reste encore à accomplir ? Question personnelle posée par respect pour un tel homme, mais dominée par une question plus vaste : la question de tout le parti catholique lui-même. En effet, nous l’avons assez dit, mais nous ne saurions trop le répéter, les idées qui sont le fond de l’anglo-catholicisme n’ont été apportées au monde par personne et ne se résument étroitement en personne. Elles sont en vertu d’une vérité antérieure et d’une inaliénable tradition. Le Dr Pusey les a servies, mais elles ne dépendent pas de sa conduite. Avec la force intime qui les vivifie, elles ont produit de nombreuses conversions8. Le nombre de ces conversions et leur importance, les résistances que doit éprouver le mouvement puséyste avant d’arriver à l’unité et à la réconciliation avec Rome, les conséquences religieuses et politiques pour l’Angleterre d’un événement aussi capital, voilà ce que nous devons maintenant examiner.
II §
Une des choses qui prouvent avec le plus d’ascendant que l’anglo-catholicisme n’est — comme nous venons de le montrer — rien de plus que du catholicisme inconséquent et désobéissant encore, c’est moins la quantité de conversions qu’il a décidées que la manière très significative dont ces conversions se sont produites. En effet, qu’on y réfléchisse ! elles n’ont aucun des grands caractères qui marquent ordinairement ces cataclysmes de l’erreur, dans la conscience foudroyée, que l’on appelle des conversions. Étudiez-les. Elles n’ont ni retentissement, ni causes visibles ; elles ne sont pas de ces coups de miracle qui éclatent dans les cœurs surpris. Non ! Le miracle, ici, c’est une loi qui s’accomplit avec une rapide tranquillité. On ne rompt pas ; on avait rompu : on renoue. L’ordre des événements n’est troublé ni interverti ; au contraire, c’est l’ordre des événements qui s’achève par ces conversions et qui se complète de lui-même, sans l’action directe d’un homme entre tous et d’une circonstance déterminée, mais avec cette puissance anonyme qui laisse voir plus à nu la main de Dieu. Mgr Wiseman a constaté dans un de ses écrits9 ce mouvement intime et presque involontaire qui, sur la pente chaque jour plus aplanie de l’anglo-catholicisme, — ce pont bâti par la science pour échapper aux gouffres d’un protestantisme dévorant, — entraîne d’une impulsion dernière les esprits vers la vérité : « Ce qui se passe actuellement en Angleterre — dit le pieux et savant évêque — ne saurait s’expliquer ni par l’activité des catholiques, ni par les prédications de notre clergé, ni par les ouvrages de nos écrivains, ni par le zèle et la piété des fidèles. Ce n’est ni l’habileté, ni la prudence, ni la puissance, ni l’adresse, ni la sagesse de l’homme qui ont concouru, même d’une manière éloignée,
au grand dénouement qui s’annonce par tant de faits isolés, et qui paraît si prochain ».
Paroles hardies dans leur humble simplicité, trop mystiques au sens corrompu du monde, mais pleines, pour qui sait les comprendre, de toutes les lucidités de la foi. En assistant au spectacle singulier et pourtant naturel qu’offre l’Angleterre depuis plusieurs années, un observateur profane dirait — et croirait avoir tout dit — qu’il y a des syllogismes au fond de toutes les situations comme au fond de toutes les pensées ; mais où l’homme met la logique des choses d’après celle de son entendement, le prêtre, plus profond, met la grâce : « C’est l’action spontanée de la grâce — dit encore Mgr Wiseman — qui explique les merveilleux résultats dont nous sommes témoins. »
Et le saint évêque a raison. L’idée théologique de la grâce est la clef qui ouvre le mieux aux regards de nos esprits les événements les plus fermés, les plus incompréhensibles, de l’histoire. Car ceux qui l’étudient l’apprennent à chaque difficulté : en histoire, plus on fait large la place à Dieu, plus on introduit de lumière.
Du reste, cet imposant ensemble de conversions qui se succèdent sur la terre hérétique de Henri VIII, quelques écrivains se sont donné pour tâche d’en supputer, pour ainsi dire un à un, tous les éléments. Ils ne se sont pas contentés de la synthèse, il leur a fallu l’analyse. Il ne leur a pas suffi de comparer les masses et les époques entre elles et de signaler le pas de géant fait par les idées catholiques, dans ce pays où un pas à faire, en toutes choses, est si difficile, tant les mœurs, les croyances et les préjugés possèdent fortement ces esprits anglais, énergiques et persévérants. Pour eux, ce n’était pas assez de savoir et de montrer qu’autour des soixante mille catholiques qu’on trouvait seuls fidèles, en 1765, à l’unité romaine, par toute l’Angleterre, l’Écosse et le pays de Galles, il s’était groupé, depuis l’émigration des prêtres français jusqu’en 1821, plus de cinq cent mille convertis, et que, depuis 1821, le chiffre des nouveaux catholiques avait largement dépassé deux millions. Dans une vue de haut enseignement et d’édification chrétienne, ces écrivains ont recueilli jusqu’aux noms des hommes qui sont revenus de l’anglicanisme au catholicisme en passant par les idées du Dr Pusey, et ils les ont publiés avec l’immense joie de la charité satisfaite10. Ces travaux curieux, ces espèces de statistiques, fort importantes, selon nous, en matière de prosélytisme, car on ne sait pas assez quelle influence la personnalité humaine exerce sur la personnalité humaine, et quelle puissante fascination c’est que l’exemple, nous n’avons point à les exposer. Préoccupés de conclusions générales, nous n’entrerons pas dans le compte de ces dénombrements individuels. Nous remarquerons seulement que parmi ces noms livrés à la publicité et appartenant presque tous aux classes éclairées de l’Angleterre, une grande partie des hommes qui les portent dépendent, ou par la dignité, ou par la position, ou par les antécédents, de l’Université d’Oxford. Heureux symptômes, selon nous, que ce soit d’Oxford que le Puséysme rayonne avec le plus d’intensité ; car Oxford, ce n’est pas le cœur, mais le cerveau protestant de l’Angleterre. Oxford catholique, l’Angleterre tout entière suivrait bientôt, et l’Établissement tomberait en ruines.
Et cela est si certain et si démontré, dans la conscience même de tous ceux qui vivent de la vieille organisation universitaire et anglicane, que les résistances opposées dernièrement au libre mouvement anglo-catholique ont contracté ce caractère décharnement qu’un grand danger inspire autant que la peur. Oxford a compris qu’il s’agissait de son foyer et de son autel. Au milieu de ces conversions qui se sont suivies, en vingt années, — comme certains éclairs se suivent à l’horizon, — avec une électricité silencieuse, Oxford, appuyée sur sa force séculaire, et d’ailleurs la vue affaiblie comme tous les pouvoirs qui ont fait leur temps, pouvait endormir ses inquiétudes dans le souvenir orgueilleux de son passé. Mais quand les idées contre lesquelles elle a été élevée, comme une tour de guerre, par la prévoyance des Tudors, elle les a senties dans son sein ; quand un de ses plus illustres professeurs (le Dr Pusey) a couvert de son nom ce romanisme qui sera peut-être du papisme demain, oh ! c’est alors qu’elle s’est résolue à combattre, et, si elle le pouvait encore, à cruellement châtier. Elle voulut se payer l’impression terrible que lui avait causée l’éclatante conversion — Newman n’avait pas encore fait la sienne — de Sibthorp, fellow du collège de Sainte-Madeleine, le courageux défenseur des Tracts11 !
À dater de cette époque surtout, Oxford se montra impitoyable. On se rappelle la suspension du Dr Pusey, dont nous avons parlé et qui souleva jusque dans la Chambre des Communes une indignation bientôt étouffée sous les cris d’une majorité fanatique. Qu’on se rappelle aussi le double procès de Ward et Oakeley. Le révérend Georges Ward, fellow du collège de Balliol, mêlé à la grande controverse puséyste qui passionnait l’Angleterre, avait fait paraître, en 1844, l’Idéal d’une Église chrétienne (Ideal of a Christian church), et ce livre, philippique inspirée contre l’Église établie, excita des flammes de ressentiment chez les universitaires, à qui la suspension du Dr Pusey ne suffisait plus. Après des débats d’une solennité orageuse, le livre de Ward fut condamné et l’auteur dégradé de ses titres et banni de l’Université. Quant à Oakeley, fellow, comme Ward, du collège de Balliol, chanoine de Lichfield et curé de Sainte-Marguerite de Londres, l’un des esprits les plus distingués de son Église, il avait noblement appelé sur sa tête la condamnation qui avait frappé Ward. Une lettre, digne des premières plumes théologiques de tous les temps et de tous les pays, avait été écrite par lui à l’évêque de Londres, et cette lettre était un manifeste en faveur des doctrines et des interprétations de l’éloquent auteur de l’Idéal. Cité devant la cour des Arches, Oakeley partagea le sort de l’homme qu’il avait si grandement défendu12.
Des faits semblables — quelques durs qu’ils paraissent au premier coup d’œil — portaient avec eux, il faut en convenir, une justification suprême : l’amnistie de la nécessité. D’ailleurs, Oxford avait pour elle plus que la nécessité même : elle avait le double droit de sa tradition et de son institution. Oui ! puisqu’elle était Oxford, puisqu’elle avait sous sa rigoureuse surveillance des doctrines qu’elle devait garder inaltérables, elle ne pouvait, sans déshonneur et sans suicide, agir autrement qu’elle n’a agi. Tout catholiques que nous soyons au plus profond de notre intelligence, et même parce que nous sommes catholiques, nous n’avons point à blâmer Oxford d’avoir essayé de maintenir par le châtiment ce qu’elle croit son orthodoxie. C’est la seule gloire et la seule idée juste qui soit restée au protestantisme anglican que de poser une autorité et une règle, et de vouloir que cette autorité soit obéie, que cette règle soit respectée. C’est par là qu’il se distingue de tous les autres protestantismes. Que cette autorité soit une inconséquence de plus avec le principe même du protestantisme, avec le fait de la révolte de Henri VIII ; que cette autorité — comme le soutiennent les puséystes, et entre autres Ward et Oakeley, — ne soit pas suffisante, personne de sens ne saurait le contester ; mais la question n’est pas là. La question, c’est le maintien de l’orthodoxie anglicane, et on ne maintient une orthodoxie que par l’anathème. Seulement, si la condamnation d’Oakeley et Ward fut méritée, elle n’eut pas moins les conséquences d’opinion qu’elle devait avoir. Les anglo-catholiques s’en fortifièrent comme d’une persécution. Impasse horrible, où les pouvoirs finissent un jour par s’acculer ! On est forcé de se défendre, et la défense même crée de nouveaux périls et de plus grands. Ainsi la situation s’est aggravée des efforts faits pour en sortir, et c’est ainsi que pour les institutions comme pour les hommes, l’agonie est pire que la mort.
Et le sentiment d’une position que nous appellerions fatale si le mot était plus chrétien, qui n’en a pas la pleine conscience, à l’heure qu’il est, en Angleterre ? Qu’on examine les deux partis, on trouvera d’un côté l’effroi égal à ce que, de l’autre, est l’espérance. Les anglo-catholiques pourraient-ils douter de leur force, après tant d’écrits et tant d’actes qui ont remué si profondément les vieilles doctrines anglicanes ? Et s’ils en doutaient, — car la passion de réussir a parfois aussi ses défiances, — est-ce que l’attitude prise par les anglicans effrayés ne leur remettrait pas dans l’âme la certitude de la victoire et la plus inébranlable sécurité ? Interrogeons les faits encore. En 1844, sous le coup du livre célèbre de Ward, ne fut-il pas question de soumettre à l’assemblée universitaire qu’on nomme Convocation, un nouveau Test dans le but de s’opposer aux interprétations puséystes des XXXIX articles ? Dessein violent qui trouva son obstacle partout, et dans la majestueuse résistance du Dr Pusey, et dans celle du parti qu’il représente, et parmi les anglicans eux-mêmes. De terreur, l’Université dépassait son droit. Instituée pour garder la doctrine, elle n’a jamais eu pour mission de la déterminer. Ainsi la terreur engendrait l’audace ; l’audace redoubla la terreur. La répulsion à un tel projet fut si vive, que le chancelier d’Oxford fut obligé de reculer et d’humilier ses prétentions. Ce n’est pas tout. En 1845, les ministres de l’Écosse, de l’Angleterre et de l’Irlande, ne se réunirent-ils pas à Liverpool pour délibérer sur les moyens d’arriver à l’union des chrétiens évangéliques de toutes les communions et de toutes les dénominations ? Une telle démonstration n’indiquait-elle pas éloquemment le désespoir d’une Église qui fut toujours exclusive, mais qui mendiait des auxiliaires pour tenir tête à ce papisme abhorré, avec lequel elle avait rompu ? Chose curieuse ! L’anglicanisme voulait avoir aussi son concile de Trente. Mais pour l’avoir, il fallait faire ce que Rome n’avait pas eu à faire pour avoir le sien. Lui qui, nourri à la forte mamelle de Rome, avait, tout en frappant et en reniant sa mère, conservé de son éducation vigoureuse le grand principe de vérité et de gouvernement : « Hors de l’Église pas de salut », il tendait maintenant une main épouvantée à tous ses frères en révolte, jusque-là si hautainement méprisés. Abaissement gratuit et inutile ! qui prouvait seulement, comme l’a remarqué un historien, la différence d’agir du protestantisme au xvie siècle et du protestantisme au xixe, et surtout le besoin retrouvé de l’union après la séparation consommée, c’est-à-dire, dans une donnée étroite encore mais qui finira par s’élargir, l’influence de cette idée d’unité qui tourmente la pensée universelle, et que Dieu a répartie dans tous les vents qui soufflent actuellement sur le monde, comme une semence de l’avenir.
Ce qui se passait dans le sein de l’Université anglicane devait avoir son contrecoup dans la nation tout entière, et plusieurs années dépensées dans une guerre de plume fort active l’avait merveilleusement disposée à le ressentir. En effet, depuis quelque temps, les livres, les journaux, toutes les expressions de la pensée publique étaient entrés plus ou moins dans la lutte religieuse entre l’organisation anglicane et les idées anglo-catholiques, développées, creusées par le Dr Pusey et ses amis. Le Sun, la Chronicle, le Witness d’Édimbourg, avaient montré rattachement historique des anglais aux préjugés d’un protestantisme décrépit. Nous ne pouvons ici donner la liste de toutes les publications qui parurent de 1833 jusqu’en 1844. Seulement, parmi les plus empreintes de cet esprit aveugle et obstiné qui rencontre je ne sais quelle étrange grandeur dans la force de sa stupidité même, car il se compose du respect du passé et de foi religieuse, c’est-à-dire, en somme, du meilleur ciment qu’aient les peuples, nous signalerons une brochure qui parut en 1837 et dans laquelle se retrouvaient, à notre époque étonnée de les entendre, les accents ressuscités du fanatisme anglican des plus mauvais jours. Le titre de ce livre ressemblait presque à une imprécation, et devait faire vibrer — si elles n’étaient pas tout à fait pétrifiées — les vieilles entrailles de l’Angleterre de Henri VIII et d’Élisabeth. Il s’appelait : le Papisme d’Oxford, confronté, désavoué et répudié (confronted, disavowed and repudiated). L’auteur, Peter Maurice, membre de l’Université d’Oxford et de l’Église établie, savant dans la connaissance des textes sacrés, mais un de ces esprits ardents et courts qui périssent dans la lettre comme un soldat dans sa consigne, attaqua fougueusement le nouveau parti qui s’élevait dans Oxford, et qui menaçait la Grande-Bretagne du règne prochain de l’antéchrist. Peter Maurice examina — si une chose si violente peut s’appeler de ce nom si calme : examiner, — les principaux écrits puséystes, les Tracts en général, et en particulier ceux qui traitent de la succession apostolique, la lyra apostolica, enfin les idées admises de plus en plus par les anglo-catholiques sur le service divin, les cérémonies, les vêtements, etc., idées qui doivent rappeler bien douloureusement à un protestant comme Peter Maurice toutes les abominations de la Babylone écarlate. Sur ces divers sujets, P. Maurice n’a point de jugements qui lui appartiennent ; il n’a que ses sentiments contre Rome et les condamnations de son Église à faire valoir. Son livre, qui tomberait des mains sans qu’on prît la peine de le ramasser, s’il ne s’agissait que de la personnalité de l’auteur, a cependant une certaine importance : — l’importance de l’opinion collective qu’il exprime. Quand on le lit, on prend une idée assez juste de la solidité et de la résistance que doit opposer pour un temps à la réaction catholique, cette religion anglicane, ruinée dans la conscience publique, mais debout encore dans le gouvernement du pays.
Ainsi, le gouvernement ! voilà donc la dernière force et la dernière espérance du protestantisme anglican ! Religion d’État, qui n’a plus que l’État pour elle, qui vit plus sur le bénéfice de son ancienne hiérarchie, de son administration, de ses privilèges, de tout un ordre de choses lent à tomber tant il fut solidement construit, que sur la croyance profonde et le respect sincère des peuples. Déjà nous avons fait la part de la noble ténacité anglaise qui s’obstine si fièrement dans ses coutumes, du génie traditionnel qui respire partout en Angleterre ; ajoutons à cela l’influence du gouvernement sur ces têtes si naturellement politiques, et cette double déduction introduite dans l’appréciation à vol de pensée que nous hasardons ici, il restera, pour qui va nettement au fond des réalités, une religion insuffisante, une formule vaine pour l’esprit religieux de l’Angleterre et ses exigences actuelles. Les masses ne se rendent pas raison de cette insuffisance, il est vrai ; mais qu’on ne s’y trompe pas ! elles en souffrent, et c’est le sentiment des masses, palpitant sympathiquement dans les âmes d’une forte disposition religieuse, comme Pusey, par exemple, Newman et tant d’autres, qui a produit ce grand mouvement vers la Vérité par la Science, ce retour au catholicisme par l’étude de ses développements dans la doctrine et dans l’histoire. À cette cause interne et spontanée, il s’en est joint une autre extérieure et non moins puissante. Les catholiques du continent, les hommes qui font la propagande de leur foi, ou par leurs écrits ou par leurs prières, ont redoublé, nous n’en doutons pas, la ferveur d’une étude pieuse dont les résultats doivent être si grands. « Depuis cinq à six ans, — dit Peter Maurice avec une espèce de frisson13, — je suis informé par un de mes amis, dont les lumières me
sont connues, que beaucoup d’hommes religieux et instruits du continent entretiennent l’opinion que le PAPISME — (toujours le mot de la haine !) — pourrait bien se montrer encore une fois dans la Grande-Bretagne… Que l’église réformée ou protestante tomberait alors, sinon par la forme, au moins par l’identité de la doctrine, dans l’apostasie romaine, et, certainement, si les personnes qui soutiennent les idées du Tract’s Magazine continuaient de les répandre, une telle éventualité ne serait pas seulement possible, mais probable… »
Comme on peut en juger, l’aveu est formel, et il est d’un ennemi. Si la peur est parfois un avertissement de la Providence, si les batailles perdues sont les batailles que l’on croit perdues, on se demande où en est la cause de l’anglicanisme dans le pays où elle s’est élevée ? Selon nous, cette cause est vaincue, non dans les faits encore, mais dans les idées. L’anglo-catholicisme du Dr Pusey, qu’on appelle aussi du romanisme, conduira avant peu l’Angleterre à une réconciliation avec Rome. Oui ! l’Angleterre romaniste sera bientôt romaine. Qui ne voit pas cela, ne voit rien !
Et ce jour-là, que Dieu fasse luire ! ne sera pas seulement un jour de joie pour la catholicité tout entière, mais ce sera surtout un jour de bonheur pour la Grande-Bretagne. Elle qui aime la force et qui tient à sa gloire, entrevoit-elle les conséquences terrestres, les conséquences politiques qu’entraînerait, dans ce moment et plus tard, sa triomphante rentrée au sein de l’unité catholique ?… Après l’intérêt sacré de la conscience, — le plus haut intérêt pour les peuples comme pour les individus, — on peut parler de l’intérêt politique à une nation qui entend la puissance et qui n’a pas dit le dernier mot de ses destinées. Eh bien, nous n’hésitons pas à le proclamer : politiquement ce serait un coup de maître que le retour de l’Angleterre à ses antiques croyances, que sa soumission au Saint-Siège ! Voyez, en effet, comme sa position vis-à-vis du monde tout entier en serait simplifiée et ses influences agrandies ! Certes ! l’Angleterre n’est guère aimée à cette heure. Les sentiments qu’elle inspire à l’univers sont des sentiments de méfiance, d’amertume et d’hostilité. Comme Napoléon, — mort de cela et qui l’a avoué, — elle a choqué les peuples, et peut-être elle aussi, quoiqu’un État ait la vie plus dure qu’un homme, finirait-elle par en mourir. À une époque comme la nôtre, où les gouvernements bâtis sur la crainte s’écroulent sous la main des peuples devenus hommes qui veulent les remplacer par les gouvernements de l’amour, rentrer dans la grande communion chrétienne, — car les communions protestantes sont plutôt des dispersions chrétiennes que des communions, — reprendre nécessairement les sentiments de charité qu’engendre la foi catholique dans les âmes et leur faire jouer dans la politique de son avenir le rôle qu’a joué, dans celle de son passé, le sentiment d’un égoïsme inflexible, ce serait là un de ces spectacles qui ferait tomber l’imprécation de bien des lèvres et rallierait bien des cœurs. Qu’on ne s’y trompe pas !
l’anglicanisme est presque aussi exclusif, à sa façon, que le monopole insulaire. Il n’a pas ce sentiment de la fraternité qui efface le caractère toujours répulsif des nationalités trop marquées. Pour donner un exemple des sympathies de sa politique, qu’on regarde l’Orient ! En Orient, l’Église romaine soutient les églises romaines. L’Église grecque soutient les églises grecques. L’Église anglicane envoie un évêque à Jérusalem, et elle aide les Juifs à rebâtir leur temple. L’intérêt politique a dévoré la sympathie religieuse ; mais, en la dévorant, il s’est presque dévoré lui-même. L’évêque de Jérusalem n’est qu’un consul, un chargé d’affaires du gouvernement britannique, se liguant, selon des convenances diplomatiques ou commerciales, avec des musulmans contre des romains et des grecs. En redevenant catholique, l’Angleterre, qui n’est qu’une île, et dont la politique est profondément insulaire, se rattacherait à l’Europe au lieu de s’en isoler. Voilà pour la question d’ensemble. Quant aux questions de détail, qui pourrait douter des solutions faciles que la conversion de l’Angleterre au catholicisme apporterait ?… Que sait-on ? l’affreux cancer qui lui mange le flanc guérirait peut-être ; l’Angleterre catholique réparerait les maux que l’Angleterre protestante a infligés à la catholique Irlande. Ce que le grand agitateur n’a pas fait, le gouvernement anglais pourrait l’accomplir. Il y aurait dans sa chrétienne et généreuse initiative comme une expiation de la tyrannie de Cromwell, alourdie du poids de trois siècles. Quand nous avons vu récemment se produire, au sein des Chambres britanniques, une si bonne et si enthousiaste disposition vers le Saint-Père, les hommes d’État, les hommes à vue longue, avaient-ils l’instinct de la situation que leur créerait immédiatement une entente profonde avec Rome ? Quand on presse les faits de l’histoire d’Angleterre, on sait combien dans la haine de Rome il entrait de haine pour les Stuarts. Les
Stuarts morts, c’est autant d’apaisé, c’est autant d’éteint dans cette haine que les générations ont usée en se la transmettant. Que bientôt il n’en reste plus ! Les hommes comme Newman et Pusey ont, par leurs travaux théologiques, diminué les préjugés anglicans, et ils les diminuent encore : l’un par le magnifique exemple de sa conversion, l’autre par la pureté et la vertu de toute sa vie. Ces lumières de la conduite et du génie n’auront pas brillé en vain. Dans un siècle aussi vieux de civilisation que le nôtre, il n’y avait qu’un moyen de retrouver la foi perdue : c’était de la refaire par la science. Dieu soit béni, la chose qui paraissait impossible est à présent consommée ! Le feu de la terre a rallumé le feu du ciel. L’Angleterre ne reculera point dans la voie qu’ont tracée les esprits les plus religieux et les plus éclairés de ce temps, où tout ce qui porte un flambeau dans sa faible main va vers Dieu. L’édifice bâti par Henri VIII, consolidé par Élisabeth, ne s’écroule point encore avec fracas, mais chaque jour il s’affaisse et plie… Que dirait-elle, la grande papesse de l’hérésie anglicane, si elle sortait de son tombeau ? « Chacun montrait ses cheveux blancs au doigt, — disait Hall, — et murmurait : Quand cette neige fondra, il y aura un débordement. »
La neige s’est fondue, mais le débordement s’est fait assez longtemps attendre. Il arrive de tous côtés, maintenant. Par les livres, par les idées, par la science, par les besoins religieux des peuples, par la tendance générale vers une unité nécessaire, il ramène dans son flot toujours montant le catholicisme, et c’est le débordement de la vérité !
Francis Lacombe §
De l’organisation générale du travail.
Indépendamment de l’importance actuelle du sujet qu’il traite : l’Organisation générale du travail, Francis Lacombe est catholique, et la solution qu’il a retrouvée plus qu’il ne l’a découverte du problème posé, à cette heure, avec un si vaste retentissement, appartient à un ordre d’idées et de faits inspirés du catholicisme. Fragment détaché d’un travail à l’étude encore, la brochure de Francis Lacombe, qui a le mérite que lord Bolingbroke estimait le plus dans les livres, c’est-à-dire d’être substantielle et courte, a été pensée en dehors des circonstances du moment et il faut savoir gré à l’auteur de les avoir devancées. Il y gagne en autorité. Entraîné vers les études historiques par tous les instincts de sa pensée, Francis Lacombe, qui prépare depuis longtemps un grand ouvrage sur la bourgeoisie, a dû nécessairement se préoccuper de cette question qui n’est pas d’hier, quoi qu’elle envahisse tout aujourd’hui. En effet, on dirait qu’on l’oublie : l’organisation du travail, qu’on intitule la grande question des temps modernes, est une question éternelle. Elle a été posée et résolue à toutes les phases des sociétés, et si un tel fait a été méconnu, si l’on n’a pas tenu le compte qu’on devait des solutions sur lesquelles l’humanité a vécu, pendant des siècles, heureuse et puissante, la faute en est à ce mépris que des économistes ignorants ont toujours montré pour l’histoire, — pour l’histoire qui le leur rendra bien !
Or, grâce à Dieu et à son excellent esprit, Francis Lacombe n’est pas un économiste. Il ne ressuscite pas cette science vaine du xviiie siècle, en tout le siècle du néant. Il n’est pas non plus un utopiste du xixe siècle. Les systèmes actuels, qui tendent à refaire un monde sans modèle, ces systèmes insulteurs du passé et que j’appellerais parricides, car ils mordent au sein la tradition dont nous sommes tous les fils, il en a pris le souci qu’ils méritent : il les a laissés dormir et rêver sur cette rude question de l’organisation du travail. Historien, il s’est contenté d’ouvrir l’histoire et d’y lire. Enveloppé dans la grande parole de Leibnitz : le passé est gros de l’avenir
, comme dans un talisman de vérité, il a cherché dans le passé la clef du difficile problème qu’on pose en ce moment, comme un sphinx qui le garderait au seuil d’une société à reconstruire. Pour Francis Lacombe, pour nous autres catholiques, les sociétés ayant leurs lois fixes d’après lesquelles elles agissent toujours, malgré les différences d’époque et ce qu’on appelle à cette heure, avec une arrogance si impérieuse, des besoins nouveaux, il a cru pouvoir montrer toute faite, et fonctionnant, en vertu de sa convenance profonde, une organisation du travail. Parce que cette organisation appartenait au Moyen Âge, à une époque couchée dans la tombe, il n’a pas cru qu’elle en partageât la poussière ; il ne l’a pas cru finie, épuisée, impossible ; car une institution fondée sur la nature des choses doit échapper à la destinée de ces institutions ambulatoires que les siècles emportent avec eux. Comme idée, elle doit résister à leur action dévorante. Comme fait, si le temps l’a détruite, fille de la vérité sociale elle trouve une expiation vengeresse dans les désordres et les souffrances qui ont déchiré les entrailles du monde depuis qu’elle ne le protège
plus.
Et c’est ce que F. Lacombe a exposé avec une clarté savante et une force de déduction qui font, selon nous, un grand honneur à son intelligence et à son éducation historique. Son livre n’est pas un système, c’est un récit ; mais c’est un récit qui vaut une leçon, et qui vaut même beaucoup mieux si c’est une leçon d’économie politique. Après avoir jeté un de ces regards qui résument sur la constitution du travail dans le monde antique, F. Lacombe a signalé les changements profonds introduits par le Christianisme dans la vie générale des peuples et dans la condition humaine. Maîtrisé par l’idée spéciale de son livre, il a passé vite sur tous les caractères qui distinguent le monde moderne de l’ancien monde ; car il n’y a qu’une grande division en histoire, et c’est la croix de Jésus-Christ qui l’a faite. Le monde ancien finit à cette croix qui s’élève ; le monde moderne y commence ; et ce qu’on a appelé le Moyen Âge n’est que la jeunesse du monde chrétien, qui ne finira plus sur la terre. Francis Lacombe, en nous prouvant que la fraternité chrétienne est un sentiment du Moyen Âge, nous a mis pour ainsi dire dans la main le lien qui nous attache invinciblement à cette époque, le lien que des sophistes disaient brisé, mais qui ne l’est pas. En effet, le droit municipal des anciens (municipes) n’était qu’un droit d’émancipation personnelle en ces temps d’inégalité, tandis que le droit communal des modernes est le droit de tous à la communion sociale, en vertu de l’égalité humaine.
Cela posé comme incontestable, F. Lacombe explique en détail ce qu’était la commune de Paris, réunion fraternelle des six plus grands corps de l’industrie, désignée à toutes les époques sous le double nom de l’Hôtel de Ville ou Maison de la Marchandise. Le chef de cette commune, directeur de l’œuvre commerciale avant d’être magistrat municipal, s’appela prévôt des marchands jusqu’au 15 juillet 1789 : « Élevé à sa fonction par le vote universel, il gouvernait à la fois tous les arts et tous les métiers, et devenait ainsi le symbole social. Tout bourgeois — ajoute F. Lacombe — pouvait prétendre aux honneurs de la prévôté des marchands et de l’échevinage ; une réputation intacte était le seul titre à la recommandation publique. Mais un seul contrat d’atermoiement et le plus léger soupçon suffisaient pour le faire destituer ; car les habitants de Paris voulaient avoir à leur tête un homme qui résumât tous les nobles penchants de l’humanité. »
Ce fut sous la minorité de saint Louis, de ce grand roi qui refit la morale publique de son temps, que la constitution des travailleurs fut fortement remaniée. On écrivit les règlements de chaque corporation, qui n’étaient encore que de flottantes traditions. L’œuvre d’Étienne Boileau, chargé par le roi de la réorganisation de l’État populaire, est regardée, avec raison, par F. Lacombe, comme un des faits principaux de notre histoire nationale. C’est cette vaste réorganisation qu’il a décrite dans sa brochure, à grands traits pressés, mais vivants. On y trouve tout ce qui tient aux jurandes, aux maîtrises, aux rapports des travailleurs avec l’État et la religion. Il résulterait de cet exposé rapide et plein, qu’Étienne Boileau et ses successeurs auraient appliqué ce principe éternel et sauveur de l’association sur la plus vaste échelle, et que les résultats qu’ils avaient obtenus étonneraient et raviraient notre sentiment démocratique d’aujourd’hui. « Les positions judiciaires, administratives et même ; politiques, — dit l’auteur du livre que nous examinons, — devinrent peu à peu l’apanage de la démocratie, uniquement parce qu’elle était organisée par groupes de métiers. C’est ainsi qu’à chaque âge de sa vie elle forma un tout harmonique. Chaque jurande, pour être individuellement constituée, n’en participait pas moins dans la sphère de son activité au mouvement de progression universelle… »
L’esprit qui animait cette organisation était cet esprit catholique qui fit la force du Moyen Âge, et qui refera la nôtre quand il recommencera de souffler en nous. Dès qu’il faiblit, l’organisation du travail par corporations et par maîtrises s’altéra dans sa source même. Les maîtrises devinrent héréditaires. On établit une ligne injuste et fatale entre le fils du maître et l’étranger. F. Lacombe a suivi d’un œil perçant ces dégradations successives d’une organisation qui se corrompit, mais qui, malgré la corruption à laquelle elle
était en proie, fut encore une force immense au service de la démocratie jusqu’au milieu du xvie siècle. Grâce à elle, en effet, au xive, Étienne Marcel avait osé proclamer la souveraineté populaire, et plus tard Louis XI, ce roi conventionnel, comme l’appelle F. Lacombe avec une audace d’expression qui est une fortune, Louis XI ne crut pouvoir mieux faire pour sauver sa royauté, menacée par les grands vassaux, que de reconstituer cette organisation préservatrice quand elle s’en allait en pièces de toutes parts.
Eh bien, c’est cette organisation, tombée sous les combinaisons monarchiques de Richelieu et de Louis XIV, et achevée enfin par l’édit de suppression de l’économiste Turgot, que Francis Lacombe voudrait voir rétablie au xixe siècle, tant au nom des intérêts de la démocratie qu’au nom de l’intérêt du pouvoir ! Seulement, F. Lacombe, qui a le sens pratique fort exercé, ne relève pas l’institution tout entière pour l’imposer dans son ensemble inflexible à une situation nouvelle, il se contente de tracer quelques grandes lignes que les circonstances pourraient même encore modifier. On voit ici la raison qui a dicté à l’auteur le titre de son livre : Organisation générale du travail. Elle est générale, en effet, le but de l’auteur étant plutôt d’indiquer des principes et une tendance que d’édifier une systématisation complète : « Que tous les chefs d’industrie ou d’ateliers, que tous les ouvriers de chaque profession — dit-il — se réunissent et rédigent ce qu’on appelait autrefois des cahiers, où ils inscriront librement, également et fraternellement, en réunions particulières, les besoins généraux de leur industrie… Ces cahiers des ouvriers, ainsi que ceux des fabricants, devront servir de base à l’organisation du travail que l’Assemblée nationale va être appelée à édifier sur les ruines du monopole et de l’individualisme. Dans cette vaste constitution, il sera juste de voir figurer un syndicat chargé de représenter chaque profession au sein de la société générale ; de surveiller officiellement l’éducation des apprentis dans le ressort de chaque groupe industriel ; de juger tous les différends des fabricants entre eux ou les différends des chefs d’ateliers avec les ouvriers, afin que le moindre oubli des lois de l’humanité de la part du premier envers le dernier soit frappé d’une réprobation générale et flétri par le stigmate du déshonneur ; de veiller à l’exécution de la loi constitutive librement
consentie et à la distribution des secours accordés aux travailleurs pauvres et nécessiteux sur la caisse de la communauté, qu’alimenteront les versements pécuniaires et fixes de tous les associés ; de blâmer, de condamner à une amende quelconque, et même au besoin d’exclure de l’association, tel fabricant ou chef d’atelier qui, par une production mauvaise ou quelque autre délit commis, soit envers les ouvriers soit envers les acheteurs, compromettrait les intérêts moraux ou matériels de toute une industrie. »
Certes ! nous ne pouvons qu’applaudir à de telles idées, et on ne saurait trop appeler sur elles le regard des hommes qui peuvent les couvrir et les protéger de la popularité de leur nom. Nous le disons avec franchise : ce que nous aimons, ce qui nous attire dans les idées de F. Lacombe, c’est qu’elles sont profondément historiques, c’est qu’elles ne partent pas d’une lettre d’algèbre pour arriver à l’inconnu, c’est qu’elles portent l’auréole d’une expérience faite et qui a déjà réussi. Les hommes qui ne croient pas que le progrès puisse se produire autrement que dans un sens unique, répondront peut-être par la phrase courante qui dispense, en France, d’une raison : qu’avec de telles idées on veut recommencer le passé. Recommencer le passé, voilà le grand mot ! Mais d’abord pourquoi pas, si ce passé fut intelligent, et en tant que cela soit possible ? Quelle raison empêcherait ici de se servir de l’expérience des siècles, puisqu’un seul entre tous, le xixe cherche sans la trouver une organisation du travail ? Est-ce que les économistes ne sont pas à bout d’idées et d’efforts ? Pourquoi donc n’essaierait-on pas d’adapter à notre époque une institution de liberté, mais de liberté organisée, qui se recommande aux hommes de sens jusque par sa ruine ; car elle est due à l’esprit faux des économistes ? « Le temps — a dit Bacon — est le plus grand des novateurs »
, mais c’est un grand rénovateur aussi. Il a son action et sa réaction, comme toute chose. D’ailleurs, rien ne donne plus d’aplomb à la pensée d’un homme que les certificats de l’histoire ; l’aplomb de la pensée donne à son tour la justesse du coup d’œil, comme la solidité du corps produit la justesse de la main, et c’est ce qui est arrivé à F. Lacombe. Les jugements portés par lui sur les grands génies de l’utopie moderne, Fourier, Owen et Saint-Simon, sont d’une fermeté bienveillante, mais inflexible. Comment pourrait-il en être
autrement ? Profondément catholique, préservé par une étude supérieure de l’abaissement général des esprits, l’auteur de l’Organisation générale du travail ne devait-il pas nettement repousser, au nom même de la transmission du sang humain, au nom de la famille et de la propriété, les théories de ces penseurs qui agitent le monde à cette heure avec leurs chimères, et qui croyaient le féconder ? Amoureux clairvoyant de la réalité, F. Lacombe n’est dupe d’aucun prestige. Il n’épargne pas même la popularité de Louis Blanc, cet éclectique de la science sociale, cet enfant indécis de plusieurs pères qui pourraient le réclamer. Il le juge en toute indépendance, et, selon nous, sa sévérité est justice :
« Organe — dit-il — du droit commun vis-à-vis d’une société constituée par le monopole, M. Louis Blanc veut remplacer la concurrence d’un petit nombre par la solidarité de toutes les industries, substituer aux fabriques particulières une association universelle des travailleurs réunis dans des ateliers sociaux, où les bénéfices de l’exploitation générale seront également répartis entre les ouvriers, et supprimer de la sorte les successions collatérales, puisqu’au lieu de familles il n’y aura plus dans l’État, selon sa pensée, que divers groupes industriels… »
« C’est réfuter de telles doctrines que de les exposer »
, ajoute F. Lacombe, et rien n’est plus vrai. Point de doute, en effet, que si elles étaient appliquées universellement, la famille chrétienne, comme le catholicisme l’a maintenue, avec la pureté de sa morale et la sévérité de son dogme, ne tombât en ruines, peut-être pour ne plus se relever. Qu’on le sache et qu’on le nie, avec l’hypocrisie des partis qui ont leur chemin à faire et qui veulent tourner pacifiquement les résistances, ou qu’on l’avoue, au contraire, avec cette foi exaltée aux idées fausses qui a ses racines dans l’orgueil, de tels systèmes, si on les acceptait comme on les donne, ne seraient pas seulement avec le passé une rupture haineuse et profonde, ils mèneraient droit à l’effacement radical de tout ce qui a produit pendant dix-huit siècles la gloire, la force et les vertus de la société européenne. Ils feraient, dans un temps donné, sur cette civilisation dont les doubles bases sont latines et chrétiennes, le travail du fer et du cheval d’Attila ; ils échoueraient, nous n’en doutons pas, — à moins pourtant que Dieu, qui use les races et qui frappe de mort les nations comme les individus, n’ait résolu que l’Europe périsse, — ils échoueraient, mais avant d’échouer ils auraient creusé un abîme qu’on ne comblerait peut-être plus qu’avec du sang.
Du reste, qu’on ne se méprenne pas sur nos paroles et sur la sympathie que nous exprimons pour le livre de F. Lacombe. Nous ne voulons en aucune façon nier l’amélioration que le temps doit toujours apporter dans la condition humaine. Une pareille négation serait impie. Mais nous disons que l’imagination, ce singe de l’intelligence
, comme l’appelle Schiller, nous pipe souvent avec une image. Le mot progrès en est une. Le spectacle qu’il offre à l’esprit, c’est le mouvement continu et en avant. Or, l’entendre ainsi est une duperie. Le progrès est un perfectionnement, qu’on aille devant soi ou qu’on revienne sur ses pas. L’humanité, cet homme collectif, fait souvent dans sa marche ce que fait l’homme individuel dans la sienne, quand il revient chercher ce qu’il a oublié derrière lui et ce qui est nécessaire à son voyage. Comme les armées, l’humanité recule parfois pour mieux avancer. Or, si cela est, et qui oserait le contester ? les idées de Francis Lacombe sur l’organisation du travail, quoique empruntées à un autre âge, sont des idées de progrès, puisqu’elles impliquent un perfectionnement. Rien dans les circonstances actuelles n’en rend l’application impossible ; tout, au contraire, la rend opportune. Et, à ce propos, nous finirons par une vue que nous n’aurons pas besoin de recommander aux hommes de gouvernement.
Francis Lacombe a très bien montré dans son livre le rapport de cause à effet existant entre la destruction des assemblées corporatives et l’établissement des clubs révolutionnaires. Les assemblées des sans-culottes devaient succéder à la suppression des jurandes et des maîtrises, « inévitable métamorphose, qui prouve que le premier droit et la destination finale de l’homme individuel, mais collectif de naissance, est l’association »
. L’association commerciale brisée, il s’établit réactivement sur ses débris l’association politique. Aujourd’hui que les assemblées commerciales n’existent pas, du moins à l’état d’organisation, l’effrayant phénomène des associations politiques se produit avec l’énergie d’une tempête. Mais ce mal, qui vient de l’oubli d’un principe, sera détruit par le principe même. Qu’on rétablisse les assemblées corporatives, dans lesquelles l’activité humaine trouvera une légitime expansion, et du même coup, sans déchirement, sans violence, on aura supprimé les dangers des clubs. On aura remplacé des réunions anarchiques où le peuple s’occupe d’idées qu’il n’entend pas, par des réunions d’ordre et de liberté où il s’occupera de ses intérêts, qu’il entend très bien. Ceci, comme on voit, n’est pas seulement de l’organisation du travail, c’est aussi de l’organisation politique, preuve de plus — car rien n’est simple en science sociale — que l’idée de Francis Lacombe est juste, puisque, dans son système, ces deux organisations se donnent la main.
L’abbé Brispot §
La Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, écrite par les quatre évangélistes, coordonnée, expliquée et ordonnée par les Saints-Pères, les docteurs et les orateurs les plus célèbres, par l’abbé Brispot.
De tous les livres que peuvent publier la science et la foi réunies, le plus élevé dans tous les temps, mais le plus utile dans les temps actuels, c’est à coup sûr la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Dans les temps actuels, en effet, entre les négations matérialistes du xviiie siècle et les affirmations rationalistes du xixe, la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ doit se dérouler avec une majesté de réponse devant laquelle, pour tout ce qui pense, il n’y a plus que le mutisme de la confusion ou le silence du respect. Laissons dire les hommes sans bonne foi ! Si souvent on a répondu sans la faire taire aux objections de la philosophie, si souvent on a vu la pensée se frappant elle-même avec l’arme de ses propres raisonnements, qu’on se trouve amené à reconnaître que l’histoire, la tradition, les faits dans leur simplicité auguste et dans leur sainte authenticité, sont les meilleurs moyens de traduire la vérité chrétienne et de l’introduire ou de l’affermir dans les esprits ; sur ce point les expériences se sont accumulées, mais il importe plus qu’on ne croit de le répéter. Oui ! nous sommes arrivés à une époque où ceux qui aiment, vénèrent et se dévouent à propager les vérités du catholicisme, peuvent laisser là les argumentations inutiles, qui n’imposent plus au scepticisme même quand elles l’étonnent, et se contenter de reproduire les textes sacrés, d’où la lumière jaillit sur le monde des anciens sophistes et doit rejaillir de la même force sur les nouveaux. Qu’on regarde attentivement autour de soi ! Le cercle de raisonnements dans lequel tourne, depuis tant de siècles, cette ivre créature qu’on appelle l’homme, s’est épuisé et fermé sur lui. La philosophie, la négation, l’incrédulité, après s’être beaucoup remuées dans les limites des facultés humaines, auxquelles elles tiennent comme le rayon de la roue tient à son moyeu, sont revenues à leur point de départ en faisant un circuit immense, s’imaginant avoir progressé, comme l’animal qui paît l’herbe croit s’être avancé pour avoir péniblement tendu la corde du grossier piquet qui l’attache au sol. Immuable destin de la pensée de l’homme ! Au bout d’un certain temps, la balbutie de l’erreur et son radotage se rejoignent dans la vie des générations comme dans la vie individuelle. C’est là une grande raison, il semble, pour que la vérité, qui ne change point, la vérité immortelle, ne se croie pas obligée, devant les insolentes exigences de l’esprit humain, de revêtir des formes nouvelles qui la feraient mieux accepter de ce Balthazar ennuyé à la dernière heure de son orgie. Non ! venue d’en haut comme la lumière, la vérité révélée se rallume comme la lumière sur le flambeau où l’on croyait l’avoir éteinte. Il n’y a qu’à élever le flambeau pour qu’on l’aperçoive rayonner. Toujours présente dans un texte indéfectible, elle se démontre en s’affirmant comme à l’origine, et se prouve une fois de plus en se répétant. Pour tout cœur pur et tout esprit juste, il est évident que la reproduction des Évangiles est la meilleure exposition des vérités de notre foi.
Ajoutez à cette vue générale et dominatrice que cette reproduction du texte saint, que cette vie de Notre-Seigneur, écrite par la plume inspirée de ses apôtres, était une de ces publications les plus indiquées et les plus appelées par les récentes polémiques de notre âge. Qui l’aurait déjà oublié ? Malgré l’indifférence dont on s’est beaucoup vanté pour une religion finie, que plusieurs considéraient, disaient-ils, comme ils auraient considéré les antiquités d’Herculanum, il s’est pourtant rencontré que le xixe siècle, qui jouait la comédie de la plus haute impartialité à l’endroit de tous les symboles et qui avait la prétention de les ramener à une explication scientifique, s’est élevé de plus belle contre cette religion qui a fait rugir tous les impies, depuis Celse jusqu’à Condorcet, et l’a passionnément attaquée non plus dans sa morale et les conclusions politiques qui en découlent, mais dans le plus fondamental de ses dogmes, — la personnalité divine de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Chose étrange au premier coup d’œil, mais qui n’étonne pas ceux qui connaissent la philosophie, c’est individuellement (qu’on me passe ce mot !) contre Notre-Seigneur Jésus-Christ que la philosophie, l’impartiale philosophie du xixe siècle, a poussé son dernier blasphème. Le monde et l’Allemagne retentissent et retentiront longtemps encore du livre déicide de Strauss. Le froid de la science et l’hypocrisie de la théologie protestante n’y font rien. Pour qui sait voir, on retrouve la rage contre l’infâme de Voltaire, concentrée sous les formes pédantesques du Dr Strauss. Cette rage, vieille comme le monde et éternelle comme lui, et qui n’est, en fin de compte, que la révolte délirante de l’orgueil, sait se masquer avec la figure de chaque époque ; mais une pareille mascarade ne change pas le fond des choses, et le fond des choses, c’est le travail destructeur, latent ou visible, mais implacable, de la philosophie. Ainsi, après avoir faussé la raison, faculté par faculté, et obscurci la conscience ; après avoir nié en théologie, en métaphysique, en morale, en toutes choses, la philosophie nie aujourd’hui en histoire. Elle continue son œuvre éternelle. Elle se sait de ce vieux xixe siècle, profondément et presque exclusivement historique, comme tous les vieillards, qui n’ont plus d’autre fonction dans le monde que de raconter le passé, et c’est la science historique, la science même du siècle, qu’elle vient dresser, dans la plus monstrueuse de ses négations, contre la divinité de Notre-Seigneur. Eh bien, répondre à cette dernière attaque de la philosophie par le texte des Évangiles mis à la portée du plus grand nombre ; répondre à ce crime de l’histoire par le témoignage de l’histoire, telle a dû être la pensée de l’auteur de la publication que nous annonçons avec joie et que nous voudrions populariser !
Et ce n’est pas tout encore. D’autres raisons moins spéciales, mais non moins décisives, font de cette imposante publication presque un livre de circonstance, et ces raisons consistent principalement dans l’influence possible, dans l’effet moral et pratique qu’une semblable publication doit avoir sur les masses à qui elle s’adresse, — car, avec sa traduction française et ses gravures, elle s’adresse encore plus aux masses qu’aux penseurs et aux esprits lettrés. L’auteur de la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en traduisant les Évangiles a voulu les vulgariser. Sachant l’immense parti que les protestants tirent de leurs traductions de la Bible, il s’est dit que les catholiques pouvaient imiter cette propagation par les livres, et il a rapproché, à l’aide d’une traduction fidèle et pure, de la pensée des plus nombreux, le texte de l’enseignement divin, afin que les simples autant que les doctes pussent y réchauffer leur foi ou y désaltérer leur piété. En cela, il a répondu toujours par l’histoire, par le texte, par le fait, — les meilleures réponses de ce temps, — à de certaines notions erronées et dangereuses qui circulent, à cette heure, dans une foule d’esprits ignorants ou prévenus. La philosophie, qui s’embusque partout où elle peut tirer de là sur la religion, ne s’est pas contentée de nier la divinité de Jésus-Christ dans les livres d’une exégèse difficile, de bouleverser le sens des prophéties, de discuter et de dénaturer les miracles. Elle a, dans les doctrines d’application et d’exécution de ce socialisme, le dernier enfant de ses entrailles, introduit avec une satanique profondeur de dessein une fausse figure historique du Sauveur des hommes, croyant sans doute qu’il resterait assez d’irrésistibles séductions dans la tête divine — défigurée par elle — pour fasciner les âmes et les entraîner à ses fins. Comme la révolution du passé, qui, dans sa familiarité sacrilège et par la bouche de ses plus cyniques enthousiastes, faisait
du Fils de Dieu un sans-culotte, la révolution de l’avenir a, pour son propre compte, recruté aussi au Calvaire et métamorphosé Notre-Seigneur en un socialiste anticipé. Il fallait que le sens public fût aussi profondément perdu qu’il l’est pour qu’on laissât passer de si honteuses extravagances sans les couvrir d’une flétrissure universelle ; il fallait qu’on pût désespérer de la raison même pour les voir accueillies et soutenues, à tous les étages de la société, dans des livres, dans des journaux, dans des discours. Jésus, le Dieu qui a crucifié l’orgueil et la volupté humaine, qui est venu apporter au monde païen deux choses qui, pour la première fois, descendaient du ciel : l’humilité et la charité, n’est plus maintenant qu’un philosophe qui a dit aux peuples d’une voix plus douce, mais qui a dit comme les Gracques ou comme tous les souleveurs de plèbe : « Comptez vos maux et comptez-vous ! » Des esprits de tout ordre ont été pris à cette horrible gageure de parti, et c’est parce que le mal a été grand à cet égard et qu’il augmente, que la vulgarisation des Évangiles est devenue de la plus grande opportunité. Avec ceux qu’on égare par des analogies menteuses, il n’y a, en effet, qu’à ouvrir l’Évangile et en étudier la doctrine. On verra s’il peut y avoir quelque chose de commun entre le Rédempteur des hommes qui nous a relevé de la chute et ceux qui, repoussant l’idée de la chute comme une calomnie à la nature humaine, nient que le monde eût besoin d’être relevé ; entre Celui qui a dit : « Bienheureux ceux qui souffrent ! »
et ceux-là qui parlent du droit de la créature au bonheur. Aussi, faut-il le reconnaître, dans les circonstances qui nous entourent, en face des monstrueuses comparaisons qu’on se permet, essayer de rendre plus populaire et plus facile cette étude de l’Évangile qui nous élèverait la tête et nous ouvrirait le cœur si nous savions y revenir, c’est là une tentative d’esprit pénétrant qui voit les maux de ce temps et leur
remède, c’est une noble et touchante entreprise d’intelligence et de charité. Une Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ comme celle dont il est question ici, est moins un livre qu’une œuvre impersonnelle où la gloire de l’auteur n’est que le bien qu’il peut faire et le mérite des bonnes pensées dont il deviendra l’occasion. D’ailleurs, pour un chrétien et pour un prêtre, l’idée de l’éternité rabougrit singulièrement la gloire, et s’il écrit son nom sur son œuvre, c’est plus pour le signaler aux fraternités de la prière que pour le livrer à ces bouffées de vent léger qui lèvent de terre un nom et l’emportent dans la renommée.
Du reste, jamais peut-être publication n’a été mieux conçue et mieux réalisée que celle-ci pour toucher sûrement le but excellent qu’elle veut atteindre. L’auteur, l’abbé Brispot, à qui, si nous ne nous trompons, on doit un livre de prières, a fait preuve dans cette distribution nouvelle des quatre Évangiles et dans leurs diverses concordances, d’une intelligence remarquable et d’une science véritablement sacerdotale. L’œuvre essayée par lui à son tour a été plus d’une fois entreprise, et les difficultés qu’elle a toujours présentées sont nombreuses. Plus d’un courageux esprit a lutté avec elles ; car ce n’est pas une idée d’aujourd’hui ou d’hier, mais un besoin qui date de loin dans l’Église, qu’une concorde lumineuse des Évangiles devant laquelle la mauvaise foi et la mauvaise science fussent obligées de baisser le ton et les yeux. Dès les premiers temps de l’Église, en face des premières hérésies, saint Jérôme écrivait au pape saint Damase sur la nécessité vivement sentie par les fidèles de relier et de concentrer les quatre Évangiles en un seul. Depuis cette époque, beaucoup d’évêques et de prêtres, dans la mesure diverse de leurs forces et de leur génie, ont tenté de remplir cette tâche délicate et grande que l’abbé Brispot s’est imposée et qu’il a remplie (du moins jusqu’ici) avec un rare discernement. Quatre livraisons de son ouvrage, qui formera un magnifique volume grand in-4º, ont déjà paru, et par le cintre de ce portique commencé, on peut déjà juger de la grandeur et de l’entente de l’édifice. L’abbé Brispot accompagne le texte concordé des Évangiles de commentaires, explications et notes, tirés des écrivains les plus illustres de l’Église dans l’ordre de la sainteté ou de la science, et c’est dans le choix de ces annotations, qui viennent ajouter leur lumière à celle du texte souvent d’une trop divine pureté pour tomber dans des yeux charnels sans les offenser, que l’abbé Brispot a montré les richesses d’une forte érudition religieuse et le
tact supérieur qui sait s’en servir. Autant qu’il est possible de comparer l’œuvre directement et immédiatement inspirée de Dieu à des œuvres simplement humaines, le commentaire est digne du texte. L’abbé Brispot a réuni et choisi avec un art exquis les fragments épars de cette belle mosaïque intellectuelle étendue, pour ainsi parler, sous les pieds du texte divin. Comme un de ces grands artistes lapidaires du Moyen Âge, il a incrusté de pierres précieuses le tabernacle… Mais c’est moins un but d’adoration et de rayonnement splendide qu’il a eu en vue, que la pensée plus mâle de la propagation des idées et des faits qui sont pour nous la vérité. Le prêtre, l’homme qui veut convaincre et allumer la foi dans les âmes, est toujours en première ligne chez l’abbé Brispot. Les annotations qu’il a choisies indiquent suffisamment cette tendance fixe de sa pensée : « Ce livre — est-il dit dans le prospectus très simple et très intelligent qui serait la préface naturelle de son ouvrage — n’est pas seulement le travail d’un auteur isolé, mais l’œuvre de tous les grands hommes qui ont brillé dans la société chrétienne depuis les temps apostoliques jusqu’à nos jours, qui semblent s’être levés de toutes les parties du monde et, malgré la distance des temps et des lieux, s’être réunis, comme dans un concile auguste, pour nous montrer comment nous devons concevoir Jésus-Christ et interpréter son Évangile. Si l’on nous demandait les noms de quelques-uns de ces grands hommes, nous répondrions avec saint Jean Chrysostôme parlant de ceux qui l’ont précédé, que c’est un Évode, la bonne odeur de l’Église, disciple et imitateur des Apôtres ; que c’est un saint Ignace, qui porte Dieu lui-même dans sa personne ; un saint Denis l’Aréopagite, qui poussait son essor jusque dans le ciel ; un saint Hippolyte-le-Grand, si plein de douceur et de bienveillance ; un saint Basile-le-Grand, presque égal aux apôtres ; un saint Athanase, si riche de vertus ; un saint
Grégoire-le-Thaumaturge, soldat invincible de Jésus-Christ ; un autre du même nom et du même génie, un saint Éphrem, dont le cœur semblait être le temple particulier de l’Esprit-Saint ! »
Et l’auteur de la Vie de Jésus-Christ ne s’est pas contenté de ces noms anciens et illustres, l’éternel honneur des premiers temps. On trouve, à côté, des illustrations plus modernes, qui, après les gloires incomparables de la sainteté, ont leur autorité et leur éclat : ainsi Bossuet, Massillon, Bourdaloue, — Bourdaloue surtout, que l’abbé Brispot semble affectionner pour l’héroïque et toute-puissante virilité du raisonnement. Entre ces noms immenses, l’abbé Brispot a quelquefois glissé le sien. Inspiré à son tour par le livre de sa foi et par sa cohabitation de cœur et d’esprit avec les hommes de génie qui ont écrit sur ce livre saint des pages si éclatantes et si profondes, l’abbé Brispot a plusieurs fois montré que cette espèce d’intimité, ce grand voisinage, avait porté bonheur à sa pensée. Soit qu’il lui échappe quelque ardente prière dans une note émue, ou qu’il révèle la sagacité renseignée de l’érudit dans un rapprochement ou une explication, on aime à retrouver l’individualité de l’homme qui a conçu le plan de cet ouvrage, tout ensemble utile et modeste, à le voir se rappeler de temps en temps avec talent et convenance au milieu des graves fragments qu’il groupe et coordonne. Le catholicisme a cela de remarquable que, par cela seul qu’il est la vérité, il élève tous les esprits dans une sphère de lumière qui les échauffe et les pénètre. Le fond des choses y est si grand qu’on y sent réellement moins qu’ailleurs les différences de génie, et que la pensée y trouve presque, comme le cœur, son égalité devant Dieu.
Telle est, en quelques mots, cette Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que toutes les âmes pieuses accueilleront avec applaudissement. Typographiquement, cette publication est d’une beauté presque grandiose. Les gravures dont elle est ornée ont été confiées à l’habile burin de Rouargue, qui les a exécutées sur des modèles dus à l’école allemande du xviie siècle. Ces modèles, dus au crayon de Notalis, de Matheus et de Spinx, et qui ont été retrouvés dans une pauvre cabane de paysans à Magny, sont d’une naïveté d’inspiration qui ferait croire qu’ils appartiennent à une époque d’une date plus ancienne que celle qu’ils portent, si on ne savait pas que l’Allemagne, par le fait seul du génie qui lui est personnel, peut, au xviie siècle, équivaloir, en naïveté de touche et en candeur de sentiment, à ce que pouvaient être les autres nations de l’Europe au Moyen Âge. Si le protestantisme iconoclaste a tué en Allemagne l’inspiration catholique, il a ébranché l’arbre même du génie national, intimement religieux ; mais ce qui est resté catholique dans cette terre prise sous les glaces de l’examen de Luther, n’a point perdu son flot pur de naïveté, si naturellement épanché. On le voit suffisamment à ces dessins si vrais dont l’ouvrage de l’abbé Brispot est orné, et qui en rendent la gravité et plus aimable et plus touchante ; que disons-nous ? plus véritablement catholique. Le catholicisme, en effet, est essentiellement imagier, comme il est essentiellement artiste. Il fait le siège du cœur de l’homme avec tous les arts qui répondent aux nobles instincts de la créature de Dieu. Il entre, par les images, dans le cœur des peuples, qu’il réchauffe et qu’il inspire. Pour notre part, nous connaissons des mots sublimes (et un mot sublime c’est de la vertu instantanée) inspirées à des âmes simples par les plus simples images. Ah ! en a-t-il souffert ! des torrents ! disait un jour une pauvre femme toute en larmes devant une grossière enluminure qui représentait la Passion de Notre-Seigneur. L’artiste catholique note de pareils cris quand il les entend, et le penseur sait ce qu’ils contiennent… Les gravures du livre de l’abbé Brispot, au nombre de cent vingt-huit, représentent les scènes les plus solennelles et les plus pathétiques du passage du Fils de Dieu sur la terre. Et véritablement, dans un temps où l’archéologie religieuse est en honneur et refleurit de toutes parts, elles offriront plus d’intérêt peut-être aux esprits curieux des choses du passé que si elles avaient appartenu à une pensée contemporaine.
Puisse cette publication, due aux travaux et aux efforts d’un prêtre, avoir tout le succès qu’elle mérite et faire tout le bien qu’elle peut produire ! Nous encourageons toujours de nos vœux les publications de ce genre, tous les ouvrages qui, comme cette Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, remettent en lumière et en solidité les assises mêmes de notre religion et de notre foi. Nous l’avons dit en commençant et nous le répétons en finissant ; car c’est l’idée qui doit incessamment planer sur tous les esprits religieux. Nous sommes arrivés à une époque où les discussions tombent d’elles-mêmes, où ce qu’on appelle la logique en a tant fait qu’elle est déshonorée, et où les épouvantables fatigues de l’anarchie nous guériront peut-être de l’anarchie. Qui sait ? Dieu aurait peut-être cette pitié de nous ! Rien donc de meilleur, rien de plus approprié à l’état des choses, que de reprendre l’âme de l’homme par la base et de le conduire jusqu’au faîte, de recommencer son éducation religieuse en revenant à ces éléments sacrés qu’il a oubliés ou méconnus. Depuis que le xviiie siècle a achevé dans les âmes modernes le travail putréfiant qu’y avait commencé la Renaissance, nous sommes tellement pourris de paganisme que ce qui fut, il y a dix-huit cents ans, la bonne nouvelle pour le monde, serait encore aujourd’hui la bonne nouvelle, comme au lendemain de la Rédemption.
L’abbé Christophe §
I §
Histoire de la Papauté au XIVe et au XVe siècle [I].
L’histoire de la Papauté au xive siècle, par l’abbé Christophe, est un de ces livres consciencieux et graves dont le nombre honorerait une littérature à son déclin. Si le sang littéraire s’épuise en nous, qu’au moins les dernières gouttes en soient pures et que l’érudition les fortifie ! L’abbé Christophe est un véritable historien par le renseignement, par la science, par la recherche vigilante de cette pointe écachée, aussi bien dans l’histoire qu’ailleurs, et qui désespérait Pascal. En l’absence d’une histoire générale et unitaire de la papauté, le plus beau sujet par parenthèse qu’une tête d’ensemble puisse entreprendre, mais qu’avec les hâtes et les distractions de ce malheureux siècle, qui ne peut ni ne veut s’asseoir, on n’entreprendra point demain, il est excellent d’avoir de ces monographies qui enferment une époque dans une circonscription déterminée et qui la creusent. Nous avions déjà d’une main moderne l’histoire de la Papauté au xvie et xviie siècles. Un allemand positif, chose rare, Léopold Ranke, l’a écrite en observateur et presque en physiologiste, avec cette espèce de génie qui se préoccupe, par exemple, des grains de sable de Cromwell. Hurter, le célèbre converti, a compris et retracé le pontificat d’Innocent III, en jurisconsulte et en théologien.
Après eux, l’abbé Christophe apporte son fragment à la mosaïque de pierres d’attente sur lesquelles se bâtira le grand monument qu’il s’agirait d’édifier, — une histoire générale de la papauté. Certes ! l’abbé Christophe n’est point un écrivain du mérite consommé de Hurter ou de la sagacité pénétrante de Ranke, mais sur ce dernier il a l’avantage d’être catholique et prêtre, et il faut bien qu’on sache que c’est un avantage. L’orthodoxie, en effet, donne à la pensée une sûreté, une élévation sans vertige et sans trouble, plus nécessaire qu’ailleurs dans l’appréciation de l’esprit de l’Église et de son action, même humaine.
Quant au talent de l’abbé Christophe, c’est un talent de milieu, sans les facultés supérieures. La qualité suprême, en politique, est de prévoir ; en histoire, qui n’est que de la politique rétrospective, l’éminente qualité c’est de voir toute la portée d’un événement, et, qu’elle soit épuisée ou non, cette portée, d’en prendre exactement la mesure. Eh bien, voilà ce que l’abbé Christophe ne fait pas et ne sait pas faire. Dans l’introduction qui précède son ouvrage, par exemple, et dans laquelle il trace rapidement le chemin qu’a déjà parcouru la papauté, il glorifie Grégoire VII d’avoir posé avec un si grand caractère et une si longue prévoyance la question des investitures, qui n’était, en définitive, que la question pour laquelle on combattait hier encore, la question, sous une autre forme, de la séparation du spirituel et du temporel, de l’Église et de l’État. Mais à côté de ce fait qu’il juge très bien, l’abbé Christophe n’en voit pas un autre plus important peut-être : la réformation du clergé et le célibat des prêtres strictement imposé et maintenu. Si l’Église avait fléchi sur ce point principal pour elle, les grandes fonctions ecclésiastiques seraient devenues le privilège des familles nées des hommes puissants. Il y aurait eu pis que le népotisme. La transmission héréditaire, conséquence de la paternité, ce despotisme du sang, se fût établie sur les débris de l’élection et dans le mépris du choix et de l’autorité des souverains pontifes. L’Église serait devenue féodale. Elle aurait eu — politiquement, du moins, — le sort de la société féodale. Dieu l’eût sans doute sauvée pour la justification de ses promesses ; mais la gloire des grands hommes est de se servir de leur liberté et de leur intelligence de manière à économiser l’action directe de Dieu sur la terre et à lui ménager l’effet des grands coups de sa providence.
II §
Histoire de la Papauté au XIVe et au XVe siècle [II-V].
Après le xive siècle et à bien des années d’intervalle, c’est le xve qui passe sous la plume de l’abbé Christophe. Cette plume est grave, orthodoxe, renseignée, pleine de droiture, très au courant des obligations de l’histoire et de l’historien, que celui qui s’en sert a exposées avec netteté dans une introduction fort bien faite, mais où il a un peu trop insisté peut-être sur les critiques dont son premier livre a été l’objet. Un esprit aussi viril que celui de l’abbé Christophe devait moins se préoccuper d’une question toujours petite, comme l’amour-propre qui la pose et qui la discute… Je lui aurais voulu plus de largeur et plus de hauteur dans sa manière de sentir. Selon moi, les écrivains n’ont pas plus à défendre ce qu’ils ont écrit que les gouvernements ce qu’ils ont ordonné. Si ce qu’ils ont écrit est vrai et beau, la critique se brisera ou s’usera sur ce marbre. Si, au contraire, ce qu’ils ont écrit est faux ou médiocre, la défense qu’ils feront de leur livre ne le sauvera pas. La défense trop vantée de l’Esprit des lois n’a pas empêché ce livre célèbre de s’écrouler pan par pan, et de n’être plus maintenant qu’une ruine, comme le Colysée.
J’admets pourtant une exception à cette règle, que j’ose poser comme absolue : c’est quand la réponse aux critiques, cessant d’être personnelle, implique l’idée du livre même et la creuse ou l’éclaire plus profondément en le défendant. Ainsi, quand l’abbé Christophe défend son livre contre les vingt-quatre articles de journaux (il les a comptés) qui l’ont examiné, il fait une chose parfaitement inutile et il ne nous semble pas au niveau de son esprit et surtout de son sacerdoce. Mais quand il défend la Papauté dont il écrit l’histoire, il se relève, il fait une chose aussi noble qu’utile. Il n’y a plus là ni d’auteur, ni de personnalité littéraire : il y a l’homme de l’idée et le serviteur de l’Église et de la Vérité.
C’est qu’en somme toute thèse personnelle est inférieure. Il n’y a d’imposant et de fort que les thèses désintéressées… Est-ce que l’abbé Christophe ne le comprendrait pas assez ?… Dans la dédicace de son livre au clergé de Lyon, il dit aux prêtres : « Racontons nous-mêmes notre histoire et ne permettons pas que des laïques sans foi la travestissent au gré de leurs systèmes ou de leurs passions. »
Il a, certes ! raison, s’ils sont sans foi et s’ils la travestissent ; mais, s’ils sont catholiques comme le prêtre, des laïques, à cette heure du monde, auront, à coup sûr, plus d’autorité en racontant la merveilleuse histoire de l’Église que le prêtre, à qui l’opinion, malheureusement hostile aux prêtres, criera de toutes ses gorges : « Vous parlez pour vos Saints et pour vos chapelles ! »
Les écrivains laïques, pourvu qu’ils soient catholiques et théologiens, sont appelés à faire dans la littérature religieuse plus de bien que les prêtres eux-mêmes, à talent égal ; car, après tout, ce qu’il faut impérieusement, c’est d’amener le plus d’âmes possibles à la vérité. Dans l’ordre littéraire et historique, il doit se passer présentement le même phénomène que dans l’ordre de l’action et de la charité, où les Sociétés de Saint-Vincent-de-Paul et de Saint-François-Régis ont fait plus de bien que n’en auraient fait des Œuvres exclusivement ecclésiastiques. Assurément les prêtres ont le devoir et le droit d’écrire les annales de l’Église et la vie de leurs Saints, et le cardinal Pitra nous a montré comme ils s’y prennent quand ils se mêlent de les écrire ; mais de Maistre et de Bonald étaient des laïques, et quel prêtre de ce temps a plus mérité de l’Église que ces cardinaux… oubliés ?…
Et, en effet, elle appartient à tout ce qui est catholique, l’histoire de l’Église, tentante même pour ceux qui ont le malheur de ne pas l’être mais dont les facultés, si elles sont de noble origine, sont entraînées vers ce magnifique sujet, magnétisées par sa beauté suprême… On peut le dire sans témérité : il n’y a pas, dans les annales du monde, deux pareils sujets d’histoire pour l’esprit humain. Nous savons pourquoi, nous autres catholiques ! Les incrédules et les hostiles au catholicisme l’ignorent, mais ils n’en reconnaissent pas moins la place immense que tient l’Église dans l’univers et dans son histoire. Nul d’entre eux ne s’avise de nier la majesté de ce sujet grandiose, qui renferme plus qu’aucun autre, à quelque place qu’on la choisisse, tout ce qui constitue le jeu des forces vives de l’humanité. Qu’est, en importance, pour qui sait penser, l’Histoire de la civilisation de Guizot, par exemple, en comparaison des trente volumes sur l’Église par Rohrbacher !… L’Histoire de la civilisation a fait, il est vrai, beaucoup plus de bruit, et se trouve probablement dans beaucoup plus de bibliothèques. Et quoi d’étonnant ? L’auteur était un laïque, un professeur et un protestant, tandis que Rohrbacher n’était qu’un prêtre catholique, deux fois suspect pour cette raison en ce temps d’impiété. Mais si on n’a pas craint d’aborder cette vaste histoire, l’histoire des nations les plus colossalement grandes paraît mince à côté. Oui ! même celle de Rome, la plus glorieuse de toutes les histoires, et qui est tombée dans l’histoire de l’Église comme dans un gouffre et y a disparu, mais en y laissant des échos immortels. Admirable contemplation ! Il y a de toutes les histoires dans l’histoire de l’Église, et elle est encore l’histoire de l’Église par-dessus, c’est-à-dire d’une institution qui n’embrasse pas que les simples choses humaines, mais les choses surnaturelles qui sont la source et l’explication des choses humaines. L’histoire de l’Église est la seule, enfin, qui permettrait à l’esprit humain de se passer de toutes les autres histoires. Qui la saurait bien saurait tout.
Et l’intérêt qu’elle inspire, pour toutes ces raisons, est si grand, que partout où l’on prend cette histoire, partout où l’on coupe une tranche dans ce splendide morceau intellectuel qu’on appelle l’histoire de l’Église, il y a des régals inouïs, je ne dis pas seulement pour la foi, mais pour la pensée. L’histoire d’un seul siècle… que dis-je ? l’histoire d’un seul Pape, dans l’histoire de l’Église, a de tels rayonnements en avant et en arrière que ce n’est plus l’histoire d’un siècle ni d’un Pape, mais l’histoire de l’Église universelle et éternelle, concentrée dans la minute d’un siècle ou d’une vie d’homme, comme tout un horizon répercuté et concentré dans une facette de diamant… En intérêt, l’Histoire de la Papauté pendant le xve siècle, par l’abbé Christophe, vaut, avec d’autres événements et des personnalités différentes, son Histoire de la Papauté pendant le xive siècle, et elle a le même mérite d’unité dans la variété qui est le caractère particulier de toutes les histoires détachées de l’histoire générale de l’Église, qui a bien raison de s’appeler catholique, c’est-à-dire universelle ; car si Dieu l’ôtait de ce monde, il s’y ferait un de ces trous, comme dit Shakespeare en parlant des monarchies qui croulent, que rien — quoi qu’on y jette — ne peut plus combler !
III §
Cette histoire de cent années racontée par l’abbé Christophe, qui se pique beaucoup d’être surtout un narrateur, va du trop ignoré Martin V jusqu’au trop célèbre Alexandre VI, et elle a, au plus haut degré, le caractère que je viens de signaler, — cette portée en avant et en arrière, dans le passé et dans l’avenir, qui fait un cadre si vivant et si dramatique à toute histoire isolée de l’Église ou de la papauté. On vient de sortir de l’effroyable scandale du concile de Constance, pour entrer dans les scandales diminués, mais bien grands encore, du concile de Bâle, qui ne fut, en réalité, que la queue du concile de Constance qu’il aurait dû autrement terminer. Pour mon compte, je ne connais point dans l’histoire de l’Église de moment plus tourmenté, plus empêché, plus douloureusement morne que ce moment… La queue du monstre de Constance fut difficile à écorcher ! Ce fut Eugène IV qui, par la date et la durée de son pontificat, fut le plus spécialement chargé de cette besogne ; mais, comme tous les restaurateurs, qui ne restaurent guères en définitive, comme tous les réparateurs des maux commis, qui sont presque toujours irréparables, il se crut obligé à des habiletés et à des concessions qui restent sur sa mémoire, malgré les efforts de l’abbé Christophe pour les en ôter… C’est du concile de Bâle, en effet, que date l’établissement dans l’opinion ecclésiastique de ces prétentions démocratiques, si contraires, quoi qu’on en ait dit, au gouvernement de l’Église, laquelle est une monarchie mixte, d’un ordre spécial, comme l’a très bien prouvé l’abbé Christophe. Plus d’une fois déjà, et particulièrement à Constance, ces prétentions s’étaient produites avec effraction ; mais à Bâle, ce fut avec une telle opiniâtreté de résistance, un parti pris si obstiné, qu’on peut dire qu’elles s’établirent dans l’opinion ecclésiastique où, malgré les décrets du concile du Vatican, elles pourraient bien, en se dissimulant, être encore. L’avenir le dira… L’histoire de l’abbé Christophe montre ces orgueilleuses prétentions dans toute leur petitesse, leur envie, leur vanité et leur impuissance contre la souveraineté pontificale ; car elles furent impuissantes contre elle, mais seulement contre elle. Le clergé, lui, en subit l’influence à une grande profondeur, et Dieu sait s’il en retrouva la trace quand Luther reprit la tradition de la révolte où Jean Huss l’avait laissée ! Les Pères du Concile de Bâle n’ont certainement pas fait le protestantisme, qui roule dans les flancs du monde depuis la Chute, mais, comme les chapons qui couvent les œufs qu’ils n’ont pas pondus, ils l’ont couvé.
C’est là le plus grand fait, par ses conséquences, de toute l’histoire du xve siècle, comme le grand schisme d’Occident l’est du xive. Le presbytérianisme est né, et c’est dans le siècle suivant que le protestantisme va naître. Ni le Hussitisme et ses guerres d’un fanatisme si sauvage, ni le Condottierisme qui déchire et se partage l’Italie, ni les exploits de Huniade et de Scanderbeg contre les Turcs, inspirés par l’héroïque mais mourant esprit des Croisades, n’ont la gravité désastreuse de ce concile de Bâle où la Révolution, comme les temps modernes l’ont vue depuis, sophistique, bavarde, ergoteuse, n’ayant à la bouche que cet insolent et menaçant mot de réforme qui a fini par titrer le protestantisme, est entrée dans l’Église pour descendre de cette cime du monde et s’étendre dans le monde entier, et de religieuse se faire politique sans pour cela cesser d’être religieuse, — les communards et les athées de ce temps ne le prouvent-ils pas ?… La prise de Constantinople par Mahomet II, cet événement énorme, se rattache elle-même au concile de Bâle ; car c’est là, c’est dans ce concile où tous les sophismes et toutes les impossibilités se donnaient la main, qu’avorta cette Réunion des Grecs aux Latins, voulue si longtemps et même espérée par les Papes, et qui, si elle avait eu lieu, aurait probablement sauvé l’Empire. Si les Grecs — dit très bien Rohrbacher — eussent été plus sincères dans leur volonté d’union avec l’Église romaine, naturellement les Chrétiens d’Occident auraient plus volontiers écouté les exhortations d’Eugène IV et de Nicolas V pour aller au secours de Constantinople, et certainement, avec des capitaines tels que Huniade et Scanderbeg, jamais Constantinople n’aurait péri sous le glaive des turcs. Mais les Grecs, obstinés comme les juifs, crièrent : « Plutôt le turban des Turcs que la tiare du Pape ! » Et ils ont eu ce qu’ils avaient demandé.
Pauvre et misérable siècle que ce xve siècle, sans grandeur complète et immaculée dans les hommes, excepté en ces deux inutiles héros : Huniade et Scanderbeg, auxquels il faut ajouter ce Constantin Paléologue qui eut une minute sublime, — sa minute de mourir ! Misérable siècle, où l’esprit de contention et d’anarchie était partout, et où les Grecs chicaneurs vinrent donner comme une leçon, dont ils ne profitèrent pas, à ces autres chicaneurs du concile de Bâle, grecs aussi à leur manière contre la Papauté. Ce mal du temps infectait si cruellement les esprits, qu’il atteignait jusqu’aux plus robustes. Æneas Silvius, qui fut Pie II, et qui expia par son pontificat les torts de son opposition à la Papauté, eut lui-même ce mal du xve siècle. L’abbé Christophe, trop séduit par l’éloquence et la littérature de ce pape, qui fut un orateur et un écrivain, en fait presque un grand homme dans son histoire ; mais il en a exagéré la grandeur réelle. Il ne fut guères qu’un pape éclatant. Le xve siècle, malgré le mérite de plusieurs de ses pontifes, a été infidèle à cette belle loi qu’on pourrait appeler la loi même de la papauté : Quand un pape n’est pas un saint et un grand homme tout à la fois, il est l’un ou l’autre, et c’est avec ses saints que la papauté fait l’intérim de ses grands hommes.
IV §
L’abbé Christophe l’a bien jugé, ce xve siècle. Quoiqu’il se pose, comme je l’ai dit plus haut, plus en narrateur qu’en jugeur en narrateur à la manière des anciens et de Quintilien (ses maîtres, dit-il), et qu’il s’enferme, avec un mépris étonnant pour les idées générales, dans la rhétorique d’un païen, après deux mille ans de christianisme, il n’en juge pas moins le xve siècle avec le bon sens, qui déduit, d’un moderne, et l’orthodoxie d’un prêtre. Seulement, son jugement et sa condamnation surtout n’appuient pas assez. C’est un optimiste, au fond, que l’abbé Christophe, qui cherche à dégager du bien, même du mal absolu. Or, le mal est absolu pour le concile de Bâle, qui méritait une flétrissure plus profonde. Mais le : Écrivons nous-mêmes notre histoire, est peut-être revenu à la pensée du prêtre et lui a affaibli la main, quand il aurait fallu la faire sentir davantage. L’esprit corporatif peut jouer de ces tours aux plus fermes esprits ! L’abbé Christophe ne s’est peut-être pas souvenu, lui, prêtre français, que ce fut le clergé français qui transforma le concile de Bâle en un conciliabule d’insurrection, comme il avait été déjà la cause première du grand schisme d’Occident.« Ce fut encore le clergé français, — dit très bien Rohrbacher, qui ne bronche pas, lui, quand il s’agit de marcher sur le corps des mauvaises doctrines et qui ne bégaie pas quand il faut être net, — ce fut encore le clergé de cette France à laquelle on fait honneur en l’appelant chrétienne, qui y ajouta un troisième schisme, celui du conciliabule de Pise, et dans ces deux siècles (le xive et le xve) ne produisit ni un saint, ni un docteur d’une doctrine entièrement approuvée par l’Église. La Pragmatique-Sanction fut une révolte. Il fallut que Léon X la condamnât par une bulle, et,
depuis, quel beau et terrible livre on pourrait écrire sur les infidélités du clergé français ! »
Mais, celui-là, l’abbé Christophe ne l’écrira pas. À l’optimisme de sa nature s’ajoute, du moins pour l’expression de sa pensée, la modération d’un tempérament plus équilibré qu’énergique. Dans sa manière de raconter il n’a pas assez de flamme, comme, quand il juge, il ne va pas assez à fond. Il est calme, rassis, se tenant dans une région moyenne, et pourtant il ne manque ni de lumières, ni de courage, quand il s’agit de couvrir et de défendre la souveraineté pontificale, que les conciles dont il écrit l’histoire attaquèrent et voulurent abattre. Ce parlementarisme religieux qui nous a conduits, Dieu sait par quelles abominables voies ! à ce parlementarisme politique dont les nations sont actuellement excédées, ne fait pas illusion à son bon sens éclairé par la foi ; mais, au moment où il écrit, j’aurais voulu qu’il en eût marqué davantage la radicale erreur, tombée de si haut dans le monde, ne fût-ce que pour ajouter à la force d’opinion qui doit un jour l’emporter ! Puisque le monde politique a répercuté l’erreur du monde religieux, ne serait-il pas à souhaiter que les choses s’achevassent comme elles ont commencé, et que la répercussion eût lieu encore du triomphe de la vérité sur l’erreur ?
Le pouvoir religieux, l’unité romaine, la papauté, attaqués par toutes les démagogies sacerdotales, les ont vaincues. En sera-t-il de même pour le pouvoir politique contre d’autres démagogies ? Question qui fait trembler ! Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit de son Église « que les portes de l’Enfer ne prévaudraient jamais contre elle »
, mais il ne l’a pas dit de l’établissement de César.
V §
Telles sont les pensées que fait naître l’histoire de l’abbé Christophe sur le xve siècle. C’est un livre substantiel, ayant les mérites sur lesquels j’ai insisté, mais qui ne fera pas sur l’opinion, indifférente aux choses religieuses qu’elle ignore, l’effet sympathique qui entraîne à les étudier. L’auteur, solide et mesuré, ne passionne jamais son lecteur, et même il l’impatiente, quand ce lecteur est passionné… Rien dans son livre de nouveau et de révélateur sur les hommes et les événements du temps qu’il parcourt. Alexandre VI, par le pontificat duquel a fini le xve siècle, est tiré présentement de dessous les pieds et la plume des imbéciles, des ignorants et des impies, qui croient lapider la papauté avec son cadavre. L’abbé Christophe n’a point ajouté à la défense et aux justifications commencées par des historiens et des critiques qui vont plus loin que lui dans leurs investigations. Et, par parenthèse (c’est ici le lieu de le dire), nous attendons toujours, sur ce sujet, le second volume du père Olivier (des Dominicains). Seule, Lucrèce Borgia sort des mains de l’abbé Christophe nettoyée et essuyée des incestes qui l’avaient salie, et presque lumineuse de fidélité conjugale ; et cette vertu, pendant si longtemps calomniée, envoie comme un reflet de sa splendeur à Alexandre VI et comme une présomption d’innocence. L’abbé Christophe n’est pas allé plus loin, mais il est allé jusque-là… Son histoire est un chef-d’œuvre de modération et de prudence ; mais, avec sa rhétorique quintilienne, elle n’a pas pour nous, qui nous chauffons à d’autres foyers, ce côté artiste qui fait les œuvres vivantes, puissantes, et quelquefois immortelles. Je sais bien que le temps qu’il décrit est une époque affreuse, perverse et basse, où l’envie des petits contre les grands élève sa tête de vipère jusque dans l’Église, où l’esprit byzantin envahissait les conciles d’Occident, et où les Visconti, les Louis XI et les César Borgia, pratiquaient leurs politiques empoisonnées et empoisonneuses… Déchet immense quand on sortait de ce grand Moyen Âge, qui eut ses passions, sans nul doute, mais qui, du moins, resta chrétien et chevaleresque, si pur de foi, si fier de mœurs ! Certes ! du Moyen Âge au xve siècle, la chute est effroyablement profonde. Mais les temps à flétrir et à maudire sont peut-être plus inspirateurs que les siècles à admirer, pour les écrivains qui ont en eux le génie de l’histoire. Le mépris de Tacite le fit sublime, mais ce fut la dégradation des Césars qui fit son mépris.
Le père Augustin Theiner §
Histoire du Pontificat de Clément XIV.
Si — comme on l’a dit — les livres ont leur destinée, il en est qui ont leurs desseins. L’Histoire de Clément XIV, cette nouvelle histoire publiée par un prêtre élevé en dignité, consulteur des saintes congrégations de l’Index et du Saint-Office, préfet coadjuteur des archives secrètes du Vatican, traduite au même moment en trois langues différentes pour qu’elle ait son triple retentissement simultané, ce livre, qui fait bruit à Rome et qui fera probablement bruit dans le monde, n’est point, à coup sûr, un de ces livres qui naissent spontanément et sans dessein dans la pensée laborieuse d’un annaliste. D’un autre côté, le simple oratorien, le simple savant, l’humble prêtre n’a pas si soif d’une gloire humaine qu’il faille la lui improviser. Il n’a pas surtout, d’ordinaire, ce qu’il faut pour faire sonner d’ensemble et si dru les trompettes de la Renommée. Quand on voit des choses si nouvelles, on est donc en droit de se demander quel but le P. Theiner a cru ou a voulu atteindre par cette éclatante publication d’une histoire de Clément XIV. Est-ce réellement et sans arrière-pensée un but de fidélité historique et de docte impartialité ?… Mais l’histoire, trop mâle pour s’attendrir jamais, trop juste pour être généreuse, l’histoire, quand elle raconte les bonnes et les mauvaises actions des hommes, doit avoir un autre langage que celui d’une apologie idolâtre ou d’une défense pleine de colère. Or, il faut bien le dire, le livre du révérend P. Theiner n’a jamais que ce double accent. Qu’on ouvre où l’on voudra les pages passionnées et souvent irritées qu’il nous donne pour une histoire, et qui ne sont qu’une plaidoirie, et on doutera malgré soi du but purement et uniquement historique de l’auteur. Malgré soi, on se demandera quel est le dessein d’un tel livre, et si — comme il arrive quelquefois aux auteurs heureux — le dessein qu’il cache doit faire un jour sa destinée.
Grave question, du reste ; car, si le livre réussissait, il y aurait peut-être derrière le succès qu’il provoque un de ces terribles événements destinés à éclater plus tard, et auquel l’auteur et le livre auraient également contribué. Que ceux qui touchent aux événements de l’histoire moderne, de cette histoire qui nous a enfantés dans l’erreur et le trouble, ne se fassent pas de lâche ou de sotte illusion. Qui approuve, en histoire, s’associe. Qui a le cœur d’absoudre un homme coupable ou de vanter un homme funeste, prend sur soi la moitié du mal qu’il a commis et l’applique à froid sur sa conscience. Et croyez-vous que ce soit tout ? Quand on joue à ce jeu dangereux d’une responsabilité affrontée par l’éloge, on a de moins que les coupables et les indignes, — aux yeux de Dieu et des hommes, — les circonstances évanouies, ces circonstances qui n’innocentent jamais, mais qui, parfois, excusent. On a de moins les passions et les défaillances propres à toute action humaine, l’aveuglement et le tremblement de l’action même. On a de moins, enfin, tout ce qui a causé le malheur ou la faute, et si, nonobstant, on les prend à son compte tous les deux par l’approbation qu’on leur donne, c’est, sans doute, pour prouver qu’il peut y avoir plus coupable que le coupable : c’est-à-dire le juge, qui n’ose pas ou ne sait pas juger. Voilà pour la moralité de l’homme ! Mais il est des conséquences plus vastes que la conscience d’un historien. L’histoire, en effet, a toujours des influences d’une incalculable portée. Ses jugements pèsent autant en avant qu’en arrière, et ils se gravent encore mieux dans la tête des hommes qui survivent que sur le marbre des tombeaux. Les tombeaux restent froids sous les inscriptions dont on les couvre, mais la tête des hommes s’échauffe à l’éloge et finit par s’y enivrer. Écrire l’histoire du passé n’est donc pas remuer pieusement des ossements arides, c’est préparer aussi l’avenir ; c’est, en quelque sorte, avec la mort semer la vie. Selon la manière dont on sait l’écrire, on peut — autant du moins qu’il est donné à la faible créature humaine, — empêcher l’histoire qui va naître de recommencer l’histoire de ce qui n’est plus, ou bien c’est l’y faire ressembler. Le P. Theiner, qui est un prêtre, le P. Theiner, qui, par la nature de son esprit autant que par les habitudes de sa vie, doit incliner aux méditations profondes, avant d’écrire son Clément XIV aura-t-il pensé à tout cela ?
Nous lui ferons l’honneur de le croire. En choisissant pour nous la raconter la vie de Clément XIV, ce pontificat de quatre années qui ne contient guères qu’une seule chose : la suppression de l’Ordre des jésuites, et en élevant, à propos de ce fait si lamentablement fameux qui contrista tous les cœurs dévoués à la cause du catholicisme, un monument de louange et de respect au pontife de l’abolition, le P. Theiner n’a pas ignoré qu’il prenait, de gaîté de cœur, comme historien et comme juge, sa part volontaire dans cette abolition effrayante, car les derniers mots n’en sont peut-être pas dits. Et que si les gouvernements et les peuples, lesquels veulent tous un peu être des gouvernements, ramenés aux mêmes erreurs que du temps de Clément XIV par des écrivains stupides et perfides, se reprenaient d’une haine qui n’est pas fatiguée contre une société abattue par un pape mais que d’autres papes ont relevée, et voulaient la frapper encore, le P. Theiner, il le sait comme nous, le P. Theiner, avec son histoire, serait de moitié dans le coup… Nous ne sommes pas tellement loin de la révolution française, de la révolution romaine et de toutes les autres révolutions qui ont fait ressembler l’Europe à la terre rompue d’un volcan, pour que la supposition d’un tel fait puisse être traitée de peur chimérique. L’esprit des révolutions a trouvé son maître en France, et la France, c’est le modèle de l’Europe, mais, pour être vaincu et lié, est-ce que cet esprit-là est détruit ? Un homme seul, quelle que soit sa force, ne déracine pas d’un seul coup le mal fait par plusieurs générations. Eh bien, au cas où la question contre les jésuites, qui n’est que la question contre Rome, et la question contre Rome, qui n’est que la question contre les gouvernements, serait encore une fois posée par les éternels ennemis des gouvernements et de Rome, ces derniers, dont nous connaissons la tactique, ne manqueraient point certainement, soit pour prévenir l’Opinion, soit pour persuader
la Faiblesse, soit pour couper court aux hésitations, de s’appuyer sur le livre du P. Theiner. Quoiqu’il procède par nuances plus douces, on l’invoquerait comme Gioberti. Alors, nous qui le jugeons maintenant comme il a jugé Clément XIV, nous aurions le droit de lui dire l’immense : Vous l’avez voulu !
si comique quand on l’adresse aux dupes, mais si tragique quand on l’adresse aux criminels, et il aurait à choisir, lui, d’être le Georges Dandin de l’histoire ou d’en être, comme dans Machiavel, le frère Timothée démasqué.
Et en vain nous répéterait-il (ce qu’il nous dit si haut dans son histoire) qu’il n’a eu en vue, quand il l’a entreprise, que la justice et la vérité. Est-ce que, pervers ou vertueux, tout ce qui a jamais écrit quatre lignes d’histoire ne s’est pas toujours réclamé de la vérité et de la justice, et la critique a-t-elle le temps ou la puissance d’écouter ces trop naïves ou trop rusées déclarations ? Dans sa haletante existence l’homme est, ce semble, encore plus pressé de conclure que de savoir. La loi que la critique, qui veut conclure, selon l’instinct naturel à l’homme, doit appliquer aux historiens, est la même que les historiens appliquent aux hommes historiques, et cette loi, c’est le résultat ! En renvoyant les intentions à Dieu, l’histoire garde les faits pour elle. La loi que la critique appliquera donc au P. Theiner est la même que la postérité appliquera et a déjà appliquée à Clément XIV : c’est le fait même, que l’un a accompli et que l’autre vient d’approuver. En vain le nouvel historien parlera-t-il de calomnies et de la nécessité d’en purifier une grande mémoire. Calomnie ou vérité, est-ce que le fait éternel, implacable, ineffaçable, qui s’exprime avec un seul mot : « Clément XIV a aboli les jésuites » peut être changé ou diminué par personne ? Et quand un fait porte, comme celui-là, une telle charge et suffisance de honte, peut-il même être calomnié ?
Oui ! telle est pour nous la question, — et elle est plus haute à notre sens que tout ce qui, jusqu’à ce moment, s’est dit ou s’est écrit sur elle : — l’abolition de l’Ordre des jésuites est-elle un fait honorable ou dommageable à la gloire de Clément XIV ? Voilà toute la question d’histoire dans sa simplicité et dans sa rigueur. Après cela, que Clément XIV ait souffert ou non de cette abolition qu’il a signée ; qu’il y ait répugné longtemps ou bien qu’il y ait promptement consenti ; qu’il l’ait promise aux cabinets qui la demandaient avant ou après son élection ; qu’il ait pleuré en la signant, qu’il soit tombé par terre après l’avoir signée, ou qu’il soit resté calme et fort comme un homme qui vient de soulager sa conscience en accomplissant un devoir ; qu’il en soit mort fou ou repentant ou qu’il ait gardé la pleine possession de son intelligence et se soit éteint dans cette impénitence finale des pouvoirs qui, comme Œdipe, se sont crevé les yeux, et que d’autres Œdipes aux yeux crevés prennent, comme le P. Theiner, pour la sérénité de l’innocence : tous ces mille détails personnels sont indifférents à la conclusion suprême de l’histoire et à ce qui lui reste de définitivement acquis. Elle n’est point une biographie. Elle n’est point une éplucheuse de conscience. Dans le grand débat qui vient d’éclater à propos de Clément XIV et dont le P. Theiner a donné le signal, dans ces pugilats, cruels jeux funèbres sur le tombeau d’un pontife qu’il eût mieux valu couvrir de silence, l’Histoire ne se préoccupe que d’une seule chose : Clément XIV a-t-il aboli les jésuites, et quelles ont été pour l’honneur de la papauté et pour la paix du monde les conséquences de cette abolition ?
Eh bien, nous ne craignons pas de le dire et l’ignorance seule pourrait nous demander de le prouver, l’abolition de l’ordre des jésuites est la plus grande faute que le pouvoir pontifical ait pu commettre ! mais nous allons plus loin, et nous ajoutons : la plus grande faute qu’un pouvoir quelconque ait jamais commise. Napoléon licenciant sa garde sur un ultimatum des rois de l’Europe qu’elle incommodait quelquefois, ne donnerait pas une idée exacte de la faute de Clément XIV licenciant ceux-là que Frédéric de Prusse appelait les grenadiers de la papauté. Et de fait, la garde de Napoléon avait été créée par lui ; elle ne datait que de son Empire ; et quand elle avait une fois donné son sang héroïquement et jusqu’à la dernière goutte, elle n’avait plus rien à donner. Mais les jésuites, cette garde pontificale immortelle, ne devaient point leur existence à une pensée de Clément XIV ; ils n’étaient pas les hommes d’un homme ou d’un règne, et ils comptaient, quand on les supprima, plus de siècles de services et d’actions d’éclat que les plus vieux soldats de Napoléon n’avaient de chevrons. Leur sang, ils le donnaient aussi, dans des martyres qui furent leurs batailles ; mais avec leur sang ils versaient des torrents d’intelligence et de vertus. Organisés contre la révolte du protestantisme par un de ces grands hommes qui avait la sainteté du génie et le génie de la sainteté, ils étaient et n’avaient cessé d’être les défenseurs les plus intrépides du Saint-Siège, et, s’ils n’avaient pas été humbles, s’ils n’avaient rien su de la stupidité ou de l’ingratitude humaine, ces soldats de l’Église auraient pu croire en partager l’éternité. Leurs missions par tout l’univers, leurs conquêtes, leurs miracles, leur enseignement, leurs travaux de savants et d’apôtres, et, on peut le dire de cet ordre si profondément unitaire et qui donna au monde un modèle de gouvernement que l’ancienne Rome n’avait pas égalé, leur génie collectif, retrempé sans cesse aux sources de l’obéissance, auraient dû les préserver, à ce qu’il semblait, des coups d’un pouvoir qu’ils n’avaient jamais pensé qu’à défendre. Il n’en fut rien pourtant. Dans cette longue chaîne de souverains pontifes qui avaient porté et gardé au fond de leur cœur le sentiment de la force de l’Église romaine, il put se rencontrer un pape qui les sacrifia. Faute si grande, qu’il n’importe guères à présent de savoir au juste si le pontife agit par haine ou bien sans haine ; car une pareille faute, au bout d’un certain temps, fait toujours équation à un crime, et le temps à attendre où le crime qui ne s’était pas nettement dressé dans la conscience de Clément XIV a surgi, tout à coup, évident dans la conscience des hommes, ce temps à attendre n’a pas été long !
Et c’est l’histoire qui l’atteste encore. Après l’avoir lue, personne, excepté le père Theiner, ce singulier écrivain en l’honneur et au profit de la papauté, qui parle pour elle précisément comme ses ennemis, ne pourrait douter du mal immense produit par la condescendance de Clément XIV aux cabinets qui lui demandèrent l’abolition des jésuites. Quelques années seulement à partir de cette abolition, on en put juger ! Dès ce moment, la philosophie victorieuse se sentit l’obligée d’un pape qui ôtait d’en face d’elle un de ses plus redoutables adversaires, et elle l’en paya par toutes les ironiques flatteries du mépris. Circonvenue par des gouvernements lâchement et doctement impies, lesquels n’osaient ni ne voulaient s’opposer à l’impiété audacieuse de leurs peuples, la papauté, en supprimant l’Ordre de Jésus, avait non seulement coupé son bras droit victorieux, mais elle avait par cette mutilation, qui, sans la grande parole du Sauveur, eût été peut-être un suicide, donné courage et foi en eux-mêmes aux ennemis de l’autorité divine, et prêté les deux flancs du monde aux révolutions. Ainsi, ce n’était pas assez de voir le destin des couronnes tombé dans les mains de ministres comme Choiseul, Pombal, Tanucci, d’Aranda, il fallait que la tiare elle-même s’humiliât sous ces mains perverses, et que l’idée de la papauté ayant obéi à de tels hommes la dégradât aux yeux des peuples ! Conséquences inévitables que vint clore enfin la Révolution française. Ici nous ne voulons point exagérer. Nous ne disons point que l’abolition des jésuites créa les causes de la Révolution française, mais nous disons qu’elle les précipita, et qu’elle y ajouta ce que la philosophie triomphant de la foi et de l’enseignement catholique devait nécessairement y mettre. Aux causes politiques de cette révolution, fille de tant de fautes séculaires, la philosophie, qui s’était développée depuis Luther, avait ajouté les causes morales, et, l’on ne saurait trop le répéter, c’est à l’influence
épouvantable de ces causes morales, qui donnèrent à la Révolution ce caractère appelé satanique par un grand écrivain, que les jésuites auraient pu s’opposer avec le plus d’ascendant. Il y a plus, et, selon nous, l’histoire ne l’a pas assez signalé : s’il y avait des esprits capables de comprendre les causes politiques de la Révolution française, s’il y avait des hommes qui, par l’étendue de leurs lumières, la flexibilité pratique de leur génie et leur sentiment de la réalité politique, ressemblassent peu aux chefs aveugles et sourds d’une société mourant de corruption et de métaphysique, c’étaient assurément les hommes de la société de Jésus. Eux seuls peut-être, ces grands ouvriers de Dieu, pouvaient, de leurs bras tout-puissants et dans lesquels il coulait une vertu divine, endiguer l’immense fleuve révolté ; car eux seuls résumaient tout le génie politique de l’époque de leur abolition. Que l’on interroge leur passé, partout et toujours n’avaient-ils pas donné les preuves de ce génie, qui a marqué leur société d’un signe spécial entre toutes les sociétés religieuses ? Partout et toujours, dans leurs rapports avec les gouvernements les plus divers comme dans leur lutte avec le Jansénisme, ne les avait-on pas trouvés du côté de la liberté humaine telle que Dieu veut qu’elle soit réglée, et de la civilisation du monde ? Ces hommes inouïs et calomniés par l’esprit de parti ou par l’ignorance, ces hommes attachés immuablement à ce qui doit rester immuable dans les principes et les institutions, et qui ont en mourant dit d’eux-mêmes, par la bouche de leur général, à qui on proposait la vie : Sint ut sunt, aut non sint
, avaient pourtant à un suprême degré ce qui distingue si éminemment l’aristocratie anglaise, — la plus politique des aristocraties, — l’entente de l’heure qui sonne, cet instinct du moment qui gagne les batailles et qui sauve aussi les nations.
En abolissant les jésuites, et surtout à la date de leur abolition, on ne frappait donc pas la religion et le Saint-Siège précisément là où la philosophie guidait la main pour plus mortellement blesser, mais on frappait la société même et on abolissait sa dernière espérance. Du reste, religion, papauté, société, ces trois choses peuvent-elles se séparer dans le monde moderne sans qu’aussitôt tout ne croule et ne s’éparpille, comme nous l’avons vu, dans une inénarrable confusion ?
Tel fut, ou, pour mieux dire, tel est le crime de Clément XIV. Car sa condescendance à des gouvernements insensés qui lui imposèrent leur folie, cette soumission que nous avons payée si cher et qui, bassesse ou faiblesse, peu importe ! a eu toute la portée d’un crime, peut-on dire aujourd’hui avec assurance que tout le prix en est soldé et que rien n’en subsiste plus ? N’y a-t-il plus là qu’un souvenir qui pèse sur une tombe, la nuée seule d’un souvenir sinistre, allégé par le temps, et que le souffle du P. Theiner n’emportera pas, quand il soufflerait comme Borée ? Qu’on le sache bien ! et si on ne le sait pas, qu’on l’apprenne ! Placés plus haut pour voir plus loin que les autres hommes, les Pouvoirs humains ne sont pas justifiés par la bêtise de leurs actes. Si le génie est une de leurs vertus, — ainsi que l’a dit un grand poète, — l’imprévoyance est un de leurs vices. Seulement, examinons encore ! N’y aurait-il vraiment, dans le fait que nous reprochons à Clément XIV, ni lâcheté, ni aveuglement ? Y aurait-il même de la sagesse ? comme le prétend le P. Theiner. Cette voix d’un prêtre qui intervient avec miséricorde dans les justices et les châtiments de l’histoire, nous touche et nous trouble. Nous avons tant de pente à croire un prêtre, à admettre que nous nous trompons quand il affirme le contraire de notre pensée, qu’il faut nous y reprendre à deux fois lorsqu’il s’agit de repousser les preuves qu’il nous donne dans son histoire à l’appui de son opinion.
Malheureusement, le fait subsiste, et les conséquences que nous en avons tirées, le P. Theiner ne saurait les nier. Ce qu’il veut, ce qu’il essaie à toutes les pages de son livre, c’est de justifier Clément XIV d’une abolition devenue nécessaire, soit à cause du besoin des temps, soit à cause des abus qui s’étaient produits, disait-on (et qui disait cela ?), au sein de l’illustre Compagnie. Le P. Theiner n’appuie qu’avec prudence sur ces abus. C’est charité, sans doute. Mais il est plus libre et plus hardi quand il accuse les amis de ceux qu’il n’ose pas… accuser. À l’entendre, les amis des jésuites qui cherchèrent, hélas ! en vain à les sauver, appesantirent sur eux la main du pape en exaspérant les gouvernements par leurs intrigues. Seulement, lorsqu’on songe que le P. Theiner compte au nombre de ces intrigants ces pieuses filles des monastères d’Espagne, ces intrigantes du pied de la croix, auxquelles il reproche leurs prières, leurs ardeurs de zèle et de charité, et jusqu’à leurs prophéties sur les malheurs dont l’Église était menacée, on reste convaincu que la main qui signa le bref d’abolition était libre de toute amitié maladroite, et ne s’appesantit que sous celle des gouvernements qui la tinrent et qui la serrèrent. Et quant à ce besoin des temps dont nous parle le P. Theiner, outre que c’est là un nom modéré et honnête pour toutes les lâchetés politiques, c’est précisément la question, et elle nous semble suffisamment résolue par les événements déplorables dont l’abolition fut suivie. Chose étrange ! si ce fut le besoin des temps, tel que le comprenait sa sagesse, qui décida le souverain pontife, l’Europe avait donc le besoin du triomphe de la philosophie, de la diminution de l’autorité catholique, du relâchement dans les mœurs et dans les doctrines, de la révolte sous toutes les formes ?… Elle avait donc besoin de tout ce que, plus tard, elle devait maudire ? Et c’est un prêtre catholique qui vient nous affirmer, au mépris de l’histoire, que ces besoins étaient irrésistibles et qu’ils devaient être satisfaits ! Voilà pourtant à quoi se réduisent les justifications du P. Theiner. En vérité, il faut avouer que s’il n’a pas eu un autre dessein que de relever Clément XIV dans le respect de la catholicité qui l’accuse, il n’aura pas assez réussi pour que, du haut de ses deux immenses volumes, piédestal épais d’une gloire manquée, il fasse répéter à l’histoire le mot d’ordre qu’il vient lui donner !
Mais si ce n’était pas là le seul dessein du P. Theiner ? Si, comme on l’a ici donné à entendre, il se cachait plus de haine que d’amour au fond de son livre ; si la polémique qu’il a soulevée passait à travers Clément XIV pour atteindre l’Ordre de Jésus lui-même, et pour le toucher de cette main modérée dont parle Junius dans ses lettres et qui tue d’autant mieux qu’elle tue avec modération ?… Certes ! ce n’est pas nous qui appuierons une supposition si terrible… mais ce qu’il est impossible de taire quand on parle du livre du P. Theiner, c’est le scandale qu’il a ému et qu’il a cherché. En attaquant directement, et avec une violence qui n’a rien de sacerdotal, un écrivain qui avait publié comme lui l’histoire de Clément XIV, et de plus que lui l’histoire de l’Ordre de Jésus, le nouvel historien de Clément XIV a provoqué de la part de Crétineau-Joly deux réponses auxquelles, nous le croyons du reste, le P. Theiner ne répliquera plus. Ce n’est point à nous de donner des leçons à un prêtre ; nous ne parlerons donc pas ici de l’outrageant langage dont le P. Theiner s’est servi quand il a cherché à repousser les assertions de Crétineau-Joly. Seulement, plus libre avec un simple chrétien comme nous, nous dirons franchement à Crétineau-Joly qu’il devait se rappeler un peu plus qu’il avait affaire à un prêtre, et que, de laïque à religieux, dans une question qui intéresse la papauté et l’histoire, il n’y a point de Beaumarchais. Crétineau-Joly, qui cite à l’appui de ses assertions contre Clément XIV des dépêches du cardinal de Bernis dont le P. Theiner ne saurait guères infirmer l’autorité, n’avait qu’à déplier ces dépêches, fortiter et suaviter, et cette seule réponse de foi aurait mieux valu que les plus spirituelles invectives. L’empire du monde appartient aux doux
, disent les saints livres. L’empire de la vérité aussi.
Nous le répétons en finissant : ces débats, du reste, entre deux historiens dont l’un condamne et l’autre absout, dont l’un exalte et l’autre abaisse, nous ne voulons point les rouvrir et nous y mêler. Nos raisons, nous les avons exposées. Quand il s’agit des hommes historiques, il faut laisser la biographie aux curieux, mais ne s’en rapporter qu’aux grands et indéniables faits de l’histoire. Selon nous, en dehors de toutes les discussions, la mémoire de Clément XIV est assez flétrie par l’abolition qu’il consentit ou qu’il voulut, puisqu’il la signa, pour que Crétineau-Joly n’ait besoin de rien ajouter à cette flétrissure, et pour que le P. Theiner ne puisse l’effacer.
Dargaud §
La Famille.
S’il y a des livres — et pourquoi pas ? — qui se font tout seuls au fond des âmes, par une mystérieuse assimilation du sentiment et de la vie, celui que Dargaud a publié sous le simple titre de : La Famille, nous semble un de ces livres-là. L’Inspiration, à la bouche de feu, ne l’a pas vomi dans ses flammes. La Méditation — cette Muse réfléchie — ne l’a pas ingénieusement combiné, et ce n’est pas non plus une volonté laborieuse et tenace qui l’a arraché de l’esprit de l’écrivain comme on arrache l’enfant du sein de sa mère. Non ! il n’a fallu pour l’écrire ni tant de spontanéité, ni tant de réflexion, ni tant d’efforts. Il s’est fait presque de lui-même, avec les premières impressions de la vie, ces premières impressions qui n’ont pas besoin d’appuyer pour laisser en nous d’ineffaçables empreintes, et il n’a demandé d’autre travail à son auteur que de se souvenir. J’oserais presque dire qu’un tel livre est involontaire, et qu’il est tombé du cœur plus que du cerveau, comme un fruit mûr. Pour si peu que nous ayons vécu, nous avons tous plus ou moins dans notre âme un livre écrit par l’Expérience, avec du sang ou avec des larmes, mais le plus souvent il y reste. Il faut la main d’un poète ou d’un artiste pour l’en tirer. Dargaud l’a tiré de la sienne. C’est un bonheur pour lui et pour nous. Les littératures n’ont point trop de ces livres vrais qui disent la vie et nous montrent à nu la racine de cette plante amère, dont les fleurs ne nous paraissent jamais plus belles que quand une fois elles sont flétries et qu’il n’y a plus à en cueillir.
C’est donc une élégie que le livre de Dargaud, et ce qu’on appelait, il y a quelques années, « un livre intime ». L’auteur, qui a de l’âme, du reste, à défier tous les railleurs de la terre, n’a pas craint de revenir à un genre vieilli et condamné par une critique superficielle. Quand on a du talent, c’est comme quand on a du courage, qu’est-ce qu’on craint ?… D’ailleurs, Dargaud savait que malgré les abus de la vanité qui se plaint ou qui se raconte, le genre vieilli était éternel. Il existait depuis Job jusqu’à René. Il existerait après encore ! Qui pourrait dégoûter l’homme de lui-même ?… Est-ce que l’âme, ses joies et ses douleurs, ne sera pas toujours le plus haut intérêt de l’homme et de son orgueilleuse pensée ? Est-ce que la civilisation généralisera jamais assez son être pour que les grands coups de tonnerre de l’histoire retentissent plus en lui et réveillent plus d’écho que ces tout petits événements qui tiennent dans les dix pouces de sa poitrine et ne font pas de bruit, à ce qu’il semble, mais qui seuls ont la puissance de faire palpiter plus vite sa tempe et son cœur ?… Comme tous les esprits distingués d’une société assez avancée pour n’avoir plus peut-être à écrire que de l’histoire et à juger que des résultats, Dargaud, l’auteur connu de Marie Stuart, est entraîné vers les études historiques par la double tendance de son esprit et de son temps. Seulement, il n’a pas cru que ce fût une mauvaise interruption apportée à des travaux plus vastes et plus sévères, qu’un livre où il est question de l’âme de l’homme, quand même l’homme y dirait ce « Je » que haïssait Pascal. Pascal, l’homme au gouffre en toutes choses, cet épouvanté qui voyait partout l’abîme qu’il croyait à ses pieds ; Pascal, ce lycanthrope du jansénisme, devait haïr une forme de langage qui est dans le sentiment humain à une si grande profondeur. Mais Dargaud, qui n’a pas les mêmes raisons pour proscrire le moi sous sa forme la plus naïve, et j’ajoute la plus nécessaire, a écrit à la première personne un livre qui, restant tout ce qu’il est au fond, mais écrit autrement, aurait été froid et d’une réalité moins sentie. La critique, qui connaît son devoir et sa limite, n’a rien à opposer à la nature humaine et à l’individualité d’une œuvre. Elle ne doit examiner que deux choses : le talent dont l’œuvre est la preuve, et la justice de son succès.
Or, ici, le talent est réel, et il est grand. Il est ému, coloré et pur. C’est de la lumière qui tremble sur des larmes, des larmes qui tremblent sur des fleurs, et des arcs-en-ciel qui tremblent à leur tour sur ces fleurs, sur ces larmes et sur cette lumière, Dargaud est une nature poétique. C’est un poète, sans ces cruelles et étincelantes agrafes qui pincent et retiennent la pensée dans leurs mordantes lèvres d’or, et par cette magnifique compression en font la poésie rythmique. Des bégueules littéraires, des vierges sages, nous savons pourquoi, ont pu reprocher à Dargaud la vivacité de ses couleurs quand il a écrit l’histoire. Il est d’usage et de tradition de donner à Clio une plume de fer, comme si l’histoire ne devait pas avoir toutes les variétés de la vie ! Mais, dans ce livre nouveau, dans ce livre tout de sentiment, de rêverie et de ressouvenir, nous ne pensons pas qu’on puisse reprocher à l’auteur les qualités de sa manière, si appropriées et si seyantes à son sujet. Ne sont-elles pas là à leur véritable place ? Si l’auteur ne les avait pas, on les désirerait ! Quand on veut ressusciter le passé, le secret du miracle est dans les couleurs qu’on emploie, et quand on peint les premières impressions de la vie, a-t-on sur sa palette des teintes d’un trop tendre éclat pour cette blanche aube qui doit rougir et va devenir une aurore ?…
Car voilà le sujet du livre de Dargaud : les premières impressions de la vie, l’enfance, la jeunesse, le passé ! Tout le drame d’un cœur vierge qu’il nous retrace a pour théâtre l’étroit espace que nous avons mesuré tous, entre notre berceau, couronné des visages aimés qui s’y penchèrent, et la disparition de ces chers visages, les astres et les étoiles de notre vie, descendus derrière l’horizon quand il nous faut achever si longtemps de vivre sans les avoir là pour nous orienter ! Un berceau dans lequel et autour duquel il n’y a plus personne, et, comme dit Dargaud, des foyers éteints, ces foyers auxquels nous nous sommes assis dans les plis traînants de la robe de notre mère et que voilà noirs, solitaires et froids à jamais, pendant qu’en nous la vie dure toujours, comme si c’était une ironie, tel est, dans sa simplicité féconde, le sujet de ce livre touchant. Rien de plus, mais n’est-ce pas là tout ? « Qu’y a-t-il de plus que des commencements ? »
disait une femme qui, les pieds dans la gloire, en foulait tristement la misère. Troncs d’arbres coupés par la foudre, troncs de statues mutilées par le temps, troncs de bonheurs interrompus par le train ordinaire de la vie, n’êtes-vous pas ce qui convient le mieux à nos yeux, chargés d’une éternelle tristesse ? Et d’ailleurs l’homme, comme l’eau des fleuves, n’est-il pas tout entier dans le premier flot de sa source ? Plus que personne, Dargaud a senti ce charme du passé qui est une saveur et un poison tout ensemble, et quoique nous n’en eussions pas, hélas ! perdu le goût, il nous l’a fait sentir dans son livre avec une force nouvelle d’empoisonnement et de douce saveur. Il a compris, lui qui est poète, que la plus profonde, la plus remuante poésie, c’est la poésie du passé ! Il a compris que le front de l’humanité allait à ce bandeau de veuve, et que pour cette reine de deux jours, qui soupire entre un peu d’argile et un peu de cendre, c’était bien la véritable couronne !
Il a compris enfin que, de tous les passés de l’homme, la première partie de l’existence, écoulée au sein d’une famille si vite dévorée par la mort, était le passé le plus touchant et le plus beau, et il nous a raconté le sien. Il nous l’a dit dans tous ses détails, tous ses accidents, toutes ses nuances, avec la fidélité de la mémoire du cœur et cette mélancolie des biens perdus qui rend l’aveugle si éloquent lorsqu’il parle de la lumière. Magique perspective de la distance qui veloute les lointains dans nos âmes comme dans les horizons, impossibilité de ressaisir ce passé qui, pour l’homme, créature de contradiction, s’embellit à mesure qu’il s’éloigne, talent naturel de coloriste grandi et avivé par l’émotion et par le souvenir, poésie de la famille qui s’ajoute encore à la poésie du passé, sentiments créés et développés par l’intimité domestique, voilà, en quelques mots, ce qui fait la valeur et ce qui fera le succès du livre de Dargaud. Je m’empresse de le constater, — car il n’y a pas que de la vérité dans ce livre. Si le sentiment y est perpétuellement profond et juste, le raisonnement ne l’est pas toujours. On y sent l’erreur de l’esprit sous le talent qu’y déploie une imagination charmante et puissante à la fois, et cette erreur qu’on y sent, qu’on y entrevoit, qui s’y glisse partout et y respire, c’est la grande erreur de notre temps, cette erreur tranquille et souriante, aux yeux purs, au front pur, au cœur presque pur ; par-là d’autant plus dangereuse ! Ce n’est pas l’erreur du quiétisme, — nous n’en sommes plus là, dans ce siècle, — mais c’est peut-être le quiétisme de l’erreur.
En effet, depuis que le symbole de nos pères a cessé d’être pour la majorité d’entre nous le vrai et l’unique symbole, et que la Foi, comme un flambeau renversé, s’est éteinte dans la poussière des traditions abandonnées, il s’est élevé une nombreuse race d’hommes qui se disent religieux pourtant, et qui ont remplacé les formes nettes et les dogmes arrêtés du catholicisme par les aspirations maladives d’une vague religiosité. Esprits sans hardiesse, moitiés d’athées qui s’arrêtent, d’horreur ou de lâcheté, dans le déisme, comme déjà Bossuet le leur reprochait dans son temps, ils s’imaginent que la lettre d’une loi religieuse, cette lettre qui prescrit et qui fonde, est un voile destiné à tomber devant l’esprit, et pour cette raison ils la rejettent. Supérieurs — quelques-uns, du moins, — par le sentiment aux tristes et secs théoriciens du rationalisme, ils ne valent pas mieux quant aux idées et lorsqu’on les force à descendre dans le fond des choses. Leur histoire n’est pas longue et peut s’écrire en quelques mots. Ce sont les Sociniens du xixe siècle. Au xviiie, ils apparurent avec Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, et depuis cette époque, il faut bien le dire, leur nombre n’a pas diminué. Ce furent eux (se le rappellent-ils ?) qui, pendant la Révolution française, firent à Dieu, par l’organe de Robespierre, cette politesse de « la fête de l’Être suprême », et plus tard ce furent eux encore qui offrirent, sur l’autel idyllique de la Réveillère-Lépeaux, des fleurs au Dieu de la nature. Lorsque les bêtises de la Révolution allèrent rejoindre ses horreurs dans le même océan de mépris, ils soutinrent, avec Benjamin Constant, en un livre maintenant oublié, mais alors fameux, la thèse invariable et qui leur est si chère du sentiment religieux contre toutes les religions positives. Enfin, dans les dernières années de la Restauration, ils écrivirent, avec la main tremblante et sceptique de
Jouffroy, « comment les dogmes finissent »
, et si, à partir de Jouffroy, ils n’ont plus eu d’illustre interprète, ils n’en vivent pas moins parmi nous et il est aisé de les reconnaître à certaines formes surannées de langage.
Ainsi, pour n’en donner qu’un seul exemple, s’ils ont à parler de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de son divin sacrifice, ils s’obstineront à rappeler Christ avec la simplicité d’une irrévérence naïve, et ils oseront comparer, avec une familiarité sacrilège, le philosophe Socrate au fils de Dieu. Trop faibles de tête et de science pour relever de Spinosa ou de Hegel, dont les erreurs du moins sont compliquées, grandioses et terribles, ils aberrent dans des notions mesquines et confuses. Ils échouent sur de petits écueils. À côté de la niaiserie du bon sens pipé et de l’invention d’une bourgeoise sagesse, à côté de cette religion naturelle qui est, au fond, si on creuse bien, toute leur doctrine, ils dressent de grands mots qui font rêver les imaginations sans guide et ils pataugent dans l’Infini… Nous ne savons personne plus digne de pitié que ces espèces de philosophes qui n’ont pas même une philosophie complète pour remplacer une religion qu’ils n’ont plus, — qui prennent les ondoyantes et capricieuses lueurs de leur propre sentimentalité pour la ferme lumière de la conscience et vivent en paix avec eux-mêmes. Optimistes qui jettent sur l’homme et le monde un regard innocent comme l’illusion et tranquille comme l’impénitence finale, et qui le lèveraient avec la même placidité sur Dieu lui-même, si ce Dieu, travesti par eux en monstre d’indulgence, venait tout à coup les juger.
Eh bien, nous le disons avec le regret d’une affectueuse tristesse, Dargaud tient à ce groupe d’esprits ! Il n’y tient, certes ! point par le fond de son être, par la substance de sa pensée, par l’étoffe de ses facultés. Exquis d’organisation primitive, Dargaud doit s’arracher dans un temps donné à tout ce qui est vulgaire, et quoi de plus vulgaire que l’erreur que nous venons de signaler ? Mais il y tient surtout par des attaches que la critique, forcée d’être juste, ne peut pas s’empêcher de voir. Vingt pages du livre ouvert sous nos yeux l’attristent, vingt pages que nous aurions voulu effacer. On peut condenser en un mot la philosophie de ces vingt pages : « Toutes les religions — dit quelque part Dargaud avec une imagination qui l’égare — ressemblent à des nuées obscures à leur base et lumineuses à leur sommet. »
Après une pareille conclusion, tout n’est-il pas dit, pour qui sait comprendre ? Oubli déplorable de la meilleure portion de son génie, l’auteur de la Famille dogmatise ainsi quand il s’agit de nous refaire, avec une puissance de poésie nouvelle, ce poème de la maison de Gray dont il parle dans son épigraphe. Qui l’aurait cru ? Il laisse les choses du sentiment dans lesquelles il excelle, pour exprimer des idées générales de cette force et de cette largeur. Ah ! la critique a le droit d’ajouter ici une seconde condamnation à la première. Car après le jugement sur la philosophie de l’écrivain il y a le jugement sur son œuvre, et c’est une loi de l’esprit humain que les chefs-d’œuvre littéraires diminuent d’autant de beautés qu’il s’y trouve de vérités méconnues.
C’est à cette diminution de sa pensée, de son talent et de son œuvre, que s’est exposé Dargaud, et quoiqu’il nous reste, dans son livre, beaucoup à admirer encore, cette diminution, en plus d’un endroit, il l’a subie. Pouvait-il en être autrement ? La tyrannie de l’erreur à laquelle on a livré sa pensée ne doit-elle pas nuire au talent le plus indépendant et le plus vrai, et le détourner de ses pentes les plus naturelles ? Nous l’avons dit déjà, ce qui entraîne le plus naturellement Dargaud, c’est la poésie des sentiments ressouvenus et exprimés, c’est la peinture des plus douces images. Lorsque nous trouvons dans son livre et cette poésie et cette peinture, en des proportions qui nous émeuvent et qui nous charment, nous pouvons aisément deviner ce que l’auteur y aurait versé d’émotions et de splendeurs absentes, si une maigre et chétive philosophie n’y avait pas resserré la source des plus merveilleux sentiments qui ne demandaient qu’à y jaillir. Contradiction plus commune qu’on ne croit entre la pensée d’un homme et la nature de son génie !
Dargaud nous offre le spectacle d’une de ces anomalies vivantes, partagées entre ce qu’elles croient la vérité dans les choses et la sincérité de leurs facultés. Par ses convictions, en effet, par son éducation, par ses idées, c’est un philosophe qui a parfaitement conscience de lui-même, tandis que, par ses facultés, c’est un catholique qui s’ignore. Que n’ai-je pas cité plus haut pour prouver sa philosophie ? Je pourrais bien citer encore tous les dialogues, sans exception, rapportés par lui, entre son père et son vieil oncle le curé, toutes ces conversations dans lesquelles la science et la foi du prêtre finissent toujours par un peu trop se taire devant les raisons du libre penseur. En regard et en contraste, d’un autre côté, je pourrais citer, avant tout, pour prouver ce que j’ose appeler le catholicisme inné des facultés de Dargaud, cette sereine figure du curé et celle plus divine encore de la vieille tante Berthe, deux anges captifs dans des corps de vieillards, deux adorables têtes de saints comme le catholicisme seul en peut produire et le sentiment deviné du catholicisme en peut seul exprimer ! Dargaud, le peintre des premiers rayons et des premières nuées qui passent dans l’outremer du ciel de la vie, a des touches d’une suavité qui rappelle Greuze ; mais c’est Greuze avec un sentiment de plus : la tristesse chrétienne, qui jette à, tout cette ombre étrange et pénétrante, plus faite peut-être pour les yeux de l’homme que la lumière ! Or, supposez pour un moment qu’à ces facultés et ces qualités de talent qui tiennent à une âme où le sentiment surabonde et pourrait devenir si aisément de la foi, l’auteur de la Famille eût réuni le catholicisme d’idées, de préoccupation, d’admiration, le catholicisme doctrinal qui maîtrise si bien la vie et l’esprit de ceux qui y croient et qui l’aiment, ce livre éloquent serait devenu un chef-d’œuvre. Les influences d’une enfance catholique, et qui eût développé l’âme comme le catholicisme sait la développer, auraient donné à ce livre de la Famille une profondeur qu’il n’a pas partout. Auprès de ce chaste et mortel épisode du premier amour, raconté par Dargaud de manière à faire trouver une dernière larme aux yeux qui en ont le plus versé, nous aurions eu des scènes d’un autre caractère, moins troublantes peut-être, mais aussi touchantes, à coup sûr. La première communion, dans la vie d’un enfant catholique, n’est-ce pas le premier amour… pour Dieu ? Dargaud, qui a tant d’infini dans le cœur, et qui nous peint si bien (qu’on me passe le mot !) les premiers mouvements d’ailes de notre âme, était digne de nous peindre cela. Il l’a oublié. Nous le regrettons pour la gloire de son livre et l’émotion de son lecteur. La critique écrit le mot du poète : les plaisirs perdus sont les mieux sentis. Elle récrit avec plus de regret encore : car les plaisirs manqués sont les plus tristes d’entre tous les plaisirs perdus.
Tel est le défaut ou plutôt le malheur d’un livre que nous aurions voulu plus complet. Pour ceux qui prennent l’existence au sérieux et qui croient qu’elle a l’importance d’un but immortel, tout est enseignement de mal ou de bien dans la vie. Il n’y a pas que des doctrines mises debout et taillées comme des monuments. L’homme enseigne avec tout. Il enseigne avec les arabesques au fusain d’un livre d’imagination et de fantaisie ; il enseigne en racontant des sentiments ou des sensations. Il est donc tenu d’être dans la vérité, même avant d’être artiste, avant d’être poète, avant d’avoir le talent qu’il a et de le manifester. Seulement, cela dit, nous n’entendons ne parler que d’effets d’art et de résultats littéraires quand nous reprochons à Dargaud de n’être pas, dans la réflexion de son esprit, le catholique qu’il est dans la spontanéité de ses sentiments. Il faut que les artistes comme lui l’apprennent et le sachent. Nous sommes arrivés à un point si avancé de l’histoire, qu’il n’y a plus rien de profond nulle part en dehors du catholicisme. Les différentes civilisations successives ont si bien secoué l’âme humaine, que tout ce qui n’était qu’à la fleur de sa surface est tombé. Après Shakespeare, dont la religion est inconnue, — qui adorait peut-être Saturne, — on ne sait, — indifférent à tout comme Goethe ; après Shakespeare et Goethe, ces aruspices qui ont fouillé les entrailles de la victime humaine aussi loin que le couteau pouvait aller, il n’y a plus réellement que le catholicisme qui puisse nous apprendre quelque chose sur le cœur de l’homme. En dehors du catholicisme, il n’y a ni philosophie, ni poésie. Il n’y a que des jouteurs contre le style, des lutteurs plus ou moins heureux contre la langue, des artistes à doigté et non pas à inspiration. Que n’aurait pas été Leopardi s’il avait eu la foi du Dante, ce Leopardi dont la gloire se raconte à l’oreille de quelques artistes curieux ?
Pour en revenir à notre auteur, que n’eût pas été Dargaud dans son livre de la Famille, s’il avait été catholique ! Que n’eût pas alors été ce talent qui vibre avec toutes les mélodies du cristal, et qui, comme le cristal, renvoie toutes les couleurs du prisme !… Pourquoi faut-il qu’un écrivain d’autant de cœur que l’auteur de la Famille ne soit pas de la vraie religion des grands artistes, de cette religion de Byron-le-mauvais, mais perfectionné par la vie, quand il voulut qu’Allegra fût catholique et quand il écrivit sur son tombeau : « C’est moi qui retournerai vers elle, mais elle ne reviendra jamais vers moi. »
En poésie, en moralité sensible, en cœur humain, il n’y a plus rien à attendre en dehors du catholicisme, pas plus qu’en politique, en gouvernement, en science sociale. Avant lui, il n’y a que les balbuties et les mouvements rudimentaires et déjà corrompus de la nature humaine. Derrière lui, je ne vois que la Barbarie, et la Barbarie facilement victorieuse d’une Civilisation qui ne vaudrait pas même assez pour se défendre.
Chastel, Doisy, Mézières §
Études historiques sur l’influence de la Charité durant les premiers siècles chrétiens et considérations sur son rôle dans les sociétés modernes, par Étienne Chastel, professeur à Genève ; Assistance comparée dans l’ère païenne et l’ère chrétienne, par Martin Doisy ; L’Économie ou Remède au paupérisme, par L. Mézières.
En 1849, quand la Révolution, pour un instant souveraine, tenait presque dans les idées une aussi grande place que dans le gouvernement, l’Académie française mit au concours la question de l’influence de la charité chrétienne sur le monde romain. C’était le temps — on s’en souvient avec confusion — où l’Économie politique, cette grande fille niaise d’une mère madrée, la Philosophie, apportait, comme une fiancée, au monde charmé, dans un pli de ses théories, et l’abolition de la misère, et le droit au travail, et la richesse universelle, et toutes ces magnifiques inepties ouvragées si péniblement par la science, faux bijoux d’un écrin que nous avons enfin vidé ! Dieu, ce railleur terrible et solitaire dont Bossuet parle quelque part, faisait alors monter sur les tréteaux du pouvoir tous les Jocrisses de « l’idée », afin qu’on les vît mieux, de là, livrer leurs joues bouffies d’espérance aux soufflets de l’implacable Réalité. Au milieu de ces enivrements, car la niaiserie a quelquefois aussi son ivresse, l’Académie française, qui n’a pas cependant la réputation de représenter les grandes hardiesses et les fougueuses initiatives, eut la bonne idée de poser devant l’opinion une question dégrisante, une question d’histoire. En demandant à l’Étude, dans son programme, de raconter les influences toutes-puissantes et salutaires de la charité chrétienne se projetant pour la première fois à travers les misères horribles de l’Antiquité, l’Académie demandait la preuve, facile à donner, de l’inanité de cette Économie politique qui se vantait de refaire l’axe et les pôles du monde, et qui n’avait inventé que des prétentions ! Avisée comme un vieux diplomate et prudente comme un vieux médecin, l’Académie ne se compromettait point par un démenti direct donné aux idées contemporaines qu’elle eût fait affoler davantage, et elle n’en mettait pas moins tout doucement les compresses de glace de l’Histoire sur la tête de la Philosophie, pour la guérir de la fièvre cérébrale qui la dévorait.
Cela était spirituel et même courageux dans sa prudence. Aussi, pour peu qu’on aimât les lettres et qu’on tînt à elles, au bien qu’elles font, à la gloire qu’elles donnent, par quelque ardente sympathie, on était heureux de penser que les lettres seules avaient préservé les quarante premières têtes de France de cette contagion d’idées fausses qui, à cette époque, avait saisi tous les esprits, et les savants plus que personne. Et, en effet, si l’on veut y réfléchirai ne fallait pas une pénétration bien grande ou des connaissances bien étendues pour savoir que la question posée par l’Académie était, par cela même qu’elle était posée, résolue dans la conscience de l’Académie. Nul concurrent ne pouvait ou n’aurait osé s’y tromper… Des hommes si profondément littéraires, connaissaient trop l’histoire pour supposer que l’esprit de parti ou de secte la violât dans un travail qu’ils devaient juger et couronner. Et d’ailleurs, par leur verdict, ils l’auraient vengée. Encore une fois, tel fut alors le mérite de l’Académie, et nous voulons le reconnaître, car il y a un autre mérite que nous lui aurions souhaité et qui lui manqua… Après cet éclair de bon sens, rare à l’époque où il brilla, et qui lui fit mettre au concours une question historique dont elle discernait très bien la portée, elle retomba bientôt sous la paralysie des préjugés ambiants et l’empire de cette philosophie dont elle repoussait les dernières conséquences, il est vrai, mais dont elle acceptait les premières, comme si la roue de l’inflexible logique, une fois en branle, s’arrêtait ! On la vit donc, timide, circonspecte, inconséquente, comme tout ce qui n’a pas en soi la fortitude des convictions profondes, cette lumière du cœur qui naît dans la lumière de l’esprit comme le phénix dans ses propres cendres, donner le prix à l’aveuglette de son scepticisme ou de sa philosophie myope, et en cela méconnaître ouvertement l’autorité de l’histoire à laquelle elle avait d’abord fait appel !
Et voilà ce que nous devions dire, avant même de parler des divers mérites et des travaux provoqués par le programme de l’Académie en 1849. Si politiquement, socialement, on ne peut juger la Justice dans cette noble et respectueuse terre de France, il n’en est point ainsi en ce qui touche aux choses purement spéculatives de la pensée, et, sur ce terrain-là, on a le droit de juger les jugements entachés d’erreur ou de faiblesse. Tel fut, à notre sens, le jugement de l’Académie en 1852. Pleine d’admiration pour les premiers siècles de l’Église qui furent si grands, pour cette période de l’histoire, la Genèse d’un nouvel univers moral dressée devant les yeux humiliés de l’Économie politique, comme ce bouclier de diamants qu’Ubald, dans le Tasse, présente à Renaud pour qu’il y mire son impuissance et sa honte, l’Académie n’a pas su conclure nettement dans le sens de cette admiration franche et souveraine, et ce n’est pas le livre véritablement chrétien, imbibé de ce catholicisme qui est le sang pur de la vérité chrétienne qu’elle a couronné, mais des livres infectés plus ou moins de ce protestantisme qui est le commencement de la philosophie, comme, dans un autre ordre, la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse.
En effet, deux ouvrages, sur douze, ont obtenu le prix (ex æquo), et ces deux ouvrages sont dus à la plume de deux professeurs protestants. Nous ne connaissons que par les citations le travail de M. Schmidt, professeur à la faculté de Théologie protestante de Strasbourg, mais nous avons sous les yeux celui d’Étienne Chastel, de Genève, et, quoique le protestantisme en soit moins articulé, moins apparent, que dans les citations du livre de M. Schmidt, il est cependant là encore, tranquille et dormant à la surface de toutes les idées, comme l’huile essentielle d’un poison qui filtrerait sous la première couche d’une eau pure. On ne saurait trop en prévenir les esprits qu’attire une certaine impartialité de langage : il faut se défier infiniment de E. Chastel, car il a beaucoup de talent, et il a pris dans la lecture des Pères des empreintes si chrétiennes, qu’on oublie parfois qu’il est un révolté contre l’Église dont il écrit l’histoire.
Son livre, qu’il intitule : Études historiques sur l’influence de la Charité durant les premiers siècles chrétiens, est toujours, au point de vue des faits et très souvent à celui des appréciations, un travail remarquable de science, de calme et d’horizon. Les arêtes de l’esprit de secte n’y blessent pas. Cette saine, savoureuse et onctueuse littérature des Pères, que E. Chastel connaît bien et qu’il cite avec un luxe que nous aimons, a détrempé sa pensée dans un baume fortifiant et doux. De tous les protestants, c’est le moins protestant peut-être, mais l’erreur a ses conséquences inévitables et que rien ne peut neutraliser, même la bonté native ou la force de l’esprit dans laquelle elle a pénétré. Après avoir tracé, d’une plume simple et qui touche, l’histoire des premiers siècles de l’Église, que le protestantisme appelle son origine comme nous, sans songer à sa grande rupture, E. Chastel passe de cette merveilleuse histoire, qui met toutes les notions du progrès en arrière de nous et non pas en avant, aux applications contemporaines, et c’est alors que le rationaliste moderne, ce double-fond du protestant, commence de montrer cette longue oreille que la dépouille lumineuse de ces lions de sainteté et de doctrine, les Chrysostôme, les Basile, les Pacôme, ne saurait entièrement cacher. C’est ainsi, par exemple, que E. Chastel condamne implicitement la grande ressource économique du catholicisme, cet ascétisme sublime qui fut une des causes du salut de l’ancien monde, et qui ne serait plus un moyen puissant contre le paupérisme de notre âge ! C’est ainsi que partout, dans le livre des Études sur la Chanté chrétienne, Notre-Seigneur Jésus-Christ n’est jamais appelé que « le plus grand des révélateurs »
, et que les miracles enseignés par l’Église sont regardés de cet œil tout ensemble défiant et superficiel que nous connaissons. « Bizarre manie, — dit l’auteur quelque part, — que de supposer
toujours un miracle quand il s’agit de reconnaître une vertu ! »
On le voit, à ces traits et à beaucoup d’autres, hachures d’erreurs qu’on retrouve distinctes malgré l’habileté de la main, le livre de E. Chastel porte la marque, l’ineffaçable marque de cette chattemite de philosophie qui fait la sobre, la modérée, l’honnête, quand elle frappe à la porte tranquille des Académies, et qui n’en est pas moins cette philosophie dangereuse qui prendra le monde qu’il a fait au catholicisme, si le catholicisme ne sait pas le garder ! Certes ! couronner l’auteur d’un livre pareil, en toute circonstance c’est montrer à quel point les respectables auteurs du dictionnaire de la langue française peuvent être dupes des mots et des formes limpides que la pensée sait parfois revêtir. Mais le couronner de moitié avec l’auteur d’un autre ouvrage franchement et ardemment protestant, et cela quand il y a à côté, dans le même concours, un livre de talent réel mais pénétré de l’esprit catholique, bien plus important dans une pareille question que le talent, c’est en vérité plus fâcheux que d’obéir simplement à des impressions personnelles, la plus vulgaire des appréciations ; car c’est révéler qu’on a cédé à des doctrines fortes ou faibles, enchaînées ou éparses dans des esprits plus éclairés que résolus ; c’est démentir, par le fait, la signification de son programme de 1849, et donner à croire à ceux-là qui ne tiennent pas les Académies pour des héroïnes intellectuelles, que ce qu’il y avait de courageux — d’implicitement courageux dans ce programme — n’était que la bravoure bientôt refroidie d’un poltron d’idées révolté !
Oui ! telle est la pensée qui naîtra dans l’esprit de tout homme de sens et de bonne foi en lisant, après l’écrit de E. Chastel, le livre que, sous un titre différent, Martin Doisy a écrit sur la question proposée par l’Académie. Ce livre, dont le titre étreint dans l’esprit et précise la question davantage (Assistance comparée dans l’ère païenne et l’ère chrétienne), n’a pas seulement, comme nous le disions plus haut, sa valeur individuelle et littéraire, mais il a la valeur générale, impersonnelle, absolue, de la vérité.
C’est un livre dont le mérite vient, avant tout, d’une doctrine que l’auteur n’a pas faite et qui lui communique le principe inépuisable de sa force. Martin Doisy catholique, aussi à l’aise dans son sujet que les protestants le sont peu, par la raison naturelle que pour juger l’Église qui n’a jamais varié, il ne faut pas être devenu — si tard que cela ait été — l’ennemi de cette Église, Martin Doisy a montré par tous les développements de son ouvrage que la charité, qui a sauvé et nourri le monde, n’a pas concentré son action dans les premiers temps du christianisme. Il a prouvé qu’elle est plus large que l’effort individuel de quelques adorables saints et que l’épanchement de quelques admirables prédications. Il a prouvé, enfin, que cette charité enseignante, née dans le sang du Crucifié, arrosée du sang des martyrs, cette fleur du sang de Dieu et des hommes, n’a grandi, parfumé et guéri les plaies du monde, que parce qu’elle s’est épanouie dans la double Thébaïde du désert et du célibat. Le célibat, les monastères, — les monastères, qui ne furent pas tous bâtis dans cette période d’histoire que des protestants peuvent exalter sans réserve et sans peur, — voilà ce qui donna à la charité chrétienne cette prodigieuse efficacité, qui la fait ressembler aux yeux des hommes à la plus colossale et à la plus magnifique des institutions ! Ce secret, ce dernier mot des influences de la charité chrétienne sur le monde ancien et sur le monde moderne, des protestants ne pouvaient pas le dire, mais s’ils ne le disaient pas, ils mutilaient l’histoire et les faits criaient, malgré l’habileté des mutilateurs.
Il paraît que ces cris-là, l’Académie n’a pas voulu les entendre. Le livre de Martin Doisy, qui, de tous les ouvrages soumis au jugement de l’Académie, répondait seul sans réplique aux prétentions de l’Économie, fille de la Philosophie, par le tableau de tous les biens réels et possibles faits au monde par l’économie, fille de la charité, n’a été l’objet que d’une mention honorable. Puisque la doctrine d’un tel livre n’était pas couronnée, la mention honorable n’a pu être donnée qu’au talent. Ce talent est animé, vivant, plein d’une généreuse chaleur de tête et d’entrailles. Tout cela vit beaucoup, tout cela est bien intense pour une Académie… mais enfin, jusqu’à la mention honorable, tout cela a réussi. L’auteur, qui a l’aperçu de son point de vue encore plus que l’aperçu de son regard, ne reste point comme E. Chastel dans les généralités historiques qui ne touchent pas le sol embrasé, le sol volcanisé que nous sentons frémir sous nos pieds… Lui, le catholique, qui n’a pas de liaison d’idées avec l’ennemi, qui ne met point, plus ou moins, sa main dans la sienne, est discret, agressif, incompatible avec les doctrines socialistes contemporaines, et il ajoute souvent un trait à tous ceux qui les ont percées de toutes parts. En expliquant la charité chrétienne par le célibat et les monastères, Martin Doisy a trouvé dans le célibat religieux, dont il fait avec raison le principe générateur de la perfection de l’homme et de l’assistance sociale, un puissant et nouvel argument contre ce Communisme moderne qui veut remplacer la charité par le droit de tous. Menteur comme le serait un bâtard qui voudrait cacher sa naissance, ce Communisme, on ne l’ignore pas, se vante d’une origine chrétienne, tandis qu’il est païen de naissance et d’instinct, et pour justifier ses théories il a coutume de s’appuyer sur l’exemple de la primitive Église, dans laquelle la communauté des biens existait. L’auteur de l’Assistance montre bien que les circonstances dans lesquelles vivaient les fidèles des premiers temps étaient des circonstances d’exception, et que la communauté, au sens chrétien, s’est perpétuée dans l’Église de Jésus-Christ là seulement où elle était réalisable, c’est-à-dire dans ces communautés religieuses, éternelles comme la religion elle-même, dont elles ne sont la plus grande force que parce qu’elles en sont la plus grande vertu.
Tel est, en peu de mots, un livre pour lequel l’Académie, tout en rendant justice au talent de l’auteur, n’a pas voulu courir la responsabilité d’une couronne. Secouée un moment de sa torpeur héréditaire par les événements de 1848 et 1849, cette vieille éclectique, qui avait compris qu’avec de l’éclectisme, aux jours de péril, on ne défendait pas grand-chose, a senti son éclectisme lui revenir à l’esprit et lui énerver le cœur dès que le péril a cessé. Un catholicisme net, militant, toujours prêt à monter sur toutes les brèches ou à les faire, lui a paru trop dur à soutenir. Elle a tremblé devant cette alliance, et elle a mieux aimé déposer ses couronnes sur deux têtes protestantes, deux têtes d’entre-deux, comme dirait Pascal, qui ne sont ni tout à fait pour la Révolution, ni tout à fait contre la Philosophie. Avoir un pied dans toutes les pantoufles était la politique d’un ministre du siècle dernier. C’est, en matière d’idées, avec ces pantoufles-là que se chaussent les Académies.
Quelquefois elles ne se chaussent pas du tout. L’idée leur manque, et cette absence leur est chère, et alors c’est l’absence d’idées qu’elles couronnent. Ce sont là les bons jours des Académies. Elles ne se fatiguent point et elles ne se compromettent pas. Tel dut être, entre tous, le jour où fut couronné, en 1852, le livre de M. Mézières (L’Économie ou Remède au paupérisme). N’ayant rien appris dans les écrits protestants de MM. Schmidt et Chastel sur cette question du paupérisme qui est la grande question des sociétés modernes, lesquelles tuent l’âme au profit du corps, et n’ayant osé accepter non plus la solution catholique du travail de Martin Doisy (la seule solution qui puisse exister jamais en Économie politique), l’Académie, avec cette grandeur de pressentiment, cette haute divination de critique qui entraîne vers les œuvres fortes, se tourna vers le livre de Mézières vanté par Villemain, et, y reconnaissant tout ce qu’elle aime en fait de tranquillité d’aperçu et de vues grandes comme la main, elle lui décerna la couronne. Franchement, nous ne pouvons partager l’opinion de l’illustre rapporteur. C’est un livre de médiocrité sérieuse, voilà tout, une espèce d’almanach du Bonhomme Richard, qui paraîtra de l’économie politique, domestique ou morale, à tous les esprits qui s’imaginent que, dès que l’élévation manque dans les choses de la pensée et du caractère, il y a immédiatement du bon sens. Oui ! pour ceux, par exemple, aux yeux de qui Ponsard est un grand poète, M. Mézières paraîtra peut-être un grand penseur. La critique, qui exigera davantage, sera bien obligée de reconnaître que le Remède au paupérisme a pour tout mérite une consciencieuse vulgarité, et on n’expliquera son succès qu’en disant qu’il est une de ces œuvres qui reposent une Académie lasse de penser, comme madame Grant, d’apathique et de somnolente mémoire, reposait le prince de Talleyrand.
L’abbé Gratry §
De la Connaissance de Dieu.
Le livre dont nous allons parler a été annoncé quand il parut comme une bonne nouvelle philosophique. Le temps qui s’est écoulé depuis cette époque n’a pas diminué la joie d’avoir signalé l’un des premiers un ouvrage qui frappe et tient presque en échec (on le dirait, du moins, à leur silence,) les esprits le plus connus pour s’occuper des hautes spéculations de la pensée. Aux termes presque désespérés où nous en sommes avec la philosophie, c’était une bonne nouvelle, en effet, que la venue d’un vigoureux esprit qui la relevât, cette agonisante, du grabat d’erreurs et de misères sur lequel elle expire, et lui fit faire ce pas en avant dont la trace doit rester, comme un sillon glorieux, sur le chemin du xixe siècle !
Car telle était la question qu’alors s’adressait l’espérance. Comment y répond-elle aujourd’hui ?… Le livre de l’abbé Gratry, ce traité de la Connaissance de Dieu d’un homme qui ne débute ni dans la science, ni dans la vie, et qui s’est préparé à dire sa pensée par une étude et une méditation inconnues aux hommes de ce temps, cet ouvrage, si largement tracé, et qui n’est pourtant que la façade du vaste système que l’auteur est près de démasquer comme on démasque, pan par pan, quelque majestueux édifice, peut-on le considérer, tout à la fois, comme une révélation et comme une promesse ? Après l’avoir lu, nous est-il permis d’augurer que nous allons avoir une philosophie ? Allons-nous sortir de cet entrepôt de marchandises étrangères, — écossaises ou allemandes, — qu’on nous donne depuis tant d’années pour la philosophie d’un pays qui avait de l’originalité autrefois et qui produisait par le cerveau presque aussi énergiquement que par le sol ?… Pour tout dire avec un seul mot : verrons-nous enfin se lever parmi nous, du milieu des têtes à discussion qui pullulent, la tête à conception qui manque toujours ?
En effet, une tête à grande conception métaphysique, voilà jusqu’ici ce qui a le moins illustré la France intellectuelle du xixe siècle. Loin de nous de la rabaisser ! Elle a eu de grands poètes, de grands artistes, des hommes politiques à la manière de Machiavel, comme furent Talleyrand et Fouché, des observateurs scientifiques de la force de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, et par-dessus tout elle a eu Napoléon, un homme taillé comme un diamant de plusieurs côtés différents, et par tous jetant le feu et la lumière, — Napoléon, l’homme le plus étonnant dans le fait qui ait peut-être jamais existé ; — mais de métaphysicien égal à ces esprits supérieurs dans sa spécialité transcendante, il faut le dire, pour apprendre aux philosophes à être modestes, le xixe siècle et la langue française n’en ont point encore. De Maistre lui-même ne le fut pas. Malgré l’intuition fulgurante de son génie, qui allait à fond en métaphysique comme la balle bien ajustée par un œil et un poignet fermes, De Maistre n’a rien construit. De Bonald, qui a beaucoup plus de structure dans ses œuvres et dans sa pensée, aurait peut-être été le métaphysicien de son époque, s’il n’avait pas étriqué un esprit fait pour tout embrasser dans les préoccupations de la politique et dans des aperçus trop fins qui rappellent bien souvent, avec un fond d’idées contraires, la manière grêle et brillantée de Montesquieu. Hormis ces deux intelligences, qui auraient pu laisser un système, vous avez des métaphysiciens d’aptitude, vous n’en avez pas de forte puissance.
Lamennais, à qui l’esprit de parti a élevé un catafalque, mais qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, finir par juger, Lamennais se présente entre deux théories dont l’une est morte et l’autre n’a jamais vécu. C’est de l’histoire maintenant. La théorie de la certitude, malgré le style qui fit un instant sa fortune, la théorie de la certitude, qui est le principe un peu brutal du nombre introduit en philosophie, a péri sous le nombre des attaques, — et nous ajouterons sous leur raison, car le nombre ne nous suffit pas. Et quant à l’Esquisse d’une philosophie, ce syncrétisme éblouissant, mais confus, cette mosaïque où tout se trouve, excepté la vérité, le nom célèbre de son auteur n’en put cacher sous son éclat les nombreuses erreurs et les faiblesses. Ballanche, qu’on peut citer sans trop descendre quand on parle de Lamennais, Ballanche, qui a de si grandes parties d’artiste, n’est pas plus, au fond, un philosophe, qu’un somnambule, fût-il très lucide, n’est un observateur. Royer-Collard, Jouffroy, mort de philosophie trompée, Maine de Biran lui-même, ne sont guère que de beaux esprits. Seul après Lamennais, Cousin a prétention de système. Il a créé l’éclectisme, mais cet éclectisme, insuffisant, ne l’abandonne-t-il pas pour un spiritualisme moins compromis, la seconde tente de ce Thabor qui n’en verra pas de troisième, malgré cette promesse fallacieuse d’une théodicée que Lerminier, le meilleur critique en ces matières, et l’uomo di sasso de Cousin, ne manque jamais l’occasion de lui rappeler de sa plume la plus cruellement respectueuse ?…
Assurément, quand on parcourt l’inventaire d’hommes et de choses que nous venons de traverser d’un regard, et qui forme la philosophie française au xixe siècle, il faut bien avouer qu’un philosophe un peu carré de base n’a pas besoin de l’être beaucoup du sommet pour se faire à bon marché une très belle gloire, à plus forte raison quand il a les facultés de grande volée que l’abbé Gratry a montrées en ces deux volumes qui ne sont, nous le répétons, que les prodromes d’un système intégral arrêté et creusé depuis de longues années dans la pensée de son auteur. Or, comme ce système nous ne l’entrevoyons encore qu’à la lumière de ces prodromes, nous ne pouvons dire exactement à quelle hauteur de monument il s’élèvera, et quelle place définitive il assignera au nouveau philosophe de cet Oratoire dont le nom fut illustré déjà par Malebranche ; mais ce que nous savons, c’est que la tendance en est profondément rénovatrice, — historique deux fois, d’abord parce qu’elle nous fait sortir de l’abstraction intellectuelle pour entrer en pleine réalité humaine, et ensuite parce qu’elle reprend la tradition de méthode qui a été la vraie force de la philosophie, depuis Aristote jusqu’à saint Thomas d’Aquin, et depuis saint Thomas d’Aquin jusqu’à Leibnitz.
Tels sont les mérites généraux qui apparaissent tout d’abord dans un livre où l’on en trouvera beaucoup d’autres plus particuliers et plus profonds. L’abbé Gratry, en sa qualité de métaphysicien, a mis la main sur la grande blessure de la métaphysique moderne, qui perd son sang, son âme et sa vie, dans des abstractions qu’on prend pour elle. Assurément, la féconde et véritable métaphysique n’est point dans l’étude acharnée de l’abstraction, et si elle y était réellement, comme on a l’air de le croire en Europe depuis Bacon et surtout depuis Descartes, qu’on le sache bien ! elle y périrait. L’analyse expérimentale de l’un et le procédé psychologique de l’autre, employés tous deux avec la rage de ces fanatiques à froid d’allemands, n’ont-ils pas produit ce que nous voyons à cette heure : une philosophie sans entrailles, sans réalité, toute sortie des notions logiques et des idéalités de l’esprit, — la philosophie de Hegel, enfin ? Et quand nous avons cité Hegel, nous avons cité en un seul, qui les vaut tous, les autres jaugeurs d’idéalités, tous les Ixions de cette nuée vide ! Hegel, qui ne le sait ? est le dernier mot de l’abstraction, de son néant et de ses ténèbres. Après Hegel, il n’y a pas dans le puits de l’abîme une marche de plus à descendre. L’abbé Gratry, que la force intellectuelle du prêtre préserverait de cette philosophie d’inanité quand son ferme esprit ne l’en préserverait pas naturellement, l’abbé Gratry, qui a éprouvé en lisant Hegel quelque chose de la sublime angoisse des beaux enfants du Songe de Jean-Paul, quand la voix du jugement leur crie : « Il n’y a pas de Christ ! Vous n’avez pas de père ! »
avait déjà, dans son Étude sur la sophistique contemporaine, repoussé et condamné éloquemment toute cette philosophie dont la vanité ne saurait diminuer l’horreur… Il ne pouvait donc, dans son nouvel ouvrage, invoquer ou rappeler les procédés qui y conduisent. Il devait sortir des mortes données de
l’abstraction pour entrer dans la vie, et il y est entré dans ce traité de la Connaissance de Dieu, où se cachent sous les plus éclatantes questions d’une théodicée, les arêtes d’une méthode profonde ; il y est entré en observateur qui ne scinde pas l’homme et son esprit pour mieux le connaître, qui ne le mutile pas pour l’étudier : « Je ne puis m’empêcher d’affirmer — dit-il à la page 122 de son second volume : — que l’idée d’être bien déployée, si l’on sait mettre de côté l’habitude que nous avons de tout restreindre, de tout abstraire, de placer, même dans l’être, la négation, qui n’est faite que pour le néant, et de n’oser jamais pleinement soutenir l’universelle affirmation, l’idée d’être est identique à celle de force, d’intelligence, de volonté, de liberté, d’amour. Ôtez quelques-unes de ces choses, vous tuez celui qui est. Ne le comprend-on pas ?… Et vous lui ôtez si bien l’être qu’alors vous dites : Il n’y a pas de Dieu ! Vous le dites et devez le dire. Il n’y a plus d’être au-dessus de nous ; il n’y en a plus qu’au-dessous. Nous sommes supérieurs à ce Dieu détruit, d’une supériorité incomparable, puisque nous connaissons, voulons, aimons. Il n’y a plus d’être absolu. »
Aussi, cela posé une fois pour toutes, l’abbé Gratry, avec la magnifique souplesse et la magnifique étendue de l’instrument logique dont il dispose, force-t-il la pensée philosophique à s’établir dans le terre-plein de l’humanité et de l’histoire, et, sous peine de se détruire elle-même, à n’en plus sortir.
Rien de plus simple, diront quelques esprits, mais les vers d’Athalie sont aussi fort simples, et dans les arts comme en métaphysique, ce qui perd tout, c’est le compliqué. Pour nous, vu le temps où nous sommes et les singulières dominations de la pensée contemporaine, nous dirons que jamais peut-être meilleur service ne fut rendu à la cause de la vérité. D’autres esprits, non moins nombreux, estimeront, nous n’en doutons pas, que reporter la philosophie dans l’histoire, que l’arracher à l’abstraction, c’est diminuer d’autant la philosophie, et l’orgueil mis sur la croix à son tour poussera son grand cri… Mais tant mieux ! Il n’en restera pas moins acquis comme un enseignement qui vient à temps, que cette faiseuse de découvertes, la métaphysique du xixe siècle, représentée par une intelligence très digne d’elle, est arrivée à confesser tout simplement au nom de la science ce que la philosophie moderne regardait de fort haut, c’est-à-dire la vieille induction tirée des facultés de l’homme aux attributs de Dieu, et le grand raisonnement, mêlé de raison et de foi, des causes finales. Deux solutions attardées, disait-on, mais qui, cependant, malgré le débordement toujours croissant de nos lumières, n’ont pas été vaincues et remplacées par des solutions supérieures. Et que disons-nous ? Ce n’est là qu’un exemple encore, et le livre de l’abbé Gratry les renferme tous. N’est-il pas la confession la plus complète des certitudes ou des croyances de l’humanité ? Et n’est-ce pas le plus frappant caractère de ce nouveau traité de la Connaissance de Dieu, que d’avoir creusé dans l’être et de n’y avoir vu jamais que ce qu’il y a dans la croyance universelle du monde, dans le sens traditionnel du genre humain, affermi et illuminé par la Révélation chrétienne, sans que la philosophie y puisse trouver un iota de plus !
Ainsi, dans ce livre éminent, la métaphysique, à propos de la question de Dieu qui domine toutes les philosophies, fait la contre-épreuve de l’histoire, et le philosophe arrive par son chemin couvert, par la route interne de la réflexion, à la conclusion extérieure des faits mystérieux qui gouvernent le monde. Mais ce n’est pas tout, encore, que ce résultat inattendu. Historique par le but, comme on vient de voir, le traité de la Connaissance de Dieu est historique aussi par sa méthode. Comme Descartes, ivre de la sienne, il ne se vante pas de l’avoir inventée. Homme d’un grand sens et d’une érudition qu’il respecte trop pour la fouler aux pieds, l’abbé Gratry ne s’exagère pas les proportions de son mérite, parce qu’il n’a pas besoin de les exagérer.
Sa méthode, nous dit-il, est au fond de toutes les grandes philosophies, et il le prouve en nous donnant de chacune d’elles une empreinte chaude, lumineuse, éclairée à l’intérieur et rendue translucide, comme seuls en savent lever les maîtres. Rien de plus beau, pour le dire en passant, que cette galerie de théodicées qui s’appellent tour à tour Aristote, Platon, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Descartes, Pascal, Malebranche, Fénelon, Pétau, Thomassin, Bossuet et Leibnitz. Seulement, cette méthode, qui brille plus ou moins dans toutes les grandes philosophies du passé, et qui n’est, après tout, dit l’abbé Gratry quelque part, « que le haut emploi d’un procédé général de la raison »
, il l’a faite sienne à force de l’avoir précisée, affinée, et pour ainsi dire affilée, comme un instrument de découverte, une espèce de pince intellectuelle avec laquelle, quand il abordera plus tard les applications spéciales de la philosophie, il pourra mieux saisir la vérité.
Ici est le cœur même du livre de l’abbé Gratry. Ce livre est vaste, étoffé, opulent d’idées, varié d’aperçus. On y sent la circulation rythmique d’un esprit abondant et réglé. D’autres que nous, moins gênés par les limites de ce travail qui n’a qu’un but : donner l’envie de lire à ceux qui lisent encore les choses sérieuses, pourront s’appesantir sur tous ces détails, mais nous, moins heureux, nous devons aller exclusivement et de prime saut au point important et central, à la méthode, — la méthode qui, du reste, est l’axe de tout, pour qui sait voir, dans toutes les philosophies. En faisant précéder le système qui viendra plus tard par une théodicée, l’abbé Gratry a suivi la marche de la Nature et l’ordre des vérités prises en elles-mêmes. « À nos yeux, — écrit-il, et qui pourrait le contester ? — la Théodicée implique toute la Philosophie. Elle en présente l’ensemble, l’unité ; elle en renferme toutes les racines. Tout en sort. C’est donc le point de départ… »
Et il ajoute : « De plus, la Théodicée, qui est la partie la plus élevée, la plus profonde de la Philosophie, en est aussi la plus facile. Les idées d’infini, de perfection, sont les premières que la raison nous montre lorsqu’elle s’éveille, ce qui veut dire que la raison nous pousse à Dieu d’abord ! »
Or, comme dans toute théodicée il n’y a jamais qu’une démonstration, la démonstration de l’existence de Dieu, faite par autant de voies que l’esprit peut en inventer, et impliquant, quand elle est bien faite, non seulement la science de Dieu, mais la science de l’homme s’élevant à Dieu et le rencontrant à l’extrémité de tous les rayons de sa vie, il est évident que le moyen d’appréhender cette vérité première, de s’élever à Dieu, de l’approcher de nous, de nous le démontrer enfin, est toute l’originalité ou toute la vulgarité, toute la force ou toute la faiblesse du traité qui, en ce moment, nous occupe. Encore une fois, le livre est là, et c’est là qu’il faut le
chercher.
Eh bien, nous l’y trouvons, superbe, puissant, et tel que désormais la philosophie spiritualiste en tiendra compte et mettra son honneur à se servir de la méthode qu’il nous révèle. Cette méthode tient toute, il est vrai, dans le vieux procédé de l’induction, le vis-à-vis du syllogisme dans le raisonnement, et ceci menace d’être fâcheux pour les novateurs, qui s’imaginent que l’esprit humain doit procéder comme un joujou à surprise ; mais pour nous, qui savons quelle mince chose c’est, au regard de Dieu, que l’invention permise aux hommes, nous ne nous étonnerons pas de la reprise en sous-œuvre d’un procédé qu’une intelligence véritablement philosophique a su presque métamorphoser, en le grandissant… L’induction, telle que l’entend l’abbé Gratry, n’est plus le simple procédé de la raison décrit dans tous les livres de psychologie par les anatomistes de la pensée, c’est, sous sa plume, une méthode souveraine et d’un emploi sûr, dont on n’a pas jusqu’ici soupçonné la force parce que la rapidité foudroyante de ce procédé naturel a empêché de l’observer et de le fixer par l’analyse. Dans l’exposition de sa théodicée, l’abbé Gratry décrit avec une netteté minutieuse cette méthode inductive, qui est une méthode aristocratique intellectuelle ; car, ainsi qu’on l’a très bien observé, si le syllogisme est fait pour tout le monde, l’induction n’appartient qu’à quelques-uns. La logique est une meneuse de buffles qui vous traîne, le bâton levé, de conséquence en conséquence. Mais l’élan dialectique est libre comme la pensée, et ne s’élève que sur les nobles ailes que lui avait données Platon.
Quant au parti que l’abbé Gratry a tiré de sa découverte, il faudrait, pour en bien juger, le suivre dans chaque partie de ce large traité où la pensée fait, à tout bout de champ, nappe de lumière. C’est appuyé sur sa méthode qu’il gravit les questions presque inaccessibles des attributs de Dieu, des deux degrés de l’intelligible divin, et celle des rapports, depuis longtemps confondus et troublés, de la raison et de la foi, et l’on reste étonné des résultats de clarté, de simplicité, d’évidence, auxquels il arrive sous l’influence de cette méthode, qu’il aurait moins découverte que précisée, si, en métaphysique, préciser n’était pas le plus souvent découvrir. Une chose qui nous paraît, du reste, encore plus considérable et plus nouvelle que la méthode inductive elle-même, que ce passage du fini à l’infini dont l’abbé Gratry décrit le mouvement dans l’intelligence avec une si rare précision, c’est la disposition morale de la volonté exigée pour que le mouvement de l’esprit s’opère aisément et s’accomplisse : « Le mouvement intellectuel vers l’infini, c’est-à-dire vers Dieu, est toujours vrai, — a dit l’auteur de la Connaissance de Dieu ; — il est toujours possible, dès que l’homme est doué de raison ; mais il ne s’exécute pas dans l’âme sans un mouvement de cœur correspondant. »
Et c’est ainsi que l’abîme entre l’homme moral et l’homme intellectuel est comblé, cet abîme que n’avait pas franchi l’audacieuse pensée de Kant ! et que l’unité de l’homme de la philosophie sort refaite de la poussière même de l’abstraction !
Tels sont, indiqués d’une main bien rapide, les points culminants d’un travail qui rétablit la tradition philosophique interrompue et jette la première arche du pont qui doit unir, par-dessus les eaux troubles du xviiie siècle, la philosophie du xviie siècle et la philosophie de notre temps. Il y a tant de théologie nécessaire dans les moindres notions de la plus simple philosophie, que parmi ceux qui ont réfléchi, personne ne s’étonnera que ce soit un prêtre qui ait pris l’initiative de ce rapprochement salutaire entre les doctrines de l’avenir et les doctrines du passé. L’ouvrage actuel de l’abbé Gratry atteste avec une irrésistible éloquence la dépendance de la philosophie de la grande donnée théologique, et le parti que la science purement rationnelle pourrait tirer de leur union. L’auteur de la Connaissance de Dieu fait très bien observer que le joug rejeté trop longtemps de la théologie n’en a pas moins laissé son empreinte sur toutes les idées des penseurs contemporains, même les plus impatients et les plus révoltés, et c’est ainsi, par exemple, que l’Esquisse d’une philosophie, par Lamennais, n’est qu’une fausse application du dogme de la Trinité, et que le système de Hegel n’en est qu’une interprétation absurde. Mais l’abbé Gratry montre encore mieux par son exemple quelle supériorité vivement tranchée l’habitude et la culture de la théologie chrétienne peuvent donner à l’esprit le plus robuste et le plus sain. Sa distinction si saisissante des attributs de Dieu en attributs métaphysiques et moraux correspondant au dogme de la Sainte-Trinité appartient, il est vrai, à saint Thomas d’Aquin, l’Aristote catholique, mais c’est qu’il n’est guère possible de ne pas se servir de la bêche laissée par ce grand homme, quand on veut défricher dans la pensée humaine et aller un peu plus loin que lui.
Le nouveau métaphysicien dont il est question ici a-t-il cette noble ambition et aura-t-il ce succès ? L’avenir le prouvera… Mais, pour nous, il est temps de nous résumer.
Le livre par lequel il débute dans l’invention philosophique est certainement un des plus substantiels que la philosophie ait produits. Nous en avons déterminé l’inspiration, la tendance, la pensée ; il faut ajouter que le style fait la plus brillante équation avec elles. Il n’a nulle part cette froideur de caverne qu’ont parfois les méditations philosophiques, et l’on ne s’en étonnera pas. Dans le système de l’abbé Gratry, l’homme moral double toujours l’homme métaphysique, et c’est l’homme moral qui a vivifié ce beau travail de sa chaleur presque rayonnante et qui l’a trempé dans les saintes tendresses de l’onction. Le philosophe n’a pas rongé le prêtre. C’est au contraire le prêtre que vous sentez dans le philosophe, lorsque vous lisez le traité de l’abbé Gratry. Nous nous sommes demandé plus d’une fois — et toujours en vain — quelle objection on pourrait soulever contre les idées qu’il expose, s’il fallait critiquer, au nom de la philosophie, le livre qu’il a écrit pour elle. Qu’importent, du reste, de telles objections ! Pour nous, qui ne sommes pas philosophe et qui ne nous vantons que d’être chrétien, le mérite du Traité de la Connaissance de Dieu est bien au-dessus d’un mérite purement scientifique, et nous l’admirons principalement parce qu’il arrive de toutes parts aux conclusions du bon sens, de la tradition, de l’histoire.
Le procédé simple et puissant dont l’abbé Gratry a tiré un si bon parti et qu’il a élevé jusqu’à la rigueur d’une méthode, est le procédé de l’humanité tout entière pour aller à Dieu, — comme nous disons, nous, — pour passer du fini à l’infini, comme disent les philosophes, — et soit que nous y allions sur les fortes ailes de la Méditation ou sur les humbles ailes de la Prière. C’est enfin la justification par la métaphysique du mot sublime de nos saints livres : Il n’y a que ceux qui ont le cœur pur qui verront Dieu !
Voilà, pour nous le mérite pratique, et par conséquent le plus grand, du livre de l’abbé Gratry. N’est-il pas des esprits dont la misère est d’avoir besoin d’une tautologie pour comprendre, et qui n’entendraient rien aux mots les plus profonds dits par la religion aux hommes, si la philosophie ne venait les leur répéter ?
Mgr Rudesindo Salvado §
Mémoires historiques sur l’Australie, par Mgr Rudesindo Salvado, religieux bénédictin, évêque de Port-Victoria, traduits de l’italien en français, avec des notes et une histoire de la découverte de l’or, par l’abbé Falcimagne.
Voici un livre plus haut que toutes les littératures ! Ni poème inédit de Goethe ou de Byron, ni drame perdu et retrouvé de Calderon ou de Shakespeare, ni roman, ni histoire, ciselés par les maîtres de l’observation et de l’analyse, ni chefs-d’œuvre quelconques, ne sauraient, selon nous, lutter en intérêt et en importance avec ce modeste livre écrit par un moine, traduit par un prêtre, et dans lequel se joue un souffle qui n’est ni le talent ni le génie de l’homme, et qu’il faut bien appeler la force de Dieu pour y comprendre quelque chose ! Publié au moment où la terre d’or découverte par Cook attire les regards et les convoitises de la vieille Europe, dont elle est peut-être la dernière rêverie, ce livre, intitulé, sans aucun éclat : Mémoires historiques sur l’Australie, et que l’abbé Falcimagne a enrichi au point de vue du renseignement et de la science purement humaine, sera pour tout le monde un de ces ouvrages qui saisissent la curiosité et qui la maîtrisent ; mais, pour nous, c’est bien davantage. Pour nous, c’est une belle pierre de plus apportée à l’incomparable monument qui se bâtit depuis des siècles, et qui porte le nom révéré et si simplement grandiose d’Annales de la Propagation de la foi. C’est enfin, comme le dit excellemment le traducteur dans sa préface, la suite des Actes des Apôtres dans le monde, — cette suite qui continue toujours !
En effet, depuis son établissement jusqu’aux temps actuels, l’Église, au milieu des changements, des progrès et des révolutions qui bouleversent et renouvellent toutes choses, l’Église a toujours procédé de la même manière dans son évangélisation sublime, et toujours avec le même succès. Les quelques pauvres bénédictins dont Mgr Salvado (l’un d’entre eux) a écrit l’histoire, et qui, partis pour l’Australie en 1844, y fondent une mission en pleine forêt vierge, appellent les sauvages à la lumière et leur apprennent la vie sociale, ces moines obscurs qu’on veut bien estimer encore, mais dont l’héroïsme et la charité n’étonnent plus, ont répété exactement le même mot que tous les missionnaires catholiques, que toute cette volée d’aigles de la Bonne Nouvelle lâchée par Rome sur l’univers pendant dix-huit-cents ans d’apostolat ! L’accent même avec lequel ils l’ont dit, ce mot invariable, n’a pas changé. N’est-ce pas la note immortelle de la Foi, de l’Espérance et de l’Amour ?… Leur histoire est donc une ancienne histoire. Ce qu’ils ont accompli tout dernièrement en Australie, ils l’ont accompli autrefois aux Indes, en Amérique, au Pérou, au Japon, en Chine, partout… Personne ne l’ignore et la philosophie a cru l’expliquer. Mais ce qu’on sait moins, ce qu’on n’explique pas et ce que le livre de Mgr Salvado nous montre avec une évidence nouvelle sur laquelle nous croyons utile d’insister, c’est que l’apport de la vie sociale aux brutes de la horde humaine n’est jamais que le fait du prêtre catholique, et qu’en dehors du prêtre catholique rien n’est possible, même aux gouvernements les plus forts qui veulent créer des sociétés à leur image et les frapper à leur effigie, sous le coup de balancier de leurs colonisations !
Et l’exemple est ici. L’exemple est imposant. C’est celui même du gouvernement de l’Angleterre, tel que nous le trouvons indiqué dans cette humble chronique, toute éclatante de candeur et de vérité. Certes ! on peut se fier au sentiment de la réalité qui distingue le gouvernement d’Angleterre. On peut se fier à l’énergie de son effort pour attaquer cette réalité, quand elle est rebelle. De tous les gouvernements qui peuvent immensément par eux-mêmes et qui s’imaginent, malgré l’expérience, jeter la civilisation à tous les rivages avec les ancres de leurs vaisseaux, le gouvernement d’Angleterre est assurément le plus intelligent, le plus profond, le plus habile. Il y a plus. Dans le préjugé général du monde, ce gouvernement passe pour essentiellement colonisateur, quoiqu’on pût démontrer, si on le voulait bien, que là où il a cru fonder des colonies, il n’a créé, en définitive, que des égouts sociaux, des casernes et des comptoirs. Eh bien, le gouvernement d’Angleterre — ce gouvernement qui est tout ce que nous venons d’énumérer — a senti, pour la première fois, — depuis qu’il sème des colonies, c’est-à-dire de la graine de société sur les continents qu’il découvre, — l’insuffisance de sa propre action sur la terre d’Australie et la force très suffisante de quelques prêtres, qui n’ont pour toute ressource que la consigne de Rome et leur crucifix sur le cœur ! Pour la première fois, il a pu reconnaître que les douze religieux de la Mission bénédictine avaient plus avancé en quatre années la fondation sociale de l’Australie, que lui-même, appuyé de son Église officielle, ne l’avait fait à partir de l’établissement de la colonie, c’est-à-dire en quarante-six ans. Grand enseignement pour qui sait le comprendre ! La sainte main qui nous a écrit les Mémoires historiques ne pouvait pas, tant elle est sainte ! insister sur les faits, presque miraculeux de résultat, qui ont frappé le grand bon sens pratique de l’Angleterre ; mais nous, catholiques, qui verrons toujours avec bonheur diminuer les anciennes séparations, ne devions-nous pas les signaler ?
Et les signaler d’autant plus que, ces faits, les Anglais ont déjà commencé de les reconnaître avec une bonne foi plus forte que les préjugés et une fermeté d’intelligence très digne d’une nation politique, qu’on nous permette le mot ! intéressée à être impartiale. Mgr Salvado rappelle en passant, dans les Mémoires historiques, les paroles sévères du Dr Lang, protestant très considéré, parlant d’une mission protestante fondée à Moreton-Bay, en 1838, au nord de Sydney, laquelle mission prit fin misérablement au bout de cinq ans d’existence, après avoir, comme tant d’autres, inutilement vécu. Mgr Salvado aurait pu ajouter aux paroles si sensées et si courageuses du docteur, ce passage des Monthly Records, plus courageux et plus explicite encore : « S’il est un fait incontestable, — disent les Monthly Records, — qui nous humilie et qui nous afflige, c’est que là où nous, anglicans, nous agissons timidement, dans nos possessions australiennes, l’Église de Rome est activement à l’œuvre avec un zèle et une sagesse que nous ferions bien d’imiter… Ses évêques sont partout où il y a des âmes à conquérir et à changer… Une maîtresse pensée (master mind) anime et dirige leurs travaux… Quand un seul membre de notre clergé poursuit solitairement une tâche accablante, sans être assisté des conseils de ses supérieurs, l’Église de Rome ne cesse d’apparaître avec tous ses moyens d’action au grand complet… »
Certainement, jamais le sentiment de ce qui manque à sa patrie n’a inspiré à un anglais plus de noble jalousie et de justice, et il n’y aurait qu’à admirer, si, en sa qualité d’anglican, l’écrivain auquel on applaudit ne provoquait pas le sourire en nous parlant des moyens d’action au grand complet de cette Église romaine dont il faut bien compliquer le génie
pour en comprendre la puissance, quand on ne croit plus à sa divine autorité !
Et de fait, c’est là l’idée humaine, l’idée raisonnable au sens philosophique du mot, que d’imputer à l’Église romaine des modes d’action, des combinaisons et des ressources semblables à ceux des autres gouvernements. Pour expliquer le miracle permanent de son influence sur le monde, et de ce pétrissage des cœurs dans sa main qu’on appelle ses prédications, la pensée humaine, déconcertée par les spectacles que lui offre l’Église, invente aussitôt, pour se remettre, des raisons légitimantes et vulgairement logiques d’accepter un succès si certain toujours, et si prodigieux.
Une telle manière de voir et de lire dans l’histoire n’est pas, du reste, reprochable aux anglicans seuls. Qui ne le sait ? Elle est commune à tous les esprits sans exception qui n’ont pas scruté, à la lumière de la Foi, le mystère intime de la puissance de l’Église romaine, de ce phénomène historique sans analogue dans les annales du genre humain, et que l’on n’entend pas ou que l’on entend mal en l’expliquant par le génie des hommes ou la virtualité des constitutions. Certes ! pour les penseurs qui ont interrogé ardemment et longtemps un tel mystère, la force de Rome n’est point-là. Elle n’est pas sortie de la pensée, si vigoureuse qu’elle fût, d’un saint Grégoire, d’un saint Benoît ou d’un saint Ignace. Elle ne fut jamais suspendue à l’existence de ces constitutions d’Ordres dont Richelieu lui-même fut la dupe sublime, si le mot qu’on lui prête est vrai. On ne saurait trop le répéter : cette force immense de fondation sociale que l’Angleterre reconnaît aujourd’hui comme l’apanage de l’Église romaine, est ailleurs que dans la conception de quelques cerveaux qui ont vu un peu plus juste et un peu plus loin que les autres hommes, ou dans des règlements de ménage que le temps pouvait, à son aise, emporter. Si jamais elle avait été là, l’écrivain anglais auquel nous répondons aurait eu certainement raison d’écrire « qu’il fallait que l’Église anglicane imitât l’Église romaine »
. Mais il s’est trompé : l’Église romaine ne s’imite pas. Sa force est incommunicable à ceux qui ne croient pas en elle. Or, cette force, il faut bien le dire aux esprits superficiels qui s’y méprennent, cette force est dans l’institution même de ses sacrements. Elle est, enfin, dans ce fait, d’une splendeur importune peut-être, mais inévitable en histoire, et que nous prions la Philosophie de vouloir bien méditer : c’est qu’il n’y a point dans les œuvres de l’homme — et cela depuis le Deutéronome de Moïse jusqu’aux Capitulaires de Charlemagne, et depuis les
Capitulaires de Charlemagne jusqu’aux constitutions des Jésuites, — de constitution qui prévaille où le sang du surnaturel n’ait pas abondamment coulé !
Ainsi donc, le surnaturel ! le surnaturel de leur mission, le surnaturel de leur doctrine, le surnaturel de leurs espérances, voilà le secret de la puissance de ces missionnaires que Rome envoie dans tous les coins de l’univers ! Voilà le secret de la force de cohésion de ce ciment romain qui relie si subitement et si solidement les âmes entre elles, de ce socialisme divin devant lequel tous les socialismes de la terre doivent, un jour ou l’autre, s’avouer vaincus ! Quand l’Église a dit ce simple mot : Allez ! à ses prêtres, ils s’en vont devant eux sans aucune précaution humaine, montrant le Crucifié souvent pour tout langage, et en quelques jours des milliers de sauvages viennent s’abattre autour de cette fleur mystique de la Croix qui tend son cœur ouvert aux nations ! Les Mémoires historiques sur l’Australie, qui, comme nous l’avons dit déjà, ont recommencé une fois de plus le récit de toutes les missions catholiques, n’ont pas donné d’autres raisons que cela — le surnaturel ! — du succès de la Mission Bénédictine. Mais l’Angleterre, qui ne croit qu’aux œuvres de l’homme, et qui, nous ne le nions pas, a de bonnes raisons pour y croire, l’Angleterre, tout en témoignant de ce fait, n’a rien compris à ce qu’il cache. C’est déjà beaucoup qu’elle en témoigne. Mais le comprendra-t-elle un jour ?…
Nous le croyons, et c’est notre espoir. Seulement, sans rien préjuger sur la conclusion qui doit briller pour l’Angleterre à travers les faits que le livre de Mgr Salvado expose, est-il téméraire d’affirmer qu’indépendamment de l’état sans vie et sans réelle efficacité de ses missions protestantes, elle souffre au plus profond de son intérêt colonial, du principe religieux qu’elle représente et qu’elle s’efforce de propager ? Malgré la prospérité exclusivement matérielle de la triple colonie australienne que les Mémoires historiques constatent, et l’habileté économique des gouverneurs qu’elle y envoie, la mâle, la positive, la benthamiste Angleterre ne doit se faire aucune illusion. Bien des questions se posent devant elle. Si des pays constitués ne résistent pas au morcellement des croyances, comment des colonies pourraient-elles y résister ? Et, d’un autre côté, si le sort définitif de ces colonies est lié étroitement à la civilisation des peuples sauvages qui les entourent, cette civilisation peut-elle s’obtenir autrement que par un travail fixe et des idées fixes, par une tradition qui persévère de génération en génération, comme la tradition catholique ? Peut-on croire, enfin, que la mobilité philosophique des libres penseurs ne finira pas par être un obstacle et même un écueil à toute entreprise de ce genre ? Toutes questions redoutables que les Mémoires historiques sur l’Australie pressentent, et que les événements résoudront seuls dans un temps plus ou moins éloigné.
Tel est le grand côté du livre de Mgr. Salvado, tel est l’horizon voilé qu’il embrasse. En soi et à le prendre au pied de la lettre, — de sa lettre si naïve et si pénétrante, — cet ouvrage ne semble qu’un récit, exact et touchant, de la Mission dont le pieux évêque de Victoria a été l’un des plus courageux apôtres. Mais sous cette apparence sincère, sous cette préoccupation exclusive et timorée de la vérité du détail, les Mémoires sur l’Australie contiennent latentes, mais visibles déjà pour les esprits doués de clairvoyance, toutes les prémisses d’un vaste syllogisme qu’achèvera l’avenir. Voilà surtout ce qui nous a frappé dans ce livre que la curiosité ne manquera pas d’ouvrir, mais que la réflexion fermera pour y penser et le rouvrir encore. Le bruit qui s’attache aux livres est une telle ironie, qu’il est difficile de prévoir si la majorité des intelligences sera convaincue au même degré que nous de tous les mérites des Mémoires que nous annonçons. Mais, si le succès était une justice, ils auraient, nous n’en doutons pas, un retentissement pour le moins égal à celui du fameux roman de madame Beecher-Stowe. On se rappelle le bruit que fit naguères cette première gloire littéraire de l’Amérique, qui éclata tout à coup comme un aloès qui fleurit et dont la fleur est déjà tombée… Des philanthropes, Narcisses humanitaires qui trouvaient l’humanité jolie en se regardant, prirent sur le poing et présentèrent à l’Europe attendrie cette Mistress Edgeworth américaine, et placèrent son livre sous la protection d’une telle émeute de sensibilité insurgée, que si la critique littéraire avait osé planter son scalpel dans cette œuvre esthétiquement médiocre, les Wilberforce du journalisme auraient crié au scandale, comme si on eût voulu toucher littérairement à l’Imitation de Jésus-Christ. Très probablement, le livre de l’évêque de Port-Victoria ne fera pas autant de tapage que le roman de madame
Beecher-Stowe, et cependant quelle différence entre ces deux compositions, dont l’une est une simple histoire, l’autre un roman exagéré ! L’idée chrétienne, qu’il faut saluer partout où elle passe, brille dans le roman américain, mais tronquée, humanisée, et telle qu’elle devient toujours au toucher trop appuyé, du protestantisme. Au contraire, elle rayonne, complète et divine, dans le livre de Mgr Salvado. Quoiqu’il n’y soit pas question de race noire, il s’agit aussi d’y régler les rapports du civilisé et du sauvage et de transfigurer l’homme de la nature en homme social. Eh bien, où madame Beecher-Stowe a vu le mal et l’a peint en forçant le trait d’une main convulsive, Mgr Salvado a donné tranquillement le remède, et nous ne croyons pas que, depuis les Prisons de Silvio Pellico, appelées si heureusement : « la Marseillaise de la miséricorde »
, le catholicisme, qui ne dilate pas l’orgueil, qui ne crée pas la haine et la colère, même la généreuse colère ! ait produit un livre d’un effet si puissamment doux.
Du reste, est-il nécessaire d’en avertir ? En rapprochant pour une minute un livre d’une valeur presque impersonnelle, tant il est élevé ! de la production la plus personnelle qui puisse jamais être (l’œuvre d’une femme, et un roman encore !), nous avons bien moins songé à faire de la critique qu’à déterminer fortement, en les opposant, la différence de deux idées et de deux doctrines. Nous savons trop que le poinçon de la critique littéraire n’a rien à voir dans ces œuvres qui sont des actes et des vertus. Pour ces poèmes héroïques racontés par un vieux croisé comme Joinville, qui revient de la rescousse, ou quelque vieux capucin qui revient du martyre, pour ces dits et gestes rapportés avec des simplesses de cœur inconnues à tous les Naïfs littéraires les plus vrais, à tous les La Fontaine les plus profonds, la critique ne saurait vraiment exister, et elle se désarme dans l’émotion et dans le respect.
Le livre de Mgr Salvado est précisément un de ces poèmes de simplicité dans la grandeur que l’Art n’a pas faits, et qu’on admire sans les discuter. Ce saint missionnaire catholique, qui n’est jamais qu’un missionnaire, et qui ne peut pas être autre chose, a bien plus pensé, en écrivant les Mémoires historiques sur l’Australie, à l’édification de nos âmes, qu’à nous donner un livre dans le sens livresque du mot, et cependant ce livre, et un excellent livre, riche d’observations de toute espèce et de notions neuves, s’est fait sous cette plume qui n’y pensait pas ! Jusqu’ici, malgré la vapeur qui raccourcit le monde sur la terre et qui ouvre au tourisme les pays les plus désespérés, malgré la glu d’or à laquelle l’Australie prend l’Europe fascinée, nous n’avions sur ce pays étrange, à moitié sorti de son chaos, que des renseignements suspects et vagues dont nous ne pouvions rien déduire, parce que nous devions nous en défier. Un livre probe, savant et complet dans sa concision sévère, manquait absolument sur la nouvelle partie du monde découverte, il n’y a pas un siècle, par les navigateurs anglais. Grâces en soient rendues à un pauvre missionnaire bénédictin, ce livre nécessaire, nous l’avons ! Mgr Salvado n’a pas été seulement le charmant et naïf Hérodote chrétien de sa mission apostolique ; il n’a pas seulement tracé l’histoire de la colonie anglaise à travers laquelle il a passé ; mais il nous a donné l’histoire, plus difficile à connaître, de cette curieuse race indigène avec laquelle il a vécu. Caractère physiologique de la race, croyances religieuses, lois, coutumes, mœurs domestiques, ornements et parures, ustensiles et armes, chasses, constructions, maladies, boglias (médecins), funérailles, tout, jusqu’à un lexique très bien fait de la langue de ces tribus sauvages, Mgr Salvado n’a rien oublié de ce qu’il a été à portée de bien voir et de recueillir. La seule chose qu’il ait négligée, c’est la description de l’Australie considérée au point de vue des sciences naturelles et de la recherche de l’or ainsi qu’on l’y pratique maintenant. Mais, sur ce point, comme nous l’avons dit plus haut, l’abbé Falcimagne, son traducteur, lui est venu en aide avec une grande sûreté de connaissances et un rare bonheur d’exposition. Le chapitre que l’abbé Falcimagne a introduit dans les Mémoires sur la découverte de l’or et les chercheurs d’or, et que nous regrettons de ne pouvoir citer ici, nous a paru, par parenthèse, un chef-d’œuvre de réalité, aussi dramatique et aussi maîtrisant que le chapitre le plus fantastique d’Edgar Poe. Ainsi complété, le livre de Mgr Salvado résume bien l’état des connaissances possibles jusqu’à ce jour sur l’Australie ; et voilà comme la science a contracté une dette de plus vis-à-vis de ces missionnaires qui lui ont rendu tant de services à toutes les époques, et qui, au milieu de leurs travaux apostoliques, se sont montrés partout des investigateurs si sagaces et de si profonds observateurs !
A. P. Floquet §
Études sur la vie de Bossuet jusqu’à son entrée en fonctions en qualité de précepteur du Dauphin.
I §
C’est en 1814 que le cardinal de Bausset publia cette Vie de Bossuet qui le conduisit à l’Académie. En ce temps-là, les études historiques et biographiques n’avaient pas le degré d’importance et de profondeur qu’elles ont acquis depuis cette époque, et que, grâce à Dieu ! elles ne perdront plus. À toutes les vies qu’on publiait alors, ce qui manquait, c’était précisément la vie ! Le xviiie siècle n’avait qu’une phrase. Nul souffle puissant ne passait donc sur ces faits qui sont comme les os de l’histoire, et ils restaient inanimés. De niveau avec ses contemporains, l’ancien évêque d’Alais n’avait rien du prophète qu’il aurait fallu pour faire lever de leur tombe les grands ossements de Bossuet et leur donner une seconde fois la vie dans une biographie tout ensemble ardente et lumineuse. Esprit médiocre, n’ayant pour tout talent que la gravité de son état, âme de rhéteur, doctrine trop souvent erronée, le cardinal de Bausset pouvait nous raconter Bossuet, mais le montrer vivant ou le juger, cela lui était impossible. Terrible condition de l’histoire ! Sous peine de retomber dans les redites de la vulgarité, un grand homme est presque nécessaire pour juger un grand homme… Du moins, un certain plain-pied doit-il exister entre l’historien et son héros, pour que l’histoire soit entendue. Si une disproportion trop choquante subsiste entre eux, le jugement devient une insolence, même quand l’admiration l’aurait dicté. L’admiration n’est pas la moindre des insolences que la médiocrité, qui se permet tout, se permette envers le génie, lorsqu’elle croit pouvoir se mesurer avec des sujets plus grands qu’elle.
Cependant, la Vie de l’Aigle de Meaux, tout oppressive qu’elle fût pour le faible talent de Bausset, eut un succès réel quand elle parut, et ce succès s’immobilisa dans l’espèce de considération qu’elle a gardée, mais dont les causes ne sauraient échapper qu’à une critique sans pénétration et sans regard. La Vie en question était la première mise en œuvre, régulière et suivie, des nombreux documents qu’on avait sur Bossuet, et, de plus, c’était l’ouvrage d’un homme qui, vu par les dehors de son état, avait qualité pour parler congrûment d’un évêque, puisque cet homme était cardinal. Voilà ce qui donna une notoriété presque éclatante à un livre qui, littérairement, ne méritait pas tant de bruit. Voilà ce qui sauva de l’oubli un homme pour qui l’Église romaine se montra plus que généreuse, mais pour qui la Fortune, à force de bontés, finissait par se retrouver cruelle. Écrasé par le sujet auquel il avait osé mettre la main, l’historien n’en avait pas moins écrit son nom à la suite du nom de Bossuet, et les rayons du nom flamboyant se projetaient sur le nom fait pour rester obscur. Mais pour qui savait voir, ils en éclairaient mieux le néant. Pour qui savait lire, il était évident que c’était là une histoire à refaire, et que ce livre de Bausset n’était pas un monument qui pût effrayer ou désespérer personne. La difficulté n’était pas de faire mieux, c’était de faire bien ; c’était de peindre ressemblant ce qu’il y a de plus difficile à peindre, c’est-à-dire un homme dont toutes les imaginations sont remplies, et d’appuyer un ferme regard sur la personnalité la plus capable de décontenancer qui la juge.
L’enthousiasme ne sait pas trembler, un écrivain qui a voué à Bossuet un culte véritable et qui, pour mieux vivre tête à tête avec lui, s’est retiré intellectuellement de son siècle et n’a plus habité que celui de cet imposant génie, Floquet, a entrepris de nous donner un livre nouveau sur Bossuet, et, quoique sa modestie le cache avec un goût parfait sous ce nom respectueux d’Études, ce livre, d’une érudition vaste et détaillée, n’en est pas moins une biographie. Il ne nous donne cette fois que les trois premiers volumes de cette histoire, qui doit absorber dans son flot grossi de renseignements les notions incomplètes du livre de Bausset sur le grand évêque. Le récit du nouvel historien s’arrête au moment où Bossuet est nommé précepteur de Monseigneur le Dauphin et met son pied sur la première marche de l’escalier de Versailles. Si l’on en juge par ce qu’il publie là et ce qui lui reste à publier encore, Floquet ne serait guères plus qu’au tiers de la tâche qu’il s’est imposée. Mais cette première partie est peut-être la plus curieuse, la plus réellement biographique de la vie de Bossuet, parce qu’elle était la plus obscure, — s’il est permis pourtant de dire qu’il y eût jamais de l’obscurité dans la vie de Bossuet, de ce soleil pour qui Dieu a essuyé l’azur dans lequel il devait monter avec une splendeur si tranquille, et préparé un firmament.
II §
Tout lui fut facile, en effet. L’histoire des grands hommes, qui, d’ordinaire, est une horrible lutte, contre les choses, la société et eux-mêmes, reçut de Bossuet cet éclatant démenti d’un bonheur égal au génie. Pour une fois, Dieu voulut qu’on pût être grand sans souffrir. Bossuet a sur le front le signe des heureux, et, le croira-t-on ? ce front n’en est pas moins auguste. Nul, dans le siècle et hors du siècle, parmi les saints et parmi les hommes, n’a eu jamais, je crois, de destinée d’une plus complète harmonie. Prenez l’histoire ou la légende, et comparez. Quel ne sera pas votre étonnement ! Goethe peut-être, dans ces derniers temps, eut un bonheur qui rappelle celui de Bossuet par l’éclat soudain et par la constance. Mais le bonheur de Goethe tient surtout à l’insensibilité de son âme, tandis que sous la croix pectorale de Bossuet il y avait un cœur qui pouvait être déchiré… Cette incroyable félicité de Bossuet commença pour lui avec la vie. Fleuve magnifique et pur dès sa source, il entra aisément et fortement dans l’existence, comme ces fleuves qui roulent sur des pentes et qui n’ont pas besoin de surmonter des résistances pour creuser un lit à leurs eaux. Issu d’une famille profondément religieuse, qui l’avait destiné, dès son plus bas âge, au sacerdoce, il n’eut pas besoin pour aller à Dieu de passer, comme saint Colomban, par-dessus le corps de sa mère. Famille, vocation, facultés, mouvement naturel à son âme, tout était d’accord et le poussait du même côté, — du côté de Dieu. Dieu, qui l’attendait, ne lui envoya pas les épreuves qui auraient retardé sa venue vers lui. Nommé, dès treize ans, à un canonicat de l’Église de Metz, s’il ne grandit pas, comme Éliacin, dans le sanctuaire, il grandit du moins pour le sanctuaire, au sein duquel se trouvait la place qu’il devait occuper un jour.
Il fut presque un enfant célèbre. Doué de facultés prodigieuses, ce furent ces facultés qui le conduisirent vers les Sciences sacrées, à la recherche de la Vérité éternelle, comme l’étoile mystérieuse conduisit les Mages à la Crèche. Chose étrange ! on ne discuta pas l’étoile. On la vit et on s’écria. L’enfant fut plus heureux que bien des hommes. On ne lui nia pas sa supériorité précoce, douleur amère par laquelle toute supériorité commence ! On salua la sienne, au contraire, et on y applaudit avec sympathie. Il était donc puissant, et il n’était pas solitaire ! Apôtre futur de Celui qui à douze ans enseignait dans le temple, il jaillit docteur par la force seule du génie, à l’âge où les autres jeunes gens ne sont que des bégayeurs de sciences apprises, mais non pénétrées. Que sont les succès de collège ? Blé de l’esprit que trop souvent on mange en herbe, c’est la gloire rétrospective des sots. Mais les succès de Bossuet à Navarre furent assez grands pour préoccuper les plus hautes compagnies d’une des plus hautes époques qui planent dans l’histoire. Cet imberbe écolier dans lequel Condé semblait reconnaître quelque chose de son jeune génie à Rocroy, fut, dès les premiers pas, le lion de son époque, ainsi que nous disons maintenant, et cette faveur méritée qui s’accrut toujours et qui ne défaillit jamais, le suivit jusque dans la vieillesse. En cela plus heureux que ce Louis XIV lui-même, qui est aussi un des plus grands Heureux de l’Histoire, mais qui eut ses jours de revers. Si Bossuet fit des fautes, du moins il ne les paya pas, comme Louis XIV, à même sa gloire et son bonheur.
Oui ! encore une fois, on cherche l’obscurité du commencement inhérente à toute destinée, dans ces premières années de la vie de Bossuet, — racontées par son nouveau biographe avec le détail le plus circonstancié, et, j’ose dire, le plus épuisé maintenant, — on ne la trouve pas ! Il y a des différences dans la gloire de Bossuet, comme il y a des places plus rayonnantes, plus condensées, plus blanches dans la lumière, mais de l’absence de lumière, mais de l’ombre positive à un seul endroit de cette vie étonnante, on la cherche en vain… Seulement, cette lumière qui partout l’inonde, et dont l’écrivain qui la retrace finirait par être ébloui, passant à travers les mœurs simples et fortes de cet homme trop grand pour n’être pas un bon homme, donne à cette vie, aveuglante d’éclat, des tons doux, charmants, attendris, qui nous reposent et qui nous touchent, et qui ont influé, sans qu’on s’en soit rendu bien compte jusqu’ici, sur ce qu’il y avait de plus beau et de plus profond dans sa pensée.
Car Bossuet, le Bossuet de la critique, qu’il faut aller chercher sous le Bossuet de l’histoire et je dirais presque de la légende, est victime de sa propre renommée. Comme la plupart des grands hommes acceptés par l’opinion des siècles, il s’est moulé dans un de ces types d’une trivialité sublime auxquels il est difficile d’ajouter ou de retrancher quelque chose. La tête humaine n’est pas conformée de manière à ce que l’admiration y pénètre par plus d’un côté à la fois. Elle retourne malaisément les médailles qu’elle a gravées pour les frapper dans un autre sens et en compléter la figure. Bossuet, reconnu sans conteste pour le plus grand écrivain et le plus grand orateur du grand siècle Bossuet, l’Ézéchiel ou l’Isaïe de l’histoire, n’a, a-t-on dit, que les dons qui tiennent à la grandeur, à l’élévation, à la véhémence. Quand il s’agit de la tendresse, il est reçu de lui opposer Fénelon. Bossuet et Fénelon adossés, appuyés l’un à l’autre, formeraient, ajoute-t-on, le génie complet, l’idéal du génie chrétien dans sa douceur et dans sa puissance. Ni la lecture des œuvres de Bossuet, ni ses lettres, ni ses Élévations, ni ses écrits mystiques, ni cent passages de ses sermons, n’ont pu modifier ce jugement faux, coulé en plomb dans le moule à bêtises de la tête des sots, lequel jugement vient de la gloire de Bossuet et de l’éclat extérieur de sa vie, mais qu’une autre partie de cette vie pourrait réfuter, comme ses œuvres, si l’on prenait la peine de l’invoquer !
Eh bien, c’est cette partie de la vie de Bossuet que j’appelle la plus biographique et la plus utile à connaître pour nous expliquer ce grand homme, que Floquet a particulièrement étudiée. Avec un regard très fin et très juste de critique qu’on ne s’attendait pas à trouver embusqué dans le fourré d’une érudition si profonde, Floquet a très bien vu l’influence de la vie intime et cachée sur le génie de Bossuet et sur son âme. Il ne s’est pas contenté de répondre par d’admirables citations à l’opinion qui rapetisse Bossuet en ne faisant tenir son talent d’orateur que dans les Oraisons funèbres (c’était l’opinion de cet ignorant et fat xviiie siècle, qui estimait aussi que tout Massillon était dans son Petit Carême) ; l’auteur des Études est allé plus loin. Il a montré, par une foule de passages qu’il aurait pu multiplier, que les cordes tendres, mélodieuses, divinement brisées, ne manquaient pas plus à Bossuet que la fierté des cris, et il nous explique qu’il les eut et qu’il aima à les faire résonner ! Après ses succès du collège de Navarre et en Sorbonne, Bossuet, prêtre et déjà prédicateur célèbre, se retira tout à coup à Metz, traînant après lui tous les regards de la France. Là, il vécut préoccupé des soins de son canonicat et d’études dont le fond n’a jamais peut-être été touché que par lui seul. Là, il eut son désert, sa Pathmos, mais une Pathmos tranquille, ce Carmel dont il parla un jour dans son oraison de Marie-Thérèse avec un accent qui troubla ces gens de la cour et leur fit entrevoir tout à coup la douceur des pieuses retraites dans des horizons éloignés. Là, enfin il s’enveloppa dans sa fonction de simple chanoine, vivant entre sa maison studieuse et sa cathédrale, embrassant tous les soirs sa sœur et la quittant pour s’en aller à matines ; et cette vie régulière et cachée, racontée pour la première fois par Floquet, cette vie devenue de l’inconnu par l’éloignement et par le temps, cette pénombre au fond de la gloire, cette brune draperie tirée contre le jour, qui tombe toujours plus fort par la fenêtre de cette cellule, tout cela nous prend au cœur et nous fait entrevoir un Bossuet inattendu et touchant.
Ce n’est plus là le grand portail officiel que l’imagination idéalise, cette apothéose du plafond que la postérité regarde d’en bas et admire ; ce n’est plus le Bossuet de Versailles dont la main, brillant de l’émeraude donnée dans la mort par Madame Henriette, s’étend haut de la chaire sur le front pensif ou pénitent de Louis XIV ; ni ce prélat majestueux, ce grand artiste en dignité extérieure, qui ordonnait qu’on changeât dans ses jardins de Meaux un escalier en pente adoucie, pour que les flots moirés de sa robe violette traînassent derrière lui avec une décence plus grandiose. C’est un autre Bossuet, moins sculptural et plus humain, moins radieux, mais certainement plus poétique, ainsi trouvé et saisi qu’il est dans ce clair-obscur que tous les biographes avaient fait de six ans à peine, et qui fut, au compte de Floquet, de dix-sept, — de 1652 à 1669. Le Bossuet de la stalle en chêne de l’antique église de Metz, digne d’inspirer un poète comme Byron quand Byron devenait catholique et pleurait en entendant l’orgue, ce Bossuet ponctuel comme le Devoir et comme l’Humilité, qui arrivait, quarantième manteau noir, pour l’office de nuit, pendant dix-sept ans, à sa place accoutumée dans le chœur de l’église assombrie, a beaucoup frappé Floquet, qui n’est pas un rêveur, mais un esprit solide. Aussi se demande-t-il, en vrai psychologue et en observateur profond, ce que dut gagner l’esprit de Bossuet dans ces longues heures passées au chœur, dans les loisirs vigilants de la Contemplation et de la Prière ; et il se répond comme se répondrait Sainte-Beuve, le grand critique des influences : qu’il y apprenait la mélancolie.
Destiné à un bonheur immuable, aux pompes triomphantes et joyeuses de Versailles et de Saint-Germain, Bossuet, cet homme à la vertu robuste, qui ne devait connaître ni nos passions ni nos douleurs, ce cœur vierge qui n’avait soif et convoitise que du salut des âmes, ce front pur à force de hauteur, cet œil d’aigle qui ne voyait que Dieu dans les choses humaines, s’accomplissait alors jusque dans le fond le plus intime de son génie. En psalmodiant David ou en méditant Jérémie, sous ces vitraux devenus obscurs, au déclin de complies où l’Esprit de Ténèbres — dit le Psaume — rôde de plus près autour de nous, Bossuet s’assimilait par l’intelligence une tristesse qui ne devait jamais atteindre la sérénité de son âme, et qu’il devait pourtant exprimer ! Il importait dans sa pensée cette profondeur de rêverie que ne s’expliquait pas Chateaubriand et que Floquet explique, et ces couleurs mornes et désolées qu’il devait retrouver dans ses souvenirs. Enfin, il se faisait lentement ce Bossuet dont un moine de ces derniers temps a pu dire, pour montrer qu’il avait aussi bien en lui la douceur résignée, le sentiment de l’immolation, — toute la mélancolie chrétienne qu’on lui refuse, — que la force qu’on ne lui nie pas : « Il avait la main droite sur le lion de Juda, et la gauche sur l’Agneau immolé avant tous les siècles. »
Mot le plus plein et le plus résumant qui ait été dit sur Bossuet !
III §
Telle est la partie de l’histoire de Bossuet que Floquet restitue et qui lui appartiendra probablement beaucoup plus en propre que les autres parties de son travail. À côté de cette découverte et de cette interprétation qui nous fait voir une grande figure sous un angle oublié, nous n’avons rien trouvé dans ces trois volumes d’un mérite égal et d’un charme aussi pénétrant. La faute n’en est pas à l’auteur des Études, mais à Bossuet lui-même, à cette mine d’or fouillée et retournée depuis deux cents ans, et dans laquelle il est bien difficile de trouver un filon de plus. L’historien, obligé de revenir aux vulgarités d’une gloire qui force d’unir ces deux mots ensemble : « la popularité du respect », l’historien n’est plus que l’historiographe de cette gloire ouverte à tout venant. Seulement il l’est à sa manière, avec une abondance de notions, une appropriation de connaissances qui prouve à quel point l’enthousiasme touche à la patience et que rien n’est impossible à l’amour ! Floquet admire Bossuet comme Kepler admirait le monde. Aussi, dans son livre, quoique vous y voyiez passer les figures qui sont les éternelles tentations des peintres d’histoire : Richelieu, Mazarin, Louis XIV, le Grand Condé, saint Vincent de Paul, — j’allais presque dire saint Turenne, car ce grand converti de Bossuet, avant qu’un boulet de canon l’envoyât à Dieu, pensait à y aller autrement en se retirant à l’Oratoire, — tous ces personnages, tous ces grands hommes, n’y existent que dans le rapport qu’ils ont directement avec Bossuet. L’auteur, un normand qui a les qualités de sa race, un normand à front carré : « le signe de la sagesse »
, a dit saint Bonaventure, qui a devancé Lavater ; l’auteur des Études n’a aucune des ambitions qui n’auraient pas manqué d’égarer un esprit moins gouverné, moins réfléchi et moins mûr.
Bossuet est son sujet et non pas le xviie siècle, et voilà pourquoi on trouvera dans son livre tant de détails purement religieux et sacerdotaux, que les historiens à idées générales et à intentions pittoresques trouveront peut-être petits et inutiles. Mais je ne suis point, pour ma part, de ces dégoûtés. Ni les controverses du temps de Bossuet, mortes maintenant, ni les conversions dues à sa parole et qu’on a oubliées parce que tout le monde n’est pas Turenne, ni les commissions apostoliques dont il fut chargé pour la réformation des monastères, ni les fondations auxquelles il prit part, ces travaux immenses ne pouvaient être rejetés sur le second plan quand il s’agissait de Bossuet. C’étaient les faits de l’histoire générale, au contraire, qui devaient reculer et passer du centre à la circonférence. Floquet n’a pas hésité devant cette nécessité et cette rigueur de son sujet, qui auraient effrayé un esprit moins consciencieux et moins grave.
Au point où il a mené son histoire, Bossuet n’est encore qu’un grand sermonnaire, un grand controversiste, un prêtre de génie, mais un prêtre. Ce sont les œuvres et les travaux du prêtre qu’il fallait dire, et Floquet les a dits avec une phrase forgée un peu trop peut-être sur la phrase de Bossuet ; car l’amour aime la dépendance. À cette époque de son histoire, Bossuet réalise le jugement dit sur lui par un génie fastueux : « Il voyait tout, mais sans franchir les limites posées à sa raison et à sa splendeur, comme le soleil, qui roule entre deux bornes éclatantes, et que les Orientaux appellent pour cela l’Esclave de Dieu. »
Ne les franchit-il jamais ? C’est ce que Floquet nous dira plus tard. Quand Bossuet sera devenu un grand évêque, quand la gloire l’aura apporté à la puissance, quand il sera presque un homme d’État, presque un ministre, l’intermédiaire entre Rome et la France, nous rentrerons dans les conditions de l’histoire générale et nous saurons si l’excellent biographe s’élèvera jusqu’à l’historien.
Michelet §
I §
L’Amour [I-IV].
Le livre que Michelet vient de publier, sous ce titre éternellement jeune, intéressant et couverture jaune : L’Amour, est prodigieusement difficile à examiner. La critique littéraire, qui s’adresse à tout le monde, ne sait, en vérité, par quel bout prendre toute cette physiologie sanguinolente, — car le livre de Michelet, qui est autre chose aussi, veut être, avant tout, de la physiologie. Rien d’étrange à cela. La physiologie est la sauce piquante de toutes les erreurs de ce temps. Déjà Stendhal, le matérialiste Stendhal, nous avait donné un livre de l’Amour très suffisamment épicé de physiologie ; mais Stendhal, homme d’esprit et d’éclair, n’était pas un béat comme Michelet. Parmi ces messieurs les vêtus de soie d’Épicure, Stendhal fut toujours le moins vautré. Il avait le goût ferme et sobre et savait s’arrêter, quelle que fût son envie. Michelet ne le sait pas. Stendhal, dans son traité de l’Amour, nous épargna du moins la crudité scientifique du détail, Michelet ne nous l’épargne point. Il est impitoyable. Il a moins de pudeur que Stendhal.
Esprit ardent que l’âge n’éteint pas, mais exalte, Michelet s’est dernièrement distrait de l’histoire pour se jeter aux sciences naturelles et physiques, et le voilà respirant, suçant, pompant ces fleurs sérieuses avec une furie d’abeille déjà enivrée. Comme à une abeille, il lui faut peu pour s’enivrer. Imagination qui va, les ailes ouvertes et avec des frémissements presque fous, à toutes choses, même aux vilaines, et quelquefois de préférence à celles-là, enfant terrible qui remue tout avec le bout de sa bûchette, — le fond du ruisseau qui était pur et le bord qui ne l’était pas, — Michelet a écrit, comme on le sait, l’Oiseau et l’Insecte, deux livres à la Bernardin de Saint-Pierre, d’une observation assez innocente. Mais aujourd’hui c’est l’Amour, et il n’y a plus ici ni de Bernardin, ni d’innocence !
Ce qu’il y a est à peu près inexprimable… Les amis mêmes de Michelet s’en attristent. Ils portent un crêpe à leur chapeau. L’un d’eux nous disait : « Il a voulu glorifier la femme, et quand on aura lu son livre, on sera quinze jours sans pouvoir en regarder une. Voilà comme il entend l’amour ! » Rien de plus vrai. Le livre de Michelet est un outrage aux femmes… mais un outrage d’idolâtre. Elles préféreront Lauzun. Nous aussi. En France, l’insolence veut de la légèreté. Cependant, il vaut mieux encore être poli. Michelet, pour cacher l’insolence pédantesque d’une physiologie enragée, met par-dessus le lyrisme échevelé du sentiment le madrigal sur échasses, le marivaudage halluciné, et toutes les roses penchées des bucoliques ; mais, malgré tout cela, il faut bien le dire, son livre de l’Amour est indécent et pourrait être dangereux.
Dangereux : Il le serait non seulement par le fond des choses, mais encore par le talent de l’auteur, d’autant plus troublant qu’il est plus troublé. Indécent : La lecture seule du livre entier peut donner une idée juste de l’ouvrage. Les citations, pour prouver le mieux ce que nous disons, sont radicalement impossibles ; il faudrait les faire en latin et nous ne sommes pas à Leipzig. Le livre de Michelet nous a rappelé, en effet, certains traités que les casuistes catholiques avaient la prudence d’écrire en latin, — une langue fermée, — pour n’être entendus que du prêtre comme eux, du prêtre qui doit tout connaître de la misère de l’homme et de son péché. Mais Michelet, qui veut remplacer le prêtre dans la civilisation présente, et qui est un casuiste de matrimonio à ciel ouvert, ne pouvait pas prendre cette honnête précaution du latin dans un livre de conseil pratique donné à tout le monde, et par là il nous force de parler de son livre — comme il l’a écrit — en français.
II §
Ainsi, ne nous y trompons pas et insistons tout d’abord sur ce caractère : — Conseil essentiellement pratique, petit catéchisme de l’amour à l’usage de la jeunesse, manuel d’entraînement de la femme vertueuse, introduction à la vie du ménage et recette infaillible de bonheur domestique, individuel et social, voilà le livre de Michelet ! Ce singulier traité de l’Amour n’est donc pas du tout, comme on pourrait le croire en ouvrant au hasard une de ses pages, la fantaisie… risquée d’un esprit extraordinairement échauffé. Physiologiquement, ce n’est pas de la science non plus, de la science pour de la science, comme en fit Goethe à son déclin, peut-être (il ne nous l’a pas dit) par désespoir de sentir fléchir son génie. La science a les mains plus froides, quand elle remue des faits. Enfin, ce n’est pas le ravi d’un enfant à barbe grise qui n’avait pas lu Baruch et à qui la naïveté de l’impression fait tout pardonner.
Le livre de Michelet est plus profond que cela. Ne l’oublions jamais ! c’est un livre de but pratique et d’application immédiate, la production pressée d’un utilitaire effréné. Il s’agit de refaire l’âme humaine défaite, de refaire, en vue du bonheur des époux, la famille chrétienne, fondée en vue, de l’amour des enfants ; c’est l’égoïsme à deux de cette pauvre madame de Staël, élevé à sa plus haute, non ! mais abaissé à sa plus basse puissance ; c’est surtout la Révolution dans les mœurs, comme Michelet l’a déjà mise dans l’histoire. Allez ! les vieilles couleuvres ne changent pas de peau. C’est bien toujours Michelet ! Savez-vous ce qu’il a cru faire avec son livre de l’Amour ?… De la casuistique très supérieure à la vieille casuistique chrétienne, que voilà du coup enfoncée, cette fois ; — un acte — ne riez pas ! — presque sacerdotal. Appliquée à Michelet, l’épithète peut sembler comique, mais elle est exacte et sincère ; car Michelet se croit sérieusement prêtre, le prêtre vrai des temps nouveaux.
Ce n’est pas pour rien que dans un livre célèbre, dix ans auparavant, l’auteur de l’Amour a essayé de déshonorer l’Église dans son prêtre : il voulait prendre à ce prêtre sa succession. Il fut, d’ailleurs, professeur de morale et d’histoire, et les Josses de la philosophie, les orfèvres comme Saisset et Cousin, répètent assez haut que désormais les prêtres de l’avenir ne peuvent être que les philosophes. De plus, il est marié, et le mari, dit-il dans l’Amour, est le prêtre légitime. Il a donc le double sacerdoce. À coup sûr, s’il y a quelque atténuation possible au mal de son livre présent, elle sera dans cette prêtrise inattendue de Michelet, se révélant si joliment comme le Saint-Cyran de la direction conjugale et le Fénelon d’un nouvel amour !
Et nous n’exagérons pas. Nous ne nous moquons de personne, quoique nous en ayons furieusement l’air. Prenez la préface de ce volume, que l’impossibilité des citations empêche la critique de rouler par les escaliers, et dans la partie diable de cette préface (il y en a une qui ne l’est pas), vous apprendrez comment Michelet de simple professeur passa prêtre, et prit solennellement charge d’âmes. C’était en 1844. À cette époque, écrit-il d’un ton hiératique, tout à la fois mystique et mystérieux, beaucoup d’âmes « se révélèrent à moi, ne craignirent pas de montrer des blessures cachées, apportèrent leurs cœurs saignants. Des hommes toujours fermés de défiance contre la dérision du monde s’ouvrirent sans difficulté devant moi. Je n’ai ri jamais… — (Nous ne pouvons en dire autant !) — Des dames brillantes et mondaines d’autant plus malheureuses… d’autres pieuses, studieuses, austères, — le dirai-je ? — (Et pourquoi pas ? raison de plus !) — des religieuses, franchirent les vaines barrières de convenance ou d’opinion, comme on fait quand on est malade… ».
Traduisons : elles se confessèrent. Positivement, elles se confessèrent à Michelet ! Lui, le grand adversaire de la confession dans le Prêtre et la Femme, devint un confesseur de femmes, et trouva que c’était là une chose bien agréable et bien utile, pourvu que Dieu fût chassé du confessionnal ! François de Sales d’une nouvelle espèce, il eut ses Philothées. J’eus de « très touchantes correspondances »
, ajoute-t-il d’une mine discrètement indiscrète. Seulement, plus heureux que François de Sales, qui n’eut que le ciel, — cette billevesée, selon les philosophes, — Michelet eut sa récompense humanitaire. Un matin, il travaillait, levé de bonne heure, pour le soulagement des âmes souffrantes ; un jeune homme (impétueux, dit-il), ne s’arrêta pas à la consigne : il pénétra, frappa, entra ! Mais
il faut que Michelet parle lui-même. Personne ne peut remplacer sa parole dans cet impayable récit :
« Monsieur, excusez mon entrée si insolite, — (fit-il, l’impétueux !) — mais vous n’en serez pas fâché. — (Non certes !) — Je vous apporte une nouvelle. Les maîtres de certains cafés, de certaines maisons connues, — (pudiquement dit : bravo !) — de certains jardins de bals, se plaignent de votre enseignement. Leurs établissements, disent-ils, perdent beaucoup. Les jeunes gens prennent la manie des conversations sérieuses, — (C’était déjà une manie !) ; — Ils oublient leurs habitudes… Enfin, ils aiment ailleurs. Ces bals risquent de se fermer. Tous ceux qui gagnent jusqu’ici aux amusements des Écoles se croient menacés d’une révolution morale qui, sans faute, les ruinera. »
(Intr., page 28.)
Et, en effet, c’était une nouvelle, — incroyable encore ! Mais Michelet ne la discuta pas. Il crut l’impétueux. Il le crut avec cette simplicité sainte, ordinaire aux hommes qui se sentent le canal d’une grande grâce. Alors, touché, attendri, pénétré, dans l’élan de sa reconnaissance pour ces généreux jeunes gens qui oubliaient leurs habitudes, et (nous aussi, pourquoi ne le dirions-nous pas ?) pour ces cafetiers infortunés dont il était la ruine (ils ont tous fait faillite depuis), pour ces certaines maisons connues, il se dit : « Je leur ferai tôt ou tard un don. Je leur écrirai le livre d’affranchissement des servitudes morales, le livre de l’AMOUR VRAI. »
Et le voilà ! Il mit douze ans à venir, mais enfin il est venu. Et, heureusement, il n’est pas venu sans préface. Nous avons celle où de telles choses sont gravement et imperturbablement racontées, et cela paie de tout, même d’avoir lu le livre, cette préface-là !
III §
Le ridicule, — le ridicule sauveur, — comme on disait anciennement de Jupiter, voilà, en effet, la dernière ressource qui reste contre des livres contagieux à la façon de l’Amour de Michelet ! Sans le ridicule abondant en beaucoup de détails de cette production incroyable, et le comique grotesque de certains enthousiasmes et de certaines attitudes de l’auteur, le livre peut-être aurait un succès. Qui sait ? les cafetiers n’en fermeraient probablement pas une seconde fois leurs boutiques, et certaines maisons connues n’en seraient pas abandonnées pour le domicile conjugal, mais il serait lu et il aurait son influence, et il infiltrerait d’un poison de plus les esprits déjà infiltrés de tant de corruptions contemporaines ! S’il n’y avait dans l’Amour de Michelet que la fausseté de l’idée première : tout pour l’épouse et pour l’époux en vue du bonheur qu’ils se donnent tous deux ; s’il n’y avait que la théorie de l’enveloppement, et celle de l’imprégnation, et celle de l’unification… Dieu sait à quel prix ! il est, hélas ! beaucoup d’esprits qui, à cette heure, accepteraient sans nausées toutes ces explications qui nous font horreur, à nous, car elles sont la déification absolue de la matière ; et Michelet a beau raffiner et broyer menue sa poudrette, il est, de fait, aussi matérialiste que La Mettrie et que Chaussier.
Nous n’oserions affirmer, certes ! que les femmes, par qui vient tout succès en France, soient, au fond, extrêmement flattées de la définition que fait d’elles Michelet : d’éternelles convalescentes entre deux blessures. Hippocrate déjà, barbe peu galante, les avait appelées des animaux malades, mais Michelet a déterminé la maladie. Nous doutons fort qu’elles soient heureuses de cela… Seulement, Michelet pourrait bien racheter la brutalité de sa définition à force de madrigaux immenses et de poésies dans la tonalité de celle-ci : « Au nom de la femme et par la femme, souveraine de la terre, ordre à l’homme de changer la terre et de mettre le ciel ici-bas. »
Ce n’est pas facile, mais c’est assez flatteur, et les femmes, dit-on, aiment la flatterie. Michelet, tout le long, le long de son ouvrage, en débouche une tonne sous leur nez. Le livre de l’Amour pourrait donc, malgré tout, même dans les conditions désagréablement physiologiques où il est placé, faire son chemin, qui serait une belle route, mais heureusement le ridicule y est et le rire prend. Le ridicule sauveur !
Et, en effet, ce n’est pas tout que d’aimer les femmes : il faut avoir avec elles la grâce de l’amour. Il faut l’avoir avec elles et en parlant d’elles, et Michelet ne l’a pas. Lui, l’artiste érudit, et, Dieu merci ! moins érudit, quoiqu’il le soit infiniment, qu’artiste ! lui, le fin, le délié, le souple, le hardi, le téméraire, le familier dans ses autres livres avec les femmes, n’est plus le même homme. Quand il en parle, le voilà bourgeois ! Il est de la race de cet emprunté de Jean-Jacques, qui ne perdait pas sa gaucherie dans les transports les plus violents. Michelet n’est pas un amant, c’est un adorateur. Il est solennel. Il croit manquer de respect quand il dit : une femme. Il dit « une dame ! — les dames ! — une dame de commerce ! »
Il ressemble au papa Croizeau du roman de Balzac, qui dit : « belle dame ! »
à la fille d’un cabinet de lecture, en lui remettant ses deux sous avec un rond de bras. Il parle de la « sainteté de la nature »
. Il dit : « la crise fatale et sacrée, — l’instant sacré »
. Que ne dit-il pas ? « Le lit, c’est une communion ! »
Il rappelle Prudhomme, l’éternel Prudhomme, à la tête montée, quand il rugit : « Je suis comme un lion ! »
C’est Prudhomme aussi, l’autre, l’écrivain révolutionnaire. Il a de ses tours ! Il dit : « la cité »
pour la ville, et il demande que l’autel des relevailles pour la femme accouchée soit à la commune.
Ainsi, il réunit les deux genres de Prudhomme, et peut-être en inventera-t-il un troisième. Pastoral, de la teinte La Réveillère-Lépeaux, il ne croit qu’à la religion botanique, et il a le culte des fleurs. Il donne une rose pour… directeur à une femme embarrassée. Nous donnons notre parole d’honneur qu’il y a un chapitre intitulé : « Une Rose pour directeur »
, dans ce livre physiologique, chimique et chirurgical, où le côté sain est le ridicule ; car le rire purifie. Le rire trouble et déconcerte l’obscénité, qui est toujours très grave, et Michelet le sait bien. Qui rit pour lui est presque un monstre : « Jeune homme, — dit-il, — : jeune homme, — (vous le voyez, Prudhomme toujours !) — si tu ris ici, si tu trouves ceci un amusement, un sujet de plaisanterie, j’aime mieux que tu ries à la mort de ta mère… »
La mort de ta mère ! rien que cela ! Et dites que Michelet ne s’entend pas aux précautions oratoires ! Mais il parle pour lui, du reste ; il a raison. Le rire est son ennemi capital. Le rire et son éclat moqueur, ce clic-clac du fouet du bon sens, qui coupe un homme en deux du premier coup, serait la mort, — la mort subite du livre de Michelet !
IV §
Il faudrait peut-être la souhaiter à son livre, cette mort subite après laquelle bientôt on n’en parlerait plus, il faudrait peut-être la lui souhaiter, par charité pour un talent qui existe encore, au milieu de toutes ces folies qui ressemblent à des dépravations. Que nous concevons bien la tristesse des amis de Michelet ! Quand on a passé toute sa vie dans la chasteté du travail, dans le recueillement de l’étude, quand on est — par la science, du moins, — un moderne bénédictin de l’histoire, quelle fin à faire que le livre de Michelet ! Il est des vieillards qui ont des passions de jeune homme, mais le livre de Michelet n’est pas un livre de jeune homme, une éruption de l’ancien volcan, la démence d’un esprit qui n’a pas su mûrir. Hélas ! non ! Michelet a bien son âge ici, et plus jeune il n’eût pas écrit cela… Il fallait les meurtrissures du temps qui meurtrit le cœur comme le front, il fallait bien des fermentations, gardées en soi, pour écrire, sous le nom de l’Amour, un livre hideux de physique et que la critique ne peut pas même analyser, et, que disons-nous ? ne peut pas même nommer ; car ce nom de l’Amour est une imposture.
Ni l’amour, ni la femme, ni sa destinée, ni la nôtre, à nous qui l’aimons, ne sont là où Michelet les a mis, exclusivement mis dans sa monstrueuse préoccupation. Le vrai nom du livre de Michelet, c’est le nom qu’il donne aussi au xixe siècle dans son introduction (p. 4, lig. 13). Ce nom, pas plus que le reste, ne peut s’écrire, et voilà pourquoi il faut terminer. Si le xixe siècle ne devine pas comment il se nomme, dans ce livre de l’Amour qui n’est pas l’amour, nous ne nous chargeons pas de le lui apprendre. Qu’il aille y voir et revienne flatté !
V §
La Mer [V-VIII].
On n’en a jamais fini avec Michelet. Vous le croyez fatigué, défaillant et près de s’éteindre, c’est le talent, que je sache, le plus prestement rallumé ! Il continue toujours cette longue Histoire de France qu’il mène très vite, trop vite peut-être, volume par volume, règne par règne. Mais cette longue histoire, qui est sa vie et qui, s’il l’avait voulu, eût été sa gloire, ne suffit pas à la pétulance de ses facultés, et de temps à autre il l’interrompt par toutes sortes de publications inattendues. C’est presque régulier, ce caprice !
D’abord, ce furent des pamphlets, des pamphlets comme le Prêtre et la Femme. Puis, ce fut une Histoire de la Révolution, dans laquelle, se distançant lui-même, l’auteur de l’Histoire de France sautait à pieds joints par-dessus la tête de je ne sais combien de règnes et violait l’ordre et l’économie de son grand travail historique, avec la hâte d’un homme qui court raide au sujet qui fait dans notre temps tout livre populaire : la Révolution ! Puis, ce furent aussi de petits livres de fausse morale, comme la Femme et l’Amour, alternant avec d’autres livres d’histoire naturelle, comme l’Oiseau et l’Insecte, — et aujourd’hui la Mer ! La Mer ! voilà le magnifique sujet du livre que Michelet vient de publier. Sujet poétique, scientifique, politique, encyclopédique ; car la mer est tout cela. De leur temps déjà, les anciens, ces ignorants d’infini, appelaient l’océan Père des choses ! C’est donc sur la mer que l’inépuisable Michelet nous donne encore un petit livre léger et quelquefois brillant comme une des bulles de sa surface, quand il aurait fallu nous en donner un qui aurait eu sa profondeur.
Mais on en parle peu. Je n’entends pas se faire le bruit distinct et montant d’un succès. Michelet entraîne d’ordinaire plus vivement son public. Il le surprend mieux. Il le décide plus vite à l’admirer. Rappelez-vous l’Oiseau ! Il est vrai que c’est par l’Oiseau que Michelet se découvrait naturaliste. On sait maintenant qu’il l’est et même pour qui. Car c’est un goût épousé par Michelet que l’amour de l’histoire naturelle, et non pas un goût qui ait poussé de soi dans l’ardent célibat de sa pensée. Michelet n’apprendrait pas sa leçon s’il ne fallait pas la donner. Pour cette raison, on est moins frappé qu’au premier jour ; mais ce n’est pas la seule raison, du reste, qui puisse expliquer la pâleur ou la lenteur du succès d’un livre dans lequel, selon moi l’auteur vaut bien ce qu’il valait quand il fit l’Oiseau, si même il ne vaut davantage !
Il en est une autre, qui tient au sujet grandiose de son livre et à ce titre, qui, d’un mot, d’un seul mot de trois lettres : « la Mer ! » évoque tout à coup tant de spectacles dans l’imagination remuée et par là rendue difficile. Je parle pour ceux qui l’ont grande et sensible. Pour les autres, c’est-à-dire pour ces gens d’imagination moyenne qui est l’imagination publique, il ne faut ni de trop grands titres, ni de trop grands sujets. En France, cette imagination-là est une femme, et ce que les femmes préfèrent à tout, c’est le joli et le petit, qu’elles appellent « le gentil », avec des passions dans la voix. Ah ! l’Oiseau ! Si au lieu de l’appeler l’Oiseau, Michelet avait appelé son livre « l’Air », eût-il eu un succès égal ?… Grave question, qui fait du succès une risée… Tout ce qui a deux serins dans une cage, sur sa fenêtre, entre deux pots de réséda, devait s’intéresser au livre de Michelet. Et cela n’a pas manqué. Mais la Mer ! mais la Mer ! pour éviter de dire : « le Poisson », ne vous y trompez pas ! car c’est le poisson qui est le fond du livre de Michelet, je ne crois pas que cela passionne le public comme l’Oiseau, malgré les amateurs de poissons rouges en bocal qui, à ce qu’il paraît, sont une classe de citoyens très nombreux.
C’est le poisson, en effet, bien plus que la mer, qui est le vrai sujet du livre de Michelet. C’est le poisson qui est son héros naturel pour l’heure, c’est le poisson sur les destinées duquel il veut attendrir nos sympathies, malgré les écailles et les arêtes de ces bêtes gluantes et désagréables à toucher, même pour cette grande dégoûtée d’imagination qui est la faculté, de toutes nos facultés, la plus profondément matérialiste. Certes ! Michelet est souvent bien chatoyant et bien éblouissant par la couleur, et c’est même son plus grand mérite, mais quand il peindrait le poisson comme Rubens dans sa Pêche miraculeuse, je ne puis croire qu’il raccommodât l’imagination avec le sujet qu’il a pris. Dans l’Oiseau, il avait tout le monde pour lui, mais dans « le poisson », il n’aura plus que les naturalistes, et il se trouvera, vous le verrez, que lui, le naturaliste amateur, ne le sera pas assez pour eux !
VI §
Oui ! c’est la science qui la première se plaindra des familiarités de Michelet. La science ne pardonne jamais à la grâce. Même quand la grâce s’encaprice d’elle, elle en prend toujours, bégueule pédante, les tendresses pour des fatuités. Allez ! la science ne permettra jamais qu’un écrivain qui n’a qu’une plume (c’est elle qui parle et non pas moi !) écrive impunément en son nom, à elle, des livres minces, superficiels, et, qui sait ? peut-être intéressants, tels que l’est, pour beaucoup d’esprits du moins, le livre nouveau de Michelet. Nous qui l’avons lu, comme nous lisons tout ce qui vient de son auteur, bien plus pour l’expression que pour le renseignement, bien plus pour l’agrément que pour les profits graves, nous ne sommes pas, du reste, de ceux qui croient qu’un livre ne peut avoir qu’un seul accent.
L’amour de la spécialité, cette furie de la médiocrité d’un temps qui remplacera incessamment le talent par le métier, l’amour de la spécialité ne nous a pas à ce point brouillé la cervelle que nous ne puissions très bien admettre des livres où l’imagination étend sa couleur inspirée sur les notions exactes de la science et rêve parfois à côté… Entre les savants purs et les poètes ou les écrivains de sentiment et de fantaisie, il y a des écrivains intermédiaires, ayant les deux dons à la fois, dans des degrés différents, qui savent composer des livres moins austères que la science, mais non pas cependant frivoles parce que l’imagination y ajoute son charme. Seulement, c’est là une question d’équilibre, d’harmonie et de consistance, et cette question, il faut le dire, Michelet ne la résout pas.
Et il ne la résout pas plus dans son livre : la Mer, que dans ses écrits précédents où, d’historien de la monarchie, il est devenu tout à coup cette fleur vespérale et tardive de naturaliste frais éclos. En ces petits livres vraiment curieux que l’on pourrait appeler « les petites métamorphoses de Michelet », la science, qui veut se montrer à toute force, ne balance pas comme il le faudrait l’imagination qu’on y trouve. Toutes les notions que l’écrivain y brode de son style — et les plus crânes, ma foi ! de difficulté scientifique, — n’ont guères demandé, pour le rendre si fringant, que quelques lectures rapides et faciles à travers des livres plus ou moins gros. On sent cela sans être savant, et l’ignorant le voit très bien à l’œil nu de son ignorance. Pour tout le monde, il est évident qu’il n’y a, dans ces notions avec lesquelles Michelet papillonne, rien de profond, de laborieusement acquis, de pénétré et de solide. Or, si déjà, dans les choses qu’il sait (comme l’histoire), Michelet n’est pas un esprit sûr à qui l’on puisse se fier, par le fait même de la tournure de son talent hardi, léger, prévenu, fantaisiste enfin, nous demandons ce qu’il doit être quand il ne sait pas.
En histoire naturelle, Michelet est un savant de jeune fille, et il devient tellement sentimental, même dans son livre de la Mer, qu’il ne sera peut-être pas fâché de l’expression. Savant de jeune fille ! compilateur à la vapeur ! Trublet leste, jamais ennuyeux comme le bêta dont se moquait Voltaire, mais comique plutôt ; car il a l’impayable émotion de cette science acquise hier et si contente d’être aujourd’hui, qui, comme l’Ève de Milton, mais plus drôle qu’elle, se régale des premières ivresses de la vie !
VII §
Le livre de Michelet, qu’il appelle la Mer, avec une simplicité trop grandiose, n’est pas du tout l’élément mystérieux et indomptable, le sublime lieu commun des poètes, dont lord Byron, dans les vers les plus beaux peut-être qui aient jamais été écrits, a montré l’originalité immortelle. Lord Byron n’est qu’un grand poète ; lui, Michelet, est un esprit poétique par-dessus un historien. Son livre pourrait faire le pendant et la Suite de ces fameux livres oubliés maintenant, qu’on intitulait autrefois : la Mer libre, la Mer fermée, Mare liberum, Mare clausum. Il devrait s’appeler la Mer civilisée, car c’est particulièrement de cette mer-là qu’il s’y agit.
Pour l’acquit de sa conscience et de son titre, Michelet n’a pu se dispenser de nous donner une tempête de sa façon, la tempête de rigueur, qui, par parenthèse, n’est pas, au point de vue du talent, ce que j’aime le mieux dans son livre. Je la crois très vraie, très observée sur le vif, réelle enfin, mais la manière de l’auteur y est inférieure, enfantine et lakiste. Il y tombe jusqu’aux onomatopées, pour y peindre ou y faire entendre ce qu’il veut exprimer.
Procédé vulgaire, quand il n’est pas grossier ! Mais à cela près de cette tempête, hommage rendu au sujet et coup de rhétorique dont l’ancien professeur n’a pas voulu se priver, Michelet n’est plus partout dans son livre qu’utilitaire, progressif, homme des travaux publics, appliquant la philanthropie et les congrès de paix aux baleines, parlant, parlant, parlant télégraphie sous-marine, lois des tempêtes, phares, bains de mer (bains de mer pour les femmes ! toujours la femme et l’amour !) et poisson ! le poisson étant, comme je l’ai dit, la plus grande préoccupation du naturaliste, qui tient bon encore dans Michelet au milieu de toutes les idées modernes de l’homme d’application qui l’envahissent et le ravissent ; car Michelet est ravi. Il nous fait toujours l’effet d’un enfant qui écoute un beau conte, — un de ces contes merveilleux auxquels le privilège de l’enfance est de croire, et son inconvénient… de vouloir nous le répéter !
Et, de vérité, Michelet ne fait pas autre chose. C’est un enfant qui va dessus la foi d’autrui. Il répète deux ou trois vues systématiques, empruntées à des livres plus ou moins célèbres. Il joue à l’écho avec cela, et c’est lui qui fait l’écho. Un écho heureux ! L’autre ne l’était pas ! Ainsi, il a lu Maury ces vacances, Maury, c’est son Baruch pour l’heure. Il ne le critique pas. Comment le pourrait-il ? Il l’admire et il le répète, fière besogne que nous pourrions tout aussi bien faire sans lui ! car en nous le répétant, il nous le raccourcit et il nous l’intercepte. Or, si les idées de Maury ont une valeur quelconque, elles ne l’ont qu’en vertu de certains faits et de certains raisonnements que je voudrais connaître, et je lirai bien Maury sans Michelet, qui n’y ajoute point et qui ne le juge pas ; qui s’en tient aux résultats et aux nouvelles. C’est toujours Vadius chez les belles dames :
Nous l’avons, en dormant, madame, échappé belle !
mais moins effrayant. Au contraire ! « Savez-vous, mesdemoiselles, qu’on va supprimer les tempêtes ? On fera en yacht le tour du monde. »
Supprimer la tempête, comme on doit supprimer la guerre, la misère, les passions, l’injustice, l’imprévu, le fatal, le providentiel ! Mon Dieu ! oui, et dites après cela que l’homme qui va supprimer la tempête n’est pas très au-dessus du Dieu qui simplement l’a faite !…
Il est vrai que Michelet ne reconnaît pas cette vieillerie de Dieu, qu’il a supprimée dans son livre un peu plus aisément que la science ne supprimera la tempête, et que c’est même là le seul point — le dédain de Dieu et la possibilité de s’en passer très bien — qui reste fixe sous les pirouettes de cet esprit toton qui nous a montré tant de faces et qui doit nous en présenter bien d’autres avant qu’il cesse de tourner ! Dieu créateur, qui a tiré le monde du néant, est une antique notion que Michelet a depuis longtemps rejetée aussi bien de ses livres d’histoire que de ses livres d’histoire naturelle.
Dans l’histoire, parlant aux hommes, qui peuvent tout lire, il est athée hardi et sonore, comme il le fut, par exemple, dans son Histoire de la Révolution, quand il se rangea, contre le Dieu du trop religieux Robespierre, du côté de la Nature de Chaumette, Marat et Danton. Mais en histoire naturelle, et parlant aux femmes, auxquelles, éducateur tourtereau, il égruge le grain scientifique que, sans lui, elles ne seraient pas capables d’avaler, c’est plus scabreux. Il n’ose pas risquer la négation brutale et directe, mais il a des détours charmants pour ne pas s’accrocher à l’inévitable idée qui l’attend au tournant de chaque chose pour l’enfiler. Il a des façons diplomatiques et discrètes de s’exprimer qui ne semblent rien, et qui sont tout ; car elles n’éconduisent pas seulement Dieu, elles le font oublier.
Au lieu de cette grosse explication qu’on a appelée longtemps la Nature, et dont Joseph de Maistre, notre Voltaire, à nous autres chrétiens, s’est moqué avec une gaieté si peu piémontaise, Michelet a parlé « d’animaux se faisant eux-mêmes et se faisant par pièces et morceaux »
, ce qui serait plus fin, à la vérité, si Michelet, en toute matière, ne pressait pas toujours le ressort jusqu’à ce que le grotesque jaillisse. Or, voici un échantillon de celui qu’il a obtenu :
« … Dès l’origine, àtâtons, — dit-il, — la vie, en cherchant la force, semblait confusément rêver la future création d’un axe central qui serait l’être un et remplacerait le mouvement. Les rayonnés, les mollusques en eurent des pressentiments, en ébauchèrent quelques essais… Mais ils étaient trop distraits par le problème accablant de la défense extérieure. En ce genre, ils firent des chefs-d’œuvre ; boule épineuse de l’oursin, conque tout à la fois ouverte et fermée de l’haliotide, enfin l’armure du crustacé à pièces articulées, perfection de la défense et terriblement offensive… Ce n’était pas tout, pourtant, — continue Michelet. — Qu’il vienne un être de libre audace qui méprise tous ces gens comme infirmes ou tardigrades, qui considère l’enveloppe comme chose subordonnée et concentre la force en soi »
; et ce malin-là, ce sera le poisson !! « Le crustacé s’entourait d’un squelette extérieur, — reprend Michelet, — le poisson se le fait au centre, sur l’axe où les nerfs, les muscles, tout organe viendra s’attacher. »
Fantasque invention au rebours du bon sens, mais qui constitue le poisson, l’animal supérieur, la merveille ! « Le crustacé dut bien en rire, — ajoute encore Michelet, — et c’était pourtant une révolution comme celle que fit Gustave-Adolphe, quand il préféra le justaucorps de buffle au corselet d’acier ! »
Gustave Adolphe ! Le poisson qui s’arrange son arête ! Le crustacé, un retardataire qui ne croit pas au progrès et qui rit !… Certes ! je ne pense pas qu’on puisse être plus maladroit dans l’impiété, et qu’on se trahisse soi-même et sa perverse intention par plus de pitoyable bouffonnerie que ne l’a fait Michelet dans cette exhérédation de Dieu en faveur des bêtes, devenues elles-mêmes leurs créateurs !
VIII §
Ainsi, il était parti pour être habile. Il racontait les animaux se faisant, et il devait les raconter sans forcer le trait, panthéiste, naturaliste, matérialiste, je ne sais quoi de confus mais d’adouci, de peu ambitieux, d’homme à son affaire, qui était de décrire, et d’amuser les petites filles sans qu’elles vissent un Dieu dans tout cela. Mais qui peut répondre de cette tête que l’imagination a si vite enivrée ? Le trait a bientôt pesé, la couleur s’est foncée, et toute intelligence, même celle de son propre dessein, a disparu ! Le désastre a été complet, et c’est tout Michelet que cette conduite, c’est tout Michelet, qui n’est jamais satisfait que quand il a faussé son talent, abusé outrageusement de son idée, tout tué sous lui de ce qui l’aurait fait vivre et durer, et gâté jusqu’au mal qu’il veut faire.
Je ne sais rien de plus triste que cela dans la littérature contemporaine. Assurément, personne ne conteste que Michelet ne soit un des plus brillants et des plus séduisants écrivains qu’ait produits le xixe siècle. Ce livre même de la Mer, quoiqu’il soit de tendance impie, semé d’erreurs et d’ignorances, assoté par une préoccupation de démocratie déplacée que l’auteur transporte de l’histoire politique à l’histoire naturelle, et qui le fait être du côté du fretin contre le gros poisson, si vous exceptez les baleines pour lesquelles il a un sentiment ; ce livre de la Mer est plein de choses puissantes et charmantes. Mettez pour les puissantes, en particulier, tout ce qui tient à l’histoire des grands navigateurs : Colomb, Magellan, etc., et qui est enlevé avec une supériorité décidée ; et pour les charmantes, mettez le chapitre sur le corail, que l’auteur appelle, comme en Orient, la Fleur du sang, et le chapitre sur la perle, qui, tous les deux, sont aussi beaux à mes yeux que des vers de Henri Heine et de Goethe.
Et cependant, malgré tout cela, ce livre de la Mer n’élèvera pas Michelet d’un degré de plus dans la considération publique. Il continuera d’être ce qu’il a toujours été, — un talent d’imagination qui se surexcite jusqu’à la folie, et non pas jusqu’à celle qui épouvante. Michelet produit un effet moins sombre sur le public. Reconnu presque comme un artiste de génie, dans un pays où le talent, à tort ou à raison, rend imposants ceux qui prêtent le plus au sourire, Michelet a, surtout en ces derniers temps, fidèlement porté à sa boutonnière une fleur de gaieté qu’y plaçaient les autres et qui fleurissait d’un peu de ridicule son talent. Eh bien, cette rose-là, il la portera encore après la publication de son livre ! Elle n’est pas tombée dans la mer.
L’abbé Maynard §
Saint Vincent de Paul.
À propos d’histoire et de biographie, nous nous plaignions, il y a quelque temps, que personne, parmi nos contemporains, n’eût songé à écrire la vie de saint Vincent de Paul. La beauté désespérante d’une telle histoire faisait peut-être hésiter ou trembler les mains capables de récrire. Toujours est-il qu’on avait l’air de ne pas oser… On vivait, non sur les vieilles histoires, mais à côté des vieilles histoires (car on ne les lisait guères) d’Abelly et de Collet, ces modestes garde-notes historiques qui n’eurent jamais, du reste, la prétention de s’élever à ce que nous autres modernes appelons de l’histoire, nous dont le seul mérite devant la postérité sera d’en avoir élargi la notion. Les histoires d’Abelly et de Collet étaient matières de clerc à clerc plus qu’œuvres vraiment historiques et littéraires.
Çà et là, il est vrai, saint Vincent de Paul avait eu parmi les écrivains religieux, plus ou moins touchés de ses vertus, les panégyristes de l’admiration et de l’amour. Mais d’histoire dans sa tenue correcte, dans son renseignement critique et profond, il n’y en avait pas. Et ce n’était pas pour le saint qui est au ciel et qui a laissé sur la terre des œuvres vivantes, lesquelles disent mieux ce qu’il fut qu’aucune plume d’homme ou de génie, ce n’était pas pour le saint qu’il fallait regretter cette lacune. C’était pour nous. Les saints se passent très bien de la gloire du monde. Ils ont mieux qu’elle. Mais, puisqu’il faut se rabattre à la critique littéraire, disons que c’était presque une honte pour la littérature française que d’avoir de si magnifiques récits à mettre en œuvre sans une main qui fût attirée par ces magnificences et qui les plaçât dans la lumière, par amour seul de leur beauté.
Eh bien, grâce à Dieu ! cette honte est finie, et la lacune que nous déplorions n’existe plus. L’abbé Maynard vient de publier sur saint Vincent de Paul un immense travail, qui n’est pas seulement de l’hagiographie, mais de l’histoire, de l’histoire comme il en faut aux esprits de cette génération, qui ne comprend plus rien aux œuvres naïves, et dont on doit plier l’orgueil incrédule et chicanier sous la science, la critique et les faits. Il pouvait être naïf, cet abbé Maynard, je le crois. Il a la foi. Il a une imagination aux grâces un peu pâles, mais touchantes. Il a l’amour de l’humilité, qui n’est pas la naïveté de la vertu, mais qui en est la simplicité, achetée souvent bien cher. Il a enfin dans la pensée tous les parfums d’aubépine blanche des puretés chrétiennes, mais il s’est abstenu de ce charme, qui eût été perdu, d’une histoire naïve, et il s’est fait profondément et savamment historien.
Renoncement réfléchi, volonté de n’être que sévère dans un sujet où le cœur se fond d’admiration et d’attendrissement. En ce sens-là, il a été courageusement prêtre. Il a imposé silence à ses instincts, à ses facultés, et jusqu’aux tendresses de son âme. Il dit dans son cœur à l’époque actuelle : « Je te parlerai ton langage, mais pour t’apprendre à respecter ce que tu dédaignerais de connaître si je te parlais seulement le mien. » Et, en effet, le monde, auquel on est obligé de s’adresser quand on est écrivain, aurait laissé dans l’ombre une œuvre qui n’eût été qu’hagiographique sur Vincent de Paul.
L’hagiographie, cette peinture byzantine littéraire, avec son inspiration macérée, avec ses nimbes mystérieux et rayonnants, ne touche guères que les cœurs qui les voient, ces nimbes, sans qu’on ait besoin de les leur montrer, et c’est pourquoi l’abbé Maynard a mieux aimé faire de l’histoire, — de la vaste et forte peinture d’histoire, — avec tout le ragoût de critique et de renseignement qu’une civilisation très avancée et très difficile exige maintenant de l’historien. Par là, il s’est donné vis-à-vis du public, auquel il veut avoir affaire, ce qui constitue aux yeux de ce public la suprême autorité. L’abbé Maynard n’a pas, certes ! oublié dans son livre qu’il avait l’honneur d’être prêtre. Au contraire ! Seulement, si le caractère sacerdotal, qui est pour nous le grand caractère de son livre, n’était pas tenu pour ce qu’il est par les têtes de linottes littéraires, elles seraient pourtant bien obligées, les charmantes cervelles ! de respecter l’historien.
II §
Et je me permets d’insister sur cette mâle conduite, sur l’excellence d’une méthode qui a peut-être beaucoup coûté à l’enthousiasme du nouvel historien de saint Vincent de Paul, mais dont il ne s’est jamais départi dans les quatre immenses volumes qu’il a publiés. J’avais lu quelquefois l’abbé Maynard, et il me faisait l’effet (je lui en demande bien pardon !) d’un Pontmartin ecclésiastique, plus fort que Pontmartin, sinon dans la forme, au moins dans le fond, parce que, à force égale de talent ou d’esprit, l’homme qui a mis son front dans un livre de théologie vaudra toujours mieux qu’un littérateur, fût-ce un littérateur tout à fait, et non pas, comme Pontmartin, un littérateur de salon.
Je ne m’attendais donc pas, quand j’ouvrais cette Vie de saint Vincent de Paul, par l’abbé Maynard, à beaucoup plus qu’à des choses infiniment touchantes et touchées délicatement par un homme d’un talent borné par le goût, cette barrière élégante ! Je n’aurais jamais cru d’avance à cette virilité et à cette hauteur d’appréciation, à cette profondeur de judiciaire, à ce calme dans les plus vifs sentiments contenus, de la part d’un écrivain qui, jusque-là, avait montré du talent littéraire, mais sans rien de tranché et de péremptoire comme l’est la supériorité.
Je puis bien le dire maintenant à l’abbé Maynard, puisque la supériorité lui est venue : je ne le croyais pas capable du beau livre qu’il vient de nous donner. Comment cette supériorité lui a-t-elle poussé tout à coup ? Intéressante et trop mystérieuse question littéraire ! Y a-t-il, pour la tête humaine comme pour certains fruits, un coup de soleil après lequel elle a, comme les fruits, son point juste de saveur, de parfum et de maturité ? Et pourquoi, puisqu’il s’agit ici d’un homme assez saint pour faire des miracles, saint Vincent de Paul, avec qui l’abbé Maynard a vécu intimement des années dans la contemplation de sa pensée et de sa vie, n’aurait-il pas été ce miraculeux coup de soleil ?
Il est bien évident, en effet, qu’il y a dans cette contemplation puissante des mérites inouïs de Vincent de Paul, de quoi assainir l’esprit d’un homme et l’élever aussi haut que, sa nature une fois donnée, cet esprit peut jamais monter. Il est évident, pour qui veut bien y regarder, qu’on ne pourrait pas étudier longtemps impunément une créature de cet ordre, et que, ne fût-on qu’un écrivain, on emporterait sous sa plume même quelque chose de la sagesse et de la simplicité de cet admirable saint dont on se consacre à écrire l’histoire. Pour moi, j’incline infiniment à le penser, c’est ce qui a dû arriver à l’abbé Maynard.
En touchant à ce sujet de saint Vincent de Paul, il s’est transformé de manière et de ton, et ce sublime sujet l’a enfanté à la vie du talent, et du talent le plus réel, le plus droit, le plus allant au cœur des choses. Rhétorique, sentimentalités, mièvreries littéraires, il a laissé tout cela dans une histoire où les philosophes ont pourtant la bonté d’autoriser l’émotion en faveur du fondateur des Filles de la Charité et des Enfants trouvés ; — comme ils disent : un saint populaire. Et il a enfin été digne de parler de cet homme qu’on enterre un peu trop dans sa grande âme, mais qui était aussi, il faut bien qu’on le sache ! un homme de génie dans le sens que les hommes respectent le plus.
Or, voilà ce qui est montré avec une autorité, un détail, une vérité plénière, dans cette vie nouvelle de saint Vincent de Paul que, pour cette raison, j’ose appeler la première histoire qu’il ait eue. Le génie de Vincent de Paul faisant équation avec ses vertus ! C’est la première fois qu’on nous ait donné l’impression profonde, la notion claire, la mesure exacte de ce génie qu’on dédoublait et qu’on croyait déshonorer peut-être en l’appelant le génie du cœur, mais que voici aussi lumineusement prouvé que celui des génies de tête les plus incontestables, grâce au livre de l’abbé Maynard. Allez ! une telle preuve faite, sans que le grave et sincère historien qui l’a faite ait, une minute, joué aux enfantillages de la thèse ou du paradoxe, n’est pas indifférente à l’histoire et à l’édification de ce monde.
Le monde est fort lâche et fort sot. Depuis qu’il existe, il a toujours préféré à tout les facultés altières de l’esprit, les brutalités de sa force et la profondeur de ses perfidies… Mais lui démontrer, à propos de ce merveilleux et pauvre prêtre, — saint Vincent de Paul, — que Renan, ce rude connaisseur, ne trouvait ni imposant ni poétique, et dont il faisait tout au plus un saint bonhomme ; lui démontrer que ce saint bonhomme pouvait avoir dans la tête, à la même place précisément que Richelieu ou Napoléon, un génie égal ou supérieur au génie des plus fiers, des plus impérieux, ou même des plus mauvais qui aient mené un jour les hommes et dompté les choses, ne vous y trompez pas ! c’est non seulement relever l’adorable saint méconnu, ce qui est une justice, mais c’est encore relever la Sainteté elle-même, ce qui est une leçon !
III §
Et de fait, c’est un grand homme d’État que saint Vincent de Paul, et même un des plus grands, si ce n’est le plus grand qui ait jamais existé ! Je n’ai pas peur de la réalité et je ne force pas le mot qui l’exprime. Pour nous chrétiens, saint Vincent de Paul est bien autre chose qu’un homme d’État, puisque le Saint-Esprit avait pris son cœur pour tabernacle ; mais il ne s’agit pas du Saint-Esprit pour les gens d’esprit qui endoctrinent présentement le monde. Pour eux, Vincent de Paul doit être un homme d’État, et s’ils veulent bien y prendre garde, il doit l’être dans l’acception la plus politique de ce mot.
Je citais plus haut Napoléon, le grand organisateur moderne, Napoléon, qui a même inventé jusqu’à ce mot d’organiser, lequel disait bien une de ses actions les plus grandes et une de ses préoccupations les plus continuelles. Eh bien, Napoléon n’a pas plus organisé à sa manière que Vincent de Paul à la sienne ! Je citais Richelieu : mais le cardinal de Richelieu, cet homme d’ordre et d’unité, avec ses quatre à cinq coups de hache éblouissants qui brillent dans l’histoire, n’a jamais créé autour de lui des unités de volonté et d’obéissance aussi vastes, aussi cohérentes et aussi profondes, que cet humble et bon Vincent de Paul, qui n’a jamais frappé personne ! Ni Napoléon, ni Richelieu n’ont gouverné leur royaume, l’un avec son épée et l’autre avec cette robe rouge dont il couvrait tout ce qu’il avait fauché, comme Vincent de Paul a gouverné le sien d’à genoux ; car ceci n’est point une image : on peut le dire, c’est d’à genoux qu’il a gouverné !
Or, son royaume à lui, ce n’était pas la France ou une partie de l’Europe coupée au fil du glaive, mais c’était le monde tout entier conquis, embrassé, dévoré par cette « toute petite compagnie » de Saint-Lazare, comme il l’appelait, et qui, fondée par lui, renouvela le miracle des apôtres. C’étaient les missions établies par toute la terre, les missions d’Europe, de France, d’Italie, des Îles Hébrides, d’Écosse, d’Irlande, de Pologne, d’Autriche, de Prusse, d’Espagne, de Portugal, de Madagascar, de Bourbon, de l’Île-de-France, d’Amérique, des Échelles du Levant, de l’Empire Turc, de la Perse, de Babylone, de la Chine ; et ce n’était pas tout encore : c’étaient les royaumes de toutes les misères, de tous les crimes, de toutes les hontes, c’était le grand Hôtel-Dieu de Paris, c’étaient les hôpitaux des provinces, l’œuvre des forçats, des mendiants, des fous, enfin les Filles de Charité et les Enfants trouvés, qui sont restés aux yeux des hommes les deux plus belles institutions de cet incroyable gouvernement de l’amour ! L’abbé Maynard nous a raconté chacune de ces missions et de ces œuvres, et vous pouvez voir dans son livre si Vincent de Paul n’emplissait pas tout, n’éclairait et ne réchauffait pas tout de son âme, de sa vigilance et de son coup d’œil. Cette omniprésence du saint à toutes ses œuvres, le soin infatigable qu’il y donnait, les lettres, instrumenta regni, par lesquelles il les gouvernait des distances les plus éloignées, toutes ces fortes qualités, incessamment appliquées, de direction, d’influence et d’irrésistible commandement, frappent plus encore que sa charité, et tout cela est d’une telle proportion en saint Vincent de Paul, qu’il est impossible de bien comprendre son action souveraine sur tout ce monde immense dont il ne cessa d’être, jusqu’à la mort, le père de famille et la providence, sans l’aide personnelle, directe et surnaturelle de Dieu ! Ôtez par hypothèse cette aide surnaturelle, mais évidente, d’un Dieu qui versait en son serviteur ce qui abrège tout en faisant voir tout, Vincent certainement ne suffira plus aux choses prodigieuses qu’il a accomplies, et ces choses, trop grandes ou trop nombreuses, déborderont de toutes parts, sans pouvoir y tenir, la coupe profonde des quatre-vingts ans qu’il vécut !
Tel il fut cependant, et tel il fut surtout, cet homme bon et tendre qui s’en allait par les rues la nuit, ramassant les enfants abandonnés et les apportant sous son manteau aux mères qu’il leur avait données ! Le cœur qui palpitait en lui ne lui ôtait pas la fermeté de son génie, de ce génie que Richelieu sentit, à travers les vertus qu’il n’avait pas, frère du sien. L’abbé Maynard, qui n’oublie rien pour mettre en saillie son pieux héros, n’a pas oublié cette circonstance. Richelieu, en effet, rechercha toujours saint Vincent de Paul. Malgré une politique que n’approuvait pas Vincent, et que son historien juge avec la même rigueur que lui, Richelieu — par cela seul qu’il était Richelieu — connaissait l’importance morale et politique de ce clergé dont il faisait partie. Il avait l’œil sur les prêtres du temps.
Il savait mieux que qui que ce fût ce qu’un homme comme Vincent pouvait pour la gloire et la vertu d’un sacerdoce qui avait besoin d’être relevé dans la doctrine et dans les mœurs. En dehors des questions religieuses, il savait aussi ce qu’il y avait de prudence, même à sa manière, à lui, Richelieu, dans cet esprit éclairé d’en haut, dans ce bon sens net, absolu, perçant, qui méprisait les disputes et allait à l’action par la voie la plus courte, parce qu’elle était la plus droite. Certes ! pour ceux qui ont besoin de l’estime humaine et de l’admiration des connaisseurs, voilà qui jette la glorieuse et terrestre splendeur sur l’humble front du saint bonhomme ! L’admiration de Richelieu ! Voilà qui compense un peu, n’est-il pas vrai ? les mépris de Renan !
IV §
Du reste, une fois l’homme d’État dégagé et mis dans sa lumière, une fois la tête humaine, que les philosophes respectent, reconnue toute-puissante dans le divin prêtre, l’historien actuel de saint Vincent de Paul n’a pas, lui, pour le saint bonhomme, le dédain insolemment attendri des mandarins philosophiques et des Trissotins d’Académie, et il n’oublie pas cet autre côté de la physionomie de saint Vincent qu’on a trop voulu regarder seul. L’abbé Maynard n’a pas manqué de nous rappeler mille traits charmants de saint Vincent, de ce pauvre paysan des Landes, qui avait été berger dans son enfance, et que tout semblait avoir prédestiné à l’humilité la plus complète qu’on ait vue jamais parmi les hommes.
Un prêtre ne peut pas se tromper sur la valeur, la beauté et le charme de l’humilité, et l’abbé Maynard n’a reculé devant aucun détail de ce sublime à la renverse du sublime humain. Il a cité beaucoup de lettres et une grande quantité de discours de saint Vincent à la compagnie de Saint-Lazare ou à ses missionnaires, dans cette éloquence sans modèle dont Bossuet surpris admirait la familiarité spirituelle, et que saint François de Sales lui-même n’avait pas. Langue sans nom d’humilité volontaire, que Vincent, ce grand artiste en abaissements, s’était faite, et dont il nous a donné toute la rhétorique dans un seul précepte ravissant : « Entre deux expressions, — disait-il, — retenez toujours la plus brillante pour en faire un sacrifice à Dieu dans le fond de votre cœur, et n’employez que celle-là qui, moins belle, ne plaît pas tant, mais édifie. »
L’humilité est, je crois, en effet, le caractère de sainteté de Vincent de Paul encore plus que l’amour ; personne, même parmi les saints, n’a eu cette soif de bassesse ; personne n’a dit comme cet homme : « Donnez-moi encore ce verre de mépris ! » Saint Vincent de Paul est le saint qui a baisé avec le plus ardent respect les haillons, splendides pour lui, de la misère, et mis plus bas une tête illuminée de pensées angéliques, de prévoyances, de génie et de plans célestes, aux pieds des pauvres, qui, le croira-t-on ? l’ont souvent durement repoussée, cette tête qui ne pensait qu’à eux ! La grande sainte Thérèse elle-même, la carmélite brûlante, la fondatrice de tant de couvents, a autant d’amour que Vincent, mais n’a pas son humilité. Elle n’a pas cette douce furie d’humilité contenue et inassouvie qu’avait Vincent, et qui, même à l’heure où les nimbes allument leur or autour de la tête de nos saints, semble avoir éteint le sien jusque dans le ciel !
Écueil de l’histoire de saint Vincent de Paul que cette humilité, pour qui ne saurait pas combien cette goutte d’eau du diamant catholique est belle. Heureusement, ce n’était pas le cas pour son historien. Je l’ai déjà dit, l’influence de saint Vincent de Paul a créé le talent actuel de l’abbé Maynard. Elle l’a fait fort où un autre que lui n’aurait été que tendre, doctrinal, doctrinal surtout, où l’on pouvait craindre qu’il fut sentimental ou trop humainement pathétique, prêtre enfin, et non pas littéraire ! Mais ce n’était pas assez : l’influence de saint Vincent de Paul a transpercé jusqu’aux détails du livre que l’abbé Maynard a consacré à sa mémoire. C’est un livre d’autant plus beau qu’il est un livre le moins possible… L’auteur moins sincère, moins la proie des choses ineffables qu’il raconte, l’eût probablement mieux composé et plus habilement construit. Il en eût arrêté l’architecture.
C’est un récit libre et ondulant, qui s’avance et se replie du xviie siècle jusqu’à nos jours et de nos jours au xviie siècle, quittant la vie du fondateur pour suivre la destinée des grandes œuvres qu’il a fondées. On dirait qu’il n’y a pas de cadre à cette histoire, qui emporte le sien avec elle. Le fait y est tout, comme il était tout, du reste, pour saint Vincent de Paul, mais c’est le fait compris, interprété et décrit dans l’esprit le plus sain et la plus docte orthodoxie ! Si l’on osait parler d’originalité à propos d’un livre qui est bien plus une action sacerdotale qu’autre chose, on dirait que, parmi tous les livres, histoires et biographies dont nous sommes recrus sur le xviie siècle, celui-ci a changé tout ce qu’on connaît, en éclairant l’histoire de la divine lumière qui sort de saint Vincent de Paul.
L’historien fait tourner tout le siècle dans cette lumière sacrée, — espèce de jour nouveau qui ne l’avait jamais pénétré. Les anecdotiers de l’histoire — qui passeraient bien un médaillon, ou même un grand portrait de saint Vincent de Paul, mais pas plus que cela, les honnêtes gens ! — ont repris, dans un journal fameux, l’abbé Maynard d’avoir parlé, dans un livre sur le doux Vincent de Paul, de Jansénius et de ses erreurs avec une rigueur méritée. D’autres viendront peut-être encore qui lui reprocheront d’avoir fait perler la goutte de sainte lumière qu’il y jette sur la politique de Richelieu et de Mazarin. Étendre par terre la vieille soutane de Vincent de Paul, qu’on trouve assez touchante, et dire à l’abbé Maynard : « Voilà votre cercle de Popilius ; plantez-vous là, mais ne sortez pas de ce bout de soutane ! », tel est le conseil du sophiste caché sous la petite leçon du littérateur… Mais que l’abbé Maynard se tienne bien tranquille et n’écoute pas ces pointus dont nous ne voyons que trop la pointe, malgré leurs précautions pour la cacher. On ne tue pas l’esprit d’un livre comme le sien, le robuste esprit d’un livre de prêtre, avec une piqûre de rhéteur.
Victor Cousin §
Introduction à l’Histoire de la Philosophie.
Victor Cousin a édité une fois de plus, sous le titre d’Introduction à l’histoire de la philosophie, son cours de 1828. Pour notre compte, nous attendions avec impatience cette occasion de parler du chef de l’école éclectique, — mort depuis longtemps comme expression d’idées, après s’être tiré dans la tête ce coup de pistolet d’enfant, chargé à bonbons, qu’on appelle l’Histoire de madame de Longueville. Jusqu’ici nous n’avions à juger que les écoliers de l’École, les Saisset et les Simon, les minces qui bégaient et zézaient, comme ils peuvent, dans le silence du maître, la philosophie qu’il a parlée, lui, avec cette grande voix de Fontanarose dont nos oreilles sourient encore… Eh bien, c’est cette voix qu’il nous fait entendre à nouveau, en réimprimant ses anciennes œuvres !
Infatigable préfacier, il s’était vanté un jour, en une de ces nombreuses préfaces dans lesquelles il promettait toujours de faire quelque chose, de revenir à la philosophie, et, de fait, voici qu’il y revient ; mais, comme vous le voyez, ce n’est pas pour nous exprimer des idées nouvelles. Il ne le pourrait pas ; il est épuisé. Les amours historiques dont il a trop, selon nous, enguirlandé sa vieillesse, nous l’ont rendu absolument incapable de toute autre chose que de rabâcher des éditions !
Celle qu’il nous donne ici, du reste, est la plus intéressante de toutes celles qu’il peut nous donner. Il faut être juste, ce Cours de 1828, qui fit tant de bruit, comme la montagne à la souris, est le plus retentissant moment de la vie de Cousin, de cet homme sonore dont la plus grande qualité dans le talent fut de donner du son à des idées qui, par elles-mêmes, n’en avaient pas… Telle est sa grande qualité, en effet. Parti de la philosophie, écossaise, cette pauvre doctrine aphone du sens commun, pour arriver plus tard aux raucités et aux embrouillements de ventriloques de gens comme Kant et Hegel, qu’on n’entendait guères alors que dans leur patrie, Cousin mit toujours une expression, peu sincère, mais éclatante, au service de divers systèmes qu’après tout il vulgarisa.
Je ne veux pas diminuer le mérite de Cousin. J’en veux seulement prendre la mesure. Il était né, je crois, pour être un excellent vulgarisateur. Il avait les facultés nécessaires à cette besogne ; il avait le degré qu’il faut de sagacité, d’érudition, d’enthousiasme et même de duperie, pour aller chercher des idées dans des livres profonds et obscurs comme des puits, où elles se tiennent peut-être pour se faire croire la Vérité, et pour les verser dans les esprits qui les ignorent, après les avoir fait passer par cette langue française, qui est la langue universelle de la clarté, comme par un crible lumineux !
Malheureusement, Cousin ne suivit pas cette vocation de vulgarisateur qui était la sienne, et qu’il a mal remplie ; car il a souvent faussé ce qu’il a vulgarisé, par la faute d’une intelligence ambitieuse qui voulut avoir ses idées et ses systèmes à elle, et qui fut toujours radicalement impuissante à en produire qu’on dût respecter.
C’est là, en effet, ce qui a perdu Cousin, — et je dis perdu, malgré une position qu’il prend probablement pour de la gloire : — l’ambition de créer à son tour en philosophie ! Toujours il l’a eue, cette ambition infortunée, mais toujours aussi (il ne nous le dira pas, mais qu’importe !) il a eu le sentiment très net que c’était pour lui impossible. Destiné à l’enseignement de la philosophie, vivant dès sa jeunesse dans l’accointance des philosophes et dans la préoccupation de leurs études et de leurs influences, il crut, parce qu’il entendait et sentait vivement leurs écrits, que lui aussi aurait le pouvoir d’éjaculer, comme eux, quelque système avec lequel la pensée humaine aurait à se colleter plus tard ; mais, pendant toute sa vie, il put apprendre à ses dépens que la faculté de jouer plus ou moins habilement avec des idées qui ne vous appartiennent pas n’est pas du tout la vraie fécondité philosophique, qui n’a, elle, que deux manières de produire : — par sa propre force, si l’on appartient à la grande race androgyne des génies originaux, — ou en s’accouplant à des systèmes qui ont assez de vie pour en donner à la pensée qui n’en a pas, si l’on n’appartient pas à cette robuste race des génies originaux et solitaires.
Certainement, l’intelligence très vive de Cousin, qui a des promptitudes de moineau, s’est accouplée à beaucoup d’idées et de systèmes, mais elle n’en est pas moins restée stérile. Philosophiquement, elle est bréhaigne. L’éclectisme, cette combinaison qui vivra dans l’histoire des vacuités humaines, l’éclectisme n’est pas un enfant vrai. C’est un enfant dérobé… et adopté pour les besoins de l’impuissance aux abois !
Ainsi, impuissance, infécondité, voilà, pour une critique qui dédaigne les apparences et les mots d’ordre, ce qui frappe d’abord dans Cousin, le chef d’école et le philosophe, et ce qui sape, du premier coup, la prétention la plus étalée et la plus fastueuse de sa vie ! Assurément, nous sommes trop poli pour donner à Cousin, un professeur d’une telle célébrité, l’épithète que l’Histoire, qui n’est pas toujours très honnête, donne sans cérémonie à ce pauvre diable de Narsès, qui n’en était pas moins un général de talent ; mais, avec ou sans cette épithète, Cousin nous a toujours franchement produit l’effet d’un vrai Narsès… philosophique ! Il a du talent cependant, nous le voulons bien, comme l’autre infortuné en avait aussi ; mais ce n’est pas le talent qui fait… des systèmes ! et on est tenu à en faire, en philosophie. Son éclectisme, il l’a ramassé dans Leibnitz.
Ne nous laissons point abuser par ce qu’il peut avoir d’un virtuose. Le talent de Cousin est suprêmement et exclusivement un talent d’orateur, de phraseur, de flûteur, de musicien, de pousseur de son sur des sujets philosophiques, et, toute sa vie, c’est avec cela qu’il a fait illusion sur le talent de philosophe qui lui manquait, et dont l’absence a dû parfois humilier cruellement son amour-propre et sa pensée… Allez ! lui, si fort sur les faits de conscience, a dû inévitablement avoir conscience de celui-là ! Personne, il est vrai, et pendant plus longtemps, n’a dépensé, pour cacher le malheur de son infirmité intellectuelle, plus d’activité, d’ardeur, de ressources, d’ut de poitrine, de grands bras et de longs discours !
Là est l’explication de tous ses travaux, qui sont énormes, il faut bien l’avouer. Là fut le secret de tant de traductions, d’éditions, d’annotations, d’interprétations, de sommaires, de commentaires, où il s’est si effroyablement tortillé, et de ce détail d’érudition sous lequel il a plongé le vide de sa tête, érudition pointilleuse, acharnée, enragée, presque physique ; car le dos des livres a fini par lui être cher et il a passé bibliophile pour le compte de la philosophie, ne pouvant, hélas ! être plus. Telle est la raison enfin de cette étonnante substitution, pendant un enseignement qui a duré quarante ans, de l’histoire de la philosophie à la philosophie elle-même, et de ce retour de bonhomme fatigué à cette petite maison écossaise du sens commun dont nous étions partis pour faire de si longues caravanes. Retour, du reste, qui est la fin, l’aplatissement et la punition méritée de ce colossal… blagueur en philosophie, ainsi qu’un jour il n’a pas craint lui-même de s’appeler, — quand nous, très certain de la chose, nous aurions, sur le mot, peut-être hésité !
II §
C’est à Ferrari que Cousin, en effet, adressa en 1842 ce mot si gaiement universitaire : « Mon cher Ferrari, — lui dit-il, avec cet ineffable abandon que les grands comédiens ont dans les coulisses, — vous avez fait de la blague à Strasbourg, comme moi j’en ai fait, en 1828, à Paris. »
Et Ferrari, qui, s’il en a fait, n’en fait plus, rapporte, sans se gêner, ma foi ! l’incroyable aveu de son ancien maître, à la page 75 de ses amusants et terribles Philosophes salariés, comme s’il avait voulu nous donner, à nous autres critiques, une juste idée de l’homme qui, à quatorze ans de distance, caractérise de cette gaillarde manière le livre qu’il réimprime avec un si grand sérieux aujourd’hui.
Pour ma part de critique, je remercie Ferrari de son agréable document ; mais je ne crois pas que j’eusse été pris à cette blague de Cousin publiée présentement sous ce titre, un peu vague et majestueux, d’Introduction à la Philosophie de l’histoire. Quand nous la lûmes sous sa forme première et oratoire de Cours public, elle ne nous donna pas l’idée d’une vérité que nous ne demanderons jamais à la philosophie, mais pourtant elle nous donna celle d’une chose plus forte, d’une systématisation essayée et plus heureuse que ce qu’on avait l’habitude de rencontrer dans les œuvres de Cousin. Seulement, en la relisant à tête reposée, comme je viens de le faire dans le texte revu à froid que l’on publie, toute cette blague, puisque blague il y a, de l’aveu même du blagueur, ne me paraît pas organisée de manière à surprendre l’opinion de ceux même qui croient à la philosophie, et à recommencer son succès.
Car elle eut un succès immense, et qu’on peut s’expliquer d’ailleurs, un de ces succès oratoires qui, comme les succès dramatiques, sont les moins beaux, mais les plus éclatants des succès ! Dans ce temps-là, Victor Cousin était un jeune homme dont tout retentissait dans l’Université ; il était l’enfant gâté de Royer-Collard, cet homme populaire dans la bourgeoisie, qui avait été élu député dans sept collèges ! Professeur qui avait, comme ils le faisaient tous dans ce temps-là, ces aimables fonctionnaires, choqué le pouvoir avec cette stoïque indépendance qui leur rapportait toute sorte d’agréments de la part de la société, on l’avait (le pouvoir d’alors) suspendu de sa fonction et prié de s’aller promener quelque peu, et il était allé en Allemagne.
Grâce à des modifications ministérielles, il en était revenu peu de temps après, avec deux raisons pour réussir à son retour. D’abord l’air d’avoir été persécuté, et cette autre raison, non moins excellente dans ce drolatique pays de France, de revenir de quelque part ! En Allemagne, il avait connu Hegel, ou du moins il avait picoré dans sa doctrine. Caméléon philosophique, il revenait avec cette nouveauté des reflets de Hegel sur la pensée, de Hegel alors inconnu, lui qui jusque-là ne s’était teint que de la nuance claire et pâle de Reid et de Dugald-Stewart ! Il avait enfin cette parole sonore et ce grand geste qui plaisent à la foule même quand elle en rit, et qui ont fait de lui… cette personnalité incomparable, soit dans la rue, soit à l’Académie, qu’il est impossible de confondre avec celle de personne, et qui s’appelle Cousin !…
On l’applaudit avec transport dans la chaire où il reparut, et on le prit pour un homme de génie. Ce qu’il savait d’Hegel, il l’éructa. Il parla de l’infini et du fini et de leur rapport, trois choses qu’on n’avait pas jusque-là beaucoup entendu nommer dans une chaire de philosophie française. Il alla de l’homme à Dieu, puis de Dieu au monde, du monde aux idées que le monde exprime dans sa configuration immuable et providentielle.
Il parla de l’antagonisme fatal des idées, aussi bien dans l’histoire que dans la pensée, dans la conscience de l’homme que dans l’humanité ; enfin il amnistia la guerre, fit une théorie sur les grands hommes qui leur arrachait ce qu’il y a de plus beau en eux : leur libre individualité ; et, adroitement, se coulant de ces hauteurs où il s’était laissé enlever, au niveau abaissé de son auditoire, sentant bien qu’il avait affaire à un genre de public qui aurait donné toutes les spéculations métaphysiques pour une chanson de Béranger, il arriva en dernier ordre, par une subtilité de dialectique, à la Charte, cette chimère de l’époque d’alors, et posa comme l’idéal de sa philosophie la monarchie constitutionnelle, aux cris d’enthousiasme de tous ces Prudhommes de vingt ans !
Encore une fois, ce fut là un succès très grand, et qui a donné de l’importance à la vie de Cousin, mais ce fut un succès d’époque, de parti, de parole, presque incompréhensible à présent quand on lit ces discours dédoublés de l’homme qui les prononça, ces discours devenus un livre, sans conviction et sans vérité, déshonorés, d’ailleurs, par l’aveu cynique et brutal du philosophe qui, à quatorze ans de là, se félicite d’avoir rencontré un complice de mensonge dans un autre philosophe comme lui. Oui ! voilà le succès et les causes du succès de Cousin. Je l’ai expliqué. Mais ce n’est pas assez. Une autre question reste encore. Pour ceux qui croient à la philosophie et qui ont l’amour des problèmes qu’elle agite avec plus ou moins de puissance, mais qu’elle ne peut jamais qu’agiter, quelle est réellement la valeur philosophique du livre de Cousin ? Faux comme il s’en est vanté ou sincère. Car l’auteur qui l’a revu et qui le prend à sa charge devant le public y a mis certainement toute sa force de tête, qu’il soit une vérité ou un mensonge, et si c’est un mensonge il en aura, certes ! mis plus.
III §
Eh bien, à ce point désintéressé de la pensée pure, l’Introduction à la Philosophie de l’histoire est une œuvre sans profondeur et sans consistance, que quelques années en passant sur elle ont déjà ternie ! Inspirée d’Hegel dans ce qu’elle avait d’inconnu et d’inattendu quand Cousin la mit en lumière, elle rentrera peu à peu dans le néant à mesure qu’en France Hegel sera connu davantage, écrasée qu’elle sera, effacée par cette terrible comparaison avec les œuvres d’un homme dont les erreurs, du moins, sont grandioses… Et quand je dis inspirée d’Hegel, c’est plutôt imprégnée qu’il faudrait dire. Car, même dans cette Philosophie de l’histoire rapportée d’Allemagne, et qu’on a accusée justement de verser dans un panthéisme qui ne sera jamais, du reste, en Cousin, qu’une inconséquence de son faible esprit, fasciné par un tel abîme mais incapable de résolument y descendre, Cousin est encore ce qu’il a été toute sa vie. C’est l’homme des faits de conscience, le psychologue sorti de Descartes, et qui, sans Descartes, n’existerait pas.
Je l’ai dit plus haut, il est, à cette, heure, revenu à son point de départ, au sens commun de l’école écossaise, qui n’est, après tout, que l’école primaire en philosophie. Il fait pénitence d’avoir aimé Hegel, et, ce qui est plus drôle, il la fait faire à ses disciples, ces mécaniques éclectiques qui sont ses canards de Vaucanson, à lui : Saisset, Janet, Franck et Jules Simon ! D’éducation incorrigible, d’impression première plus forte que lui, Cousin est écossais, cartésien, leibnitzien, éclectique enfin, mais antiscientifique, n’ayant point de science philosophique mais une littérature philosophique, et c’est la raison pour laquelle il a une peur bleue de Hegel dès qu’il cesse de l’aimer, ce bel esprit philosophique à l’imagination infidèle !
Les notes qu’il a attachées au bas des pages de son livre nous le disent assez. Il s’y justifie à chaque instant de ce reproche de panthéisme, qui fait trembler au fond de sa conscience incertaine de psychologue un déisme dont il n’est pas sûr. Et, malgré tous ces petits lavages de notes tardives et après coup, il aura été hégélien et panthéiste, à son insu ou le cachant, dans cette Introduction à la Philosophie de l’histoire ! Non content de l’être dans ses idées sur la création, les grands hommes, la guerre, etc., etc., n’a-t-il pas écrit la phrase suivante : « Supposer que le monde est vide de Dieu et que Dieu est séparé du monde, c’est une abstraction insupportable et presque impossible. »
Ainsi, il aura été panthéiste comme il aura été tout ! Comme il aura été baconien, quoique la méthode de Bacon et celle de Descartes soient parfaitement contradictoires ; comme on l’a vu l’apologiste du judicieux Locke, qu’il a plus tard très judicieusement combattu ; et tout cela, tout cela, pour qu’il ne soit pas dit que le fondateur de l’éclectisme (qui est une méthode contre toute méthode) ait pratiqué chichement sa doctrine et ne l’ait pas réalisée en très grand !
IV §
Et c’est ainsi que dans ce livre il l’a réalisée. Nous ne l’avons pris que là aujourd’hui. Nous n’avons voulu voir aujourd’hui que l’auteur de ce fameux Cours de 1828 qui fit tant de bruit. Nous avons laissé de côté le professeur de 1820, l’écrivain des fragments philosophiques, le dissertateur d’Abélard, l’annotateur et le traducteur de Proclus. Ils viendront sans doute et passeront ici dans l’ordre successif de réimpression et de publication qu’on leur prépare. Seulement, nous l’avons dit déjà, aucun de ces divers écrivains qui furent le même, n’a eu, relativement à ses facultés, un moment de talent aussi complet que l’auteur de l’Introduction à la Philosophie de l’histoire, quoiqu’il l’ait traitée galamment de blague dans un style délicieux ! Or, si c’en est une, en effet, que devons-nous penser des autres ouvrages de Cousin, de cet adorable et immense farceur qui a introduit la plaisanterie du mensonge parmi les erreurs de bonne foi de la philosophie, comme si les erreurs n’étaient pas assez !
Et ce n’est pas tout. Si ces livres, comme nous le pensons, du reste, ne se distinguent que par des qualités inférieures à celles du livre actuel de Cousin, ne les aura-t-on pas jugés implicitement déjà, eux et leur auteur, en jugeant l’auteur (et son livre) de cette Introduction à la Philosophie de l’histoire ! Or, je ne crains pas de le dire, malgré sa position, sa renommée, l’enseignement qu’il a fait peser sur toutes les Écoles de France pendant tant d’années, malgré, enfin, l’organisation d’un système dans lequel il a montré des facultés d’envahissement et de conservation qui n’ont rien de philosophique ou de littéraire, Cousin, le chef de la philosophie française, n’est pas un philosophe dans le sens créateur et imposant du mot.
Dans cette Introduction de 1828 à une Philosophie de l’histoire, nous n’avons pas trouvé une seule de ces vues qui révèlent tout à coup dans un homme, n’y en eût-il qu’une seule, la grande aptitude, la nette, l’incontestable supériorité. C’est un lettré philosophique ; ce n’est pas un philosophe ! C’est un exécutant sur la troisième corde d’un violon très sonore. Talent verveux, italien, bergamasque, Arlequin fait de pièces et de morceaux comme l’habit éclectique de ce porteur de batte, et, nous pouvons bien le dire après ce que Cousin a dit de lui-même, un peu bateleur.
Cousin a toujours très bien montré les grandes marionnettes de sa philosophie. Il a toujours fait d’elle quelque chose qui sortait du rôle intérieur, placide, intellectuel, désintéressé (et surtout désintéressé), qui est l’auguste prétention séculaire de la philosophie. Son influence même, à Cousin, son ubiquité au collège de France par ses élèves, à l’Institut, à l’Académie, qu’il emplit de sa grande voix, de son grand geste, de sa grande et non sérieuse personnalité, n’est pas une influence philosophique. Descartes le solitaire en a eu une autre. Il a régné vraiment sur les esprits. Il a eu Malebranche ; Cousin a Damiron ou Saisset.
Après la mort de Descartes, toute la France du xviie siècle était cartésienne. Nous verrons ce que deviendra la France après la mort de Cousin. C’est lui qui disait, assez insolemment pour nous catholiques et pour ce que nous croyons la vérité : « Le catholicisme en a encore pour trois cents ans dans le ventre. Je passe et je lui ôte mon chapeau. »
Eh bien, nous renvoyons le compliment à Cousin, mais nous le lui ferons plus aimable ! L’éclectisme, qui n’a jamais eu rien dans le ventre d’ailleurs, n’en a pas pour vingt années, malgré la graine de professeurs que Cousin a semée. C’est lui qui passera, et nous, par exemple, nous ne lui ôterons pas notre chapeau !
E. Caro §
L’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques.
I §
S’il faut absolument que la critique soit toujours calme, j’en suis bien fâché, mais il m’est impossible de l’être en abordant le livre de E. Caro. Seulement, pour être ému d’un très vif plaisir, je ne me croirai pas moins juste. Ce livre a plusieurs manières d’être excellent, et je les dirai toutes. Il l’est dans son idée, dans son exécution, dans sa portée, et surtout dans son opportunité. Venir à temps, voilà une grande chose ! Le livre de E. Caro pourrait bien arriver à temps pour enfin terminer un débat sans bout dont tout le monde est las, et dont il restera, je le crains, à l’esprit français, — cet esprit qui d’ordinaire traverse les questions comme une balle, — un immense appesantissement ! Lorsque, depuis plus de six mois, nous tournons, comme des hannetons, ivres, autour d’un livre unique : la Vie de Jésus, par Renan, et lorsque d’autres écrivains d’une initiative attardée se mettent à pondre à leur tour leurs Vies de Jésus, il est bien évident que l’homme d’esprit qui, en s’y prenant comme il voudra, fera cesser cette vieille et fatigante querelle dont la France intellectuelle est presque fourbue, aura rendu à tout le monde un fameux service ! Eh bien, qui sait si Caro ne sera pas cet homme d’esprit-là ?…
Il a réalisé, du moins, dans l’ouvrage qu’il publie beaucoup des conditions qu’il faut pour l’être… En cet instant de polémique universelle, l’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques est une idée neuve et heureuse ! Elle transforme la discussion. Elle place la question là où elle doit être, et elle la résout en l’élevant. Avant de parler du Fils, n’était-il pas besoin de parler du Père ? C’est ce que les bâtards de la philosophie n’avaient pas compris ! Il est clair, en effet, que s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de Fils de Dieu, et qu’alors les Vies de Jésus sont des pléonasmes grossiers.
Loin d’être interdite, la recherche de la paternité est nécessaire en philosophie. Caro s’est dévoué tout à coup à cette recherche. Curieux, il a voulu voir ce qu’il y avait dans le fond du sac métaphysique des gros messieurs qui, présentement, tiennent la corde dans la publicité, et dont le premier en bruit, sinon en valeur, est Renan. Assurément, s’il avait pu se dispenser de parler de Renan, Caro aurait eu bien assez de goût pour s’en taire. Mais l’opinion impose ses lieux communs même aux esprits distingués qui les détestent. Nul moyen donc pour Caro d’éviter l’inévitable auteur de la Vie de Jésus. Seulement, il a réduit l’importance de son personnage, en lui donnant des compagnons.
Comme, dans le sujet de son livre (l’Idée de Dieu), Caro est remonté nettement du Fils au Père, de même a-t-il fait dans l’exécution de son livre et pour les critiques dont il s’occupe. Il leur a lestement passé par-dessus la tête à tous, et il est allé droit à leur père commun, à Hegel. Le duc d’Albe disait qu’une hure de saumon valait mieux que mille grenouilles. Caro, qui n’a du duc d’Albe que le goût, a pris le saumon, et, s’il ne l’a pas grillé tout entier comme le duc d’Albe l’aurait fait, — vous savez sur quels grils ! — il l’a cuit à point, dans un court-bouillon modéré, entretenu avec un feu doux, et il en a levé quelques tranches avec une palette à poisson d’argent ciselé, et cela a paru bon, même à ceux qui, comme moi, préféreraient la cuisine du duc d’Albe avec ses caviars !
Il y a, en effet, entre Caro, qui a fait ce livre que j’aime, et moi qui viens vous en parler, bien des différences de manière de sentir, de penser et d’être. Je les connais et il les connaît aussi… mais c’est précisément, n’est-il pas vrai ? ce qui doit donner grande confiance dans le bien que je dirai de Caro et de son livre. Caro est un esprit très fin et très clair, d’un timbre très pur, d’une sonorité d’harmonica très agréable, mais qui peut faire mal aux nerfs, à force de douceur, aux gens organisés comme moi… C’est un esprit infiniment cultivé, d’une rare aptitude aux choses de la philosophie, qu’il a toujours maniées, ces choses lourdes, avec une grande légèreté, prestesse et même grâce de main.
Fils de l’Université qui n’a pas oublié Stanislas, c’est un normalien et un cousiniste, et, s’il est chrétien, comme je le crois, et comme quelques-uns de ses premiers écrits14 autorisent à le croire, c’est un chrétien qui derrière sa foi a sa métaphysique, comme derrière un salon dans lequel on vit peu, on a un cabinet de travail dans lequel on se tient toujours… À un homme de cette préoccupation philosophique, de cette culture, de ce goût affiné et sûr, Dieu sait l’effet que je dois produire avec mon sens littéraire ardent et violent plutôt que réglé, et mon catholicisme brutal, qui a tout avalé des philosophies qui me grignotaient l’esprit avant que Brucker m’eût ramené à cette religion de mon intelligence et de mon âme ! Et cependant qu’il se rassure, Caro, s’il me fait l’honneur de s’effrayer ! car c’est précisément aujourd’hui l’homme de philosophie et de goût qui va s’entendre avec le catholique idolâtre et le barbare.
Oui ! ce qui me plaît suprêmement dans le livre de Caro, ce qui lui donne une portée que je veux mesurer, c’est que son auteur n’y est pas expressément catholique une seule fois. C’est qu’il y reste imperturbable de philosophie, strictement renfermé dans le cercle du spiritualisme le plus rationnellement humain. C’est qu’il ne s’y livre à aucune exécution grandiose, à aucun moulinet supérieur, à aucune de ces insolences comme, hélas ! quand on les mérite, j’ai la faiblesse de les aimer, et qu’au contraire il y traite les gens, dont bien évidemment il méprise les doctrines ou l’intelligence, avec cette incroyable politesse qui, à la réflexion, fait comprendre, après tout, que ce qui est le plus coupant dans le langage, comme sur les glaives, c’est ce qui est le plus poli !
Il l’est, vraiment, comme je n’ai vu personne l’être pour personne ! L’auteur de l’Idée de Dieu appelle quelque part Ernest Renan la Célimène de la Critique, compliment risqué ! mais lui, Caro, en est, sans compliment, le Philinte. Que dis-je ? Philinte est vaincu. Le duc de Coislin est vaincu. Louis XIV lui-même, qui parlait chapeau bas aux femmes de chambre dans les escaliers, est vaincu. Le livre de E. Caro est un exercice éblouissant de révérences qui m’impatienterait, si je ne savais pas que son auteur est bien assez spirituel pour imaginer cette amusante manière de rendre ridicule un homme, qui consiste à le saluer trop… Sans cela, sans cette petite intention de politesse meurtrière, j’oserais dire que l’urbanité — l’urbanité à outrance — est le vice de ce livre, si brillant de clarté, où des hospitalités de roi sont faites à des faquins d’idées, et où l’auteur, l’ironique auteur, coiffe ces sots de bonnets d’âne, hauts de dix pieds, qui ressemblent à des mitres à longues oreilles, enrichies de diamants pour qu’on les voie mieux.
Certes ! dans l’état actuel d’une société qui aime le sucre comme une vieille perruche et qui ne voit qu’une chose : conserver de bonnes relations avec tout le monde, à tout prix, convenons-en ! la politesse de Caro est une des forces de son livre. Mais la plus grande n’est pas cela. La plus grande, je l’ai dit, c’est d’y être resté exclusivement philosophe, et par là d’avoir évité le mot bête et belge de la Haine : « C’est un clérical ! » On ne dira pas à Caro, comme à nos prêtres qui défendent leur Dieu : « Vous défendez votre boutique ! » La boutique de Caro, puisque boutique il y a, est la même que celle des gens qu’il attaque dans son livre… C’est le même débit de philosophie. Mais la philosophie des uns est frelatée et tournée en poison, tandis que celle de l’autre est saine.
L’auteur de l’Idée de Dieu refait philosophiquement ce que le P. Gratry a fait sacerdotalement dans son livre des Sophistes, dont la première partie est d’une supériorité absolue ; mais le P. Gratry n’aura guères d’action que sur les gens qui pensent comme lui, et qui, par conséquent, n’ont pas besoin d’être ramenés ou convaincus. E. Caro, au contraire, aura de l’influence sur tous les esprits, et ils sont nombreux ! qui se piquent de libre examen et de philosophie, et c’est ainsi que du bonheur, de n’être pas prêtre dans une question théologique, il aura fait une habileté. Espèce de Camisard catholique, qui, par-dessus un catholicisme ici compromettant, a mis la chemise blanche du spiritualisme pur, afin de surprendre l’ennemi et de frapper de meilleurs coups !
II §
Pourquoi ne le dirions-nous pas ?… Cette chemise-là, cette chemise du spiritualisme pur que Cousin a déterrée dans un des vieux bahuts de Leibnitz, et qu’il a passée, comme à bien d’autres, à Caro, nous avait, jusqu’à ce dernier moment, paru insuffisante autant que… nécessaire ; car on n’est pas vêtu avec une simple chemise, et le spiritualisme pur et réduit à ses propres notions n’est que cela ! En d’autres termes plus sérieux, nous nous disions, et nous avons toujours pensé, que l’existence de Dieu, créateur du monde, sa providence dans l’histoire, et l’immortalité de l’âme, ces trois vérités de bon sens et d’instinct, n’étaient pas — du moins telles que l’école du spiritualisme moderne a l’habitude de les poser — absolument tout ce qu’il fallait pour apaiser les esprits noblement affamés de certitude, et, ce qui importe bien davantage, pour s’emparer impérieusement de la direction morale de la vie.
Mais, voyez le singulier changement ! Les nouveaux critiques de l’Idée de Dieu ont remis en valeur des théories qui n’avaient pas le degré de force, de précision et de profondeur, qu’on est en droit d’exiger d’une philosophie, et l’insuffisant redevenait du vrai à la lumière épouvantable du faux complet ! Quelque peu satisfaisant et dominateur que nous paraisse toujours, à nous, un système qui glisse sur l’esprit plutôt qu’il ne raccroche (et il faudrait le crocheter !), la réaction en faveur du spiritualisme est fatale ; et Caro, avec son livre contre le panthéisme hégélien et ses dérivés plus ou moins grimaçants, mérite d’être compté comme un des premiers et l’un des plus vifs propulseurs de cette réaction qui commence.
Messieurs de l’Ordre Composite en philosophie, les Compliqués d’Hegel et de Strauss, de Condillac et d’Auguste Comte, les hommes du dédain transcendant, comme Renan, qui en est l’inventeur et le professeur, ou de la plaisanterie athée, comme Taine, sont bien capables de comparer à un verre d’eau ce livre d’une simplicité transparente et brillante à la fois, et qui ressemble vraiment à de l’eau de source, traversée par un rayon du jour ! Mais, pour notre part, nous remercions très fort Caro de ce verre d’eau, limpide et frais, qu’il nous donne, et dont nous avions un cruel besoin après ces effroyables boissons que nous avons, tout ce temps, été obligés d’absorber, et qui nous ont été versées par tant d’empoisonneurs contemporains !
On les trouve à peu près tous, avec une étiquette discutée de leurs drogues, dans le livre de Caro. Seulement, sur la masse, l’auteur en a détaché trois, qu’il a relevés en bosse :
Et quand tu vois ce beau carrosseOù tant d’or se relève en bosse !
parce qu’ils sont plus dangereux ou plus renommés que les autres. Or, ce Triumvirat de la philosophie et de la critique du quart d’heure, il faut bien aussi que moi, comme Caro, je le nomme par ses trois noms propres : c’est Renan, Taine et Vacherot.
III §
Mais Caro, qui sait faire un livre, a une méthode. Son volume n’est que le premier d’un ouvrage qui en aura deux et qui a l’ambition d’être l’Idée de Dieu conçue et exprimée par l’auteur à son tour, quand il aura achevé le balaiement des sottises et des absurdités de haute venue qui, de présent, encombrent la place. Le premier volume de l’Idée de Dieu est consacré à ce balaiement. Caro commence par y signaler les influences qui ont pénétré dans la philosophie actuelle pour la dominer. Les philosophies ne durent pas longtemps. Ce sont des éphémères. Depuis seulement l’Encyclopédie, comptez combien nous en avons vu paraître et disparaître en France, dans ce pays qui n’est pourtant pas le pays où il s’en abat le plus. Nous en avons eu presque autant que de gouvernements politiques. Selon Caro et la vérité, montre à la main, c’est Hegel qui règle les destinées de la minute dans laquelle nous avons le bonheur et l’honneur de vivre. Il est pour nous, en ce moment, ce qu’avant lui, au xviiie siècle, fut Spinoza pour l’Allemagne tout entière, laquelle s’empoisonna (puisque nous parlons de poison) avec le verre pilé des lunettes de ce philosophe opticien.
Excepté Vera, seul hégélien franc du collier que je connaisse, qui prend bravement Hegel et son système et qui avale le tout, — ce qui n’est pas facile, — les autres philosophes du temps ont de l’Hegel plus ou moins dans l’estomac ou dans la veine ; ils l’éructent ou le suent plus ou moins ; mais ils ne sont jamais du pur Hegel, et même ils ne voudraient pas l’être, l’orgueil anarchique des esprits étant monté si haut que personne bientôt ne voudra plus être le disciple de personne, et qu’un homme à qui vous direz qu’il est d’une École se regardera comme insulté. Eh bien, c’est à ce plus ou moins d’Hegel, émietté et roulant en molécules plus ou moins fortes ou nombreuses dans les divers systèmes qui se produisent et se posent comme les prétendants à l’avenir, que l’attention du spiritualiste auteur de l’Idée de Dieu est allée d’abord. Trop péremptoirement opposé à la pensée hégélienne pour ne pas poursuivre et traquer partout cette pensée qui, si elle est quelque chose, n’est que la théorie du néant dans sa laborieuse et ténébreuse vacuité, Caro, pourtant, ne la voit pas seule rayonner dans les systèmes contemporains : « Kant, — dit-il avec une rancune légitime, — a inspiré la première défiance contre la métaphysique, c’est-à-dire contre les croyances qui dépassent les choses d’expérience. »
Il n’oublie donc pas Kant, il n’oublie personne, pas même les poètes, pas même Goethe, pas même Heine, le Turlupin de génie, dans cette histoire des influences qui jouent pour l’heure sur la raison et l’imagination du monde.
Les soixante premières pages du livre de l’Idée de Dieu exposent avec une netteté pleine de force les idées qui pénètrent et dissolvent la philosophie du moment, et que l’auteur ne caractérise que par la rigueur de leur absurdité. Ainsi, l’instabilité du devenir, l’identité des contraires, le naturalisme cahotique des faiseurs de genèses nouvelles, la dissémination et l’éparpillement de Dieu, qui se pulvérise et s’en va dans le monde comme dans les airs s’en va la poussière d’un excrément séché, la désorganisation scientifique de l’esprit, enfin le grand Rien qui fait tout, etc. Ces soixante pages, d’une beauté rare, et certainement les plus belles du livre, ont une froideur mélancolique du plus poignant effet, et que le livre n’a plus, quand il arrive à Renan, Taine et Vacherot, les représentants, selon Caro, chacun à sa manière, de ces idées qui marqueront la philosophie de cette minute du xixe siècle d’une si profonde insanité.
Travaillées de plus près, les autres pages valent moins. Elles perdent de leur froideur saisissante et de leur rigueur de ton, parce qu’ici, au lieu d’idées, nous avons affaire à des personnes, et à des personnes qui sont sorties comme l’auteur de l’Université. Nous entrons alors dans cette immense politesse de mandarins prenant le thé entre eux, qui va chez Caro jusqu’au sourire de l’ironie, mais qui n’y entre pas. Il est bien évident que le spirituel critique des trois philosophes ses confrères, y voit très clair, malgré les yeux qu’il baisse devant leurs splendeurs ! Et la preuve, c’est que de ces philosophes à la mode du moment, le plus à la mode est le mieux jugé, et c’est Renan : le plus populaire parce qu’il est le plus vague, dit Caro, avec la cruauté d’un homme qui sait parfaitement ce qu’il écrit…
Caro a trouvé joli — et je déclare que cela l’est — de traiter Ernest Renan avec une finesse égale à la sienne. Il l’a payé en sa monnaie, comme dit Figaro. Il lui a rongé sa réputation et son mérite, comme cette agréable petite souris blanche de Renan ronge les faits historiques, et avec une dent tellement caressante, que l’amour-propre de Renan pourrait bien ne se croire que chatouillé, suavement chatouillé, le voluptueux ! C’est surtout avec Renan, bien plus qu’avec Taine, qui est le Démocrite de l’athéisme, et Vacherot, qui en est le Zénon, gens très nets et qui dispenseraient volontiers Caro de politesse, que Caro s’est livré à ces tours de force d’amabilité dont je ne parle tant que parce qu’ils donnent un caractère nouveau et presque plaisant à un livre grave, et que ce caractère restera à ce livre sans l’amoindrir.
Le fuyard et pleurard d’idées qui est le fond de Renan, le petit bourreau élégiaque qui s’attendrit sur ce qu’il frappe, ces côtés bouffons qu’un autre que Caro aurait moulés en mascaron comique, sont touchés, et adoucis, et veloutés, par lui, avec une habileté et une légèreté de main incomparables. C’est de la caricature sérieuse au pastel…
Du reste, j’indique et ne fais rien de plus. Il faut lire, dans le livre même de Caro, les longs chapitres qu’il consacre aux trois maîtres convenus de la philosophie actuelle, et contre lesquels le livre de l’Idée de Dieu est plus spécialement dirigé. Au point de vue des idées, ces chapitres sont une exécution des mieux faites. Au point de vue des amours-propres, c’est une opération, et une opération qui serait très douloureuse sans les ressources du chloroforme de la politesse et les inhalations du compliment… Après Renan, Taine et Vacherot, — les hures de saumon relatives après celle d’Hegel, — nous tombons dans la grenouillère et dans le fretin. Caro ferme son volume par un compte rendu général et rapide des œuvres quelconques de ce temps où l’Idée de Dieu apparaît, comme elle a l’habitude d’apparaître dans la pauvre tête moderne, qui est si troublée.
Excepté l’adorable madame de Gasparin, cette protestante si digne d’être catholique à force de tendresse et de poésie dans la pensée, je ne vois là que des médiocrités pour lesquelles le ferme spiritualiste que ne cesse d’être Caro dans toute l’étendue de son volume est beaucoup trop bon, quand il s’agit de la juste appréciation du talent. On dirait que les tours de force de la politesse auxquels il s’est livré avec Renan, Taine et Vacherot, l’ont amolli en l’assouplissant, et qu’il ne sait plus se tenir debout dans un jugement rigoureux, si ce n’est devant les insensibles et impassibles idées, qui n’ont pas d’amour-propre à blesser !
IV §
Tel, en résumé, est ce premier volume de l’Idée de Dieu, que je voudrais faire lire par ma manière d’en parler. On rend plus difficilement compte d’un livre de critique que d’un autre livre… C’est alors de la critique sur de la critique, une pulvérisation infinie ! Il faut une idée en soi, une construction appropriée à cette idée, une architecture, enfin, pour que la critique puisse se prendre vigoureusement à un livre. Or, l’Idée de Dieu de Caro ne se lève pas encore, dans la partie négative d’un ouvrage dont nous attendons la partie affirmative avec impatience.
Je sais la tendance de Caro. Je ne sais pas son idée sur Dieu, son idée sur l’idée première de toute philosophie, qui doit, selon moi, commencer toujours par une théodicée. Mais ce que je sais, ce que ce livre m’a bien appris, c’est que Caro est d’un spiritualisme de bonne trempe qui ne s’est pas laissé fausser par les idées populaires, actuellement, en philosophie, et que son livre est, contre ces idées, une superbe manifestation. L’Idée de Dieu de Caro et les Sophistes de l’abbé Gratry forment, à eux deux, un redoutable boulet ramé, très suffisant pour nettoyer la situation. Ces deux livres se complètent l’un par l’autre. Le même bon sens philosophique en fait le fond. La même clarté y brille, infusée.
L’accent de l’un ne se différencie de l’accent de l’autre que comme l’accent aigu se différencie de l’accent grave ou de l’accent circonflexe. Chose piquante ! c’est l’abbé Gratry qui est l’accent aigu. Il a beau mettre des applications de charité tardive et de baume samaritain sur les blessures qu’il ne craint pas de faire à la vanité sophistique, il ne les y met que parce qu’il a donné ce coup de pointe inconnu à Caro, qui reste l’accent grave, quand sa politesse n’en fait pas l’accent circonflexe.
Et notez bien que ce n’est pas un reproche ! J’aime la charité du prêtre dans l’abbé Gratry, comme j’aime la politesse du philosophe dans Caro. Avec cette charité et cette politesse qui drapent de si haut les coups… que l’on porte si bas, nous sommes plus libres, nous, les brutaux, de jeter à la porte, à notre manière, les réputations et les idées qui n’avaient pas le droit d’entrer !
Barthélemy Saint-Hilaire §
Mahomet et le Coran.
I §
Je n’ai jamais eu un goût bien exalté pour les messieurs d’Académie, et cependant en voici un pour lequel je me sens beaucoup de sympathie, de considération intellectuelle et de respect. D’un autre côté, j’adore l’originalité dans la forme et dans la pensée, et, quoique la bizarrerie en soit la grimace, je me sens pour l’originalité une si grande faiblesse que je suis bien capable de l’aimer jusqu’à la bizarrerie. Et cependant voici un écrivain impersonnel comme la Raison et comme la Science, que je lis comme si j’avais affaire à une forte ou à une ardente personnalité ! Comment faut-il expliquer un pareil miracle ?…
C’est que Barthélemy Saint-Hilaire, sous l’écrivain d’Académie et à travers son caparaçon, montre un homme qui n’a pas que les opinions d’une Compagnie, mais des convictions à lui, faites de longue main par la réflexion indépendante et solitaire. C’est que, malgré son absence de manière très individuelle et d’originalité accentuée, Barthélemy Saint-Hilaire a une telle élévation naturelle, et, dans la pensée comme dans le style, une si large clarté tombant de si haut, que si ce n’est pas, cela, de l’originalité en soi, c’est quelque chose d’aussi rare que l’originalité, et peut-être de plus imposant.
Mélange de qualités plus grandes que ce qu’il fait quand il obéit à sa fonction d’académicien, Barthélemy Saint-Hilaire n’est pas non plus, à rigoureusement parler, un historien. Le livre intitulé : Mahomet et le Coran n’est pas, comme je l’aurais demandé, un livre d’histoire. C’est un de ces travaux métis d’Académie qui ont leur loi, leur genre, leur convention, leur physionomie collective, la pire des physionomies ! Et, cependant, comme on y sent, je ne dirai pas s’agiter l’historien, car rien ne s’agite en Barthélemy Saint-Hilaire, la solidité même ! mais comme on y sent l’historien tranquille et presque majestueux, avec ses fermes pondérations, sa balance, sa main de justice et ses diverses compétences, et comme on voudrait qu’il y fût encore davantage !
En effet, Barthélemy Saint-Hilaire, au lieu d’écrire l’histoire de Mahomet pour son compte particulier et pour le nôtre, ne nous fait que l’Histoire des Histoires qui ont été publiées sur Mahomet, en ces derniers temps. Or, je l’avouerai, cette Histoire des Histoires de Mahomet m’a impatienté, non lorsque je la lisais, mais après coup, quand elle a été entièrement lue et que j’ai songé à ce que l’auteur aurait pu faire, s’il n’avait pas eu au cou son collier de chien d’Académie, dont l’esprit qui le met reste toujours un peu pelé, comme le cou du chien. Il n’a fallu rien moins, pour m’apaiser, que la supériorité absolue du Mémoire (car c’en est un) de Barthélemy Saint-Hilaire ; de ce chef-d’œuvre de critique impartiale, juste et presque généreuse, dont le double caractère est d’augmenter, par la manière dont il les expose et par le parti qu’il en tire, le désir de lire ces histoires, et de pouvoir en dispenser.
Pour ma part, je ne crois pas du tout que le livre de Barthélemy Saint-Hilaire ait été simplement inspiré par les recherches et les travaux de Muir, Sprenger et Caussin de Perceval, les modernes historiens de Mahomet, rencontrés au courant des vastes lectures de l’auteur, dans une flânerie critique ou historique quelconque. Nonobstant la note très modeste que Barthélemy Saint-Hilaire a placée en tête de son ouvrage, pour nous apprendre que son livre avait paru par articles dans le Journal des Savants, au fur et à mesure que William Muir, Sprenger et Caussin de Perceval publiaient les leurs, je suis sûr qu’avec les habitudes de sa pensée, avec sa préoccupation si singulièrement philosophique et religieuse prouvée par la dissertation que je trouve, dans ce volume sur Mahomet, concernant les devoirs mutuels de la religion et de la philosophie, Barthélemy Saint-Hilaire, l’auteur déjà d’un livre sur Bouddha et sa religion, devait aller — de son chef — à cette grande figure de Mahomet, qui nous apparaît, en ce moment, comme une figure neuve en histoire, tant jusqu’ici elle avait été offusquée et enténébrée par l’ignorance, le parti pris et toutes les sottises, volontaires ou involontaires, des passions et du préjugé !
II §
C’est le dernier siècle, surtout, — ce charmant xviiie siècle, dont la Critique historique d’aujourd’hui ose bien se vanter d’être la fille, — qui a été dur pour ce pauvre Mahomet jusqu’à la calomnie, et jusqu’à la caricature dans la calomnie ! C’est lui qui l’a frappé, aplati et contourné, jusqu’à ce qu’il ne fût plus reconnaissable, par la main acharnée de deux forgerons en haine, l’un battant chaud, l’autre battant froid : Voltaire et Gibbon. Chose singulière, qu’on n’a point assez remarquée ! Le xviiie siècle s’est conduit avec Mahomet comme s’il revenait des Croisades. Il a eu pour Mahomet les sentiments qu’auraient eu ces imbéciles Porteurs de Croix dont il s’est si spirituellement moqué. Luther, lui, préférait le Turc au Pape, et c’était bien naturel… c’était parfaitement logique à Luther, avec la situation qu’il s’était faite dans le monde, cet aimable homme ! Mais le xviiie siècle, plus brutal, a traité Mahomet non comme un Turc, mais comme un Pape, et vraiment on a quelque droit de s’en étonner. Le monde du Croissant avait, tant de fois, essayé de faire tant de mal au monde de la Croix, qu’il eût été tout simple que les |philosophes du xviiie siècle eussent gardé pour cela à Mahomet un peu de reconnaissance. Le voluptueux siècle qui n’avait pas trop de sifflets pour l’ascétisme chrétien, qui cultivait la sensation et qui en écrivit la philosophie, n’a tenu compte de rien à Mahomet, pas même de cette excellente polygamie, en comparaison de laquelle le divorce est une bien petite invention.
Cela est incroyable, mais cela est, et cela serait inexplicable, si l’on ne pensait à deux griefs pour lesquels il ne peut y avoir de pardon ni de miséricorde, aux yeux de la philosophie. Mahomet fonda une religion, et à dix places dans le Coran il parla avec respect de Jésus-Christ et de sa Mère. Indè iræ ! indè ignes !
Voltaire, blessé dans sa personnalité satanique, châtia Mahomet en en faisant un Tartufe, « un Tartufe les armes à la main »
. Gibbon, moins spirituel, lourd cockney qui se croyait fin, Gibbon, qui achevait son Histoire, en Suisse, parla de Mahomet comme d’un marchand de vulnéraire… suisse, et il lui prêta des miracles, à lui qui a vingt places dans le Coran dit que Dieu lui a refusé le don d’en faire, et des miracles ridicules encore, comme, par exemple, de faire descendre la lune par le col de sa robe, pour l’en faire sortir par la manche ! De Tartufe profond à charlatan grossier, il n’y avait que l’épaisseur et la vulgarité de l’intelligence de Gibbon, ce camard d’esprit comme de nez, cet affreux Hun de l’Histoire quand il s’agit, de près ou de loin, du Christianisme.
Bayle, le sceptique, avait été moins injuste, et Voltaire, plus tard, superficiel et détraqué, avait, dans son Essai sur les Mœurs, relevé son bonnet, tombé dans la titubante ivresse de la haine… Du reste, encore une chose à remarquer de la part de ces philosophes, qui ont été bien heureux que Molière eût inventé Tartufe pour avoir une injure à jeter à toute l’humanité religieuse ! Dans l’impossibilité de comprendre la croyance parce qu’ils étaient incrédules, ils s’en tiraient en disant qu’on mentait, et ce n’était pas particulier à Mahomet, le mensonge qu’ils inventaient, mais c’était particulier à tout homme qui tombait à genoux devant Dieu !
Cromwell, qui n’était pas, comme Mahomet, loin dans l’histoire, Cromwell, qui marchait sur leurs talons et dont ils pouvaient encore sentir le puissant souffle dans leurs cheveux, ne l’ont-ils pas aussi accusé d’hypocrisie ? Et n’a-t-il pas fallu, et seulement en ces derniers temps, un voyant historique comme Thomas Carlyle, pour nous prouver que ce grand homme, qui n’a qu’une tache sur toute une gloire immense, fut, comme Mahomet, un être de la plus noble et de la plus profonde sincérité ?…
Carlyle aussi avait eu intuition, dans ses Héros, — bien avant les travaux de Muir, Sprenger et Caussin de Perceval, — de la vérité de Mahomet, de la naïveté enflammée de ce mystique musulman, incompréhensible à ceux-là qui ne comprenaient rien à la mysticité chrétienne. Les rieurs qui souillaient de leurs rires polissons les extases de sainte Thérèse, continuèrent de ricaner, mais moins haut et moins malproprement, quand il s’agit de Mahomet, l’extatique ; car si pour nous il n’était pas chrétien, il l’était pour eux à demi ! Roués retors, à l’âme de Scapin, qui ne voyaient dans toute l’histoire que grands comédiens et petits farceurs, Machiavels qui s’enfilaient sur leurs propres finesses quand ils auraient pu, dans l’état obscur où se trouvait alors l’histoire de l’Islamisme, s’attester la simplicité primitive de Mahomet, de ce beau berger comme David et Moïse, qui rêva quarante ans au désert avant d’entendre la voix de la Vocation s’élever dans son âme, comme un écho de la voix de Dieu, cette simplicité eût été pour eux une chose fermée, qui serait restée strictement fermée à leurs regards, à leurs lunettes et à leurs lorgnons !…
Excepté sa doctrine, cette honte et ce crime de la polygamie, dont on a voulu bassement faire une politique, qu’est-ce que les soupeurs de chez mademoiselle Quinault et les baise-pieds de madame de Pompadour pouvaient entendre à Mahomet, à cet homme sincère et convaincu, né de la Bible et de l’Évangile, — les deux choses qu’ils exécraient avec le plus de rage et qu’ils auraient voulu anéantir ?…
III §
Car Mahomet n’est pas, comme d’autres révélateurs, un créateur par l’idée. Il n’a pas tiré tout seul de son cerveau cette vaste organisation d’une religion que l’on jette aux hommes. Des croyances ont précédé la sienne, et il a résumé, dans la sienne, ces croyances antérieures. La Bible et l’Évangile l’ont mis au monde et l’ont bercé, ce rêveur qui a fini sa longue rêverie par la réalité d’un monde ! La Bible et l’Évangile ont été les deux mamelles auxquelles il a bu longtemps en silence, et qui l’ont fait de force à créer ces trois choses, dont une seule suffît pour l’immortalité d’un homme : — une religion, un peuple, un empire !
Si Romulus tète la maigre louve dont le lait sauvage devint le sang de la plus féroce nation qui ait jamais planté des millions d’épées dans la poitrine, trop petite, du genre humain, Mahomet, qui avait goûté au lait savoureux et sacré de la Bible et de l’Évangile, n’en perdit jamais la douceur première, même lorsque l’heure de la guerre vint, de la guerre fanatique, prosélyte et terrible ! Le croira-t-on, après tout le sang que l’Islamisme, ce sabre dont la terre entière a senti la ventilation, a versé ? Mahomet, le guerrier, le général d’armée, mais qui ne le devint qu’à cinquante ans, comme le rude Cromwell, était né doux, et ce qu’il sut du Christianisme ajouta encore à la disposition naturelle de son âme… À la première bataille à laquelle il assista, tout jeune qu’il fût, par conséquent d’autant plus susceptible de sentir l’ivresse du combat, il se contenta de ramasser tranquillement les flèches de ses oncles… C’était un de ces doux, à qui doit échoir l’empire de la terre. Son enfance avait été malheureuse, ce qui avait prédestiné cette âme juste et tendre à la charité pour les souffrants. Lui qui, plus tard, s’adonna, comme Salomon vieillissant, à l’amour des femmes, quand il eut dépassé cet âge où les hommes cessent de les aimer, avait traversé une jeunesse si chaste et si pure, que la Légende musulmane a pu dire que les deux anges de Dieu avaient ôté eux-mêmes de sa poitrine, ouverte par leurs mains célestes, la tache noire du péché originel. Nature nerveuse et contemplative, si nerveuse, sous les placidités extérieures de la force, qu’il ne pouvait rester dans les ténèbres, et si contemplative, que jusqu’à plus de moitié de sa vie il porta à son insu la puissance de l’action dans le fond mystérieux de son être, comme il y portait aussi la puissance des passions charnelles qui éclatèrent si tard en lui et qui finirent par dégrader sa calme et grande physionomie.
Quand on aperçoit Mahomet, au milieu des arabes grossiers et idolâtres du viie siècle, il fait presque l’effet d’un patriarche des premiers temps, ce lent voyageur du désert qui conduit ses troupeaux comme un patriarche, et qui trafique des choses du commerce avec cette probité et cette prudence consommée qui séduisit Kadidja et qui l’avait fait nommer, bien jeune encore, parmi les tribus : « L’homme fidèle et sûr ! »
Espèce d’ascète, sublime et déplacé, qui souvent laissait le commandement et les soucis de la caravane, et se retirait sur le mont Hyra pour y converser avec Dieu. Le mont Hyra est le Sinaï musulman. Il n’a pas les tonnerres et le diadème de flammes de l’autre Sinaï, du Sinaï juif. Mahomet n’en descend pas, à un jour donné, comme Moïse, les Tables de la Loi à la main. Mais chaque fois qu’il en descend, il semble, jusqu’au jour où l’ardent Visionnaire verra l’ange Gabriel face à face, en descendre plus lourd et plus chargé de l’électricité divine…
IV §
C’est cette figure de Mahomet si longtemps déguisée par l’ignorance, l’erreur et l’injustice, que Barthélemy Saint-Hilaire a fait émerger des plus profonds travaux contemporains. Nous sommes loin, comme on le voit, des idées du xviiie siècle. Il n’y a plus ici de Tartufe, « les armes et l’encensoir à la main »
, comme disait le carnavalesque Voltaire, ni de bouffon thaumaturge à la façon de Gibbon, ni de vil conducteur de chameaux, ni d’épileptique.
À la place de ces caricatures historiques, il y a la figure du grand homme, doux et inspiré, qui apprit aux Arabes la miséricorde et l’aumône, et dont le cimeterre, qu’il a fini par tirer dans les intérêts de sa foi, n’a pas aveuglé de son éclat Barthélemy Saint-Hilaire, puisqu’il a écrit fermement cette parole vraie : c’est que le livre du Coran a fait plus que le sabre pour la domination du monde. Il y a, enfin, dans le Mahomet retrouvé d’aujourd’hui, un homme de génie qui croit à son génie, et ce génie, le plus grand de tous aux yeux d’un monde qu’il sauve, s’appelle le génie religieux.
En écartant respectueusement Celui qu’il faut laisser sur ses autels et qu’un chrétien ne peut comparer à personne, Mahomet est une des trois ou quatre figures qui dominent l’humanité et son histoire. Barthélemy Saint-Hilaire, qui a épuisé toutes les questions intéressantes se rattachant à une telle personnalité, ne croit pas une minute que Mahomet soit un saltimbanque à grandes facultés ; mais il ne donne pas la raison profonde de sa bonne foi. Il ne donne pas la raison psychique et physiologique qui explique la mysticité et tous ses effets dans les fortes organisations religieuses.
Barthélemy Saint-Hilaire, sur cette question, s’en tient, selon moi, à d’incertains à-peu-près de philosophe et à des inductions sans portée : « Mahomet — dit-il — pouvait bien croire que le Coran était descendu du ciel, puisqu’il croyait également que le Pentateuque et l’Évangile en étaient également descendus. »
Certes ! ce n’est pas, pour les esprits difficiles, une suffisante raison, et c’est là, il me semble, un des points faibles de cette robuste dissertation, qui en a si peu.
Mais il est un autre point qui n’est pas seulement faible, mais qui est faux et que je demanderai à Barthélemy Saint-Hilaire la permission de signaler, non au sentiment de l’historien et du philosophe, mais à la conscience du chrétien, puisque, grâce à Dieu, Barthélemy Saint-Hilaire est maintenant chrétien. Dans son admiration, que je comprends très bien, pour Mahomet et pour son œuvre, Barthélemy Saint-Hilaire finit vraiment par faire de Mahomet un trop grand homme, quand il affirme et prétend, à l’encontre de Muir, que le fondateur de l’Islam pouvait seul convertir les Arabes monstrueux du viie siècle et les arracher à leur idolâtrie barbare, par la raison que le Christianisme, avant Mahomet, avait essayé de convertir l’Arabie, et qu’il avait tristement échoué.
Le savant dissertateur, qui invoque des faits, est-il bien sûr de ce qu’ils sont ? A-t-il bien regardé à leurs causes ? Sait-il bien exactement quel genre d’obstacles ont empêché les Arabes, avant et depuis l’Islam, d’être régénérés par une loi qui, humainement même, en laissant là le côté surnaturel de cette loi, était infiniment supérieure à celle qu’apportait Mahomet ?
« L’Islamisme a pour lui le fait, — dit Barthélemy Saint-Hilaire, avec l’accent d’un fatalisme que je regrette de trouver sous une plume aussi lumineuse que la sienne ; — il a germé, par le fait, sur une terre où le Christianisme n’a pu s’implanter. »
Mais cela tient-il à des circonstances qui pouvaient être hier encore et qui pourraient n’être plus demain ? ou cela tient-il à l’essence éternelle des choses, qui ferait de l’Arabie une terre condamnée et donnerait ce déshonorant soufflet au Christianisme de n’avoir pas la force de sa vérité et de se vanter, comme l’erreur se vante, quand il affirme que, de toutes les religions de la terre, il est, en raison de sa vérité même, incomparablement la plus puissante sur les esprits et sur les cœurs ?…
Taine §
De l’Intelligence.
I §
Je ne crois pas que par ce livre, d’un titre écrasant : De l’Intelligence, Taine, ce Paradol de la philosophie, à qui la renommée a été tout de suite facile, comme à Paradol, force l’attention et la prenne… Ce n’est plus ici que la critique, animée, superficielle, mais épigrammatique, des Philosophes classiques du xixe siècle en France. Ce n’est plus l’Histoire de la Littérature anglaise, qui, nul dans l’idée générale sur laquelle il repose, n’en est pas moins un livre très intéressant dans sa partie littéraire, et d’un écrivain qui martèle son style, mais qui, à force de le marteler, le rend brillant et solide. Ce n’est plus, enfin, l’observation du spleenétique Graindorge — ce Stendhal qui a mal au foie — sur la société parisienne. Tout cela, trouvé soit charmant, soit superbe, par la moyenne des esprits et des critiques à qui tout cela s’adressait, est remplacé ici par quelque chose qui, à cette moyenne d’esprits et de critiques, va paraître cruellement rude à avaler !
Philosophes, historiens, romanciers, tout le monde — dit Taine — fait de la psychologie. Et il ajoute, après avoir cité Sainte-Beuve, Stendhal et Renan, qui sont les saints par lesquels il jure : « J’ai contribué pendant quinze ans à ces psychologies particulières ; j’aborde aujourd’hui la psychologie générale. »
Et de fait, il l’aborde et s’y rue si bien que s’il ne s’y perd pas lui-même, il y a perdu ses lecteurs. Quel journal, dans l’état actuel du journalisme qui s’écrit debout, rendra compte de cet énorme livre en deux volumes, qui vous fatigue à lire, assis ?… Quel bûcheron mettra le fer dans cette forêt de douze cents pages ?… Quelle critique se donnera la peine d’éventrer ce livre effrayant, pour lui regarder aux entrailles et finir par montrer qu’elles manquent ?… J’ai dit effrayant, et c’est un autre mot que j’aurais dû dire. Un dragon gardait les pommes d’or des Hespérides. Je n’ai pas vu de pommes d’or dans le livre de Taine, mais j’ai vu le dragon qui les garde, s’il y en a, et qui empêchera d’y toucher. C’est l’ennui.
Or, l’ennui n’est pas, que je sache, une garantie de vérité ! Les matières traitées dans le livre de Taine sont terriblement sérieuses et abstraites, et demandent suprêmement l’attention, qui est la première condition pour comprendre. Mais de ce qu’un livre est grave, il n’est pas nécessairement ennuyeux, comme de ce qu’il est ennuyeux, il n’est pas nécessairement vrai.
II §
Voilà donc ce qui vous atteint tout d’abord dans le livre de Taine, et qui ne vous lâche plus tout le temps qu’il dure. C’est de l’ennui, parfaitement caractérisé. Certainement, ce n’est pas là-dessus qu’on devait compter. Et moi, tout le premier, qui ne suis point dans les fervents de Taine, je n’y comptais pas plus que ceux qui ont l’habitude de l’admirer. Je savais bien que dans quelque élucubration du philosophe qui un jour s’est réclamé, comme beaucoup de bâtards, de deux pères aussi différents qu’Hegel et Condillac, je ne rencontrerais jamais le métaphysicien transcendant, original et limpide ; mais l’ennuyeux, je n’y avais jamais pensé. Il y a plus : j’estimais que si un homme était capable de mettre de l’agrément dans un livre philosophique, c’était le philosophe qui s’était une fois si joliment moqué des philosophes, et si c’était ainsi pour moi, si raisonnable, comme vous voyez, dans mon amour pour Taine, qu’est-ce que cela devait être pour ses admirateurs, qui le prennent pour le Génie en herbe de la littérature et le considèrent comme un jeune dieu ?… Ah ! je les vois, ceux-là, d’ici, entrant dans la lecture de ce livre compact non pas seulement par les feuilles, comme si c’était dans un livre de plaisance où ils vont ripailler de choses nouvelles, ingénieuses, profondes et sublimes, et en sortant au plus vite ou n’en sortant pas, mais, dehors ou dedans, étonnés, fatigués, suant de fatigue, que dis-je ? suant, ruisselant plutôt ! Vont-ils s’exclamer et crier qu’on leur a changé leur Taine en nourrice ! Hélas ! la nourrice, c’est lui-même ! C’est lui-même, Taine, le critique littéraire qui s’était si agréablement balancé entre Tite-Live et La Fontaine ; lui, les lunettes professorales du palais des Beaux-Arts et le binocle des Musées d’Italie ; lui, le poète fantaisiste des petits cochons roses, c’est lui-même qui a renoncé à la littérature, au binocle, aux petits cochons, à la fantaisie, qui s’est changé en philosophe ardu et qui a pris pour nourrice la philosophie au lait d’ânesse ! On l’avait déjà dit, du reste, parmi ses amis, que Taine s’était définitivement arraché à la littérature pour se donner, cervelle, tripes et boyaux, à la science, à la grande science, à la science austère. On avait dit qu’il déchiquetait aux amphithéâtres, qu’il vivait au milieu des cornues, et qu’il avait même cloué un squelette de crocodile au plafond de son cabinet. Aujourd’hui qu’il publie chez Hachette, le libraire des gros messieurs de la philosophie et de la science, ce livre De l’Intelligence, qui a pour visée de nous dire de quoi elle est faite, je vois bien qu’on ne mentait pas. Je vois bien que le métaphysicien de ce livre de métaphysique est un physicien de premier ordre, que le psychologue est un fameux physiologiste et aussi un algébriste et un géomètre, et je crois jusqu’au crocodile !
Mais, pour être dévôt, on n’en est pas moins homme !
Pour être savant, on n’en est pas moins amusant et intéressant quand on a de l’esprit, et voilà ce que Taine n’a plus. L’esprit qu’il avait, c’est comme le squelette de son crocodile. Il l’a cloué dans son plafond.
III §
Mais si l’esprit n’est plus dans son livre, et son intérêt et sa flamme, la vérité, toujours attirante et charmante, si sévère qu’elle soit, s’y trouve-t-elle, du moins ? Avons-nous gagné cela à cette perte ?… Ah ! voilà bien le pire de l’affaire ! La vérité n’y est pas… et l’erreur, qu’on prend quelquefois pour elle quand elle est puissante, l’erreur — j’entends la forte erreur d’une tête robustement organisée — n’y est pas davantage. Pour mon compte, je l’y cherchais grosse comme une montagne. Je ne l’y ai trouvée que grosse comme une souris. Seulement, c’est sur cette erreur, grosse comme une souris, que se tient tout droit le gros livre de Taine, avec des descriptions et des citations anatomiques, physiologiques et mathématiques à l’appui. C’est sur le nez coupé dans le front de Condillac, par le procédé rhinoplastique, appliqué à la philosophie, que Taine porte, comme les équilibristes portent leur perche ou leur échelle, la masse des faits scientifiques qu’il a ramassés dans tous les bouquins de la science moderne sans exception. Condillac, qui est un des deux pères dont se réclamait Taine, Condillac a tué son père Hegel dans l’esprit de Taine. Mais comme Taine, ce jeune fils, a soif de paternité, lui, créé à ce qu’il paraît pour n’être jamais qu’un fils en philosophie, il s’est trouvé que le remplaçant du père Hegel a été le père Mill, qui, en ce moment, fait son petit susurrement de philosophe parmi les amateurs, et qui lui-même est apparenté avec Condillac. Condillac qui dormait, lui, dans sa tombe, du sommeil non des justes, mais des ennuyés qui ont fini par s’écouter, Condillac au grêle système, le Pygmalion mystifié de cette statue qu’il ne put jamais animer, Condillac revient à la vie et à la mode de par Taine, à la mode lui-même, et cela après les travaux des Écoles écossaise, française et allemande, après Reid, Dugald-Stewart, Royer-Collard, Jouffroy, Cousin, Kant, Fichte, Schelling, Hegel. Oui ! Condillac, le petit Condillac, après tous ces grands bonshommes dont quelques-uns : Kant, Fichte et Hegel, sont énormes ; le petit Condillac, tué comme le rat d’Hamlet depuis longtemps, et tombé derrière la tapisserie !
Et de fait, c’est la sensation transformée de Condillac qui est le fond du livre de Taine. Il en reprend les transformations et les décrit, — ou plutôt il les fait décrire aux autres ; car ce livre de l’Intelligence n’est que le livre de la mémoire. Il est construit à coup de citations. Tous les physiologistes de la terre, tous les physiologistes qui piochent leur matière peccante ou saine depuis cinquante ans, y sont ramassés, comme avec une gaule, et s’y poussent, y font foule, s’y montent sur le dos, s’y culbutent comme un troupeau dans un chemin creux. Si vous réduisiez ce livre, impudent de citations, aux idées strictes de Taine, tout se réduirait à quelques pages dont l’idée même ne lui appartiendrait pas : « Sensation et image, — dit-il en commençant, — voilà toute l’intelligence humaine ! »
Ainsi, la grande réserve de Leibnitz, qui disait que tout était dans la sensation, excepté l’intelligence elle-même, est envoyée paître, et c’était à Taine à y aller ! « La loi fondamentale, — continue-t-il, — c’est la tendance de la sensation et de l’image à renaître. »
Et si c’est toute l’intelligence que cela, c’est aussi tout le livre. Le reste n’est que la monographie de la sensation, faite, refaite, reprise cent fois, copiée partout, avec des maçonneries de Taine entre ces blocs inouïs et inutiles de citations. J’ai vu rarement un pédantisme aussi affreux, une bavarderie scientifique à mâchoires plus pesantes, — des mandibules qui pèsent des quintaux !
On appelle communément les bavards des langues bien pendues, c’est-à-dire qui remuent beaucoup et vite ; mais ici, c’est une langue mal pendue, car elle se remue aussi lourdement que la vieille machine de Marly. Et encore pour quoi dire ? Ce ne sont que tautologies éternelles, des explications qui expliquent l’expliqué ou qui n’expliquent pas l’inexplicable ! Ce sont des descriptions matérielles de nerfs, de moelle, d’alvéoles, de jeu d’organes, enfin toute la boutique à vingt-cinq sous du matérialisme contemporain, étalée là pour étayer la conclusion dernière de ce matérialisme qu’on sent partout, qui déborde partout, et dont Taine ne donne pas plus la formule définitive et hardie (ah ! ils se ressemblent tous, ces philosophes !) que le bon Renan ne nie crânement la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ !
Mais il a beau l’éviter, il a beau se surveiller, il a beau dire, à la fin de son ouvrage, qu’il n’est encore arrivé qu’au seuil de la métaphysique après douze cents pages, car après tout il pourrait bien se faire qu’il y eût une métaphysique, aveu tardif qui renferme une contradiction, le matérialisme saute à chaque page en propositions s’élançant comme des jets d’une source qui crèveraient le sol ! « Les pouvoirs et les forces — dit Taine — ne sont que des entités verbales et des fantômes métaphysiques. »
C’est la négation absolue des facultés de l’âme, ou plutôt la négation de l’âme elle-même. « Les événements moraux — dit-il ailleurs — ne sont que des sensations transformées ou déformées. »
Et, allant toujours : « Il n’y a plus aujourd’hui que le moi et la nature. »
Certes ! il n’est pas possible d’être, implicitement mais plus clairement, matérialiste dans le sens le plus épais du mot, quoique Taine subtilise et prétende ailleurs : « que la matière, substance douée de force, n’existe pas… ».
Et c’est ici que le père Condillac est dépassé de beaucoup par son tendre fils. En effet, la sensation transformée, c’était tout l’homme dans Condillac, mais dans Taine, l’homme n’est que la possibilité de cette sensation. Nous ne sommes donc tous (qui pouvait s’en douter ?) que des possibilités de sensation et d’image. « On ne connaît, — dit-il majestueusement, — on ne connaît les êtres que par les sensations qu’ils nous donnent. »
Et pour nous montrer comment nous sommes possibles, il ajoute cet exemple ineffable, page 448, t. I. : « Concevons un cordon de sonnette ; c’est le nerf simple conducteur ; il aboutit à une grosse cloche, le centre sensitif, et, quand on l’ébranle lui-même, — (pourquoi lui-même ?) — il la fait tinter ; et voilà la sensation. »
Ainsi, nous ne sommes en réalité que des possibilités de sonnettes (quelle destinée, ô hommes fiers !), des possibilités de sonnettes qui mettent en branle toutes sortes de sonneries en nous ; car nous ne sommes que des possibilités de systèmes de sonnettes fort compliqués, à ce qu’il paraît. Il y a dans une pièce de Molière un horrible pédant en us, que l’on finit par mettre en fuite en lui pendant une sonnette aux oreilles…
Taine a mérité cette sonnette-là !
IV §
Ah ! sonnettes et sornettes, n’est-ce pas ?… C’est, du reste, la seule chose drôle du gros livre de Taine, au milieu de toutes les vésanies sérieuses qu’il renferme. Je m’en voudrais de les discuter, d’agiter pour cela ma sonnette ou mon système de sonnettes. Taine pourrait même (contrairement à son observation) tirer tant qu’il pourrait mon cordon, que, pardieu ! je ne sonnerais pas ! D’ailleurs, à quoi bon ?… Toute la partie physiologique qui est le tout du livre de Taine, est plus ou moins exacte ; je n’y ai pas regardé. Il la dit exacte ; c’est une preuve à faire. Mais, philosophiquement, je n’ai qu’à examiner le principe premier de Taine, qui est la sensation, quoi qu’elle devienne. Or, je sais où la sensation, affirmée comme étant l’intelligence elle-même, peut nous mener, et ceci me suffit pour repousser la guenille rapiécée par Taine et reteinte dans son encrier ! Laissons à l’abbé de Condillac ses vieux fonds de culotte. Nous n’en tirerions jamais de quoi cacher notre pauvreté philosophique, assez dénuée aujourd’hui dans l’auteur du livre De l’Intelligence, pour qu’il me fasse l’effet d’être nu comme un petit saint Jean. L’amas de choses scientifiques derrière lesquelles il s’abrite pour ne pas laisser voir ce qu’il a si peu, ne nous impose pas et ne nous fait pas la moindre illusion. Toutes ces constructions de sensations, toutes ces reviviscences d’images, toutes ces études d’hallucination, toutes ces dentelles d’analyses physiologiques faites au microscope, tous ces fils de la Vierge qu’on nous montre entre l’index et le pouce, toutes ces bluettes, en fin, qu’on veut nous donner et qu’on nous donne, c’est pour que nous ne puissions apercevoir du premier regard le but où l’on veut nous conduire, et ce but, c’est de réduire les plus grandes et les plus vivantes choses qu’il y ait dans le cœur et la tête de l’homme : Dieu, l’âme et le devoir, à n’être qu’une vile sensation, un ridicule bruit de sonnette dont on tire le cordon, en attendant qu’avec ce cordon on puisse les étrangler.
Mais, encore une fois, la punition de cela, le sans inconvénient de cela, c’est l’ennui, l’ennui qui sort de ces pages sèches, où il n’y a que des mots sans vie et des abstractions scientifiques. Le caractère de cela, c’est précisément ce que le système nie. Il nie l’âme ; il n’y en a pas. Il nie l’activité spirituelle ; il n’y a pas d’esprit dans ce livre, qui est d’un homme autrefois d’esprit, mais qui, en se faisant savant dans les sciences matérielles, a donné sa démission d’homme d’esprit.
Et elle a été acceptée !
Guizot §
Vie de quatre grands chrétiens français.
I §
Ceux qui aiment et respectent la mémoire de Guizot regretteront, en lisant les Vies de quatre grands chrétiens français, que sa vieillesse ne fût pas plus fatiguée quand il l’écrivit, et qu’il ne mît pas par-dessus son ancienne renommée, pour la conserver, le couvert, si aisé pourtant, du silence. Les Quatre grands chrétiens français n’ont pas certainement été écrits par un cinquième… Rien de plus médiocre, en effet, et que dis-je ? de plus vain, de plus inutile, de plus sans raison d’être, — voilà pour le fond ! — de plus vague, de moins appuyé, de moins personnel, quoique ce soit infiniment plat, — voilà pour la forme ! — que ces Quatre grands chrétiens français, recueillis sur des terrains différents, jouant, ou plutôt ne jouant pas aux quatre coins, mais les faisant dans le livre de Guizot, l’homme, comme Thiers, son ancien collègue, de la balançoire éternelle, du juste milieu, de l’équilibre ; n’ayant pas (tous les deux !) une idée qu’à l’instant même une autre idée ne surgisse au bout pour la contrepeser, pour l’empêcher de pencher à gauche ou à droite, — la grande affaire, la seule affaire, en dernière analyse, pour des gens qui n’ont pas la force de haïr vaillamment l’erreur ou d’aimer vaillamment la vérité !
Et tel Guizot, il faut bien le dire… Son idée première, dans ce livre qu’il aurait bien pu ne pas publier, est assurément Calvin et Duplessis-Mornay. Mais, dans son épouvante de l’absolu en toutes choses, il adressé, au bout et en face, saint Louis et saint Vincent de Paul, additionnant, pour faire quatre grands hommes chrétiens, natifs de France, saint Louis et saint Vincent de Paul, qui sont plus que de grands chrétiens, puisqu’ils sont des saints, et Calvin et Duplessis-Mornay, qui ne furent jamais des grands hommes. Résultat superbe ! sur les quatre, il n’y en a pas un, et punition de n’avoir pas le courage de sa pensée ! Guizot, qui ne dit pas son dernier mot dans ce livre, car il n’y a pas de dernier mot pour cette loquacité, tenace et vivace ; Guizot, qui ne tient pas moins, dans ce livre, à faire solennellement la cène protestante et à chanter, non pas son cantique de saint Siméon, mais de Marot, en l’honneur du protestantisme, devait laisser là saint Louis et saint Vincent de Paul, qui n’ont que faire et qui détonnent un peu dans des litanies protestantes, et, s’il n’y a pas quatre grands hommes pour lui dans les rangs du protestantisme, se contenter fièrement de deux !
Mais voilà ce que Guizot n’était pas capable de faire. Il voulait impérieusement ses quatre grands hommes chrétiens, comme il dit, et n’en voyant pas chez lui, pour la contredanse historique qu’il rêvait, il est venu les prendre chez nous, non pas de nuit, mais en plein jour d’histoire. Seulement, ne vous y trompez pas ! ce n’est pas simplement manque de franche hardiesse et besoin de saints qui lui ont fait, sans cérémonie, voler les nôtres pour les mettre dans la mauvaise compagnie des siens, ç’a été aussi l’aveuglement de l’erreur et la confusion de toutes les idées. Dans la préface même de son livre, Guizot dit gravement, avec cette glotte d’oracle et ce rengorgement professoral qu’on lui connaît : « Le Catholicisme et le Protestantisme sont LES deux grandes branches issues du tronc chrétien. Ces deux Églises se sont fait longtemps une guerre oppressive et sanglante. Elles ont triomphé ou succombé sur des théâtres divers. Mais là où le Catholicisme a triomphé, comme en France, le Protestantisme n’a point disparu ; là où le Protestantisme a vaincu, comme en Angleterre, le Catholicisme a survécu. Après s’être condamnées à tant d’épreuves et de souffrances mutuelles, ces deux Églises ont appris, par leur propre expérience, qu’elles ne peuvent se détruire l’une l’autre, et qu’il est dans leur destinée de vivre ensemble sur la face du globe… »
Ainsi, selon Guizot, le Christianisme est une chose, et le catholicisme et le protestantisme deux autres choses, sorties de celle-là ; il y a égalité de deux Églises. Mais l’histoire, ni nous, les catholiques, n’acceptons ce compte-là ! L’histoire et nous n’admettons qu’une Église. On est dedans ou l’on en est dehors, mais il n’y en a pas deux ! Bien loin que le protestantisme soit « une branche du tronc chrétien », il n’en est pas même une branche rompue. C’est la hache qui l’a frappé ! Le
protestantisme n’a jamais été qu’une révolte… pourquoi le nier ? Je ne le nierais pas, moi, si j’étais protestant ! Je n’effacerais pas de mon front le signe du révolté, qui serait mon titre de gloire. Comment ! on nous opprimait : nous nous sommes révoltés ; quoi de plus simple ? Et non seulement nous avons fait une révolte heureuse, durable et féconde, et la plus féconde qui ait jamais étendu le frai immortel de toutes révoltes sur l’univers, depuis la guerre des Paysans au xvie siècle jusqu’à la guerre des Communards au xixe, qui pourrait bien redevenir la guerre des Paysans encore. Oui ! j’aurais la fierté de ma révolte ; mais Guizot n’est pas Spartacus !
Guizot, qui a opposé l’ordre et la liberté dans une antithèse connue, digne de Victor Hugo, comme il oppose aujourd’hui saint Louis à Calvin, dans une autre antithèse, n’entend sous aucun prétexte être un révolté, si protestant qu’il puisse être, et il tripote dans l’histoire pour nous prouver que cela fait deux. Singulier arithméticien historique ! La filiation terrible que je vois entre les Jacqueries protestantes et les Jacqueries des temps futurs (et pas si futurs), Guizot ne l’a pas vue du traversin sur lequel dormait sa vieillesse fortunée, mais la logique des principes posés étrangle, un jour ou l’autre, les subtilités des sophistes, et l’invention des deux Églises ne le sauvera pas !
II §
Au reste, cette invention des deux Églises, qui n’est pas neuve et qui n’est pas de lui, convient parfaitement à un homme qui a passé sa vie entre deux idées, comme on reste assis par terre entre deux selles. Fidèle aux habitudes de toute sa vie, Guizot prend encore cette forte et majestueuse position, mais il se contente de la prendre. Il ne discute pas une minute l’existence de ses deux Églises parallèles qui doivent, dit-il dans sa préface, former jusqu’à la fin du monde une asymptote, et il passe immédiatement à ses biographies parallèles. Nous n’avons pas encore la partie carrée des quatre grands hommes. Nous n’avons que les deux premiers et le premier volume de l’ouvrage, mais ce que nous avons fait pressentir ce que nous aurons par la suite. Guizot a méconnu la plus vulgaire règle de composition, qui exige que l’intérêt aille toujours croissant dans toute œuvre littéraire, et il a commencé son livre par ceux avec lesquels il devait le finir ; car, à moins que toutes les notions ne se trouvent brouillées dans sa tête, saint Louis et Calvin sont bien autrement intéressants en histoire que Duplessis-Mornay et même que saint Vincent de Paul !
Calvin surtout, Calvin, entre tous, doit être pour Guizot incomparable. Il l’appelle un réformateur, mais il le diminue… Allons ! pour Guizot, c’est bien mieux. C’est le fondateur de la seconde Église, dans laquelle Guizot est né. Ce n’est pas ma faute si je blasphème ! Calvin s’élance jusqu’à Jésus-Christ, puisqu’il le réforme, en réformant son Église, ou plutôt il le balance, en opposant à l’Église de Jésus-Christ la sienne, à lui, l’Église de Calvin ! Ce presque Dieu, et s’il n’est Dieu, cet homme divin, ne peut être mis en vis-à-vis ou en pendant de personne, et il y a légèreté pour un protestant à l’y placer. Quant à saint Louis, c’est le Roi sans péché du Moyen Âge, l’idéal de la royauté chrétienne dans sa pure beauté ; mais est-ce bien Guizot qui peut comprendre la grandeur surnaturelle d’un tel homme ?… Pour ma part, je ne le crois pas. Pour ma part, il est dans notre histoire de France deux grandeurs auxquelles je défends à toute plume qui n’est pas catholique de toucher, et c’est précisément ce saint Louis sur lequel Guizot vient de mettre sans façon sa main protestante, et Jeanne d’Arc !
Évidemment, toute plume catholique n’est pas digne, par cela seul qu’elle est catholique, de toucher à ces deux êtres surnaturels, mais toute plume qui ne sera pas catholique s’y brisera. L’historien de Jeanne d’Arc est encore à venir. Des plumes très catholiques se sont montrées très incapables, par le talent, de faire une auréole à cette tête d’archange, mais elles ne l’ont pas, du moins, profanée ; tandis que tous les historiens non catholiques de la Pucelle se sont traînés, plus ou moins, comme des limaces, sur sa mémoire. Prenez-les tous et regardez ! Il n’y a pas que ce sale Voltaire de coupable ! Shakespeare lui-même, devant lequel tout nom et tout génie s’abaissent, n’y a rien compris, et quand j’ai nommé celui-là, je n’ai pas besoin de nommer les autres. Saint Louis, bien moins surnaturel que Jeanne d’Arc, bien moins étonnant et bien moins incompréhensible pour notre sotte humanité, a été plus heureux. Il a eu, lui, son historien, comme Notre-Seigneur ses Évangélistes. Joinville a été l’Évangéliste de saint Louis, et son livre charmant est marqué du caractère le plus divin que puisse avoir le livre d’un homme sur un homme. Guizot en a copié beaucoup de passages. Il aurait dû les copier tous, et sa besogne eût été faite !
Malheureusement, non ! On aurait cru qu’il n’y avait qu’un cuistre qui pût mettre des rallonges à Joinville, et Guizot en a mis. Une de ces rallonges, et même la plus longue, est M. Félix Faure, qui, par parenthèse, est de bois de laurier académique, cette rallonge-là ! M. Félix Faure a écrit une Vie de saint Louis couronnée par l’Académie, et Guizot, qui emporte l’Académie dans sa poche comme Hercule les Pygmées dans un coin de sa peau de lion, se fait à lui-même politesse en caressant publiquement son petit. C’est maternel, la manière dont il lui passe la main sur le dos, à son lauréat, et comme il le cite ! Il le cite plus que n’importe qui, plus que le confesseur de la reine Marguerite, la Chronique de Saint-Denys, Mathieu Pâris, Le Nain de Tillemont, et tous les autres historiens dans lesquels il a ramassé sa biographie.
M. Félix Faure, que je n’ai lu que dans Guizot, est-il protestant ? Je l’ignore. Ou, comme tant de modernes, n’est-il que de cette philosophie qui est sortie du protestantisme ?… Je ne le sais pas non plus. Mais j’ai cela à louer dans M. Faure, qu’il prouve péremptoirement, dans une excellente page, malgré Bossuet, Daunou et Guizot, son protecteur, que la Pragmatique sanction, dans laquelle les philosophes et les gallicans avaient vu avec tant, de joie une opposition au Saint-Siège, n’est qu’un cancan et un préjugé historique, il est vrai que Guizot n’est point de cet avis ; il résiste à l’opinion justifiée de son lauréat. Mais comme il n’a pas une idée à lui, dans tout le courant de son ouvrage, il se bute, pour en avoir une, dans la vieille opinion philosophique et gallicane, et de là, de cette moelleuse main qu’on lui connaît, si habile aux nuances et aux délicieux coloris, il nous protestantise légèrement la catholique figure de saint Louis, pour arriver par une pente douce à la figure, tout à fait protestante, celle-là, de Calvin !
III §
Eh bien, Calvin, le Calvin des Quatre grands chrétiens français, n’appartient pas plus à Guizot que ce saint Louis, fait de morceaux maladroitement recousus les uns au bout des autres ! J’ai donné plus haut la liste des historiens de saint Louis (qui du reste n’y sont pas tous) derrière lesquels Guizot a eu le soin de cacher sa tête vide. Pour Calvin, sa méthode va être la même ; c’est la méthode d’un homme qui sent son néant, et qui lui fait couverture avec des citations successives. Elles y sont si nombreuses et elles y prennent si pleinement tant de place, que le livre n’a plus que la valeur d’un plagiat dont le plagiaire n’a pas eu honte de se nommer. Toute la Suisse est là. Ce sont des partisans de Calvin et des pasteurs de Genève qui ont fait réellement le livre de Guizot. Cela s’appelle Bungener, Stahalin, Gaberel, Drelincourt, Coulin, quels noms étoilés ! Guizot se cite parmi eux. Il cite des passages de son petit benjamin de livre (les Méditations chrétiennes). Il se cite, comme Royer-Collard, au déclin, — ne pouvant plus se renouveler ! Voilà les raconteurs de la vie publique de Calvin, — de ce dur commissaire de police religieuse, dont je n’ai pas de mal à dire, car j’aime les commissaires de police, et qui tint Genève sous sa griffe pendant des années, mais dont l’action énergique, le croira-t-on jamais ? est énervée dans les récits de l’homme qui, par ses attitudes, a fait le plus croire qu’il avait en lui du Calvin ! L’énergie de Calvin n’est pas plus comprise par Guizot que l’orthodoxie de saint Louis. Pour le détail de la vie privée du réformateur protestant, on la chercherait en vain dans le livre de Guizot. Elle n’y est pas. Les pasteurs de l’Église réformée ne pouvaient pas l’écrire. Elle aurait trop déformé leur réformateur.
Ainsi, Guizot, qui a écrit à la tête de son livre le mot Vie, — Vies de Quatre grands chrétiens français, — n’avait pas, en réalité, le droit de l’écrire, puisqu’il ne nous donne qu’une biographie dédoublée. Cependant, la vie privée d’un homme historique appartient à la postérité. La vie privée s’adosse à, la vie publique, et il n’est pas permis à l’historien de les séparer. On ne scie pas un homme par la moitié sans crime, en histoire comme ailleurs. Guizot, qui, dans les citations dont est fait son saint Louis, avait oublié les Établissements de Beugnot, a oublié dans son Calvin un livre, catholique il est vrai, mais capital par la science, le renseignement, la sagacité, le talent : le livre d’Audin, auteur aussi d’une vie superbe de Luther. Guizot connaît-il ce livre ? Peut-être non. Tout peut se croire du pêle-mêle littéraire de ce temps, dans lequel roule ce livre encore trop ignoré, mais qui surgira du flot quand tant d’autres livres, portés par le flot, sombreront ! Audin, lui, pourrait se vanter d’avoir fait une Vie complète de Calvin, à laquelle tous les partisans de Calvin sont tenus maintenant de répondre. Et de fait, la vie privée des réformateurs importe à leur réforme. Puisqu’on nous a fait l’insolence des deux Églises parallèles, il faut qu’on puisse voir dans la vie des fondateurs de l’une comme de l’autre de ces Églises, et (que Dieu me pardonne d’unir forcément ces deux noms !) il faut, pour l’honneur du protestantisme, qu’on voie aussi clairement dans la vie de Calvin que dans celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ !
Effrayante alternative pour Guizot, qui n’a même guères abordé que par la main des autres la vie publique de Calvin et son gouvernement spirituel, mais qui, pour le reste, pour cet abîme de la moralité d’un homme, qu’il faut pénétrer et sonder dans tout homme, quand on se charge de son histoire, a fait ce qu’on fit à la mort de Calvin, dont on s’empressa de clouer vite dans le cercueil le cadavre, qui aurait parlé, et de le jeter dans la tombe… Prudence terrible, qui dit même plus qu’on n’ose penser.
IV §
Le quadrille est donc manqué, dès les premiers pas, et, l’aurait-on prévu jamais ? manqué par Calvin ; car la vie privée de saint Louis se trouve dans Joinville, et Guizot, qui n’avait pas de raisons pour ne pas la copier, l’a copiée. Hélas ! le temps a fait de Guizot, jadis historien, un copiste ; seulement on reconnaît toujours le protestant au choix de la copie, et malgré le faste de protestantisme qui s’étale dans son livre, on y reconnaît le philosophe, l’éclectique, le rationaliste, plus que le protestant encore. Dans le domaine de l’action comme dans celui de la pensée, Guizot est un esprit qui ne fut jamais sûr de rien. Sépulcre (au fond) de scepticisme, blanchi et recrépi de protestantisme à la surface, c’est le Guizot de toute sa vie que nous retrouvons dans ce livre, mais avec des changements profonds et des modifications singulières. C’est bien Guizot, l’ancien Guizot, mais tellement passé à la pierre ponce des années, tellement usé par la main de velours du temps qu’il s’en est velouté comme elle, tellement dulcifié qu’il en est devenu douceâtre, et ayant perdu si complètement tous ses angles, toutes ses âpretés et toutes ses sécheresses, qu’on se dit, sous le coup de cette étonnante métamorphose : Va-t-il lui pousser des contours ?…
Là sera l’étonnement pour ceux qui liront cette vie des Quatre grands chrétiens français. On y constatera, en plus, un déplorable progrès, — le progrès dans la faiblesse et l’effacement. Certes ! nous nous attendions ici à une œuvre de protestantisme et de philosophie, dont nous n’aurions même pas discuté les principes dans une polémique inutile ; mais puisqu’il s’agissait du protestantisme et de Calvin, nous nous attendions, cependant, à une œuvre, sinon forte, au moins substantielle de l’ancienne substance de Guizot. Rien de semblable ne s’est produit. Je l’ai dit déjà : excepté l’idée du quadrille historique, qui est une idée de maître à danser, il n’y a rien dans le livre de Guizot qui soit vraiment de Guizot, qui ait coûté une noble peine, un vigoureux effort à Guizot ! Il n’y a là ni aperçu frappant, ni pensée nouvelle. Tout ce qui est là-dedans, avant de le lire, on le savait ; et la manière de nous l’apprendre, on la savait aussi, mais moins, car elle s’est lamentablement affaiblie. De grisâtre qu’il était autrefois quand il éclatait le plus, le style de Guizot a passé au blanchâtre, et la dure austérité de la forme qui semblait impliquer l’austérité du fond, et qui était la prétention de Guizot, s’est fondue dans je ne sais quel ramollissement sentimental. Ce grand antipathique, qui a déplu au monde avec une persistance de soixante années et davantage, ne parle plus, ne se préoccupe plus que de sympathie. C’est la sympathie qui est le point commun de ses Quatre grands chrétiens. Il la trouve également dans saint Louis, où elle était réellement, et dans Calvin, où elle n’était pas. Qui sait ? Il la trouve peut-être en lui-même ! Toujours est-il que, maniaque de sympathie nouvellement éclose, il en répète le mot à chaque page, à chaque ligne, avec une fréquence qui ressemble au tic d’un appauvrissement. Un sympathique ennui — vous le comprenez ! — s’exhale de tout cela. Je parlais dernièrement de l’ennui dont nous accable Goethe ; si je faisais des quadrilles de grands ennuyeux et de grands ennuis, je mettrais en face celui dont nous comble Guizot.
J’avais envie de ne pas le dire. J’avais envie d’épargner cette critique au grand âge de Guizot ; mais, lui, nous a-t-il épargné d’écrire un livre que nous ne lui demandions pas ? J’ai été dupe une fois de plus de ce nom de Guizot, qui papillote encore à l’œil dans la lumière de ce temps, et qui en est, je crois bien, à son dernier papillotage. Désormais je le laisserai tranquille. L’historien de la Civilisation n’est plus qu’un grand-père dans l’histoire. Pour le lire, il faut être de sa famille, — et il n’y a plus que ses petits-enfants qui puissent en parler !
Vie de la Révérende Mère Térèse de St-Augustin, Madame Louise de France §
Vie de la Révérende Mère Térèse de Saint-Augustin, Madame Louise de France, par une religieuse de sa communauté ; Louis XV et sa famille, par H. Bonhomme ; Les six filles de Louis XV, par J. Soury.
I §
C’est en 1865 que parut, — si cela s’appelle paraître, — sans vitrine et sans nom d’éditeur, ce livre en deux volumes intitulé : Vie de la Révérende Mère Térèse de Saint-Augustin, Madame Louise de France. Bien entendu, personne n’en parla. Le temps n’était pas aux saintes. Si c’avait été la vie de quelque irrévérente et scandaleuse cabotine, on en aurait eu pour quinze grands jours de jérémiades dans les journaux sur le malheur d’avoir une cabotine de moins dans Paris, et les plumes les plus célèbres auraient mis leur honneur à faire queue de paon à sa mémoire. Ici, il n’y eut ni queue de paon, ni paon d’aucune espèce. Chateaubriand, qui en était un très fastueux, Chateaubriand, vieux d’âge et plus vieux encore de mépris, avait eu, un jour, la sombre fantaisie d’écrire, par mépris des choses contemporaines, la vie du trappiste Rancé, et son livre avait été sa Trappe, à lui, d’où il nous disait qu’il fallait mourir. L’obscure religieuse qui a écrit la Vie de la Mère Térèse de Saint-Augustin, n’a ni la splendeur ni le mépris de Châteaubriand. Elle n’a pas mis son nom à son livre et elle n’avait pas de nom à y mettre. C’est l’anonyme de l’humilité… On dirait un de ces Anges qui font la cuisine du couvent dans le beau tableau de Murillo, et qui, après l’avoir faite, se renvoient au ciel !
C’est, en effet, de la cuisine claustrale. C’est bien là un livre de cloître, fait pour le cloître et vendu — se vendit-il ? — au profit du cloître. Pour le monde, c’était l’oubli, et l’oubli par-dessus lequel il y avait encore l’illisible livre de l’abbé Proyart, pour en augmenter la profondeur. Louise de France avait voulu l’oubli, et Dieu le lui donnait. Nous-mêmes, qui ne haïssons pas cependant les béguines, nous n’aurions peut-être jamais parlé du livre de celle-ci sans la circonstance très moderne d’une critique historique qui recherche depuis quelque temps, avec un instinct de satyre dans les deux sens du mot, l’odeur de la femme (odor di femina) dans l’histoire. Après nous avoir donné récemment les Filles du régent, cette Critique historique vient de les faire suivre des Six Filles de Louis XV, et nécessairement parmi ces dernières, plus ou moins insultées, elle a dû toucher surtout à celle-là qui, elle ! est volontairement sortie de l’histoire pour entrer chez Dieu. Les autres n’étaient que des princesses. Raison très suffisante d’insulte. Mais celle-ci de princesse était devenue religieuse, et, d’une raison d’insulte, cela en faisait vingt-cinq ! La critique historique, ayant fatuité d’érudition, a donc gratté le papier contre Louise de France, la Carmélite. Et c’est pour cela qu’importuné et dégoûté d’une critique d’histoire n’entendant rien à la pure et surnaturelle grandeur d’une fille de Louis XV, qui faisait, au temps de Voltaire, identiquement ce que faisaient les filles de Clovis au temps de saint Rémi, nous sommes remonté, pour nous purifier dans la vérité et l’intelligence, jusqu’à ce livre, méprisé des faiseurs et lumineusement compétent sur le sujet qu’il traite, et que nous l’avons respectueusement descendu à cette place, comme un reliquaire pris sur un autel !
II §
Les faiseurs que les filles de Louis XV ont tentés, sont Honoré Bonhomme et Jules Soury. Honoré Bonhomme, déjà connu, débuta par une étude sur Piron, intéressante et spirituelle. Biographe qui, depuis, s’est détiré et a fait tout ce qu’il a pu pour s’allonger en historien. Y est-il parvenu ?… Ce pironien se frotte maintenant à la sandale de Madame Louise de France, qui pourrait bien lui laisser des excoriations aux oreilles. Les pauvres alpargates de la religieuse ne lui inspirent pas beaucoup plus de respect que la mule du Pape. N’est pas catholique qui veut. Il aimerait mieux baiser celle de madame de Pompadour. Quant à Jules Soury, qui a vraiment un nom providentiel pour un rat de bibliothèque, — et l’on m’a dit qu’il en était un, — je ne l’aurais pas encore aperçu dans la poussière des endroits où il gîte, si la Revue des Deux Mondes ne lui avait pas jeté sa vieille serpillière saumon sur le dos. Certes ! je ne confondrai jamais Honoré Bonhomme, qui, au fond, est un bonhomme, ni ses dessus-de-porte un peu pâlots sur Mesdames de France, avec Jules Soury, qui n’est nullement bonhomme, et qui tripote chimiquement l’histoire pour en faire du poison, pour en extraire de la poudre de succession au profit de la libre-pensée. Ses Six filles de Louis XV, à Jules Soury, n’ont pas l’honnête volonté d’être impartial du brave Bonhomme, qui n’en peut mais, ce bon garçon, s’il a été trempoté par son temps dans cette philosophie du sens commun dont les compotes deviennent si vite des pourritures… Jules Soury est un regain de Michelet. Honoré Bonhomme, qui d’abord écrit chez lui, et non chez Buloz, a même l’indépendance de petites ruptures en visière avec Michelet, ce diable de Michelet qui devrait pourtant être bien séduisant pour un pironien, quand il dit ses polissonneries. Eh bien, pas du tout, il ne l’est point ! Oh ! certainement, l’honorable mais doux
Honoré, n’est pas homme à laver la tête à Michelet avec la potasse qui convient… Trop grosse besogne pour une modestie qui s’est fortifiée par l’étude ! Mais il ose, ma foi ! et c’est beaucoup déjà ! lui laver doucettement le bout des doigts… Disons-le à son éloge : l’auteur de Louis XV et sa famille n’est pas pour les incestes… Louis XV sort net de cela des mains de ce petit juge « bon humain »
, comme dirait Béranger… Seulement, s’il n’insulte pas malproprement Mesdames de France, en les racontant, H. Bonhomme a diminué fort vilainement Madame Louise, à laquelle son bourgeoisisme philosophique — et c’est son excuse ! — ne comprend absolument rien. Rat de bibliothèque, lui, et même un vieux rat, fonctionnant et perçant et trouant à travers les bouquins depuis des années, il ronge non pas d’une dent superbe, — dente superbo
, — mais d’une dent qui a l’habitude de la chose, la bure ou la serge de la Carmélite. Seulement, dans ses appétits de Raton, il regrette les dentelles des robes de cour de Madame Louise, qui feraient bien mieux ses affaires. Aussi, mécontent et famélique, il conclut, derrière la jupe de madame Campan, dont il grignote encore ce bout de fausse guipure : « qu’il n’y eut dans l’entrée de Madame Louise aux Carmélites, ni piété, ni appel d’en haut, ni amour de Dieu ! »
En êtes-vous bien sûr, monsieur Honoré Bonhomme, que j’honore, mais seulement et exclusivement jusque-là ?… Ni piété, ni appel d’en haut, ni amour de Dieu ! Un tel rapetissement de Madame Louise va, pour nous autres catholiques, jusqu’à l’insulte ! Mais qu’y avait-il donc, alors ? H. Bonhomme va vous le dire, avec madame Campan, son autorité : Il y avait « l’amour des grandes choses »
. Mais quelle grande chose y a-t-il dans l’action de se faire religieuse, quand il n’y a ni amour de Dieu, ni appel d’en haut, ni piété ? Qu’y a-t-il ? Il n’y a plus, il ne peut plus y avoir qu’une étrange chose, une folle chose, ou même une lâche chose… Mais que voulez-vous ? il ne croit pas à la Grâce, le gracieux Bonhomme. Ce grignoteur de livres n’est que le trotte-menu de la raison, et cela lui en paraît le comble de séculariser une religieuse et une sainte, et d’expliquer son entrée en religion par les motifs les plus humains. « Madame Louise part — dit-il — quand madame Dubarry arrive… »
C’est cette portière de la Révolution qui met à la porte de Versailles la fille de Louis XV, laquelle tire son voile de nonne sur ses yeux comme devant le soleil, pour ne plus voir cette éblouissante coquine. Où donc est la hardiesse, où donc est la fierté dans cette Madame Louise, dans cette amazone, — comme il l’appelle, ce bon Bonhomme, qui de sa nature est peu équestre et qui, ébahi comme un badaud devant un cirque, la trouve très amazone parce qu’elle savait, comme toutes les femmes de la cour d’alors, faire un temps de galop aux chasses du roi ! Il ne voit pas, en disant cela, qu’il fausse l’espèce de caractère qu’il lui accorde. Il la met à pied, comme un postillon dont on serait mécontent, cette équestre dont il dit, éperdu comme un poète, cet homme rassis : « Voyez-la courir par les bois ! »
et qui mourut, dit-il encore, criant : « Au paradis, vite, vite, au grand
galop !… »
comme l’Empereur expirant disait : « Tête de pont, corps d’armée ! »
Ah ! il se soucie bien des contradictions, cet enthousiaste Bonhomme ! Son métier n’est point d’être logicien. Il ne se pique que d’être psychologue (sic). C’est sa psychologie qui a découvert dans Madame Louise une amazone. C’est cette inépuisable psychologie qui lui a fait redécouvrir dans l’amazone une sybarite, — une sybarite de nouvelle espèce, qui resta voluptueusement pendant dix-sept ans, et jusqu’à sa mort, sur la paillasse des Carmélites, — et non pas en vertu d’une grâce divine, comme nous dirions, nous autres imbéciles, mais en vertu de « l’essence des choses »
, comme il dit, ce philosophe, qui a sans doute dans sa poche un flacon de cette mystérieuse essence-là ! Aimable d’ailleurs, et même gentil, à sa manière, tout le temps que durent la sybarite et l’amazone, qu’il aime toutes les deux, ce pauvre cul-de-plomb de bibliophile, peut-être par l’effet du contraste, il ne se sent plus, hélas ! ni gentillesse ni goût pour la religieuse, quand elle supprime d’un signe de croix l’amazone et la sybarite ! Et comme l’amour même de Madame Louise pour son père Louis XV, au nom duquel elle offre sa vie en expiation et en sacrifice, pourrait paraître encore un sentiment par trop divin à la petite raisonnette humaine, ce ratiocinant Bonhomme se rejette à « l’ascendant du prêtre !… »
L’ascendant du prêtre, disons-le, fait-il. Disons-le ! comme s’il fallait un grand courage pour parler de l’ascendant du prêtre, dans un temps où il n’en a plus ! L’ascendant du prêtre, DISONS-LE ! et c’est tout, et voilà l’histoire de la vocation de Madame Louise, comme vous voyez, bien simplifiée ! La duchesse de Mirepoix la simplifiait encore davantage. H. Bonhomme n’a garde d’oublier qu’elle appelait sans se gêner Madame Louise : « Une folle, qui
n’entrait au couvent que pour tracasser toute la cour au nom du ciel. »
Mais Honoré Bonhomme, qui n’est pas duc, se contente seulement de regretter, dans sa petite condition de Bonhomme, que l’amazone et la sybarite « n’aient pas été mieux conseillées et qu’elles ne se soient pas dirigées elles-mêmes »
. Et c’est même par ce pédantisme, dont je suis fâché, car il y détonne, qu’il finit sa chosette historique, qui n’est point pédante ailleurs, qui nulle part n’est bien méchante, et qui n’a pour toute ambition que d’avoir de la désinvolture. Malheureusement, elle n’en a point, et elle reste, sous des formes légères, mais plates, une petite cuistrerie philosophique appliquée aux choses de la foi, qui, dans le cas présent, peuvent seules expliquer une action sublime.
III §
Car le monsieur Soury de la Revue des Deux Mondes n’y peut pas plus que le monsieur Bonhomme du volume, le terrible Soury ! qui ne sourit pas comme l’aimable Bonhomme, lequel est certainement trop du xviiie siècle pour être pie, mais qui ne se permet guères qu’un œil de poudre en impiété. Soury s’en permet davantage. Soury n’est pas dans les tons doux de H. Bonhomme. Il est rude, amer, mal peigné, et se croit poignant. C’est un érudit d’un autre calibre et d’une autre maussaderie. Rogue même avec Michelet dont il est, je l’ai dit, pourtant le regain, il n’en a pas le talent, certes ! mais il en a les hostilités et les haines, et surtout l’affreuse physiologie grossière. Son article de la Revue des Deux Mondes n’est que lymphe, tissus ramollis, boutons, dartres, pustules. Se complaît-il en ces putréfactions ? et jouit-il enfin de voir, dans les filles de Louis XV, tout ce noble et généreux sang de la maison de Bourbon si mortellement empoisonné ? Comme cela le venge bien de tous ces siècles pendant lesquels ce sang a coulé pour la France, et glorieusement régné sur elle ! Comme on sent, sous la plume qui se promène avec tant de bonheur en ces purulences, l’envie triomphante du démocrate moderne suivant avec une joie féroce la décomposition de ce sang royal et héroïque, qui a trop duré, mais qui ne s’est pas décomposé si vite que, pour hâter son épuisement et en voir la fin, on n’ait pas employé la guillotine, cette saignée du médecin Marat ! Soury, qui les fait toutes malades, les filles de Louis XV, ne se contente pas de boutons et de dartres pour Madame Louise, la plus haïe de toutes, puisqu’elle s’est faite religieuse et qu’elle est devenue une sainte ; il l’orne, elle, d’un rachitis. Elle avait, un jour de son enfance, fait une chute au couvent de Fontevrault et s’était légèrement dévié la taille. Elle y avait gardé ce défaut, qui n’empêchait pas mademoiselle de Retz
d’être charmante et d’être aimée de son cousin le cardinal. Mais Soury, ce docteur Tant pis qui pense Tant mieux, la déclare manifestement rachitique : « Madame dernière, — dit-il, — celle-là même — ajoute-t-il avec une ironie pleine de colère — dont la catholicité attend la béatification, c’était un être débile, chétif, manifestement rachitique. Triste fleur d’hiver, elle avorta, ne s’épanouit jamais. — (Ne reconnaissez-vous pas Michelet, même dans le tour de la phrase ?) — Marie Leczinska était comme un sol épuisé ; elle n’enfantait plus que la mort ou la difformité. Rien n’est moins certain que l’accident arrivé à Fontevrault par lequel on rend compte ordinairement de la déviation de l’épine dorsale que la princesse appelait sa bosse. »
Rien n’est moins certain, mais il n’ose pas le nier, quoiqu’il en ait furieusement envie ! et quoique tous les historiens et tous les biographes fassent paraître ici une singulière crédulité. Le croirait-on ? C’est des Mémoires du duc de Luynes, qui disent la princesse petite à treize ans, mais vive et gaie, la tête un peu grosse pour sa taille, qu’il ne craint pas de tirer la conséquence du rachitisme ! Cependant, il ne peut s’empêcher de convenir qu’en dépit de sa laideur la tête est intelligente, l’œil vif, la mine éveillée, mais, allez ! il se rattrape bien vite : « Nul vestige de bonhomie bourbonienne »
, écrit-il. On devine dans la princesse un esprit sec et positif, étroit et borné, ambitieux et singulièrement retors. C’est une nature ingrate, mal venue, inquiète, qui, humiliée et froissée dans le milieu où se sont développées ses sœurs, se replie solitaire sur elle-même, jette à la dérobée des regards d’envie sur le cloître, médite des
projets d’évasion. De son père, elle tient la dissimulation ; de sa mère, quelques saillies d’esprit baroques. Sans vulgaire méchanceté, elle ignore pourtant ce que c’est que la bonté. Le fond de son caractère est un composé de petites passions mesquines, de vanité blessée, d’ambition inassouvie ; et, pour finir ce portrait insolent pour la fille de France, qu’il calomnie en la peignant, par une insolence qui atteigne jusqu’au Carmel où elle va entrer et jusqu’à l’Église dont elle va devenir l’édification et la gloire, l’odieux singe de Michelet ajoute : « La dernière des filles de France à la cour, elle sera dans un monastère la première des carmélites de la chrétienté ! »
Ah ! nous sommes bien loin du pauvre Bonhomme, qui, quand on lit ces pages, paraît délicat avec Madame Louise, et qui a la bonté d’excuser la sainte en faveur de l’écuyère. Mais Soury, le piéton de Buloz, ne doit pas aimer les écuyères. Soury n’admet aucune excuse à cette turpitude de la sainteté. Madame Louise n’a pas besoin d’excuse ; elle était née pour être ce qu’elle est devenue. Elle était bête, elle était fausse, elle était retorse. Elle donc était digne d’être religieuse, d’être sainte, d’être la première des carmélites du monde chrétien. Honorable Honoré Bonhomme, vous en doutiez-vous ?… Vous, l’innocent pilotis de cette formidable critique, car c’est sur votre livre que Soury a fait son article dans la Revue des Deux Mondes, vous doutiez-vous, quand vous l’écriviez, de ce qui allait vous grimper si effroyablement sur le dos ?…
IV §
Mais la réponse était toute faite à ces insultes et à ces calomnies introduites dans l’histoire par la haine ; elle était faite même avant que ces insultes et ces calomnies se fussent produites dans les publications récentes que nous venons de signaler. La Vie de Madame Térèse de Saint-Augustin les attendait… et cette petite lumière, allumée pieusement sur le tombeau de la Carmélite par une sœur inconnue de sa Communauté, se projettera, grande et forte de sa pureté seule, sur le passé de la princesse, et nous l’éclairera mieux que les récits du temps orageux et souillé où elle a vécu… Aucune des sœurs de cette fille de roi ne partagera cet avantage avec elle d’avoir un livre pur, sincère et désintéressé, inspiré par l’enthousiasme de la justice et tracé par une main à qui on puisse se fier, puisqu’elle est chrétienne, pour défendre sa mémoire outragée en racontant simplement sa vie. Ses sœurs, restées des porphyrogénètes, sans action historique hors de leur palais dans une monarchie encore salique à son déclin, n’ayant pas, ne pouvant pas avoir à leur service ce soufflet écrasant de la gloire sur les joues de ceux qui la nient, auront seulement pour les défendre, quand ils ne les accuseront pas, les Mémoires du temps, — les Mémoires des filles de chambre qui les volèrent, des femmes de la cour qui les envièrent, et des grands seigneurs qui voulurent peut-être devenir leurs amants et qui se vengèrent de ne l’être pas ! On sait ce que fut le xviiie siècle. On connaît sa moralité. Là, pour ces nobles filles de France, sont les sources troublées de leur histoire, et il y a assez de limon dans ces sources pour que leurs ennemis délicieusement y pataugent. Voyez ! déjà la Campan souffle H. Bonhomme. C’est la Dorine de cet Orgon ! Soury, l’orthopédiste, tord le texte du duc de Luynes pour faire de Madame Louise une rachitique, une misérable larve à l’esprit borné et baroque, moqueuse, orgueilleuse, volontaire et gourmande ; mais la goutte de lumière, la petite lampe sur le tombeau de la Carmélite, suffit pour nous montrer ce qu’elle était à tous les moments de sa vie. Ineptie et ignorance de la haine ! elle aurait été, du reste, tout ce qu’il dit, l’insulteur de la Revue des Deux Mondes, qui lui jette au front la boue de son érudition suspecte, qu’elle n’en aurait été que plus grande de se faire carmélite, et plus grande sainte aussi d’être une sainte, dans des conditions pareilles de tempérament vicié et d’abjecte nature ; mais elle ne l’était pas !
Elle était le contraire ! C’était un esprit et une âme d’un charme robuste, dans un corps qui, bien loin d’être rachitique et malingre, avait le défaut opposé, — l’embonpoint un peu trop développé des Bourbons de ces derniers âges… Dans un portrait où elle s’est sabrée plus qu’elle ne s’y est peinte, elle s’est comparée « à une boule »
, avec l’insouciance de la force qui fait bon marché de la beauté, et ce feu de gaieté gauloise — car c’est une gauloise, Madame Louise ! — que rien n’éteignit jamais en elle, ni la gravité du cloître, ni le renoncement à tout, ni les plus cruelles rigueurs de la pénitence. Ce fut la seule chose qui lui résista. Même le feu du ciel de l’amour de Dieu, ne put pas absorber cette flamme de l’esprit dans sa flamme ! La carmélite inconnue de son histoire a ramassé une foule de mots d’elle, animés de cette gaieté gauloise : « Croyez-vous — disait-elle un jour à ses novices, qui sentaient ces ennuis des après-midi dans les cloîtres qui sont les nostalgies du monde, — que nous sommes venues aux Carmélites pour rechercher ce qui amuse, et que la société des douze apôtres ait été toujours bien amusante pour Notre-Seigneur Jésus-Christ ? »
C’était elle qui appelait les robes qu’elle avait portées à la cour : « les cilices du diable »
. Si madame du Deffand, au lieu d’être une athée, avait été une dévote, aurait-elle mieux dit ?… Et tout, en elle, était de ce tour piquant, animé, décidé, vaillant et joyeux ! Les horribles Jansénistes, qui jaunissaient beaucoup l’esprit religieux de son temps, l’auraient abhorrée, parce qu’elle portait allègrement sa croix, — cette croix dont cependant elle n’allégea jamais le poids ! Avant de la prendre au pied de l’autel, elle l’avait déjà soulevée à la cour. Elle s’y était essayée et elle savait ce qu’elle pesait. Sous la soie rose de ces mœurs pompon et pompadour qui s’y étalaient, elle avait, à l’insu des plus fins, glissé la serge de
la carmélite, sans que rien en parût moins rose sur son corps et sur son esprit. Elle fut enfin gaiement une sainte, comme on était, en France, gaiement un héros, du temps de Fontenoy ! En religion, les saints sont les héros, et elle était une héroïne, qui courait toujours au plus difficile, au plus escarpé, au plus terrible dans la discipline, dans la règle, dans la stricte observance ! Ne voulant être dispensée de rien, marchant sur son titre de princesse, voulant qu’on oubliât la princesse, ayant honte d’être princesse — dit la carmélite inconnue, qui a de ces traits, — comme on a honte d’être fille des champs. Dans la sainteté de cette fille de roi, ce qui frappe surtout, c’est l’humilité, — c’est cette immense humilité dont elle fit l’unique gloire de sa vie renversée… C’est l’amour de la pauvreté, qu’avait le mendiant Labre, en ce temps-là où jamais la corruption de la chair et de l’orgueil n’avaient mieux tenu le monde. Elle l’avait, elle le pratiquait, comme lui, dans son cloître, où elle portait, comme lui, des haillons, et nouait à genoux les alpargates déchirées de ses sœurs.
Ce mot de sœur la ravissait. Elle ne répondit point à un autre nom jusqu’au jour où elle fut la Mère des novices, des maîtresses que Dieu lui avait données, disait-elle, et dont elle était la servante. De partout, elle effaça ses armes, les fleurs de lys de sa maison. Elle les arracha même de son cœur ! Voilà pour l’orgueilleuse. Et voici pour l’esprit borné, voici pour la bête de la Revue des Deux Mondes : Elle avait, comme la grande sainte Thérèse dont elle portait le nom, le discernement de la valeur des âmes, et elle en avait le gouvernement. L’instinct royal, impérissable comme sa gaieté, se retrouvait ici… dans la laveuse de vaisselle de cloître qu’elle avait voulu devenir, cette ambitieuse ! Et pour la gourmande… Il n’y a qu’une carmélite, dans un livre écrit pour des carmélites, qui puisse raconter en détail les mortifications que cette gourmande s’imposait et qui soulèveraient de dégoût l’estomac et même la plume des gens du monde. Quant à des mortifications plus hautes, de celles qui allaient plus loin que la chair et ses frissons, elle dit, à l’heure de sa mort, qu’on remportât le crucifix qui avait servi à son père pour mourir. Elle trouvait que le baiser mis là par son père avait quelque chose de trop humain encore, et elle ne voulut pas, en expirant à la même place, adoucir l’horreur de sa fin !
Telle elle fut, cette sainte dont la canonisation fait rire dans la boutique de la Revue des Deux Mondes. Il n’y a que des âmes chrétiennes qui puissent écrire l’histoire des âmes chrétiennes ; même les âmes le plus près du Christianisme, mais qui n’ont pas été saisies vigoureusement par son esprit, s’y trompent. Marie-Antoinette… — oui ! Marie-Antoinette elle-même, — n’a-t-elle pas, comme madame de Mirepoix, traité un jour d’intrigante sa sainte et royale tante Madame Louise ? Injure frivole, à laquelle répondra l’échafaud ! Elle l’a appelée de cet avilissant nom d’intrigante, parce que la Carmélite, qui voyait clair dans ce malheureux monde qui s’en allait, s’occupait des intérêts de la religion — tout pour elle ! — et la voulait sauver : une des obligations les plus sacrées, les plus impérieuses, les plus inévitables de sa foi. Quand Marie-Antoinette a dit cela, on ne peut vraiment pas se fâcher beaucoup des propos de Soury, Buloz et Bonhomme ! Mais la carmélite inconnue, elle, ne s’y est pas trompée. Elle a raconté les intrigues de cette intrigante pour le ciel ! Elle a dit, dans leur pure beauté, les faits, qui furent, pour Madame Louise de France, l’accomplissement de ses devoirs, et que le tordeur de textes au compte de la Revue des Deux Mondes, ce travailleur en difformités, a hideusement déformés, — comme un de ces sinistres bateleurs qui font avec de beaux enfants des monstres, et qui vivent de ces monstruosités !
Et ceci, qu’on le croie bien ! n’est pas de la littérature. On ne fait pas plus de la littérature contre ce magasin de la Revue des Deux Mondes qui, pour ce qu’elle vend, n’est pas le Bon Marché, qu’on n’en ferait contre le Bon Marché. De la littérature ! Allons donc ! Je n’ai fait que de la décence contre de l’indécence. Voilà tout.
Ernest Hello §
Contes extraordinaires.
I §
Je n’aime point ce mot « d’extraordinaires », Il est prétentieux et vague, quoique enflé, disant, du même coup maladroit, trop et pas assez… « Extraordinaires ! » Quel auteur ne croit pas ce qu’il fait « extraordinaire » ?… On avait déjà affligé de ce mot-là — commun au fond comme un trottoir — les contes d’Edgar Poe, traduits et révélés par Baudelaire, et que le profond américain, qui savait bien ce qu’il faisait, — qui avait, lui, mieux que personne, le sens lumineux de son œuvre, — avait appelés : Contes arabesques. Ils avaient, en effet, la fantaisie osée et calculée des arabesques ! Mais en ce beau pays de France, qui est très lâche en littérature, on prit peur de ce mot « d’arabesques » qui pouvait déconcerter les petites têtes françaises et tromper leur besoin de petite clarté… et on le ratura pour le remplacer par le mot « d’extraordinaires », bête comme une affiche de théâtre, un jour de solennelle représentation ! Le pauvre Baudelaire, qu’on faisait souffrir alors jusque dans sa propre originalité, mais qui n’en restait pas moins imperturbablement sûr de la gloire future de son auteur, souscrivit à tout, en frémissant, pour faire passer en France son ballot de génie, n’importe sous quel nom, et il passa sous le nom d’Histoires extraordinaires. Eh bien, voilà que les Contes extraordinaires rappellent assez servilement les Histoires extraordinaires ! Quelle richesse d’imagination !… Certes ! le mot de Contes, en titre, valait mieux tout seul. Et qui sait ? Peut-être Ernest Hello l’avait-il d’abord simplement écrit ?… Assurément, ce n’était pas là un titre irrésistible. Mais il était, du moins, sans bouffissure. Il n’avait pas la joue enflée du sonneur de trompe… Il ne promettait rien. Il pouvait tenir tout..
D’ailleurs, ce mot « d’extraordinaires » n’était pas même exact ici. Les Contes d’Ernest Hello ne le sont tous, extraordinaires, probablement que pour son éditeur. Il y en a quelques-uns, il est vrai, de très nouveaux et de très étonnants, mais il y en a plusieurs — et c’est le plus grand nombre — qui ne sont pas étonnants du tout, ou qui le sont comme il faudrait qu’ils ne le fussent pas… Ernest Hello étonne trop, quand, de la plume qui a écrit Ludovic, les Deux étrangers, Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? il écrit Ève et Marie, le Gâteau des Rois, la Recherche, etc… Je parlais plus haut d’arabesques ; mais Ernest Hello est lui-même une arabesque ! C’est en facultés, en talent, et même en sa personne, une arabesque, et d’invention très retorse et très compliquée. Dieu, qui est un très grand peintre en arabesques et en toutes autres peintures, l’a composé d’entrelacements très contrastants et très singuliers… La force, en lui, — une force intellectuelle par moments immense, — tout à coup se fond en faiblesse. Où l’homme aigu, perçant, incroyablement, sur naturellement intuitif, a-t-il passé ? Il procède par zigzags, comme l’éclair. Son talent, c’est une vision qui foudroie et qui disparaît… Après la lumière, beaucoup d’ombre. Plus qu’aucun écrivain, il fait penser aux deux vers de Quinault :
Il est beau qu’un mortel jusques au ciel s’élève !Il est beau même d’en tomber !…
Il a aussi cette dernière beauté… la beauté de la chute… Fait d’inégalités, il va haut et il tombe, — et parfois il se démantibule en tombant, mais il reste un démantibulé sublime. Dans ces Contes, que n’y a-t-il pas ?… Il y fait paraître un Edgar Poe, — et non pas l’Edgar Poe connu, l’Edgar Poe mathématique, comme le terrible calculateur américain, qui a manqué son lecteur en manquant Pascal, — mais un Edgar Poe inconnu, religieux et mystique, coupé — et voilà l’arabesque ! — à moitié de ceinture par un Marmontel des Contes moraux, non plus philosophe, mais chrétien… À côté de pages magnifiques, écrites avec ce feu blanc des mystiques qui traverse les âmes en les illuminant, il y en a d’autres d’une inspiration innocente et presque enfantine (voir le Gâteau des Rois). Sans le relief et la précision de sa plume, qui est toujours d’un écrivain, on dirait madame de Ségur… C’est qu’en dehors du mysticisme, qui a fait de lui ce qu’il est quand il est absolument supérieur, Ernest Hello n’existe pas !
II §
Mais dans l’ordre mystique, il existe, et fortement, et grandement, cet homme exceptionnel. Dans cet ordre-là, il touche au génie, et si ses Contes extraordinaires étaient tous d’une transcendance égale à la transcendance de trois d’entre eux, le génie ne lui serait pas contesté. Et ce n’est pas pour nous que nous écrivons cela ! Nous, nous avons prévenu l’opinion. Nous avons déjà (V. la IIe série des Œuvres et des Hommes) signalé le curieux talent d’Ernest Hello, sur lequel tant de gens se taisent qui devraient parler, et nous avons montré les pointes de génie qui apparaissent à travers son talent, comme les pointes de la fleur à travers l’enveloppe de son bouton. Nous avons rendu compte, lorsqu’il les publia, de ces deux livres, d’une beauté rare et profonde, intitulés : l’Homme et Physionomies de saints15, restés obscurs tous deux, malgré leur beauté et notre effort, et qui devaient naturellement et fatalement le rester dans un temps comme le nôtre, où l’on n’a plus souci que des choses matérielles et basses, et même des plus basses, en littérature… Quand M. Zola fait éruption dans la célébrité, que voulez-vous que devienne, à son antipode, le spiritualiste, le religieux, le mystique Hello ?… Et cependant ce spiritualiste, ce religieux et ce mystique, qui a commencé l’éducation de sa pensée et le développement de son âme en nous traduisant Ruysbrœck et les Visions de sainte Angèle de Foligno, ne se résigne pas tranquillement à cette destinée d’obscurité. Par une contradiction que j’ose lui reprocher, par un de ces entrelacements étranges qui font de lui la plus inattendue des arabesques humaines, Ernest Hello a l’ambition extérieure de ses facultés et en voudrait, avec fureur, la gloire… Un penseur de sa force aurait de la grandeur à dédaigner la gloire, et un mystique comme lui devrait l’oublier ou ne pas même se douter qu’elle existe, et il raffole de cette misère ! Il est impatient des applaudissements de ce temps dégradé, où la gloire n’est plus maintenant que là où Héliogabale mourut, — derrière une porte de latrines. C’est là, en effet, qu’elle se tient pour ceux qui ne savent pas fièrement l’attendre dans la contemplation des choses divines et la conscience d’un talent qui devrait faire leur sécurité !
Le talent de Hello, qui ne fait pas la sienne, s’est révélé dans ce nouveau livre sous une face nouvelle, quoique les idées qui sont le fond de ce talent n’aient pas changé. Il le dit, du reste, dans sa préface : « Ce livre de Contes fait suite à mes autres ouvrages. Il n’arrive pas en qualité d’exception, comme un travail d’un genre à part. Il dit dans un autre langage ce que j’ai déjà dit. Il escorte, il accompagne, il commente, il résume mes pensées et mes écrits… »
Ernest Hello reste donc dans la stricte unité de sa pensée et de sa vie. C’est un conteur qui ne conte pas pour conter ; il ne conte pas pour l’intérêt, la passion, la beauté de son conte. Il n’est ni fantastique comme Hoffmann, ni diaboliquement mystérieux comme Edgar Poe, — quoiqu’il ait aussi la préoccupation de cette chose terrible, le mystère, — ni universellement humain et social comme Balzac, ce puissant des puissants, qui eut aussi son jour de mysticisme, et quel jour ! dans Séraphitus-Séraphita ! C’est enfin, toujours et partout, et essentiellement, le mystique chrétien du livre de l’Homme, des Physionomies de saints, de la Parole de Dieu, qui vit ici sous le conteur et qui dramatise sa pensée immuablement mystique. Et de fait, quand le mysticisme, cet aigle à la griffe de feu, a pris un homme, il ne le lâche plus. L’homme est confisqué au profit de Dieu, qui devient en revanche le profit de l’homme… Le livre de Hello, dit-il encore dans sa préface, commence et finit par le nom de Dieu. « Qu’est-ce que cela prouve ? »
disait avec mépris Malebranche d’Athalie. Ernest Hello fait de ses Contes une mise en œuvre dramatique de sa pensée religieuse. Il veut que ses Contes prouvent sa métaphysique, et c’est là son originalité de conteur ! Malebranche l’aurait accepté.
III §
À son originalité dans la conception de son livre qui tient à ses idées premières, aux assises mêmes de son esprit, et qu’il met audacieusement, pour la première fois, sous cette forme difficile du conte, pour les faire mieux briller sous cette forme vivante, comme on retourne et l’on fait jouer un diamant à la lumière du jour pour l’épuiser de tous ses feux, Ernest Hello ajoute aujourd’hui une originalité qui n’est plus celle de ses idées, mais de leur expression et de la vie spéciale qu’il sait leur donner, et il obtient ce résultat superbe que l’exécution de l’artiste vaut la conception du penseur ! Tour de souplesse dans le talent dont la Force n’est pas toujours capable, et qu’on pouvait très bien ne pas attendre d’un homme absorbé dans l’unité de ce mysticisme qui le fait ce qu’il est de si particulier dans la littérature contemporaine ; car je n’y connais pas de talent qu’on puisse, d’accent, comparer au sien. Hello pouvait ne pas réussir comme conteur. Cette forme du conte, plus dure à manier dans sa brièveté que celle du roman dans sa longueur, cette forme concentrée, dans laquelle il faut se ramasser sans rien perdre de sa sveltesse, pouvait, par le seul fait de sa concentration, éclater sous sa main et le frapper dans sa prétention de conteur, qu’il n’en serait pas moins pour cela resté lui-même, avec sa valeur d’idées prouvée par les livres que j’ai énumérés : l’Homme, — Physionomies de saints, — la Parole de Dieu, ce dernier livre de Hello, qui échappe à la compétence de la critique profane, mais que des prêtres n’ont pas craint de lire dans leurs chaires, comme si c’était là de la littérature sacrée ! Mais comme conteur, il a réussi. À son talent réfléchi de penseur et de moraliste religieux, éloquent, profond, illuminé, il a joint un talent dramatique qui lui a poussé comme une aile et sur laquelle il nous emporte. Malheureusement (je l’ai dit déjà et c’est la seule critique qu’il y ait à faire dans ces Contes), tout n’y est pas de la même puissance, et j’y retrouve l’inégalité que j’avais indiquée déjà dans les premiers ouvrages de Hello, cette inégalité qui est dans la nature des hommes qui vont très haut, et qui retombent d’autant plus raide et plus bas qu’ils se sont élevés davantage. Corneille l’avait, cette inégalité terrible. Ernest Hello en est souvent victime. On ne perce point impunément le ciel. Seulement, cette inégalité, qui est le pied d’argile de la tête d’or, et qui existe entre ces Contes, différents de sujet, n’existe plus dans ceux-là qui l’emportent nettement sur les autres… Ici, le talent de l’auteur ne défaille pas une seule fois, et il y plane au niveau de lui-même, toujours !
De ces Contes-là, il en est un surtout incomparable, — qu’il est impossible de comparer même à ceux qui paraissent les plus beaux après lui. Il commence le volume et, en le commençant, il l’écrase ; car en continuant de lire, on ne rencontrera plus rien de pareil… Ce conte est intitulé Ludovic, et le sujet en est l’avare, l’avare pur, l’avare complet, l’avare jusqu’aux dernières profondeurs ; en un mot qui dit tout : l’idolâtre de l’or. Au flamboiement infernal de cet avare, tous les avares connus, observés ou inventés par des générations de génies : Harpagon, Shylock, Tony Forster (de Kenilworth), Grandet, pâlissent, s’effacent et rentrent dans le néant, devant l’avare que voici ! En comparaison du Ludovic d’Ernest Hello, ils ne sont plus avares que comme les eunuques sont des hommes… Et ils sont, en effet, des eunuques d’avares, mutilés dans leur personnalité d’avares par un sentiment qui n’est pas l’avarice et qui se mêle à leur passion pour les rendre adultères à l’or… Harpagon est amoureux. Shylock est encore plus juif qu’avare ; d’ailleurs, il aime sa fille. Tony Forster et Grandet aiment aussi leur enfant, et souillent noblement du sentiment paternel l’immonde pureté de leur amour de l’or. Ludovic en a, lui, l’amour intégral ; il a la virginité farouche de l’avarice, sans partage avec aucun sentiment humain. Il faut voir, dans Ernest Hello, quel est cet effroyable et diabolique et déifiant amour ! Néron, qui se vautrait, à plat ventre nu, sur des monceaux d’or comme sur des monceaux de chair vivante, et qui s’y pâmait de volupté, n’est qu’un Onan sordide, dans des frénésies d’écolier. Nous avons mieux. Quelle création fulgurante et sinistre ! Jamais on n’a creusé plus avant ; jamais on n’a saisi plus vaste ; jamais on n’a étreint et tordu plus fort ! L’humanité finit par craquer dans l’avare de Hello, et elle y disparaît dans la monstruosité absolue. Le conteur de ce conte qu’aurait admiré Shakespeare, qui, seul, aurait pu le mettre à la scène (et encore ce n’est pas bien sûr ! parce que le théâtre ne peut pas dire tout comme le conte), passionne son récit d’une analyse plus passionnée que le récit même dans son acharnement, et cette analyse déchire tout et met tout en pièces fibre à fibre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus dans cet avare, dans ce vampire de l’or, qui le sucerait et l’avalerait, une seule fibre, une seule fibrille à montrer et à expliquer ! Il n’y a que neuf cercles à l’Enfer du Dante. Mais le Dante de ce formidable conte descend dans l’âme de son avare les dix mille cercles de l’enfer d’une âme d’homme à qui Dieu, en le créant, avait mis de son infini dans la poitrine ! C’est un peu plus que l’autre enfer !
Ce drame, où, sous l’idolâtrie de l’or, Dieu lui-même est en cause et remplacé dans le cœur de l’homme par du métal, est, d’effet, beau et pathétique comme la Bible, et, d’analyse, — car la Bible n’analyse pas, — jamais livre moderne n’est allé aussi loin. On dirait que l’idolâtre damné se raconte lui-même, et c’est l’auteur qui raconte un autre que lui ! Le dénouement de cette sacrilège passion de l’idolâtre, qui meurt étranglé par un chien (le chien qu’il veut vendre pour quelques sous de plus), en criant, sous les morsures de la gueule implacable, ce nom de Dieu qu’il avait oublié, dont les quatre lettres servaient à ouvrir le mécanisme de son coffre-fort, et qu’il se rappelle tout à coup, en mourant au pied de ce coffre-fort, qui ne s’ouvrira plus, est une invention digne de la tête à combinaison d’Edgar Poe. Tragique et vengeresse circonstance ! Le pathétique de tout cela est si grand, qu’on ne s’aperçoit de la beauté de ce conte inouï qu’à la réflexion et longtemps après qu’il est lu. C’est alors seulement qu’on se replie sur soi-même et qu’on admire…
IV §
Ce chef-d’œuvre de Ludovic couvrirait de sa beauté de chef-d’œuvre, comme d’un manteau de roi tombé sur des haillons, les autres contes du recueil quand ils seraient les plus misérables pauvretés intellectuelles, ce que, d’ailleurs, ils ne sont pas… Mais il en est deux autres encore, qui nous montrent que l’inspiration d’un conteur de cette énergique invention ne s’est pas épuisée en une fois. Les Deux étrangers et le Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? tout inférieurs qu’ils puissent être à Ludovic, n’en sont pas moins aussi d’une beauté souveraine. Les Deux étrangers ont justement ce caractère mystérieux et solennellement alarmant qu’Edgar Poe, le magnétique démoniaque, communique à son lecteur avec tant de puissance, quoique le malheureux ne crût probablement pas à cet abîme de toute terreur : le démon ! Le mystique Hello, qui y croit, lui, est supérieur, par ce côté surnaturel et frémissant, à l’incrédule américain, et par cela seul il cause naturellement une impression plus profonde. Un reproche pourtant que la critique pourrait hasarder, c’est d’avoir laissé un des Deux étrangers trop dans le vague de l’ombre, et de n’avoir pas mis assez de clarté dans ce redoutable personnage… On croit bien pressentir qu’il est l’Homme des Sciences occultes, quelque Magicien investi de sataniques pouvoirs, puisqu’il promet la Science universelle au docteur Williams, lequel meurt de ce funeste don ; mais le conteur aurait précisé davantage cette grandiose et inquiétante figure que son conte n’aurait été ni moins effrayant, ni moins mystérieux. Quant à l’autre étranger (le prêtre), il resplendit d’une clarté divine et ses discours ont une éloquence qui dit irrésistiblement ce qu’il est. Jamais, avant le Séraphitus de Balzac, on n’avait écrit de ces pages entraînantes dans l’enthousiasme sacré, et depuis, on n’en avait pas écrit non plus… C’est bien ici (disons le mot) que le génie de Hello ne procède plus par pointes, mais par épanouissement…
Cet épanouissement, du reste, on le trouve encore ailleurs. Il est aussi dans Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? où le mystère physiologique a remplacé le mystère surnaturel des Deux étrangers… La donnée du Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? est magnifique, et tous les détails en sont glaçants et terrassants. C’est le crime intellectuel, qui ne s’est jamais accompli qu’au fond de la conscience, et qui sort du fond de ses enfoncements et de ses ténèbres pour devenir extérieurement, par le remords, une réalité, une épouvantante et visible réalité ! Pour le fort spiritualiste qui a pensé audacieusement un tel conte, le crime intellectuel serait aussi certain, aussi positif, aussi réprouvé que si le sang physique avait coulé des veines de la victime rêvée, et le remords et l’épouvante qu’il cause vont jusqu’à la folie et au suicide. Le dénouement de ce drame psychologique qui vient s’accomplir à l’œil nu, a fait nommer ce sombre conte du mot de Dieu au premier fratricide, mais quel est ce dénouement, au moins aussi étrangement ingénieux et formidable que celui de Ludovic ? Je ne vous le dirai certainement pas, moi qui souhaite qu’on lise Ernest Hello, et je ne vous épargnerai pas le plus terrible frisson qui aura jamais peut-être passé sur vous !
V §
Et maintenant, quels sont les autres contes de ce volume ?… Je ne le sais plus. Je ne veux plus même le savoir… Ils se sont fondus aux rayons de ces trois soleils. Ces trois soleils, les aveugles et les clignotants de ce temps-ci les verront-ils ?… On peut en douter. Ces contes religieux, métaphysiques et flambant de mysticité, sans amour terrestre, sans les petites femmes qu’il faut fourrer partout dans ses livres, si l’on veut avoir du succès, sont bien virils et bien relevés pour la génération efféminée et abjecte des esprits modernes. J’ai déjà vu des êtres qui ne sont pas stupides cependant, et qui ne se doutent pas de la beauté de Ludovic, cette prodigieuse étude qui s’est fait drame comme le Verbe s’est fait Chair. Cette méconnaissance, cet aveuglement, devraient bien guérir Ernest Hello de sa maladie de la gloire, mais l’en guériront-ils ?… On ne connaît le néant de certaines femmes que quand on en a pressé beaucoup dans ses bras… Ernest Hello, le religieux, presque le théologique Ernest Hello, devrait avoir, avec son talent, parmi les hommes de son opinion religieuse, une position haute et crénelée, et il n’en a pas, et il s’agite désespérément au milieu des égoïsmes et des platitudes de son parti. Mais rien donc ne saurait apprendre à ce Voyant quand il s’agit de Dieu, et à ce Visionnaire quand il s’agit des hommes, que quand on est un catholique, on ne doit compter que sur Dieu seul. Je puis le dire, moi qui le suis ! Entant que parti, les catholiques se trouvent assez pieux pour se croire le droit d’être des ingrats. Ils ont laissé mourir de faim Raymond Brucker, qui avait mis à leur service tout son génie. Ils étoufferont la voix de Hello, qui leur offre le sien. Et ce sera comme l’intitulé et le dénouement de son drame : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?… »