Balzac §
La Correspondance de Balzac.
I §
C’est au moment où l’on publia les Mémoires de Philarète Chasles, auquel je reprochais d’avoir écourté le portrait de Balzac, qui, pour être ressemblant, aurait dû être colossal, que parut la Correspondance de ce grand homme de lettres, comme une immense réplique à Philarète Chasles et à tous ceux qui se sont permis de parler, avec plus ou moins de renseignements ou de fatuité étourdie, de l’auteur de la Comédie humaine. La Correspondance de Balzac est même infiniment mieux qu’un portrait, fût-il fait par un Michel-Ange ou un Raphaël de la plume. C’est la chair et le sang, le cerveau et le cœur, l’âme et la vie d’un homme qui, dans l’art littéraire le plus éclatant et le plus profond, fut à la fois un Raphaël et un Michel-Ange.
Balzac, en effet, Balzac est tout entier, de pied en cap, de fond et de surface, dans cette Correspondance, publiée, avec raison, comme le dernier volume de ses Œuvres, — les éclairant par sa personne, — les closant par l’homme, — et démontrant la chose la plus oubliée dans ce temps où le talent voile si souvent la personne de son rayon et lui fait malheureusement tout pardonner, c’est que l’homme égalant l’artiste le rend plus grand et en explique mieux la grandeur. Pour ma part, je suis de ceux qui pensent (l’ai-je assez répété ici et ailleurs ?) que la force de la moralité dans un homme doublait la puissance de son esthétique. Pour ma part, je n’ai jamais cru que sous le bénéfice du plus inquiet et du plus terrible des inventaires, au grand talent sans moralité. À mes yeux, le talent — surtout dans l’art que pratiquait Balzac — est une question d’âme tout autant que d’intelligence… Byron, tout coupable qu’il fut parfois, était une âme magnanime, faite pour la vérité, même quand il la méconnaissait ; car il l’a souvent méconnue… Balzac, lui, est aussi grand par l’âme que par l’esprit, et c’est la grandeur absolue ! Franchement, je m’en doutais bien un peu, à l’accent de ses admirables livres. Mais en voici la preuve : c’est cette Correspondance ! Une preuve de plus de cette vérité qu’en tout temps j’ai infatigablement proclamée : c’est que s’il est possible encore qu’une âme basse ait quelque talent, il est impossible qu’elle ait du génie !
Or, Balzac en avait, du génie, et du plus créateur. Ce n’est plus ni discutable, ni discuté. Cela l’a été assez longtemps, mais c’est fini : Balzac est sur son socle, et personne ne l’en fera descendre ! Je n’ai point à m’occuper ici de ses Œuvres, que tout le monde dévore parce que tout le monde a ôté dévoré par elles… Quel serait l’académicien, n’ayant pas voulu voter pour Balzac quand il fut question de le mettre à l’Académie, qui oserait présentement nier son génie ? Qui oserait toucher irrespectueusement à cette arche de la Comédie humaine et à Balzac, ce Balzac presque insulté, il y a vingt ans, jusque par ce pauvre petit Doudan, qui n’était pas méchant, mais qui eut le tort, toute sa vie, de pondre les jolis œufs qu’on a dénichés depuis, dans un nid d’oies académiques qui les a gâtés ! La Gloire est venue pour Balzac, cette pied-bot, qui arrive enfin ! et elle a jeté sur la tête de tout le monde le poids d’un génie écrasant, qui a écrasé ceux qui le niaient ou qui voulaient le diminuer. Le dix-huit Brumaire de Balzac n’a eu lieu qu’après sa mort. En cela, il a été plus malheureux que Napoléon, qui, du moins, toucha à pleine main sa gloire, et fit des ennemis envieux de tout pouvoir d’un seul les très humbles et très obéissants valets du sien ! Seulement, le dix-huit Brumaire de Balzac, qui a fini par cette merveille des Parents pauvres, n’a pas été suivi d’un Waterloo !
Et, cela étant reconnu et irréfragablement certain, la Critique n’a point ici à s’occuper du génie de Balzac, incontestable comme la lumière, ni de ses Œuvres, pour lesquelles, s’il était nécessaire de les analyser et de les juger, il faudrait l’étendue d’un Cours de littérature, mais elle va s’occuper de son âme, de sa personne morale, à Balzac, aperçue, soupçonnée à travers son génie, mais vue — et pour la première fois — dans le plein jour d’une Correspondance qui montre la plus magnifique nature dans sa complète réalité !
II §
Que grâces lui soient rendues, à cette Correspondance qui balaie, du coup, les anecdotes et les anecdotiers sur Balzac, les anecdotes et les anecdotiers qui s’attachent à toute célébrité et sont la vermine de toute gloire. Balzac a souffert plus que personne, en raison de son omnipotente supériorité et de la vie qu’il s’était créée, de ces insectes littéraires. Lorsque même cette Correspondance fut publiée, ne sont-ils pas revenus à la charge, comme mouches qu’on chasse, et n’ont-ils pas essayé de prendre une dernière sucée dans la célébrité de l’illustre romancier, — qui va leur échapper ?… La Correspondance rendra désormais impossible ces petits régals des commères, à bec vide et à ventre vide, de la littérature, à même la substance d’un grand homme. Que n’a-t-on pas dit de Balzac ? Que n’a-t-on pas dit du matérialisme ardent de sa nature, de son amour effréné, de son amour d’alchimiste pour l’or, de son besoin furieux de luxe, de richesse, de millions ; et, pour en acquérir, de ses entreprises insensées et… avortées ; de ses illusions, de ses dettes, qui n’étaient pas des illusions, de ses manies, de ses vices, de sa vie cachée, qui impatientait la curiosité et dans laquelle il se retranchait, ce grand travailleur comme il n’en exista peut-être jamais, contre les importunités de toute sorte qui l’assiégeaient et surtout contre cet affreux coup de sonnette du créancier, qui a bien, après tout, le droit de sonner, mais qui n’en rend pas moins fou le débiteur de génie, qui a besoin de toute sa tête, même pour le payer ?… Oui ! que n’a-t-on pas dit ?… « Toute personnalité grandiose est odieuse, quand elle n’a pas le pouvoir »
, — a écrit Balzac, dans sa Correspondance, et il entendait certainement le pouvoir matériel, politique, absolu ; le pouvoir qui a les six laquais de Pascal, multipliés par une nation, et qui empêche toute contestation insolente ; le pouvoir qui crée des chambellans ! car les hommes n’ont pas assez de générosité intellectuelle pour s’incliner devant l’Esprit pur, réduit à sa seule force. Moins intéressants que l’Intimé, qui avait quatre enfants à nourrir, il leur faut, même sans enfants, des coups de bâton ! Autant, à chaque œuvre nouvelle de Balzac, — de ce prodigieux producteur, — il était impossible de ne pas convenir du prodige de sa production, autant on cherchait à diminuer, dans sa vie morale et pratique, l’être si souverainement supérieur dans l’ordre de l’esprit et de l’idéal ; — et c’est ainsi qu’on était parvenu à faire de la toute-puissance de Balzac quelque chose d’énorme, il est vrai, mais d’anormal, d’étrange, de mystérieux, d’absorbant, dans lequel l’homme moral n’était plus pour rien, quelque chose enfin comme une mécanique de génie, comme une splendide et énigmatique monstruosité !
Eh bien, c’est là que fut l’erreur de l’imagination et de l’opinion contemporaines ! Balzac n’est point cette chimère. Il n’est pas si incompréhensible que cela. Il n’est pas, qu’on me permette le mot, si hypertrophiquement intellectuel. Il était, au contraire, un organisme très équilibré et très accompli. Il était composé d’un cerveau et d’un cœur comme les autres hommes. Seulement, ce cerveau et ce cœur étaient également grands et formaient la plus opulente harmonie. Ce Gaulois et ce Rabelaisien, qui a écrit les Contes drolatiques avec la gaieté de Rabelais, le Titan-Satyre, et qui y a mêlé les choses les plus inconnues à Rabelais, — l’attendrissement et la mélancolie, — était romanesque pour son propre compte, dans la plus noble acception de ce mot charmant : romanesque ! Les livres que nous écrivons, moulent toujours un peu notre vie. Vous vous rappelez ce pur et idéal Daniel Darthès, si chevaleresquement amoureux de la princesse de Cadignan, dans les Scènes de la Vie parisienne ? Balzac fut réellement ce Darthès. Il fut encore l’Albert Savarus d’un autre roman, cet Albert Savarus qui veut acheter, par le travail et par la gloire, le bonheur qui doit venir du mariage avec une femme aimée. La ressemblance dans le sentiment et dans la position saute aux yeux… Balzac, cet inventeur, qui inventa à propos de tout et qui eut même le défaut sublime de trop d’invention, car il inventa jusque dans la Critique et dans l’Histoire, — et il les faussa, quelquefois, toutes les deux, mais comme il n’y avait que lui qui pût les fausser ! — Balzac qui, un jour, s’inventa, dans sa pensée et dans son désir, l’homme politique qu’heureusement il ne fut jamais, n’avait pas besoin de s’inventer romanesque. Naturellement il l’était, — et peut-être le plus romanesque de tous les héros de roman qu’il avait inventés !
III §
Sa vie fut héroïque, en effet, dans les deux choses qui l’ont dévorée, dans le travail et dans l’amour d’une femme, aimée pendant quinze ans, et qu’enfin il a épousée. Il eut dans le cœur, et sans défaillance, pendant ces longues années, l’enthousiasme, le courage, la pureté dans la passion, qui en est la vertu, la fidélité dans le souvenir et toutes les transcendances morales de l’amour le plus exalté et le plus délicat dans son dévouement et dans son expression. Né avec les manières de sentir du génie, Balzac voulut de bonne heure mettre à l’abri des froissements d’une condition médiocre ces manières de sentir qui le faisaient ce qu’il était, — et une spéculation de librairie, qu’il avait rêvée comme il rêvait ses livres, n’ayant pas réussi, il fut obligé toute sa vie de traîner l’horrible boulet de la dette, dont il se jura de briser la chaîne, à force de volonté, et avec cette plume qui, dans sa main, fut la massue d’Hercule. Rapport douloureux avec un autre homme de génie, avec un grand romancier comme lui ! Le calme et serein Walter Scott eut aussi cette destinée de connaître la cruauté des dettes qu’il faut payer avec son cerveau… Mais, jusque-là, sa vie avait été libre et heureuse, et le malheur qui le frappa ne l’atteignit que dans sa vieillesse, tandis que Balzac l’eut, dès sa jeunesse, sur sa vie toujours !… Walter Scott s’acquitta en quelques années et racheta son honneur de l’esclavage d’une obligation contractée par dévouement à une amitié. Il était d’un pays où l’on bat monnaie facilement avec du talent et de la gloire. Mais Balzac mourut à la peine, à cinquante ans, sur le seuil du bonheur domestique qu’il avait conquis, et après une éruption volcanique de travaux bien supérieurs à ceux de Walter Scott lui-même. Il avait écrit à jet continu plus de quatre-vingts volumes, parmi lesquels cette Comédie humaine dont il a dit, avec le légitime orgueil qui nous venge de tous nos désespoirs : « Jamais œuvre plus majestueuse et plus terrible n’a commandé le cerveau humain. »
La persévérance enflammée de Balzac fut inextinguible… et dans l’ordre moral elle est tout aussi étonnante que sa force de production dans l’ordre intellectuel.
Ses lettres vous font assister à cette incroyable vie de luttes et de travaux sortis de cette tête inépuisablement féconde, dont on peut dire que, positivement, elle vomissait des chefs-d’œuvre comme la Terre vomit ses fleuves ! Je ne sache que Lope de Vega, qui, avec ses dix-huit cents pièces de théâtre, ait plus écrit que Balzac, mais Lope de Vega est plus un nom qu’on prononce qu’une chose intégrale qui se lit, et il n’a pas fait, dans ses œuvres, vingt volumes qui puissent égaler les vingt volumes de la Comédie humaine, qui sont immortels, et qui, si le vieux monde ne tombe pas en enfance, resteront, comme l’Iliade, sous les yeux et dans les préoccupations de l’humanité. On comprend mieux les travaux de Balzac par sa Correspondance. Jamais la probité exaltée, l’honneur, le génie, toutes les poésies du cœur et de l’esprit, n’ont donné un plus beau spectacle que celui qu’on trouve en ces lettres, et cependant je n’ai pas encore dit ce qu’on y trouve de plus touchant et de plus beau !
Non ! le plus touchant et le plus beau, l’intérêt majeur de ce volume de lettres, c’est particulièrement celles-là que Balzac a écrites à la femme qu’il a épousée, et qui fut, jusqu’à sa mort, son inspiration, son idée fixe, et comme il disait : « son étoile polaire »
. Balzac a aimé Madame de Hanska comme Michel-Ange dut aimer la marquise de Pescaire. Il la préférait même à la gloire, qu’il aimait pourtant avec une passion presque égale en intensité aux facultés que Dieu lui avait données pour devenir l’un des premiers hommes de son siècle. Je trouve, à la page 382 de la Correspondance, ces paroles d’une superbe si superbement justifiée : « En somme, voici le jeu que je joue ! Quatre hommes auront eu, en ce demi-siècle, une influence immense : Napoléon, Cuvier, O’Connell. Je voudrais être le quatrième. Le premier a vécu du sang de l’Europe ; il s’est inoculé des armées. Le second a épousé le globe. Le troisième s’est incarné un peuple. Moi, j’aurai porté toute une société dans ma tête… Autant vivre ainsi que de dire tous les soirs : pique, atout, cœur, ou de chercher pourquoi madame une telle a fait telle ou telle chose. »
Et cette fière ambition de Balzac n’a pas été une rêverie vaine. Il a été, il est, en effet, le quatrième de ce whist de grands hommes. Seulement, après cette aspiration prophétique de son immortalité, il ajoute, car c’est à Madame de Hanska qu’il écrit : « Mais il y aura en moi un être bien plus grand que l’écrivain et plus heureux que lui, c’est votre esclave. Mon sentiment est plus beau, plus grand, plus complet que toutes les satisfactions de la vanité et de la gloire. Sans cette plénitude de cœur, je n’aurais pas accompli la dixième partie de mon œuvre. Je n’aurais pas eu ce courage féroce. Dites-vous le souvent dans vos moments de mélancolie et vous devinerez par l’effet-travail la grandeur de la cause… »
Ah ! je crois bien qu’elle se l’est dit, Madame de Hanska, dans le gonflement d’orgueil de son âme d’être le but suprême de la vie d’un homme comme Balzac ! Madame de Hanska est entrée dans le génie et dans la gloire de Balzac, comme elle était entrée dans son cœur… C’est elle qui a, sans doute, autorisé l’impression et la publication des lettres du grand homme qui avait mis, avec une si docile tendresse, sa tête de lion sous sa main. Il y aura peut-être des esprits d’une délicatesse outrée, qui trouveront qu’il ne fallait pas livrer ces intimités au public… Cette haute pruderie n’est pas la mienne. Quand on est un homme de la portée de Balzac, on appartient à l’humanité tout entière. L’homme n’existe dans ses mérites divins que par le cœur et par l’esprit, et les lettres d’amour de Balzac devaient être publiées, parce qu’elles importent au Cœur humain comme le système de la gravitation importe à l’Esprit humain, et devrait être publié si, Newton mort, il était resté inédit.
IV §
Car le Cœur humain — ne vous y méprenez pas ! — est aussi exigeant que l’Esprit humain, et peut-être l’est-il davantage… Qui sait s’il n’en a pas le droit ? Si, comme le disent nos Saints Livres, à nous autres chrétiens, Dieu nous a faits à son image, il semble qu’il ait mis plus de lui dans le cœur de l’homme que dans son intelligence, — et c’est pour cela que la Correspondance de Balzac touche, surtout, par les lettres du cœur qui y sont écrites. Nous avions déjà, dans la littérature, des lettres d’amour célèbres et d’un intérêt irrésistible, de cela seul qu’elles sont des lettres d’amour ; mais, j’ose le dire, pas un seul de ces recueils de lettres n’a la valeur de celui-ci… Au siècle dernier, on eut les lettres de Rousseau, de Mirabeau, de Mademoiselle de l’Espinasse, mais Rousseau et Mirabeau tachent d’une sensualité, quelquefois grossière, l’amour qu’ils expriment ; Mirabeau surtout, ce porc à longue crinière qu’on prit trop facilement pour un lion, et qui avait roulé son âme dans la fange de toutes les impuretés de son siècle ! Quant à Mademoiselle de l’Espinasse, nature plus ardente que profonde, on sait qu’elle manqua de ce qui fait la gloire de l’amour : la fidélité. Elle aima deux fois… et peut-être trois (lisez le Rêve de d’Alembert, dans Diderot !). Elle ne fut point la Vestale de ce feu sacré du cœur, qui ne doit brûler qu’une fois dans la poitrine des femmes et ne pas s’éteindre, — dût-il se rallumer ! L’amour de Balzac a une autre noblesse, une autre élévation, une autre profondeur que ces passions plus ou moins coupables, dont l’expression nous trouble encore… Son amour, à lui, n’est ni violemment orageux, ni sensuel, ni morbide. Il n’est pas la crise d’un moment délicieux ou terrible… C’est un sentiment d’une vigueur infinie. Il ne bouleverse pas la vie : il l’exalte et il la soutient. Il ne la désarticule pas ; il s’infuse, au contraire, dans tout l’ensemble de l’existence, et il y répand la lumière, la force et la chaleur. Il en double et triple toutes les facultés. Il est sagace et non aveugle, comme la plupart de nos amours, qui sont d’épouvantables ou de ridicules égarements ; et c’est de la perfection morale, dans la personne aimée, qu’il est épris.
« Vous avez, — (dit Balzac à la femme qu’il aime) — vous avez la sorcellerie à froid. Tout de vous a passé par les examens les plus raisonnés, par les comparaisons les plus étendues et les plus minutieuses, et tout vous a été favorable. »
Ah ! le génie qui voit et qui juge se retrouve toujours dans l’amoureux ! Les Aigles n’ont pas de serres pour se crever les yeux avec… Tout aigle qu’il fût, Balzac était plus délicat et plus femme que Mademoiselle de l’Espinasse. Il n’a pas laissé éteindre le feu sacré… Chevaleresque, en ces temps modernes et corrompus, ce chevalier de l’amour dans le mariage a, comme les Chevaliers du Moyen-âge, fait une veillée d’armes, mais la sienne a duré toute sa vie… Cœur aussi mâle qu’il était un esprit robuste, il a aimé comme il a pensé. Il fut, d’intellect et de cœur, une équation sublime… Pour avoir la femme qu’il aimait, pour se dégager des dettes qui auraient pu peser sur elle, pour lui offrir une main rachetée, une main royale de pureté, il travailla deux fois plus de temps que Jacob pour avoir Rachel. Il travailla avec cette furie que peu connaîtront au même degré, et qui s’appellera désormais la furie Balzacienne. Il paya de ses veilles et de son sang, qu’il brûla dans une inspiration dont il entretint l’incendie, le petit pavillon d’or qu’il voulait étendre sur la tête adorée… Mais c’est toujours l’histoire de Chanaan ! On n’entre pas dans la terre promise. « Quand la maison est bâtie, — disent les Turcs, — la mort entre. »
C’est pour cela, ajoutait Gautier, qu’ils ont toujours un palais en construction quelque part. — Mais ce n’était pas un palais que Balzac, le constructeur des palais de la Comédie humaine interrompue, avait en construction : c’était cent palais ; et ce n’est pas ces cent palais en construction qui ont empêché la mort d’entrer !
Abailard et Héloïse §
Abailard et Héloïse, essai historique par Madame et M. Guizot, suivi des lettres d’Abailard et d’Héloïse, traduites par M. Oddoul et précédées d’une préface.
Abailard a longtemps été l’enfant gâté, le Benjamin philosophique du xixe siècle. Cousin, le chef à présent déposé de la philosophie en France, et qui s’est lui-même tondu (mais non pour se faire moine) avec les ciseaux de Madame de Longueville, se fit, à grand bruit, l’éditeur et le vulgarisateur du philosophe du xiie siècle condamné par l’Église. M. de Rémusat publiait aussi de son côté deux gros volumes qu’il intitulait pompeusement : Abailard, sa vie, sa philosophie, sa théologie, — et comme si ce n’était pas assez que ces deux hommages du Rationalisme moderne offerts à l’un de ses précurseurs, l’éditeur de M. de Rémusat a publié un volume encore dont Abailard est le sujet et même le héros. Dans ce livre sur Abailard, il est vrai, ce n’est pas sur le philosophe rigoureusement dit qu’on ramène l’intérêt et la lumière, mais qu’importe ! L’homme est bien plus un qu’on ne pense, et il s’agit toujours d’Abailard. Après le galbe de ses idées pris pour les penseurs, on nous fait l’histoire de ses sentiments et de sa vie de cœur, pour les petits jeunes gens et pour les femmes. Après le libre dialecticien du Moyen Âge, on nous donne le personnage romanesque, l’Abailard de la passion et de la célèbre catastrophe. On recommence, en prose lyrique et didactique, — car cette publication a les deux teintes, — les héroïdes malsaines de Pope et de Colardeau. Et c’est ainsi qu’on essaie d’échafauder deux admirations l’une sur l’autre et qu’on remue, par deux côtés, la flamme d’une gloire déjà deux fois scandaleuse ; le tout pour la faire briller mieux !
C’est que l’École du Rationalisme est reconnaissante. C’est qu’elle est filiale. C’est que cette philosophie qui, au xixe siècle, se réclame avec tant d’orgueil de Descartes et de son cogito, ergo sum, se sent des parentés certaines avec l’homme qui, clerc de l’Église de Dieu, introduisit le scepticisme là où l’Église avait mis ses sécurités sublimes, et déposé dans les esprits de son temps, comme dit Cousin : « le doute salutaire et provisoire qui préparait l’esprit à des solutions meilleures »
que celles de la Foi. Or, cet homme, l’Histoire nous l’apprend, c’était Abailard. La Philosophie a le flair des contagions auxquelles elle est en proie. À travers les siècles elle respire les entrailles maternelles dont elle est descendue, et, toute fière, elle glorifie son limon. Il ne lui suffît plus de nous vanter comme l’un des plus puissants cerveaux qui aient élargi un crâne d’homme le sophiste brillanté du concile de Sens, le philosophe qui incuba son conceptualisme équivoque dans le grossier nominalisme de Roscelin, elle veut nous prouver, par-dessus le marché, que l’amant vaniteux d’Héloïse fut le plus grand cœur qui ait jamais filtré un sang de feu dans une poitrine. Elle profite pour cela d’un préjugé populaire et de la légende telle que l’écrit la générosité des peuples sous la dictée de l’infortune. Pendant que les Chrétiens, avec l’ardeur de je ne sais quelle bassesse, découronnent jusqu’à Jésus-Christ et nous le montrent strictement dans la nature nue de son humanité, comme l’a fait le P. Lacordaire, la Philosophie, plus habile et plus fière, multiplie les auréoles autour de la tête de ses Élus. La voici qui veut en attacher deux à Abailard, — le nimbe qui se joue autour des tempes pensives du, génie, et le rayon sortant des cœurs qui ont beaucoup aimé et noblement souffert. Elle s’entend à sculpter ses Saints dans l’intérêt de sa chapelle. De braves niais qui ne verraient dans la publication de Didier qu’une étude désintéressée du cœur, qu’une anatomie de la passion dans deux âmes, et rien de plus, parce que nulle question philosophique n’y est agitée, ne connaîtraient pas grand-chose aux tactiques de la Philosophie et mériteraient bien de se prendre à toutes les souricières qu’elle nous tend.
Elle est là, en effet, tout entière. Les preuves affluent pour l’affirmer. La publication de Didier a pour master-piece la traduction des lettres d’Héloïse et d’Abailard par M. Oddoul, avec une longue préface métaphysico-sentimentale qui a d’énormes prétentions à l’analyse et à la profondeur. C’est là le fond du livre, que cette traduction et que cette préface. Seulement, on a mis dans le titre, comme un éclatant pavillon propre à couvrir la marchandise, ce fragment déjà ancien de Madame Guizot sur Abailard et sur Héloïse, et que Guizot, par piété conjugale, a terminé. Nous dirons tout à l’heure ce que nous pensons de M. Oddoul. Mais, quoique M. et Madame Guizot appartiennent par plus d’un endroit aux doctrines qui sont sorties de l’insurrection spirituelle qu’Abailard commençait au Moyen Âge, si réellement la Philosophie ne s’était pas glissée dans cette publication et n’avait pas projeté d’imprimer la marque de son ergot dans ce livre de moralité sensible, si vraiment on n’avait pensé qu’à peindre et à juger une passion qui a jeté des cris et laissé son sang dans l’Histoire, on n’eût pas troublé l’unité de la compilation qu’on édite par l’insertion de documents étrangers au but d’étude morale qu’on voulait atteindre. On n’y trouverait pas, par exemple, l’insolente apologétique de Béranger, l’écolâtre, contre saint Bernard, l’illustre défenseur de l’Église ; et si on l’y avait placée, on n’y aurait pas, du moins, soigneusement oublié, comme on l’a fait, les lettres de ce même saint Bernard, qui fut l’arbitre suprême et obéi dans une querelle dont on raconte l’histoire, en l’oubliant !
Mais il est une preuve plus frappante et plus intime encore, qu’on tirerait aisément de l’inspiration même du recueil et non de quelques-uns de ses détails. Après l’avoir lu, personne ne contestera que ce livre ne soit une espèce d’apothéose du double sentiment d’Héloïse et d’Abailard. Eh bien, il n’y a que la Philosophie, avec l’influence sensualiste qu’elle tient du xviiie siècle, qui puisse faire cette apothéose ! Nous avons noté plus haut l’erreur de l’Imagination populaire, dupe, par sympathie pour des douleurs qu’il serait plus brave de mépriser, et cette erreur, nous l’avons excusée en la comprenant. Mais il n’y a que la Philosophie qui, après y avoir regardé avec attention, puisse se passionner d’enthousiasme pour un homme comme Abailard et pour une femme comme Héloïse. Il n’y a que la Philosophie, la victime habituelle des idées fausses, qui puisse être victime à ce point des sentiments faux et qui soit destinée à confondre l’affection et la mauvaise rhétorique avec l’expression des cœurs vrais !
Et pourtant ce serait à elle, la Philosophie, si on croyait ses prétentions à l’indépendance, à l’acuité de l’observation, au sentiment de la réalité en toutes choses, ce serait à elle plus qu’à personne à toucher le préjugé populaire pour le détruire et le diminuer, à entreprendre et à parachever cette étude hardie du cœur humain, cette dissection sur le vif par la réflexion
, comme disait Rivarol, dans laquelle le scalpel immatériel, plus heureux que le scalpel qui fouille nos cadavres, trouve toujours où plonger et où interroger en des sentiments immortalisés par les hasards ou par les justices de l’Histoire ! Évidemment, pour l’honneur de la Philosophie, ce serait à elle bien plus qu’à nous de faire tout cela. Mais que voulez-vous ? La Philosophie ne saurait aller contre les lois qui régissent sa propre nature. Or, l’une de ces lois, c’est de s’adorer dans ses œuvres, et, comme le hibou de la Fable, aveugle d’égoïste maternité, de trouver beaux les petits monstres qu’elle a faits.
Et voilà tout le secret de l’enthousiasme involontaire du Rationalisme pour Abailard et pour Héloïse ! La Philosophie les a faits l’on et l’autre ce qu’ils sont, et elle reconnaît plus ou moins son œuvre dans tous les deux. Pour notre part, nous l’avouerons sans honte, nous aussi, nous avons donné dans la grande piperie qui est le trébuchet séculaire au fond duquel les Imaginations et les Sensibilités viennent chuter. Comme beaucoup d’autres, au début de la vie, de la réflexion et de la science, nous nous sommes laissé charmer par les lointaines mélancolies de la légende et abuser par les mensonges attendris des poètes. Parce qu’il y avait eu, mêlé à cette fétide séduction d’une élève par l’homme chargé de l’instruire, d’une jeune fille par presque un prêtre, un crime terrible en expiation et en vengeance d’un crime odieux, nous avons cru longtemps qu’une passion immense, une rareté effrayante, mais belle peut-être à force d’impétuosité, de profondeur et de flammes, devait reposer, comme le Léviathan dans l’abîme qu’il a troublé, au fond de toute cette vase de sang et de larmes qui semble n’avoir pas séché encore. Nous l’avons cru et nous avons vécu dans l’émotion commune ; nous avons épousé l’intérêt triste et cruel de cette page d’Histoire, désespérée. Car l’homme est ainsi fait que la Passion l’attire avec son idéal funeste, et qu’il lui garde toujours un lambeau de son être, chair ou esprit, à dévorer ! Plus tard seulement cette passion rêvée, entrevue, supposée, là où le désordre et l’horreur furent si grands, nous en avons cherché la preuve et les traces, et le croira-t-on ? c’est précisément dans les lettres d’Abailard et d’Héloïse qu’il nous a été impossible de les découvrir.
Selon nous, ces lettres éteignent toute illusion et nous tachent, dans l’esprit, les deux beaux portraits que l’imagination y avait peints et suspendus ! Vus à travers ces lettres, les deux amants de grande et bonne foi disparaissent, et vous ne voyez plus que deux philosophes qui font des phrases philosophiques au lieu de naïvement s’aimer. Vous ne voyez plus, à la place de la sombre fatalité du cœur, maudite et pourtant toujours pardonnée, que deux orgueils philosophiques avec toutes les nuances de ces sortes d’orgueils, lesquels s’arrangent pour draper de pourpre une intrigue scandaleuse et en faire chatoyer vaniteusement tous les plaisirs et toutes les larmes. D’un côté, vous avez un fat de quarante ans, un bellâtre gauche et impudent, une de ces âmes comme celle de Rousseau, coquinement honnêtes, qui se passionnent d’esprit pour le bien et de volonté pour le mal ; et de l’autre vous avez un bas-bleu du xiie siècle, froide de cœur comme toutes ces folles Ménades de la gloire qui l’appellent « un deuil éclatant du bonheur », et qui s’est, comme on dit vulgairement, monté la tête, non pour l’homme tel qu’il soit, mais pour le professeur le plus renommé de son temps. Malgré des malheurs très réels, je ne sache rien de moins touchant que ces deux êtres, et malgré les efforts qu’ils font pour introduire dans l’amour la haute philosophie et la littérature, je ne sache rien de plus ennuyeux et de plus pédant que leur langage. Dans toutes ses lettres, Héloïse n’est occupée que de la seule chose qu’on oublie entièrement quand on aime. Elle ne s’inquiète que du qu’en dira-t-on du monde. Le monde, son admiration, son mépris, et jusqu’à ses commérages, voilà ce qui plane éternellement sur la solitude et la désolation de sa vie ! Abailard aussi partage ce lâche esclavage. Abailard craint le mépris du monde, non dans ce qu’il aurait de mérité et de légitime ; il le craint, non pas pour l’homme moral, si coupable en lui, mais pour l’homme physique qui n’est plus. Héloïse, elle, qui n’a pas besoin qu’on la mutile pour cesser d’être femme, Héloïse qui ne le fut jamais, tant elle est, de tempérament et d’âme, philosophe, Héloïse brave le mépris du monde parce que l’homme qui l’a perdue est un de ces fascinateurs de passage qui traversent de temps en temps l’Histoire et qui voient pendant quelques minutes le monde idolâtre et imbécile à leurs pieds. Les dernières pudeurs de la femme et de la chrétienne, le mystère et la honte de sa faute, ce qui reste à la plus coupable pour que le pardon descende sur sa tête, tout est sacrifié par Héloïse à cette vanité infernale d’avoir été la préférée d’un homme célèbre et sa fille de joie, — car le mot y est : meretrix, et M. Oddoul l’a traduit. Il faut bien citer pour qu’on nous croie. Cette païenne qui a toujours répugné au mariage parce qu’elle n’a jamais senti en elle que l’amour des courtisanes lettrées de la Grèce, cette femme qui pressentait, dès le xiie siècle, les libertés saint-simoniennes de notre temps, écrit dans ses lettres cette déclaration de principes : « Quoique le nom de femme soit jugé plus fort et plus saint, — (quel préjugé !) — un autre aurait été plus doux pour mon cœur, celui de votre CONCUBINE et de votre fille de joie, espérant que bornée à ce rôle j’entraverais moins vos glorieuses destinées. »
On a vu dans ce dernier mot une abnégation à la sainte Thérèse, quelque chose qui, déplacé de l’ordre divin dans le désordre humain, rappelait le cri sublime de la religieuse espagnole : « Quand vous me damneriez, Seigneur, je vous aimerais encore, même en enfer ! »
Mais n’était-ce pas confondre toutes choses ? Pouvait-elle être la sainte Thérèse d’une passion humaine et coupable, la femme qui, à vingt lignes de là, écrit les phrases suivantes, où s’étalent avec naïveté les pauvretés d’une âme chétive : « Quelle femme, quelle reine et quelle princesse n’ont pas envié mes joies et mon lit ? Votre nom volait de bouche en bouche ! Le cœur des femmes soupirait pour vous. Comme vos vers chantaient nos amours, mon nom commençait de devenir célèbre et la jalousie des autres femmes fut enflammée. »
Être célèbre ! voilà le fond de cette bouteille d’encre de la petite vertu qu’on appelait Héloïse. Inspirer les angoisses de la jalousie aux autres femmes, voilà les paradis de sa pensée quand elle se souvient et quand elle rêve ! voilà enfin le dernier mot de cette orgueilleuse empoisonnée par la science, et que la Philosophie, qui se mêle d’ausculter les cœurs, nous donne pour le type le plus tendre et le plus élevé de l’amour !
C’est une chose qui ne saurait passer qu’à la honte de l’observation humaine, et, comme moraliste et observateur, nous réclamons. Dans le recueil que nous examinons, Dieu nous garde de frapper de la même condamnation toutes les dissertations qui le composent, Madame Guizot et M. Oddoul. Madame Guizot a sa nuance de philosophie ; elle a cette fêlure à la vitre claire et lumineuse de son bon sens. Femme de lettres, ayant cette considération de la pensée qui donne aux femmes moins d’aptitude à vivre de la vie des sentiments que des idées, elle doit avoir naturellement, et elle les a, quelques entrailles pour Abailard (un professeur éloquent !) et pour cette Héloïse, l’amoureuse littéraire de sa gloire. Cependant la femme, la vraie femme, le cœur qui se connaît en cœur, ne manque point chez Madame Guizot. Aussi, plus d’une fois ne peut-elle s’empêcher de voir le creux des deux âmes qui posent devant elle. Elle reproche à Héloïse l’alignement de ses lettres. Elle dit qu’elle n’est pas « maîtresse de sa rhétorique »
, que la déclamation l’emporte, et peu s’en faut que le mépris de la femme ne se mêle, chez cette historienne du xixe siècle, à l’admiration traditionnelle et obligée qu’elle témoigne à Héloïse. M. Oddoul, au contraire, ne fait point de ces réserves. C’est un passionné qui a sans doute une puissance d’amour si formidable qu’il en donne à ceux qui n’en ont pas. M. Oddoul tient pour des âmes de premier ordre en fait d’amour les deux lettrés mâle et femelle du xiie siècle. Il ne les juge pas. Il les adore. S’ils vivaient, il pousserait l’admiration peut-être jusqu’à faire leurs commissions. Comme un Chinois en permanence, il brûle des pastilles, et quelles pastilles ! sur leurs tombeaux. Je lui demanderai la permission d’en prendre deux ou trois dans sa cassolette ; car on ne me croirait peut-être pas non plus si je parlais de ces parfums inconnus qu’on n’apprécie bien que quand on les a respirés : « À la vue d’un pareil sentiment, — (nous avons dit ce qu’il était, ce sentiment), — ne semble-t-il pas que l’Amour lui-même a passé devant nous — (bienheureuse hallucination !) — et que les paroles d’Héloïse sont une vertu sortie des bords divins de sa robe ? »
Et, plus loin, toujours dans le même rythme et le même français : « Deux années, urnes aux blancs cailloux, ont disparu comme un monde englouti, comme une Atlantide qui a sombré au milieu des flots, avec ses villas embaumées, ses asiles verts, consacrés à Palès, — (pourquoi Palès ?) — ses couronnes de fleurs effeuillées sur la table des festins ! Qui nous rendra leurs nuits aux ceintures dénouées ? qui nous rendra les richesses de ces deux vaisseaux qui voguaient la voile enflée de deux soupirs, tout chargés de ravissants messages, et qui n’ont pu aborder au rivage de la postérité ! Absence irréparable ! ces deux années n’ont pas laissé de traces, sœurs gracieuses qui avaient pris pour elles toutes les joies nuptiales, etc., etc., etc. »
Et M. Oddoul continue ainsi, de ce style amphigouriquement superbe, dans toute l’étendue de sa dissertation.
Il a des manières à lui de caractériser l’expression des lettres d’Héloïse, que Madame Guizot trouve arrangée et déclamatoire, et nous sommes bien aise de les opposer à l’opinion de Madame Guizot… mais non pour la détruire : « Tous les passages des lettres d’Héloïse ne sont qu’une paraphrase anhélante du verset du Cantique des Cantiques… Sous les doigts de la nonne, le feu ruisselle. On peut compter les pulsations de la veine sur le papier qu’elle a touché. »
Et puis, ce cri, lancé tout à coup : « Ah ! Fulbert, qu’avez-vous fait ?… »
Franchement, l’homme qui a écrit de ce style-là, sans le changer ou le modifier jamais dans tout son livre, est trop fort dans la déclamation pour trouver qu’Héloïse puisse être jamais déclamatoire et pour juger de la sincérité de quoi que ce soit dans l’expression des idées ou des sentiments.
Certes ! nous ne croyons pas que M. Oddoul soit le moins du monde le domestique de la Philosophie, dans cette question de l’exaltation d’Héloïse et d’Abailard. La Philosophie, qui s’entend au ménage, choisirait mieux. M. Oddoul est l’homme de bonne volonté de son propre enthousiasme pour les deux célèbres amants, il a traduit leurs lettres parce qu’il les admirait naïvement, et qu’organisé pour la déclamation, la déclamation devait l’attirer par la loi des analogies. Grâce à cette circonstance individuelle, la publication de ces lettres n’aura pas l’effet que la Philosophie pouvait en attendre si un plus habile les avait traduites et interprétées avec un talent plus profond. Nous ne croyons pas à l’innocuité morale complète de ces lettres sous quelque plume que ce puisse être, mais M. Oddoul, en les vantant outre mesure, leur a communiqué une espèce d’innocence, l’innocence d’une forme grotesque et de sa propre nullité.
De Stendhal §
Œuvres posthumes, avec une Introduction par P. Mérimée.
I §
La librairie Lévy a publié la Correspondance de Stendhal (Beyle). Beyle, ou Stendhal (car les éditeurs lui ont conservé, à ce maniaque de pseudonymes, le nom de guerre sous lequel il a composé ses plus beaux ouvrages), fut un écrivain très peu connu de son vivant, qui a publié, de 1820 à 1841, les livres les plus spirituels. Pour beaucoup de raisons, dont nous dirons quelques-unes, la correspondance de Stendhal, quand elle parut, dut exciter un vif intérêt de curiosité, s’il y a encore un sentiment de ce nom au service des choses de la pensée, dans ce monde matérialisé. Ce devait être un livre à part, comme son auteur, — qui ne fut point un écrivain dans le sens notoire et officiel du mot, qui n’en eut ni les mœurs, ni les habitudes, ni l’influence, ni l’attitude devant le public. Rareté charmante, du reste, dans un homme qui s’est mêlé d’écrire, — dont le talent n’a pas fait la vie, mais dont la vie, au contraire, a fait le talent !
Or, c’était cette vie justement qu’a révélée, du moins en fragments, la Correspondance. C’était cette vie que la Critique a pu consulter pour expliquer un talent bizarre souvent, mais incontestable, trop grand pour n’être pas compté dans la littérature contemporaine. Certes ! nous, autant que personne, nous connaissons et nous flétrissons les côtés mauvais et gâtés de Stendhal. Nous savons d’où il était sorti et où il est allé, ce dernier venu du xviiie siècle, qui en avait la négation, l’impiété, l’analyse meurtrière et orgueilleuse, qui portait enfin dans tout son être le venin concentré, froidi et presque solidifié de cette époque empoisonnée et empoisonneuse à la fois, mais qui, du moins, n’en eut jamais ni la déclamation ni la chimère ! Stendhal est l’expression la plus raffinée et la plus sobre de ce matérialisme radical et complet dont Diderot fut le philosophe et le poète. Il a pris un morceau de la lave de ce volcan du xviiie siècle, qui a couvert le monde de ses scories, et il a mis malheureusement dans cette lave impure la mordante empreinte d’un talent profond. Quoi qu’il ait été par les opinions et par les principes, intellectuellement Stendhal fut un homme, et c’est assez pour que la Critique s’en occupe dans un intérêt littéraire, et même dans un intérêt de moralité.
D’ailleurs, il faut bien en convenir, on n’est pas libre de le passer sous silence. On ne voile les portraits des doges que quand on les a décapités ! Non seulement Stendhal a un de ces mérites positifs qui forcent la main de la Critique, mais il a, de plus, une fascination singulière, qui a obligé à le regarder. Le caractère de cet esprit, faux ou sincère (et pour nous il manquait de sincérité), est d’ailleurs comme une énigme. « C’est le Palais dans le Labyrinthe » dont parlait cette fille de génie… Il était pétri de contrastes et sa volonté acharnée les repétrissait en lui. Matérialiste sans emphase, souterrain et fermé, il eut toute sa vie cette simplicité effrayante d’une erreur profonde qui, selon l’Église en son terrible langage, est le signe de l’impénitence finale de l’esprit. Mais ce matérialiste avait vu la guerre, la grande école du sacrifice et du mépris de la matière. Il l’avait vue et il l’avait faite, et cette saine odeur de la poudre qu’il avait respirée avait préservé la vigueur de son esprit, sinon de son âme, des dernières pourritures de la corruption. C’était un homme d’action, fils d’une époque qui avait été l’action même, et qui portait la réverbération de Napoléon sur sa pensée. Il avait touché à cette baguette magique d’acier qui s’appelle une épée et qu’on ne touche jamais impunément, et il en avait gardé dans la pensée je ne sais quoi de militaire et, qu’on me passe le mot ! de cravaté de noir, qui tranche bien sur le génie fastueux des littératures de décadence.
Il eut beau s’éloigner, en effet, des premières fonctions de sa vie, de ses premières préoccupations, il eut beau devenir, à moitié d’existence, un observateur, les bras croisés, de la nature humaine, un pacifique dilettante de beaux-arts, un causeur de Décaméron, un capricieux de littérature qui avait fini par prendre goût aux Lettres dont il avait d’abord médit, son genre de talent, qui brusquait l’expression pour aller au fait, se ressentit toujours de la mâle éducation de sa jeunesse. Quoique homme d’action, il avait, de tout temps, beaucoup regardé dans son âme, — dans cette âme à laquelle il ne croyait pas ! Les Italiennes qu’il a tant aimées, les Lombardes dont il était fou, ne regardent pas plus dans leur cœur, avec leurs longs regards indolents et amoureusement tranquilles, que lui ne regarde dans le sien. Fait pour le monde comme tous les ambitieux, qui finissent par se venger, en le jugeant, de ne pouvoir le gouverner, Stendhal, misanthrope vrai au fond, mais qui cachait sa misanthropie comme on cache une blessure à chaque instant près de saigner, Stendhal fut… j’oserai le dire : un Tartuffe en beaucoup de choses, quoiqu’il pût être franc comme la Force, car il l’avait !
Oui ! un Tartuffe. Entendons-nous bien ! un Tartuffe intellectuel ! Il le fut de naturel, d’originalité, de clarté, de logique, poussant sa tartufferie jusqu’à la sécheresse, un Tartuffe qui commença par jouer sa comédie aux autres et qui devint, comme tous les Tartuffes, son propre bonhomme Orgon à, lui-même, punition ordinaire et bien méritée de tous ces menteurs ! Esprit de demi-jour et même quelquefois de ténèbres, cet Excentrique prémédité passa dans la littérature, ou plutôt à côté de la littérature de son temps, « embossé » dans une cape hypocrite, ne montrant qu’un œil, à la façon des Péruviennes sous leur mantille, un seul œil noir, pénétrant, affilé, d’un rayon visuel qui, pour aller à fond, valait bien tous les stylets de l’Italie, mais qui avait, croyez-le bien ! la prétention d’être vu et même d’être trouvé beau. Ainsi que tous les Tartuffes qui possèdent l’esprit de leur vice et la majorité des hommes doublés d’une idée qu’ils ne disent pas, mais qui chatoie dans leur silence comme le jais brille malgré sa noirceur, Stendhal inspire un intérêt dont on ne saurait se défendre. Ne sommes-nous pas tous des besogneux de vérité, en plus ou en moins ?… Il a l’attrait du mystère et du mensonge, l’attrait d’un grand esprit masqué, ce qui est bien plus qu’une belle femme masquée ! La fortune de la Correspondance, c’est qu’on s’imagine voir son visage. On s’imagine que dans cette vie journalière, facile, dénouée, dont cette correspondance est l’histoire, il avait mis son masque sur la table et dit bravement à ses amis, pendant que le monde avait le dos tourné : « Tenez ! maintenant, regardez-moi ! »
Mais c’est là une imagination trompée. La Curiosité a eu le nez cassé, comme dit la pittoresque expression populaire. Ce qu’on a trouvé dans la Correspondance de Stendhal n’a pas été ce qu’on y cherchait. On y a trouvé certainement quelque chose de très intéressant encore, mais non pas le dessous de masque auquel on s’attendait un peu et auquel on avait eu grand tort de s’attendre ; car, au bout d’un certain temps, le masque qu’on porte adhère au visage et ne peut plus se lever ! Le système s’incorpore à la pensée, le parti pris vous a pris à son tour et ne vous lâche plus, et la spontanéité est perdue ! La tyrannie des habitudes de l’esprit crée une sincérité de seconde main pour remplacer la sincérité vierge qu’elle tue. — Shakespeare, qui a pensé à tout, nous a donné l’idée de cette tyrannie dans Hamlet, quand, avec une intention profonde que des critiques superficiels taxeraient peut-être de mauvais goût, il mêle aux cris les plus vrais, les plus naturellement déchirants de son Oreste du Nord, des souvenirs mythologiques et pédantesques qui rappellent l’Université de Wittemberg, où le prince danois a été élevé. Stendhal, malgré l’énergie d’un esprit dont la principale qualité est la vigueur, a subi comme les plus faibles cette tyrannie des habitudes de la pensée. Quelle que soit la page de sa correspondance qu’on interroge, il y est et il y reste imperturbablement le Stendhal du Rouge et Noir, de la Chartreuse de Parme, de l’Amour, de la Peinture en Italie, etc., etc., c’est-à-dire le genre de penseur, d’observateur et d’écrivain que nous connaissons. Ici ses horizons varient. Ils tournent autour de lui-même comme la vie de chaque jour que cette correspondance réfléchit ou domine ; mais l’homme qui les regarde, qui les peint ou les juge, n’est pas changé.
C’est toujours cet étrange esprit qui ressemble au serpent, qui en a le repli, le détour, la tortuosité, le coup de langue, le venin, la prudence, la passion dans la froideur, et dont, malgré soi, toute imagination sera l’Ève. C’est toujours (non plus ici dans le roman mais bien dans la réalité) ce Julien Sorel (du Rouge et Noir) « au front bas et méchant »
, que les femmes, qui se connaissent en ressemblance, disaient être un portrait fait devant une glace, quoiqu’il leur parût un peu sombrement idéalisé. C’est encore aussi ce Fabrice (de la Chartreuse), ce Julien Sorel d’une autre époque, quand la vie, qui veloute les choses en les usant, eût adouci l’âpre physionomie du premier. C’est, enfin, toujours le produit du xviiie siècle, l’athée à tout, excepté à la force humaine, qui voulait être à lui-même son Machiavel et son Borgia, qui n’écrivit pas, mais qui caressa pendant des années l’idée d’un Traité de la Logique (son traité du Prince, à lui), lequel devait faire, pour toutes les conduites de la vie, ce que le livre de Machiavel a fait pour toutes les conduites des souverains. Voilà ce que nous retrouvons, sans adjonction, sans accroissement, sans modification d’aucune sorte, en ces deux volumes de Correspondance où Stendhal se montre complètement, mais ne s’augmente pas. Nous y avons vainement cherché une vue, une opinion, une perspective, en dehors de la donnée correcte et maintenant acceptée de cet esprit, monté en bronze de sa propre main. Dans cette correspondance qui n’est pas un livre, qui n’est pas une convention, qui a chance par conséquent d’être plus vraie qu’un livre, d’être moins concluante, moins combinée, moins volontaire, Stendhal ne fait pas une seule fois ce que les plus grands génies — des génies bien supérieurs à lui — ont fait si souvent dans le tête-à-tête d’une correspondance libre et amie. Il ne se condamne ni ne s’absout ; il ne s’applaudit ni ne se siffle ; il ne se reprend en sous-œuvre ni ne monte plus haut que soi pour se juger ; et c’est la vérité qu’il s’est appliqué intellectuellement cette maxime affreuse qui fut la sienne : « Ne jamais, jamais se repentir. »
Donc, pas de surprise ! pas de révélation nouvelle ! pas de naturel véritable dans les lettres de cet homme dont l’esprit n’ondoie point, ne se contredit point, et qui aimait tant le naturel, — nous a-t-il dit et répété dans ses livres et sur tous les tons, mais qui l’aimait probablement comme les roués aiment les femmes candides ! Pas de dédoublement de l’homme et de l’auteur, rien, en un mot, de ce qu’on trouve parfois dans ces délicieux recueils qu’on appelle des Correspondance, et cependant, malgré cela, malgré la déception, malgré cet esprit connu et d’autant plus connu qu’il se distingue par une de ces physionomies qu’on n’oublie plus quand une fois on les a regardées, la Correspondance de Stendhal a le charme inouï de ses autres œuvres, — ce charme qui ne s’épuise jamais et sur la sensation duquel il est impossible de se blaser.
II §
Pour notre compte, nous avons quelquefois cherché à nous rendre raison de l’intérêt poignant qu’on éprouve en lisant Stendhal, même quand on fait le meilleur procès à son talent perverti et pervers. Nous avons voulu nous expliquer cette puissance d’un esprit si particulier, souillé par une détestable philosophie au plus profond de sa source, qui n’a ni la naïveté dans le sentiment, ni l’élévation souveraine, car pour être élevé il faut croire à Dieu et au Ciel, ni aucune de ces qualités qui rendent les grands esprits irrésistibles. Tout en aimant d’un goût involontaire le plaisir intellectuel qu’il nous donne, nous n’en avons pas été abruti au point de ne pas voir tous les défauts et toutes les misères d’un écrivain qui en eut, pour sa part, autant que personne, si ce n’est peut-être davantage. Quand un homme, en effet, arrivé à peu près à la moitié du xixe siècle, jure par Cabanis en philosophie, en législation par Destutt de Tracy, et par Bentham en économie sociale, quand cet homme, de l’esprit le plus mystificateur, semble se mystifier lui-même en admirant politiquement M. de Lafayette, et ne se moque nullement de nous en nous disant que l’Amérique serait assurément un grand pays si elle avait un Opéra, certes ! on peut affirmer que les pauvretés d’opinion et les superficialités d’aperçu ne manquent pas à cet homme de l’esprit le plus retors depuis Voltaire et qui a vu Napoléon ! Lorsque, d’un autre côté, cet observateur, digne d’être impersonnel, déclassé par les hasards de la naissance et de la vie, mais naturellement aristocrate comme on doit l’être quand, intellectuellement, on est né duc, revêt par vanité — ce sentiment qu’il raille sans cesse — les plates passions du bourgeois révolutionnaire, c’est-à-dire de l’espèce d’animal qu’il devait détester le plus, et s’ingénie à nous rapetisser Lord Byron parce que Lord Byron était un aristocrate, il nous offre, il faut en convenir, à ses dépens, un triste spectacle. Et ce n’est pas tout ! Diminué par la vanité de son intelligence, il est souvent aussi diminué par elle comme écrivain. Elle lui a donné des manières, des affectations, des grimaces d’originalité désagréables aux âmes qui ont la chasteté du Vrai… Sans doute, il est fort difficile de bien déterminer ce que c’est que le naturel dans l’originalité. Un critique très fin (M. de Feletz) n’a-t-il pas prétendu, avec de très piquantes raisons à l’appui de sa prétention, que celui-là que toute la terre appelle le bonhomme avait naturellement la scélératesse des plus ténébreuses combinaisons, et qu’importe, du reste, pour le résultat ! Qu’importe si, dans ce tour de souplesse du naturel dans l’originalité, l’effort est voilé par un art suprême ! Malheureusement, telle n’est pas toujours l’originalité de Stendhal. Il la cherche, il la poursuit comme la fortune, mais si on ne craignait pas l’emploi des mots bas pour caractériser des procédés littéraires, on dirait qu’il a des ficelles, des trucs, pour y parvenir. Il nous parle quelque part, dans un de ses livres, des conscrits qui, à l’armée, se jettent dans le feu par peur du feu. Il ressemble un peu à ces conscrits-là. Seulement, ce n’est pas par peur de l’affectation qu’il se jette dans l’affectation : c’est par peur de la vulgarité.
On le voit, nous ne transigeons pas sur les nombreux défauts de fond et de forme qu’une étude sévère nous a fait apercevoir dans les œuvres d’un homme qui, littérairement, pour se faire remarquer, aurait mangé des araignées comme l’athée Lalande et, religieusement, qui niait Dieu comme lui. Mais nous disons que ces défauts, qui gênent et qui dégoûtent, ne détruisent pas l’empire exercé par Stendhal sur les esprits un peu fortement organisés, signe certain qu’il y a ici une puissance — une réalité de puissance — dont la Critique est tenue de trouver le secret.
Eh bien, selon nous, ce secret, c’est la force ! D’autres ont la grâce, d’autres ont l’ampleur, d’autres encore ont l’abondance ; Stendhal, lui, a la force, c’est-à-dire, après tout, la chose la plus rare qu’il y ait, dans ce temps de cerveaux et de cœurs ramollis. Il a la force dans l’invention (voyez les héros de ses romans et même ses héroïnes, qui sont toutes des femmes à caractère !) et il a la force dans le style, qui, de fort, sous sa plume, devient immanquablement de mauvais goût s’il ajoute quelque chose au jeu naturel de ses muscles et de sa robuste maigreur. Quand Stendhal est nettement supérieur, il ne l’est que par la seule vigueur de son expression ou de sa pensée… Si on creusait cette analyse, on verrait, en interrogeant une par une ses facultés, qu’il a la sagacité qui est la force du regard, comme il a la clarté brève de l’expression qui est la force du langage. En Italie où il a vécu, où il s’est énervé en lisant Métastase et en écoutant de la musique, il a pu contracter bien des morbidesses, mais il n’a pu venir à bout de sa vigueur première. Elle a résisté. Voilà le secret de son empire sur les âmes plus énergiques que délicates et de la révolte de ces dernières. Figurez-vous Fénelon ou même Joubert lisant Stendhal ! Voilà aussi le secret de sa longue impopularité, — ou, pour mieux dire, de sa longue obscurité comme écrivain. Il n’a jamais frappé qu’un petit nombre d’hommes, mais il les a frappés, de sorte qu’ils sont restés timbrés à l’effigie de ses sensations et de ses idées, tandis que la masse lui a toujours échappé. Il écrivait un jour cette phrase calme et amère : « La bonne compagnie de l’époque actuelle a une âme de soixante-dix ans. Elle hait l’énergie sous toutes les formes. »
Et certainement, en écrivant cela, il pensait à lui et à ses écrits.
Cette société, en effet, qui recherchait la veille encore les luxuriances et les débauches des esprits outrés et malades, devait trouver le genre de talent de Stendhal trop simple, trop décharné, trop dru pour elle ; car même quand il se crispe et s’affecte, ce n’est jamais de cette affectation moderne qui juche à vide sur de grands mots. Depuis que cette Correspondance est publiée, beaucoup d’esprits ont travaillé à la gloire de Stendhal. Dans une notice pénétrante et concise, Prosper Mérimée a gravé l’épitaphe de l’auteur du Rouge et Noir avec le couteau de Carmen. Mais lorsque la creuse vague humaine aura cessé de jeter le peu de bruit et d’écume qu’elle jette toujours sur l’écueil d’une tombe quand un homme vient tout récemment d’y descendre, la gloire de Stendhal ne sera guères saluée dans l’avenir que par les esprits plus ou moins analogues au sien par la force. L’énergie seule aime l’énergie. Lorsque Stendhal mourut, il allait peut-être nous donner quelque grand roman sur l’Italie du xvie siècle dont il s’était violemment épris. Ainsi que l’atteste la Correspondance, l’imagination de cet amoureux de la Passion et de la Force remontait vers la Féodalité expirante pour y chercher des types, des émotions et des effets, et se détournait avec mépris de cette société à âme de soixante-dix ans dont il avait écrit encore cette autre phrase : « À Paris, quand l’amour se jette par la fenêtre, c’est toujours d’un cinquième étage »
, pour en marquer la décrépitude ; car la vieillesse, comme l’immoralité, comme l’athéisme, comme les révolutions, descend dans les peuples au lieu d’y monter, et c’est ordinairement par la cime que les sociétés commencent à mourir.
Du reste, cette force dans le talent qui distingue Stendhal, il l’avait dans l’âme, et la Correspondance montre combien son caractère rayonnait dans le même sens que son esprit. Elle confirme par les confidences de l’intimité ce que les écrits de l’auteur nous avaient appris, c’est que toute sa vie Stendhal fit une guerre, publique et privée, à la puissance que les faibles adorent, à l’Opinion. L’Opinion en toutes choses, Stendhal, qui n’avait pas cent mille livres de rente pour se mettre sans danger au-dessus d’elle, l’a courageusement méprisée ou combattue, souvent à tort, parfois avec raison, mais toujours sans en avoir peur. Il la méprisa dans les arts, dans la politique, dans les lettres, dans la morale chrétienne que cet athée ne comprit pas, aveuglé qu’il était par son athéisme, le crime irrémissible de son esprit. Ses lettres prouvent par ce qu’elles contiennent que l’audacieux et impassible historien des Cenci, que le défenseur presque monstrueux d’Antinoüs, dont l’audace ressemblait à une provocation perpétuelle, ne gasconnait pas dans ses thèses inouïes et qu’il pensait les propositions. Assurément il eût mieux valu ne pas les penser et ne pas les soutenir, mais il ne s’agit pas ici du fond des choses et du mutisme radical de l’esprit de Stendhal en fait de morale, il s’agit seulement de signaler la fermeté d’un caractère dont la force augmentait encore celle d’un esprit qui, naturellement, savait oser. Dans la biographie intellectuelle servant d’introduction à la Correspondance, un trait rapporté par P. Mérimée nous fait mieux comprendre que tout ce que nous pourrions ajouter le caractère de Stendhal et la solidité du métal qu’il avait sous la peau. C’était dans l’épouvantable campagne de Moscou, lorsque les hommes les plus vaillants et les mieux trempés étaient, non pas abattus, mais comme dissous par la misère, le froid et la faim, et que l’armée était en proie à cette démoralisation contagieuse qui est le désespoir des grandes masses et qui les suicide. Stendhal, un jour, aux environs de la Bérésina, se présenta devant son chef, Daru, l’intendant général, rasé et habillé avec la recherche qu’il aurait eue à Paris : « Vous êtes un homme de cœur »
, lui dit Daru, frappé d’un détail qui aurait frappé aussi Napoléon, car il révélait l’homme tout entier qu’était Stendhal, et, en effet, à part la petite terreur d’être dupe, rapportée des salons et que lui a reprochée si spirituellement Sainte-Beuve, il garda toujours inaltérables, dans toutes les positions et dans tous les dangers, sa bonne humeur et son sang-froid. L’année qui précéda celle de sa mort fut marquée par des symptômes de destruction prochaine qu’il analysa dans ses lettres à ses amis, et dont il parla comme aurait fait Broussais, — un autre homme de grand talent et de grand caractère, qui trouva dans l’immonde et fausse philosophie du xviiie siècle la borne et l’obstacle de son génie scientifique, comme Stendhal, ce grand artiste d’observation et ce grand observateur dans les arts, y trouva la borne et l’obstacle du sien.
Car on se demande, en lisant ces lettres, dont quelques-unes valent en critique ce que leur auteur a jamais écrit de plus profond et de plus piquant dans ses livres, on se demande ce qu’il eût été, ce Stendhal-Beyle, s’il avait été spiritualiste et chrétien, c’est-à-dire ce qu’aucune intelligence moderne, ce qu’aucun esprit de ce côté du temps ne peut se dispenser d’être sans à l’instant même se rompre, en plus ou en moins, se dessécher, se rabougrir. Si un homme de la hauteur de Goethe, en se faisant païen comme il le devint sur ses derniers jours, a, pour tous ceux qui ne mesurent pas la grandeur du génie à son ombre, diminué la portée comme la chaleur de ses rayons, on peut s’interroger sur ce que peut produire un système d’idées comme le matérialisme de Stendhal sur des facultés moins nombreuses, moins enflammées et moins opulentes ! Au moins Goethe avait été chrétien ; il avait été l’auteur du Faust et de l’Egmont, et, quand le Christianisme a passé par un génie, c’est comme l’amour quand il a passé par un cœur : il en reste toujours quelque chose. De plus, le paganisme de Goethe s’appuyait encore à quelque chose de spirituel, à ce panthéisme qui peut tenter les poètes et qui est comme la spiritualisation de la matière ! Mais le matérialisme raccourci et brute d’Holbach, d’Helvétius, de Cabanis, que peut-il être pour le génie d’un homme ? Stendhal, nous l’avons constaté, avait le don de la force, et d’une force que rien n’a pu énerver ; mais cette force a manqué souvent de douceur, de liant, de tendresse, de largeur, de plénitude. Ce n’était pas une négation qui pouvait la féconder, ce n’était pas une négation qui pouvait l’élargir, lui ouvrir les entrailles, lui verser la vie ! Plus que personne, Stendhal avait besoin qu’une grande et généreuse doctrine ajoutât à ses facultés et les étoffât.
Il n’était pas de la nature de Diderot, quoiqu’il en eût la philosophie. Diderot, qui croit qu’on peut faire de l’âme comme on fait de la chair, est amoureux de l’abstraction. Il étreint cette nuée avec furie. C’est l’Ixion de l’abstraction avec un tempérament de satyre. Stendhal, lui, s’ajuste à son matérialisme et s’y assimile si bien qu’à peine s’il en parle. Il n’y a pas plus de trois lettres de la Correspondance où il convienne nettement de son incrédulité et où il nie Dieu avec une insolence tranquille. Diderot parle de la matière en se cabrant d’effroi devant elle. Il a peur de mourir comme Pascal. Il a des mots qui sont des affres : « La caducité — dit-il, en blêmissant de se voir vieux, — a un pied sur un tombeau et l’autre pied sur un gouffre ! »« Stendhal — dit son biographe, P. Mérimée, — ne craignait pas la mort, mais il n’aimait pas à en parler, la tenant pour une chose sale et vilaine plutôt que triste. »
En se laissant saisir par la glace du matérialisme, un homme comme Diderot pouvait donc ne pas s’éteindre tout entier, tant il était bouillonnant ! Mais un homme comme Stendhal matérialiste n’avait plus guères dans le talent que les qualités de la matière, ferme, pénétrant, aiguisé et brillant comme elle, et son esprit finissait par n’être plus qu’un admirable outil d’acier.
C’est cette plume qui ne s’est jamais amollie, même quand elle a voulu être tendre, que la Correspondance de Stendhal montrera mieux encore que les livres qu’il nous a laissés. Dans cette Correspondance, qui commence en 1829 pour finir en 1842, nous trouvons, au milieu de toutes les questions intellectuelles qui y sont agitées, plusieurs lettres où Stendhal parle d’amour pour son propre compte et non plus pour le compte de ses héros de roman. En les lisant, on est surtout frappé de la sécheresse d’expression d’une âme pourtant passionnée, et on sent presque douloureusement dans ces pages le tort immense que fait même à la sensibilité d’un homme le malheur d’avoir, sur les grands problèmes de la vie morale, pensé faux.
Madame de Créqui §
Lettres inédites de la marquise de Créqui à Sénac de Meilhan (1782-1789), mises en ordre et annotées par Édouard Fournier, précédées d’une Introduction par Sainte-Beuve, de l’Académie française.
I §
Voici une charmante perle retrouvée de tout un baguier perdu. Ce sont quatre-vingts lettres à peu près d’une grande dame du siècle dernier, — de cette fameuse marquise de Créqui dont le nom historique est devenu littérairement si célèbre, grâce à des Mémoires qui furent toujours contestés et que Sainte-Beuve traita hardiment d’apocryphes. Les raisons que l’éminent et fin critique donne à l’appui de son opinion, sont de plus d’une sorte. Il y en a de dates et de chiffres, bonnes pour les biographes qui discutent, et celles-là nous les laisserons dans la Notice ; mais il y en a d’autres qui tiennent à l’essence même de l’esprit très particulier de la marquise et qui s’adressent à tous les biographes qui sentent.
Il est évident, en effet, que de ces quatre-vingts lettres retrouvées et publiées il se dégage une tête de vieille femme qui n’est pas celle de la marquise de Créqui des Mémoires, quoique le costume soit le même et bien souvent le ton aussi, ce costume intime, ce linge de corps de la pensée des femmes ! La marquise des Mémoires a de l’éclat, de l’imagination, une voix timbrée, une manière de prendre du tabac dans sa boîte d’or en secouant ses jabots de dentelle, qui a tout ensemble de la grâce, de l’impertinence et de la grandeur. Si les hommes de son temps, qui ne se gênaient guères, ont respecté ses falbalas, elle s’est du moins frottée à toutes les idées et elle en a eu la poudre d’or — ou la poudre de sable — sur ses grandes ailes de papillon étincelantes et légères et que la vieillesse n’a pas fanées, mais conservées dans son ambre pur. Malgré son fond de piété sincère, — la piété des femmes de l’ancien monde qui ne s’étaient pas enversaillées, comme disait le vieux marquis de Mirabeau, — elle a les haines et les mépris un peu altiers des femmes comme elle, à qui la Révolution a cassé sur la tête le dais sous lequel elles rendaient la justice féodale autrefois. Mais tout cela, qui est imposant et frappant, n’est pas la figure calme, correcte, gracieusement triste et désabusée, et souverainement raisonnable, de la marquise de Créquy des Lettres, une femme qu’il faut mettre entre Madame de Maintenon et Madame Du Deffand, plus bas que l’une et plus haut que l’autre. Si, comme le croit Sainte-Beuve, les Mémoires de Madame de Créqui ne sont pas d’elle et si nous avons été dupes d’une mystification combinée, c’est par le ton, cette grâce suprême, que l’auteur de ces Mémoires nous a pipés, c’est par cette aisance et ce non-appuyé, même quand on est profond, qu’ont les femmes qui ont vieilli dans la bonne compagnie, et qui fait dire aux observateurs superficiels, qu’à une certaine hauteur toutes les douairières se ressemblent, quoiqu’elles ne se ressemblent pas !
Il faut être juste : ce ton des Souvenirs de la marquise de Créqui est tellement réussi, qu’on se demande s’il est joué et si l’auteur n’est pas un délicieux artiste ?… Fleury, disent nos pères, jouait les marquis à s’y méprendre. L’auteur des Souvenirs de Madame de Créqui serait-il plus étonnant que Fleury lui-même ? car il joue les marquises, lui, avec une si audacieuse et merveilleuse désinvolture, qu’il faut qu’elles reviennent elles-mêmes, chaperonnées de leurs propres lettres et sur le poing de Sainte-Beuve, — ce doux fauconnier ! — pour donner un démenti à la mémoire qu’on leur fait, ou aux Mémoires qu’on leur attribue. L’auteur des Souvenirs de Madame de Créqui, dont on peut tout croire et tout suspecter, fut un des excentriques les plus curieux de la littérature contemporaine. C’était le vicomte (était-il vicomte ?) Decourchant, comme l’écrit Sainte-Beuve, ou de Courchamp, comme récrivaient, je crois, la Quotidienne et la Gazette. C’était un homme (était-ce bien un homme ?) au moins fort singulier, un chevalier ou une chevalière d’Éon de la littérature. Spirituel et du talent le plus vif quand il écrivait sous le nom des autres, il était plat et sans talent quand il écrivait sous le sien. Le National du temps, qui n’aimait pas la police et prenait des airs avec elle, l’arrêta un jour en flagrant délit de vol, comme un simple sergent de ville littéraire. Il s’agissait d’un roman ressuscité de l’oubli, et que la mort n’avait pas assez changé pour qu’on ne pût le reconnaître.
Le vicomte Decourchant ou de Courchamp était le propre type de la fausse marquise de Créqui, de la marquise qu’il avait inventée… s’il l’avait inventée ! Coquet et cancanier, gourmand de ragoûts, de confitures et de bonbons (son chef-d’œuvre s’appelait le Cordon-Bleu et c’était un livre tellement monumental que l’auteur est mort avant de l’achever), surchargé d’édredons, entouré de crachoirs, roulé comme une momie dans les châles les plus extravagants, regrettant ses dents, son estomac, la vie et le pouvoir de faire encore des mensonges, au demeurant chrétien grabataire, détestant les doctrines canailles qui font déroger un homme, et sur le chapitre de l’éternité se décidant à la courte-paille, d’après l’argument de Pascal, il s’éteignit pauvre et vieux dans ses coiffes (car il en portait) chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu, rue Plumet, où mourut si saintement Ourliac. Ses Souvenirs de Madame de Créqui avaient eu le succès de cette chose qui enfonce l’Histoire chez les peuples aussi légers que nous et que l’on appelle l’anecdote. Eh bien, le succès n’y fit rien ! Le vicomte Decourchant ou de Courchamp eut l’impassible fermeté de Junius nominis umbra ! Il n’en démordit point. Il resta Madame de Créqui, le masque de fer de ce rouge et de ces mouches ! Et il devint pour longtemps — pour toujours peut-être — une question littéraire. En effet, si, comme l’a presque prouvé Sainte-Beuve, les Souvenirs de Madame de Créqui ne sont pas d’elle, ils sont au moins de bien près d’elle. L’éditeur, qui brouillait en lui les temps comme il brouillait les sexes, a pu mêler à ces Souvenirs, recueillis dans des chiffonnières dont il avait volé ou emprunté la clef, les langages et les passions d’une autre époque. Mais, après tout, qu’importe ? Apocryphes de nom, ils ne sont pas apocryphes de choses. L’Histoire reste… et le charme aussi. La main d’une Créqui n’a pas écrit le livre, mais l’esprit d’une Créqui y circule, ou du moins l’esprit d’une société qui fut la sienne. L’émotion ici vaut mieux que le fait même. Nous ne sommes pas trop mystifiés.
II §
Cela dit sur la marquise suspecte, venons à la marquise authentique. Celle-ci est certaine et incontestable. Nous avons pour répondants d’autres hommes que cet ambigu comique de Courchamp, qui eut tout douteux, excepté l’esprit et la verve ! La comédie n’est pour rien ici, ni l’intrigue, ni la mascarade. Nous sommes en pleine réalité historique et littéraire, et cette réalité est telle qu’on s’en servira désormais pour confondre le mauvais plaisant de faussaire, en opposant le nu du spirituel, sérieux et ferme visage, maintenant découvert, au masque animé qui traita la Critique, pendant tant d’années, comme Mercure traite Sosie dans l’imbroglio d’Amphitryon.
C’est un visage inattendu, quand on pense au temps où elle écrivait et surtout au temps où elle avait été jeune, — une physionomie qui tranche sur celles du xviiie siècle, toutes agitées, toutes molles et violentes, comme il convient à une société qui laissait évaporer ses mauvaises mœurs et couvait une révolution. Quand elle écrivait ses lettres, qui la réfléchissent d’autant mieux qu’elle ne s’y est jamais mirée, elle était vieille, et l’on croit qu’elle l’a toujours été. On ne peut se l’imaginer que vieille, dit Sainte-Beuve, prenant trop pour un effet de vieillesse le sérieux de cette femme virile. L’auteur de Volupté a-t-il bien vu et pouvait-il bien voir, sous son extérieur de grâce patricienne, cette femme qui répugne au pastel et qui méritait d’être peinte, non par une main plus habile que la sienne, mais peut-être plus sympathique ? Au sein de cette génération qui avait du sang de Faublas dans les veines, ç’avait été une femme pure devenue très franchement une dévote. De galanterie, elle n’en avait jamais eu, quand toutes les femmes osaient en compter par centaines. Sans beauté, mais non sans expression, elle n’avait pas toujours enfermé sous ce petit bonnet à bec, dont nous parle Sainte-Beuve, ce profil de faucon dont elle avait aussi la griffe et l’œil d’escarboucle, et elle aurait pu, certes ! de cet œil-là, faire flamber tous les caprices contemporains, toute cette paille vide qui n’avait jamais vu sur sa tige mûrir les épis de l’amour. Excepté l’affection maternelle, dont elle fut victime, elle n’eut jamais que deux sentiments, et les plus mâles que pût éprouver un cœur de femme, deux amitiés pour deux hommes avancés dans la vie : l’une pour son oncle, le bailly de Fronlay, et l’autre pour Sénac de Meilhan, à qui sont adressées les Lettres. Quand elle se prit de goût et d’intelligence pour M. de Meilhan, il avait, lui, quarante-six ans, l’âge où l’homme resté le plus beau parle moins à l’imagination qu’à la pensée, et elle en avait soixante-huit, mais soixante-huit si sereins et si fermes, que la dépravation de tête, le néant de tout et l’ennui, l’horrible ennui d’une créature qui vit sans Dieu, dans le cachot de la cécité, ne firent pas d’elle une Madame Du Deffand, amoureuse d’un autre Horace Walpole ! Elle n’avait ni les engouements, ni les dégoûts, ni les besoins mendiants de société de cette femme d’un esprit qui tenait tête à Voltaire et qui périssait dans la solitude, tout en se croyant la fière philosophie de Diogène parce qu’elle avait donné à son fauteuil du coin du feu la forme étrange d’un tonneau. Elle, la marquise de Créqui, ne dépendait pas ainsi du monde. Elle fit de bonne heure fermer ses volets rembourrés contre ses bruits et ses tourbillons, et elle s’assit en silence, sous le cadre de velours de son crucifix, dans cette pensée de l’éternité d’où elle voyait tout à travers le voile qui éteint jusqu’à notre soleil. De là elle contempla son temps plus que pâle et elle en jugea les hommes plus que petits. Les messieurs à succès de son époque, ces vers-luisants qui brillèrent quelques soirs, après souper, — quand on était ivre : — Raynal, Cerutti, Bernardin de Saint-Pierre, Dupaty, « qui était à Montesquieu — disait-elle — comme le singe est à l’homme »
, Necker, Chamfort et Rivarol lui-même, elle les exécuta dans un sourire. Inaccessible à cette réverbération de l’entourage qui brûle et comme toutes les femmes, sa sagesse haussait un peu l’épaule à l’enthousiasme de Madame de Staël. C’était elle qui disait crânement ce mot si peu femme : « Il faut accroître, s’il se peut, son mépris pour les réputations ! »
Plus sagace que Madame Du Deffand, qu’on appelait « l’aveugle clairvoyante », elle n’avait jamais été abusée par grand-chose, mais elle finit par se désabuser de tout, — et même de la plus cruelle souffrance de sa vie (l’indifférence et l’ingratitude de son fils). Elle sut se faire une lumière. « Je vois cela, — disait-elle, — je ne le sens plus. »
Telle fut, parmi les caillettes et les extravagantes du xviiie siècle, Renée-Caroline de Froullay, marquise de Créqui par mariage. Née trop tard, en 1714, car elle semble du siècle précédent, elle a sur ce front que recouvre son bonnet à bec quelque chose de Madame de Maintenon, un reflet adouci et diminué de cette grande femme. On dirait qu’elle a été élevée par elle à Saint-Cyr et qu’elle en a contracté et rapporté, dans une mesure modeste, la trempe douce et la solidité puissante. Sainte-Beuve, le critique littéraire et le poète, a bien montré le côté intime et curieux de cette vie, mais la beauté morale qu’elle révèle plus que tout l’a-t-elle assez frappé ?… Nous ne le croyons pas. Il y aurait insisté davantage. Son poinçon aurait plus marqué, tandis que la dorure étincelante et légère de son métal disparaît dans les eaux-fortes que cette femme manie. Le plus spirituel des sceptiques de ce siècle énervé, mais enfin sceptique, Sainte-Beuve, plus femme par de certaines sensibilités que la marquise de Créqui elle-même, l’accuse presque nettement de sécheresse. Le reproche serait grave, s’il était mérité ; mais l’est-il ? Sainte-Beuve n’a-t-il pas été déconcerté et repoussé par ce qui chassa d’Alembert de chez la marquise, quand cette chaste femme qui n’avait rien à expier se fit dévote ?… À cette époque encore, les gens du monde entraient en dévotion sans quitter entièrement le monde, et c’était presque une prise d’habit sans cloître que cette modification profonde et réfléchie qui se produisait tout à coup dans les mœurs et les élégances d’une femme. Alors on réformait le train de sa maison, on éteignait son luxe. On drapait en violet sa vie, en attendant la grande draperie noire ! Malgré la tolérance (lisez charité) de la marquise de Créqui, d’Alembert, trop engagé, dit Sainte-Beuve (lisez enragé), rompit avec elle. Eh bien, ce que le philosophe furibond ne manqua pas certainement d’appeler une capucinade, n’a-t-il pas influé sur l’esprit de Sainte-Beuve, trop détaché des choses religieuses pour bien comprendre, dans ses sévérités comme dans ses indulgences, dans ses ombres comme dans ses lueurs, cette capucine de bonne volonté, qui abaissa de bonne heure sur ses yeux restés pénétrants la pointe de son bonnet de dévote et qui le garda, jusqu’à sa mort, comme le capuchon de sa vieillesse, sans que pour cela ses anciens yeux d’escarboucle brillassent moins fort et vissent moins clair ?
Le regard, en effet, la pénétration, le bon sens dans son inflexible droiture, toutes les qualités aiguisées et affilées de cet esprit coupant et poli comme le verre, et ce n’est pas tout, l’habituelle pensée de l’éternité qui est en elle comme en Pascal, mais qui la trouble moins que ce poltron sublime et qui lui donne une intuition si supérieure des misères et des vanités de la vie, voilà ce qui fait l’originalité et le mérite de Madame de Créqui, et ce que Sainte-Beuve, le croirait-on ? a mis son rare esprit à méconnaître. Après l’avoir trouvée sèche, il la déclare morose : « Elle fait — écrit-il — un assommoir de l’éternité, avec lequel elle écrase tout. Elle ne nous dit jamais comment elle l’anime et l’éclaire. On aimerait pourtant à y voir quelquefois le rayon. »
Mais l’éternité ne se bavarde pas, et qui verrait le rayon, verrait tout ! Il n’y a point de ces bulles de savon suspendues au fuseau de Madame de Créqui. Les promesses positives de sa foi l’ont arrachée à sa chimère. Quant à ses jugements sur les choses et les hommes, « le plus souvent justes en dernier résultat, — dit Sainte-Beuve, — mais si secs, ce sont moins des jugements que des exécutions »
, comme si tout jugement n’était pas (et cela toujours) une exécution nécessaire ! Le critique qui va, tout à l’heure, tuer la Critique sous une indulgence que ne connaissait pas Madame de Créqui, admirable critique d’instinct sur place et dans la causerie, n’ajoute-t-il pas cet incroyable précepte : « Le mieux est de ne pas désespérer, même en causant, les talents incomplets qui ont un coin d’infirmité ? »
Certes ! nous pouvons nous trouver heureux de ce que Madame de Créqui n’a pas accompli un tel précepte ; nous y avons gagné les lettres piquantes publiées par Sainte-Beuve. Si cette femme d’aperçu, et qui savait si nettement styler sa pensée, avait cru jamais que juger les hommes c’était donner le sacre de la confiance à ces grands enfants qui se permettent la fatuité ou se prendre pour eux de compassion intellectuelle, nous n’aurions jamais retrouvé ce volume de lettres, savoureux et sain, où la rigueur de la raison et la brusquerie de la vérité se mêlent délicieusement la svelte légèreté du tour et au charme calmant d’une religieuse tristesse. La réponse, c’est Madame de Créqui elle-même ! Si, de son vivant, quelque ami littéraire lui avait exposé la théorie de son historien futur, elle l’eût bientôt coupé en quatre, comme dit Sainte-Beuve, avec un de ces mots comme il en bondissait de son esprit, puis elle aurait tourné sur les hauts talons de ses mules, et tous ceux qui aiment la grâce même dans l’impertinence, lui auraient pardonné. La grâce et le bon sens, précieux et trop rare alliage absent de tant d’œuvres et qu’on trouve ici dans quelques lettres et quelques billets ! Souvent nous avons vu un peu de grâce faire passer par-dessus beaucoup de folie, mais que dire de beaucoup de grâce consacrée à nous faire aimer beaucoup de bon sens ?
III §
Nous avons dit le seul défaut de cette Introduction aux quatre-vingts lettres de la marquise de Créqui, et ce défaut est une faiblesse. Malgré l’appréciation la plus délicate et la plus subtile de chaque détail isolé des lettres, l’auteur de l’Introduction n’a pas porté le jugement qu’il méritait sur cet esprit d’un charme si sérieux, si animé et si profond. Les préoccupations modernes et ce que j’ose appeler la fausse indulgence de ce temps, cette espèce d’étendue qui peut voir tout, mais qui ne doit pas accepter tout, ont, sinon fêlé, au moins rayé cette glace de Venise dans laquelle devrait nous apparaître Madame de Créqui, cette femme qui avait mis à tremper un esprit à la La Rochefoucauld dans les eaux attendrissantes et vivifiantes des pensées chrétiennes, probablement pour qu’il ne se pétrifiât pas de douleur, de misanthropie et de mépris ! N’était cette injustice, que nous nous sommes permis de relever, pour une femme douée le plus des anciennes qualités françaises, qui plonge jusqu’au cou dans le génie de sa langue et de sa race, et que l’on peut considérer comme l’arrière-petite-fille de Montaigne, mais sans scepticisme et sans superfluité, l’Introduction de Sainte-Beuve nous paraîtrait ce qu’elle est réellement : un petit chef-d’œuvre d’analyse, d’expression et de sybaritisme littéraire. Par ce côté, du moins, le travail en question est exquis. Fine dentelle d’aujourd’hui, qui ficelle ce petit et précieux paquet de vieilles dentelles rousses, cette Introduction est terminée ou plutôt couronnée par une étude sur l’atticisme d’une grande profondeur dans la nuance, et comme Sainte-Beuve pouvait seul l’écrire. En voyant s’éteindre, elles et leur langage, des femmes comme la marquise de Créqui et les sociétés auxquelles ces femmes appartenaient, l’auteur, trop attique lui-même pour définir l’atticisme, s’est demandé si l’atticisme, cette chose ineffable, mais facile à sentir et qui n’a de grec que le nom, mourait et disparaissait avec elles, et il s’est répondu que tout le temps « qu’il y aura partout une femme spirituelle douée de charme, à côté de l’aïeule souriante et qui n’invoque pas à tout propos son expérience, — (pourquoi pas ?) — une mère avec d’aimables filles qui paraîtront presque ses sœurs, un cercle de jeunes femmes amies honnêtement enjouées… partout où il y aura de l’aisance, de l’instruction, de la culture, des mœurs sans maussaderie avec le désir de plaire »
, la bonne compagnie recommencera et l’atticisme sortira de ses cendres. Le trop riant auteur entoure cette opinion consolatrice d’une foule de raisons qu’il faut lire dans leur ensemble pour n’en pas diminuer la valeur, mais nous ne sommes pas convaincu, et une si charmante espérance, nous regrettons de ne pouvoir la partager. Nous sommes de ceux qui croient que l’atticisme suit les destinées de nos décadences. C’est le fruit d’une civilisation qui, passé un certain moment, un certain coup de soleil, ne mûrit plus. En Grèce même, puisqu’il porte un nom grec, il ne se produisit que sous les Grecs du bon temps ; il fut le résultat de circonstances dont l’ensemble ne dura qu’un instant : archipel magnifique, ciel superbe, liberté de pirates, marbre à tailler pour créer des dieux, costume sobre, hospitalité flamboyante, le poignard à la ceinture, rois de toutes parts qui se recevaient tour à tour au milieu d’un état-major résolu pour vider ensemble la coupe d’Hercule sans broncher ! En France, ce fut Louis XIV chez Madame de Maintenon, Louis XV, déjà moins attique, chez Madame de Pompadour, et ce qui nous reste de cette desserte des siècles va tout à l’heure nous manquer. Atticisme, poésie, loisir, loisir surtout, presque bafoué dans nos sociétés ouvrières, toutes ces choses qui produisent des esprits comme cette marquise de Créqui, par exemple, disparaîtront, dans un temps plus prochain qu’on ne le croit, pour ne plus revenir. On ne se baigne pas deux fois dans le même courant, a dit un ancien. Et c’est même là le secret du vif plaisir qu’un esprit comme celui de la marquise de Créqui nous donne :
Respirons les parfums même s’ils s’évaporent,Ils n’en paraissent que plus doux !
Silvio Pellico §
Lettres de Silvio Pellico, avec une Introduction par Antoine de La Tour.
I §
C’est l’écrivain religieux, bien entendu, qu’on cherchera ici et qu’on va y trouver sous le nom de Silvio Pellico ; car, de volonté ou de nature, Silvio Pellico est un écrivain religieux, et même, à tort ou à raison, une influence pour certaines âmes.
Ce ne sera bien évidemment ni l’homme politique ni le poète. Le poète, selon nous, ne fut pas, et l’homme politique fut encore trop, sans être grand-chose. Or, quel que soit le succès de ces lettres publiées par MM. Stefani et Antoine de La Tour, elles auront toujours ceci d’excellent, qu’elles resteront comme un démenti donné à une fausse renommée. Ces lettres, qui n’ont plus, comme le livre célèbre des Prisons, le beau cadre noir des Piombi pour faire repoussoir à leurs teintes douces, emporteront, ce n’est pas douteux, ce qui reste encore de l’espèce de gloire que les partis avaient arrangée à Silvio Pellico bien plus qu’il ne l’avait véritablement méritée. L’opinion, qui s’émut pour lui autrefois, cette opinion qui, faute de lauriers, le couronna avec des bandelettes de victime, ne trouvera plus ici son utile condamné du Spielberg, pour lequel elle quêtait des larmes. Dans ces lettres, en effet, l’Iphigénie mâle — et très peu mâle — de la Liberté italienne, et qu’on n’égorgea pas plus que l’autre Iphigénie, confesse ingénument, à vingt places différentes, qu’après tout elle n’était pas d’une si virginale innocence, et que le Calchas de l’Autriche ne fut pas un si grand bourreau ! Risqué déjà à une autre époque, ce noble aveu — on se le rappelle — rapporta un orage de sifflets à l’une des tragédies du poète, mais maintenant que cet aveu est affermi et courageusement répété, tous ceux qui avaient drapé Silvio Pellico en martyr contre l’Autriche reprendront leur pitié… et leurs sifflets, et ce n’est plus une tragédie qu’ils siffleront.
Ils siffleront l’homme tout entier ! Ne l’ont-ils pas déjà traité d’hypocrite ?… Quant à nous, nous sommes d’une sensation contraire. Nous aimons mieux le Silvio Pellico des lettres que celui dont le nom servait aux affaires du carbonarisme contemporain. Nous préférons au Silvio Pellico de la commisération publique le Silvio qui ne la demande pas, le Silvio humble, sévère pour lui, et surtout repentant de sa faute que l’on a travestie en gloire. Mais nous, nous n’avons jamais travaillé à la statue de ce pauvre poète dont le doux nom a servi à tant de tapages ! Il en est toujours ainsi, du reste, des correspondances. Elles ne laissent jamais un homme à la place où cet homme était. Ou elles l’exhaussent, ou elles l’abaissent, ou même elles l’effacent. Elles sont la meilleure contre-épreuve des mérites surfaits. Elles montrent l’homme dans une vérité plus sincère, et l’Histoire y gagne, si l’homme y perd, — ce qui vaut mieux !
Mais Silvio Pellico perdra-t-il réellement à ce qu’on ait publié la sienne ? Et pour tous ceux qui savent s’élever au-dessus des rubriques des partis et de leurs hypocrites langages, la vraie et la seule grandeur n’est-elle pas ici du côté de la vérité de l’Histoire ? Silvio Pellico, si chiche qu’il soit par tant de côtés, a une grandeur à sa manière, et cette grandeur-là est plus pour nous que le génie lui-même : l’enthousiasme de la terre natale et le charme de la pitié. De génie, d’ailleurs, il faut bien le dire, Silvio Pellico n’en eut point. S’il aima son pays, ce fut bien plus avec la tendresse d’un enfant inquiet qu’avec la vigueur d’un grand caractère. Il ne fut ni une âme forte, ni un esprit supérieur. Il ne fut pas même un grand poète, — un poète, cette chose de troisième rang dans l’humanité. Malgré les flatteries de sigisbé que Lord Byron et Stendhal, en politesse de visite (et de carbonarisme aussi), ont prodiguées à l’Italie, cette Italie des derniers temps a été stérile en grands poètes. Elle n’en a, pour bien dire, produit qu’un seul que Dante eût reconnu pour un des lionceaux de sa race, et c’est ce Capanée de Léopardi. De Pétrarque à Métastase, de Métastase à Manzoni, et de Manzoni à Silvio Pellico, il n’y a, dans la littérature italienne, que des clairs de lune de clairs de lune, se veloutant et s’effaçant de plus en plus dans des cieux plus pâles. Or, cette dernière tache de lumière mourant dans cette voie lactée, qui n’est pas faite d’étoiles, c’est Silvio. Silvio Pellico, l’auteur de Françoise de Rimini, affadissant la suavité du Dante, représente bien, dans les cordes tendres de la lyre, ce que Ugo Foscolo représente dans les cordes dures. C’est un talent sans vérité, énervé comme l’autre est tendre, mais tous les deux sont impuissants. Seulement, c’est ici que la supériorité de Silvio commence. Talent insincère et même nul, c’est du moins un esprit auquel le Christianisme, qui fait marcher droit les boiteux et voir les aveugles, comme son divin Maître, est venu en aide, comme il y vient toujours, par la douleur et l’épreuve de la vie, tandis que Foscolo, inaccessible au Christianisme, ne se redressa jamais, bronze mal venu, tordu à faux, et qui grimace une énergie convulsive au lieu de pleinement l’exprimer.
Ainsi, la grandeur de Silvio Pellico n’est pas une grandeur de ce monde ; elle n’est ni littéraire, ni politique, ni même humaine. C’est une grandeur d’un autre genre. C’est la grandeur de la petitesse, de la médiocrité sentie, acceptée, épousée, la grandeur à part de tous ces renoncements qui seraient si tristes si la Résignation n’y passait pas son petit filet d’un or si pâle et si divin ! C’est un chrétien que Pellico, sans rien plus que le bon sens, le sens apaisé du chrétien en face de la vie, Sans le Christianisme, il serait presque acéphale, cet homme sans esprit, sans talent, sans volonté, sans passion, sans amour, du moins comme le sentent les hommes. Mais il a en lui la notion et la note chrétienne. Il a le détachement et la charité, et voilà qu’il pousse tout à coup, en lui, une grandeur ! Cette grandeur l’envahit de bonne heure. Il commence de l’avoir au Spielberg, mais elle ne prit tout son accomplissement que plus tard. Assurément, un souffle qui n’est pas celui de la bouche d’un homme a passé dans le livre des Prisons, sur cette giroflée jaune du mur d’un captif que toute l’Europe a respirée, les yeux en larmes ; mais ce souffle ne s’est purifié, il n’est devenu complètement pur que dans cette Correspondance, très infime de tout : de vue, de pensée, de passion, d’éloquence et même d’événements, et que cependant il faut lire pour savoir quelle saine et adorable chose le Christianisme peut faire… avec rien !
II §
Nous le savions, nous, et cependant nous l’avons appris là encore. Pourquoi ne l’avouerions-nous pas ? À la première apparition de cette Correspondance, nous n’étions pas très disposé à en accueillir favorablement les révélations posthumes. Un doute pesait pour nous sur Pellico, et ce doute, ce n’était pas lui qui l’avait créé : c’étaient ses amis. Il avait été lié avec ce brise-raison d’Ugo Foscolo, qui, politiquement et littérairement, ne s’éleva jamais jusqu’à être un Alfieri, mais ressemblait seulement à un de ces chevaux, toujours cabrés, qu’Alfieri aimait à monter. Il avait enfin appartenu à la jeune Italie, à ce parti de terrassés qui ne se croient jamais vaincus, et ce n’était pas là pour nous des recommandations bien puissantes. Quoique nous reconnussions que l’accent du livre des Prisons ne fût pas un accent de la terre, cependant cet accent qui nous troublait s’arrêtait à une certaine place de notre âme. Il n’allait pas plus loin. Il ne la pénétrait pas. Car si la douceur, la désarmante douceur, était dans ce livre, il n’y avait pas de repentir ! C’était un langage inconnu il est vrai, à la plupart de ceux qui ont fait entendre aux hommes l’éloquence de leurs chaînes et qui se sont bâti un palais de publicité avec les murs de leur prison. Avant Silvio Pellico, il y avait eu des prisonniers célèbres. Nous avions eu Mirabeau à Vincennes, Trenck à Magdebourg, Latude à la Bastille et à Charenton, mais tous, avec ou sans génie, étaient plus ou moins d’abominables déclamateurs, des poseurs de colère et de mépris vautrés dans leur orgueil encore plus que dans la paille et les misères de leur cachot. Pour la première fois donc il sortait de ce soupirail par lequel avaient passé tant de cris furieux ou sinistres une voix fraîche et pieuse, comme Dieu, en se penchant vers nous, en entend au pied de l’autel. Cela parut nouveau et sublime, et cela l’était ! Mais, malgré tout, la question de l’Italie, la question des gouvernements, la question de l’Ordre et de la Justice dominait cette voix qui montait d’une prison d’État méritée et qui sortait, il faut bien le dire, des lèvres d’un conspirateur !
Et ce n’était pas tout. La voix d’amour et de résignation était accompagnée de celle de toutes les haines et de toutes les révoltes. Les beaux esprits qui feraient volontiers pendre leurs juges et qui, quand ils méritent le bagne, se plaignent qu’on les martyrise, tous ceux qui restent insolemment debout devant l’autorité, s’évaluant au même prix qu’elle dans le plateau contraire de la balance, tous les réclamateurs de l’impunité dans leur guerre sourde ou bruyante aux gouvernements, enfin tous les crocodiles des partis, maîtres en larmes hypocrites, mais qui savent très bien le prix des vraies, saluèrent cette voix de Silvio Pellico et la souillèrent en y mêlant la leur, croyant, et ne se trompant pas ! qu’on pouvait un jour faire des balles avec des larmes comme on en fait avec du plomb fondu, et que c’était là un coup superbe et une magnifique recrue que d’embrigader la pitié ! Telle était la raison de notre doute, de notre peu de sympathie pour la correspondance que voici. Ne serait-elle que l’écho des Prisons ? Silvio, c’était l’agneau, non pas, certes ! sans tache, mais derrière cette touchante enseigne venait la légion des bouchers. À son insu, nous le voulons bien, le pauvre condamné du Spielberg pouvait causer un mal horrible. Il pouvait devenir le grain générateur d’une moisson empoisonnée, le prétexte d’une prime donnée aux scélérats par les doucereux. Il mettait autour du front des boutefeux futurs une auréole mélancolique. Après la Marseillaise de la liberté, son livre était, comme l’a dit Brucker, « la Marseillaise de la miséricorde »
, et on comptait certainement sur celle-là pour faire lever les Révolutions de l’Avenir ! Il était donc mieux de garder le silence ; et c’est ainsi que nous avons failli nous taire sur le livre que nous vous vantons maintenant.
III §
Mais, heureusement, il n’en a rien été. Attiré par ce nom de Silvio Pellico, — astre de popularité, un moment, sur lequel un nuage avait passé, il nous en souvenait, — attiré surtout par ce nuage que nous aimions plus que l’astre lui-même, nous avons ouvert ces lettres posthumes et nous y avons trouvé ce que tout d’abord nous n’espérions guères y rencontrer. Nous y avons trouvé le Silvio de la contrition et de la confession sans faste, — de la confession faite non orgueilleusement au public des livres, mais aux amis, à ces témoins de la vie qui nous jugent, tout en nous aimant, et devant lesquels nous sommes tenus de nous expliquer. Ah ! certes ! nous avons marché. Dans les Prisons, Silvio Pellico n’accuse personne, mais il ne s’accuse pas lui-même, tandis que dans ces Lettres, écrites presque toutes après la délivrance, quand il pouvait rester, sans jamais en descendre, sur le piédestal où l’amour des partis et la pitié du monde l’avaient placé, c’est lui, lui surtout qu’il accuse et qu’il accuse seul. Le doux résigné du Spielberg est devenu le repenti de la correspondance. Il a condamné son passé, et jamais mea culpà ne fut plus explicite. Il n’a pas seulement, suivant le précepte divin, béni et glorifié la main qui châtie ; il a, au nom de la vérité toute simple et de l’étroite justice, amnistié l’Autriche de ses châtiments. Il a fait bien plus que de bénir : il a justifié. On a bien discuté l’Autriche. Les uns l’ont donnée pour cruelle parce que, comme tous les gouvernements qui veulent vivre, elle a privé de leur liberté les gens qui s’en servaient contre elle ; les autres l’ont appelée généreuse et se sont même servi de l’histoire de Silvio Pellico pour le prouver ; mais quelle discussion est maintenant possible devant des aveux aussi calmes, aussi pourpensés, aussi nuancés que ceux-ci ? « Il me semble voir par la plus récente des lettres de M. de Haller — écrit Silvio à la comtesse Masino di Mombello — qu’en voulant un peu me justifier vous avez, sans le savoir, dépassé les termes exacts de la vérité. Vous lui avez dit, à ce qu’il paraît, que je n’ai pas été coupable. Eh ! mon Dieu, n’y a-t-il qu’un degré de culpabilité ? N’est-on qu’une de ces choses : innocent ou digne d’être condamné à mort et traîné par grâce au Spielberg ? J’ose penser… que, si les temps avaient été moins critiques, moins irritants, on n’aurait pas cru pouvoir consciencieusement me condamner à mort ni à de longues années d’une affreuse captivité. Mais je ne puis pas dire pour cela que je ne fusse nullement répréhensible. Car, puisque je n’aimais pas la domination autrichienne, mon devoir aurait été de réprimer et de cacher mes dangereux sentiments ou d’abandonner les pays gouvernés par l’Autriche. Au lieu de cette conduite sage et chrétienne, je croyais que l’on pouvait professer ouvertement l’opposition, et j’avais la folie de voir sous un aspect avantageux les sociétés secrètes qui pullulaient en Italie. »
Voilà, à toute page de la Correspondance, le langage de Silvio Pellico. Il est le casuiste de sa propre culpabilité, et il la décrit et la mesure avec la précision d’une conscience lumineuse. Singulier revirement dont il sera l’initiative et la cause ! Quand on voudra juger définitivement désormais le gouvernement autrichien dans ses rapports avec le carbonarisme d’Italie, il faudra invoquer l’opinion de Silvio Pellico pour établir le droit de l’Autriche… Et c’est ce que les démocrates, non seulement de l’Italie, mais de toutes les parties du monde, ne pourront jamais lui pardonner !
Ils seront plus durs pour lui que l’Autriche elle-même. Ils ne le gracieront pas. Ils ne commueront pas sa peine. Ils n’ont pas de Plombs, ils n’ont pas de Spielberg, du moins en ce moment… et d’ailleurs Pellico n’est plus ; mais ils sauront bien déterrer sa mémoire, pour la frapper et l’insulter. Nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, déjà, de son vivant, ils prononcèrent le mot d’hypocrite, la meilleure injure des partis, parce que c’est la seule dont on ne puisse démontrer la fausseté aux hommes. Mais, après ces lettres naïves et touchantes, plus touchantes que les Prisons, et qui montrent le captif des Piombi sous ce jour nouveau de l’expiation, dissipant les clartés trompeuses d’une innocence qu’on ne pouvait pas opprimer, ils ajouteront, soyez-en sûrs ! à leurs reproches d’hypocrisie, ceux de lâcheté et de trahison. Pour eux, en effet, par ces lettres, Silvio Pellico aura trahi sa propre mémoire, cette gloire qu’ils lui avaient faite de leurs mains ! Il n’aura rien respecté de l’image qu’ils lui avaient taillée. L’Ange prisonnier de la poésie, la sainte Hostie du Spielberg, toutes ces vignettes idolâtres, tous ces romanesques culs-de-lampe qui font rêver les cœurs candides, n’existeront plus, et qui sait ?… le Racine de la poésie italienne, comme l’a osé dire de Silvio cette menteuse de littérature pour faire sa cour à la politique, le Racine de la poésie italienne ne sera plus peut-être qu’un imbécile, quelque chose de niais et de plat, — un Pradon !
Et, cependant, s’ils disent cela, après tout, qu’importe ! Si Pellico n’est pas Racine, ce sont eux qui l’ont donné pour tel, et si c’est Pradon, — ce qui pourrait bien être, — qu’importe encore ! Il ne s’agit pas ici de tragédies plus ou moins oubliées et qu’on oubliera tout à fait. Il ne s’agit pas même de littérature. Il s’agit d’un livre, le moins livre des livres, qui, en quelques pages d’une simplicité infinie, éteint une gloire dangereuse qu’on avait allumée, comme un phare, sur le donjon du Spielberg. Nous n’avons pas à littérairement rendre compte d’un livre qui n’est qu’une action et même une succession d’actions : car c’est une succession d’aveux. Par le ton, par la vie morale qui y circule, par le dédain de tout ce qui n’est pas la vérité de Dieu, ce recueil de lettres est au-dessus de toute critique. Nous avons seulement voulu signaler cette publication, historiquement importante, après le scandale de larmes des Prisons. Nous avons voulu dire d’un homme dont toute la supériorité est dans l’âme, et pour lequel nous avons une affection qu’il nous fallait cacher à cause de ceux qui étalaient la leur pour lui avec un intérêt perfide : maintenant que Silvio Pellico n’est plus qu’un chrétien qui baise sa croix et que renient les sociétés secrètes, nous pouvons tout haut l’admirer !
Lamennais §
Œuvres posthumes de Lamennais : La Correspondance.
I §
Cette Correspondance n’a que deux volumes et l’on voudrait qu’elle en eût cent. L’intérêt qu’elle inspire est très grand. Pour les curieux de nature humaine, pour les moralistes, pour ceux que la vie et son impatientant mystère préoccupent plus que les babioles menteuses de l’art d’écrire, les correspondances sont les vrais livres et le style qu’elles ont est vraiment l’homme, comme le disait Buffon un peu trop du style en général, Buffon qui, par parenthèse, n’aurait pas su écrire une lettre. Il en eût fait un livre à coup sûr. La Correspondance de Lamennais, publiée par son exécuteur testamentaire, M. Forgues, n’est qu’un fragment d’un tout que nous n’aurons peut-être jamais. D’autres lettres — en grand nombre probablement — sont restées et resteront inédites, pour des raisons et des scrupules que nous n’avons pas à juger.
M. Forgues a donné, lui, tout ce qu’il a pu de cette correspondance qui, malheureusement, s’arrête de 1839 à 1840, c’est-à-dire au curieux moment où Lamennais, âgé de plus de cinquante ans et cessant d’être ce qu’il avait été jusque-là, venait de publier ces Paroles d’un croyant que, dans la cécité de son illusion, il croyait un livre exclusivement politique, et qui firent l’effet, quand elles parurent, d’une torche dans un champ de blé. Condamné à Rome alors, mais, comme tous les hérétiques qui commencent, faisant la distinction de l’Église et de la cour de Rome, il affirmait, à ce moment encore, son respect pour l’Église, se vouant seulement à un silence absolu, à un silence de trappiste sur les choses religieuses, comme il le dit dans deux ou trois lettres de la présente collection. Tel était le Lamennais de 1839, dont le reniement depuis fut si complet et si sonore et ne laissa rien à désirer à ses amis et à ses ennemis. Telle était la nuance dans laquelle il s’enfermait et voulait rester, écrit-il à cette date, quand tout à coup les lettres manquent et la Correspondance finit.
Certainement, voilà qui est dommage ! La psychologie d’un tel homme eût été bonne à étudier et à connaître dans le détail des circonstances suprêmes où, selon nous, il naufragea et se perdit… S’il fut un apostat, — car nous ne pouvons changer, parce que sa cendre est chaude encore, ni la nature des choses ni le sens des mots, — nous voulons cependant bien convenir qu’il ne fut pas, du moins, un apostat vulgaire, et que ses motifs pour le devenir n’étaient pas ceux qu’on lui a prêtés. Qui s’est trompé une fois peut se tromper une seconde, et l’Opinion, la grosse Opinion publique, qui n’en fait jamais d’autres d’ailleurs, s’est assez longtemps méprise sur Lamennais, M. Forgues et cette Correspondance le prouvent suffisamment. L’un et l’autre ont parfaitement absous Lamennais des accusations d’orgueil, d’ambition, de haine et d’envie accumulées sur sa mémoire par ses contemporains, à qui ses actes et ses écrits avaient donné sur lui cette terrible barre.
Désormais, il ne restera rien de ce Lamennais factice, inventé par des ressentiments qui avaient, ce semble, le droit d’exister. Nous croyons qu’il n’en restera rien, mais, prenez garde ! il n’en restera pas moins l’apostat, et, quels que soient les motifs connus ou inconnus de l’apostasie, on n’effacera pas de l’histoire de Lamennais ce mot effroyable, entré de force dans son nom, ce simple mot qui ennuie beaucoup M. Forgues, on le voit bien, et qui sera plus longtemps qu’ils ne croient désagréable aux philosophes, même aux plus résolus et aux plus fendants. Ils auront beau prendre, en effet, leur aplomb et leurs airs vainqueurs en parlant de cette évolution philosophique, on sera toujours en droit de leur dire, comme à, M. Forgues, dont l’Introduction n’est qu’une longue plaidoirie : — Pourquoi toujours laver ce linge, s’il est si blanc ? Pourquoi toujours répéter comme Lady Macbeth, mais en frottant la main que l’on veut nous faire admirer : « Hé ! disparais donc, tache maudite ! » si réellement il n’y en a pas… Si Lamennais est grand pour avoir manqué à une parole d’honneur donnée à Dieu, devant son autel (la seule parole d’honneur à laquelle on puisse manquer, apparemment !), pourquoi le justifier et ne pas passer outre ?… En vérité, ce n’est pas fin.
Quant à nous, qui ne croyons pas qu’une telle justification est possible, nous laisserons l’apostat à l’Histoire, qui saura bien comment le prendre et le traiter, et nous ne parlerons ici que du Lamennais découvert en lisant ses lettres. Ce n’est pas ici le Lamennais des Œuvres complètes et du bruit qu’il a fait, infamie ou gloire, c’est le Lamennais secret, intime, de la Correspondance, lequel, surgissant soudainement de ces documents imprévus, renverse le Lamennais connu, le Lamennais presque légendaire, tant il était consacré ! et qui, sans cette Correspondance, eût été traditionnel.
II §
Et, en effet, est-il besoin de le rappeler et de le peindre une fois de plus comme on ne l’a que trop peint déjà ? Nous avons tous été plus ou moins dupes de ce talent de Lamennais, trop grand pour ne pas nous faire illusion ; car, ne nous y trompons pas ! tout grand talent est un prestige. Le Paradoxe du Comédien, de Diderot, ne s’applique pas qu’au comédien et à la comédie. Il s’applique aussi à cette autre comédie qui s’appelle l’art en littérature, et à cet autre comédien qu’on nomme l’écrivain. De bonne foi sur le fond des choses, mais par cela seul qu’il veut les exprimer de manière à plaire à l’esprit ou à le convaincre davantage, l’écrivain calcule ses effets pour ses livres comme le comédien pour la scène, — et ceux-là, parmi les écrivains, qui passent pour les plus inspirés, sont ceux dont le calcul est le plus rapide mais n’en est pas moins du calcul. Lamennais, le grand écrivain et le prêtre écrivain, a toujours porté à la distance de ses livrés le masque éclatant et sombre de son génie ; mais le visage vrai, le visage humain qu’il y avait dessous, qui l’avait vu et qui jamais s’en était douté ?
Tout le temps que Lamennais fut prêtre, ses écrits, qui rappelaient Bossuet et qui semblaient un écho de ses foudres, avaient la hauteur de la chaire chrétienne et la majesté d’un autel, et quand le prêtre eut déchiré sa robe, son génie noir et brillant, comme celui de ce rude Africain que l’on a comparé à un miroir d’ébène, ne parut que plus noir et plus sombre après l’extinction de l’auréole de foi qui l’avait illuminé cinquante ans. Alors, de Tertullien il passa au Dante… et même, ceux qui lui trouvaient dans ses écrits l’invective amère et la profondeur enflammée du grand citoyen de Florence, lui trouvaient aussi jusque dans sa physionomie physique le galbe sinistre de celui qui était revenu de l’Enfer.
À ces deux moments d’une vie rompue et qu’il jeta, comme une branche d’arbre cassée, de deux côtés si différents, Lamennais avait le masque colossal que le génie se compose lui-même et qui fait croire à la toute-puissance de la vie et de l’intensité dans ces sublimes infirmes, dans ces pauvres créatures souvent délicates et souffrantes, que ce soit Lamennais lui-même, Pascal ou Byron, et c’est ce masque oublié, délacé dans des lettres familières et faciles, où l’on respire même de son talent, qui permet de trouver, sous l’écrivain, l’homme. Oui ! c’est ce masque, que Byron a ôté avec Moore et que Pascal a gardé comme il a gardé son cilice, que voilà sur la table dans ces lettres de Lamennais.
Eh bien, le visage que l’on peut voir maintenant, le visage qu’il y avait sous ce masque altier, désolé, sourcilleux, dantesque, et que nous prenions pour la figure de Lamennais, était précisément le contraire de ce masque impérieux, amer et tragique ! L’auteur de l’Essai sur l’indifférence, ce logicien ardent, cet esprit péremptoire, ce polémiste formidable qui vivait sous cette visière baissée de son génie, était, le croira-t-on ?… mais la Correspondance est là… une malingre chose humaine, apte aux tendresses du cœur et enfermant sa vie entre deux ou trois amitiés d’hommes et de femmes, qui le consolèrent toujours de tout dans les afflictions de sa gloire. Quand il traduisit l’Imitation et qu’il y oubliait son génie, il allait tout uniment au courant pour lequel il était fait, il suivait la pente de son âme et de son instinct. Quoiqu’il ne fût pas moine, il comprenait profondément ce bonheur silencieux et monacal de la claire et tranquille cellule où l’on reste seul, « avec un petit livre, dans un petit coin »
, et tant qu’il le put, et eut égard aux nécessités que lui avaient créées son genre de talent et sa renommée, il réalisa toujours cette vie méditative et solitaire.
Il n’eut longtemps d’autre bonheur, ce lutteur qui paraissait infatigable, qu’à revenir à son coin de Bretagne, partageant son temps entre l’étude, la prière, la rêverie ; car ce terrible Lamennais, c’était un rêveur ! Cet amasseur de tempêtes autour de son nom était un écouteur de vent et un contemplateur de pluie. Comme Chateaubriand, son illustre compatriote, qui, lui aussi, changea d’opinion, mais qui garda sur Lamennais la supériorité de l’unité religieuse, il était de nature un rêveur et même il préserva toujours la naïveté de sa rêverie, quand Chateaubriand travaillait la sienne et coquettait avec elle. Ce roseau pensant de Pascal, qui n’avait pas besoin que la nature s’armât pour l’écraser quand il remuait, lui, l’univers, et qui, comme tous les roseaux, aimait le bord de l’eau, même la plus humble, ce fortuné de renommée qui s’appelait Félicité, le nom le plus mélancoliquement moqueur qui puisse être donné à un homme, ne fut jamais heureux et n’était rien de plus qu’une âme triste dans un corps malade.
Il l’a dit lui-même avec la simplicité qu’il aimait : « Il y a beaucoup de tristesse dans mon âme. Je suis né avec cela. »
Comme tous les tristes, il était né doux : « Bossuet — écrit-il — nous dit que la princesse Palatine fut douce avec la mort. Je voudrais que nous fussions doux avec la vie, mais cela, j’en conviens, est plus difficile. »
Et il le trouvait plus difficile parce qu’il était, comme beaucoup de doux, susceptible de grandes colères. Ses lettres en sont une flambée. La colère qui y monte comme une flamme, qui y saisit tout, qui y éclaire tout, — mais qui y décompose tout aussi quelquefois, — la colère, qui n’a pas encore cessé dans la plus grande partie de ces deux volumes d’être une sainte colère, est le caractère dominant de cette fulgurante Correspondance, qui fait penser au mot profond des Écritures, quand elles parlent de « la colère de l’Agneau »
. Resté un enfant dans la vie, comme, du reste, cette promptitude à la colère le prouve bien, car il n’y a d’hommes forts que les sangs-froids ou les sangs-froidis, — à qui le monde appartient, disait Machiavel, — resté un enfant, comme un poète de métaphysique, par l’esprit, et un prêtre par le cœur et les habitudes (les prêtres sont toujours des enfants quand ils sont descendus de l’autel), Lamennais n’avait pas grand goût pour la réalité qui le blessait souvent, qui le faisait bondir de souffrance, cette sauvage hermine de Bretagne, et il s’en détournait, se retirant violemment en lui-même, les yeux retournés en dedans et attachés sur une idée, — une idée qui fut la vérité pendant une moitié de sa vie et une erreur pendant l’autre moitié, — mais qui, dans tous les temps, a suffi aux ardeurs et aux aspirations de cette âme désintéressée !
Voilà ce qu’il fut, en effet : une âme désintéressée. Mais, avant ces lettres, de toutes les grandeurs auxquelles il aurait pu prétendre c’eût été la dernière peut-être qu’on eût pensé à lui accorder ! Le 24 mai 1826, écrivant à la comtesse de Seult, un de ces anges d’amitié comme il en passa plusieurs dans sa vie, il se définissait sans regret, sans amertume et même sans tristesse : « un homme pauvre, sans nom, sans place, sans position, à qui bien prenait de ne rien demander aux hommes et de ne vouloir absolument rien d’eux »
; et excepté le sans nom, car la gloire, à cette heure-là, faisait du sien le plus beau qu’il y eût alors en Europe, tout était vrai dans cette définition qu’il donna de lui-même et qui resta vraie, même quand il eut abandonné Dieu pour les hommes. Une âme désintéressée ! Voilà donc ce qu’il fut et continua d’être, ce grand ambitieux trompé et offensé dont on a dit qu’en lui tendant ses lacs de pourpre Rome pouvait le prendre, ce lion superbe ! Il faut voir, au contraire, dans la Correspondance, le peu d’effet que produisit sur lui la note trouvée dans les papiers de Léon XII, qui le désignait pour la plus prochaine promotion au cardinalat. Il n’en ressentit pas le moindre trouble, et ce n’est pas cette haute dignité qu’il regretta, mais ces pauvres biens de quatre sous qu’il n’eut pas davantage : l’indépendance et l’obscurité.
L’ambitieux détruit dans le Lamennais officiel, l’homme de la rancune et de la vengeance croule du coup et disparaît. De même le haineux implacable ; car pourquoi aurait-il haï ? De même le pessimiste envenimé, qu’un critique s’acharna à voir en lui et qui n’y fut jamais. Pessimiste ! lui ! Lamennais ! Il ne l’était pas plus que M. de Lafayette. On n’est pas pessimiste pour dire du mal du règne de Louis-Philippe ! C’était un optimiste bien plutôt, comme le sont tous les entêtés d’espérance. Des vertus chrétiennes qu’il congédia, l’espérance était la seule qu’il eût retenue. C’est elle qui lui fit écrire ce mot d’avenir à la tête de son journal, le plus grand acte de sa vie, et ce fut elle encore qui le fit croire à l’avenir de l’humanité, avec l’obstination d’un utopiste de Bretagne. Après cela, voyez ce qui reste du Lamennais d’auparavant dans tous ces débris ! Et, d’ailleurs, nous ne sommes pas au bout des découvertes de la Correspondance. Sous le masque de lave de la plus impétueuse pensée auquel la réflexion ait jamais attaché ses rides et ses ombres, sous la fière moulure du lutteur le plus redoutable qui ait jamais terrassé l’ennemi, ce n’est pas tout que d’avoir trouvé une âme à laquelle nous ne pouvions guères nous attendre. Sous ce masque imposant, terrifiant, qui n’a jamais souri que comme Oreste, dans l’ironie de la fureur ou dans l’âpre joie du sarcasme, nous allons à présent montrer un esprit auquel certainement on devra moins s’attendre encore.
III §
Et cet esprit-là, c’est l’esprit même, — comme on dit en France, — l’esprit, un don, le plus précieux des dons intellectuels, le plus beau diamant qui puisse fermer la couronne du génie et que le génie n’a pas toujours à l’agrafe de sa couronne. Lamennais, le dialecticien Lamennais, sérieux de la gravité du prêtre d’abord, et ensuite du philosophe, est, sans contredit, puissant, éloquent, incisif dans ses œuvres ; mais dans le sens français et unique du mot, il faut bien le dire, il n’avait pas prouvé qu’il fût spirituel. Cette légèreté, qui est la plus meurtrière des forces, lui manquait ; cette goutte d’éther qui tue, il ne l’avait point, ou du moins on pouvait croire, d’après ses livres, qu’il ne l’avait pas. Hormis une phrase que nous avons trouvée, il y a quelques années, dans ses Pensées diverses, une phrase charmante sur les sots et dont nous lui avons su un gré infini, nous n’avions rien de Lamennais qui pût faire croire qu’il était spirituel comme de Maistre, par exemple, qui l’est, lui, comme s’il n’était pas Savoyard ! Eh bien, il se rencontre qu’il l’était pourtant ! Il se rencontre que le rêveur breton, que le théologien de La Chesnaie, tenait, par un côté de ses facultés, à la famille de Rivarol et de Voltaire. Sous sa soutane de petit abbé de village comme sous cette plate redingote de philosophe qu’il endossa plus tard, il avait cette grâce de l’esprit qui triomphe de toutes les surfaces, il avait l’étincelle ! mais il l’a gardée pour ses lettres. Elles sont spirituelles, en effet, et elles doivent l’être énormément pour le paraître encore du sein des flammes de tant de colères ; car la colère éteint d’ordinaire l’esprit d’un homme en l’enflammant. La colère peut dilater la verve et emporter à l’éloquence, mais l’esprit s’allume à d’autres sources, et il n’y a que Lamennais peut-être, Lamennais, l’encoléré sublime, qui pût trouver le moyen de mêler aux torrents d’une imprécation presque biblique comme celle qui bouillonne dans ses lettres, cette pointe d’esprit aiguë et subtile qui se plante aux articulations de toutes choses et entre en brillant comme un glaive de cristal !
On ferait un piquant recueil des traits et des mots qui fourmillent dans ces lettres de Lamennais. Lui, cette face chagrine dans ses œuvres, s’éclaire ici parfois d’un mépris joyeux que ne connurent ni Junius, ni Cobbett, les âpres pamphlétaires, moins âpres que lui cependant. Écoutez-le plaisanter pour la première fois : « L’ouragan révolutionnaire — dit-il — emportera tout comme une paille, et puisque cela doit passer, je suis tout disposé à dire : Passe ! Ce sera même assez drôle à voir s’en aller. Imaginez la Charte roulée en cornet et le cornet gonflé en ballon, tel ou tel enlevé dans les airs ! Ils veulent être Dieu, à la bonne heure ! Eh bien, on leur dira : Gloria in excelsis ! »
Un jour qu’il souffre davantage de ses maladies, — une vraie anarchie de santé ! — « Je crois — écrit-il en se ravisant — que j’ai une Charte en moi. »
Un autre jour, à propos des Gallicans qu’il n’aimait pas mieux que la Charte, il écrivait : « Ils en viendront à défendre la messe, par la raison qu’on la dit à Rome. »
Et à propos des grands seigneurs de la Restauration : « Ils ne voient plus dans le pommeau de l’épée de leurs ancêtres qu’une boule à scrutin. »
Dans une autre lettre : « Le mariage seul — dit-il — unit irrévocablement. Or, il n’existe plus de mariage en politique : les souverains et les nations vivent ensemble, voilà tout ! »
Ingénieux jusque dans l’énergie : « Cette pauvre société idiote — s’écrie-t-il en 1827 — qui s’en va à la Morgue, en passant par la Salpêtrière ! »
Et, dans toute la Correspondance, il ne cesse pas d’être de ce tour fringant, même quand il se trompe, car il se trompe parfois, et, par exemple, très souvent sur la monarchie. Il commençait à s’en détacher en 1827, et il croyait que tout le monde était comme lui : « Je ne vois qu’une chose dans le peuple, — écrivait-il à ses amis, — c’est l’indifférence pour tout ce qui rappelle la monarchie. Il ne tient qu’à la religion et à ses prêtres »
, ce qui pouvait être vrai pour la Bretagne, mais ce qui était radicalement faux pour la France.
Lamennais, en disant pareille chose, se mettait son clocher dans l’œil. Seulement, une fois qu’il l’y avait mis, l’aveuglé reprenait son bonheur d’expression : « La monarchie — écrivait-il alors — est condamnée. Le jugement est rendu. On n’attend plus que le bourreau. »
Et ailleurs, dans un ton moins froid et moins hautain, mais qui déshonorait davantage : « La monarchie ! — reprenait-il, — elle est immortelle, comme ce couteau de Jocrisse, qui avait usé cinq lames et trois manches. »
Lancé dans ce ton, il allait toujours. Cependant, quelquefois sa raillerie s’éteignait dans une ironie pleine de tristesse, et c’était cette tristesse qui empoisonnait la morsure : « C’est une houlette qu’il lui fallait — (à Charles X) — et il l’aura peut-être, mais il est triste, à son âge, de devenir berger. »
Certes ! quand on pense à la destinée et au caractère du vieux Roi auquel il souhaitait cette houlette, on peut se dire que la grâce de l’esprit n’a jamais été plus atrocement cruelle !
IV §
L’espace nous manque pour citer davantage, autrement nous aurions pu multiplier à l’infini ces citations. Les lettres de Lamennais, spirituelles autant qu’éloquentes, ont dans leur forme détendue quelque chose qu’on n’avait pas vu encore sous la plume opulente, solennelle et passionnée, de leur auteur. D’autres critiques, lors de la publication de M. Forgues, ont cité des passages de la plus merveilleuse éloquence, il est vrai, mais qui étaient dans la donnée du talent connu et presque public de l’homme qui a écrit l’Essai en matière d’indifférence, les Paroles d’un croyant, la Révolution et l’Église, etc. ; ces passages, magnifiques comme expression, n’apprenaient rien de nouveau, ne modifiaient rien de ce qu’on sait sur la manière de Lamennais, et n’avaient le droit d’étonner personne. Ce que nous avons voulu, nous, simplement indiquer, c’est qu’il y avait dans ce livre posthume des qualités et un accent qu’on ne connaissait pas à Lamennais, et qui le faisait différer de lui-même, tout en y ajoutant… La Correspondance de Lamennais répondra, pour les réfuter, à deux idées communes : la première, que cet ardent tribun de l’Église d’abord et ensuite de la démocratie, traité dernièrement encore de pessimiste, de malade et de furieux, par quelqu’un qui se porte très bien probablement, eut une âme ambitieuse et ulcérée ; et la seconde, que l’esprit, cette chose svelte, retroussée, légère, n’entrait pour rien dans la composition de son talent surchargé, grandiose et pompeux.
Question humaine et littéraire maintenant résolue ! Quel que soit le jugement qu’on doive prononcer sur la conduite de Lamennais dans sa rupture avec l’Église, et ce jugement, nous pensons que l’Histoire le fera sévère, la Correspondance n’en entraînera pas moins ces deux erreurs contemporaines sur sa personne. On y verra, du moins, qu’il n’était pas, comme homme, le violent d’âme et de passion égoïste comme on l’avait fait, et que, comme talent, il n’était pas non plus uniquement le violent de couleurs, de mouvement et d’idées, dans lequel on a vu trop exclusivement son génie.
Madame Du Deffand §
Correspondance inédite de Madame Du Deffand, précédée d’une Notice par le marquis de Saint-Aulaire.
I §
Ce n’est point une édition complète de la Correspondance de Madame Du Deffand que ces deux beaux volumes : c’est seulement un fragment de cette Correspondance, qu’on voudrait intégrale, et un fragment d’autant plus précieux qu’il était inconnu. Déjà plusieurs éditions, à diverses dates, avaient été faites des lettres de Madame Du Deffand, et toutes plus ou moins incorrectes, mais toutes excitant la curiosité et ne la lassant pas ; car Madame Du Deffand n’est pas un esprit dont on puisse se blaser jamais, quoique ce soit l’esprit le plus blasé qui se soit jamais dégoûté jusque de lui-même, dans un corps qui ait plus vécu… Cette Sévigné du xviiie siècle, qui ne prenait goût à presque rien, quand celle du xviie trouvait un goût si vif à presque tout, est la réfutation la plus éloquente que je connaisse de la maxime proverbiale qui dit que « les gens les plus ennuyés sont aussi les plus ennuyeux »
.
Personne dans son temps, dans aucun temps, personne, fût-ce Voltaire, qui ne s’ennuya jamais, lui, ne fut plus intéressant et plus charmant que cette vieille, son égale en esprit et en grâce, dont l’ennui si intéressant pour nous fut si cruel et si tenace pour elle ; et ces deux volumes, en attendant ceux qui viendront encore, sont de nature à confirmer sur cette femme, la plus singulière de son siècle, ce que les volumes précédemment publiés nous avaient appris.
En effet, nous la retrouvons en ces deux volumes (une vraie bonne fortune pour ceux qui aiment les correspondances) telle que ses lettres à Horace Walpole, son ami aussi singulier qu’elle, nous l’avaient montrée. C’est la perfection de l’esprit dans l’ennui, et l’ennui dans la perfection. Walpole, malgré tous ses mérites d’esprit qui sont très grands, était un excentrique adouci, un excentrique au pastel ; il avait — par avance — un peu de l’affectation du dandy anglais ; mais Madame Du Deffand, lorsqu’elle s’ennuie, est très vraie. Elle aime à la folie le naturel et elle a le sien. L’ennui dont ses lettres ne sont que l’expression incroyablement profonde et, le croira-t-on ? incroyablement passionnée, ne fut point une pose ou une chimère. Littéralement elle en fut dévorée. Je sais bien que le dévorement dura quatre-vingts ans et qu’elle offrit un fier morceau de résistance à son vautour. Immortale jecur !
Mais qu’importe ? Le supplice, pour être long, n’en est que plus affreux. Elle fut dévorée par l’ennui, avec tout ce qui, en elle et hors d’elle, dans son être et dans sa société, aurait dû rendre cet ennui impossible, et malgré tous les efforts que cet esprit ravissant, si fin et si souple, ne cessa de faire, toute sa vie, pour y échapper !
Et cet ennui, dont elle fut quatre-vingts ans victime, cet ennui très et trop réel, ne fut pas en elle, comme on pourrait le croire à son obstination, une maladie chronique de l’esprit ou une attraction native et cachée des organes comme il existe si prosaïquement dans tant de beaux ténébreux. Non ! elle avait été faite d’un métal solide ; car elle dura presque un siècle, en soupant, avec l’appétit d’un cormoran, tous les soirs.
« L’estomac, — dit-elle, précédant Broussais, qui tout à l’heure va naître, — l’estomac est le centre de l’univers et le siège de la destinée. »
Elle avait trouvé dans le sien cette doctrine. Son esprit, qui n’était pas du génie pour en avoir les tristesses, était gai comme les esprits qui sentent leur vigueur. « La gaieté de l’esprit prouve sa force »
, prétendait cette rieuse de Ninon ! Madame Du Deffand était née gaie, et cette gaieté, elle la garda toujours. Seulement, cette brise de l’esprit finit par ne plus rafraîchir son âme, quoiqu’elle y fit toujours ces plis charmants qui sont des rires ou des sourires. « On la croit sèche, — dit Sainte-Beuve, cité par M. de Saint-Aulaire, — et elle ne l’est point. Toutes ses lettres attestent, au contraire, l’ardeur de cette âme qui, sans l’ennui, aurait peut-être en passion égalé celle de Madame de Staël, et qui se donne par les faits de si beaux soufflets à elle-même quand elle écrit, dans la Correspondance : “Je n’ai ni tempérament, ni roman.” »
Assurément je ne parlerai point, et pour cause, de son intimité avec le président Hénault, le Sigisbé d’une partie de sa vie. Cette intimité eut trop le caractère égoïste et corrompu du xviiie siècle. Mais son orageuse amitié pour la duchesse de Choiseul, pour Mademoiselle de Lespinasse, avec laquelle elle rompit de toute la force de son attache, mais sa romanesque passion pour Walpole, qui la prit vieille et fut un incendie dans ses cheveux blancs, disent assez haut que la faculté de s’émouvoir jusqu’à la folie ne manqua point à cette ennuyée, à qui des sentiments pareils ne suffisaient pas !
Son incurable ennui ne venait pas non plus des pauvretés de sa destinée. Elle appartenait à la première société du monde, sur laquelle elle régna sans être jamais détrônée, dans sa jeunesse par l’esprit et par la beauté, dans la vieillesse par l’esprit redoublé et multiplié de toutes les expériences de la vie et même du malheur de sa cécité. La flamme de ses beaux yeux éteints sembla descendre sur ses lèvres. Et cependant, à toutes les époques de cette existence brillante et qui aurait dû être heureuse, le cri de l’ennui que, seule dans tout son siècle, elle a poussé, elle le jeta partout autour d’elle et avec une vibration dont, un siècle plus tard, Chateaubriand, qui avait vu la Révolution française, n’a pas dépassé l’intensité.
II §
Certes ! il y a là une exception et presque un phénomène, incompréhensible au premier coup d’œil, mais qu’au second on peut expliquer. Une des reines du xviiie siècle, douée de tous les dons aimables par lesquels on était reine alors, une Titus femelle, les délices du genre humain, comme disait d’elle une de ses amies, une des plus éblouissantes soupeuses de cette époque où le souper était « une des quatre fins de l’homme et où l’on oubliait les trois autres »
, un des esprits les plus teintés de ce rouge audacieux que les femmes mettaient sur leurs joues pour qu’on vint l’essuyer, se plaint, à travers les rires de tout le monde et même des siens, d’un ennui que ne connaît personne, de cet inexorable ennui dont parle quelque part Bossuet, que certainement elle ne lisait pas ! Elle a sur cet ennui dont elle souffre, et pourquoi ? des mots comme Pascal en laisserait tomber de son âme sombre : « L’ennui, c’est l’hydre de la vie. Quand on lui coupe une tête, il en repousse deux ! »
— « Tous ces gens sont morts, — dit-elle hagardement, en regardant sa société, — et moi-même je le suis… »
Et ailleurs : « L’ennui me fait trouver du plaisir à voir mes jours s’écouler… »
— « La société présente — dit-elle encore — est un commerce d’ennui. On le donne et on le reçoit. »
On n’en finirait pas de citer ces plaintes incessantes contre cet ennemi des autres et d’elle-même qui la tient et l’opprime, cette heureuse d’un siècle si amusant et si amusé ! Quoique ardente d’amitié, elle sent jusque sur le cœur de ses amis cette misère… Elle pèse sur eux ; ils pèsent sur elle… Et sa gaieté mêlée à cette tristesse devient plus triste que la tristesse la plus désolée. Ses lettres si étincelantes de traits, d’anecdotes et de plaisanteries, en restent flétries comme des roses mordues de quelque insecte caché dans leur cœur rougissant. Si délicieuses qu’elles soient, la mort est au fond de ces gaietés, et on n’en jouit plus qu’avec une volupté funèbre.
C’est que Madame Du Deffand a aimé le monde et n’aime que le monde, et que le monde ne nous rend rien pour tout ce qu’il prend à nos âmes ! L’ennui, un ennui prodigieux, et d’autant plus grand qu’elle était plus spirituelle, voilà ce que le monde lui a donné. Elle n’avait vécu que par lui et pour lui. Elle lui avait demandé ses amitiés, sa supériorité, ses goûts, ses plaisirs, ses conversations, ses intérêts de toute sorte. Il les lui a donnés, et par-dessus le marché son inévitable ennui, le sentiment du creux de toutes ces choses qu’il lui donnait ! Le mérite, mais l’inconvénient aussi de la marquise Du Deffand, c’est d’être une femme du monde comme le fut Madame de Sévigné, et bien plus encore que Madame de Sévigné ; car Madame de Sévigné est mère, — et même elle affecte d’être mère, — et Madame Du Deffand, qui n’affecta jamais rien, ne l’est point. De plus, Madame de Sévigné croit à quelque chose qui n’est pas le monde, et Madame Du Deffand qui déteste (elle le dit !) la Métaphysique et la Morale, est comme toutes les femmes de son temps une incrédule, dont le bon sens, très sûr, mais circonscrit, n’est jamais monté jusqu’à Dieu.
Jeune, presque enfant, elle disait du catéchisme ce qu’elle dit plus tard de saint Paul : « Comprenez-vous, vous ! quelque chose à cela ?… »
Horace Walpole nous raconte bien qu’elle aurait voulu être dévote, et on aurait pu lui répondre, comme le grand Condé à cette femme qui disait que, si elle était homme, elle voudrait mourir d’un coup de canon : « Pardieu ! madame, vous n’êtes pas dégoûtée ! »
Mais, de son temps, la Grâce frappait moins, après souper, que l’apoplexie. Si, dans son scepticisme agité, elle ne put jamais se défaire de l’inquiétude de l’enfer, dont Pascal, qui la valait bien, avait la peur verte, elle ne prit pas contre cette effroyable perspective une seule de ces précautions que, du fond de son tonneau doublé de soie, Diogène délicate, elle prenait contre les vents coulis. Eh bien, son seul dieu, le monde, auquel elle donna sa vie, croyez-vous qu’elle le respectât et qu’elle ne lui fût pas athée comme à l’autre Dieu ?
Elle était trop l’aveugle clairvoyante pour ne pas le juger et le mépriser, mais aussi elle était trop faible et trop asservie pour ne pas l’implorer toujours ! Elle disait avec Madame de Staal (Mademoiselle Delaunay) : « Je suis toujours enchantée de faire de nouvelles connaissances. Je crois toujours qu’elles seront meilleures que les anciennes. Dans tous les cas, elles ne pourront pas être pires ! »
Voilà, j’espère, le fanatisme de la charité et de la foi ! Le ton de ce monde qui énerverait le talent, l’âme et la plus forte pensée, ce ton qu’à son époque on appelait le bel air, était odieux à son esprit comme un ennemi personnel : « Je ne le peux souffrir »
, écrit-elle. Mais qu’avait-elle à lui préférer ?… « Je me sens devenir bête »
, s’écrie-t-elle dans les lettres de la fin de sa vie. Elle en était au désespoir. Et ce n’était pas la vieillesse, la décrépitude, qui lui faisait cet effet terrible, c’était le monde, — le monde, qui ferait brouter son champ de sottises, comme Nabuchodonosor brouta l’herbe, au Génie lui-même, si le Génie pouvait être assez dupe ou assez lâche pour baiser l’ergot d’un pareil seigneur.
III §
Tel fut le malheur de Madame Du Deffand, de cette femme spirituelle qui ne fut que spirituelle et qui semblait être née pour mieux que cela. Elle aima trop le monde. Elle n’aurait pu supporter la solitude. Il lui fallait, pour qu’elle fût quelque chose, le monde et ses distractions impuissantes, qu’elle savait impuissantes, mais qu’elle voulait. Est-ce là une pitié ? Elle était fausse comme le monde, mais pas plus. Elle a flatté Voltaire dans ses lettres, elle s’y vante d’être son amie, et elle le méprisait comme un drôle dont la familiarité la choquait ; car ôtez la familiarité et l’insolence à Voltaire, et dites-moi ce qu’il en resterait ! En dehors de la conversation, elle mourait. Elle n’aime tant les lettres (« Je lirais la malle des courriers »
, disait-elle,) et elle n’y a si bien réussi que parce que les lettres sont des conversations fixées. Elle n’était pas une minute sans tirer le fil de cette quenouille, sans le mouiller de cette salive qui a bien fini par tarir. Cette causeuse, un jour, enfin, vidée de causerie, cette parfileuse, effileuse, défileuse, comme elle s’appelle elle-même avec la gaieté de la mélancolie, après avoir tout parfilé, effilé, défilé, cette légère du xviiie siècle ne se doutait pas que son ennui, c’était l’infini qui l’écrasait ! « J’ai le cœur enveloppé »
, fit-elle une minute avant de mourir !
Elle l’avait eu toujours enveloppé, ce pauvre cœur, dans cette draperie sans bout de l’ennui ; elle mourait sous ce poids énorme bien avant d’avoir cessé de respirer.
Ah ! pour ma part, je ne connais pas de livre ascétique qui donne plus le mépris du monde que ces lettres d’une femme du monde qui eut, durant ses quatre-vingts ans, le monde à ses pieds, et qui, en mourant, lui disait : « Raca ! » Il faut lire cela. C’est une bonne leçon.
IV §
Du reste, les lettres publiées par le marquis de Saint-Aulaire ne sont peut-être pas les plus intéressantes de la collection de Madame Du Deffand, qui restent encore à publier et qu’on publiera. Un jour ou l’autre, nous aurons mieux. Ces deux volumes comprennent particulièrement la correspondance de la marquise avec la duchesse de Choiseul et l’abbé Barthélemy, qui fut, comme l’on sait, le secrétaire du duc de Choiseul. Dans le premier de ces deux volumes on trouve même beaucoup plus Madame de Choiseul que Madame Du Deffand, quand on cherche Madame Du Deffand, mais au second on la rattrape et on se rattrape.
Malgré le bruit qu’on a fait de cette duchesse de Choiseul nouvellement découverte, la marquise Du Deffand, notre ancienne connaissance, lui est de beaucoup supérieure par l’esprit, le naturel, l’abandon, le tour original, et enfin l’ennui, cet ennui inconnu au xviiie siècle, qui prend tout dans son empâtement noir et fait briller les mots brillants bien davantage, comme un crêpe qu’on étendrait sur des diamants.
Madame de Choiseul n’a pas la passion de cette vieille aveugle qui ne passe pas pour passionnée, mais qui l’est, et qu’on a voulu nous donner pour un Fontenelle en femme. Les réputations sont si bêtes, et parfois à force d’esprit ! Elle n’a rien de sa vieille amie, bien plus jeune qu’elle, en dépit de ses soixante et mille ans, comme elle disait. C’est une raisonneuse dans un petit corps lacé de poupée, que cette duchesse de Choiseul ; une raisonneuse comme le xviiie siècle en faisait, une affectée dont le bas de soie tirait furieusement sur le bleu, et c’est peut-être la raison pour laquelle elle plaira à ce siècle-ci ; car tous les pédantismes sont plus ou moins chers au xixe siècle, qui a la fatuité du sérieux, mais pour moi, j’en demande pardon, c’est la raison d’une souveraine déplaisance. Je n’aime point qu’une femme se tortille dans des mots comme celui-ci : « Je monte à cheval pour me faire peur »
, ou qu’elle joue à la froideur — cette fureur des hypocrites ou ce cynisme des impuissantes ! — dans cet autre mot, qui n’est pas le seul de l’espèce : « Il me suffit d’être contente pour être heureuse. »
Je n’aime point qu’elle écrive à toute page des phrases dans ce genre affreux : « La nature est le seul tyran dont il ne faille pas secouer le joug. L’esclavage qu’elle nous impose — (c’est à dire l’obligation de ne pas nous tuer) — doit être respecté, parce qu’elle nous l’impose par le fait d’une loi générale. »
Madame Du Deffand n’a jamais, elle, de ces solennelles sornettes là ! M. de Saint-Aulaire, qui est un homme d’esprit pénétrant, dans sa Notice, et un chrétien… peut-être un peu archéologique, — un chrétien qui le serait peut-être un peu moins si le grand siècle de Louis XIV ne l’avait pas été, — M. de Saint-Aulaire a bien vu le vide de cette raison phraseuse qui parle de la nature sans se douter de Dieu et qui n’a pas deux sous de sensibilité réelle pour se faire pardonner cette abominable raison ! Il ne partage nullement, sur le compte de la duchesse, les illusions de Madame Du Deffand, cette aveugle d’amitié, et de l’abbé Barthélemy, ce commensal reconnaissant, et dans plus d’une note il a relevé les sottises de cette femme qu’ils crurent tous les deux supérieure, et qui sont, il est vrai, moins ses sottises personnelles que celles de son temps.
Car elle fut de son temps et ne fut pas plus que de son temps, ainsi que l’attestent les lettres, et c’est la différence qu’il y a entre elle et Madame Du Deffand, qui fut aussi du xviiie siècle, et même qui en fut l’expression la plus concentrée et la plus complète, mais qui, du moins, eut la tête et le cœur plus haut que ce temps. La marquise Du Deffand a beau être du monde, elle se donne à lui, mais par moments elle s’en sépare et se reprend. Elle a beau être frivole comme tout ce siècle écervelé, où les hommes comme Montesquieu et Voltaire ont dans le génie quelque chose d’ineffablement étourdi qu’on n’avait jamais vu avant eux, le bon sens gaulois, carré, indéfectible, se retrouve, à chaque instant, en Madame Du Deffand, sous cette poussière parfumée de la frivolité qui la poudre. Elle ne se paye point des monnaies courantes.
L’Encyclopédie a tourné toutes les têtes de France ; la sienne tient bon dans son tonneau. Ces encyclopédistes qui entraînaient l’opinion, elles les appelait la Livrée de Voltaire. Elle les traitait comme des laquais. Diderot devenait la coqueluche des impératrices ; elle avoue, elle, qu’elle n’eut jamais d’atomes crochus pour ce Diderot ! Et c’était le bon sens, uniquement le bon sens, qui l’empêcha de chavirer dans la philosophie, au fond de laquelle Voltaire, le flatteur et l’irrésistible, la poussait avec des mains d’Hercule filant aux pieds d’Omphale.
Ce fut le bon sens et sa charmante fille, la plaisanterie, qui l’empêcha de tomber là-dedans, puisque ce ne furent point la religion et ses bons anges… Eh bien, cela suffirait, je ne dis pas à la gloire, mais à l’excuse de sa vie ! Voilà donc son bilan : elle fut incrédule, mais elle se moqua des philosophes et resta grande dame, ayant l’esprit de son état, quand toutes les grandes dames de son époque le perdaient, pour ne le retrouver que dix ans plus tard, — sur l’échafaud !
Madame Récamier §
I §
Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Madame Récamier [I-II].
Je vous donne ces deux volumes comme la plus fameuse des déceptions ! Si ce n’est pas une spéculation qui se sait, c’est une mystification qui s’ignore. On avait tout d’abord parlé de Mémoires, mais dans ces Souvenirs il n’y a guère qu’une dizaine de pages ébauchées de ces Mémoires projetés par Madame Récamier, et que cette main charmante, qui n’aimait pas à écrire, et qui avait bien raison, n’écrivit jamais.
À ces Souvenirs, qui ne sont pas d’elle, mais sur elle, on a, il est vrai, mêlé des lettres, et je suis bien sûr que ce ne sont pas les plus curieuses de la collection, celles-là, par exemple, qui exprimèrent avec le plus d’éloquence les sentiments que cette femme délicieuse et vertueuse sut, à ce qu’il paraît, toujours désespérer. Ce sont les lettres qu’on peut montrer à tout le monde sans inconvénient, les lettres blanches, les innocents billets du matin ou du soir, qui n’ont rien de piquant, pas même la manière dont ils sont tournés ! L’éditeur anonyme de ce portefeuille de Madame Récamier, trié et surveillé, l’éditeur qui fait la main pieuse, déposant, de nuit, des fleurs sur un tombeau, nous raconte tout ce qui lui plaît sans mettre hardiment, en se nommant, comme il y était tenu, le poids de sa moralité et de son autorité en tête des récits qu’il nous donne et qu’il faudrait appeler, car c’est là leur vrai titre : Souvenirs sur Madame Récamier, par une personne qui l’a bien connue, mais qui n’a pas voulu y mettre son nom. Seulement, avec ou sans nom d’éditeur, il n’en reste pas moins incroyable qu’un livre sur Madame Récamier ne soit pas plus intéressant que ces deux volumes !
Songez donc ! Madame Récamier ! cette femme d’un nom sans pareil parmi les femmes qui furent célèbres ! Un miracle de beauté, de vertu, de bonté, de pitié, de pureté et de charme, et non pas seulement pour son temps, mais pour tous les temps ! Madame Récamier, dont tous les contemporains les plus renommés ont été amoureux, mais comme les vers luisants les ont d’une étoile ! dont tous les Mémoires ont parlé comme d’un phénomène, et qui, comme une étoile, est presque restée un mystère, quel magique appeau pour la curiosité publique ! Sur ce nom seul de Madame Récamier, toute l’Europe courra lire ces deux volumes, si la Critique n’avertit pas… et toute l’Europe sera attrapée. Elle courra à ces deux volumes comme elle courait chez Madame Récamier, dans le temps que cette attirante femme vivait, mais elle en reviendra… moins contente !
D’abord, avant tout, elle y cherchera Madame Récamier et elle ne l’y trouvera pas ; car on peut écrire deux volumes et même trois sur quelqu’un sans nous le montrer vivant, parlant, agissant, dévoilé et compréhensible. Le tout n’est pas de phraser d’une manière plus ou moins convenable sur des faits plus ou moins connus. Même des faits inconnus, et, par cela, d’un intérêt qu’on peut évaluer, ne suffisent pas pour nous montrer dans sa vérité nuancée et profonde, — dans toute sa vérité morale et historique, — la personne qu’on a suppléée dans des Souvenirs qu’elle n’écrivit pas, et il n’y a pas d’ailleurs de ces faits inconnus dans le livre que voici.
Lorsque Saint-Simon ou Dangeau, ou Madame de Motteville, ou n’importe quel faiseur de Mémoires, écrivent les souvenirs de leur vie, ils se révèlent eux-mêmes, de cela seul qu’ils écrivent en leur propre nom. La parole, qui a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée, a dit un impudent menteur, trahit, au contraire, toujours l’homme, et il n’a pas besoin de se raconter pour se dire : il se dit en parlant de tout. Madame Récamier aurait donc écrit ces deux volumes que je l’y verrais, essayât-elle de s’y dérober. Mais quand un autre se substitue à elle dans l’expression de souvenirs personnels, et qui n’ont d’autre valeur peut-être que parce qu’ils sont personnels, cet autre — fût-ce une femme, plus flexible qu’un homme pour cette interprétation si délicate et si difficile, — devrait prouver qu’il peut aborder une difficulté si grande en montrant qu’il a profondément compris la personne dont il prend la place, et il doit au moins la peindre ressemblante pour avoir le droit de la remplacer.
Mais, ici, rien de pareil. Ici, Madame Récamier n’est pas remplacée, parce qu’elle n’est pas peinte, parce que la personne qui tient le dé pour elle dans ce livre de Souvenirs n’a pas plus pénétré cette femme et ne l’a pas plus reproduite que ne l’aurait fait la première venue qui sait écrire quatre lignes de narration française, dans cette société myope de regard et effacée de langage qu’on appelle la bonne compagnie ; parce qu’enfin sur cette femme, dont la supériorité fait l’originalité la plus rare et la plus exquise, on n’a eu à dire que des banalités élégantes, qui roulent sur tous les parquets depuis qu’il y a au monde des parquets !
Le portrait moral qui se dégage de tout cela n’individualise pas plus Madame Récamier que son portrait physique par lequel commencent ces Souvenirs. Il faut le citer pour donner une idée de cette correcte et insignifiante manière, qui ne manque absolument que… de tout, en croyant ne rien oublier. « Elle avait une taille souple et élégante, des épaules de la plus admirable forme, une bouche petite et vermeille, des bras charmants… des cheveux châtains naturellement bouclés, le nez délicat et régulier mais bien français, — (comme la narration) ; — une physionomie pleine de candeur et quelquefois de malice, et que l’expression de la bonté rendait — (malgré la malice ?) — irrésistiblement attrayante ; la tête la mieux attachée, etc., etc. »
Ah ! l’on peut aller longtemps ainsi, on ne rejoindra pas l’enchanteresse disparue !
Ce portrait, fait d’expressions abstraites, excepté la bouche vermeille et les cheveux châtains, nous donne certainement une jolie femme, abstraite aussi ; mais en quoi cela fait-il Madame Récamier ? Les gens du monde croient avoir tout dit quand ils ont dit : « Elle était charmante », ou : « elle était vertueuse », ou : « elle avait une grâce infinie ». Mais, quand on ne grasseye ou qu’on ne zézaie plus ces fadeurs et qu’on se mêle d’écrire, il faut dire quel était ce charme, quelle était cette vertu, quelle était cette grâce, qui faisaient de Madame Récamier : « Madame Récamier », parmi tous les charmes, toutes les grâces et toutes les vertus ! Il fallait montrer que parmi ces Souvenirs, le plus grand de tous, c’était, à qui ose parler pour elle, le souvenir qu’elle a dû laisser !
II §
Oui ! c’était une originalité, et, quoique ce mot-là puisse paraître singulier appliqué à une femme d’une telle harmonie et de nuances si délicatement fondues, c’était une adorable originalité qui se détachait en douceur, en finesse, en immatérialité, sur la société la plus éclatante, la plus physique et la plus militaire qui ait peut-être jamais existé. Madame Récamier, la modeste Madame Récamier, qui n’eut jamais rien de superbe, même dans sa beauté, forme le contraste le plus hardi, le plus étonnant et le plus facile à apercevoir avec les mœurs, les attitudes et les passions de son époque.
Fétides sous le Directoire, mais tonifiées et bonifiées par la gloire, ces mœurs étaient telles encore que Napoléon, ce génie romain, ce grand pater familias de son empire, avait besoin de toutes ses impériales sévérités pour ramener aux vertus de la famille ses généraux mal disciplinés à ces vertus, mais dont c’était la seule indiscipline… Eh bien, au plus brûlant et au plus entraînant de ces mœurs qui avaient en tout l’emportement de la mêlée et de la victoire, voilà qu’apparut cet être étrange et ravissant, et alors, comme depuis, si chastement inviolable, que, malgré toutes les qualités qui éveillent l’envie, jamais la calomnie n’eut le courage d’envoyer même sur ses pieds immaculés une gouttelette de boue.
Or, cet être inouï n’était pas une femme préservée par l’amour ardent d’un mari ou par ces tendresses des enfants qui suffisent aux mères : ce n’était ni une mère, ni même une épouse, quoiqu’elle fût mariée, mais une mariée dont les circonstances les plus exceptionnelles avaient fait une Édith mondaine, une Édith dont la sainteté n’expliquait pas, comme pour l’autre, la virginale pureté. Cette pureté en Madame Récamier, qu’elle conserva et qui le lui rendit, cette pureté était en elle comme le cours du sang et le mouvement des yeux, comme tout ce qu’il y a de plus involontaire, et faisait d’elle le Génie, sous la forme la plus parfaite, de ces sentiments qui n’ont pas de sexe parce qu’ils sont plus divins que les autres : la Bonté, la Pitié, l’Amitié… L’amitié était, en effet, pour l’âme de Madame Récamier, la limite de la passion humaine, et jamais elle ne la dépassa pour entrer dans un sentiment plus troublé.
Aussi dévouée que l’amour, mais bien plus désintéressée, l’amitié de Madame Récamier inspirait des jalousies qu’elle ne partageait pas et qu’elle finissait par faire y ivre tranquillement les unes avec les autres, dans la paix qui s’exhalait d’elle. Cette fée de douceur irrésistible transformait jusqu’à l’amour, la bête indomptable, et la vanité dans l’amour, sentiment bien plus tigre encore. Elle faisait bien plus, elle désarmait les femmes, ces amies armées dont on a dit : qu’elles s’aiment avec un pistolet toujours chargé sur le cœur. Elle en eut qui naquirent uniquement de son charme, de cette féconde amabilité qui n’était pas l’esprit, — car, ne vous y trompez pas ! elle n’était pas spirituelle, — mais qui était moins et plus que l’esprit, qui était le tact de l’âme à travers la grâce corporelle.
Ainsi elle fut aimée de cette ardente Madame de Staël, qui lui écrivait : « J’embrasse avec respect votre charmant visage »
, mais elle le fut jusque des femmes dont les maris l’adoraient (malgré elle, à la vérité), et qui n’avaient pas un inépuisable cœur à verser surtout comme Madame de Staël. Vraie supériorité de femme que chacun sentit et que personne ne jugea, parce qu’elle charmait trop ceux qui se mêlèrent à sa vie, elle n’était peut-être pas plus belle qu’elle n’était spirituelle, cette femme à qui Canova n’avait qu’à poser une couronne sur les cheveux pour en faire la Béatrice du Dante, et que tous ils ont dite si belle, dans une si grande unanimité d’illusion, que cela équivaut à une réalité pour l’Histoire. Elle n’était probablement que ce que doit être l’idéal de la femme, simplement quelque chose de blanc et de mystérieusement lumineux, comme la robe et les perles qu’elle aimait à porter ! L’idéal de la femme n’est peut-être ni la beauté splendide, ni le feu de l’esprit, ce diamant du front, ni le feu de l’amour, cet autre diamant de la poitrine, mais un peu de bonté dans un peu de grâce, et en voilà assez pour le ravissement de l’humanité !
Or, ce n’était pas un peu, mais beaucoup qu’elle avait de l’une et de l’autre. C’était la compassion la plus étendue, qui couvrait tout de ses belles larmes, jusqu’aux choses les plus dignes de mépris. Vivant après une Révolution qui avait fait des maux affreux, elle s’interposa souvent entre les derniers coups de cette hache et les écarta de bien des têtes. Elle avait entre les partis qui, de son temps, n’avaient pas déposé les armes, l’attitude de la Sabine dans le tableau de son contemporain David. Elle étendait entre eux des bras tout-puissants de faiblesse, des bras délicats plus forts que la force et plus beaux que la beauté, de ces bras comme, depuis, nous n’en avons plus vu qu’à Rachel ! À cette époque, les services qu’elle rendit furent immenses. Elle qui n’avait besoin que de son sourire pour consoler, elle ne s’en tenait pas au sourire.
« Faites votre métier de noblesse et de générosité »
, lui écrivait un jour Benjamin Constant, qui lui demandait quelque chose. Ballanche disait d’elle : « C’est une Antigone dont on a voulu faire une Armide, mais à travers l’Armide l’Antigone reparaît toujours ! »
Elle a tant fait penser aux anges les hommes de sa génération, dont ce n’était pas, comme on sait, la préoccupation habituelle, que c’est depuis elle que ce mot d’ange a été insupportablement appliqué à toutes les femmes et est devenu un lieu commun dans la langue de l’amour. Et défait, elle n’était pas seulement l’Ange qui console des souffrances du cœur et des malheurs réels, c’était aussi la sœur de charité des amours-propres. Personne ne faisait plus vite et d’une main plus douce Une ligature à ces vanités qui s’en vont tachant tout de leur vilain sang empoisonné, et n’en fermait mieux la blessure. Enfin, toujours, toujours, elle approchait la grâce si près de la vertu, que son ami Mathieu de Montmorency, qui était un saint, lui, ne cessait de lui répéter : « Ah ! vous avez si peu à faire pour être une sainte ! Pourquoi ne le seriez-vous pas ?… »
III §
Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Madame Récamier [III-IV].
Telle fut, sans vieillir, jusqu’à sa dernière heure, cette Madame Récamier dont la médaille, le buste, le portrait, sont peut-être impossibles à faire ; car la grâce est une ondoyance et le mouvement ne se fixe pas. Quand il est fixé, il n’est plus ! Telle elle était, cette femme de grâce immortelle, charmante en cheveux blancs et aveugle comme quand elle avait ses cheveux châtains et ses yeux, couleur de ses pensées, et dont j’aurais voulu retrouver au moins le profil perdu dans ces Souvenirs sans mémoire. Il n’y est point. Je l’y cherche encore. Vaporeuse et insaisissable figure ! Elle était bien le contraire de l’Empereur, cette Reine de l’Empire qui le partagea avec lui ; car elle a régné à sa manière comme l’Empereur lui-même. Comme femme, elle a régné, de même qu’il a régné comme homme, mais lui, l’Empereur, sa grandeur et sa beauté sont arrêtées, précises, positives comme son génie ; tandis qu’elle, Madame Récamier, c’est tout ce qui est puissant aussi, mais ce qu’il est impossible d’arrêter et de préciser. On a dit de l’Empereur qu’il aimantait de son âme l’âme de ses armées ! Madame Récamier aimantait aussi de la sienne celle de ses soldats, — de ces cœurs qui servaient sous elle ! Elle les inspirait. Pour ceux qui avaient du génie, car elle a été aimée à tous les degrés de l’intelligence, elle fut la Muse, la Muse dont le silence écoute et allume l’éloquence, sur les lèvres qui parlent, avec l’attention du regard. Elle ne causait pas comme Madame de Staël. Un joli détail que je trouve noyé dans ces Souvenirs, qui ne sont pas brillants s’ils sont limpides, et que je veux sauver, c’est qu’il lui fallait le masque du bal masqué pour bien causer, à cette Pudeur pour qui le masque était de l’ombre, tandis que son amie Madame de Staël, au contraire, étouffait là-dessous d’une apoplexie de génie !
Maîtresse de maison comme il est bien probable qu’on n’en verra plus, Madame Récamier n’avait pas la stupide égalité de la bienveillance qui, pour la plèbe des salons, égalitaire comme toutes les plèbes, est l’amabilité suprême. Non ! elle hiérarchisait par le sourire. Elle entendait les distinctions comme le génie politique lui-même. Je l’ai dit, elle savait régner, et Napoléon, qui n’aimait pas qu’on régnât sans lui, le savait bien. Il souffrait impatiemment de ce charme qu’il ressentait et qui eût entortillé les plus forts. Aussi y eut-il un jour, dit l’Histoire, où ce bronze fut jaloux de cette fleur.
Mais tout cela qui est dit n’est pas montré dans ces Souvenirs, qui s’en reviennent de l’Abbaye-au-Bois comme on s’en revient de Pontoise. Il n’y a pas, dans ces Souvenirs, que Madame Récamier d’absente. La société qu’elle a fait vivre, qu’elle a animée, qu’elle a consolée, qu’elle a écoutée, cette société qui fut toute l’Europe pendant une moitié de siècle, n’est pas là davantage. Des noms qu’on cite ne sont pas une société.
J’ai déjà parlé de cette Correspondance dont on a dû ne nous donner que la partie insignifiante, je veux le croire au moins pour l’honneur des gens qui l’ont signée. Eh bien, excepté quelques lettres de cet enragé de vieillir et de mourir qu’on appelle Chateaubriand, et qui est le saule pleureur d’avant sa tombe, excepté plusieurs de ces lettres, dont les meilleures furent publiées dans le Congrès de Vérone, et une ou deux venant d’autres mains, il n’y a rien qu’on puisse citer comme dépassant le niveau épistolaire de tout le monde, et c’est à se demander si c’est vraiment là la plus grande société du monde dans son intimité. Qui le croirait ? Tous ces gens-là, dont quelques-uns sont officiellement des génies dans leurs livres, et quelques autres des esprits de la plus brillante fumée de réputation, n’ont plus qu’une élégance uniforme et une politesse effacée dans leurs lettres.
En plus de la moitié d’un siècle et à tous tant qu’ils sont, — et ils sont nombreux, — ils ne disent pas un seul mot profond, piquant ou inattendu, sur quelqu’un ou sur quelque chose. J’ai bien compté et j’en suis sûr ! Excepté le mot du duc de Doudeauville, en parlant d’une femme dont le nez était exorbitant : « Je vous conseille de la ménager, car, si vous la fâchiez, elle vous le passerait au travers du corps ! »
, qui n’est, après tout, qu’un mot gai, il n’y a pas un seul trait qu’on puisse retenir, et pourtant cette haute société, dont l’âme peut être usée, se venge à vivre sur la plaisanterie et sur la finesse d’aperçu. Nous imputons donc nettement à l’éditeur l’aridité et le sans-intérêt de son livre, et nous lui adressons ce dilemme : — S’il avait mieux que ce qu’il nous donne dans le portefeuille où il a puisé, pourquoi ne l’a-t-il pas donné de préférence, et s’il n’avait pas mieux, pourquoi s’est-il décidé à publier des choses dont la plupart sont si mortelles à la réputation de l’esprit français ?
Eh bien, je m’en vais vous le dire, pourquoi, car, pour être ennuyé, il ne faut pas être dupe : c’est que ces choses-là font à l’éditeur l’effet d’être très intéressantes, très importantes, absolument comme les détails que Garat nous donnait sur Suard, et que personne ne lit plus, paraissaient très importants au pauvre Garat ! Ou je me trompe fort, d’ailleurs, ou l’éditeur anonyme a vécu avec la société de son portefeuille et elle a pour lui l’intérêt de tous les milieux où l’on a vécu.
Et puis, il y a la magie des noms ! des noms comme ceux de Chateaubriand, de Montmorency, de Noailles, de Devonshire, de Benjamin Constant, de Ballanche ; et de tant d’autres plus ou moins illustres, pour telle ou telle raison, et que je ne puis écrire ici. De pareils noms doivent agir sur l’imagination d’un éditeur… et qui sait ? peut-être aussi sur l’imagination des critiques ; car il y aura des critiques qui n’oseront jamais dire que ce livre n’est pas d’un intérêt dévorant et qu’il n’ajoute rien à la gloire de personne, pas même à celle de la femme pour laquelle il a été écrit, et qui pouvait très bien, sans que pour cela on l’oubliât, se passer d’un si vide hommage !
IV §
Il en est de même pour la Correspondance, continuée par Madame Lenormant, et qui nous fait trop toucher, dans des lettres extrêmement médiocres, Madame Récamier, cette fleur idéale de Madame Récamier, qui, après de pareilles lettres, ne sera toujours pas la fleur qui chante !
Cette forme légère que nous avions dans l’esprit comme une peinture d’Herculanum, vient d’y tomber en poussière au souffle de ces lettres, papotage de toutes les femmes du monde qui disent : « C’est charmant ! » à propos de tout, et filent leur éternelle phrase convenable. Cette Correspondance de Madame Récamier fait descendre la Déesse de son nuage et la met à pied sur la terre.
Si encore on voyait le pied, qui était joli, on se consolerait peut-être, mais le pied n’est plus ; la grâce, la beauté, la figure de la femme qui faisait croire qu’elle était spirituelle à tous les hommes qu’elle grisait avec un sourire, ont disparu, et il reste ça pour en donner l’idée. Vrai Dieu ! comme dit le comte Ory, ce n’est pas suffisant ! Il n’y a, d’ailleurs, dans le volume de Madame Lenormant, que quatre à cinq lettres de Madame Récamier, et déchirées à l’endroit même où elles allaient peut-être devenir quelque chose. Petite attrape-minette ! Madame Lenormant, qui veut des lettres à tout prix, s’imagine que des lettres à Madame Récamier sont des lettres de Madame Récamier, Il y a Récamier sur l’adresse, on mettra Récamier sur la couverture, et le trébuchet auquel les niais se prendront est tout prêt… Empressés, affriandés, ils chercheront Madame Récamier dans ce paquet de lettres, et ils trouveront, à leur grand dam, Camille Jordan, le philosophe, Madame de Boigne (pas Madame de Staël !), Adrien et Mathieu de Montmorency, Lémontey (qui n’y est pas assez), toute une société, enfin, de gens très comme il faut, mais qui n’ont sur rien une idée nouvelle, et qui ne savent que geindre entre eux parce que Napoléon envoyait Madame de Staël à Coppet, vivre en millionnaire dans le plus pittoresque pays d’Europe, quand elle tenait à épigrammatiser contre l’Empire sur le bord de son ruisseau de la rue du Bac. D’aucun de ces gens-là, comme de Madame Récamier d’ailleurs, il n’y a pas un mot qu’on puisse retenir, un mot vivant, qui dérange leur excellent ton, mais qui intéresse ou amuse, ce qui est le dernier degré de l’intérêt. On dirait, quoiqu’ils soient jeunes tous, des momies qui se font des politesses et des mamours du fond de leurs bandelettes. Soyons brusque ! Tout cela est horriblement ennuyeux… et très peu Récamier, de la Récamier qu’on rêve comme une poésie perdue, et qui cesse même d’être Récamier du tout, car, à moitié du volume, voilà que cela devient Jean-Jacques Ampère, — un autre ami de cette ribambelle d’amis que Madame Lenormant nous donne comme des prolongements de Madame Récamier.
V §
Nous, nous ne les prenons pas comme tels. Pour nous, Madame Récamier, vue dans Jean-Jacques Ampère, dans le père Ballanche., ce Platon-Jocrisse, « qui ne donne pour rivale à Madame Récamier que l’humanité »
, dit Madame Lenormant avec une jocrisserie égale à la sienne, dans Camille Jordan et tous les autres de cette nichée, revêt de singulières apparences. Ce n’est plus guères cette fameuse Madame Récamier, cette resplendissante et suave, et suave quoique resplendissante Madame Récamier, qui était peut-être une chimère, un sphinx, un être fabuleux ; car nous ne la trouvons nulle part, ni dans le premier volume de Madame Lenormant, ni dans le second de ces Lettres, qui ne sont que des lettres mortes, et de ces Souvenirs, qui ne sont que des fantômes de souvenirs, — qui ont la pâleur et l’indéterminé flottant des fantômes ! Ces Souvenirs, Madame Lenormant s’est donné beaucoup de peine pour les raviver, mais elle n’a ni la puissance de révocation ni celle de la vie. Je ne vois nulle part, dans ces deux vagues et confuses publications, le portrait que j’aurais voulu, — le portrait net, précis, essuyé de tout rêve et de toute rêverie, d’une matérialité vivante, qui crochèterait la pensée de la force de sa réalité et l’empêcherait d’errer jamais sur le compte de ce beau visage que les hommes ne reverront plus ; car le Léonard de Vinci de cette Joconde du xixe siècle, qu’aurait pu être Chateaubriand qui ne l’a pas été, ne viendra jamais. Madame Lenormant était mieux placée que personne pour nous le donner, mais pour cela il fallait une main inspirée ! Madame Lenormant n’est pas capable d’aborder ce portrait, qui ne serait point ressemblant s’il n’était pas un chef-d’œuvre. Madame Lenormant n’est, en somme, que la Phlippote de la société de l’Abbaye-au-Bois, qui, comme la Phlippote de Madame Pernelle, porte la lanterne devant eux tous et les reconduit ainsi à leur dernière demeure, — la tombe.
Elle n’est ni un artiste, ni un écrivain.
Comme écrivain, voici de son style : « La mort— dit-elle— a fauché la plupart de ces débris de l’Abbaye-au-Bois. »
Il y a certainement du bas-bleu dans la femme qui écrit comme cela, qui a la tyrannie de ces images, mais elle a du bas-bleu en taille-douce, en nuances lilas, comme une femme de professeur qui a toujours vécu avec des professeurs et qui est teinte de ce qu’ils ont déteint sur elle. Elle n’écrirait pas même de ces phrases-là si elle ne s’y croyait obligée par des motifs de famille. Elle est nièce, et elle n’est qu’une nièce en littérature : c’est sa position dans le monde, et dans la littérature, sa spécialité.
Seulement, nous qui ne sommes pas neveu, et qui, quand nous le serions, n’admettrions pas le népotisme en littérature, nous disons à Madame Lenormant qu’elle a fait une publication mauvaise et de tout point mauvaise, absolument inutile. Et que dis-je, inutile ?… allant contre l’intérêt de cette tante célèbre, dont elle vient de si fort tracasser les petits papiers ! Nous croyons, nous, et nous soutenons, que des publications semblables, qui promettent par le titre ce qu’elles ne tiennent pas par le livre, ne sont ni plus sauvées, ni plus excusées, ni plus couvertes par les plus attendrissantes intentions que par les avidités de bruit ou d’argent les mieux calculées. On n’a pas le droit, dans quelque hypothèse qu’on se place, de jeter sur la place une somme de livres ennuyeux qui, au fond, ne sont pas des livres, et qu’on n’y aurait jamais lancés si on n’avait pas trouvé dans quelque coin les brouillons des lettres écrites autrefois par ceux dont on a hérité. Si ces lettres pétillaient d’esprit ou de renseignements inconnus, à la bonne heure ! Qui s’est plaint de la publication des lettres d’Eugénie de Guérin, par exemple, dans lesquelles un génie nouveau d’expression s’est révélé avec un éclat si profond et si doux ? Qui se plaindrait de la publication des lettres de Rivarol et de Chamfort, si on en trouvait ? car la puissance de conversation qu’ils avaient serait une garantie certaine de leur puissance épistolaire. Les grands causeurs doivent être de forts ou de charmants épistoliers. Mais des lettres comme celles de Sainte-Beuve à la Princesse ou comme celles de Madame Récamier à ses amis, et qui ne sont une bonne fortune ni pour elle, ni pour ses amis, ni pour nous, de pareilles lettres doivent rester lettres closes. Il n’y a d’intérêts qui tiennent ici que deux seuls intérêts pour que la chose reste morale : c’est l’intérêt de réputation de celui qui a écrit les lettres, et l’intérêt de jouissance intellectuelle de celui qui les lira. Hors de cela, il n’y a plus rien, et, légataire universel ou nièce, dans la question, ce m’est tout un !
Nelson §
Correspondance de Nelson, publiée par M. Forgues.
I §
Le titre de ce livre est un mirage. Il est vrai qu’on a publié en Angleterre les Lettres et la Correspondance de Nelson, et c’est là un recueil spécial, — technique et intime, — dont un homme qui serait historien dans tous les sens du mot eût tiré un grand parti ; mais M. Forgues ne s’est pas montré cet historien-là. Si on lit son livre après celui d’un autre que nous allons nommer, on reconnaît, en son ouvrage, bien moins présente la Correspondance qu’il affirme que la vieille biographie de Southey dont il ne parle pas. M. Forgues a retourné le livre de Southey comme on retourne un gant. Malgré la réputation qu’eut cette biographie, dont tout l’intérêt vient exclusivement du héros qui y est platement raconté et dont l’héroïsme pouvait braver en paix la platitude de ses historiens, ce livre ne valait pas l’honneur que lui fait deux fois M. Forgues, d’abord en le reproduisant, ensuite en ne disant pas qu’il l’a reproduit et… arrangé. M. Forgues a lissé, je le reconnais, et toiletté, les plumes qu’il a prises à Southey, mais enfin il les a prises, et j’aurais mieux aimé les siennes. Celui qui, dans la Fable, prend toute sa queue d’arc-en-ciel au paon, n’a que quelques gouttes d’outre-mer aux ailes. Mais M. Forgues, s’il eût été lui-même, aurait eu plus que ce qu’il a pris.
Mais il fallait aller vite, faire aisé, clair et amusant. Amusant ! ce mot affreux, antilittéraire, antimilitaire, anti-marin, anti-savant, anti-toutes choses, et qui est le caractère cherché et voulu des livres actuels pour qu’ils fassent fortune, — et je dis fortune au point de vue commercial de l’écoulement. Les livres, en effet, dans lesquels l’attention est obligée de s’abattre comme un bec d’aigle pour les pénétrer et en prendre la moelle spirituelle, le public des lecteurs, débilité par l’ennui et les lectures vaines, n’en veut plus et il s’en détourne, tandis qu’il se jette avec un empressement avide sur les brouets clairets que l’esprit lappe en un tour de langue, même quand il est pressé. Et quel esprit n’est pressé maintenant ? Il n’y a pas que Hachette qui fasse une bibliothèque des Chemins de fer : c’est la bibliothèque universelle ! et M. Forgues s’est mis à travailler pour elle comme s’il eût été About. Vraiment, c’est dommage ! L’ancien critique qui signait Old Nick était au moins une plume âpre, ardente et mordante ; c’était un écrivain ; et ce n’est plus qu’une mécanique à traduction faite à Manchester ou à Birmingham, dont la roue tourne, tourne, et, en tournant, ne nous rapporte que ce que nous avions déjà vu.
II §
Je sais bien qu’on n’invente pas l’Histoire, et que, par un côté du moins, deux historiens se ressemblent toujours. L’identité de la vie qu’on raconte donne à deux livres d’histoire, dont l’un a précédé l’autre dans le temps, l’air d’un modèle et d’une copie ; mais, de cette fois, il n’en est pas ainsi. Les faits de l’histoire de Southey sont très exactement transbordés dans l’histoire actuelle de M. Forgues. À peu d’exceptions près, je les y vois tous, sans aucuns faits nouveaux. Mais ce n’est pas tout : j’y reconnais jusqu’aux points de vue particuliers et aux expressions individualisantes qui appartiennent à l’historien et sont la seule originalité possible en Histoire, quoique ces points de vue et ces expressions soient infiniment rares dans Southey, esprit pompeux et vide. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple, que je pourrais accompagner de beaucoup d’autres, l’écrivain anglais compare quelque part les découragements de Nelson, au commencement d’une carrière à laquelle il faillit renoncer, « aux sécheresses de ces mystiques qui finissent par être des saints »
; et cette comparaison, qui veut être une idée, je la retrouve littéralement dans M. Forgues. Franchement, c’est trop traduire, surtout si on ne dit pas que l’ouvrage, que l’on traduit si bien, est une traduction. Évidemment, après cela, si M. Forgues n’a pas traduit plus souvent les choses particulières au génie de Southey, c’est que ce Southey trop vanté n’a ni particularité, ni génie. Les Anglais ont fait une renommée à sa Vie de Nelson parce que c’était la Vie de Nelson. Southey a bénéficié de son récit. En élevant aux yeux de l’Angleterre cette coupe pleine et débordante de la gloire de Nelson, quelques gouttes en tombèrent et brillèrent un instant sur le front de Southey, Mais le temps les a bientôt séchées, et on n’en voit plus rien sur ce front qui fit illusion à ses contemporains, et qui ne fut jamais que physiquement épique, a dit justement Lord Byron.
Or, c’était précisément un historien épique qu’il aurait fallu à Nelson, cet homme épique de grandeur, et cela n’aurait pas suffi : il lui aurait fallu un autre genre d’historien encore, celui-là qui sait regarder profondément au fond des cœurs pour débrouiller les sombres problèmes dont ils sont pleins ; car Nelson fut romanesque aussi et même criminellement romanesque. Mais Southey, l’épique de beauté menteuse, l’épique de vignette à la tête de ses Œuvres complètes, n’avait ni l’imagination assez grande, ni l’œil assez perçant pour être l’historien de Nelson. Il n’était d’aucune façon assez poète pour toucher à cet homme-poème ; il n’était d’aucune façon assez fort en nature humaine pour toucher à cet homme-roman. Robert Southey, beau par le nom, un nom euphoniquement fait pour la gloire, comme il l’était par le front, fait pour le laurier éternel et non celui des lauréats, ne fut, en somme, qu’un scholar réussi. Son visage fut le meilleur de sa destinée. Ce fut un poète heureux comme il y en a dans toutes les littératures, pour la délectable mystification des sots qui se croient littéraires et se mêlent de juger. Son gouvernement le breveta de génie et lui mit le harnachement poétique ; mais, sous les caparaçons officiels, on reconnaissait toujours l’indigente nudité de cette majestueuse figure d’Académie, comme on dit dans les Écoles de dessin, laquelle se faisait feuille de vigne avec sa branche de faux laurier. Peine inutile, du reste ! Le talent compassé de Southey ne s’est jamais oublié jusqu’au génie, cette indécence ! et la Médiocrité intellectuelle, qui a aussi son cant en Angleterre, n’a point eu à souffrir, du fait de Southey, dans sa délicate pudeur. Par-là, du moins, il ne fut jamais, jamais shocking !
Eh bien, cette mauvaise besogne de Southey, dont le livre sur Nelson n’est qu’une gazette pédante, était une raison excellente pour la refaire, mais non pas pour la reproduire ! Oui ! puisque cette histoire, trop anglaise peut-être pour un Français, — car elle nous fait saigner le cœur de tant de gloire contre nous, — tentait une intelligence assez ferme, assez enveloppée du triple airain pour la raconter, il y avait à la faire très grande, cette histoire, qui vous laisse petit si vous n’êtes pas aussi grand qu’elle. Il fallait y mettre un désintéressement fier et y rencontrer l’expression juste d’un esprit qui n’étudie plus que l’intensité de la nature humaine dans les héros. Il y avait, enfin, à donner cette noble leçon à l’Angleterre de l’impartialité de la France dans le jugement des grands hommes anglais, et à payer la basse Histoire de Bonaparte, par Walter Scott, avec une histoire magnanime de Nelson !
Tout cela était digne de M. Forgues et de tout homme ; mais l’amusant, l’odieux besoin de l’amusant a dominé, et l’épopée du Bonaparte des mers a été étriquée en un petit volume de poche, commode à emporter à la campagne. Et elle a été écrite en style Alexandre Dumas, ce conteur aimé des esprits qui conçoivent le plaisir littéraire comme une tasse de chocolat prise sur le bout d’une table de café ! Et on l’a rendue alléchante par l’inattendu très combiné des titres de chapitres qui sont, pour les lecteurs que le grand Nelson n’attirerait pas avec ses miracles de guerre et de marine, de la confiture sur le pain ! Et tout cela a été préparé, travaillé, charpenté de main de libraire encore plus que de main d’auteur, et tout cela se vendra, car c’est une historiette, mais la vraie Histoire de Nelson, nous l’attendons toujours !
III §
S’il n’avait été qu’un marin glorieux, son histoire eût été facile. On eût pris son livre de loch, — le bulletin de ses victoires, — les registres de l’Amirauté, et cette Correspondance que je voudrais voir davantage dans le livre de M. Forgues. Saisie dans sa fonction, où la Postérité aurait voulu, pour sa gloire, la voir toujours, l’individualité de Nelson aurait été simple comme sa fonction même. Mais la vie du grand Amiral n’a pas été que sa fonction, et son individualité est plus compliquée… Ce héros et presque ce saint du pays des Excentricités profondes, a des singularités qui semblent incompréhensibles. Jamais le devoir, la pure et austèrement tranquille idée du devoir, n’eut dans une faible créature de Dieu une incarnation plus exquise, plus forte et plus belle. Et cependant, tout le temps qu’elle dura, cette incarnation, elle fut rongée par une passion, — une passion honteuse ; et ce lys d’honneur, pour la pureté, porta cette tache au fond de son calice jusqu’au moment où il tomba dans le sang, versé pour le devoir, mais qui ne l’a pas effacée ; car, lorsqu’on est si grand, rien ne s’efface. La peine des grands hommes, comme leur récompense, c’est leur immortalité !
IV §
Tout fut contraste dans Nelson, abîme de force et de faiblesse. Tout, et non pas seulement dans son âme, mais dans sa destinée. Regardez-y et voyez si, dans aucune vie, vous en avez vu de plus frappants, de plus nombreux, de plus continus ! Ce fils d’un placide ministre protestant, qui fut le plus audacieux des marins et peut-être de toutes les âmes qui aient été créées impassibles, était faible de corps jusqu’à l’infirmité, et les portraits que nous avons de lui, avec ses cheveux longs et plats, les plans de ses joues vieillies avant l’âge, et son air de simple ecclésiastique de campagne, disent, à qui sait que c’est là Nelson, toute la profondeur du cratère qu’il y avait en cet homme d’apparence si peu volcanique. Cœur tendre dans un pauvre corps avorté, il pouvait à peine se traîner sur la terre et il alla à la mer, comme disent les Anglais, et jamais pied plus solide ne la foula, quand il fut dessus. Jamais elle ne reconnut un tel maître.
Son oncle, capitaine de vaisseau, en le voyant arriver sur son bord, avait dit, en haussant les épaules de pitié : « À la première action, un boulet lui emportera la tête, et c’est toute la fortune qu’il peut espérer ! »
Mais la vocation, mais le génie, le génie seul, — car il n’est pas comme son ennemi et son vis-à-vis dans la gloire, qui eut, lui, le génie et la volonté, la bonne part ! et qui s’appelait Bonaparte, — le génie seul, qui est d’un jet, sans aucune pièce de rapport, dans Nelson, et qui l’avait fait amiral au ventre de sa mère, l’emporta sur les prédictions de la force, de l’expérience et du métier ! Ce génie, qui lui fît tout deviner bien plutôt qu’apprendre, dès qu’il fut allé à la mer et dès les plus bas grades, resplendissait tellement en lui que tous disaient : « Il y a dans ce petit officier le premier marin de l’Angleterre », comme aussi, en cet homme tout spontané, cette absence inouïe de volonté plongea souvent l’âme dans des découragements d’une faiblesse presque corporelle et le jeta dans des bouderies d’enfant aux premières injustices de son pays.
C’est sous le coup de ces découragements qu’on le vit, retiré au prieuré de Burnham-Thorpe, entre son père, qu’il aima toujours, et sa femme, qu’il aimait encore, y passer des années entières de jeunesse, lui, l’éblouissant officier, fou de la gloire comme Charles XII, qui devait être le vainqueur d’Aboukir, de Copenhague et de Trafalgar, et qui — détail piquant dans son contraste même ! — était si maladroit dans l’exercice des armes qu’il fut obligé de s’interdire la chasse pour ne blesser personne, et qu’on a gardé dans sa famille, comme souvenir unique de son genre parmi ses traditions de gloire, le souvenir de la seule perdrix qu’il eut une si grande peine à tuer !
Et ce n’était là encore que le commencement, — que la plus faible partie des contrastes qui se jouaient dans Nelson, cet homme impétueux quelquefois si calme, cet homme calme quelquefois si terriblement impétueux. Il en est d’autres moins piquants, plus regrettables et plus cruels. Profondément religieux d’éducation et de nature, il fut puritain et adultère dans un pays puritain, avec un éclat près duquel l’éclat des désordres de Lord Byron s’efface. En effet, il était Nelson, et le désordre d’un héros comme Nelson doit plus peser que tous les désordres d’un poète ! Après avoir traversé le bonheur incomparable d’un mariage d’amour, après avoir aimé sa femme comme on aime sa femme en Angleterre, le pays conjugal, le pays de l’amour at home, il devint adultère, et, une fois qu’il le fut, il le fut toujours ; car le mal et le bien se partageaient son âme, et l’homme autrefois si fidèle et si tendre qu’il avait été, transporta dans l’adultère la fidélité et la tendresse. Ce passionné du devoir, qui, dans son dernier ordre du jour et le plus beau, ne devait rien trouver de mieux à dire aux marins anglais que ces mots tout puissants : « L’Angleterre espère que chacun de vous fera son devoir »
, oublia le sien envers un être auquel il brisa froidement le cœur, envers son pays dont il choquait les mœurs et dont l’opinion était le meilleur de sa gloire, et envers cette gloire elle-même dont il était couvert et qu’il aurait dû respecter !
Ah ! rien ne serre plus le cœur de l’historien que cela, rien ne serre plus le cœur qui étudie cette grande âme partagée que de voir Nelson, frappé d’un dernier coup, à Trafalgar, expirant dans sa cabine devenue une boucherie humaine, magnifique de pitié pour ses matelots auxquels il renvoie son chirurgien, magnifique d’amitié pour son camarade de bataille, le capitaine Hardy, qui entre deux coups de canon vient lui donner des détails sur sa victoire, magnifique de commandement, car son avant-dernier mot est un mot de commandement : « Faites tomber les ancres ! »
sublime en tout, se racornir subitement en cette grandeur immense et consacrer son dernier mot et sa dernière pensée à celle qui fut la rivale de la Gloire dans son âme et qui a pu abaisser sa vie, et l’on se sent aussi, comme il sentait la sienne, l’âme partagée entre deux sentiments contraires, et on voudrait s’arracher, du fond de son admiration, ce mépris !
V §
Tel il fut, Nelson, et tel fut sa vie, mélange inouï des deux infinis, dont parle Pascal, — le bien et le mal, — dont est fait cet autre infini qu’on appelle la nature humaine. On connaît les faits de cette vie éclatante dans laquelle, je l’ai dit, l’Épique et le Romanesque élargissent le cadre ordinaire de l’Histoire, et le livre de M. Forgues, trop traduit de Southey, malgré quelques miettes de Correspondance qu’il y ajoute, n’augmente pas de beaucoup les faits connus. Mais il ne s’agit pas de connaître plus qu’on ne sait de la vie de Nelson, dont on sait tout, mais de l’écrire. Il s’agit de porter un jugement de penseur sur Nelson, après l’avoir peint en artiste. Il s’agit, enfin, d’expliquer ou du moins d’éclairer ce mystère de contradiction humaine, de force et de faiblesse, de stoïcisme et d’infirmité, de beauté morale aussi pure que puisse l’être la plus pure beauté et de passion aussi fatale et aussi profonde qu’il put en exister jamais, dans un être à peine vivant par les organes : borgne, manchot, rapporté du feu en débris, indifférent, d’ailleurs, au destin de son corps dès sa jeunesse, mais si étrangement, si énergiquement vivant par l’âme, que dès cette vie cette âme prodigieuse eût pu démontrer aux athées l’immortalité. Nelson, en effet, est une âme comme il a été un génie. C’est la plus étonnante spontanéité qui ait jamais vécu, et voilà le trait pour qui saura le dégager, voilà le grand trait de sa physionomie ! Mais Southey et M. Forgues, qui ne sont que des chroniqueurs, l’ont-ils su ?…
Spontané de génie sur mer comme le grand Condé le fut sur terre, pour être Nelson, comme l’autre fut Condé, s’étant tout simplement donné la peine de naître, inspiré, illuminé, rapide, Nelson fut d’âme ce qu’il était de génie, tout aussi naïf, tout aussi involontaire et tout aussi résolu à aller devant lui à travers tout obstacle, et ses fautes mêmes vinrent de cette spontanéité téméraire de cœur qui le fit se donner sans se reprendre — candide jusqu’à l’aveuglement — à une femme qui l’a déshonoré un jour ; car derrière Lady Hamilton il y a Carracciolo, derrière le vice il y a un crime, derrière le serment profané de l’époux à l’épouse il y a le serment militaire, le serment de l’homme aux hommes, honteusement violé !
Southey et M. Forgues ont-ils vu en Nelson cette double spontanéité ? Ont-ils compris la spontanéité de ce génie qui n’eut guère qu’une manœuvre en tout, — couper la ligne de l’ennemi au risque de se faire écraser, — mais qui n’avait besoin d’aucune autre pour être le roi de la mer, qui pouvait se passer de tout : de réflexion, d’expérience et de science, et n’en pas moins être ce qu’il fut, parce qu’il avait le plus brave, le plus pur et le plus puissant du génie militaire, qui est d’aller, même contre toute raison, toujours en avant ! Et l’autre spontanéité de Nelson, l’auront-ils compris davantage ? La spontanéité du cœur qu’il avait, cet être délicat, fragile, idéal, religieux, qui tenait si peu de place dans l’espace et qui en tiendra une si grande dans le temps, et qui placidement accomplit, hélas ! au nom de la tendresse toute seule, au nom de la douce et profonde tendresse, les irrévocables et terribles folies que font d’ordinaire les sens en fureur ! Avec cette profondeur de tendresse qui lui fut sa Fatalité, avec sa rêverie amoureuse de la mort, même dans la vie la plus intense de sa gloire, avec cette fantaisie si noire qui plaça de si bonne heure dans sa chambre le cercueil où il se rêvait et coupa, dans le combat même, sur la tête d’un ami, des cheveux pour en tapisser ce cercueil, Nelson, le Mélancolique intrépide, est bien du pays de Shakespeare et méritait, certes ! le coup de pinceau shakespearien.
Malheureusement, aucun de ceux qui ont écrit sa vie — et il paraît qu’ils sont nombreux en Angleterre — n’a été de force à donner ce coup de pinceau qui fixe et embellit la gloire, fût-ce la plus solide et la plus belle ! Nous ne les avons pas lus, mais, entre tous, en voilà toujours deux que nous connaissons qui l’ont furieusement manqué, et c’est Robert Southey, l’historien galonné poète par le gouvernement d’Angleterre, et, en France, c’est M. Forgues… son brosseur !
Alexandre de Humboldt §
Correspondance d’Alexandre de Humboldt.
I §
Nous le disons avec regret, nous n’avons pas trouvé dans ce livre ce que nous y cherchions. Quand la première édition parut, les amours-propres blessés poussèrent un cri si aigu que nous nous imaginions trouver en cette Correspondance beaucoup de ces vérités malicieuses qui sont innocentes lorsqu’elles sont spirituelles, mais que les douillets de la sottise appellent des méchancetés, pour s’en plaindre et pour s’en venger. Humboldt, prétendait-on, le grand Humboldt, apparaissait, dans cette étrange Correspondance, sous un aspect tout à fait inattendu, et nous disions : « Tant mieux ! » nous ! Car quoi de plus intéressant et de plus instructif que le double fond de cette boîte humaine à surprise, qui, lorsqu’on n’y croit qu’un seul homme, tout à coup en fait partir deux ? Ils étaient donc deux dans Humboldt !
Sous le Humboldt de la grande nature, il y avait le Humboldt de la petite et même de la très petite, l’observateur de l’insecte humain. Après le Sage, il y avait l’Ironique, l’Ironique dont la plaisanterie, pour aller mieux à son adresse, ne craignait pas la trivialité. C’était là ce que nous espérions, mais la lecture du livre a mis en déroute nos idées et nos espérances. Le Humboldt de la Correspondance n’est pas aussi nouveau que cela, ni si intéressant, ni si féroce. Il y a mieux, en fait de malices, que les siennes ! Les deux à trois jugements plus ou moins durs et comme tout le monde en prononce dans sa vie, les deux à trois jugements qu’on trouve en ces lettres intimes, n’ont fait les blessures qui ont crié que parce qu’ils venaient de Humboldt ; que parce qu’ils tombaient de très haut !
Il n’y a guère plus haut, en effet, dans l’opinion actuelle du monde, et quand j’écris « actuelle », je sais ce que j’écris : je ne veux pas engager l’avenir. Alexandre de Humboldt est, de consentement universel, au xixe siècle, l’un des premiers hommes de ce siècle qui a encore quarante ans à vivre, et que dis-je ? dans la science, il est peut-être le premier. En réalité, je n’affirmerais pas qu’il le fût avec la sécurité que j’ai, par exemple, quand j’affirme que Bonaparte est le premier, lui, dans l’ordre politique et militaire, et Byron dans l’ordre poétique ; mais il ne s’agit pas ici de réalité, il s’agit de l’opinion et de l’empire qu’un nom a sur elle. Demandez à l’écho l’empire de celui de Humboldt ! Depuis cinquante ans et davantage, mais surtout depuis cinquante ans, l’a-t-on entendu prononcer ! C’était comme si les Oracles avaient parlé quand on disait : « Monsieur de Humboldt ! »
Ce nom, d’une sonorité d’or, et que la Gloire avait encore cette raison d’harmonie pour aimer, portait peut-être dans plus d’esprits à la fois que ceux de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire et d’Ampère, et si on y réfléchit, on le conçoit. Ampère, Saint-Hilaire et Cuvier, ces grands inventeurs et démonstrateurs, doivent être des spécialistes dans la gloire comme ils le furent dans leurs études, incompréhensibles à la foule, tandis que Humboldt, le généralisateur et le vulgarisateur, a sa gloire plus générale et plus vulgaire, c’est-à-dire plus étendue ; car c’est une loi, et même une assez triste loi de la gloire, de ne pouvoir jamais s’étendre qu’en descendant.
Telle est la raison, qui n’est pas la seule, du reste, mais qui est certainement la plus honorable pour Alexandre de Humboldt, de la popularité actuelle de son nom et de l’apparente injustice de la gloire pour des noms aussi méritants que le sien, s’ils ne le sont pas davantage. D’injustice véritable, nous venons de montrer qu’il n’y en avait point ; et, d’ailleurs, tout s’arrange avec le temps, — le temps, ce grand Juste, qui finit toujours par mettre chacun à sa place. Lorsque les savants, qui seuls parlent d’eux avec compétence, auront assez répété à la masse ignorante et superficielle ce que furent Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère et Cuvier, ce triumvirat de génie, ces grands hommes, trop enterrés dans leur science même et la technicité de leur langage, ne seront plus cachés par l’éclat de personne et auront sur leur nom autant de rayons qu’on leur en doit. Seulement, jusque-là, ne nous étonnons pas que Humboldt, qui est moins un savant, dans le sens profond et découvrant du mot, qu’un magnifique beau parleur scientifique, tienne toute l’oreille et toute l’attention d’un public, pour lequel il a voulu, et presque exclusivement, parler !
II §
Oui ! un beau parleur scientifique, voilà Humboldt ! Et je prie ceux qu’un tel mot révolterait et auxquels il semblerait une irrévérence, de vouloir bien se rendre compte avec moi des œuvres de Humboldt et surtout de la nature de son esprit. De nature, il avait l’attraction et l’aptitude à la science, cela n’est pas douteux. Il était doué d’une curiosité intrépide, d’une persévérance infatigable, d’une sagacité infiniment perçante, le tout revêtu d’une organisation d’acier fin que ne brisèrent, ni ne faussèrent, ni n’usèrent les fatigues, les climats, les voyages, et qui dura près de cent ans, comme celle de Fontenelle, cette porcelaine fêlée dans son fauteuil ouaté, ce Fontenelle qui s’arrêtait au milieu d’une phrase quand une voiture passait, pour ne pas forcer et user sa voix !
Admirablement élevé avec des maîtres excellents, ajoutant une éducation encyclopédique à des facultés encyclopédiques ; riche, d’ailleurs, pouvant voir le dessus et le dessous du globe à ses frais et pouvant le faire voir à ses amis (il le paya, ma foi ! à son ami de Bonpland), Alexandre de Humboldt, fils de chambellan et grand seigneur dans un de ces pays qui ont une noblesse politique encore, ayant enfin toutes les fortunes en attendant celle de la gloire, qui lui fut facile, abondante, prodiguée comme éternellement lui furent toutes choses, depuis la faveur très lucide, comme on sait, des princes, jusqu’à l’admiration aveugle des femmes, Humboldt, qui n’avait pas le goût du cabinet de Buffon, — le grand Sédentaire, — se dit de bonne heure que son cabinet à lui serait l’univers, et il se fit voyageur et il se lança dans l’espace !
Travaux, livres, observations, mouvement d’idées, tout chez lui fut mis en branle par les voyages. Dans son Asie centrale, dans son Voyage aux régions équinoxiales, dans son Atlas géographique et physique et son Examen critique de l’histoire de la géographie du nouveau continent aux xve et xvie siècles, dans ses Vues des Cordillières et ses Plantes équinoxiales, dans son Essai politique sur Cuba et son Tableau de la Nature, etc., même dans ses ouvrages d’observation particulièrement botanique, il ne fut jamais qu’un voyageur, parlant passionnément de ses voyages, et à ce point qu’on peut se demander ce qu’il aurait eu à nous dire s’il n’avait pas voyagé, et pensé s’il n’avait pas vu ?…
En effet, il n’avait ni conception première ni philosophie. Il manquait de métaphysique, cette chose nécessaire et pourtant vaine, sans laquelle on n’est jamais un grand génie, et avec laquelle, si elle est seule, on n’arrive jamais à la vérité ! Ce fut un sceptique, sorti trop tard des flancs du xviiie siècle épuisé pour pouvoir être un matérialiste râblé, un bon athée comme Diderot ou Lalande. Ce fut un sceptique et même un sceptique contradictoire, ce qui, par parenthèse, au lieu d’une faiblesse, en fait deux ; car dans son Kosmos il doute, à une certaine place, « qu’on puisse jamais, à l’aide des opérations de la pensée, réduire tout ce que nous voyons à l’unité d’un principe rationnel »
, et ailleurs il assure qu’il croit au mot de Socrate : « qu’an jour l’univers sera interprété à l’aide de la seule raison »
, vacillement d’un esprit qui ploie également sous l’affirmation et sous le doute ! Ailleurs encore, il pose l’unité du genre humain, mais il nie la seule tradition qui l’explique. Même dans une question d’histoire naturelle, mais qui touche à une autre question bien autrement profonde, il a si peu d’intuition et de certitude à lui qu’il se réclame de Blumenbach, qu’il appelle son maître, et, d’un autre côté, il a si peu de fermeté et de foi en l’adhésion qu’il donne à cet illustre nomenclateur, qu’après avoir reconnu ses cinq races il ajoute : « Il n’en est pas moins vrai qu’aucune différence radicale et typique ne régit ces groupes »
, comme s’il se repentait déjà ! En somme, descripteur plus que tout autre chose, il l’est parce qu’il est voyageur et pour les mêmes raisons qu’il est voyageur, — rien de plus !
À cela près de quelques inductions heureuses et de quelques rapprochements féconds, Alexandre de Humboldt n’est rien donc de plus, pour qui sait étreindre son esprit et ses œuvres, qu’un grand Rapporteur scientifique, en fonction permanente et vastement renseigné, lequel soigne extrêmement ses rapports. Il les veut brillants. Ce sont ses tulipes ! Sa prétention est de les écrire avec un tour d’imagination des plus rares et qui fait fleurir la poésie jusque dans le giron austère de la Vérité, et cette prétention a sa racine peut-être dans une ambition légitime ; car, esprit intermédiaire bien plus que primaire, il peut engrener, l’un dans l’autre, deux ordres de faits différents, — les faits de l’imagination et ceux de la mémoire exacte, — et il a ce style poético-scientifique ou scientifico-poétique, comme on voudra, dans lequel l’abstrait et le concret se balancent, mais pour s’énerver tous les deux !
III §
C’est ce style qu’il eut dans le Kosmos, et qui fit le succès inouï de ce livre. Résumé de la science et de la vie de son auteur, un jour le Kosmos résumera sa gloire, — mais comme on résume, en diminuant. Le Kosmos, l’idole intellectuelle de ce temps, qui cache sous un nom grec la préoccupation universelle et moderne des esprits qui ont désappris les choses invisibles du ciel, a été salué par de telles acclamations qu’on éprouve quelque embarras à jeter cette goutte d’eau froide sur tous ces fronts brûlants et fumants d’enthousiasme ; le Kosmos, après tout, n’est qu’une description. En ce vaste memorandum de physique, protocolisé par Alexandre de Humboldt, les choses, même de l’aveu de l’illustre tabellion scientifique lui-même (voir ses lettres), « sont plutôt indiquées qu’approfondies »
. — « Plusieurs parties — dit-il — n’en seront bien comprises que de ceux qui connaissent à fond une branche quelconque de l’histoire naturelle. Mais je crois — ajoute-t-il, page 126 de la Correspondance, — que je m’exprime toujours de telle sorte que ce ne puisse embarrasser ceux qui en savent moins. »
Ainsi, utilité dans tous les genres, et quoiqu’on ne puisse, dit-on, servir deux maîtres, ce livre est écrit pour ceux qui savent et pour ceux qui ne savent pas ou qui savent peu. « Le but véritable de mon livre — ajoute encore Humboldt — est de voir de haut l’ensemble de la science contemporaine »
, c’est-à-dire que ce n’est pas une idée ou un système d’idées, mais simplement un tableau. Seulement, en supposant que l’ensemble, pour être bien vu, n’y soit pas regardé de trop haut et par cela même y devienne vague, en supposant qu’on puisse être tout à la fois exact et poétique, la grandeur et la beauté de l’exactitude ne sont pas un si étonnant tour de force quand il s’agit de la Nature, qui a cela de particulièrement tout-puissant que ceux qui disent faux en en parlant sont encore poétiques, et qu’elle communique de sa grandeur jusqu’à ceux-là qui mentent sur elle !
Ainsi encore, vous, le voyez ! c’est l’écrivain, bien plus que le savant, qui fait la valeur du Kosmos, et à cet égard celui qui l’écrivit pense comme ceux qui le lisent, le docte comme les ignorants ! Ce dont l’auteur du Kosmos est fier, c’est de sa partie oratoire (sic), (page 127 des lettres). L’essentiel, selon lui, n’est point du tout le coup de râteau plus ou moins bien jeté sur les notions des sciences physiques contemporaines et qu’il n’a pas toutes ramassées ; non ! l’essentiel, c’est « l’expression noble, qui ne manquera jamais, si elle l’est, l’effet grandiose de la nature »
, dit ce tulipier de la phrase, et pardonnez-nous de l’avoir appelé : un beau parleur scientifique, après cela !
Du reste, il n’y a pas que ce beau langage, à triple détente ou à triple illusion, qui fait croire peut-être aux savants qu’ils sont des poètes, — aux poètes qu’ils sont des savants, — et aux ignorants sans imagination (la foule) qu’ils sont des poètes et des savants tout à la fois, — il n’y a pas que cette langue confuse, qui plaît aux esprits troublés dont elle augmente le trouble, avec quoi l’on puisse expliquer la popularité de Humboldt et le prosternement général devant son génie. Il y a d’autres causes d’une gloire si vite consentie dans le détail desquelles nous pourrions entrer, et l’une d’elles, sans aller plus loin, c’est cet amour des faits qui a succédé chez nous à l’ancien amour des idées. Cet amour des faits, dans une nation qui n’a jamais beaucoup rêvé, mais dont le beau front pensif savait méditer, même sous la tente, cet amour des faits a fait accepter à la France, comme un des siens, cet Allemand, — mais Allemand de Berlin, — qui ne rêvait pas et qui s’occupait d’empiler les faits comme un statisticien français du xixe siècle. Le Kosmos, cette pyramide de faits, cette colonne Vendôme de grains de poussière superposés, lui a paru, tout inachevé qu’il est, beaucoup plus beau et surtout plus utile (la toquade du temps, l’utile !) qu’une de ces fortes théories scientifiques bâties avec la pierre vive de l’idée et le ciment tenace du raisonnement.
Dans une époque qui pousse cet amour des faits jusqu’à préférer les plus petits aux plus gros, uniquement parce qu’ils sont les plus petits, — qui a mis je ne dis pas l’Histoire, mais l’historiette à la place de tout, qui dernièrement, en ses journaux, pour se dispenser d’avoir du talent, a inventé la Chronique, cette chose amusante, la chronique, chère au dilettantisme littéraire de messieurs les portiers, — n’est-il pas tout simple qu’Alexandre de Humboldt, le chroniqueur de la science du xixe siècle, l’arpenteur du globe qui montre les mesures qu’il a prises, le voyageur qui a lu des voyages et qui en a fait, produise sur nous tous l’effet d’un Moïse, — d’un Moïse assez bon pour nous, qui ne descend pas de l’Horeb avec les Tables de la Loi, mais du Chimboraço avec un album dans sa poche !…
IV §
Eh bien, c’est ce grand chroniqueur, c’est ce grand gazetier de la Science et de la Nature, c’est cette immense commère du globe (qu’on me passe le mot parce qu’il est juste), qui nous raconte tout ce qui se passe à sa surface, ou dessus, ou dessous, ou dedans, que je retrouve, trait pour trait, tout entier, dans cette Correspondance où l’on m’avait annoncé qu’il y avait un second Humboldt ! Allez ! ou l’on m’a furieusement trompé, ou l’on n’y a vu goutte. Je vous jure, moi, que c’est là toujours le Humboldt que nous connaissons, le Humboldt du Kosmos et de l’Atlas, et que la seule différence qu’il y ait entre cet ogre de faits, aux bottes de sept lieues, entre cet enjambeur de continents, et ce nonagénaire qui trottine de Berlin à Postdam et de Postdam à Berlin, n’est pas une différence de nature mais une différence de théâtre et un changement de contemplation ! Ici ou là, c’est toujours le même curieux, le même frétillant d’observation, le même assembleur de faits imperceptibles qu’il épingle, et qui se compose des herbiers avec tout et même avec des autographes ! C’est toujours le même tourbillon d’activité, inépuisable malgré les années, roulant dans les espaces de la création et les quelques pieds des salons de Berlin, cette capitale petite ville, comme une toupie assagie rétrécit ses orbes dans la petite main d’un enfant ! Humboldt, dans sa correspondance, a ce quelque chose de grand et de nain, de mesquin et d’imposant, qui faisait de lui également l’interprète majestueux de la nature et un cancanier de société, une espèce de portier sublime, — le portier des Cordillières, par exemple, mais un portier, hélas !… Cette Correspondance très intime, dans laquelle, Dieu merci ! Humboldt a oublié « l’expression noble qui ne manque pas l’effet grandiose de la nature »
, et avec laquelle ici, s’il ne l’avait pas oubliée, il n’eût pas manqué le ridicule, est adressée à M. de Varnhagen Von Ense, le mari de la fameuse Rachel Varnhagen, la Madame de Staël blonde de l’Allemagne. Esprit souverainement délicat et doué de qualités si nettement exquises, ce Varnhagen, qu’il n’a pas été diminué d’être le mari de sa femme, comme tant de maris de femmes célèbres l’ont été.
Ces lettres sont, à la vérité, moins des lettres que des billets et que des notes écrites au courant de la plume, mais telles qu’elles sont, — et voilà encore une différence à marquer entre la vigoureuse commère du globe et la petite commère jaseuse des salons de Berlin qui, à elles deux, faisaient Humboldt ! — telles qu’elles sont, ces lettres, elles ont un mordant et un naturel que les autres écrits d’Alexandre de Humboldt n’ont jamais, drapés qu’ils sont et mouchetés de fleurs poétiques, par respectueuse coquetterie pour les Académies, l’Univers et la Postérité ! Ici, Humboldt, fatigué de tout et même de sa gloire, qui lui rapportait quatre cents lettres par mois de tous les badauds de l’Europe, — lesquels l’appelaient tous « jeune vieillard », sans s’être donné le mot, pour prouver que, comme les grands esprits, les grands imbéciles se rencontrent, — Humboldt trouva presque une originalité dans la mauvaise humeur de ses derniers jours. Cet heureux, d’une si longue vie, est mort, en effet, de mauvaise humeur, comme Chateaubriand, cet autre heureux qui avait été toujours ennuyé de l’être ; en cela très au-dessous de Goethe, dont la vieillesse eut la sérénité d’un marbre, quoiqu’il n’eût pas eu dans toute sa vie, disait-il, quatre semaines de bonheur ! Seulement, j’insiste sur ce point, le mordant survenu à Humboldt, qui se contentait d’appeler, comme un vieux libéral qu’il était, les ministres berlinois des momies en service extraordinaire, et de se moquer des sottises adhérentes ou inadhérentes à toutes les espèces de gouvernements, ce mordant ne fut point celui qu’on a dit, c’est-à-dire la férocité tardive d’un vieux Cléon, d’un vieux Méchant, cynique et comique.
On n’est pas méchant pour conserver une lettre de Jules Janin dans laquelle, afin de se faire accepter à la suite de la cour de Prusse, Janin promet d’y paraître convenable, sous un superbe habit de colonel. Ce n’est que drôle quand on pense à Jules Janin, qui a pris cette drôlerie à son compte puisqu’il a écrit la lettre. On n’est pas méchant pour signaler une lettre du prince Albert, qui parle des terrasses du ciel
. On n’est pas méchant pour se tromper sur le compte de Philarète Chasles et pour l’appeler « vulgaire dans les idées comme dans le langage »
, lui qui est à l’autre extrémité du vulgaire en toutes choses, et qui courtise parfois la prétention. Non ! on n’est pas méchant pour cela, on n’est que gai, et dans le dernier cas on l’est encore, puisqu’on fait rire, et pour le coup, — fût-on M. de Humboldt lui-même, — à ses dépens !
Je l’ai dit et je le répète, il est dans cette Correspondance tout entier, M. de Humboldt ! Mais, heureusement pour lui et heureusement pour nous, il y est allégé, soulagé et abrégé de cette phrase qu’il avait si longue, soit dans ses écrits scientifiques, soit dans sa conversation, parce que, rapporteur toujours animé d’une rage synthétique, il aurait voulu faire tenir dans une seule phrase tout ce qu’il savait ; et comme ce n’était pas facile, il n’en finissait point. Il s’engorgeait de plénitude, et il paraissait un bavard immense qui stagnait, écumait, et qui ne s’écoulait pas. Malgré ce défaut qui l’a suivi partout, excepté en ces lettres, et malgré des inconvénients bien plus graves qui tenaient à de véritables indigences de cerveau, — par exemple son manque de métaphysique et son scepticisme religieux, et même très souvent scientifique, — il n’en fut pas moins — je ne l’ai pas contesté en ce chapitre — une des forces spirituelles de son temps, mais il ne fut point le grand homme absolu qu’on l’a fait. Tout le monde l’a exagéré, et j’ai signalé quelques-unes des raisons qui ont poussé à cette exagération universelle. J’aurais pu en ajouter beaucoup d’autres, moins élevées que celles que j’ai données, plus chétives, non moins vraies, et, que dis-je ? efficientes d’autant plus ! Humboldt représentait à lui seul tous les préjugés de son époque. Il en était le Kosmos vivant, et sa Correspondance l’atteste. Il avait la haine des prêtres, qu’il appelle les hommes noirs
, comme Béranger, et il bat partout, dans ses livres, de ce tambour vide qu’on nomme civilisation. Tout cela a été pour beaucoup dans la gloire empressée et généreuse qu’on ne lui a pas mesurée, dans cette corne d’abondance qu’on a renversée sur son nom. Cela n’était permis qu’à l’Allemagne : car, si c’est une superstition, c’est une superstition touchante pour un pays que d’exagérer ses grands hommes, mais cela n’était, certes ! pas permis à la France, qui, scientifiquement, a les siens, que j’ai nommés, et auxquels jamais elle ne doit préférer personne !
Alexis de Tocqueville §
Œuvres et Correspondances inédites d’Alexis de Tocqueville.
I §
Certes ! l’amitié est une belle chose, mais il faudrait pourtant qu’elle se fit une raison… Lorsqu’elle est toute seule dans une publication, de bonne foi, est-ce assez, voyons ! pour que cette publication se produise en paix et s’impose à la Critique comme un sentiment auquel le respect défende de toucher ?… Si tous les amis de France s’avisaient de publier tous les papiers laissés par leurs amis morts, lesquels, eux, de leur vivant, se gardaient bien de les publier, de quel déluge de choses médiocres et même plates ne serions-nous pas inondés ? Et nous autres critiques, obligés d’avaler les premiers, pour les déguster, de telles choses, nous qui, par état, sommes exposés à cette torture d’eau, — la pire des tortures, disait la Brinvilliers, n’avons-nous pas le droit d’élever des digues contre de pareilles inondations ?…
Voilà ce que nous nous demandions en lisant ces deux gros volumes d’Alexis de Tocqueville (qui, nous annonçait-on, devaient être suivis, dans un temps donné, de plusieurs autres), publiés sous le vieux nom éternel d’Œuvres et Correspondances inédites. Cette publication, en effet, ajoutera-t-elle beaucoup aux mérites reconnus et à la renommée d’Alexis de Tocqueville ? C’est honorable, sans nul doute, d’éditer un ami qui n’est plus, mais il ne faudrait pas que ce fût aveugle, et d’ailleurs, ici, n’est-ce pas inutile ? Alexis de Tocqueville a eu, de son vivant, une renommée dont sa mémoire et ses amis peuvent, à la rigueur, se contenter. « Passez, bonhomme, on vous a donné ! »
disait plaisamment la duchesse de Boufflers à un mari qu’elle avait aimé. On a beaucoup donné à Tocqueville. Toute la question maintenant est de savoir s’il passera ou s’il est passé, — ou si plutôt il justifie l’importunité de ses amis qui veulent qu’on lui donne encore.
Eh bien, la main sur la conscience, nous croyons, nous, pour notre compte, qu’il y a là une illusion ! Nous croyons même que la première échancrure faite à la réputation de l’auteur de la Démocratie en Amérique pourrait bien venir de cette publication sentimentale et imprudente. Nul, sans le dévouement de l’amitié ou ces engagements de la vie qui nous mènent souvent plus loin que nous n’avions dessein d’aller, ne supportera, sans en souffrir, l’insignifiance d’un livre qui n’était pas un livre, d’ailleurs, écrit pour le public, et dont la médiocrité ne doit pas être reprochée à l’auteur ; car on a le droit d’être médiocre chez soi tout à son aise comme on a le droit d’y être en pantoufles, surtout quand on vit au milieu de gens qui sont disposés à vous trouver charmant, quoi que vous soyez… Malheureusement, il n’en est pas tout à fait ainsi pour cet indifférent de public. On n’est jamais compté par lui qu’à l’une ou l’autre de ces deux conditions : ou lui donner un plaisir ou du moins une émotion quelconque, ou lui apprendre quelque chose qu’il ne savait pas ; et c’est ce que ne feront point, je vous assure, ces Œuvres et Correspondances inédites !
Dans les livres écrits pour le public, il y a toujours — indépendamment du talent qu’on y ajoute ou qu’on n’y ajoute pas — un sujet qui peut le passionner ou des faits qui peuvent l’intéresser et qu’on n’a eu que la peine de recueillir ; mais dans une correspondance, non ! Tant vaut l’homme, tant vaut le livre. Le sujet, c’est l’homme même qui écrit. C’est sa manière de voir et de juger la vie. C’est sa manière de sentir et surtout de dire, qui fait l’intérêt d’une pareille publication. On apprend dans une correspondance comment on est Goethe et comment on est Byron, et voilà pourquoi les correspondances sont si intéressantes lorsque l’on est Goethe ou Byron ! Mais, s’il n’y a pas de supériorité réelle et de tous les moments à montrer, sur place, dans la correspondance d’un auteur qui, comme auteur, a eu sa fortune, il ne faut pas exposer cette fortune à ce qu’on revienne de l’homme à l’auteur et de la correspondance aux livres, pour commencer une réaction à laquelle personne ne pensait !
Et d’autant que la fortune de Tocqueville a été brillante. Aucun des hommes de ce temps à qui le succès fut facile, n’en eut un plus rapide et plus grand que le sien. Ce fut moins un succès qu’un triomphe. Il n’y a guère de comparable dans un autre ordre que celui de Mademoiselle Rachel… Dès l’apparition du premier volume de La Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville fut, sans résistance et sans conteste, proclamé un jeune Montesquieu. Ce fut Royer-Collard qui, je crois, prit sur lui la responsabilité de cette comparaison, mais le Journal des Débats la répéta et la délaya dans une foule d’articles. En très peu de temps, Tocqueville arriva à tout. L’Académie lui ouvrit ses portes ; la Chambre les siennes. Et quand le règne de Louis-Philippe, venu par l’émeute, s’en retourna par l’émeute, le succès de Tocqueville, l’un des ornements de ce règne, ne s’en alla point avec le fiacre qui emporta la monarchie constitutionnelle. Il garda sa place dans l’opinion.
La République se rappela que sans être démocrate— car il ne l’est point de vue première et de principe — Tocqueville avait toujours tenu à ce qu’on s’arrangeât avec la démocratie future et qu’on acceptât les faits accomplis. Ou le vit à la Constituante et quelque temps après au ministère… Puis, quand, plus tard, il retomba dans la vie privée, il repartit d’un second livre, qui eut un succès moins éclatant que le premier, mais très retentissant encore. C’était l’Ancien Régime et la Révolution, que la mort — une mort prématurée — ne lui a pas permis d’achever.
Ainsi, avec deux livres, avec ce mince bagage de deux livres, dans un temps où l’abondance de la production intellectuelle semble avoir passé dans les mœurs littéraires, Tocqueville était presque arrivé à la hauteur de considération qu’on ne doit vraiment qu’au génie et à une tranquillité de possession dans l’influence que le génie n’a pas toujours. Issu de famille aristocratique, mais n’allant pas assez loin dans ses opinions pour rompre avec les hommes de sa classe, et y allant cependant assez pour que les démocrates fussent reconnaissants, il avait tout le monde pour lui. On lui savait gré, de part et d’autre, de tout ce qu’il faisait et de tout ce qu’il ne faisait pas… Marié à une femme qu’il aimait, indépendant par la fortune quand son talent ne lui aurait pas constitué une indépendance, A. de Tocqueville convient de son bonheur dans sa correspondance. Il a toujours été un homme heureux. Le hasard lui avait donné jusqu’à un titre, pour qu’il pût l’oublier… Il mourut jeune, c’est vrai, — mais il ne vit point baisser ce qu’il put très bien prendre pour de la gloire, et d’ailleurs il ne croyait pas mourir. Mort, enfin, car il est des acharnements de fortune comme il y a des acharnements de malheur, il eut pour successeur à l’Académie française et pour y faire son oraison funèbre, un des hommes qu’on a été le plus étonné d’y voir, le P. Lacordaire, mettant par-dessus la sienne sa célébrité… C’est là pourtant ce bonheur constant et posthume qu’on n’a pas craint d’endommager par cette publication !
II §
Ce qu’on appelle les Œuvres dans ces deux volumes, qui ne sont de vrai qu’une Correspondance, consiste en quatre fragments de très courte haleine : les notes d’un Voyage en Sicile, une Course au lac d’Onéida, Quinze jours au Désert, et enfin quelques miettes du volume resté en portefeuille de l’Ancien Régime et la Révolution. Les idées et la manière qu’on trouve dans ce dernier fragment ne sont pas nouvelles. On y reconnaît l’écrivain de la Démocratie en Amérique, diminué de cela seul qu’il s’applique à un sujet moins neuf. Dans les autres fragments, au contraire, dans le Voyage en Sicile, la Course au lac d’Onéida, et surtout les Quinze jours au Désert, plusieurs critiques, parmi lesquels on doit ranger Sainte-Beuve, ont annoncé qu’ils avaient découvert et cueilli un Tocqueville nouveau, à l’imagination rosée, dont personne ne pouvait se douter dans le grave publiciste américain.
Il est vrai que Sainte-Beuve, cet homme des « coteaux modérés », doit aimer la modération en toutes choses et peut prendre pour de la poésie ce qui n’en est pas à des yeux plus exigeants que les siens. N’importe ! sur l’attestation d’un tel critique nous avons cherché obstinément la petite nuance qui devait faire de Tocqueville un très joli poète au goût éveillé de Sainte-Beuve, et qui l’eût achevé ainsi en Montesquieu, car Montesquieu a fait des vers sur Venise, et même un peu légers pour un président à mortier, et il a écrit son Temple de Gnide ; mais notre recherche a été vaine. Dans le Voyage en Sicile, nous n’avons qu’une rhétorique parfaitement sage, mais qui ne vaudrait guères que le milieu de la classe à l’écolier qui en ferait ainsi. Le lieu commun s’y épanouit dans la grosse fleur de son innocence, et c’est même la seule chose qu’on y puisse cueillir. La Course au lac d’Onéida et les Quinze jours dans le Désert sont, il est vrai, des relations plus intéressantes et plus sincères, mais elles ne sont pourtant, l’une et l’autre, que la relation d’un homme bien élevé, qui voyage et qui écrit comme tous les hommes bien élevés. Rien de plus.
L’agrément du récit ne vient pas du talent de celui qui le fait. Seulement, cet agrément qui vient des circonstances du voyage, celui qui les raconte ne le gâte point par sa manière de les raconter. C’est là un mérite négatif. Mais, vous le voyez, nous voilà terriblement loin de la petite nuance inattendue annoncée par Sainte-Beuve ! Nous sortons des Œuvres inédites pour entrer dans la Correspondance, qui est le fond réel et sérieux de cette publication, et nous n’avons plus devant nous que le Tocqueville connu, et qui n’est pas couleur de rose, le Montesquieu du xixe siècle pour la vieillesse de Royer-Collard, devenue indulgente ; car c’est un singulier Montesquieu, il faut le reconnaître, qu’un Montesquieu fluide et pâlot, sans épigrammes et sans facettes !
Il n’est que cela, en effet, et même dans ses livres, qu’il travaillait et retouchait beaucoup, comme un homme entêté de perfection et qui croit, sur la destinée du talent, aux grands effets de la culture. Malgré tous ses efforts et l’ardeur qu’il mettait à les faire, car il avait la prétention d’être ardent, comme nous le verrons tout à l’heure, cet esprit au visage si froid, il n’était et ne fut jamais qu’un écrivain sans personnalité accusée, sans le perçant et l’étincelant que l’épigrammatique Montesquieu n’avait pas, lui ! que dans les mots. Dans tout son livre de la Démocratie, écrit dans la force de la jeunesse, je défierais bien de montrer une seule étincelle jaillissant de la forme ou de la pensée !
Qu’avait-il donc qui pût s’imposer à la vue devenue incertaine de Royer-Collard déclinant ?… Ce qu’il avait de Montesquieu ? Il n’en avait pas l’art profond, mais il en avait l’éclectisme. Il en avait l’unique souci pour les faits, qu’il poussait devant lui dans leur confusion infinie, et son indifférence presque sceptique pour les principes et les conclusions. Et il avait aussi de cette tête petite
qu’avait Montesquieu, a dit profondément Joubert, et qui procédait d’ordinaire par finesses et par aperçus plus subtils que vastes. Historien d’analyse et de microscope, Alexis de Tocqueville est dans l’ordre politique ce qu’est Sainte-Beuve dans l’ordre littéraire, et on n’a point d’idée combien ces esprits-là sont communs dans les vieilles civilisations ! On a dit qu’il y avait dans la Démocratie en Amérique toutes les contradictions réunies, mais qu’importe à ces fourmis de faits, qui n’ont souci que de les engranger, comme les autres fourmis leurs fétus ! Ce n’est pas par les faits étudiés, ce n’est pas par l’observation et la quantité des observations que le livre de la Démocratie défaille, c’est par la tenue des idées, le sens résolu, le parti pris en toutes choses et gardé, c’est enfin par tout ce qui fait un livre fort et grand.
Cette Correspondance, dans laquelle Tocqueville a cherché à plus d’un endroit à s’expliquer sur le sens de son ouvrage et à répondre à ceux qui persistaient à le regarder comme confus et contradictoire, atteste à quel point son esprit tout entier ressemblait à son livre. On y voit que ce démocrate de raison, qui veut contenir dans des règles la démocratie, tantôt accepte les faits accomplis et tantôt s’insurge contre eux et les rejette. Homme de milieu jusque dans la démocratie, c’est-à-dire le jouet des extrêmes entre lesquels il se balance, il veut l’humanité, dit-il, entre Héliogabale et saint Jérôme, et il ne voit pas qu’elle y est ! Il ne veut donc rien et ne dit rien. Très conséquent, du reste, à sa nature inconséquente, la Correspondance nous le montre s’abusant le plus possible sur lui-même, voulant à toute force être passionné, et puis finissant par nous dire « qu’il n’a jamais eu que des opinions »
, ce qui, pour le coup, est la vérité !
C’est là un singulier spectacle, — et dont ses amis auraient bien pu priver tous ceux qui n’ont pas les mêmes raisons qu’eux de respecter sa mémoire. Toute sa vie, cet homme, qui n’avait que des opinions et qui eut très peu de métaphores pour les exprimer (dans cette correspondance de deux volumes je n’en ai compté qu’une seule, c’est quand, après l’insurrection Indienne, il compare l’Angleterre à un gros homard qui a perdu son écaille), toute sa vie, cet écrivain, qui trouva hardie l’expression, pour dire la république, « d’une servitude agitée »
, eut la prétention d’être la passion en personne, — un dévorant, un dévoré par elle, et peut-être crut-il en être un. Comme on l’avait dit Montesquieu, peut-être se crut-il Pascal ! Il a le diable au corps, nous répète-t-il sans cesse. Mais ce diable au corps, je ne l’ai pas vu dans sa vie, je ne le vois point dans ses écrits, — les écrits où le style est l’homme, a dit Buffon, — et je ne le vois pas davantage dans ses opinions, qui furent tout ce qu’il fut jamais !
Le diable au corps n’est pas pourtant un diable qu’on puisse garder au fond de soi comme au fond d’une tabatière. « Il faut même se le mettre, le diable au corps, quand on ne l’a pas ! »
écrivait-il au fils d’un de ses amis qui ne réalisait pas tout à fait son idéal de flamme, tant étaient grandes, sur le diable au corps et sur lui-même, les illusions de cet esprit froid, lesquelles étaient aussi complètes que s’il avait été un esprit chaud. Ces illusions touchent au comique, mais, encore une fois, était-ce à des amis à nous les révéler ? Et puisque ces écrits répondent, avec le calme qui est en eux, à cette lubie d’être un passionné qui le reprenait après l’avoir lâché un instant, pourquoi donc avoir voulu produire ces deux Tocqueville inconnus, — le Tocqueville de feu et le Tocqueville couleur de rose, — quand avec celui que nous connaissons il est impossible de les admettre et même de les supposer !
III §
Telles sont cependant cette Correspondance et ces Œuvres inédites d’où l’on a tiré un Tocqueville de pure fantaisie et qui nous en ont dévoilé un autre, lequel, lui, avait la sienne, pendant que le Tocqueville de la réalité était, de fait, moins grand dans ces Œuvres inédites et cette Correspondance que dans les livres officiels, écrits laborieusement pour le public, et qu’il a lui-même publiés. L’auteur de la Démocratie en Amérique et de l’Ancien Régime et la Révolution, quand on le prendra en dehors des admirations séniles ou juvéniles qu’il a inspirées et qu’on le réduira à ses proportions justes et vraies, est un écrivain de facultés moyennes et cultivées, dont il est très facile de coter la valeur.
Il a son soin et son apprêt et il les porte partout, jusque dans ses lettres, où il a gardé le pli de ses livres et où je ne trouve aucune des qualités qui font d’une correspondance quelque chose de si vivant, de si intime, de si ouvert sur soi : la primesauterie, la négligence aimable, la grâce, la naïveté, l’impétuosité du mouvement, les enfantillages adorables des esprits puissants qui badinent avec leur force, comme des rois avec leur sceptre ou leur épée ! Rien de pareil dans Alexis de Tocqueville. Les meilleures lettres qu’on ait de lui ne peuvent valoir, par le détail de l’observation (son seul mérite réel), les livres qu’elles rappellent par leur langage raisonnable, tranquille et d’une pâle élégance, quand il est le mieux réussi. C’est toujours ce talent de rapporteur, clair et sans éclat, sur une question mise à l’étude, caractère propre du livre de la Démocratie en Amérique, qui ne fut jamais plus que cela. Le malheur est que tout pour lui finit par être trop une question mise à l’étude, jusqu’à son esprit même, qu’il n’oublie jamais pour en jouir ou pour en faire jouir !
Vers 1833, cette Correspondance devient uniquement la garde-robe des idées du livre qu’il méditait alors sur l’Ancien Régime et la Révolution, mais elles sont là toutes chiffonnées, pêle-mêle, accrochées au porte-manteau, attendant la toilette du livre qui leur donnera tout ce qu’elles peuvent avoir de valeur. Du reste, ce que nous avons dit de la Course au lac d’Onéida et des Quinze jours au Désert, il faut le dire de toutes les lettres et de l’ensemble des deux volumes : c’est le langage d’un homme bien élevé, mais qui ressemble trop au langage de tous les hommes qui sont bien élevés.
Prenez et lisez-en une page au hasard, sans dire le nom de l’auteur, et je défie qu’on reconnaisse plus le style d’Alexis de Tocqueville que le style d’un autre ! Il a, dans le langage, de l’écriture américaine, qui ressemble à toutes les écritures, cet Américain !
Voilà pour la forme, c’est-à-dire pour ce qui fait la vie des livres et leur durée, quand les idées sur lesquelles ils reposent sont décrépites ou mortes ; mais pour le fond, c’est aussi les idées de tout le monde qui lui créent son originalité, à ce penseur, comme c’est la courte vue de tout ce monde qui se chausse de lunettes d’écaille qu’il promène sur les événements contemporains et la politique, qui devait les dominer… Seulement, penser et parler comme tout le monde pense et parle à une certaine hauteur de société, explique peut-être suffisamment aux esprits profonds que tout ce monde, qui se reconnaît en de Tocqueville, lui ait fait un honneur si exceptionnel !
Car l’honneur a été exceptionnel, et, je l’ai dit, il a frisé la gloire. Alexis de Tocqueville a bien pu le prendre pour elle. Alexis de Tocqueville a été d’emblée le favori de son époque. Il l’a épousée dans ses idées et ses aspirations, et ils ont fait toujours bon ménage. Aucun nuage n’a obscurci cette lune de miel. Il a cru en elle. Elle croyait en lui. Elle y croit encore. Elle ne lui dit pas encore de passer, comme Madame de Boufflers le disait à son pauvre mari déconsidéré. Elle ne le traite pas encore de bonhomme. Traité de grand homme, en pleine Académie, par la voix d’un orateur qui a toujours aimé à faire porte-voix à son époque, c’est ainsi qu’il aura été embaumé Montesquieu par Guizot dans la grande parole invoquée de Royer-Collard. C’est ainsi que tout le monde lui aura donné, — et que personne parmi les célébrités, personne, ma foi ! ne lui a rien refusé, en fait d’admiration ou d’hommage, depuis Chateaubriand, ce dernier des croisés, jusqu’à Lacordaire, ce premier des moines à l’Académie. Destinée heureuse ! On l’acceptait sans rien en dire. Pourquoi donc être venu, par une publication imprudente, rappeler l’impertinence d’un tel bonheur ?…
Sismondi, Bonstetten, Mme de Staël et Mme de Souza §
Lettres inédites de Sismondi, de Bonstetten, de Madame de Staël et de Madame de Souza, avec une Introduction par Saint-René-Taillandier.
Il y a une petite industrie à laquelle la Critique se prendra toujours, — à laquelle elle a été prise une fois de plus en ma personne, et que je veux cependant, pour l’honneur de ma duperie, signaler. C’est le piège des titres qui promettent et ne tiennent pas ce qu’ils promettent. C’est le traquenard des titres intéressants, — mis effrontément ou cauteleusement à la tête des ouvrages les plus profondément dénués d’intérêt et de talent. Est-ce même toujours une industrie ?… L’esprit humain est un si drôle de mystère, que la tête d’un imbécile peut être encore quelque chose de très complexe et que toute l’habileté du philosophe le plus malin serait impuissante à expliquer. Il y passe des éclairs singuliers entre les ténèbres. Il y sourd des idées qui n’aboutissent pas… Certes ! il n’y a pas moyen, sans injustice, de reprocher à un sot d’avoir la main heureuse et de la mettre quelquefois sur un titre qui sera, tout à l’heure, la plus cruelle ou la plus plaisante ironie quand il l’aura placé sur son livre. Il n’y a vraiment pas moyen de s’irriter contre l’innocence de ce traquenard auquel pourtant vous allez naturellement vous prendre. Mais il en est d’autres, moins innocents, contre lesquels la Critique a le droit — et même l’obligation — de s’élever.
S’il y a des titres, en effet, qui peuvent pousser comme des fleurs d’esprit dans les plus pauvres cervelles, il y en a d’autres qui ne sont que les fausses fleurs de la Spéculation ou de la Vanité… Je puis très bien pardonner à l’auteur d’un mauvais livre, quel qu’il soit, de m’avoir pipé avec le sien et de m’avoir fait avaler un méchant ouvrage caché sous un titre alliciant et qui s’adressait à ma friandise intellectuelle, mais il m’est impossible de pardonner à un éditeur — et par là je n’entends point le libraire — qui publie des Correspondances inédites et trompeuses sous des noms qu’on aime et auxquels la plus sympathique curiosité s’attache, et cela uniquement pour l’égoïste plaisir de camper son nom sous ces noms célèbres et d’avoir tripoté un livre de plus !
Ce que je dis là, je le dis pour Saint-René Taillandier et pour les lettres qu’il publie. Ce que je dis là, je ne le dis point pour Sismondi et Bonstetten, genre d’esprits qui, en eux-mêmes et sur la recommandation de Saint-René Taillandier (surtout), ne peuvent faire d’illusion à personne. Mais je le dis pour deux esprits qui nous emporteront toujours du côté où l’on dira qu’ils seront, je le dis pour Madame de Staël, qui a la fascination du génie, et pour Madame de Souza, qui a celle de la grâce et du sentiment.
II §
Ainsi, — je le répète, — ce n’est point l’affirmation de Saint-René Taillandier, quelle que soit l’épouvantable peine qu’il se donne pour paraître enthousiaste, et il l’est peut-être, que sait-on ? qui me ferait jamais courir aux lettres du Génevois Sismonde de Sismondi. Pour me faire ouvrir un pareil paquet, à bon droit suspect de lourdeur, il ne me faudrait rien moins que l’affirmation de Voltaire, et encore je me dirais qu’il se moque de moi ! Mais Taillandier, bon Dieu ! Il n’est pas fait pour me tailler et me faire porter une telle croupière ! Saint-René Taillandier, qui était, sauf erreur, professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier, a trouvé dans la bibliothèque de cette ville une liasse de lettres de Sismondi, l’historien, que lui, Taillandier, s’empressa de publier avec une Notice préalable, insérée dans la Revue des Deux-Mondes.
En cette Notice, carabinée de gravité comme toutes celles qui s’impriment dans cette agréable Revue, Saint-René Taillandier nous apprend, à nous qui n’aimons, hélas ! que trop à rire, qu’il a découvert une de ces choses qui n’avaient, croyait-on, jamais existé… l’âme de Sismondi !… Jusque-là c’était bien étonnant, mais s’il l’avait pu, Taillandier, comme il le dit, c’était son droit… et sa fortune ! Découvrir l’âme de Sismondi, voilà, en effet, un fier tour de force d’acuité naturelle ou de lunettes… car qui ne sait ce qu’était Sismondi ? Esprit lourd, assez recte, je le veux bien, quand ses idées philosophiques et son protestantisme socinien ne le faussaient pas, il était de race italienne, mais de race italienne émigrée en Suisse. Il avait contracté les goitres du pays… L’Italien avait été tué par le Génevois. Vilaine manière d’être assassiné ! Dans son Histoire des Français et dans son Histoire des Républiques d’Italie, Sismondi est froid comme l’eau des glaciers de la Suisse, dont il n’a pas la pureté, mais, après tout, c’est une grande masse de faits comme l’eau des glaciers est une grande masse d’eau. Voilà Sismondi en ses ouvrages, et dans sa vie ce fut à peu près la même chose.
Ce fut la même froideur et la même insipidité. C’était un érudit, et personne n’ignore combien la vie d’un érudit est simple. Ces gens-là se mettent entre deux livres et ils y restent bien tranquilles, aplatis et roulés comme des cloportes. Ils y resteraient toute l’éternité, si la mort, cette bibliothécaire turbulente, qui range si brusquement les livres et les hommes, ne les en ôtait pas… Seulement, par un caprice de cette spirituelle Nature, qui est plus gaie que Taillandier et qui ne travaille point pour la Revue des Deux-Mondes, cet érudit, ce Génevois, ce Sismondi aimait les femmes (oh ! innocemment, bien entendu !). Il les aimait comme ce monstre camard de Gibbon, qui n’avait pas le physique de son goût, et dont le visage causa une si grande peur à l’aveugle Madame du Deffand, quand elle l’eut embrassé et tâté, croyant que ce n’était pas un visage…
Gibbon et Sismondi recherchaient beaucoup la société des femmes, par amour du contraste, probablement. La légèreté de la conversation des femmes, l’agilité de leurs fines articulations intellectuelles, étonnaient et charmaient, comme Miranda charme Caliban, ces esprits d’érudits, massifs et lourds, chargés de notions, et qui semblent faits pour le monde comme les éléphants pour marcher sur le tapis d’un salon. On sait que Gibbon avait été amoureux de Madame Necker. Sismondi ne fut point, lui, amoureux de Madame de Staël, mais, quand il mettait la tête hors de ses livres comme une carpe met la sienne hors de l’eau, il l’admirait naïvement et passait sa vie à l’entendre. Elle qui parlait comme un livre lui faisait sûrement l’effet d’en être un.
Venu à Paris vers 1813, Sismondi vit les reines de la haute société d’alors : Mesdames de Duras, de Lévis, de Béranger (Châtillon), de la Tour du Pin, de Montmorency, de Chabot. Il y rencontra cette Madame de Vintimille si aimée de Joubert, de Joubert, un érudit aussi, mais dont l’érudition s’éclairait de lueurs platoniciennes, et qui différait de l’épais et plat Sismondi à peu près comme une poétique lune, réfléchie dans l’azur d’une mer de Grèce, différerait d’un fromage de Gruyère tombé dans un puits ! Sismondi, — rendons-lui cette justice, — malgré son épaisseur, fut encharmé de ces conversations parisiennes, comme l’ours de Berne qui entendrait l’harmonica, et il n’oublia jamais cette sensation quand il fut revenu dans son pays. Enfin, vers le tard de sa vie si peu agitée, Sismondi épousa une Anglaise, pour avoir une intimité et du thé, le soir. Il l’épousa froidement et philosophiquement, comme il faisait tout depuis qu’il existait. Tel fut Sismondi, littérateur et homme ; tel fut cet honnête chroniqueur, qui n’eut pas même d’esprit, et dont Saint-René Taillandier, ce chercheur de perles dans les huîtres, se vante d’avoir retrouvé l’âme ! Si cette âme a jamais existé, elle devait être, du reste, assez pesante pour qu’on la retrouvât à la place où elle avait vécu et qu’elle ne pût pas s’envoler.
Et de fait, elle n’avait point bougé. Elle se tenait fort tranquille (comme de son vivant !) dans le fond d’une bibliothèque (toujours comme de son vivant !), pliée, repliée et figée dans une soixantaine de lettres, à peu près, adressées à Madame d’Albany, une femme dont Sismondi avait hanté la maison à Florence, comme il avait hanté, en Suisse, celle de Madame de Staël, — ces sortes de lanternes magiques où l’on voit passer devant soi beaucoup de figures, ces espèces de belvédères ouverts sur le monde, intéressant beaucoup le badaud qui est le fond de tout érudit, pour peu qu’il ne soit pas un distrait. Selon Saint-René Taillandier, qui est le Christophe Colomb de ces lettres, le Monsieur Josse de ces bijoux qu’il a montés dans le similor de son Introduction, ces lettres révèlent en Sismondi des tendresses, des délicatesses et des nuances dont personne jusqu’à présent ne s’était douté, et nous font entrevoir un Sismondi charmant, pris sous l’autre, et que Saint-René Taillandier s’est mis en train de dégager, comme le phaéton de la voiture à foin embourbée dégage sa voiture :
Prends ton pic et romps-moi ce caillou qui te nuit !
Il a donc pris son pic, c’est-à-dire sa plume, et il a creusé cette Notice, dont le but est de dégager le Sismondi sentimental du Sismondi soliveau, du Sismondi la tête de bois, qui a écrit l’Histoire comme une mécanique à bon sens. Eh bien, j’ai eu le courage de lire ces lettres, malgré la notice de Saint-René Taillandier, qui n’était pas pour moi une recommandation ; car il est de la Revue des Deux-Mondes et même un des plus gris de cette vieille grisaille, qui ne respire pas précisément les tendresses, les délicatesses et les parfums de toute espèce que Saint-René, ce nez dégustateur, a la puissance de respirer dans ces lettres de Sismondi. Je les ai lues non pas avidement, je doutais de mon Taillandier ! mais consciencieusement, et j’avoue que je n’y ai trouvé que ce que l’on peut aimer à la Revue des Deux-Mondes, c’est-à-dire, sous la forme la plus terne, la plus chétive médiocrité. En dehors de l’Histoire, sans l’intérêt des faits de l’Histoire, le pauvre Sismondi, homme du monde, pédant dépaysé dans des Décamérons impossibles, voulant donner gentiment la patte aux dames et ne pouvant pas, devait être ce qu’il est en ces lettres arrachées aux rats, qui en auraient mieux joui que nous ; car, franchement, elles ne sont rien de plus qu’insignifiantes, quand elles ne confinent pas… j’oserai le mot, puisqu’il est mérité !… positivement à la bêtise.
Ainsi, j’ai rasé le traquenard. Il fallait, en effet, pour m’y prendre, un autre morceau que le Sismonde de Sismondi déterré, à Montpellier, et qui, je vous le jure, n’est un Sismondi nouveau que parce qu’il est plus médiocre encore que le Sismondi connu. Ce n’était pas non plus le Bonstetten qui pouvait m’y faire prendre, à ce traquenard une première fois esquivé ! Bonstetten, l’ami de Sismondi, était, dans le léger et l’inconsistant, ce que Sismondi était dans le pédantesque et dans le sérieux, et ils étaient liés comme la mouche est liée avec le cheval du brasseur… Bonstetten est tout l’opposé de Sismondi, mais on n’y gagne pas pour cela. C’est un vieux frivole, un vétéran de la fatuité du xviiie siècle. Ci-devant jeune homme qui met du rouge, marquis de Bois-Sec qui, à soixante-dix ans, s’enflamme pour Madame d’Albany, et, comme dit ce dandy superbe de Taillandier, dans sa langue élégante… et prud’hommes que, comptant au premier rang de ses adorateurs, Bonstetten, espèce de dilettante littéraire, qui a fait un Voyage au pays du Latium, compte bien plus par ses camaraderies que par ses ouvrages.
C’était l’Ami des auteurs (un type que je recommande à M. Alexandre Dumas fils pour sa prochaine comédie). Il paraissait très spirituel, mais en Suisse, et pour les gens de ce pays. Les huit piètres lettres adressées à Madame d’Albany que Taillandier publie à la suite de celles de Sismondi, quoique moins pataudes, ne se recommandent ni par le fond, ni par la forme, à une Critique saine et robuste, qui ne passe point son temps à compter, loupe en main, les grains de tabac tombés sur un jabot jauni ! Au moins, Sismondi a de l’importance, mais Bonstetten !… S’il n’y avait eu que le nom de cet Arcadien entrelacé, sur la couverture du livre de Taillandier, au nom de Sismondi, cet autre Arcadien de Genève, j’aurais pu éviter tout à fait le traquenard, déjà effleuré sans inconvénient. Mais les noms de Madame de Souza et de Madame de Staël étaient aussi sur cette damnée couverture, et qui peut résister à ces noms-là ? Je l’ai dit : j’y ai été pris.
III §
On nous promettait des lettres de toutes deux. Qui mieux qu’elles pouvaient en écrire de charmantes ?… Les lettres, cette causerie par écrit, l’écho prolongé et soutenu de cette autre causerie de vive voix dont il ne reste plus rien quand elle est finie ; les lettres, cette immortalité de la causerie, sont d’ordinaire le triomphe des femmes, et même des femmes les moins faites, à ce qu’il semble, pour triompher… Presque toutes — c’est affaire de sexe et d’organisation sans doute — montrent dans leurs correspondances des grâces d’esprit, humbles ou fières, des aisances, des spontanéités, des finesses, des manières de dire ou de sous-entendre, que sur place bien souvent elles n’ont pas dans la conversation.
Le nombre de Sévignés au petit pied que je connais est prodigieux… Mais, quand on dépasse ce niveau moyen de distinction que les femmes, en matière de lettres, atteignent certainement mieux que nous, et quand elles sont, sur ce point, nettement supérieures, alors ce sont des Sévigné tout à fait, ce sont des Ninon de l’Enclos, des marquise Du Deffand, des Eugénie de Guérin ! Et ce doivent être aussi des Madame de Staël et des Madame de Souza ; car il est impossible que de pareilles femmes, qui ont prouvé leur supériorité dans des livres puissants ou délicieux, n’aient pas laissé des lettres plus elles-mêmes encore que leurs écrits, et qui, pour cette raison, nous les feraient aimer et admirer davantage.
Oui ! il est impossible qu’il n’y en ait pas, et, pour mon compte, je suis parfaitement sûr qu’il y en a. Seulement, il fallait les trouver. Aimer beaucoup les huîtres n’est pas une raison pour se connaître en perles. Saint-René Taillandier, qui adore Sismondi et Bonstetten et qui nous a donné leurs lettres en disant, comme l’amateur de prunes dans La Bruyère : « Goûtez-moi cela ! », au lieu de nous donner de vraies lettres inspirées, comme Mesdames de Souza et de Staël savaient en écrire à ceux qui avaient le bonheur d’être aimés d’elles ou de leur plaire, — car on n’écrit bien les lettres qu’à ces conditions ! — Saint-René Taillandier, qui ne les avait pas, s’est contenté de quelques bribes de correspondances qui n’étanchent pas du tout la soif que nous avions créée en nous, en rêvant ces sorbets : — Lettres inédites de Madame de Staël et de Madame de Souza !!
En effet, ce qu’on nous donne est peu de chose en comparaison de ce que nous pouvions espérer. Les lettres en question ne sont pas nombreuses. Celles de Madame de Souza à la comtesse d’Albany, son amie, quoiqu’elles ne réalisent pas certainement toute l’idée que l’imagination se fait de la manière d’écrire d’une femme comme Madame de Souza, sont cependant empreintes çà et là de cette exquise personnalité qu’on avait entrevue à travers les livres délicats qu’elle a publiés. L’âme qui se mêle à tout, s’y est mêlée. Il y a là, à beaucoup de places, des tendresses de cœur et des simplicités d’expression qui font venir tout naturellement à l’esprit le doux nom de Souza. Mais pour Madame de Staël, c’est bien différent ! Quand il s’agit de Madame de Staël, l’aplomb de Saint-René Taillandier est inouï. Il n’a guère qu’une dizaine de billets d’elle, fragmentés, écrits à la hâte, qu’il publie comme si c’étaient des merveilles, en nous disant somptueusement : Soyez heureux !
Ces billets, écrits par la convenance et comme n’importe qui pourrait les écrire, sont aussi adressés à Madame d’Albany, que Madame de Staël appelle « ma reine », cette femme passée du dernier Stuart au poète Alfieri, et qui était allée assez peu royalement avec ce fier républicain demander une pension au gouvernement qui avait chassé les Stuarts d’Angleterre… Quoique écrits en 1815 et en 1817, sous l’empire d’événements publics qui auraient pu faire jeter de magnifiques flammes à ces deux volcans, le cœur et l’esprit de Corinne, je défie qu’on trouve en ces billets un mot qui dise tout bas, si on n’en voyait pas la signature, que ceci fut écrit un jour par Madame de Staël. Nulle part on ne sent, sur ces fragments hâtés, le toucher de cette main de feu qui y est passée et qui aurait dû y laisser au moins une tiédeur, — au moins quelque odeur affaiblie de cette feuille de laurier qu’elle roulait incessamment dans ses doigts ! Un homme qui aimerait autant que moi Madame de Staël n’aurait jamais, par respect pour elle, publié ces bribes vulgaires ; car tout ce qui n’augmente pas la gloire doit la diminuer.
Mais Saint-René Taillandier n’a pas la piété que je ressens pour la mémoire de Madame de Staël. Il a d’autres piétés… Il a celle, par exemple, de la couverture de son livre et de sa vente, et le nom de Madame de Staël amorce l’amateur. D’ailleurs, il peut admirer de bonne foi et trouver très beau et très intéressant ce qui me semble, à, moi, parfaitement indigne du talent et de la renommée de Madame de Staël. N’est-il pas rédacteur de la Revue des Deux-Mondes ?… Un homme qui a trouvé que Sismondi était une âme, — une violette des bois pour le parfum poétique, — peut bien trouver que les simples paroles de Monsieur Jourdain : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles ! »
écrites par Madame de Staël à sa femme de chambre, feraient une bien intéressante lettre de la Correspondance inédite de Madame de Staël ; et qu’il faudrait les publier !
Collé §
Lettres inédites de Collé, publiées par M. Honoré Bonhomme.
I §
Ces lettres inédites de Collé causeront deux surprises au lecteur, et voici pourquoi. On y rencontrera un Collé qui n’est pas du tout le Collé de sa réputation, et un éditeur… aussi inattendu que celui qu’il édite. Les éditeurs… on les connaît ! Ils ont tous, plus ou moins, le diable au corps. Je parle bien entendu des éditeurs littéraires… Les autres n’ont pas le diable au corps, mais ils sont le diable de nos corps et de nos esprits. Quant aux littéraires… ils avalent tout, ils trouvent tout bon dans l’homme qu’ils éditent, et quand ils ont lappé leurs assiettes, comme le renard, amphitryon de la cigogne :
Et le drôle eut lappé le tout dans un moment,
ils disent : « Y en a-t-il encore ? », avec des reniflements d’ogre à jeun qui sentent la chair fraîche. Eh bien, M. Honoré Bonhomme n’est pas, lui, un de ces avaleurs de gens, un de ces éditeurs engoulafres ! Je ne dirai pas qu’il a la dent superbe du Rat de ville chez le Rat des champs, ce serait trop, mais il l’a délicate. Il grignote son Collé en homme qui lui trouve des choses excellentes, mais, pour le grignoter, il le casse, et il en rejette des morceaux que, moi, je ramasserais ! Enfin, qu’on me passe le mot ! il le chipotte. Il est évident que M. Honoré Bonhomme a dans ses jugements sur Collé un embarras et des timidités inconnus aux éditeurs, ces gaillards d’aplomb (et quelquefois de plomb), qui ne doutent de rien, qui vont toujours ravir le monde avec le livre qu’ils publient et se faire nommer comme Titus : les délices du genre humain ! Et cela est évident, malgré la bonne contenance des mots et les ressources de la phrase, l’enthousiasme de l’éditeur, ce pompon qu’on se met sur l’oreille d’un autre, M. Honoré Bonhomme ne l’a point. Il ne sait pas vraiment ce que vaut Collé. Quand il faudrait bravement le louer, il n’ose… Il n’a pas la franchise de collier que je désirerais. Tenez ! je lui en demande bien pardon, je veux être ici plus éditeur que M. Honoré Bonhomme et faire les affaires de son édition mieux que lui.
En effet, moi que rien ne gêne aux entournures, je n’irai point par quatre chemins chercher midi à quatorze heures pour dire le bien que je pense de Collé. Sa réputation de chansonnier ne trouble pas mon puritanisme ; car j’aime et j’ai toujours aimé les chansonniers et je n’ai pas d’airs protecteurs à prendre avec eux. La chanson, ce chant de l’alouette des Francs, c’est le génie même de la France, et un jour j’en écrirai l’histoire. D’ailleurs, selon moi, la gloire est là, comme partout, mal répartie. Collé n’est pas un si fort chansonnier qu’on l’a dit, et sa réputation, comme chansonnier, ne me tape point sur la tête. Je laisse à M. Honoré Bonhomme ce coup de soleil. Selon moi, les grands chansonniers de la France sont du commencement de ce siècle. Le rire, comprimé par la Révolution, repartit, quand elle fut finie, avec une force de gaieté, la vraie furie française ! Ce n’est ni Vadé, qui (le croira-t-on ?) n’a qu’une bonne chanson dans tout son recueil, la chanson patoise qui commence par ces vers :
Le premier du mois de JanvierJe rencontris un savetier,
ni Collé que voici, malgré la pension que lui fit royalement Louis XV pour ce fameux Pont-Neuf sur la prise de Port-Mahon :
Ces braves insulairesQui sont, — qui font sur mer les corsaires, etc.,
ni Favart, ni Panard, — des dates dans la chanson bien plus que des illustrations, — qui sont les pères de la chanson française. C’est Désaugiers, Armand Gouffé, Brazier, Béranger, Piis, Jacquelin, etc. Vadé, Piron, Favart, Panard et Collé, n’en sont que les grands-pères, et ç’a été comme à la Chine : la gloire a remonté ! C’est la gloire des fils qui a fait la gloire des ancêtres. Je ne suis pas si bonhomme que l’éditeur des Lettres inédites sur le compte du talent de Collé comme chansonnier. Et il y a plus, je prétends que la chanson, chez Collé, n’était nullement son vrai génie. Collé, fils des circonstances comme tout le monde, s’y méprit lui-même. Parce qu’il était gai, comme tous les esprits vigoureux qui se portent bien, il se crut la vocation du chansonnier quand, au fond, il en avait une autre, qu’il a prouvée, et dont personne ne parle comme il faudrait, même M. Honoré Bonhomme, qui pourtant la confirme par les Lettres inédites qu’il publie, mais qui semble regarder cette autre vocation comme un par-dessus le marché du talent de chansonnier dans Collé, tandis qu’au contraire c’était le talent du chansonnier qui était par-dessus le marché, dans cet homme apte aux choses sévères.
Donnez une chiquenaude à cette vieille couronne de roses et de lierre qui a tant usé de chapeaux de Roger-Bontemps, et vous verrez apparaître de là-dessous un front ferme et froid, une tête solide qui n’a pas une illusion, pas une griserie sur les choses qui grisaient le plus les gens de son temps et même encore beaucoup de ceux du nôtre, sans qu’il soit besoin de boire pour cela au cabaret. Je n’ai pas peur de ce que j’avance : c’était un critique que Collé, et c’est aux facultés du critique qui étaient en lui qu’il aurait dû demander sa gloire… s’il eût cru à cette vanité. Mais il était tellement sceptique qu’il n’y croyait pas !
II §
Oui ! un critique, — un indépendant, — et un juge ! Voilà ce que de nature, — de constitution première, — fut Collé, le faiseur de parades, qui a tant noué de rubans rouges à la queue de Jocrisse ! Oui ! un critique net et un moraliste aussi, à côté du chansonnier polisson. Quelles circonstances l’entraînèrent si loin de sa voie naturelle ? Il ne nous l’a pas dit, même dans ce Journal qu’il a laissé, et qu’il appelait, avec une modestie si gaie, sa conversation avec son bonnet ! Les circonstances sont les coups de marteau qui enfoncent le clou, droit ou de travers, dans la vie. Comme Collé ne nous a pas dit ce qui enfonça le sien de travers, et comme M. Honoré Bonhomme ne l’a point découvert pour nous l’apprendre, nous ne savons pas ce qui a pu nous priver d’un La Bruyère quelconque ; car Collé avait trop de santé d’esprit, de naturel et de droiture, pour imiter personne, même ceux-là qu’il admirait le plus.
L’eût-il dit, du reste, ce Journal de Collé, qui ne va que de l’année 1748 à l’année 1772, n’est pas dans le grand courant des lectures. Les curieux seuls le lisent, et parmi ces curieux (le petit monde est bâti sur le grand) vous trouvez une majorité de connaisseurs qui se fourre l’idée du chansonnier à califourchon sur le nez et qui ne voit plus clair à travers de pareilles lunettes. C’est toujours ce qui impatientait tant Chateaubriand : « Ah ! tu es un homme de lettres ; tu ne peux donc pas être un homme politique ! Ah ! tu portes un gilet de dandy ; tu ne peux pas avoir l’esprit grave ! Ah ! tu es catholique et ganté de blanc ; tu n’entreras pas chez les évêques ! » Ainsi, on effleure de l’œil qui veut rire le Journal d’un homme qui est timbré chansonnier, et qui ne peut être qu’un chansonnier alors même qu’il écrit l’histoire de son temps avec une gravité mordante et une élévation singulière. Et le préjugé est si fort, qu’un homme d’esprit et un éditeur le partagent !! Un homme d’esprit, je le comprends encore. Les hommes d’esprit mettent parfois tout leur esprit à se tromper, et c’est pour cela qu’ils se trompent mieux que les bêtes… mais un éditeur !
Et un éditeur qui nous donne les Lettres inédites de Collé, et qui, plus tard, doit nous donner une réimpression de son Journal, de ce Journal qu’on ne lit pas assez et qui contient mieux que des anecdotes ; car il contient des jugements pleins de fermeté et d’indépendance. Ce n’est, il est vrai, qu’un fragment bien court de l’Histoire du xviiie siècle, mais ce fragment est supérieur à sa manière aux diverses histoires écrites par les contemporains, et par l’excellente raison que Collé est aussi peu un contemporain que possible. En réalité, malgré la date de sa naissance et de sa mort, Collé n’était pas du xviiie siècle. Le blafard Grimm, Duclos le sanguin, et le bilieux Chamfort, en sont, eux : ils en ont les idées, les passions, les mœurs, le goût et le ton.
Collé n’a rien de tout cela. Il est de la postérité qu’il a inventée ; car la postérité — nous dit-il quelque part — n’est pour lui ni à une première ni à une seconde génération : elle est à plus d’un siècle de distance de celui qu’on juge, et c’est à ce siècle de distance qu’il se met pour juger le sien. Il n’a aucun enthousiasme pour les dominateurs intellectuels qui firent, à cette époque, de l’enthousiasme un incendie. Voltaire, comme il l’appelle en ses Lettres inédites : « le plus prodigieusement bel esprit que la nature ait créé avec une vaste mémoire »
, est jugé avec une impartialité froide qui n’était pas du temps.
Rousseau l’est mieux encore ; le jugement va jusqu’au mépris. Le moraliste solide a vu les charlatans sous les séductions du talent. Et encore, le talent, il en fait très bien la réduction, de cette main dextre qu’on n’entortille pas.
Jamais homme ne s’est mieux gouverné et n’a mieux gouverné sa plume que Collé. Ce n’est pas une plume à grand tapage, à grand éclat, mais c’est une plume simple et forte, qui ne dit exactement que ce qu’elle veut dire, mais qui le dit avec une rare précision. Il avait, à un degré éminent, ce que les Anglais appellent strictness. Sans amour-propre aucun, juste pour le plaisir d’être juste, désintéressé de lui-même, quand il se trompe, ce qui est très rare, sur le fond d’une chose ou d’un homme, il le dit et il ne s’épargne pas le mot meurtrissant. Par exemple, il se trompe complètement sur les commencements de Beaumarchais, mais il le reconnaît : « J’ai été bête »
, dit-il simplement, « ce qui prouve l’enfant »
, ajoute son éditeur, lequel a toujours le chansonnier à califourchon sur le nez, mais ce qui, à mon sens, prouve l’homme !
Assurément, Collé en était un. Modeste sans hypocrisie, comme on ne l’est presque dans aucun temps, mais comme on l’était moins que jamais dans le sien, il est certainement l’homme le plus naturel d’une société surexcitée et artificielle. Il l’est tellement qu’il fait ce que personne ne faisait dans cette société : il aime sa femme ! Il a été le Philémon de cette Baucis jusqu’à sa dernière heure. Il en a parlé toujours de la manière la plus touchante, et il est mort dès qu’elle est morte. Aimer sa femme et se vanter de l’aimer, ce qui est plus fort dans le temps où l’épicurisme de Richelieu et du chevalier de Faublas était à la mode, double courage en ce grivois de chansonnier si profondément à part de son époque, de son théâtre, et du genre de génie qu’il avait, mais qu’il n’avait pas seul !
III §
Non ! Collé n’était pas du xviiie siècle. Et je crois bien que voilà tout uniment la raison pour laquelle son éditeur, qui en est trop, lui ! n’a pas rendu justice aux qualités que je viens de signaler. L’homme du xviiie siècle, ce n’est pas Collé, c’est M. Honoré Bonhomme ! Placé entre son admiration, dix fois exprimée dans son livre, pour les hommes et les choses de ce temps, et son goût et sa position d’éditeur de Collé, M. Bonhomme ne s’est pas senti médiocrement embarrassé quand il a fallu classer l’irrespectueux contempteur de Rousseau et de Voltaire, assez intéressant pourtant à ses yeux pour qu’il ait songé à éditer ses œuvres posthumes.
Il y avait là un petit entre-deux difficile à passer sans accroc et sans encombre, et, pour le franchir, M. Honoré Bonhomme s’est donné le mal d’un homme d’esprit qui voudrait que la bosse du chameau n’empêchât pas le chameau de passer par le trou de l’aiguille. Chose rude, quand même il aurait le dos plat ! Aussi, que de peines ! que de précautions ! Il faut voir cela dans les notes de M. Bonhomme. C’est presque comique… Plutôt que de convenir franchement de la valeur des jugements de ce chansonnier qui, entre deux chansons, se permet en prose incisive de toiser Voltaire et Rousseau et leur époque tout entière, ou de se rebiffer et de dire bravement, avec ce poltron de Sosie :
Comme avec irrévérenceParle des dieux ce maraud !
M. Honoré Bonhomme, qui fait précisément une édition très soignée des irrévérences du maraud, transforme Collé, pour l’excuser de son audacieuse raison, en enfant terrible, en malin, en plaisant, et en vingt autres personnages, tous plus ou moins tortillés et tirés par les cheveux, mais tous rentrant toujours dans le chansonnier. Tantôt (à la page 149 du volume) Collé est un folâtre, le folâtre Collé, qui continue ses petites farces, et cela à propos de l’opinion la plus fondée touchant l’Essai sur l’histoire universelle ! tantôt, à un autre endroit, quand Collé parle de Rousseau comme un honnête homme a le droit de parler d’un drôle, le drôle aurait-il du génie, M. Honoré Bonhomme le compare à un coq en colère sur ses petits ergots, et comme les Lettres inédites sont adressées à un jeune homme sans expérience que Collé veut former pour le monde, M. Bonhomme ajoute agréablement, avec le sourire de la moquerie douce : « Il avait son Émile, et c’était peut-être là une jalousie de métier ! »
Ailleurs encore, M. Bonhomme, qui a les nerfs voltairiens, s’écrie : « L’acharnement de Collé contre Voltaire finirait par agacer, s’il n’était pas si amusant ! »
et de « coq sur ses ergots »
il en fait « un petit chien qui jappe ! »
Folâtre, jaloux, agaçant mais amusant, coq en colère, chien qui jappe, c’est toujours le Collé de la Chanson qui force son talent, c’est toujours le Collé de la parade, de la calembredaine, mais ce n’est pas le Collé du Journal et des Lettres inédites, et puisqu’on les publiait, ces Lettres inédites, c’est ce Collé-là qu’on était tenu de nous donner !
IV §
Je viens de dire ce qu’elles sont, ces lettres… Ce sont des conseils à un jeune homme, qui rappellent, tout en contrastant avec elles, les lettres de Lord Chesterfield à son fils. Mais le folâtre Collé, ainsi que l’appelle si judicieusement M. Bonhomme, est un éducateur beaucoup plus substantiel que le Lord anglais, ce puritain de cour et de frivolité. Collé, le Triboulet dramatique, savait la vie. Cela n’est pas rare chez ces bouffons quand ils ont du cœur, et il voulait l’apprendre à son fils d’adoption pour lui en ôter l’horrible surprise. Chesterfield, grand seigneur et dandy anticipé, n’avait à enseigner à son fils que les révérences du corps… C’était un professeur de grâces à se donner. Le pauvre Collé, des Menus-Plaisirs de Monsieur le duc d’Orléans, avait à enseigner au sien les révérences de l’esprit. Il était aussi professeur de grâces, mais de grâces à obtenir !
Le volume, formé presque tout entier par ces Lettres, n’est certainement pas le Traité du Prince, mais ce n’est pas non plus celui du Valet. Cela pourrait s’appeler très pertinemment : Cours de flatterie à l’usage des jeunes gens qui veulent s’avancer dans le monde, et entrer dans les Fermes, par exemple, parce qu’ils ne sont pas des Chesterfield ! (C’était justement dans les Fermes que devait entrer et qu’entrera le fils d’adoption de Collé.) Il faut voir comme il l’y pousse, comme il le recommande, mais surtout comme il le conseille ! comme il lui prêche la séduction de ses chefs par ce charme de la flatterie, le seul charme qui n’ait pas besoin d’être délicat.
Collé, qui n’est pas seulement un moraliste de chanson épicurienne, parle de la flatterie en homme qui sait quel levier c’est, même dans des mains maladroites et imbéciles. Il en parle cruellement pour l’humanité, mais sans déclamation, sans amertume, sans la moindre mauvaise humeur, dans ces Lettres où il distille les plus délicieuses leçons de l’art de flatter. Sans doute, il y a dans ce volume d’autres conseils, d’autres enseignements, marqués, tous, soit au coin du goût littéraire soit à celui de l’observation humaine, du sens réel et positif, mais le fond de l’enseignement de Collé c’est la flatterie, la flatterie sur le plus grand pied, infatigable, continue, multiple, perpétuelle !
Les manières de flatter de Collé, il les compose des plus savantes combinaisons et les décompose jusque dans leurs plus simples nuances. L’ironie n’est pas là-dedans, mais le sérieux le plus comique à force de naïveté rusée et de profondeur ! Collé est un Mentor aimable et un Machiavel sans inconvénient, mais parce qu’il donne ses leçons de séduction le rire de Démocrite aux lèvres il n’en est pas moins un moraliste dans le sens le plus réfléchi et le plus méprisant du mot. Seulement, il abat les angles de son mépris et il a l’art d’en faire une rondeur. La bonhomie dans le mépris, chose rare ! c’est là son originalité.
Telles sont ces Lettres inédites de Collé, dans lesquelles l’homme qu’il avait ôté dans son Journal se rencontre. Elles sont piquantes, quoique placides ; elles sont gracieuses, quoique réfléchies. La grâce de Collé est très particulière. Elle ressemble un peu à la grâce d’Arlequin (Collé a fait Arlequin hongre, mais ce n’est pas celui-là !) Arlequin doit être un peu gros et pourtant d’une grande légèreté. La prose de Collé en ces Lettres n’est pas lourde, mais elle a je ne sais quelle épaisseur d’embonpoint qui n’empêche ni la souplesse, ni la finesse. Il était léger et consistant, et, pour finir par une comparaison du Caveau appropriée au chansonnier qu’a pleuré Laujon, je dirai que son esprit ne ressemblait point à cette eau sucrée d’un verre de champagne couronné de son écumé, mais au verre de Saint-Péray mousseux, qui a l’essence sous sa mousse ! Une ou deux fois il la souffla, cette mousse, et la fit tomber de son verre, et j’ai dit alors quel vin est resté.
M. Honoré Bonhomme vient de nous en faire goûter quelques gouttes encore, mais je prétends les avoir dégustées mieux que lui. Son voltairianisme a nui à Collé. J’ai toujours dit beaucoup de bien de M. Bonhomme, éditeur d’un Piron que j’ai vanté. Mais, franchement, je regrette de le voir si peu éditeur ici, Quoique très bon élève de Collé, qu’il n’a pas lu pour des prunes, M. Honoré Bonhomme se montre peu reconnaissant pour son maître. Collé est peut-être le seul homme dont il parle dans son livre qui n’y soit pas flatté, tandis que toute la littérature de notre temps y est l’objet des plus amples révérences et d’un moulinet de flatteries qui atteint toutes les oreilles. S’il y avait des Fermes encore, je dirais que M. Bonhomme y veut entrer !
Prosper Mérimée §
I §
Lettres à une inconnue [I-IV].
Les a-t-on assez vantées, ces Lettres ! Ce n’a été qu’un cri, ou plutôt une unanimité de cris de plaisir, de surprise et d’admiration. Tous les moutons de Panurge de la Critique ont sauté et bêlé à la file. Il semblait que la société parisienne, légèrement hébétée depuis nos malheurs et désaccoutumée des gens d’esprit, tout à coup en retrouvait un qui lui redonnait la sensation que donne l’esprit, cette faculté ineffablement charmante, qui n’est pas le talent et que le plus grand talent, et même le génie, n’ont pas toujours ! Comme talent, Mérimée avait fait son œuvre. Il était connu, classé, étiqueté, numéroté depuis longtemps. Ce n’était pas le Pérou, comme disait si drôlement Talleyrand à la maréchale Lefebvre, mais ce n’était pas rien non plus. Rappelez-vous — si vous le pouvez — les fameux articles, si fameusement oubliés, de la Revue des Deux-Mondes. Planche y surfaisait immensément Mérimée, et c’est sur cette planche qu’il a vécu toute sa vie et que peut-être il vit encore. Gustave Planche, ce critique qui fut une momie, avant d’être mort, osa lui imputer jusqu’à du génie. Planche, sec comme son nom, adorait la sécheresse de Mérimée qui lui rappelait la sienne ; car Mérimée, né de Stendhal, était un Stendhal maigre. Que si on pouvait écrire le mot sympathie quand il s’agit de Planche, je dirais qu’il en eut une naturellement pour Mérimée, — la sympathie d’un morceau de bois, taillé dans une bûche, pour un autre morceau de bois plus artistement travaillé.
Et réellement, voilà en deux mots, ce que fut Mérimée. Tournez-le, retournez-le vingt fois, vous ne trouverez en lui qu’un morceau de bois, dur en diable, très travaillé toujours, et quelquefois assez creusé. Romantique de la première levée et du premier bataillon, il n’avait pas tout ce qu’avaient, à un suprême degré, tous ces truculents, comme disait Théophile Gautier, qui était un des leurs. Au milieu de ces truculents, de ces abondants, de ces sanguins, de ces pléthoriques, de ces hauts en graisse et en couleur, de ces tempéraments sulfureux, attaqué plus ou moins, la plupart, de satyriasis littéraire, il apparaît, lui, Mérimée, comme un saisissant contraste. C’était un grand maigre, un osseux, et presque une espèce de squelette, mais qui ne rougissait pas plus de sa maigreur qu’une vieille fille anglaise, et qui même eut l’idée d’en tirer parti. Dans ces Lettres, il se plaint à plus de vingt places de la nécessité où il était, chez l’Empereur, de mettre des culottes courtes et des pantalons collants. L’élégie des pantalons collants y est éternelle ! On sent que cet homme sans mollets souffre beaucoup de son indigence de plastique. Mais, dans la sphère intellectuelle où il se produit identiquement fait de la même manière, il n’en souffre pas. Se verrait-il moins ?… Il a les jambes du paon mais il n’en a pas la queue, et cependant il ne se plaint ni à Junon, ni à personne ; car il a fait un assez beau chemin sur ces jambes-là. On a donné comme un mérite de Mérimée son décharnement, sa maigreur, sa sécheresse. On l’en a trouvé plus nerveux, et on a presque fourré dans un nid d’aigle cet échassier attentif et concentré, qui, d’un long bec, affilé et tranchant, attrapa, au milieu du fretin qu’il péchait d’ordinaire, deux ou trois poissons comme Carmen, le Vase étrusque et Colomba !
II §
Ici, c’est d’autre poisson pêché par lui qu’on nous déballe ; ce sont ces lettres inattendues, qui (a-t-on clamé sur tous les toits) ont ajouté au Mérimée connu deux autres Mérimée qu’on ne soupçonnait pas. Il y avait le Mérimée de talent, cet aquafortiste, et voilà qu’on y ajoute un Mérimée d’esprit et un Mérimée d’âme. Étonnement profond pour ceux qui ont connu l’homme ! De ces Lettres à une inconnue sortent, comme d’un merveilleux tombeau entrouvert, deux poétiques oiseaux blancs, deux tourterelles, deux âmes mélancoliques et plaintives ; l’âme, inconnue jusque-là, de feu Mérimée, et l’âme de l’inconnue, qui le restera par-delà ! L’âme de Mérimée ne jouissait pas d’autant de publicité et de notoriété que son talent. Personne n’en parlait. Il y avait même des gens qui faisaient là-dessus une petite théorie comme celle de Garo :
… On ne dort point, quand on a tant d’esprit !
Ils disaient : quand on a tant d’esprit, on ne peut pas avoir beaucoup d’âme. Mérimée, le réaliste sans pitié, le narrateur au tragique froid, à la combinaison réfléchie, à la plume impassible, Mérimée, le Monsieur de Bois-sec de la littérature contemporaine, n’avait jamais été, au concept des amateurs du sentiment, ce qu’on appelle un sentimental. Il se vante, il est vrai, en ces Lettres qui le changent, non plus en nourrice, mais en tombe, d’avoir été trois ans un damné mauvais sujet ; mais, outre que les passions ne sont pas plus de l’âme que les servantes ne sont leurs maîtresses, quoique les mauvais sujets les leur préfèrent souvent, un homme qui, comme feu Mérimée, passa toute sa vie à avaler des dictionnaires et des grammaires, à visiter des musées, à gratter la terre pour y trouver des antiques, à monter et à descendre des escaliers pour entrer ès Académies, à galoper et à valeter sur toutes les routes, comme un courrier de malle-poste, dans l’intérêt de l’art et des gouvernements, à rapporter au Sénat et à charader pour l’Impératrice, était attelé à trop de besognes pour avoir le temps de regarder du côté de son cœur pour s’attester qu’il en avait un… Eh bien, c’était là une erreur ! Il suffisait à tout, Mérimée ! C’était un talent, c’était un esprit, c’était principalement une âme ! On dira : l’âme de feu Mérimée, comme on a dit : l’âme de feu Brassier ! Pendant qu’il vaquait à ses multiples devoirs de savant, d’écrivain, d’académicien, d’inspecteur de monuments historiques, de sénateur, de courtisan (il se titre lui-même, en ces Lettres, de bouffon de l’Impératrice !), cet homme compliqué avait un cœur dont on ne se doutait pas, — disent les colleurs d’affiches de Michel Lévy et les critiques qui voient des cœurs dans les livres qu’ils ne lisent pas… Oui ! il avait un cœur, saignant dans sa poitrine jusqu’à la dernière heure, et dans lequel une femme adorée piqua ses épingles — quelle pelote ! — pendant vingt-cinq ans.
Voilà les contes bleus qu’il vous faut pour vous plaire,Ma bru…
La bru n’y est pas, mais les contes y sont.
Et même, ils y sont trop… C’est contre ces contes-là que je viens protester. On se les fait à soi-même ou on les fait aux autres. Je ne veux ni de l’une, ni de l’autre de ces mystifications. Je viens de lire ces Lettres qui tapagent, et, d’honneur ! je n’y ai vu ni tant d’esprit, ni tant de cœur. Ces lettres ne modifieront en quoi que ce soit l’opinion des vrais connaisseurs sur les puissances cérébrales et pectorales de feu Mérimée. Elles sont, je ne dirai pas du même tonneau, car un tonneau, c’est vaste et quelquefois plein, et il n’y a pas de tonneau dans la cave littéraire de Mérimée mais elles sont de la même bariquette d’où sont sorties, goutte à goutte, ces œuvres filtrées et rares qui ne coulèrent jamais à flots. Pour qui aime les correspondances, ces choses plus précieuses que les livres, pour qui a pratiqué seulement un peu celle de Voltaire, de la marquise Du Deffand, du prince de Ligne, des Mirabeau (l’ami des hommes et le Bailli), et même en ces derniers temps de Victor Jacquemont, pour ne pas parler de beaucoup d’autres, et qu’on s’en vient, alléché par les colleurs d’affiches et les reporters, enchantés d’avoir n’importe quoi à reporter pourvu que ça fasse : Pan ! on ne retrouve, à l’état de revenant sorti de la tombe, que ce grand maigre, planté assez sinistrement sur ses échalas, que nous avons connu vivant, dans sa sécheresse de parchemin et de papyrus et sa face pâle de cheval de l’Apocalypse (qui était une rosse), et auquel il s’est lui-même comparé. C’est bien lui, — mais ici sans les sujets de Carmen, du Vase étrusque, de Colomba, d’Arsène Guillot ; — c’est lui, mais sans autre sujet que lui-même. Il n’est plus jeune ici, il n’est plus mauvais sujet, il ne se porte plus bien, il a, dans son corps de lanterne, deux maladies à casser le corps d’un pauvre homme, et il est obligé d’entrer, à toute minute, dans des pantalons collants, malheur comique dont il ne rit pas ! car il n’a jamais ri, il n’a jamais été gai et il est devenu morose, et partant, d’ennuyé, ennuyeux !
III §
Et le ridicule même de cette situation d’amoureux qu’il a prise et qu’il a gardée, au grand ébahissement de tous, depuis 1842 jusqu’en 1868, ne rend pas ses deux volumes plus divertissants. C’était cependant une raison pour qu’ils le fussent. Le ridicule de l’homme pouvait au moins nous sauver de l’ennui du livre. La femme à qui toute cette masse de lettres est adressée était, à ce qu’il paraît, de cette espèce très commune de femmes exigeantes, coquettes, capricieuses, gracieusement extravagantes, qui font des hommes, quand elles les tiennent, les polichinelles de l’amour. C’était une quinze-millième épreuve, plus ou moins effacée, de ce type, grandiose dans le frivole, qui s’appelle Célimène et qui parle, au théâtre, à travers le génie et la langue de Molière. Mais la Célimène inconnue de Mérimée ne parle pas du tout, puisque ses réponses ont été supprimées, comme celles de la Princesse dans les lettres posthumes de Sainte-Beuve. Éjaculations solitaires que ces lettres sans réponse ! les impertinences qui n’y sont pas, si elles y étaient, pourraient peut-être nous égayer.
Cela toujours a été drôle, en effet, qu’une petite femme qui se divertit à faire tourner, sans valser, un homme comme une toupie ; et quand cet homme est un grand monsieur important, pédant, fat, empesé, boutonné et diplomatique, tel que nous avons vu Mérimée, cela peut devenir d’un drôle achevé et transcendant ! Lorsque les amoureux sont passionnés, ardents et sincères, leurs importances et leurs poses s’en vont à tous les diables sous le souffle de l’amour, le plus diable de tous, et ils deviennent intéressants et même comiques… malgré eux ! Alceste a des colères sublimement gaies ; Arnolphe, des désespoirs exhilarants :
Veux-tu que je me batte ?Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?…
Mais Mérimée n’a ni la verve, ni l’ampleur d’Alceste, ni les pantomimes effrénées d’Arnolphe. Il laisse fort tranquille son toupet, il n’arrache pas son accroche-cœur qui n’accroche rien. Pauvre homme maltraité et vexé, il se contente de grogner éternellement contre sa belle, d’un grognement monotone qui n’a jamais pu l’amener à changer de façons et à devenir bonne fille pour lui, seulement une fois ! Dans cette situation, vous voyez le bec que fait notre triste héron littéraire, qui ne prend plus rien dans ces eaux-ci. Ce n’est pas joyeux. Il ne pouvait pas aimer longtemps une femme pareille, consent à nous dire dans son Introduction M. Taine, grand juge de ces affaires de cœur. Mérimée voyait trop le défaut ; il était trop critique… Mais je dis, moi, très hardiment, qu’il ne l’a pas aimée du tout ! Elle a pu jouer avec sa vanité d’homme le grand jeu de la coquetterie ; elle a pu même être un instant le vide-poche charmant des mauvaises humeurs de son spleen ; mais Mérimée ne fut bientôt plus que le commissionnaire de cette femme, à charge de revanche. Ces singuliers amants, qui se querellaient toujours, se ravalèrent bien vite aux petites utilités bourgeoises. Ils s’achetaient mutuellement des bourses, des bijoux, des robes de chambre, et c’est ainsi qu’ils ont passé, ces grands cœurs fidèles, trente ans de leur vie, condamnés, l’un par l’autre, aux travaux forcés de la commission !
IV §
Il faut donc en rabattre. Il faut donc rayer l’amour des mérites nouveaux de feu Mérimée. Il reste Gros Jean, ou plutôt Maigre Jean, en fait d’amour, comme devant. Il n’était pas plus né pour l’amour de la femme qu’il n’était né pour l’amour de Dieu (c’était un athée), qu’il n’était né pour l’enthousiasme, pour tout ce qui demandait de l’élan, de la chaleur, de l’abondance de cœur, de la tendresse, de la rêverie… L’homme est en lui, allez ! d’un seul morceau. Comme homme, Mérimée était trop ce qu’il était comme écrivain pour avoir jamais eu un sentiment profond et passionné dans l’âme. Littérairement, c’est un sobre, et l’amour, quand il existe, ne l’est pas. C’était un contenu, et l’amour est un épanchement. C’était presque un comprimé, c’était presque un pincé, un écrivain tiré à quatre épingles, et, répétons-le ! car ces Lettres à une inconnue le disent assez haut et le prouvent, c’était par-dessus tout un Trissotin.
Ne vous cabrez pas ! c’était un Trissotin. Dans ces diables de Lettres, il est encore bien plus Trissotin qu’il n’y est Alceste, Arnolphe et même Sganarelle. Il est un Trissotin surveillé, correct, moderne, à linge blanc, ayant du monde, certainement moins cuistre que l’autre, mais nonobstant excessivement Trissotin, ayant, comme l’autre, son latin et son grec et de bien autres langues à sa disposition ; un Trissotin compliqué, perfectionné et polyglotte, qui se permet de cracher toutes sortes de mots étrangers et savants en ces Lettres, qui font l’effet d’un dégorgement de perroquet indigéré. Il ne fait même l’amour qu’en Trissotin. Il n’embrasse pas son inconnue pour l’amour du grec, pas plus que pour l’amour d’autre chose. Mais il lui envoie de petits bouquets de mots grecs. Mais il veut à toute force qu’elle sache le grec et qu’elle lise Hérodote, pas moins ! Pour être plus digne de lui, il veut qu’Henriette devienne une Bélise, et cette nature de Trissotin, qui n’a cessé d’exister, tant qu’il vécut, en Mérimée, malgré ses airs d’homme du monde en cérémonie et de dandy dégoûté, est encore la meilleure raison pour qu’il n’ait jamais été capable de ce bel oubli de tout, excepté d’une seule chose, qu’on appelle l’amour !
Sincèrement, tel il m’apparaît, à moi, ce Mérimée posthume et postiche, en ces Lettres où il a paru si différent à d’autres… Mais il s’agit de savoir qui se trompe de nous. Je ne l’y trouve pas changé du tout, ni agrandi, ni engraissé, ni plus fort en esprit, ni plus fort en âme qu’il n’était, comme l’affirme et le soutient une Critique un peu trop forte en gueule, elle ! quand il s’agit de le vanter. C’est toujours le même Mérimée, mais, comme je l’ai déjà dit, il est ici tout son roman, il est ici tout son sujet à lui-même, et je le lis, pour cette raison, avec moins de plaisir que le Vase étrusque ou Carmen. Il y a en lui trop de choses petites, égoïstes, vaniteuses, nerveuses et maniaques. Quand il n’y aurait que son goût et son respect pour les Académies ! Hypocrite qui parlait toujours contre l’hypocrisie et qui se moquait de lui pour qu’on ne s’en moquât pas, il adorait (toujours Trissotin) les Académies. Elles furent la grande affaire, la grande ambition de sa vie ! Il valeta comme pas un pour y entrer, et quand, essoufflé et sur les dents, de ses marches, contremarches et démarches pour se pousser dans la Française, il y fut entré à la fin, il repartit, comme une locomotive haletante, pour forcer celle des Inscriptions !!! Puérilité et platitude, relève-t-il tout cela, du moins, par la manière de le raconter ? Il est des gens qui peuvent tout dire, parce qu’ils relèvent tout et poétisent tout en l’exprimant, parce qu’ils jettent sur les moindres choses de la vie une couleur, un rayon, un charme ; mais ce n’a jamais été Mérimée, même par ses plus beaux jours de talent. Dans ces Lettres, qu’on pourrait intituler : « Lettres d’un homme maussade à une femme maussade », quand il renvoie sa cuisinière et qu’il nous raconte cette intéressante chose, qu’il l’a renvoyée, il nous le dit comme le premier bourgeois venu, comme M. Jourdain disait : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles. »
Pour lui, le fond, en toutes ses œuvres, a toujours mieux valu que la forme, mais quand, ainsi que dans ces Lettres, où je le trouve nul d’esprit et de cœur, le fond n’est rien, que devient le tout ?…
Question à laquelle répondront fort péremptoirement toutes ces Lettres ! Après les inexplicables engouements, quand la Critique aura cessé de sonner les cloches comme pour une naissance, la naissance de facultés inconnues et battant neuf dans feu Mérimée, ces lettres, sans amour sincère, sans éloquence de cœur, sans aperçus sur quoi que ce soit, sans un seul jaillissement ou pétillement d’idées ou de mots, montreront un Mérimée bien inférieur à celui de ses œuvres. Ce n’était donc pas la peine de nous le donner ! À part l’agrément qu’elles n’ont pas, ces lettres vides ne nous apprennent rien. Mérimée était cependant admirablement placé pour savoir et pour observer. On connaît le rang qu’il tenait dans la faveur impériale. S’il avait été le perçant qu’on disait, il aurait pu nous donner quelque chose comme les Mémoires de Commines de l’Empire. Mais à Fontainebleau comme aux Tuileries, il ne voyait rien de ce qu’il fallait voir. Il n’était préoccupé que de niaiseries. Au lieu d’être un observateur, il n’était qu’un amuseur, et qui, pour son compte, ne s’amusait pas. Au lieu de peindre tout comme il savait peindre (car avec sa phrase décharnée, qui n’est plus qu’une fibre, il dessinait plus qu’il ne peignait), au lieu de peindre tout il se plaint de tout : de sa santé qui se détraque, du soleil qui lui mange le nez dans les promenades officielles de Fontainebleau, de la chaleur des salons, du froid des corridors, et surtout (son plus grand supplice !) du pantalon collant avec lequel il est obligé jusque de ramer, le pauvre galérien !… Ce ne sont plus là que les mémoires d’un cacochyme. Il grelotte et tousse toutes ses lettres. Il jette, il est vrai, vers la fin, un regard assez prophétiquement noir sur l’Empire, auquel sa carcasse, comme il disait de sa personne, a survécu quelques jours. Mais l’Histoire contemporaine qui était là sous sa main, ce maniaque d’Histoire, qui a fait de l’Histoire Romaine, l’a laissée sottement échapper ; et c’est là le grand reproche que lui feront les esprits friands d’anecdotes, les chasseurs aux documents historiques, en voyant qu’il n’y en a pas trois, de ces anecdotes et de ces documents, qu’on puisse citer. Aussi est-ce par eux que commencera la réaction contre ces Lettres, d’une bavarderie si vaine, et qu’elles expieront avant peu leur succès mystificateur.
V §
Lettres à Panizzi [V-VIII].
Les deux volumes des Lettres à Panizzi, d’un homme mort et qui ne renaîtra point par ces deux volumes, ont fait leur petit bruit de deux jours, mort déjà comme eux, et ils n’en méritaient pas davantage. Quand elles ont paru, on s’est jeté à ces lettres d’un caractère intime et qui semblaient promettre des révélations d’autant plus sûres qu’elles étaient posthumes… Mais, une fois lues, ces lettres sont tombées des mains stupéfaites et on ne les ramassera point ! Elles resteront par terre. Ce qu’on y cherchait n’y est pas.
On y cherchait, sinon une histoire, au moins des documents pour l’Histoire. L’auteur avait eu sous l’Empire une position unique et superbe pour nous raconter ce qu’il avait vu, si ce myope avait vu quelque chose ! Accepté par l’opinion comme un homme de talent, d’un talent volontaire, retors, efforcé et sans enthousiasme, il passait, dans cet odieux siècle pratique, pour ce qu’on appelle, en clignant de l’œil, un malin, et il avait eu l’avantage de vivre à la cour de Napoléon III sur un pied excellent pour en écrire, sans illusion, l’histoire. Il n’avait pas été seulement un de ces amuseurs littéraires et officiels qui n’amusaient pas, comme il y en eut quelques-uns autour de ce spleenétique couronné (qui leur préférait, dit-on, l’étonnant Vivier, avec son cor et ses bouffonneries !) ; Mérimée n’était pas, lui, de gaieté et de verve, capable d’être jamais un Triboulet… Il n’avait rien de cet enlevant qu’il aurait fallu pour divertir cette cour de Fontainebleau, qui n’était pas pourtant bien difficile en divertissements puisqu’elle avait fait d’Octave Feuillet son Molière. Mérimée, ce chat de palais, n’avait aucune des grâces de cet autre chat, — le chat de Bergame qu’on appelle Arlequin. Mais tel qu’il était, — les chats observent, ce sont des animaux d’affût, — il pouvait observer et minuter ses observations. Par un de ces hasards comme il y en a dans la vie, il avait été mêlé à cette famille de Montijo dans laquelle l’Empereur avait choisi si romanesquement une Impératrice, et, petite fille alors obscure, il lui avait (détail qu’il nous donne dans ses Lettres à Panizzi) quelquefois fait manger des gâteaux chez le pâtissier. Quand elle était devenue Impératrice, il était resté un des familiers de sa maison. Il aurait donc pu nous donner, dans ses confidences épistolaires, du fond de cette maison où il a toujours vécu, le dessous de cartes de l’Empire, à nous qui n’en connaissions que les dessus… S’il y avait eu, dans cette tête de Mérimée que jusqu’ici on pouvait croire sagace, quelque chose de la pénétration d’un Commines, par exemple, nous aurions actuellement le livre intéressant sur lequel on a compté trop vite. Malheureusement, la curiosité, d’abord excitée, a été trahie par ces lettres et demain on n’en parlera plus.
Et c’est même ce qui peut arriver de plus heureux pour l’honneur de Mérimée, c’est qu’on les oublie ; car, si on s’en souvient, elles diminueront étrangement l’homme qui les a écrites et l’idée qu’on avait de la puissance et de la distinction de son esprit. Coup de filet manqué d’une spéculation qui ne rapportera pas ce qu’on avait espéré à ceux qui l’ont faite, ces Lettres à Panizzi, si terriblement dommageables à la mémoire de Mérimée, se retourneront, après sa mort, contre le bonheur de toute sa vie, à cet homme heureux qui ne s’appela pas Prosper pour rien. Seulement, quoi qu’il arrive d’ailleurs, elles nous donneront du moins une occasion, pour lui cruelle, de le juger.
VI §
Car il n’a jamais été jugé. Vanté, oui ! mis très haut, sans contradiction d’aucune sorte. Mais jugé, non ! il ne l’a jamais été, que je sache. Dès le début de sa vie littéraire jusqu’à la fin, il fut heureux. Sa jeunesse n’attendit pas longtemps une renommée qui vient souvent si tard à ceux qui la méritent le plus, il fut célèbre dans un temps où la gloire était facile et coulait à pleins bords, à la portée de ceux qui en avaient soif et qui n’avaient qu’à se baisser pour prendre dans leur main de cette eau brillante qui passait. Il y a de ces époques fortunées, et 1830, littérairement, fut une de celles-là. Mérimée, avec son Vase étrusque (une Nouvelle qui est peut-être sa meilleure œuvre) et son Théâtre de Clara Gazul, date de la première heure de ce romantisme béni, si favorable à tous ceux-là qui se sentaient, dans ce temps-là, un peu de vie dans la tête ou dans la poitrine. Stendhal, qu’il a imité et qu’il n’égala jamais d’aucune manière, Stendhal, qui s’était mêlé aux polémiques du temps et qui venait de publier son étrange chef-d’œuvre de Rouge et Noir, avait eu pour lui les bontés que le génie a pour le talent, mais l’homme qui travailla le plus, dans ce temps-là et depuis, à le faire célèbre, fut, nous l’avons dit plus haut, Gustave Planche, presque oublié maintenant, mais qui tenait alors, à la Revue des Deux-Mondes, le bâton haut d’une critique redoutée. Enseveli à présent, lui et ses œuvres qu’on ne lit plus et que les éditeurs mêmes ignorent, dans les catacombes de cette Revue funéraire, Gustave Planche eut une minute de puissance réelle. Il ne ressemblait pas au Warwick anglais, qui faisait des rois et dédaignait d’en être un. Gustave Planche, esprit exclusivement critique, qui ne pouvait être jamais un roi littéraire, tant sa tête manquait d’imagination par laquelle seule on est roi en littérature ! s’opposait aux prétentions de royauté déjà très accusées de Victor Hugo et peut-être fut-ce la raison qui lui fit se dévouer à la réputation naissante de Mérimée, dans ses articles inouïs d’enthousiasme pour une plume aussi froide que l’était la sienne. À cette époque-là, Planche exerçait-il un empire sur Buloz ?… Qui le sait et qui peut le croire ?… Mais toujours est-il que le hargneux despote de la Revue des Deux-Mondes ne repoussa aucun de ces incroyables articles, et que les deux portefaix s’entendirent pour porter Mérimée au sommet de la littérature du temps. Même Madame Sand, une des gloires de la maison Buloz, n’inspira jamais à Gustave Planche d’articles comparables à ceux qu’il écrivit en l’honneur de Mérimée. Et c’était véritablement à croire que ces esprits secs avaient été pris d’une violente sympathie pour leur commune sécheresse ; car Gustave Planche et Mérimée sont, avant tout, des esprits secs.
L’un (Gustave Planche) est un sec aux os épais qui a du muscle, l’autre (Mérimée) est un sec maigre qui a du nerf, mais tous deux, l’un comme critique et l’autre comme écrivain de roman et de drame, sont dépourvus également d’imagination créatrice, plantureuse et féconde, et, encore une fois, c’est dans cette identique absence de la même faculté que probablement ils sympathisèrent, Mérimée, il est vrai, n’a laissé dans ses écrits à ma connaissance aucun témoignage d’admiration ou de reconnaissance pour le critique auquel il doit tout, mais s’il a été ingrat, ce sec d’esprit qui pouvait bien l’être de cœur, il l’aura beaucoup été, car il doit tout à Gustave Planche, qui l’a presque inventé tant il l’a vanté ! et cela au moment décisif de la vie, quand on la marque de ce premier éloge qui reste éternellement dans la tête des imbéciles,
Cire pour recevoir, marbre pour retenir !
et même aussi dans la tête des hommes d’esprit, où Mérimée tient une si large place encore. Il a, selon moi, vécu toute sa vie sur les premières impressions que donna Planche de son talent, énormément exagéré. Mais les lettres que voici sont d’une telle platitude que le préjugé traditionnel en faveur de Mérimée ne résistera pas au soufflet de leur publication,
VII §
On ne s’y attendait pas, mais c’est une destinée ! Tous les secs doivent périr par les lettres, et ils ont tort de toucher à cette hache. Ils peuvent faire illusion dans leurs livres, travaillés longtemps, habilement élaborés, mis en posture et en perspective avec tout l’effort et les ressources d’un art savant. Mais des lettres ! Des lettres, qu’on écrit dans les négligences de l’intimité et au jet de la plume, sortent plus immédiatement de nous, laissent mieux voir le fond de l’âme, quand on en a, et l’aridité du fond si le fond est aride. Les lettres de Madame de Sévigné dont on parle tant, qui ne sont que charmantes et qui auraient pu être divines si l’âme de la femme qui les a écrites eût été plus vraie et plus tendre, nous disent pourtant très bien la qualité médiocre de l’âme qui les a tracées avec tant de coquetteries et de chatteries d’amour maternel ! Un écrivain épistolaire qui n’écrit que pour les deux yeux d’un ami ou les oreilles de quelques autres, est toujours un peu l’homme d’esprit dont le prince de Ligne parle quelque part, et qui doit avoir de l’esprit même au saut du lit et quand il n’a pas encore arraché le bonnet de nuit de sa tête. C’est alors qu’on voit dans toute sa vérité, dans toute la naïveté première de sa nature, l’écrivain qui, dans son livre, fera le beau avec toutes les recherches de l’art et quelquefois de l’artifice. Les lettres, c’est intellectuellement la pierre de touche de toute supériorité humaine, et si un homme est supérieur dans ses lettres, c’est qu’il l’est partout, et si inférieur, c’est que réellement il l’est au plus profond de sa substance. On le voit clairement dans ses lettres ! Si donc on ne veut pas montrer la médiocrité ou la pauvreté de son âme, il faut bien se garder d’entrer dans le confessionnal d’une correspondance, où l’on s’accuse sans vouloir s’accuser et quelquefois en se vantant. Talleyrand, dit-on, n’écrivit jamais une seule lettre ; Talleyrand, cet homme médiocre qui sentait sa médiocrité et malgré la conscience de l’enchantement de ses manières, n’avait pas tant d’esprit puisqu’il n’avait pas d’âme dessous ! Mérimée, le sec Mérimée, aurait dû plus que personne se défier des lettres. Avant celles-ci, les deux volumes à des Inconnues avaient donné déjà une triste idée de l’âme d’un écrivain surfait par une admiration surprise, et qui, pour ne pas croire à l’âme, méritait bien, du reste, de n’en pas avoir !
C’est par là qu’il est si profondément inférieur à Stendhal. Ce n’est pas seulement parce qu’il a fait dans Colomba une Lydie qui est une misérable imitation manquée et pâle de la Mathilde de Rouge et Noir, non ! non ! C’est parce qu’il est, dans tout ce que nous abhorrons le plus, — la haine et la négation des choses religieuses, — un esprit des plus bas, quand Stendhal garde encore, dans cette haine et dans cette négation, une âme élevée… Stendhal, qui est sorti par les années bien plus du xviiie siècle que Mérimée, Stendhal, qui avait été soldat de l’empereur Napoléon, a pour le catholicisme qu’il n’a pas étudié et qu’il ne connaît pas, mais qu’il aurait adoré s’il l’avait connu, un mépris soldatesque mêlé de voltairianisme ; mais dans ce mépris et dans cette haine, Stendhal n’a jamais été un goujat, tandis que Mérimée, sans excuse, en a été un d’expression et de pensée qui aurait répugné à la noblesse fondamentale de l’âme de Stendhal !… Je ne connais, dans toute la littérature française du xixe siècle, que About qui ait contre le catholicisme une insolence pareille à celle de Mérimée, et encore About est immortellement le gamin qui abaisse le marchepied de la voiture de Voltaire et qui ramasserait les bouts de cigare de Voltaire, si Voltaire fumait. Mais Mérimée, dans ses Lettres à Panizzi, n’a plus l’âge qui fait pardonner leur impertinence aux gamins de la rue et de la libre-pensée : il est vieux, il a l’âge d’être grave, et, comme un vieillard affaibli, il bave sur le catholicisme à faire mal au cœur à ceux même qui pensent comme lui sur le catholicisme, parce qu’il faut de l’esprit à ceux-là mêmes qui se mêlent de nous insulter !
VIII §
Et il n’en a pas, ce qui nous venge ! Il n’est, lui qui fait l’historien, que l’imbécile en Histoire qui dit de ces formidables bêtises : « Les Romains avaient sur nous cet avantage de dire la messe eux-mêmes, au lieu de payer un étranger pour cela ! »
Ailleurs, il dit encore, avec la même vieille ironie empruntée à Voltaire : « Si le Pape venait à manquer, croyez-vous qu’on en ferait un autre ?… »
Impertinent, ignorant et stupide ! L’Église catholique, en donnant un successeur à Pie IX, a suffisamment répondu. Cynique dans l’intimité, lui, le Mérimée des Tuileries, qui affectait de la tenue dans le monde, — une tenue de correction presque anglaise, — se déboutonne, dans ces Lettres, jusqu’à une ignoble phrase dans laquelle il appelle coglioni (traduisez !) tous ceux qui « tiennent à ce qu’on chante la messe à leur enterrement »
. Valet qui compromet son maître, il affirme (comment le sait-il, lui qui n’a rien deviné des choses et des hommes qui ont passé devant ses yeux ?) que « l’empereur Napoléon III n’était pas plus catholique que lui ».
Mais s’il ne l’est pas, et s’il vante Napoléon III de ne pas l’être, que signifie l’épithète de « sainte » qu’il donne à l’Impératrice quand l’Empire s’écroule « et qu’elle reste si noble et si Française sur ses débris ?… »
C’est à nous, chrétiens, à écrire le mot « sainte », parce que nous savons ce que nous voulons dire quand nous l’écrivons. Mais Mérimée ! mais l’immonde écrivain (immonde ce jour-là) qui a écrit sur Notre-Seigneur Jésus-Christ des choses qui auraient mérité le dernier supplice chez un peuple chrétien, dans cette brochure H. B., cette photographie qui n’a osé que les initiales d’Henry Beyle, publiée lâchement sans nom d’auteur et d’éditeur, qu’est-ce que ce nom de sainte peut bien, sous cette plume infâme, signifier ?…
Qui sait ? C’est un outrage peut-être… Que doivent être, en effet, les saints, pour l’homme qui a écrit froidement cette monstrueuse brochure H. B., qui déshonorerait Stendhal si nous n’avions pas sa correspondance, à lui, pour le dessouiller de l’admiration de Mérimée… Stendhal, lui aussi, de milieu et d’éducation, était un athée ; mais sa correspondance tout entière nous le montre comme un homme dont le cœur battait pour les plus grandes choses et eût battu pour Dieu, s’il avait été d’un autre temps. Stendhal, cet épicurien, tout à la fois délicat et stoïque, qui avait la bravoure du héros et la tendresse de la femme, Stendhal, resté fidèle à Napoléon même après Sainte-Hélène, avait dans l’âme tout ce qu’il faut pour comprendre mieux que Mérimée le pathétique et la grandeur. Excepté ce mot inconséquent sous lequel Mérimée ne pouvait mettre qu’une idée banale, sans aucun sens pour lui, on ne trouve rien dans ces Lettres à Panizzi qui caractérise et honore l’Empire, cet Empire qui l’avait comblé ! Il ne s’émeut guères de sa chute, si ce n’est parce que cette chute l’atteint dans le bien-être de son égoïsme… Mais tout le temps qu’il dure, il le regarde comme un frondeur mécontent, sans reconnaissance, sans principes et sans aperçus, qui ne voit plus à trois pas de lui ! Révolutionnaire inconscient, c’est bien moins un bonapartiste de conviction et de dévouement qu’un juste-milieu ineptement athée et sans preuves à l’appui. Cette tête de conteur d’histoires, qui n’a jamais fait véritablement grand dans ses romans et dans ses drames, avait la tête trop petite pour contenir une idée générale ou une philosophie quelconque. C’est un conteur de faits, dans l’ordre du roman, bien plus qu’un analyseur de sentiments. Esprit de très courte haleine et de peu d’invention, ses romans rappellent toujours des romans plus forts que les siens. De même que son Théâtre de Clara Gazul rappelle le théâtre espagnol qu’il imite, dans sa Chronique de Charles IX il rappelle Walter Scott qu’il met en vignette, dans Colomba Stendhal, et dans la Guzla, assimilateur laborieux, une poésie qui n’est pas la sienne. Dans Carmen enfin, cette chose bohème et qui, sous une plume plus poétique, serait si âprement savoureuse dans sa férocité sauvage, le linguiste qui était en Mérimée a étouffé la poésie du récit sous de fastidieux détails de grammaire. Partout donc, comme vous le voyez, Mérimée n’eut guères jamais qu’une originalité littéraire de seconde main. Il avait bien le sentiment de la première, et il courait après, mais celle-là ne s’attrape pas à la course, et Mérimée ne l’avait pas, puisqu’il la cherchait… Il la chercha même, les dernières années de sa vie, dans une affreuse Nouvelle, où le matérialiste qu’il était aborda la bestialité et le mélange des espèces, avec l’indifférence du cynisme le plus osé.
Il avait, en effet, le cynisme volontaire, réfléchi et froid. Il avait, sous les formes simples et condensées qu’il tenait de la sécheresse primitive de son esprit, l’indifférence scélérate la plus tranquille sur sa propre immoralité, et ce fut longtemps son genre de puissance. Ce diable de Mérimée ! disait-on, et on admirait ce diable, qu’on croyait profond, de Mérimée. Il n’avait intellectuellement peur ni du mot, ni de la chose, — et c’est même lui qui, bien avant le cambronesque Hugo et les naturalités de M. Zola, avait écrit en toutes lettres les mots que le bégueulisme de nos pères indiquait autrefois par des points… Écrivain plus nerveux que coloré, et qui, maigre, maigrit et se dessécha de plus en plus, il ne retrouva jamais le peu de vermillon qu’il avait mis sur les pommettes brunes du masque de Clara Gazul. Systématique et gouverné, très habile et sûr de lui-même, comme un tireur au pistolet qui met dans l’as de pique ou mouche une chandelle à trente pas, il n’aura pourtant avec ses livres, sans entrailles, sans chaleur, sans aucune de ces choses qui s’attachent généreusement et passionnément à l’âme des hommes, que tiré, toute sa vie, des coups de pistolet littéraires. Mais il a fini par n’avoir plus ni poudre ni balles dans ses pistolets, et il a tiré à vide, comme dans ces misérables Lettres, où rien ne retentit ni même ne fume plus.
On y cherche en vain Mérimée, — comme on y a cherché vainement l’Empire. C’est l’épuisement le plus complet et le plus honteux de cet homme qui ne manquait pas de cambrure, et qui, à force de tenue et de correction, fit l’effet longtemps d’un talent formidable. C’est l’écroulement de cette personnalité sèche, mais énergique, que fut Mérimée, et qui, matérialiste humilié et puni, meurt, dans ces Lettres à Panizzi, du dernier vice de la matière, la gourmandise égoïste d’un vieillard, se consolant de tout avec des ortolans, dans le monde en proie aux plus funèbres catastrophes, tout comme le vieux Saint-Évremond se consolait de son exil avec des huîtres vertes. En ces lettres sans renseignement, sans agrément, sans talent d’aucune sorte, il n’y a plus qu’un estomac qui parle à un autre estomac dont nous n’avons pas heureusement les réponses ; car ce serait trop d’estomacs comme cela !
Et les hoquets de celui de Mérimée suffisent bien pour nous dégoûter.
Horace Walpole §
Lettres de Horace Walpole, traduites par le comte de Baillon.
I §
C’est une chose incroyable à quel point la tête française répugne aux ensembles. On a dit qu’elle n’était pas épique ; elle n’est pas synthétique non plus. Voici un traducteur qui, comme tout traducteur, adore l’homme qu’il traduit ; car, Dieu le damne ! il faut aimer diablement un homme pour se fourrer les pieds dans les sabots en plomb d’une traduction ; et ce traducteur, au lieu de nous donner la traduction intégrale de la correspondance d’Horace Walpole, ne nous en donne qu’un fragment. Il trousse son petit volume, — le petit volume cher à l’éditeur parce qu’il se vend bien et s’enlève, considération puissante sur le noble éditeur ! Horace Walpole était le premier épistolier de l’Angleterre, non pas seulement par le talent, mais par l’emploi de son talent… Il a écrit pendant quarante-cinq ans à la même personne, en coupes réglées, et il a dit de lui : « Ma vie n’a été qu’une longue lettre. »
Certainement, vous pensez — n’est-ce pas ? — qu’il serait très intéressant d’avoir sous sa main l’œuvre complète d’un tel correspondant, de faire le tour de cet esprit qui aimait à se révéler sous cette forme de lettres, véritablement magique ; car elle évoque et fait apparaître l’homme dans la palpitation de sa vie la plus intime, la plus instantanée et peut-être la plus involontaire. Eh bien, non ! vous ne l’aurez pas ! Vous pouvez aller vous promener ! Le titre même du livre vous en ôte l’illusion. Ce n’est pas ici la Correspondance de Walpole ; ce n’est que les lettres de Walpole à quelques amis, — et pour que la chose soit encore plus française dans l’incomplet et l’abrégé, choses déjà si françaises ! on a choisi exclusivement les lettres écrites de France et sur la France, et on les a traduites pour la France. On n’est pas plus Français !
Tel a fait le comte de Baillon. Je lui demande bien pardon du jeu de mots auquel il fait penser : il a bâillonné son sujet. Il pouvait nous donner tout Walpole ; il nous a donné un choix de Walpole. Il y a mis trop de friandise ou trop de sobriété. Il a écrémé la Correspondance. L’a-t-il même écrémée ?… Nous en a-t-il donné la crème ?… En est-ce la crème que ces Lettres sur la France, si ce n’est pour un chat français ?… N’y a-t-il pas d’autres lettres à saveur variées, aussi charmantes, aussi piquantes que celles-ci, et dont celles-ci nous donnent la curiosité et l’envie ?… M. de Baillon n’a voulu nous servir que du Walpole par petites tranches. Il dole avec une cuiller à café la glace panachée qu’il a devant lui et nous en offre la dolure du bout de la cuiller, comme un papa à de petites filles gourmandes et qui leur dit : « Mesdemoiselles, vous n’aurez que cela. » Voyons, du moins, ce que nous avons !
II §
Et j’ai raison avec ma glace, car Walpole en est une, — exquise, je le veux bien, mais c’est une glace. Son esprit est un fruit brillant, amer et glacé. De toutes les qualités qui lui manquent, et il y en a beaucoup qui lui manquent et je vous dirai lesquelles (jamais plus riche ne fut plus indigent), celle qui lui manque assurément le plus, c’est la chaleur. Il est étincelant et coupant comme un glaçon. Il a les dentelures et les arabesques brillantes de la gelée sur les vitres, mais la chaleur ne lui vient et il ne la donne aux autres que par la sensation du froid… Horace Walpole a la froideur de l’Anglais et de la plaisanterie anglaise, et il en a encore une autre bien supérieure à celle-là : il a la froide plaisanterie du dandy. Car ce fut un dandy, Horace Walpole, un dandy inconscient, mais positif ; et quoi de plus positif qu’un dandy, dans sa légèreté et sa superficialité même ? Il était un dandy d’attitude, de diaphragme, de nature, parce qu’on est dandy comme on est gentilhomme. On naît dandy. On ne le devient pas. Tout au plus on le parachève en soi, on l’accomplit. Mais on ne se fait pas plus dandy qu’on ne se fait poète ou — selon Brillat-Savarin — rôtisseur !
Je sais bien qu’ils n’étaient pas nés encore, alors, les dandys, au temps de Walpole, mais ils allaient naître. On n’en était encore en Angleterre qu’aux macaronies qui les précédèrent, Nash trônait à Bath. Brummell n’était pas levé, cette aurore boréale du dandysme dans sa neige ; car le dandysme, c’est le Nord. Le Midi, l’Italie, l’Espagne, l’Orient, ne le connaissent pas. Horace Walpole est le précurseur immédiat de Brummell, qui, lui, — je l’ai dit dans sa Vie, — ne fut absolument qu’un dandy, sans un zeste de plus, — un zeste des citrons dont il faisait du punch ! De naissance, Walpole était presque un grand seigneur. Il était fils de ministre, de ce Robert Walpole, le Robert-le-Diable de la corruption, qui savait le taux des consciences de son temps et qui les achetait, ces laides filles, comme si elles avaient été belles et qu’il eût été un marchand turc… Horace Walpole était un lettré sur toutes les coutures. Il avait l’intérêt des lettres. Il avait l’intérêt des jardins, — une manie des riches de son époque ! Il avait l’intérêt de beaucoup de manies : il avait l’intérêt des petites boîtes, des bagues, des tableaux, des estampes, du bibelot enfin, comme on dit maintenant, et qui est devenu la manie aussi de ce pauvre vieux xixe siècle, lequel niaise avec tous ces osselets comme Ferragus idiot avec le cochonnet, dans Balzac. Pour que le dandy pût apparaître en Walpole dans toute sa pureté, il aurait fallu que tous ces divers genres d’intérêt se détachassent de lui comme des eschares, et aucun ne s’en détacha. Il resta pris, figé, enseveli là-dedans. Pâté d’ortolans, en fait d’esprit, dont les manies faisaient la croûte, il est mort enveloppé dans ses manies comme une momie (qu’il était devenu) en ses bandelettes. Il a vécu une vie pleine de jours, comme dit la Bible, et il a eu beau faire le dégoûté, le hautain, le railleur avec soi-même et avec les autres, dans ses lettres, il ne l’était pas tant que cela ! Il n’était blasé, ni ennuyé, ni nonchalant, comme il s’en vante.
Que de choses il faisait ! Il faisait une tragédie monstrueuse, qu’auraient vomie tous les théâtres. Cela s’appelait la Mère mystérieuse. Il paradoxait sur Richard III, aussi monstrueux que sa tragédie ! Il écrivait le Château d’Otrante, le premier œuf de cette noire couvée qu’Anne Radcliffe, imitatrice comme toute femme, a, depuis, pondue. Il latinisait, comme Trissotin, sur la maison de son père : Ædem Walpolianam. Poète, historien, romancier, auteur dramatique, et finalement imprimeur pour s’imprimer soi-même, comme il a été son propre majordome et son propre concierge à lui-même dans son baroque château, chinoisement gothique, de Strawberry-Hill, cette espèce d’éléphant en porcelaine dont il fut, jusqu’à son dernier jour, l’orgueilleux cornac. Dégoûté, lui ! Mais il ne cessa, toute sa vie, de chiffonner, de brocanter, de flâner aux boutiques de curiosités, de calliborgner aux vitrines !… Côté très inférieur dans sa personne pour un dandy, c’est-à-dire pour un homme qui sent en soi quelque chose de plus grand que ce qui se voit et qui doit avoir le beau don naturel de l’indifférence ! Et cependant, malgré tout cela, malgré le curieux, le flâneur, l’antiquaire, l’auteur, l’amateur des jardins et des tabatières, et des petits pois, il y avait en lui fibre de dandy, — fibre de dandy qui se moque bien de tous les systèmes nerveux et même du sien, de tous les étonnements, de toutes les émotions. Madame Du Deffand, qui l’aimait trop, disait qu’il avait le fou moquer, comme elle aurait dit le fou rire. Mais elle n’y voyait goutte, la clairvoyante ! Il n’y avait rien de fou, rien d’effréné, rien de nerveux dans les moqueries d’Horace Walpole. Il n’y avait que la chanterelle de l’ironie sur laquelle il jouait avec un archet de fils d’acier fin, et c’est cette chanterelle, qu’on entend perpétuellement dans sa correspondance, et qui plaisait tant à Lord Byron, lequel savait jouer aussi sur cette chanterelle, mais avec un bien autre archet !
Et de fait, Byron, le jaloux des gilets de Brummell, l’auteur du Don Juan et du Beppo, et qui jouait sur cette petite chanterelle comme Paganini sur sa seule corde, avait en lui du dandy, comme Horace Walpole ; mais Byron était un dandy dans un poète, et la flamme céleste du poète dévorait sans cesse le dandy toujours renaissant dans ses lettres, commentaire singulier de ses poèmes ! Le poète, chez Byron, était plus fort que le dandy, tandis que dans les lettres de Walpole rien n’est plus fort que le dandysme, et on se demande ce qu’elles seraient, ces lettres, sans cet accent dandy qui y vibre et qui y circule ! Les lettres d’Horace Walpole vivent encore et vivront. Le reste de son œuvre est maintenant à tous les diables de l’oubli, les seuls diables qui se tiennent tranquilles ! Mais, sans le ton dandy de ces lettres, que seraient-elles ?… Pompons et fariboles ! Du cailletage, moins aimable que celui de Madame de Sévigné, cette perruche inouïe, qui a un style de génie dans sa petite tête de perruche ! C’est ce ton dandy, c’est ce fumet si particulièrement anglais, qui permet à Walpole de se passer impunément de tout ce qu’il n’a pas ; car, outre la chaleur absente, il n’a ni le mouvement, ni la rondeur, ni l’abandon, ni le flou, ni les grâces relevées ou tombantes, ni les flamboiements d’imagination qu’a, par exemple, le prince de Ligne, qui était un épistolier comme lui, un auteur comme lui, un châtelain comme lui, un jardinier comme lui, et qui eut le génie des lettres, quoiqu’il n’en ait pas écrit autant que lui. Walpole, l’humoriste anglais, n’a rien de ce fantaisiste éblouissant, incroyablement belge et autrichien, mais bohème et hongrois plutôt, ce brillant hussard de la correspondance, aux fleurs roses de la gaieté la plus charmante qui ait jamais fleuri un kolback ! Walpole n’a point de ces dons entraînants. Il est trop anglais pour être gai, même quand il rit, même quand il dit avec mélancolie : « Je veux mourir le jour où je ne trouverai plus quelqu’un pour rire avec moi. »
Car on ne rit point avec lui ; on sourit peut-être, et c’est tout ! Le rire de Walpole ne se partage pas ; il n’est ni contagieux, ni sympathique. C’est un rire de misanthrope. À chaque instant, Walpole se pique d’être misanthrope ; mais c’est de la misanthropie née dans les salons du xviiie siècle, c’est de la misanthropie… au pastel ! « Tous les hommes se ressemblent, — dit-il, — et comment se fâcher contre tout le monde ?… »
Nous voilà bien loin de la misanthropie de Swift. Walpole est autrement fin que Swift, autrement distingué, autrement homme du monde. Au fond, cependant, peut-être ne valait-il pas mieux. Comme Swift, qui fut affreux, à plus de cinquante ans, comme un vieux homme à bonnes fortunes, avec les deux femmes qui l’aimèrent et dont il brisa le cœur par une férocité d’égoïsme qui le déshonora, Walpole a été cruellement dur avec l’unique femme qui l’ait aimé et dont l’amour, le seul amour octogénaire qui ait jamais existé dans l’histoire des cœurs, exalta, humilia et inquiéta tout à la fois ses mille vanités de dandy. Il eut avec cette femme, dont il dit qu’elle lui faisait croire l’âme immortelle, la fameuse main de fer dans du velours, et quelquefois avec des déchirures au velours. Madame Du Deffand parle, dans une de ses lettres, « des premiers mouvements de sensibilité qui la ravissaient en Walpole ».
Elle a pu savoir ce que c’était que les seconds ! Walpole n’était pas meilleur à aimer que les dandys, tous plus ou moins bourreaux. La femme ne lui dit presque rien. Il ne s’en soucie que pour le monde et la causerie. Il n’a peut-être jamais aimé de femme que Madame de Sévigné, mais c’était d’un amour littéraire, avec un platonisme forcé puisqu’elle était morte, heureusement pour lui ! car elle n’avait pas l’âme plus passionnée que lui :
Et corsaires à corsaires,Tous les deux s’attaquant font bien mal leurs affaires.
Dans la correspondance publiée par M. de Baillon, Walpole, entouré des plus délicieuses femmes de France, qu’il met, pour ce qu’il en veut faire, bien au-dessus des hommes de leur temps, n’en voit qu’une qui le fait rêver ou dont il voudrait rêver pour une nuit, et, le croira-t-on ? c’est une religieuse de quarante ans, une Madame de Cambis, belle comme une Madone
(dit-il) sous sa guimpe et sous son bandeau, et entraperçue une minute, dans une visite de curiosité à Saint-Cyr. Mais c’est l’histoire du méchant dans les Psaumes, que cette rêverie :
Je n’ai fait que passer. Il n’était déjà plus !
III §
Et voilà ce qu’il fut à peu près, Walpole ! Voilà ce que les nouvelles Lettres publiées nous montrent de cet homme, qui avait en lui du signor Pococurante, du cousin Pons, alors inconnu, et du dandy qui commençait à poindre. Il passa sa vie à se moquer de sa vie et à n’en rien changer. Moquerie vaine ! Il était perpétuellement occupé à se regarder dans les lettres qu’il ne cessait d’écrire ; car les lettres que nous écrivons sont nos miroirs ! Narcisse mécontent, qui disait du mal de sa figure avec coquetterie… « Squelette je suis né, — disait-il, — squelette je suis, et la mort ne me changera pas… »
Ce squelette, il l’enveloppait dans un costume complet couleur de lavande, la veste, avec un mince filet d’argent ou de soie blanche, brodée au tambour, des bas de soie œil de perdrix, des boucles d’or, des manchettes et un jabot de dentelles, ce qui, pour un squelette, n’est pas trop mal !
Dans le monde des dernières années qu’il passa à Paris, on le comparait au duc de Richelieu, dont il a laissé un impitoyable portrait, en deux à trois touches. « Mais je ne lui ressemble — écrivait-il — que par les rides. »
Le plus grand malheur de sa vie furent ces rides-là et la goutte, une goutte anglaise comme son dandysme ! Cette goutte, qui le prit de bonne heure comme Pitt, et l’envahit des pieds aux mains, n’empêcha que fort peu sa main d’écrire. C’était un petit homme solide, très pâle cependant, au rire étrange et forcé, et gastralgique comme sa gaieté. Il prétendait qu’il renfermait plus de craie que de muscles dans sa mince personne, et cette idée de craie, rapprochée de l’idée de sa gaieté froide et forcée, fait penser à ces clowns anglais qui s’en barbouillent et qui rient, comme par ressorts, sous ce masque blanc…
« Je sais maintenant comment je finirai, — écrit-il à Lady Ossory, le 16 janvier 1785. — Comme je ne suis plus qu’une statue de craie, je m’émietterai en poussière. Alors le vent dispersera toute ma personne du haut de ma terrasse, et la vieille Marguerite — (sa servante) — pourra dire aux personnes qui viendront visiter la maison :
Un matin, nous l’avons perdu,Sur la colline accoutumée ! »
C’est la seule fois qu’il ait parlé de lui avec cette poésie, digne de l’ancien ami de Gray ; car il avait été lié avec le divin poète du Cimetière de campagne. Ils avaient été élevés au même collège. Ils s’étaient écrit bien longtemps, puisque c’était sa manière de vivre. Un moment, la vie les avait séparés, mais ils s’étaient rapprochés par la force des premières années, qui décident toujours des dernières dans nos pauvres cœurs, si craie soient-ils ! En 1771, Gray était mort « J’ai bondi, — écrit Walpole au révérend William Cole, — j’ai bondi sur mon fauteuil à cette nouvelle. Un boulet de canon ne m’aurait pas plus surpris. »
On aurait dit que ce boulet de la mort de Gray, qui n’était que d’un an plus âgé que lui et qui mourait de cette terrible goutte dont lui, Walpole, devait aussi mourir, avait, du coup, commencé la dissolution qu’il prévoyait de cette craie qu’il était devenu sous les méchancetés de la douleur et de la vie, — ou qu’il avait été toujours !
IV §
Et, en effet, je le crois bien qu’il était né craie, de substance ! Il avait peu d’âme. C’était un égoïste du xviiie siècle. Il en pleuvait, des égoïstes, au xviiie siècle ! Sa supériorité, très réelle, était toute en esprit, mais, sentimentalement, il n’avait nul charme. Il était sagace et pénétrant et disait bien ce qu’il avait vu, dans une langue originale, imagée, épigrammatique, d’un tour bien à lui. Il avait le portrait et le trait. Sa Correspondance en fourmille. Dupe souvent de son faux goût en art, s’il se trompe souvent sur un tableau ou sur un vase, il se trompe rarement sur les hommes. Les spectacles que lui avait donnés Robert-le-Diable, son père, lui avaient appris à les mépriser. Il avait renoncé de bonne heure au plaisir de les rencontrer sur la terre plate de la politique, pour ne plus avoir affaire à eux que là où ils étaient moins dégoûtants et moins malpropres, — dans la tenue obligée de gens du monde et sur le parquet des salons. Moraliste mondain, observateur de société, il en savait les petites lois et les grands ridicules, — et, puisqu’il s’agit de ses Lettres écrites de France et sur la France, il porta sur les hommes et les choses de la société de ce pays des jugements presque toujours justes et que l’amabilité et l’engouement dont il fut l’objet à Paris ne firent jamais fléchir. Mais si c’est par patriotisme que M. de Baillon a choisi ces Lettres pour les traduire, c’est du patriotisme qui se sera joliment trompé !
On n’a jamais jugé plus cruellement le xviiie siècle. Horace Walpole en est le peintre le plus terrible, cet incisif léger ! Les philosophes, qui, à cette époque, commençaient de régner sur les peuples un peu plus que les rois, ne lui firent pas la moindre illusion. Il les méprisa dès qu’il les vit. Il les trouva ce qu’ils étaient, insolents et mal élevés
… et, folie pour folie
, dit-il, il leur préféra les jésuites. Il allait pourtant intimement dans la maison de Choiseul ! Ces effroyables pédants de philosophes avaient tourné le sang à la France et remplacé sa gaye science par la science ennuyeuse. C’était le temps, dit-il, de la gravité en conscience
. Lui qui sortait de l’Angleterre, que, par parenthèse, il n’aima jamais qu’à Paris, pour se débarbouiller de la politique, du spleen et du cant, il fut presque attrapé, ce dandy ! de retrouver à Paris les discussions et Richardson : « Je nous croyais déchus, — écrit-il, — mais les Français le sont cent fois plus que nous. L’odieux Rousseau les intéresse et Marivaux les ennuie. Crébillon le fils est démodé. »
Lui encore, qui avait appris ce qu’il savait de français dans les adorables Mémoires du comte de Grammont, édités d’admiration par lui, il se demande où, dans l’empâtement philosophique universel, s’en était allée la délicieuse et ancienne vivacité française, cette furie qui gagnait les batailles de l’esprit comme les autres ! « Si on excepte — mandait-il — l’étourderie des mousquetaires et deux à trois petits maîtres impertinents, les Français me semblent plus inanimés que les Allemands. Charles Townsend, à lui seul, a plus de sel volatil que toute cette nation. »
Et il ajoutait, plus galamment pour lui que pour nous : « Si j’ai la goutte l’année prochaine et si elle me met tout à fait à bas, j’irai à Paris pour me trouver à leur niveau. »
Les hommes lui paraissaient inférieurs même aux femmes. « Ils nous ont envoyé — (en ambassade) — ce qu’ils avaient de mieux, le duc de Nivernois. »
Quel étiage ! « Le duc de Nivernois qui n’avait pas — (dit-il ailleurs) — plus de vitalité qu’un enfant gâté malade… »
S’il trouvait les femmes plus sensées, c’est qu’il les jugeait — et peut-être un peu trop — à travers Madame Du Deffand, qui avait certainement plus de raison et de piquant en son petit doigt de vieille fée que tous les encyclopédistes dans leurs abominables caboches ! Encore une fois, ces Lettres de Walpole — et c’est leur bon côté — sont mortelles au xviiie siècle, et c’est peut-être pourquoi le xixe en a si peu parlé depuis qu’elles sont publiées. Elles arrachent au xviiie siècle, dont la philosophie et les mœurs sont maintenant estimées ce qu’elles valaient, sa dernière loque de considération intellectuelle, — la considération de l’esprit qu’il avait encore ! Seulement, l’homme qui n’est dupe de rien, dans Walpole, l’est des deux faux bonshommes Turgot et Malesherbes, comme tous les niais du temps le furent. Il finit par là sa Correspondance, ce qui prouve qu’il n’a pas de venin dans la queue, venenum in cauda. Triste chose ! il y a dans tout homme d’esprit un tendon d’Achille, et nous ne sommes jamais trempés assez avant dans le Styx du mépris pour qu’il n’y ait pas toujours en nous une petite place où ne puisse atteindre la flèche d’une bêtise.
Mais on n’en meurt pas, comme Achille de celle de Pâris ! Horace Walpole reste un homme d’esprit, malgré ses opinions sur Turgot et Malesherbes, et ses Lettres le renseignement le plus vrai, le plus amusant et le plus cinglant contre la dernière moitié du xviiie siècle. Il sera compté dans la littérature épistolaire et mis très haut, j’ai dit pourquoi… Mais si haut qu’il soit mis parmi les épistoliers de son siècle, il en est trois — Voltaire d’abord, puis le prince de Ligne, et enfin Madame Du Deffand elle-même, — qui doivent passer bien avant lui.
Madame de Sabran et le chevalier de Boufflers §
Correspondance inédite de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers.
I §
Cette publication était inattendue, mais la surprise qu’elle fit fut délicieuse. À l’exception presque unique des Lettres de Proud’hon, toujours en voie de publication et qui ont encore plus une valeur d’idées que ce qu’on entend par une valeur épistolaire, nous étions depuis quelques années accoutumés à un tel fretin, en fait de correspondances, que la sensation donnée par celle-ci fut une sensation véritablement transformée. Rappelez-vous, par exemple, les lettres insignifiantes de la comtesse d’Albany, bien placée pour en écrire de très intéressantes si elle n’eût pas été une sotte, puisqu’elle avait été la femme du dernier des Stuarts, le Prétendant, et qu’elle devint celle d’Alfieri. Rappelez-vous les quelques pauvres billets de Madame de Staël et de Madame Récamier, — lesquels n’étaient dignes ni de l’une ni de l’autre. J’ai toujours cru que Madame de Staël était trop passionnée et trop entraînée par la fureur de la conversation pour passer son temps à écrire des lettres. (En a-t-elle écrit, cependant, et la haute pruderie de sa famille n’oserait-elle les publier ?) Quant à Madame Récamier, elle avait de l’esprit comme la rose de Rivarol et de l’âme comme un ananas. Ces denrées écrivent peu. Rappelez-vous encore les Lettres à une inconnue, du triste Mérimée vieilli, devenu le croquemort de lui-même, et celles à la Princesse, de Sainte-Beuve (Trissotin à la princesse Uranie), et vous sentirez sur-le-champ la différence qui existe entre les lettres intimes de la comtesse de Sabran, écrites en toute vérité de sentiment et sans aucune préoccupation de la galerie, et toutes ces raclures de secrétaire et de chiffonnière que publient, après la mort des gens, des éditeurs intéressés ou badauds.
Ici, les éditeurs sont d’une autre espèce. C’est Elzéar de Sabran lui-même qui a désiré que les Lettres de sa mère fussent publiées, et les éditeurs se sont conformés à ce désir. Évidemment, un homme qui aurait eu une notion plus mâle de la famille n’aurait pas songé à publier ces lettres, qui ne sont pas adressées à son père, et il se serait souvenu davantage qu’il était Sabran, et non Boufflers… Mais ce ne sont pas là nos affaires… Le livre a paru, et c’est une chose charmante ! et, charme de plus ! douloureusement charmante ! C’est probablement la dernière goutte de ce breuvage aimé du xviiie siècle, qui fut quelquefois un nectar : la Correspondance ; mais, allez ! il y a de quoi s’enivrer encore et nous pouvons faire rubis sur l’ongle avec cette goutte-là !
La correspondance est, en effet, le génie même du xviiie siècle. Nul siècle n’en a davantage à son budget littéraire. Ni avant, ni après, nul siècle n’a écrit plus de lettres que le xviiie… Il en a fait orgie, comme de tant de choses. La lettre était une forme de la pensée qu’il adorait. Le roman du temps, le roman folie, le roman usurpateur de gloire, le roman qui empêchait les duchesses habillées de sortir et d’aller au bal, la Nouvelle Héloïse est en lettres, et le roman qui clôt le siècle, le monstrueux et infernal roman de Laclos, — les Liaisons dangereuses, — l’est aussi. Je ne parle pas de Clarisse, qui est un roman de l’esprit humain, à sa meilleure place, en Angleterre. Au xviie siècle, vous n’avez, en France, que Madame de Sévigné. À elle seule, elle est, qu’on me passe le mot puisqu’il manque à la langue française ! toute l’épistolature de son temps. Il y eut plus tard Madame de Maintenon, — comme la raison après la fantaisie, comme la maturité après la jeunesse. L’une est le printemps épistolaire du xviiie siècle ; l’autre en est l’automne. Ce n’est pas pour rien qu’elle portait des robes couleur feuille morte, cette automnale Madame de Maintenon ! Toutes deux purent suffire au besoin de Lettres de ce siècle aux grandeurs publiques, qui avait autre chose à faire que de se regarder dans l’âme, pour raconter ce qu’il y voyait, à la première personne, dans des épanchements ou des chuchotements particuliers. Le xviiie siècle, tombé de cette hauteur, s’était pulvérisé en tombant. Il n’avait plus le ciment social qui unit et qui fond les hommes dans une préoccupation plus haute qu’eux, et ce fut alors d’eux qu’ils parlèrent. Les lettres, les correspondances, prirent l’importance de toutes les individualités déchaînées, de toutes les vanités, de tous les orgueils, de tous les amours, de tous les sentiments. Et comme les âmes, viriles par le fait seul de leur union dans une idée plus grande que chacune d’elles, s’étaient efféminées en se préférant à cette idée trop générale et devenue pour eux trop abstraite (la religion, par exemple, la patrie ou la royauté), hommes et femmes s’échappèrent et se ruèrent en correspondances, dans cette forme de lettres où le moi se roule comme le mulet dans l’herbe et peut se vautrer tout son saoul. Les femmes surtout, ces Narcisses de leurs sentiments, se mirèrent dans les lettres comme dans un miroir, mais les hommes eux-mêmes furent bientôt les Sardanapales de ce miroir. Les lettres furent peut-être, en ce moment, le meilleur de la littérature. On eut les lettres de Mademoiselle de Lespinasse, — celles de Madame Du Deffand, — celles de Mademoiselle Aïssé, — celles de Madame d’Épinay ; — on eut celles de Diderot à Mademoiselle Volland. Chose digne de remarque ! la forme de la lettre fut comme un joug jeté sur la pensée. Montesquieu fait les Lettres persanes (un pamphlet !) ; Madame de Graffigny les Lettres péruviennes (un roman !). Même l’histoire littéraire du xviiie siècle prit cette forme de la lettre, le moule forcené du temps ; car cette histoire, c’est la Correspondance de Voltaire et la Correspondance de Grimm. Il n’y a pas d’autres histoires littéraires du xviiie siècle. Après la Nouvelle Héloïse, d’autres romans affectèrent la forme épistolaire qui s’était imposée à Rousseau, laquais toujours, alors de Richardson… Quand Laclos finissait ses Liaisons dangereuses, cette pourriture sociale brassée et tripotée d’une main si puissante, Madame de Genlis écrivait, sous forme de lettres, son traité d’éducation, Adèle et Théodore, pour refaire des mœurs perdues, et Madame de Staël ce chef-d’œuvre de Delphine, où passe, idées et mœurs, toute la société du xviiie siècle dans ce qu’elle avait de sain encore, dans ce qui avait échappé aux gangrènes décrites par Laclos.
C’est de ce reste de société qu’était précisément la comtesse de Sabran dont il va être question en ce chapitre. Ses lettres s’ajoutent aujourd’hui au torrent de lettres qui nous vient du xviiie siècle, et, comme les autres lettres de ce magnifique roman de Delphine, c’est le dernier soupir, ardent et pur, que cette littérature épistolaire qui allait se taire ait poussé.
II §
La comtesse de Sabran n’était Sabran que par mariage. Elle avait fait un de ces mariages de jeune fille à vieillard contre lesquels le moraliste Chamfort criait : « À la garde ! Allez chercher le commissaire ! On va faire un mauvais coup ici, ce soir ! » Elle n’était donc point de ce sang ardent des Sabran, qui avait bouillonné aux soupers capiteux de la Régence. Elle n’avait rien de cette fameuse et fière Bacchante de sa famille, qui disait au régent lui-même, son amant : que Dieu, ayant dépensé toute son argile à créer l’homme, prit de la boue et du crachat pour faire les princes et les laquais ! La comtesse de Sabran que voici n’était, eût dit le prince de Ligne, qui aimait ces échos, ni si Sabran, ni si sabrante. Regardez-la dans ce portrait de Madame Lebrun, gravé par Rajon, qui est à la tête du volume, et avant de l’avoir lu vous aurez déjà l’idée d’une femme qui ne ressemble aux femmes de son siècle ni par les passions, ni par les mœurs, ni par la beauté. Regardez-la bien ! elle n’est pas jolie comme on l’était au xviiie siècle, où le beau, c’était le joli. Elle n’a ni le joli insolent, ni le joli intempérant, ni le joli extravagant de ce temps de plaisir et de renversement où les duchesses ressemblaient à des courtisanes et les courtisanes à des duchesses. Ravissante aurore de l’égalité ! Elle n’a point le nez à la Roxelane, qui plaisait tant aux goûts turcs des bons chrétiens d’alors, — un anachronisme ! Ses yeux ne sont pas grands, — et c’en était un autre ! — mais longs et comme mi-fermés avec une grâce pleine de morbidesse. Sa bouche n’est pas la sensuelle cerise des becquetages du temps. C’était une grande place pour le sourire, qui semble s’y étendre, même quand elle ne sourit pas. Ses cheveux n’ont ni boucles, ni étages compliqués, ni cannelures ; ils se dressent sur son front et font nimbe à son visage languissant et piquant à la fois… Sa robe seule est du xviiie siècle. C’est le déshabillé zinzolin qui lui donne l’air d’une femme de Watteau sans bonheur ; car les femmes de Watteau sont heureuses… Elle ne le fut point, elle. Toutes les femmes l’étaient pourtant, à ce moment-là ! Ce fut leur règne. Non pas seulement le règne de Cotillon Ier ou de Cotillon II, comme disait le Roi de Prusse, mais le règne de tous les cotillons ! Elle ne fut point de ces jupes régnantes. Elle n’aima pas impudemment deux hommes comme Mademoiselle de Lespinasse, la femme qui aima le mieux d’un temps où chaque femme en aimait trente-six ! Elle n’en aima qu’un, avec une fidélité dévorante. Toute sa vie, à cette ravissante femme, ce fut un pastel qui brûlait…
Et de tous les hommes, de tous les mauvais sujets du xviiie siècle, elle aima le plus exécrablement aimable ; car il en fut le plus léger ! Elle aima Boufflers, ce polisson de petit abbé à bénéfices de Boufflers, qui devint le chevalier de Boufflers, un chevalier de Malte comme ceux dont parle Guy Patin, « cadets de bonne maison qui voulaient bien ne rien savoir et ne rien valoir, mais qui voulaient tout avoir »
. Il voulait, lui, avoir ses bénéfices, et il les garda tout en étant colonel de hussards ! un colonel qui porta son kolback comme il avait porté sa calotte. Il n’en eut plus que pour l’ennemi. Tout hussard qu’il fut, il avait parfois l’air d’un huron, dit la comtesse de Sabran elle-même, et le prince de Ligne, dans un portrait peut-être trop velouté, ajoute que souvent il « prenait l’air bête de La Fontaine et qu’il tournait ses pouces devant lui comme Arlequin »
. Mais il ne tournait pas que les pouces, il tournait les têtes aussi, et il tourna celle de Madame de Sabran ! Elle aima ce fou gai, avec une folie sérieuse qui devint bientôt une folie triste. Elle l’aima comme Hermione aime Pyrrhus :
Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait fidèle ?…
Elle l’aima comme une femme aime un homme aimé des autres femmes ; car pour être aimé d’une, il faut être aimé de plusieurs ! Et il ne se contenta pas de lui être infidèle, même pour des laiderons, comme elle le lui reproche dans des vers sans orthographe mais non sans hiatus :
Car la beauté et la laideurOnt les mêmes droits sur ton cœur,Et tu prises aussi bien le chardon que la rose !
Et ce ne fut pas tout ! Il lui fut infidèle pour la plus laide de toutes les diablesses qu’il aima, pour cette grande et maigre coquine d’ambition ! L’aurait-on pu croire ? Boufflers, le chansonnier, l’auteur de la Reine de Golconde, de la Jeune fille et du Cheval, du Traité du cœur, Boufflers le léger, devint ambitieux et planta là sa pauvre comtesse amoureuse pour s’en aller au Sénégal gouverner des noirs (que même il administra fort bien le temps qu’il y fut), la laissant dans un Sénégal bien plus brûlant que le sien et non moins difficile à gouverner… le Sénégal de son cœur. Ce fut affreux, et, le dernier coup ! il se fit raisonnable. À toutes les déclarations d’amour et de désespoir de sa malheureuse maîtresse abandonnée, il répondit par : administration et gouvernement. Il lui parlait machine à dessaler l’eau pour les besoins de la colonie, et cela ne la dessala pas, cela ne la dégrisa pas de son amour ! Elle continua de l’adorer dans l’absence comme dans la présence, dans l’attente, dans les distractions inutiles, lui écrivant tous les soirs comme on fait sa prière, mettant, chaque soir, à la pile, une lettre de plus pour les futurs contingents du retour et qu’il ne lirait peut-être pas ! comme ces dévotes qui, à Rome, écrivent au bon Dieu des lettres qui, bien entendu, restent à la poste… Elle continua de l’aimer à travers le monde qu’elle voyait, ce terrible rival à plusieurs têtes. Bien plus, elle l’aima à travers ses enfants qu’elle aimait, et qui ne furent point pour lui des bourreaux comme ils le sont presque toujours des cœurs assez insensés pour aimer des mères. Elle l’aima sans illusion, les yeux ouverts, ces yeux qui ne se ferment que dans son portrait ; le jugeant, se jugeant, lui disant douloureusement sa vérité, mais ne pouvant s’empêcher de l’aimer comme une folle tranquille, — une de ces folles qui, précisément parce qu’elles sont tranquilles, ne guérissent jamais !
III §
Et, en effet, le caractère de cet inguérissable amour de la comtesse de Sabran pour le chevalier de Boufflers exprimé dans ces Lettres, est, ne vous y trompez pas ! la fatalité. C’est la chose terrible et tragique qu’on appelle la fatalité, et qui n’est pas non plus une chose du xviiie siècle ! Frivole et libertin, le xviiie siècle peut avoir, malgré son libertinage et sa frivolité, quelques amours violents et vrais, — comme ceux de Mademoiselle de Lespinasse, par exemple, — mais l’effrayante et inexplicable fidélité qui apparaît comme la fatalité du cœur, n’était pas possible avec les âmes de cette époque corrompue. Madame de Sabran fait une exception. Pour mon compte, je ne connais point, dans tout le xviiie siècle, un sentiment qui ressemble à l’amour de Madame de Sabran pour Boufflers, à cet amour malheureux qui, tout le temps de la durée de ses lettres et de sa vie, ne songe pas une seule fois à se reprendre à l’homme qui était véritablement pour elle le Destin… Les éditeurs de ces Lettres donnent à croire dans leur Notice que Madame de Sabran épousa le chevalier de Boufflers en émigration, mais cette fin de son triste roman ne dut rien changer à la nature d’un amour qui était la plaie immortelle d’un flanc qui saigne et qu’on lèche sans pouvoir la cicatriser, et que dis-je ? qu’on ne voudrait pas cicatriser ! Qu’était redevenu le chevalier de Boufflers, quand les événements l’eurent dépouillé de son caparaçon de gouverneur du Sénégal et qu’il eut été obligé de renoncer à ses ambitions politiques ? Sa légèreté première le reprit-elle pour faire souffrir à nouveau la femme que les grâces sorcières de son esprit avaient comme envoûtée ?… Le prince de Ligne, favorable aux légers et qui avait ses raisons pour cela, assure dans son portrait que Boufflers était au fond d’une grande bonté, — qu’il avait pitié jusque des méchants. Ce pauvre méchant !
disait-il, comme sainte Thérèse disait du Diable : Le malheureux !
Mais je sais combien les hommes bons, et même les meilleurs dans l’habitude ordinaire de la vie, en amour peuvent être atroces. Ils savent vous jeter par la fenêtre avec des procédés irréprochables. Cet aimable chevalier de Boufflers (il l’était même quand il la désolait) avait fait souffrir Madame de Sabran successivement par sa légèreté et par son sérieux. Les deux plis étaient faits, c’est-à-dire les deux blessures, le vase était imbibé… de larmes, et elle dut se débattre toute sa vie dans son sentiment pour cet homme aimé dont la grâce était la plus forte, comme dit Alceste de Célimène. C’est quelquefois l’homme qui est Célimène… « Je crois, parce que cela est absurde »
, disait saint Augustin. Elle l’aimait, elle, peut-être parce que c’était absurde de l’aimer. La fatalité est impénétrable. Si on la comprenait, elle ne serait plus la fatalité !
C’est là ce qui donne, selon moi, à ces lettres si simples, si peu surprenantes d’expression, si peu romanesques dans leur tour et dans leurs événements, passionnées infiniment dans leur profondeur mais de très peu de bouillonnement à la surface, quelque chose de si particulièrement attachant. Et de fait, on a vu des lettres d’amour de plus de flammes, de plus d’élancement de désir, de plus d’intensité et de torsion de désespoir, mais on n’en a pas vu de ce genre d’accent. L’âme de cette femme brûle sans flamber, elle se déchire sans faire de bruit, et tout ce que je connais de plus cruel, le sourire de la résignation, retrouvée toujours quand elle croit l’avoir perdue, revient bientôt planer au-dessus de toutes ses douleurs et de toutes ses agitations ! Elle éclaire et le voit tel qu’il est, cet homme bon du prince de Ligne, et elle en a peur, de cet homme si bon, et elle a raison d’en avoir peur, et ce n’est pas lui, mais c’est elle qu’elle frappe avec son flambeau ! « Ne va pas, — lui écrit-elle, — ne va pas me haïr, mon enfant, parce que je t’aime trop ! »
Mot sublime ! C’était déjà une humilité de sentiment bien touchante et bien admirée que le mot de Juliette à Roméo : « Pardonne-moi de t’aimer, beau Montagu ! »
mais le mot de Madame de Sabran est plus beau encore d’humilité divine et de tremblement… L’amour d’une pauvre petite femme qui aime dans l’obscurité a rencontré mieux que le génie du grand Shakespeare. Il y a bien des mots pareils en ces Lettres, des mots qui ne brillent pas et qui sont exquis (mais la perle ne brille pas non plus !). Ils y tombent de la plume d’une femme qui ne se doute même pas de leur beauté, tant elle est vraie, et spontanée, et naturelle, cette femme qui n’écrit que pour apaiser son âme, dans ce siècle faux et déclamatoire qui n’avait que l’hypocrisie de la nature dans ses déclamations et qui procédait déjà par avance à l’ampoulé de la Révolution Française !
Le naturel donc, le naturel dans un temps de rococo et de chinoiserie, dans un temps où Marivaux marivaudait et où Madame Necker écrivait que Diderot n’aurait pas été naturel s’il n’avait pas été exagéré. Le naturel ! ah ! que ce verre d’eau fraîche nous fait du bien en lisant ces lettres. Le naturel ! et dans la passion encore ! dans la passion qui casse presque toujours son instrument ou sa voix parce qu’elle joue ou chante trop fort ! Cette touche adorable sur les esprits et sur les cœurs, le naturel, Madame de Sabran l’avait. Elle l’eut dans la passion. Elle l’avait avant la passion. Elle était née naturelle, et la société à laquelle elle appartenait la développa dans ce sens. On ferait un livre bien piquant de l’influence de l’aristocratie sur le naturel ; car ce qui le gâte et ce qui le perds, c’est la prétention, et il n’y a de prétentions à rien dans un monde qui a droit à tout… Or, elle était de ce monde-là. Je me trompe pourtant quand je dis qu’elle n’eut de prétention à rien. Elle en eut une, et celle-là que je hais le plus ! Elle eut la prétention d’être littéraire. Mais ce fut peut-être par amour. Boufflers était un écrivain. La femme amoureuse est toujours un peu le caméléon de l’homme qu’elle aime. Elle se teint des rayons de son soleil. Boufflers était un chansonnier. Il tournait la chanson comme il tournait les têtes, — comme il tournait ses pouces, — et elle voulut aussi tourner la chanson, et il y en a deux, dans ses lettres, qui ne sont pas trop mal tournées ; mais, Dieu soit béni ! Boufflers ne put jamais lui apprendre à faire correctement un vers. Ce qui est plus grave, c’est qu’il voulut lui apprendre le latin, et qu’elle l’apprit, et qu’elle faillit ainsi devenir un bas-bleu, la tendre femme ! Seulement, elle ne put jamais parvenir à faire entrer sa jambe de femme comme il faut dans l’infâme chaussette du bas-bleuisme. Toujours, en voulant la mettre, elle la déchire, et c’est une lutte charmante dont le naturel sort vainqueur.
IV §
La voilà, cette Correspondance ! toute d’amour pour ce que Madame de Sabran y a mis, et où les lettres de Boufflers mettent un Boufflers grave, — presque aussi grave que le bailli de Mirabeau, qui fut aussi un gouverneur de colonie, — un Boufflers enfin que Napoléon, qui le négligea sur sa réputation de faiseur de bouquets à Chloris, aurait pu très bien employer. Ce Boufflers me plaît moins que l’autre, et je chante comme l’autre :
Tous les goûts sont dans la nature,Le meilleur est celui qu’on a !
Le seul intérêt profond de ces Lettres est donc Madame de Sabran. Les furets historiques, s’il en est, qu’ont alléchés ces dates : 1778-1788, seront dépaysés. Ils ne trouveront pas leur blaireau. Madame de Sabran vit tellement dans son amour qu’elle ne voit rien que son pauvre cœur, dans lequel toujours elle regarde. Il y a, en ce moment-là, une assemblée des Notables. La France craque de toutes parts. La Couronne chancelle. Elle s’en soucie bien ! Reviendra-t-il du Sénégal ? Ne reviendra-t-il pas ? Quand le verra-t-elle ?… Ses deux enfants, seuls, passent comme deux ombres de lumière rose sur la contemplation éternelle qui est le fond noir de sa vie. Le xviiie siècle ne se doutait pas de la perle qui vivait ensevelie — car les perles vivent — sous la mer de fange et de chairs souillées qui allait devenir une mer de sang. Maintenant que nous avons la perle, notre siècle, à nous, en appréciera-t-il l’orient céleste ?… Je ne le crois point. C’est un temps trop athée à l’amour pour admirer cette dévote à l’amour d’un homme, et d’un homme qui ne méritait certes ! pas d’en inspirer un pareil.
Le roi Stanislas Poniatowski et Madame Geoffrin §
Correspondance inédite du Roi Stanislas-Auguste Poniatowski et de Madame Geoffrin, publiée par M. Charles de Mouy.
I §
M. Charles de Mouy a publié une édition des lettres de Stanislas-Auguste Poniatowski et de Madame Geoffrin. Cette édition est, en réalité, comme le dit son titre, une Correspondance entre Madame Geoffrin et Poniatowski, mais l’opinion n’y a guères vu que Madame Geoffrin. En France, quand il y a un homme et une femme sur la même ligne, c’est toujours, quelque soit l’homme, la femme qu’on voit. Tel est le génie de la nation, ou, si vous voulez, sa faiblesse ! Cette correspondance inédite appartient, nous dit M. de Mouy, aux archives de la famille Poniatowski, et va nous éclairer par-dedans ce singulier Roi, entré dans l’Histoire par la porte du roman et dont le règne ne fut qu’un roman assez triste, qui pourrait s’appeler : « le Règne impossible ».
Tout le xviiie siècle a retenti de l’amitié de Madame Geoffrin, cette bourgeoise de Paris, et du brillant Roi de Pologne. Cette incroyable amitié fit un bruit du diable, — et du diable attrapé, car il ne s’y mêla pas un grain de scandale, le musc du temps ! Au contraire, c’était une réponse victorieuse et morale aux mauvaises langues philosophiques qui disaient que les Rois ne pouvaient pas avoir d’amis, et dans un temps où les Rois passaient de rudes quarts d’heure avec les philosophes. C’était précisément l’époque où Voltaire et le Roi de Prusse se brouillaient, comme deux femmes ! L’éditeur de ces lettres, qui prend les choses de très haut, et qui ne s’étonne pas d’un état social où les classés commençaient à se mêler comme des numéros de loto dans leur sac, n’appuie pas beaucoup sur la question de savoir quelle fut la circonstance qui créa, de par un sentiment, une situation presque officielle en Europe, et sans exemple dans l’Histoire, depuis la nymphe Égérie, entre une marchande de glaces et le prince étincelant qui devait devenir Stanislas-Auguste. Mais si l’on en croit les Souvenirs de Ségur, l’amitié de Poniatowski pour Madame Geoffrin commença par la reconnaissance. Quand, jeune, il menait à Paris cette vie de prince de la bohème encore plus que de prince polonais qui pendant quelque temps fut la sienne, Madame Geoffrin le sauva du Clichy d’alors, qui ne badinait pas ! Riche, elle lui rendit un service d’argent considérable. Seulement, pour les curieux qui veulent analyser tout, en ce mystère psychologique d’une amitié entre une petite bourgeoise de la rue Saint-Honoré et un homme qui était du bois dont on fait les Rois bien avant que Catherine II prît la peine de le tailler en Roi, l’explication de Ségur recule la difficulté mais ne la résout pas. Pour penser à rendre un service, et un service d’argent, au prince Poniatowski, pour lui donner le droit et la hardiesse d’un tel service, il fallait que Madame Geoffrin, cette femme d’un si grand tact et d’une si grande mesure, eût déjà pour lui un sentiment bien profond… Et c’est toujours la même chose, comme dit le paysan de Molière, parce que c’est toujours la même chose ! Ce fut la séduction de Poniatowski, qui créait l’amitié comme l’amour, ce fut la séduction de cet homme fait pour être aimé par les femmes et dont c’était la vraie destinée, bien plus que d’être Roi, ce fut cette même séduction qui lui avait donné Catherine II, la brûlante Bacchante à tête froide, qui lui amena aussi la raisonnable Madame Geoffrin.
II §
Et pour cela il fallait une fière force ! Il fallait être un cabestan de séduction ! Madame Geoffrin était la femme la plus équilibrée qui fut jamais, — normalement, la plus incapable de passion et même de caprice, la moins apte à se faire une illusion quelconque sur quoi que ce soit ; et si elle n’avait pas aimé les arts et les artistes (mais elle les aimait !), j’ajouterais encore : la moins apte à sentir le coup de cette foudre qu’on appelle la beauté ! Froide comme le sont les Parisiennes, ces glaces panachées, elle avait la glace, mais elle n’avait pas le panache. Déjà avancée dans la vie quand le prince Poniatowski lui présenta son fils, — car on en était alors arrivé à cette dégringolade de tout que les princes polonais venaient dans leurs grosses bottes, droits et heureux comme des princes, ainsi que le dit Sterne de son postillon, demander pour leurs fils les bontés de femmes dont on eût à peine parlé sous Louis XIV, mais qui étaient devenues des puissances parce qu’elles donnaient à dîner à quelques impertinents écrivassiers ! — Madame Geoffrin, qui avait passé l’âge de la jeunesse, n’avait point donné prise sur elle au moindre caquet. Elle avait pourtant un mari qui était une tentation d’adultère, mais elle n’y avait pas succombé. Le Geoffrin, pour parler avec le respect qu’on lui doit, était le type de ces maris comme on en voit passer, silencieux et inconnus, — et quelquefois il y en a de superbes ! — dans les angles lumineux d’un salon plein, et qui font dire aux invités tout bas : « Pourriez-vous me dire quel est donc ce monsieur ? » Seulement, lui n’était pas superbe, — ce qui augmentait la vertu de Madame Geoffrin et ne diminuait pas ses tentations… En eut-elle ? Qui sait ? Ce qu’on sait, c’est qu’elle représente la, sagesse dans un siècle qui n’en avait pas… En cela, en son mari, comme en bien d’autres choses, elle ressemblait à Madame de Maintenon, dont l’infortune conjugale est connue. Elle n’en avait pas la race, mais elle en avait la raison, qui n’est d’aucune race. Maintenon bourgeoise, qui se maintint toujours ce qu’elle était, comme l’autre, elle avait toutes les qualités d’esprit qui empêchent de faire une folie ou une sottise, et elle n’en fit pas une. Mais peut-on dire que ce cœur, qui allait et tic-taquait comme une montre bien réglée, ne se soit jamais senti fou ?…
Et c’est là ce qui me plaît et m’attire dans ces lettres. C’est le sentiment qui les anime et surtout, surtout, le fond d’âme auquel il correspond… Et que m’importent, à moi, l’impuissante royauté de Poniatowski et les orages de la Pologne, de cette nation qui ne fut jamais qu’un sublime régiment contre les Turcs, mais qui ne fut jamais non plus un peuple dans l’unité de ce magnifique sentiment qui fait les peuples dignes et forts, et qui est plus haut que l’amour, très souvent anarchique, de la patrie ! Que me fait, à moi, si ce n’est une affreuse pitié parce qu’elle est mêlée de mépris, la nation qui avait trop tout pour être capable de rien, et qui s’est fait couper en deux par des races inférieures à elle, mais qui, du moins, avaient la cohésion de l’obéissance sous des chefs. Je le connais, cet abominable spectacle donné par l’Histoire et qui me fait, en ce moment, trembler pour le destin de mon pays ! Aussi, l’intérêt de la Correspondance publiée par M. de Mouy n’est pas là. Il est, pour moi, et il sera, pour tous les romanciers et tous les moralistes qui savent ; comme Dieu, tout le prix d’une âme, dans le sentiment individuel très complexe et très passionné que Madame Geoffrin eut pour Poniatowski toute sa vie, et qui, sous le nom d’amitié, cachait peut-être le plus bel amour de tout le xviiie siècle, qui, le fat ! se croyait le siècle de l’Amour.
III §
Ce n’est pas là, je le sais bien, tout à fait l’opinion de M. Charles de Mouy dans sa Notice, sans curiosité du genre de la mienne, et beaucoup plus historique et politique qu’intime. Le problème de cœur et de nature humaine posé par la correspondance de Madame Geoffrin, et qu’aurait agité certainement Stendhal, par exemple, l’auteur du traité De l’amour, s’il avait lu cette correspondance, ne préoccupe pas beaucoup l’esprit calme de cet éditeur sans enthousiasme, de ce peintre scrupuleux (est-ce de couleur ou de moralité ?…) qui éteint le plus qu’il peut la figure de son modèle, quand elle commence à s’animer. M. Charles de Mouy n’est pas un passionné et il n’a pas non plus le goût de la passion. À toute force, il ne veut pas que Madame Geoffrin sorte du cadre, étroit et superficiel, d’amitié sensée et de maternité placide dans lequel l’opinion a pris, à distance, l’habitude de la regarder. Il n’entend point du tout que cette vieille d’esprit et de monde, cette expérimentée de la vie, cette âme de salon qui n’est jamais sortie de son salon avant de s’en aller en Pologne, pour faire un pèlerinage à Stanislas-Auguste, puisse, par impossible, avoir été amoureuse comme sa contemporaine, cette folle octogénaire de Madame Du Deffand, qui, elle, positivement l’était, quoique M. de Mouy, dans une de ses notes, en ait fait la Sévigné de l’athéisme et de l’insensibilité… Madame Geoffrin, qu’il rapetisse pour qu’on ne soit pas tenté d’en faire la paire avec Madame Du Deffand, qu’il trouve compliquée, était, dit-il, « seulement une femme de beaucoup d’esprit, une bourgeoise aimant la société des gens de lettres et des grands seigneurs, — (rien de plus que cela ?) — et sa physionomie n’avait aucune espèce de rapport avec celle de la grande amie d’Horace Walpole »
. Est-ce bien vrai, d’ailleurs ?… Toutes deux, inégalement nées, étaient cependant des femmes du même monde, et du plus grand. Toutes deux étaient des esprits fermes, pénétrants, lucides, connaisseuses en hommes comme de vieux ministres d’État, et en femmes comme de vieilles douairières, ne s’y trompant point, en hommes, à part un seul sur lequel l’aveugle clairvoyante, aveugle, ce jour-là, comme l’amour son maître, se trompa net, alors que Madame Geoffrin, qui avait ses deux yeux, ne se trompa pas comme elle sur la valeur de l’homme qu’elle aimait. Mais pour M. de Mouy, l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est qu’elle n’aimât point ; c’est qu’elle ne se permît pas l’indécence d’une adoration hors d’âge, qui dérangerait l’idéal de raison et de sens commun que M. de Mouy a dû se faire de cette femme dont Voltaire aurait dit :
Qui n’a pas l’esprit de son âge,De son âge a tout le malheur !
En vain, cette femme, plus jeune que son âge, parle-t-elle à chaque instant, dans toutes ses lettres, comme Mademoiselle de Lespinasse, bouillante de ses trente ans contenus et impatients, parlerait à M. de Guibert : « J’irai jusqu’à vous, tant que terre pourra me porter, et, là, je mourrai dans vos bras, de joie, de plaisir et d’amour ! »
De ces phrases de feu regorge la correspondance. Mais, dès qu’il s’en allume une, M. de Mouy, comme les bedeaux qui éteignent les cierges dans les églises, ne manque jamais de planter dessus l’éteignoir d’une observation, et, quelquefois, d’une petite critique… « Mon cher fils, mon cher Roi, mon cher Stanislas-Auguste, — écrit un jour Madame Geoffrin, — vous voilà trois personnes en une seule et vous êtes ma Trinité ! »
Phrase charmante, que l’amitié pourrait écrire comme l’amour. Pour M. de Mouy, c’est trop encore ! L’enthousiasme de cette lettre, dit-il, est un peu puéril (oui ! le mot puéril y est !), et il ajoute, pour l’excuser, cette atténuation à la Sainte-Beuve : « On poussait alors à l’extrême l’expression des sentiments. »
Inconcevable disposition d’esprit ! pour n’avoir pas à reconnaître, en Madame Geoffrin, de l’amour, M. de Mouy aime mieux l’accuser d’amour-propre. L’amitié d’un Roi, dit-il, devait exalter sa vanité, et il en fait, la voilà bien lotie ! une Madame Jourdain, gonflée autant que l’est le Bourgeois gentilhomme d’être dans l’intimité des marquis et des duchesses, mais tout, tout, plutôt que d’être amoureuse ! M. de Mouy a une telle peur de trouver sa Madame Geoffrin trop sensible, cette femme qu’il a besoin, comme son éditeur, d’estimer, qu’il voit de l’ampoulé littéraire partout où il y a de l’intensité de nature humaine ; et c’est ainsi que, rougissant pour elle, il fait, sinon à sa vertu, du moins à sa sagesse, de la grammaire un éventail !
Eh bien, qu’il veuille bien me le pardonner, je me permets de penser autrement que M. de Mouy ! Je ne partage pas ses petits tremblements devant l’amour ; je ne partage pas ses incroyables et parfois amusantes anxiétés sur l’état du cœur de Madame Geoffrin. Quoiqu’il fut mon collaborateur au Constitutionnel, M. de Mouy, je ne collabore pas à sa thèse sur les sentiments d’amitié, uniquement d’amitié, et de maternité adoptive, qu’il se contente de voir en Madame Geoffrin pour l’homme le plus beau, le plus poétique et le moins corrompu de son siècle ; car il était tout cela, Poniatowski ! Je crois, d’honneur, qu’il y avait plus que de l’amitié dans le fond de son cœur, à Madame Geoffrin ! Je crois qu’il y avait un sentiment d’une autre nature, lequel y passe à travers les formes de son langage et en les embrasant, et que ce sentiment ne compromet pas trop aux yeux de la postérité cette femme raisonnable, dont le cœur peut-être n’avait jamais battu avant de rencontrer Poniatowski. Pour moi, il m’est impossible de ne pas reconnaître ce sentiment sous les respects adressés au Roi et les tendresses maternelles de la femme âgée à l’homme moins âgé qu’elle, et j’estime même que, tout redouté qu’il soit de M. de Mouy, c’est là un sentiment qui l’honore, cette femme, bien loin de la déconsidérer ! Le ridicule que M. de Mouy craint peut-être pour Madame Geoffrin, je ne le crains pas, moi. Il n’y a jamais de ridicule dans une passion quand elle est vraie, et je pense même comme Madame de Staël, c’est que le ridicule ici est un mot inventé par le monde pour dégoûter des sentiments exaltés les âmes qui valent mieux que lui. Être capable d’amour encore à l’âge terrible et sans beauté où les femmes sentent leur cœur impuissant ou détruit, est au contraire une chose touchante… et superbe ! Superbe ! car elle témoigne de l’immortalité du cœur et de la force de la vie, et il n’est pas besoin, comme si c’était une honte, de s’en cacher.
IV §
Ainsi, pour moi, j’ose le penser et j’ose le dire, ce fut une amoureuse que Madame Geoffrin, et une amoureuse désheurée, aimant à l’âge où l’on n’aime plus, ce qui ne l’empêcha pas d’être la femme la plus raisonnable de son siècle. Le monde est ainsi fait qu’à ses yeux un poète, par exemple, ne peut jamais être un homme d’État, — et Chateaubriand, en son temps, s’est assez plaint de cette sottise, — et qu’une femme raisonnable aussi, parce qu’elle est une femme raisonnable, ne peut pas avoir l’âme vive et tendre. Seulement, le monde n’est qu’un gros butor, très pédant, malgré son apparente légèreté, et il faut le laisser à sa logique de gros butor et à ses classifications d’imbécile. Pour ceux qui voient plus haut que lui, l’irréprochable raison de Madame Geoffrin n’en demeura pas moins tout ce qu’elle était et ne s’affaiblit ni ne se faussa parce qu’elle aima ; et même ce fut là une épreuve pour cette raison qui ne fléchit pas une seule fois dans la conduite de sa vie, et la preuve de sa solidité. Oui ! elle aima, cela est certain et ressort et jaillit pour moi de toutes les lettres de la Correspondance que voici ; mais son amour ne fut pas plus fort que sa raison, restée imperturbablement la maîtresse de son logis et la faiseuse de son ménage ; et si cet amour, qui lui vint tard, fut fou, — car tout amour est fou, — ses folies ne dépassèrent point les limites de son pauvre cœur, résolu à être aussi sage que sa tête, mais qui ne le fut pas toujours… Elle aima, tout l’atteste. Le voile de maternité dont elle voulut cacher son autre amour était comme tous les voiles, ces traîtres ! au lieu de cacher, il montrait… Ressource, du reste, de toutes les femmes qui aiment trop loin d’elles dans la vie ! Que j’en ai connu, d’âge de mères, qui s’apaisaient d’une autre tendresse que de la tendresse maternelle en vous appelant du nom de fils ! Madame Geoffrin fut de celles-là… Le don de séduction qui était en Poniatowski, ce séducteur d’impératrice, ne rencontra pas d’obstacle à sa toute-puissance dans la raison de cette femme dont le mâle esprit, inaccessible aux engouements de son époque, toisait, toute petite bourgeoise qu’elle fût, et le grand Frédéric, et Catherine-le-Grand, et Voltaire, avec une toise d’une telle précision que les plus forts de ce temps-ci (Joseph de Maistre, par exemple, sur le grand Prussien Frédéric de Prusse), n’ont eu besoin ni de la raccourcirai de l’allonger… Stanislas Poniatowski n’était pas, en effet, un séducteur des temps corrompus où il vivait et dont Madame Geoffrin aurait pu dire, comme de la politique de ces temps : « Ce sont les profondeurs de Satan ! » Plus beau que Richelieu, il avait une âme, et Richelieu n’en avait pas. Il n’était pas un roué, lui. C’était un chevalier, et ses qualités morales faisaient équation avec sa beauté souveraine. Un portrait, gravé par Rajon, et qui doit être ressemblant, car il est copié d’un portrait de famille appartenant aux Poniatowski, nous donne l’idée de cette beauté qui séduisit Catherine à l’âge où cette femme, quand il s’agissait de choisir ses amants, avait son libre arbitre encore. Certes ! s’il n’y avait eu en Poniatowski que ce qui entraîna vers lui l’ardente et vigoureuse Czarine, — cette femelle d’Hercule, — un charme si grossier n’aurait pas atteint Madame Geoffrin. Il aurait glissé sur son âme, et il se trouverait que M. de Mouy aurait eu raison, en la défendant de l’amour !
Mais il n’a pas besoin de la défendre. Cet amour était digne de l’un et de l’autre… Je ne suis pas aussi sûr du sentiment de Poniatowski que de celui de Madame Geoffrin. Le jet de jeunesse et l’autocratique fantaisie de Catherine II pour Stanislas-Auguste avaient été pour lui un sentiment dont il porta sur son beau et noble front, jusqu’au tombeau, la mélancolie ! et Madame Geoffrin s’en apercevait assez pour en souffrir. On n’aime jamais qu’une femme entre toutes les femmes qu’on croit le plus aimer, et Catherine fut cette femme-là pour Poniatowski. La flèche barbelée de cette reine des Scythes lui resta toujours dans la poitrine. Raison meilleure encore que la grande raison de Madame Geoffrin pour que l’amour de tous les deux soit resté, dans le moins platonique des siècles, un pur platonisme et un platonisme sans platitude, comme le platonisme l’est souvent. Stanislas-Auguste était bien charmant pour faire un Numa Pompilius, qu’on se représente toujours un peu pataud (est-ce parce qu’il fut un législateur ?), et elle bien vieille pour faire l’Égérie, mais ils furent cela pourtant tous les deux, en plein xviiie siècle, et le xviiie siècle l’accepta. Elle fut le conseil de ce Roi qui n’eut que le cœur de royal et ne put jamais être Roi comme Numa et donner des lois à son peuple ; et elle le poussa, mais en vain, à être un grand homme, cet homme pour qui la gloire fut la seule femme qu’il ne pût séduire. Il y a tant de malchance dans les choses humaines que, sans faire une faute, il périt à l’œuvre, la conscience pure. Elle lui donna pour dernier conseil de laisser là la couronne qu’une femme lui avait mise sur la tête, et une femme (on sent le trait jaloux) qui n’était pas elle !… C’est le seul conseil qu’il ne suivit pas ; mais il l’eût suivi, qu’il n’eût pas effacé la faute de l’avoir acceptée.
Les femmes ne doivent nous faire que comme nous font nos mères ; autrement, c’est pour les hommes— les fissent-elles Rois ! — une indignité.
V §
Le portrait gravé par Rajon à la tête du volume, et qui représente ce Roi de beauté créé Roi politique par une femme, nous le montre avec son cou nu de taureau adouci découvert jusqu’à la poitrine, et ses magnifiques épaules pleines de promesses viriles et nonobstant d’une grâce tombante d’épaules de femme. Le visage est si correctement beau qu’on en dirait une au lieu d’un homme, sans la coiffure, qui est celle des hommes de ce temps.
Les orbes des yeux ont l’éclat et la largeur de deux astres… Le front, carré, qui est le front de la sagesse selon Lavater, a, chose singulière ! les lignes rectes du front de Catherine II. Est-ce pour cela qu’elle l’a couronné ?… Assis négligemment devant une table et dans un somptueux négligé de satrape, — tout soie et fourrures, — il a devant lui sa couronne, dans le cercle de laquelle l’artiste, mélancolique fantaisie ! a placé un sablier, qui soutient une de ces belles mains tant embrassées par Madame Geoffrin dans ses lettres. Vu de trois quarts, il tourne vers une fenêtre ouverte ces yeux lumineux qui ne sont pas désespérés encore, et il a l’air d’attendre quelque chose qui ne vient pas et qui pour lui n’est jamais venu…
Ce qui vint seul, ce fut Madame Geoffrin. Elle vint juvénilement à près de soixante-dix ans, et à travers cinq cents lieues d’espaces qui auraient dû, dans ce temps-là surtout, épouvanter une vieille Parisienne sédentaire, assez courageuse pour abandonner son salon. Elle vint romanesquement enivrée, mais s’en retourna triste d’une mystérieuse tristesse que la correspondance n’explique pas, et dans laquelle on peut voir encore de l’amour… Qu’on l’y voie ou qu’on ne l’y voie pas, du reste, il y en a assez dans ces lettres, où elle parle à Stanislas-Auguste comme à Dieu, pour qu’on soit sûr qu’elle a aimé, Madame Geoffrin !… M. de Mouy n’en convient pas et n’en conviendra jamais ; mais Fontenelle, qui à vue d’œil reconnaissait les femmes par lesquelles l’amour avait passé, Fontenelle, comme moi, l’aurait dit et en aurait juré.
X. Doudan §
Mélanges et Lettres, par M. X. Doudan.
I §
Encore un livre posthume ! Eheu, Posthume, Posthume !… Mais il n’y a point ici à gémir. Celui-ci est moins plat que ces ossements ou ces osselets de la Vie de Napoléon, par Stendhal, sur lesquels l’éditeur, qui n’est pas un prophète, n’a point soufflé… Il n’est pas même plat du tout, celui-ci. Il a du relief et de cette couleur haïe de Stendhal. On est vraiment étonné de ce qu’on trouve en ces deux volumes, formidablement gros à l’œil, mais, à l’esprit, pas lourds ! Et on en est d’autant plus surpris que les noms qui pavoisent la porte de ce livre d’un mort inconnu ne sont pas faits pour donner l’envie d’y entrer. On y a entassé, comme Pélion sur Ossa, d’Haussonville sur Sacy et Sacy sur Cuvillier-Fleury, un amphithéâtre, en balcon, d’académiciens qui ne représentent pas précisément, en littérature, la vie, la grâce, la légèreté, l’ondoyance, la fantaisie aimable, mais qui, dans leurs Notices, n’en donnent pas moins un brevet de tout cela à leur mort inconnu ; et (le croirez-vous ?) qui ne se trompent pas en le lui donnant !! Il avait, en effet, tout cela.
Cet X. Doudan, qui pouvait rester X, et qui a été X toute sa vie, car il avait le goût exquis de l’obscurité, est un esprit de la race de Joubert, de ce délicieux Joubert découvert après sa mort comme un diamant au fond d’un vieux bonheur du jour (c’en était un ce jour-là !), et il le recommence. Il en a le genre d’esprit et presque le genre de destinée. Il a, avec moins de fine bonhomie que ce suave bonhomme de Joubert, mille choses de lui, pourtant, de ces mille choses qui sont des roses… Seulement, c’est un Joubert pâli. Il donnerait un plaisir bien plus vif encore que celui qu’il donne, si Joubert n’avait pas existé. Doudan n’est pas le premier dans cette nuance… Joubert est son aîné, et ce n’est pas ici comme en politique : le droit d’aînesse est resté, en littérature, et je défie bien toutes les législations égalitaires de l’abolir !
Je crois bien qu’il se doutait un peu qu’il était le cadet, car dans toute cette correspondance, qui est l’histoire littéraire du temps de la découverte de Joubert, il n’est pas dit un mot de ce livre, qui fit un bruit si doux quand il parut, dont la gloire fut comme mélodieuse, et qui dut le ravir, — je n’en doute pas ! — lui, Doudan, dans ce qu’il avait de plus sensible, de plus délicat et de plus profond. Aussi bien on est trop accoutumé les uns aux autres pour se vanter en famille, ce qui est ridicule, d’ailleurs. Et le cadet que voici se tut sur les mérites de cet aîné, plus beau que lui, mais auquel il ressemble. Il trouva peut-être qu’il lui ressemblait trop pour en parler, et il fut modeste pour deux.
II §
C’est trop de la moitié
, comme disait Tartuffe. Ce Doudan, qui s’appelait Ximénès et qui n’était pas cardinal, — l’aurait-il été que ce n’eût pas été comme Ximénès, mais comme Bembo, — ce Ximénès Doudan sortait de terre, comme une taupe, ou de Douai, cette taupinière, et serait resté un petit professeur perdu quelque part sans les de Broglie, qui le prirent chez eux comme précepteur, et qui tombèrent bientôt sous le charme de cet esprit à qui les bégueules de la politique ne résistaient pas et qui, plus fort que Don Juan qui ne séduisait que les femmes, accomplissait ce tour de force et de souplesse de séduire des doctrinaires… Joubert avait été l’ami de Chateaubriand. La proportion est bien gardée. Ximénès Doudan est à Joubert ce que le prince de Broglie est à Chateaubriand. Le prince de Broglie fut le patron et l’ami de Doudan. Quand il fut ministre, il en fit son chef de cabinet et un maître des requêtes en service extraordinaire. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il le fut ! Mais Joubert était bien, je crois, inspecteur de l’Université, et tous deux ils traînèrent péniblement ces haquets affreux, eux, ces hommes faits pour ne rien faire du tout, si ce n’est de regarder dans leur âme ou dans les ciels de Naples ; eux, ces indolents lazzaroni de la rêverie ou de la pensée, qui ressemblent au beau moissonneur appuyé sur le timon du char rustique, dans le tableau de Léopold Robert, quand tous les autres dansent et s’agitent à l’entour. Doudan, qui va maintenant s’éclairer de ces deux volumes, ne fut guères éclairé pendant les soixante-treize ans de sa vie que par les lampes et les candélabres du salon des de Broglie. Sans cette lumière, on n’aurait rien su de ce qu’il était ; et encore il y avait, quoiqu’il fût un causeur de ce salon où l’on parlait plus qu’on ne causait, bien des petits coins voilés dans son âme où cette lumière ne pénétrait pas.
On ne savait pas grand-chose de son origine, de sa famille, de son passé, et il a bien couru la chance de mourir tout entier, n’ayant vécu, sinon toujours en lui, au moins pour lui, — ce qui est peut-être la meilleure manière de vivre… Le prince de Ligne disait de Catherine II que son empire allait d’une tempe à l’autre de son beau front. C’est bien plus vrai de certains esprits que de Catherine II, qui aurait été très attrapée si elle n’avait eu que cet empire-là… Doudan était justement de ces esprits qui ont leur empire dans leur front, et qui sont pauvres, excepté de cela. Il était un de ceux-là qui n’ont besoin de personne pour s’intéresser à quelque chose. C’était un voluptueux intellectuel, un sybarite, mais de Sybaris ; car il était légèrement païen, ce Ximénès que son homonyme aurait peut-être dénoncé à la Très Sainte Inquisition. Paresseux avec délices comme Figaro, mais activement paresseux, il s’est lui-même comparé à une marmotte qui « serait tracassée par deux petites ailes toujours en mouvement »
. Lui aussi était un corps dont son âme ne savait que faire, ainsi que le disait Madame de Châtenay de son ami Joubert. Il était, comme Joubert, délicat, malade, — ou se croyant malade, — nerveux, avec un filet d’hypocondrie dans cette humeur ironiquement et mélancoliquement gaie qui était la sienne. Il est, dans ses lettres, revenu cent fois, et toujours adorablement, à cette idiosyncrasie de son esprit. Et c’est le moment et le cas de dire que, dans ses lettres, il n’y a que lui, et que c’est bien plus intéressant que s’il y avait tout le monde !…
Il est des esprits qui raffoleront de ses lettres et qui n’auront pas tort d’en raffoler. Elles viendront hiérarchiquement après celles de Madame de Sévigné, de Voltaire, du prince de Ligne, de Madame Du Deffand, l’aveugle clairvoyante et l’amusante ennuyée, et enfin de Joubert, qui n’était pas, lui, qu’un épistolier, mais un penseur à la Platon et un très grand artiste sans le savoir… Est-ce bien sûr qu’il ne le savait pas ? Quand on a tant de talent, on doit avoir une conscience qui vous dit que vous en avez… Doudan a porté dans autre chose que dans ses lettres les facultés délicates et poétiques (et pour moi ce mot-là dit tout !) dont il était doué. Ses amis, qui l’admiraient en ses causeries et qui n’avaient jamais entendu causer comme cela dans aucun ministère, se pendirent à ses oreilles pour lui faire écrire quelque chose comme eux. Il y condescendit à grand-peine. Mais il les attrapa bien ! Il écrivit beaucoup mieux qu’eux. Il écrivit, dans des Revues, quelques articles, sous l’X de son nom, reproduits dans l’édition actuelle, et dans le Journal des Débats un article sur le scepticisme, à propos de Jouffroy, qui, par parenthèse, est bien tout ce qu’on a écrit jamais de plus profond et de plus subtil sur le scepticisme ; mais tout cela, ce n’est pas ses lettres ! Ses lettres, voilà sa gloire, si gloire il y a pour ces choses légères, pour ces pastels pâlis et ces arcs-en-ciel sitôt évanouis, et qui, pâlissant et s’évanouissant, plaisent encore, et, peut-être, comme les blondes qui furent rayonnantes et que le monde appelle passées, plaisent aux âmes tendres davantage !
III §
Ces Lettres, du reste, ne peuvent pas être jugées comme un livre. Elles ne sont pas un livre. Mais elles doivent l’être comme l’expression d’un homme qui a une âme charmante, capable de faire oublier, en lisant ses lettres, les erreurs et les débilités de son esprit, — et c’est ici que la Critique va prendre son cœur à deux mains pour dire toute la vérité sur un livre qui lui a donné tant de plaisir… Doudan est, en effet, sur bien des points, un débile et un erroné. Quoiqu’il ressemble à Joubert par l’accent, le coloris, le platonisme, et ce que je me permettrai d’appeler : la sensualité de l’immatériel, Joubert a une autre religion littéraire et d’autres assises dans la pensée que ce capricieux Doudan, qui s’amuse à sauter, avec tant de grâce, à travers tous les cerceaux du paradoxe, et qui avait bien ses raisons pour résister à ses amis qui lui conseillaient de faire un livre. Il est vrai que c’était pour entrer à l’Académie !… Joubert, ce frêle et fragile Joubert, a une tête très ferme, et qui ne tremble pas comme une herbe dans la lumière… Ses Pensées et ses Maximes le prouvent avec éclat. Il était un critique, et sans la voluptueuse paresse de son esprit, il aurait pu être un grand critique. Il tire de l’ensemble de ses notions des certitudes nécessaires au critique, et que le mobile Doudan, moelleux comme son nom, ne connaissait pas. Quoiqu’il ait écrit ce chef-d’œuvre de discussion sur le scepticisme dont j’ai parlé plus haut, Doudan était un sceptique de fait, s’il ne l’était pas de théorie. C’était un spiritualiste flottant dans tous les airs du spiritualisme. Le spiritualisme est toujours agité. Joubert avait, de plus, sur Doudan, la supériorité des idées chrétiennes ; car Doudan, dont l’âme est chrétienne encore dans beaucoup de ses résonnances, malgré le paganisme de son esprit, est un instrument désaccordé. Les sentiments et les sensations de ses lettres, exprimés avec la magie d’une forme très personnelle, sont infiniment au-dessus des jugements qu’on y trouve, et puisque ces lettres sont une histoire littéraire du temps où leur auteur vivait, il faut se demander, pour avoir une idée de son coup d’œil, ce qu’il a vu dans le xixe siècle à mesure qu’il se déroulait devant lui.
Eh bien, — ceci est très curieux et il faut le dire, — il n’a rien vu du tout de ce qu’il aurait dû y voir ! Par quoi donc a-t-il eu l’esprit bouché, cet homme d’esprit pourtant, cet homme qui n’avait pas attendu, comme Goethe, que le temps le fît spectateur, qui l’était dès sa première jeunesse et qui même ne voulut jamais être que cela ?… Littérairement, — et la littérature fut la préoccupation majeure de sa vie, l’air ambiant dans lequel trempait sa pensée, — littérairement, quelle a été la portée et la sûreté de son regard ? Il a vécu, de 1820 à 1873, dans la plénitude de ses facultés, la plume à la main et l’œil aux livres. Comment les a-t-il jugés, ces livres, en dehors de ses sensations de gourmet littéraire ?… Comment a-t-il apprécié les choses et les hommes ? Les a-t-il devinés ou compris ? Quels talents a-t-il avisés ou pressentis ? Quels a-t-il vus au-dessus ou au-dessous de l’horizon ?… Il n’a point parlé de Joubert ; il aurait cru parler de lui-même. Mais, pour commencer par les géants de ce temps-là, comment a-t-il traité, lui, le littérateur qui se connaissait autant à la forme qu’à la pensée, comment a-t-il traité de Maistre et Bonald, les deux plus forts esprits du siècle certainement ? Dans ses lettres, il y a deux mots de détestation sur eux et il passe… Et Lamennais ?… Il s’y arrête davantage et à plusieurs endroits il le mordille, mais à la peau, et avec la plus petitement spirituelle superficialité. C’est une pitié que cet esprit-là ! Balzac, dans ce temps, émergeait de l’horizon comme un astre. Il y rayonnait et il le remplissait tout entier de vingt volumes de chefs-d’œuvre, qui se succédaient comme les batailles de Napoléon. Il y a, dans ces lettres de Doudan, deux lignes dénigrantes et insolentes sur Balzac, et il passe… Il fait à Balzac cet honneur de passer, après avoir déjà passé devant Bonald et devant de Maistre ! Il n’a pas l’air de se douter de la supériorité de pareils hommes… Stendhal, qui publiait alors des choses aussi neuves que profondes, Stendhal, l’original auteur de Rouge et Noir, n’a qu’un mot, à propos de sa Chartreuse, et il est de mépris, — et du plus ignorant des mépris ! Lamartine est raillé, à nombre de pages, sous sa double espèce de poète et d’homme politique. De Vigny, le troisième grand poète de l’époque, et d’un idéal qui aurait dû attirer un esprit qui ne parle que d’idéal, est traité de poète « musqué, pincé, poudré »
… Ah ! la poudre, c’est celui qui écrit de telles choses qui l’a dans les yeux ! et cette poudre n’est que de la poussière !… Mais, en revanche de toutes ces méconnaissances, Doudan, qui vante Rousseau comme on le vantait au xviiie siècle et comme s’il était lui-même du xviiie siècle, Doudan, qui aime le docteur Chalmers comme tous les benêts du xixe, Doudan, cet esprit trop frais, trop léger et trop badin pour n’être pas révolté par les beautés logiques du Dante, finit par avouer sa passion pour Edgar Quinet, et voilà tous les autres vengés ! Edgar Quinet ! Quel trou dans le tissu soyeux et délicatement nué de cet homme de goût, de ce pur et élégant platonicien ! Il admire Quinet, et il voudrait le conseiller, dit-il, pour le mieux diriger dans le sens élevé de son talent. C’est logique, n’est-ce pas ?. Il aspire à être le précepteur du gros Quinet comme il l’est du petit de Broglie ! Tel est le discernement de cet homme littéraire, dont Cuvillier-Fleury, le critique, voulait faire un critique comme lui. Parbleu ! il l’aurait bien été… Et je ne parle que des jugements et des préférences de l’homme littéraire, mais si j’entrais dans l’examen des préférences et des jugements de l’homme politique, qui sont aussi là, dans ces lettres, je ne trouverais que ceci : il était de chez les de Broglie.
Et voilà le mal ! C’est d’être « de chez quelqu’un » ! C’est d’être, comme Grippe-Soleil, « de la compagnie « de monseigneur » ! Ce n’est pas toujours du soleil qu’on y grippe. Pour mon compte, je sais bien tout ce que ce pauvre Doudan y a grippé. Il y a grippé tout ce qui borne son regard, tout ce qui émousse son acier ; car il a beau ne pas avoir d’r dans son nom, ce doux Doudan, il a de l’acier dans son velours. Tout ce qui nuit à sa grâce native, il le doit à ce salon dans lequel il a passé sa vie. Il en a pris les goûts, les opinions et les mœurs. Ce Fantasio, ce gracioso, ce rêveur qui a des vivacités, ce misanthrope riant, ce Chamfort qui sourit, ce désabusé qui plaisante, n’était pas fait pour les coteries doctrinaires, la morale protestante et les cultes académiques d’un salon où plane beaucoup plus l’ombre épaisse et gourmée de l’aïeul Necker que l’ombre lumineuse de la grand-mère Madame de Staël… Pour ce salon, des Rémusat et des Villemain sont de bien plus grands hommes que de Maistre et de Bonald… L’Académie y est regardée comme le but suprême où doit, en France, viser le grand esprit humain ; et on s’y étonnait que Doudan, aimé de ces doctrinaires encravatés et pédants, mais qui l’aimaient pour ce qui se fait aimer même des ennemis, — la grâce, — ne voulût pas faire quelque petite chose pour y entrer. Cousin avait la magnanimité de ne lui demander que les deux lignes qu’il fallait d’un homme autrefois pour le faire pendre. À ce prix, il l’y aurait bloqué… Doudan y répugnait. Il se dérobait, avec sa souplesse arlequine, quand il était question de sauter ce fossé. Son goût se hérissait quand on lui faisait flairer le laurier académique. Il disait, comme l’ours : « Ôtons-nous, car il sent ! »
et il avait plus de nez que l’ours. Mais le respect pour l’Académie de la maison où il vivait tombait sur lui, malgré tout… « Je regarde — dit-il quelque part — le discours qu’on prononce à l’Académie comme l’action la plus importante de la vie. »
De qui se moquait-il quand il disait cela ?… Des autres ou de lui ?… Il avait une si jolie manière de se moquer de lui, et il rappliquait aux autres quelquefois. Mais s’il se moquait, l’ont-ils vu, les académiciens qui voulaient le faire académicien comme eux, qui voulaient lui couper la queue et auxquels il ne disait pas, renard plus fin que l’autre : « Tournez-vous et l’on vous répondra. »
Il se contentait de les regarder.
IV §
Et ils n’y ont vu que du feu, ces pauvres diables d’Académie. Ce sont eux qui, à l’heure qu’il est, publient les œuvres de l’homme qui, de nature, leur ressemblait si peu, et paient son convoi (croient-ils) pour l’immortalité. Ils l’ont fait partir pour cette destination par l’omnibus Lévy au lieu de l’omnibus Didier, qui est le corbillard officiellement académique, mais ils n’auront pas voulu manquer à l’étiquette de l’Académie, puisque le malheureux n’en était pas… Qu’importe ! du reste. La publication de ces lettres de Ximénès Doudan mérite un succès que je crois certain, malgré les défaillances de l’auteur ou des éditeurs. Il y a, en effet, beaucoup de points tombés dans ce tissu. Les éditeurs d’un homme seront toujours les mêmes trembleurs ! De Louis-Philippe à la République de 1848 les lettres manquent ; au coup d’État de Napoléon III et à sa chute, les lettres manquent encore. Il n’est pas probable, cependant, que Doudan fût retiré à la Trappe pendant ces temps-là ?… On désirerait avoir les opinions et les impressions de Doudan sur ces événements. Les impressions d’un homme d’esprit sont toujours intéressantes ; car, nous qui ne sommes pas du salon de Broglie, nous ne prenons Ximénès Doudan ni pour un homme d’État, ni pour un homme de lettres, mais pour un homme d’esprit qui, comme un jeune chat, a joué toute sa vie avec cette queue que les académiciens voulaient lui couper. Avec ses impressions, nous aurions probablement, par reflet ou par ricochet, les opinions de la maison de Broglie au moment de ces catastrophes. Nous sommes aussi curieux que Doudan lui-même, qui était curieux de tout et qui disait : « Je n’ai jamais passé devant un chenil sans avoir envie de savoir comment on y pensait et comment on y vivait. »
Sophie Arnould §
Sophie Arnould d’après sa correspondance, par MM. Jules et Edmond de Goncourt.
I §
Ce n’est pas un livre nouveau, mais la reproduction d’un livre ancien déjà, mais qui n’a point vieilli. De combien de livres de cette époque flétrissante et sitôt flétrie peut-on dire qu’ils n’ont pas vieilli, qu’ils sont restés ce qu’ils étaient dans la splendeur du premier jour ?… Eh bien, celui-ci n’a point passé ! Sa couleur tient bon. Il vaut réellement l’édition qu’on vient d’en faire, — et cette édition est, par l’exécution typographique et l’ornementation, par la gravure, le luxe et la coquetterie des détails, très digne de la courtisane dont il est question dans ce livre, — de la courtisane la plus courtisane de l’époque la plus courtisane aussi, et dont MM. de Goncourt sont les courtisans… Les courtisans, il faut bien le dire, oui ! bien plus que les historiens. Il y a du juge dans l’historien, et MM. de Goncourt aiment bien trop le xviiie siècle pour le juger. Il faut qu’un homme soit fièrement organisé pour juger sa maîtresse, et MM. de Goncourt n’ont pas cette faculté supérieure et cruelle du jugement. Ils s’abandonnent… Ils ont, pour le xviiie siècle, l’amour, comme on le représentait précisément au xviiie siècle, avec le bandeau mythologique qu’on lui nouait alors autour de la tête, — ce bandeau à travers lequel on voit ce qu’on aime et on ne voit pas ce qu’on n’aimerait plus, si on le voyait ! MM. de Goncourt n’ont pas le cœur d’être des historiens d’un siècle qu’ils adorent… ils n’en sont que les éblouissants chroniqueurs. Ils n’en sont que les peintres, et encore dans la manière des peintres de ce xviiie siècle qui les a faits ce qu’ils sont… Ils peignent comme Fragonard, ils peignent comme Chardin, ils peignent comme Boucher, ils peignent comme les deux frères Le Nain, ces deux frères de Goncourt ! Ils peignent sur toile, ils peignent sur soie, ils peignent sur ivoire, ils peignent sur porcelaine, ils peignent sur tout. Ce sont des merveilles de peinture que leurs livres sur le xviiie siècle, dans lesquels ils rappellent si bien, littérairement, les peintres de cette époque, dont ils fondent la couleur et la manière dans une couleur et une manière à eux. Cela rosoie, verdoie, chatoie et flamboie. Mais le pinceau qui a peint tout cela est idolâtre et sa peinture est une flatterie. Même dans cette Sophie Arnould, dont ils nous donnent la chronique… scandaleuse, ces courtisans du xviiie siècle courtisent encore trop la courtisane et ils oublient qu’avec de pareilles coquines on ne fait pas des Assomptions.
La Correspondance qu’ils ont publiée — car leur livre s’appelle Sophie Arnould d’après sa correspondance — aurait dû les dégriser pourtant, ces grisés charmants qui voient en beau, quand ils sont gris. Pour mon compte, je ne la trouve intéressante, cette Correspondance, que parce qu’elle dépoétise et déshonore Sophie Arnould, le Voltaire femelle, pour l’esprit sur place, dont les de Goncourt font l’histoire comme si elle ne vivait pas assez dans les mots qu’elle a laissés derrière elle, puisqu’elle avait le don de ces étincelles qui ne s’éteignent pas, et qu’il fallût la chercher dans le détail, les misères et les turpitudes de sa vie ! La Correspondance de Sophie Arnould donne un démenti à tout ce qu’on savait d’elle, — du moins à tout ce qu’on en imaginait ; car elle avait tant d’esprit qu’elle faisait l’effet d’être altière, d’avoir la fierté de cet esprit terrible, et la Correspondance nous apprend qu’au contraire elle ne l’avait pas, et qu’avant de mourir, la misérable s’est aplatie.
Évidemment, MM. de Goncourt, ces aimables flatteurs du xviiie siècle, se sont trompés sur cette correspondance et ils auraient pu ne pas l’exhiber. Nous n’y aurions guères perdu, et Sophie Arnould y aurait gagné ; car cette Correspondance est abominablement humiliante pour elle, l’héroïne de leur livre ! Il y a des choses, il est vrai, dans cette Correspondance, qu’il est impossible même à MM. de Goncourt de ne pas voir… En leur qualité de peintres, d’ailleurs, et de peintres recherchant des effets de peinture, ils ont peut-être trouvé frappant et pathétique de montrer les vices et la misère, fille de ces vices, chez la plus brillante et la plus spirituelle courtisane du xviiie siècle, morte de misère après l’éclat et les bonheurs du talent et de la fortune, le triomphe, l’enivrement, toutes les gloires sataniques de la vie, et de faire de tout cela un foudroyant contraste, une magnifique antithèse… Mais s’ils ont montré — hardiment pour eux — la fameuse Sophie Arnould, qui naturellement devait tenter la sensualité de leur pinceau, dégradée de cœur, de mœurs, de fierté, de talent et de beauté, au déclin cruel de la vie, ils n’ont pas osé aller jusqu’à la vérité tout entière. Ils lui ont épargné la dégradation qui, pour elle, aurait été la plus affreuse. Ils ne l’ont pas dégradée de son esprit, ils l’ont proclamée spirituelle jusqu’à sa dernière heure, — et sa dernière heure l’avait abêtie. La Correspondance que voici l’atteste et ils ne s’en aperçoivent pas ! Ces éblouissants éblouis ont gardé dans les yeux l’impression des éclairs de cet esprit qui en avait tant lancé dans sa vie, et ils croient toujours en voir briller, dans ses lettres éteintes, quand, de fait, il n’y en a plus.
Elles sont, en effet, le contraire de ce qu’on attendait, ces pitoyables et tristes lettres… et personne n’aura d’admiration à leur service, personne excepté MM. de Goncourt, qui phrasent de ces marivaudages sur elles : « Ces lettres de Sophie avec leur tour, leur franchise et leur premier coup, leur agrément libre et poissard, leurs larmes de si belle humeur, leur philosophie en chansons, leur coquetterie à la diable, leur esprit au petit bonheur, leurs charmes à l’aventure, leurs grâces salées… peuvent être le mets des plus délicats. »
Ah ! Montesquieu avait raison, les gens d’esprit font les livres qu’ils lisent. Dans ces lettres de Sophie Arnould, excepté la poissarderie, je ne vois pas un mot de cela ! Je n’y retrouve qu’épuisée, ramollie, finie, cette formidable Sophie Arnould qui faisait tout trembler devant son esprit, devant cette furie de mots coupants et vibrants que personne n’eut au même degré qu’elle, dans un temps où l’esprit dominait le génie et où les hommes de génie étaient encore plus des hommes d’esprit, comme Voltaire et Montesquieu… Allez ! il n’y a plus ici de Sophie Arnould, de ce Caquet Bon Bec sublime qui n’était plus un bec de pie, mais un bec d’aigle ; il n’y a plus ici d’Aspasie de l’épigramme qui se serait moquée de Périclès ; il n’y a plus de Vénus, impudique et armée : Venus armata. Je n’y trouve plus qu’une vieille mendiante, sans poésie et sans pittoresque, tendant la main à tout le monde ; affligée d’un squirre qui la punit par où elle a péché ; cynique quand elle parle de ses infirmités physiques, — de l’ébrèchement de son Cuvier ; concubine sentimentale après avoir été une concubine débauchée ; mettant le sentiment qu’affectait aussi son corrompu de siècle par-dessus sa corruption. Le sentiment dans la corruption ! tout ce qu’il y a au monde de plus hideux ! Cette Sophie Arnould, dont le nom de Sophie — dérision ! — signifie sagesse, n’a plus de sagesse à l’extrémité d’une vie folle que de vivre en bonne intelligence avec les femmes que ses anciens amants ont épousées ; n’ayant plus même l’énergie ou la délicatesse d’une jalousie qui reste quelquefois aux femmes les plus perdues ; pourrie de cœur dans un corps pourri, — ce qui n’étonne guères dans une courtisane, — mais pourrie jusque dans son esprit même, cet esprit par lequel elle avait bien plus régné que par son corps et que MM. de Goncourt voudraient nous faire croire immortel ! Je ne sache rien de plus honteusement lamentable. C’est Gavarni, l’implacable Gavarni qu’il faudrait ici, au lieu de MM. de Goncourt. Mais c’est elle-même, la malheureuse ! qui, sans s’en douter, dans ses lettres, a été à elle-même son Gavarni.
II §
Jamais chute plus profonde après une montée plus rapide… Une autre coquine de ces temps de coquines heureuses qui ont cependant fini par tomber, la Dubarry, eut l’honneur d’être guillotinée avec le même couperet que Marie Antoinette, mais la fin, dans la destinée de Sophie Arnould, rien n’en a diminué ou n’en a relevé la bassesse. Cet oiseau chantant de la volière de Madame de Pompadour et de la princesse de Conti, dont la Reine disait, comme d’un oiseau, avec le mépris naïf qu’elle avait pour la nature humaine, cette charitable Marie Leczinska : « Vous me la donnerez, n’est-ce pas ? je la veux ! »
, s’est élancé, comme un oiseau, dans le plus bleu de la vie. Cantatrice plus de nature que d’art, elle avait une voix qui faisait pleurer, en attendant que les mots plaisants ou cruels, dits par elle au lieu d’être chantés, fissent rire la gaieté ou saigner l’amour-propre. Sophie Arnould commença par chanter dans les églises, à la Cour, puis à l’Opéra, où cette voix expressive, cette voix d’esprit, lutta contre la vraie musique, — la musique de Gluck qu’elle avait appelée « une bête »
et contre laquelle elle se brisa. Ce fut encore l’esprit qui fit le succès et la beauté de cette voix, dont Galiani disait : « Jamais asthme n’a si bien chanté ».
L’asthme déchanta. Le Rossignol, qui avait charmé, ne plana plus. Ce fut l’esprit, l’esprit tout seul :
L’esprit, l’aigle vengeur qui plane sur la vie,
comme a dit un poète de ma connaissance, — et qui la vengea ! Elle devint alors une autre puissance, non moins applaudie, non moins retentissante. Elle fut la Bacchante d’esprit de toutes les orgies de ce temps d’orgies que fut le xviiie siècle. Elle était de force à peloter avec les plus forts esprits de cette époque, où la conversation était adorée. Elle avait, à elle seule, la grâce bonne enfant du délicieux prince de Ligne, l’image opulente de Rivarol et la morsure de Chamfort. Elle avait fait un nœud de tout cela et c’était là son nœud d’épaule ! Pendant des années et jusqu’à la Révolution, qui a tué l’esprit comme elle a tué tant d’autres choses, elle régna par les mots, la plus jolie manière de régner en France, quand on y régnait ! Elle fut la Sagittaire, au carquois inépuisable, qui cribla son siècle des flèches d’or de ses mots et qui, maintenant, à l’exception de quelques-unes, sont pour la plupart égarées ou perdues. J’aurais mieux aimé les voir ramasser à MM. de Goncourt que les pauvres lettres qu’ils ont ramassées. Ils leur auraient redonné un carquois qu’ils étaient très capables de peindre et de ciseler. Je me suis laissé dire qu’il y avait un Arnouldiana quelque part, mais j’aurais préféré le leur. De cela seul qu’ils étaient hommes de lettres, Voltaire, le prince de Ligne, Rivarol et Chamfort, ont pu sauvegarder beaucoup de leur esprit, puissancialisé par la causerie et qu’ils ont jeté dans leurs livres. Mais Sophie Arnould, qui ne savait pas l’orthographe, n’était qu’une jouisseuse en toute chose, et elle laissait perdre la mousse de son esprit comme la mousse du vin de Champagne, sur le pied du verre, à souper…
Spirituelle, n’étant que spirituelle en tout, cette diablesse d’esprit n’était pas jolie, et même le portrait qu’en donnent MM. de Goncourt, à la tête de leur ouvrage et d’après un dessin du xviiie siècle, nous la crache fort laide. Elle y est représentée les yeux en l’air, pâmés sous un front sans sourcils, la bouche ouverte (chantant probablement), et il est impossible d’être moins que dans ce portrait la Sophie Arnould que l’imagination se figure. L’imagination a peut-être tort… Les cheveux soulevés sont retenus dans le cercle d’un ruban ; le visage est long et maigre. On sent les os sous la peau, aux pommettes. La bouche, aux commissures trop relevées, fait un trou noir désagréable. C’est par là que l’asthme chantait. C’est par là que sortait ce souffle dont le marquis de Louvois, blessé certainement par quelque épigramme de Sophie, disait, avec la haine qui trouve le mot comme le génie : « Savez-vous pourquoi elle sent si mauvais, Sophie Arnould ? C’est qu’elle a son cœur sur ses lèvres. »
Les livres, les mémoires, — les espions du temps, — nous disent tous qu’elle avait l’haleine infecte, l’haleine de ses mœurs. Mais cela n’a pas empêché les baisers de toute une époque de pleuvoir sur cette bouche empoisonnée, qui se purifiait peut-être une minute au feu de l’esprit et de la passion qui y passait. Cette horreur dite d’elle est-elle vraie, d’ailleurs ? Sophie Arnould, parce qu’elle était une puissance, a été traitée comme toutes les puissances, qui sont, un jour, vilipendées par ceux qui les ont le plus lâchement subies… Elle était un prodige d’esprit : on en a fait un monstre moral et physique. Mais si réellement elle en fut un, il faut s’étonner d’autant plus de l’empire d’une fille qui fut la Ninon de son temps, bien plus dépravé que le temps de Ninon, et qui n’avait que la moitié de ce qu’avait Ninon pour vaincre dans les luttes olympiques de son métier de courtisane, — car Ninon avait sa beauté.
III §
C’est cet empire de l’esprit seul et réduit à lui-même, exercé si souverainement et si longtemps par une coquine méprisée, honnie, exécrée et laide, qu’il fallait détacher, pour l’expliquer, de tout ce qui n’était pas cet empire. C’est cette gloire de l’esprit qu’il fallait faire sortir de cette infamie et en arracher !…
Or, c’est ce que MM. de Goncourt n’ont pas fait. Ils ne discutent pas l’étrange puissance de Sophie Arnould sur une société qui avait des courtisanes plus belles qu’elle et tout aussi débauchées ; ils la prennent en bloc, cette puissance, et ils ne l’analysent pas. Pour ces amoureux des personnes et des choses du xviiie siècle, Sophie Arnould est peut-être jolie et même belle, malgré la laideur osseuse et mortifiée du portrait qu’ils nous en ont donné. Pour eux, qui sait ? Sophie Arnould n’est peut-être pas que le phénomène d’esprit que réellement elle était, mais un phénomène bien plus complexe ; car ils la font, dans leur livre, charmante de toutes les manières dont une femme puisse être charmante, comme ils l’ont faite spirituelle dans ces misérables lettres où elle ne l’est plus et qui inspirent à qui les lit, excepté eux, plus de dégoût encore que de pitié.
Tels sont les deux défauts du livre de MM. de Goncourt. Le regard qu’ils jettent sur cette étincelante et étrange personnalité qui fut Sophie Arnould n’est ni assez froid, ni assez profond. C’est le regard d’un enthousiasme enivré qui n’a pas vu le peu de valeur de ces lettres vantées par eux outre mesure, et qui leur a fait intituler leur livre : Sophie Arnould d’après sa correspondance. L’opinion, erronée, selon moi, de MM. de Goncourt, sur l’esprit et le talent de ces lettres, les a empêchés de mesurer l’immense abjection de celle qui les a écrites. Accablantes pour la mémoire de Sophie Arnould, elles ajoutent au mépris qu’elle mérite. Qu’ils ne l’aient pas vue comme je la vois, moi, cette abjection, je n’en suis pas surpris. Ils sont peintres bien plus que moralistes, MM. de Goncourt. Le côté extérieur, pittoresque, esthétique des choses leur semble le grand côté de la vie, et voilà leur excuse ! Quand on est ce qu’ils sont, l’abjecte, dans Sophie Arnould, on peut ne pas la voir sous les roses de la courtisane et dans les fulgurations d’un esprit qui mit tout son siècle à feu ; mais l’imbécillité, tard venue, — mais enfin venue, — pouvait-elle échapper à qui aime tant les choses de l’esprit et se connaît tant aux choses de l’esprit ?… Sophie Arnould est morte imbécile. Elle est morte ruinée d’esprit comme de cœur et de corps. Elle est morte en radotant de sa misère et dans l’écroulement complet, définitif, de l’être entier… Cette courtisane exceptionnelle, qui avait le génie du mot, de l’aperçu, de la répartie, et qui régnait sur la pensée autant que sur les sens des hommes, est morte aussi bête que les autres courtisanes vivent !… Il est véritablement incroyable que MM. de Goncourt n’aient pas vu une chose si facile à voir, — et cela est d’autant plus regrettable que, s’ils l’avaient vue et s’ils l’avaient dite, leur livre y aurait gagné au moins un accent de tristesse, qui l’aurait rendu plus éloquent et plus beau !
Il l’est déjà beaucoup, mais il ne l’est pas assez. Leur Sophie Arnould, telle que la voilà, est certainement l’un des livres les plus brillants qu’ils aient jamais écrits, ces esprits brillants qui aiment tant ce qui brille qu’ils ne peuvent voir ce qui ne brille plus… Seulement, ce livre, tout de passion, n’a pas d’autorité. Eh bien, je m’imagine qu’il pouvait avoir une portée plus grande que celle des rayons du talent qui y brille !… mais pour la lui donner, cette portée, il fallait se mettre au-dessus de son sujet, non pas rester à son niveau. Il ne fallait pas se laisser absorber par cette courtisane dangereuse encore, après sa mort, et qui a des séductions d’outre-tombe… Quand MM. de Goncourt publièrent cette chronique, hardie et quelquefois effrontée comme elle, de Sophie Arnould (c’était en 1857), ils étaient jeunes, — et dans la fougue et la flamme d’un talent qu’ils avaient allumé à tous les candélabres du xviiie siècle. Ils vivaient la tête, le cœur et la main, dans ce siècle… Ils soupaient tous les soirs avec les Revenants de ce siècle qu’ils faisaient revivre sous leur plume, Cagliostros plus magiciens que Cagliostro ! Celle-là qui s’appela un soir Iphigénie en Champagne, leur avait versé du sien… Depuis ce temps-là, les années sont venues, avec les mélancolies qu’elles apportent. L’un des deux enthousiastes du xviiie siècle est parti. Il n’y en a plus qu’un, qui aurait pu revoir le livre, et le livre est resté ce qu’il était. J’ai admiré, au commencement de ce chapitre, qu’il ait conservé son bel éclat de vie et de jeunesse, — car les livres sont parfois plus heureux que les hommes, — mais si, à cet éclat de jeunesse et de vie qui n’a point pâli, M. Edmond de Goncourt avait ajouté de ces choses qu’inspire la vie et qui nous font la mieux comprendre, à mesure que nous la perdons, le livre, œuvre éclatante et charmante, aurait pu devenir un chef-d’œuvre. Je l’aurais souhaité pour la gloire du Goncourt qui reste, et — puisqu’ils ont été toujours un, ces deux frères ! — pour celle du Goncourt qui n’est plus.
Mademoiselle de Condé §
Lettres intimes de Mademoiselle de Condé à Monsieur de La Gervaisais.
I §
On hésite à écrire le mot de « littérature » devant un pareil livre, car, réunies en livre, ces lettres, au fond, n’en sont pas un. Rien de l’art d’écrire, rien du sentiment de l’écrivain n’est dans cette adorable chose pour laquelle on cherche un nom, difficile à trouver… Quoi qu’il en soit, un tel recueil n’en est pas moins bon à opposer aux livres actuels. Si, déjà, au commencement de ce siècle et dans la Préface de la première édition de ces Lettres, Ballanche, qui avait eu l’heureuse fortune de les sauver de l’oubli, écrivait : « qu’elles étaient destinées à former un parfait contraste avec tant de productions plus ou moins empreintes d’un funeste délire, de désolantes préoccupations, d’irrémédiables douleurs… »
, que dirait-il maintenant du moment où M. Paul Viollet les republie avec une admiration presque pieuse ?…
Nous n’en sommes plus au temps de Ballanche et aux productions littéraires caractérisées par Ballanche. En fait de productions littéraires, nous n’en sommes ni aux « irrémédiables douleurs, ni aux désolantes préoccupations, ni au funeste délire… »
, car tout cela avait sa vie et sa poésie encore, et nous ne sommes plus, nous, ni poétiques, ni même vivants ! Nous ne sommes que plats et pourris. Sous prétexte de « naturalisme », nous en sommes arrivés à l’amour désintéressé (encore s’il n’était pas désintéressé !) du laid, du bas, de l’ignoble, du honteux… Nous en sommes arrivés à cette phase, inconnue jusqu’ici en littérature, et qu’on peut appeler « le goujatisme littéraire ». Le goujat, en effet, est tout l’intérêt et l’importance de ce temps. On fait sur le goujat des livres… de goujat… et la société, qui porte à présent la tête en bas, comme le porc, boit cette boue comme du lait ! Les femmes elles-mêmes, qui devraient rester distinguées sur les ruines du monde, se goujatent, avec délices, à ces lectures… Le xviiie siècle, vers la fin, eut sa littérature crapuleuse. Mais sous cette crapule, la passion — la passion hideuse, il est vrai, mais au moins la passion, — existait, tandis que nous ne sommes plus — nous et nos livres — que de la pourriture puant dans de la glace. Nous en sommes tombés à ce degré de crapulosité que nous faisons des livres crapuleux même sans intention d’immoralité. Nous ne voulons mettre à feu ni à sang personne. Nous en serions, d’ailleurs, parfaitement incapables ! Nous avons donc l’amour de la crapule pour la crapule, comme on disait l’amour de l’art pour l’art, dans les temps bêtes… Publiées par Ballanche pour faire contraste aux romans infects du Directoire, les Lettres intimes de Mademoiselle de Condé republiées par M. Paul Viollet font contraste à l’Assommoir, à la Fille Élisa et aux Sœurs Vatard. Seulement, compréhensible et senti au temps de Ballanche, le contraste a grande chance, maintenant, de n’être ni senti ni compris…
Et qu’importe, du reste ! M. Paul Viollet vient après Ballanche, et il doit avoir moins d’illusions que lui. Ce rêveur de Ballanche, qui avait tout à la fois du Platon et du Jocrisse dans sa personne, s’imaginait (écrit-il encore dans la même Préface) qu’il y avait de son temps, dans la Belle France, dix mille fois les dix justes qu’il fallait pour sauver Sodome. Le croirait-il aujourd’hui ?… Et, du reste, encore une fois, qu’importe ! Qu’importe que ces chastes lettres, dans lesquelles expirent les premiers et les derniers soupirs d’une âme céleste, ne puissent plus être comprises d’une société figée et conglutinée dans le matérialisme le plus épais ! Il n’était pas moins instant de les publier. N’y aurait-il qu’une âme — une seule âme — qui sentît la beauté de ces lettres et le charme de leur pureté, qu’il faudrait les publier pour cette seule âme ! Et n’y en aurait-il plus — tout serait-il fini dans le cœur humain — qu’il faudrait les publier encore, comme on élève un autel dans la solitude, pour l’honneur de Dieu !
II §
Quand Ballanche les publia, ces lettres, pour la première fois, non seulement il donnait à ce qui restait de cœurs purs en France, après les impuretés du xviiie siècle, une sensation divine bien au-dessus de toutes les sensations que le Génie lui-même peut donner, mais en plus il préservait Mademoiselle de Condé des derniers outrages de ce xviiie siècle expirant… L’amour de Mademoiselle Louise de Condé pour La Gervaisais, d’une princesse du sang de France pour un petit officier des carabiniers de Monsieur, cet admirable et chaste amour, discret, englouti dans deux âmes d’élite qui eurent également leur renoncement dans l’amour, cette chose rare qui achève l’amour dans ce qu’il a de plus sublime, avait transpiré comme un parfum qu’on percevrait mieux dans une atmosphère empestée, et cette transpiration d’un sentiment ineffablement pur au milieu d’une société corrompue, cette société avait dû en faire ce qu’elle faisait de tout. Elle l’avait sali. En 1790, un roman grossier, intitulé : Les Amours et les Malheurs de Louise, avait (dit M. Paul Viollet) évidemment pour base l’amour de Mademoiselle de Condé pour La Gervaisais. Sans ces lettres intimes, ce flot de fange pouvait rester sur sa mémoire. Alors, on ne savait pas qu’elle pût devenir jamais une Religieuse et une Sainte. Mais on savait qu’elle était princesse, — de sang royal, — et virginale… à n’y pas croire ! C’était bien assez ! Si on avait prévu la Sainte, on aurait été plus insolent encore…
La Sainteté, en effet, c’est par là que devait finir cet incomparable amour, qui passa, sans s’éteindre, de la terre au ciel. Mademoiselle de Condé ne donna que Dieu pour rival à l’homme qu’elle aimait, mais elle emporta son amour pour cet homme jusque dans le sein de Dieu même… Sa vie, quand elle prit le parti héroïque de ne plus voir l’homme trop aimé qu’elle ne pouvait pas épouser, devint aussi héroïque que le parti qu’elle avait pris. La religion ne la saisit pas tout de suite dans ses bras maternels. Il y eut pour elle le moment terrible où l’on ne se pend pas encore à la croix ! La Révolution qui commençait allait, avec le sang qu’elle devait verser, faire un cadre rouge à cette vie douloureuse qui fut une Odyssée digne d’être racontée par un Homère comme Bossuet. Lui seul, qui a dit si grandement celle d’Henriette d’Angleterre cherchant par toute l’Europe des poitrines et des canons qu’elle pût envoyer à son mari, Charles Ier, combattant pour sa couronne et pour sa race, serait digne de raconter cette autre Odyssée de Mademoiselle de Condé, errante aussi par toute l’Europe pour trouver un monastère dans lequel elle pût rester agenouillée devant Dieu et attendre ainsi son éternité… S’être immolée dans son amour lui avait donné la soif de toutes les immolations. C’est dans l’église de Fribourg — dit M. Paul Viollet — que Dieu frappa le coup suprême… Mademoiselle de Condé entra aux capucines de Turin, — mais là comme ailleurs, ni nulle part, elle ne trouva ce qu’elle cherchait. Le reptile révolutionnaire s’était glissé jusque sous la porte des couvents. Les grandes observances n’étaient plus… De Turin elle alla à Vienne, où elle fit ses trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, et elle fut admise aux trappistines de Suisse. Pendant ce temps-là, on lui tuait son neveu, le duc d’Enghien. Le fossé de Vincennes avait remplacé l’échafaud de la place de la Révolution, sur laquelle on lui avait tué son cousin, le Roi Louis XVI. La Trappe de la Sainte-Volonté de Dieu, en Valais, fut dispersée par les armées françaises. Il fallut recommencer tous les pèlerinages de l’exil, et son chemin de croix à travers les nations. Mademoiselle de Condé se retira en Lithuanie ; mais, avec la permission de ses supérieures, elle rejoignit en Angleterre son père et son frère, après neuf années de séparation… Seulement, toujours religieuse, plus religieuse encore que fille et sœur, elle entra, là, dans un couvent de Bénédictines, qu’elle ne quitta que pour revenir en France, où elle fut nommée Supérieure de l’Ordre du Temple sous le nom de Marie-Joseph de la Miséricorde. Elle méritait un pareil nom. Elle avait fait miséricorde à tout le monde, jusqu’au. malheureux homme qui lui avait tué le duc d’Enghien. Depuis ce moment-là, elle ne l’appela jamais que « ce malheureux homme », et elle fit dire pour lui une messe à Rome, quand le malheureux homme mourut à Sainte-Hélène. Elle se souvenait, sans doute, des magnifiques paroles de sa cousine, Clotilde de France, Reine de Sardaigne, qui disait : « que la plus belle place pour une chrétienne dans le Paradis, serait celle où l’on verrait à côté de soi un ennemi pour lequel on aurait prié »
.
III §
Telle fut la Sainte dans Mademoiselle de Condé, mais ce n’est pas à moi de parler de la Sainte. Je n’ai à parler que de la femme qui a écrit ces Lettres intimes, republiées par M. Paul Viollet. Je n’ai à parler que de la sainte de cœur humain que fut cette délicieuse Condé, avant d’être la majestueuse Sainte qu’elle devint devant Dieu et devant l’Église. Certes ! je crois trop à la vérité surnaturelle du catholicisme pour m’étonner beaucoup de voir Mademoiselle de Condé, cette Vierge-martyre, entrée presque de plain-pied dans la Légion des Élus. Je crois trop aux miracles de la Grâce divine toute-puissante pour que la sainteté, la hauteur et la profondeur de la sainteté de Mademoiselle de Condé puissent m’étonner, mais c’est en elle la femme — la femme en dehors de Dieu — qui m’étonne ! D’un autre côté, je connais trop aussi l’argile dont est fait le cœur dans la nature humaine pour que, moi qui crois si absolument à l’amour de Dieu, je puisse croire aussi absolument à l’amour qui n’est pas pour lui. Une femme qui aime réellement dans ce misérable monde est aussi rare qu’un homme de génie, et, au fait, c’est la même chose, puisque le génie de la femme, c’est l’amour ! Mademoiselle de Condé fut une de ces raretés qui aiment, une de ces exceptions parmi les femmes, cette race frivole des femmes, qui singent l’amour sans l’éprouver avec des grâces que Dieu permet et qu’elles pervertissent ! Son amour pour La Gervaisais fut si beau qu’il n’y a pas plus beau dans l’ordre du Génie, et que, je n’hésite pas à le dire, elle est aussi étonnante, dans son siècle, comme cœur de femme, que, comme tête d’homme, Napoléon !
Et ces lettres le disent et le prouvent. Il faut d’abord l’histoire de ces lettres. Cette goutte d’éther sera bien vite évaporée ! Mademoiselle de Condé, blessée au genou dans une chute, était allée aux Eaux de Bourbon-l’Archambaud et y avait rencontré le jeune marquis de La Gervaisais. Aux Eaux, on se dégrafe de l’étiquette. Il y a là un dénoué d’existence qui permit à ces deux êtres, si éloignés l’un de l’autre dans la vie, de se trouver un instant âme à âme, et ces deux âmes se fondirent. Ce fut un destin… et voilà tout ! Pas d’aventure. Un roman de cœur. Je l’ai dit, une goutte d’éther tombée dans les fétidités de cet affreux xviiie siècle. À quelque temps de là, Mademoiselle de Condé alla reprendre à la cour son rang de princesse et La Gervaisais rentra dans les rangs de son régiment. Les lettres n’en disent pas davantage. L’intérêt de ces lettres n’est dans aucun fait, dans aucune chose intime passée entre eux et qu’elles rappellent… On n’en connaît point de pareilles parmi les chefs-d’œuvre épistolaires que nous devons même au sentiment de l’amour. Nous n’avons que celles de Mademoiselle de Condé, et c’est probablement heureux pour La Gervaisais, qu’on voit à travers elles, et certainement il est plus beau, d’être vu ainsi. Elles l’embellissent de l’amour qu’elles expriment. M. Paul Viollet, qui ne veut pas que cette ravissante Louise de Condé ait aimé au-dessous d’elle, comme si ce n’était pas la triste histoire de tous ceux qui ont immensément aimé, M. Paul Viollet fait tout ce qu’il peut pour nous arranger un La Gervaisais qui, de cœur, n’aurait pas été pour la princesse une mésalliance. Il nous cite dans son Introduction des fragments d’écrits politiques retrouvés à la Bibliothèque du Louvre et dans lesquels, à différentes époques, ce La Gervaisais aurait montré une sagacité politique d’une grande acuité. Ce n’est point de cela qu’il s’agit ! D’après les lettres seules de Mademoiselle de Condé, La Gervaisais, malgré l’auréole de son amour qu’elle lui met autour de la tête, fait l’effet d’un homme meilleur peut-être que les hommes de son temps, mais affecté pourtant des vices de son temps. Il ne croyait guères à Dieu, et il acceptait en libre penseur les espérances imbéciles de tous les premiers salueurs de la Révolution. C’était, au fond, une espèce de philosophe dans un amoureux pédantesque, mettant souvent les deux gros pieds de son pédantisme sur une âme charmante… qui prenait cela comme une caresse ! Le plus grand mérite de La Gervaisais, en fin de compte, fut d’être aimé de Mademoiselle de Condé et de lui obéir quand elle lui demanda, avec de si nobles larmes, de ne pas la revoir ; mais, franchement, je ne puis me faire à l’idée que l’homme à qui une telle femme avait pu donner le bonheur d’un pareil amour se soit prosaïquement marié et ne soit pas resté, comme le chevalier de Malte, d’une fidélité immortelle, avec sa croix, non pas sur le cœur, mais dedans !
IV §
Quant aux lettres intimes qui expriment cet amour d’une âme angélique pour une autre âme, éprise aussi, mais inférieure, je l’ai déjà dit, il n’y en a certainement nulle part de cet accent, de ce caractère, de cet idéal de vérité, de simplicité et de candeur ! Dans toutes les lettres d’amour célèbres, dans celles-là qu’on admire davantage, il y a quelque chose qui n’est pas dans ces lettres-ci… et c’est la gloire de celles-ci que ce n’y soit pas. Il y a, en effet, dans les autres, dans toutes les autres, une éloquence, un style, une langue, une parure de mots quelconque, revêtue, cette parure, pour la gloire de l’amour et pour augmenter son bonheur. Mais dans les lettres de Mademoiselle de Condé, il n’y a ni éloquence, ni style, ni de parure de mots ni de langue presque ! La sienne, sa langue, sans aucune couleur, ressemble à une glace sans tain qui serait mise sur le cœur à nu pour qu’on le vît mieux palpiter, à travers le cristal des mots ! L’âme ingénue de Mademoiselle de Condé, cette âme suave comme l’enfance, l’innocence et l’aurore, a dans l’expression de l’amour la transparence absolue. Avant elle, où cela s’était-il vu ?… Mademoiselle de Condé ne phrase jamais, et les plus éprises parmi les femmes, si naturelles qu’elles soient, phrasent toujours un peu ; c’est là une coquetterie dont l’amour a été quelquefois assez bête pour être fier, mais Mademoiselle de Condé n’a en amour ni coquetterie, ni vanité. Elle est naïve, rien ne s’interpose entre son cœur et nous : à peine les mots ! Voilà ce qui appartient exclusivement à elle. Elle ne sait rien de rien, cette princesse ! mais elle aime pour la première fois, et c’est un enchantement imprévu, inconnu et d’autant plus profond qu’il n’a pas d’ivresse. Elle aime et elle est heureuse par cet amour, dont elle n’écrit pas même le nom et qu’elle appelle dans toutes ses lettres « de l’amitié ». Méprise d’une exquise pudeur ! Elle ne dit jamais que « mon ami » à l’homme qu’elle adore, et sous ce mot répété mille fois on sent une tendresse qui déborde et mouille et pénètre l’âme comme la rosée pénètre les fleurs, sans qu’on la voie tomber du ciel ! Elle finit même par idéaliser ce nom « d’ami », insupportable de femme à homme, dans l’amour, si la femme n’était pas elle. Quand je vous disais que nous étions bien loin de la littérature !… et du sentiment de la littérature, que toutes ont plus ou moins… Mademoiselle de Lespinasse, cette brûlée, l’avait. Eugénie de Guérin, l’ingénue du Cayla, l’avait, même quand elle pleurait le plus sincèrement sur son frère. Mais pour Mademoiselle de Condé, pour cette âme inouïe, que j’ai osé appeler céleste, il n’y a dans ses lettres rien de ce qui agite les lettres des autres femmes. Il n’y a ni coquetteries, ni vanité, ni troubles, ni désirs, ni regrets, ni jalousies, ni souvenirs de caresses, ni spectres de baisers coupables. Dans les siennes, il y a l’immanence du bonheur d’aimer, et puisqu’elle est céleste, le calme de son ciel dans la plus profonde des tendresses. Elle y est toujours noyée de délices, et ce qu’elle veut toujours, c’est d’en noyer l’homme qu’elle aime, dût-elle pour cela sacrifier les siennes, dût-elle pour cela être malheureuse, se reprenant à cette profondeur : qu’elle ne peut pas d’ailleurs être malheureuse, puisque son malheur, à elle, l’aurait fait heureux, lui !… On trouve sous cette pauvre petite plume qui s’ignore des choses égales aux paroles que met le génie de Shakespeare dans la bouche de Juliette à Roméo : « Pardonne-moi de t’aimer, beau Montague ! »
qu’admirait tant Madame de Staël. Elle a les modesties et les soumissions de Juliette, avec une pureté bien supérieure à la pureté de Juliette. Oui ! elle était sainte déjà avant d’être une Sainte, cette femme qui a du sang altier des Condé dans les veines, de ces terribles sangliers sauvages des Condé, et qui aime « son ami », comme elle dit simplement, avec la crainte, l’humilité, l’abandon et tous les caractères de l’amour de Dieu, transportés dans l’amour d’un homme !…
Ces Lettres intimes embrassent un temps bien court et forment un bien petit volume. Mademoiselle de Condé cessa de les écrire, mais cessa-t-elle d’aimer La Gervaisais ?… Les bonheurs complets ne peuvent pas durer, et le sien le fut… quelques minutes. La fibre humaine ne peut pas supporter longtemps, sans se briser, les sons tuants de l’harmonica, qui sont pourtant la plus délicieuse des mélodies ! Le cri d’une femme qui aimait, comme elle, dans la splendeur d’une pureté et d’une sécurité terribles, et qui subitement cria à elle, se sentant entraînée, perdue, fut le coup de tonnerre qui tira Mademoiselle de Condé de l’abîme de son bonheur et qui fit cabrer cette âme de race. Elle sentit cette peur sublime qui est l’héroïsme contre soi… Elle arracha son cœur à l’homme qu’elle aimait comme on arrache son cœur à l’être qui l’a pris, en lui en laissant tous les lambeaux déchirés ! Elle ne voulut plus le revoir. C’en fut fait à jamais pour les yeux… Mais pour la pensée ?… Après vingt-huit ans (vingt-huit ans !), La Gervaisais lui écrivit un jour, seulement pour la prévenir d’un danger dont il la croyait menacée : c’était, je crois, quand le « malheureux homme » pour lequel elle priait tous les jours, depuis la mort du duc d’Enghien tomba de l’île d’Elbe sur Paris, où elle était Supérieure de l’Ordre du Temple, comme la foudre ! Mais à l’adresse elle reconnut l’écriture, et elle laissa la lettre sans l’ouvrir…
Et c’est encore plus beau peut-être que d’avoir écrit toutes les siennes, — d’avoir laissé cachetée celle-là.
L’abbé Galiani §
L’abbé Galiani et sa Correspondance, par MM. Lucien Perey et Gaston Maugras.
I §
La correspondance de l’abbé Galiani publiée par MM. Lucien Perey et Gaston Maugras, forme deux énormes volumes de six cents pages, et enterre définitivement sous sa masse les deux éditions qui l’ont précédée et qu’elle va remplacer. Ces deux éditions, disent les deux nouveaux éditeurs dans leur Préface, ont disparu, absorbées par les bibliothèques. Il n’en reste plus sur la place un seul exemplaire. C’était, d’ailleurs, un écrémage des lettres de l’abbé Galiani, et voici tout le poli… Galiani est un de ces hommes qui doivent vivre plus par la correspondance que par les livres qu’il a écrits, malgré leur perfection, sur des questions dont le temps a emporté l’intérêt, passionné alors qu’il les écrivait. L’esprit de Galiani, si à part et si personnel, est plus curieux à étudier que ses ouvrages, et cet esprit est surtout dans sa correspondance il y parle beaucoup des livres qu’il a faits, mais il y parle aussi des livres qu’il veut faire, et ses projets de travaux qu’il n’a pas accomplis donnent la mesure et la portée d’un esprit qui tranchait sur les esprits de son temps par la pétulante originalité du sien. Tout ami des Encyclopédistes qu’il fût, l’abbé Galiani n’en partagea jamais les niaises idées de perfectibilité et la baveuse philanthropie. Morellet l’appelait sagacement ; « Machiavellino », et ce n’était pas pour rien qu’il était du pays de Machiavel. Il avait la netteté positive et profonde des esprits italiens, qui sont, pour moi (preuve l’ancienne Rome et la cour pontificale romaine), les premiers politiques du monde. Cet abbé Galiani, qui n’était abbé que par ses abbayes, s’il l’avait été autrement eût été digne d’être cardinal.
Le sacerdoce lui aurait donné la gravité que naturellement il n’avait pas. Sa vie eût été différente, et sa gloire, dans la mémoire des hommes, serait mieux que ce trait de feu qui l’a traversée, mais qui a passé, et que le but de cette Correspondance est de raviver. Le ravivera-t-elle ?… Ce qu’il y a de personnel et d’intime dans cette Correspondance donnera-t-il une idée complète d’un esprit qui était surtout une personne ?… Catherine II, qui n’avait pas vu Galiani aux soupers du baron d’Holbach, sa perruque sur le poing, arrachée, dans le feu de l’inspiration, de sa tête fumante, disait que : « quand elle avait devant elle une lettre de Galiani elle croyait avoir le Vésuve »
, et son imagination ne la trompait pas. Il y avait réellement, en Galiani, du Vésuve ! Mais il y avait autre chose. Il y avait autre chose que le feu de l’improvisation napolitaine dans ce Napolitain charmant, que j’aurais voulu prêtre pour mettre en valeur tout ce qu’il y avait de profond sous cette flamme, trop légère pour être dévorante, venant de cet éblouissant de conversation qui batifolait dans les idées avec une grâce si brillante, mais qui pourtant ne fut toute sa vie qu’un abbé qui n’était pas prêtre, — l’Abbé Arlequin !
Car c’est ce qu’il est, — un Arlequin parfois sublime, si vous voulez, mais un Arlequin, tout comme Carlin, le fameux Carlin dont il voulut, un jour, écrire l’histoire. C’est lui qui aurait dû être baptisé, comme Mademoiselle Clairon, par un Arlequin. Le Génie de la Comédie qui la visait déjà avant qu’elle fût née l’avait fait naître, en carnaval, dans une petite ville qui aimait le plaisir, et le baptême était si pressé que le curé, qui s’était déguisé en Arlequin et son vicaire en Gilles, baptisèrent l’enfant sans changer de costumes. Baptême présage ! Il aurait encore mieux convenu à Galiani qu’à la Clairon. Elle, elle fut tragédienne, mais lui ne fut jamais qu’un Arlequin, quoiqu’il eût été certainement créé pour être mieux que cela. Ses facultés, supérieures à ses œuvres, n’eurent jamais leur véritable encadrure. Pour lui, la destinée se retourna contre le bonheur de sa naissance. À l’origine de sa vie, il eut le malheur d’être heureux. Il était d’extraction distinguée. Il avait pour oncle Mgr Célestin Galiani, archevêque de Tarente, grand aumônier du Roi de Naples, et dès son premier âge on lui jeta des abbayes à la tête comme à un neveu de Monseigneur son oncle. Au lieu de le garder dans quelque fort séminaire d’Italie, on l’envoya, à trente ans, comme secrétaire d’ambassade, en France, où les abbés comme lui se moquaient joliment de leurs abbayes ! Il s’y moqua des siennes et il y contracta la maladie qui y régnait alors, cette petite vérole confluente de philosophie qui y défigurait les plus beaux visages, quand elle ne les aveuglait pas. Heureusement, il sauva ses beaux yeux italiens de la cécité et ils lui restèrent assez perspicaces pour voir le faux de beaucoup de doctrines du temps. Un peu gravé de cette horrible petite vérole philosophique, du moins il n’en mourut pas ; car il faut bien qu’on le sache, cet Arlequin d’abbé philosophe est mort en chrétien… Il a trompé son monde, comme Littré.
Et nous ne le saurions pas peut-être sans ces lettres, dont les deux dernières ont été communiquées aux éditeurs par M. Geffroy, directeur de l’École française d’archéologie à Rome. L’une de ces lettres, très grave, très noble et très éloquente, est de la Reine Caroline, qui exhorte avec ferveur l’homme qu’elle admire à mourir en chrétien, et l’autre est la réponse du mourant, qui déclare que, malgré ses erreurs et ses péchés, il n’a pas cessé d’être chrétien et de demander à Dieu sa miséricorde.
Heure grave, où le léger d’esprit qui va, dans une minute, n’être plus qu’un corps pesant sous de la poussière, cesse d’être Arlequin !
II §
Ce léger d’esprit, qui se pliait avec la souplesse du chat de Bergame aux choses les plus antipathiques aux esprits légers, était propre à tout, — aussi bien aux sciences qu’à la littérature, — et c’est par la science qu’il commença sa célébrité. Presque au sortir des écoles, antiquaire et numismate déjà (deux sciences de vieillards !), il avait exhumé les richesses archéologiques d’Herculanum et fait un livre sur les monnaies, d’une compétence qui avait frappé les connaisseurs en ces matières, quand le ministre Tanucci l’envoya à Paris comme secrétaire de l’ambassade Napolitaine. Chose singulière ! le ton qu’on avait, en ce moment-là, à Paris, et qu’il prit bientôt, comme Alcibiade — cet autre Arlequin de l’Antiquité — prit le ton persan chez les Persans, déplut tout d’abord à cet homme que dix ans de travaux scientifiques avaient passé à leur empois… mais qui, en deux temps, fut désenglutiné et devint Français et Parisien, et tellement Parisien que quand il fut obligé de quitter Paris il eut le mal du pays d’un pays qui n’était pas le sien et qu’il emporta dans le sien pour lui gâter éternellement sa patrie ! C’est à Paris, en effet, que cet Italien, naturalisé Français par un langage aussi étonnant pour un étranger que celui d’Hamilton (dans les Mémoires de Gramont), publia son fameux livre dialogué sur les blés, que Voltaire appela du Platon égayé par Molière, et qui fricassa les économistes balourds de ce temps dans la poêle à frire de la plaisanterie, chauffée avec cette verve qui faisait penser Catherine II au Vésuve, quand elle lisait Galiani ! L’italien combiné de français parut aux Français un phénomène dans lequel ils étaient pour quelque chose, et qu’ils aimèrent comme Narcisse aimait son image. L’abbé Galiani fit les délices d’une société charmante qui les lui rendit, et quand, par suite d’une indiscrétion diplomatique, car ce pétulant intellectuel, cette tête à feu et à fusées, ne pouvait pas être la tirelire à serrure des petits secrets politiques qu’il faut garder, il fut forcé de quitter cette société qui était devenue la patrie de son esprit, il la quitta comme on quitte une maîtresse aimée, et la Correspondance que voici atteste à chaque page ce sentiment presque élégiaque dans une nature si peu tournée à l’élégie, mais dont l’esprit souffre de regret comme un cœur !
Il est bien probable que sans ce regret inconsolable de Paris nous ne connaîtrions l’abbé Galiani que par ses livres, mais que nous n’aurions pas cette Correspondance. Elle est adressée aux deux femmes dont les salons lui furent le plus familiers. À cela près de quelques lettres à Diderot et à très peu d’autres, elle est toute entre Galiani, Madame d’Épinay et Madame Necker. Madame Necker, qui répond rarement, Madame d’Épinay, qui répond toujours. Si la nostalgie de Paris n’avait pas poussé le pauvre Galiani à jeter des lettres dans ce tombeau où les lettres arrivent
, disait si mélancoliquement Madame de Staël de l’absence, il ne se serait pas endormi sous le bleu du ciel de Naples comme les lazzaroni de ses bornes, car il n’avait rien du lazzarone, cet homme d’éther et de phosphore, mais il aurait, avec cette dextre souplesse qui est le caractère de son genre de génie, rempli stoïquement les hautes fonctions économiques, financières, administratives et judiciaires auxquelles le gouvernement napolitain l’appela pour lui faire oublier sa disgrâce d’un jour. Même avec le souvenir des salons dont il avait été la joie, l’intérêt et le charme, il remplit ces fonctions comme s’il avait été fait, de toute éternité, pour elles. Il les remplit avec une capacité supérieure qui aurait stupéfié les aimables frivoles de Paris. Une fois à Naples, il entra dans la gravité du magistrat, dans la préoccupation soucieuse des affaires, dans la correction de la vie utile, ces atroces gaines ! Et ce fut encore un de ses tours de souplesse, à ce prestigieux et prodigieux Arlequin ! Un autre que lui se serait brisé contre tout cela… Mais lui, il se coula dans ces gaines maudites et il y resta immobile toute sa vie ; seulement, il s’en vengea par ces lettres, où, à travers les plaintes et les désespérances qu’il exhale, il redevient souvent l’homme des idées et des paradoxes de là-bas, remettant en catimini sur sa perruque de juge (il était juge) le chapeau pointu et blanc à la patte de lièvre, et nous montrant avec un sourire un bout de sa batte folichonne d’Arlequin !
III §
Et de fait et en réalité, c’est l’Arlequin des Salons de Madame Geoffrin ou de Madame d’Épinay qui revient le plus et domine le plus dans ces lettres, et ce n’est pas moi qui l’y invente et qui veut l’y faire voir ! Il y était quand il les écrivait, et ceux qui les lisaient, ces lettres, l’y voyaient comme moi. Ce n’est pas moi qui ai donné, du reste, le premier, à Galiani ce nom d’Arlequin ; ce n’est pas moi qui ai plaqué le premier ce masque de la Comédie italienne sur son visage. Marmontel, qui ne voyait pas grand-chose, avait vu cela, et, lui qui ne bouillait pas de couleur, avait dit qu’il était, ce petit Poucet d’abbé Galiani, gros et grand comme rien mais spirituel comme tout, une tête de Machiavel, qu’il ne rapetissait pas, lui, comme Morellet avec son Machiavellino ! sur les épaules d’un Arlequin en miniature. Il était, en effet, fabuleusement petit. Pour donner une idée de l’exiguïté de sa taille et du peu de hauteur de sa stature, on raconte qu’un jour une duchesse de ce temps matérialiste, qui n’estimait que la matière et à laquelle il s’était permis de faire une déclaration d’amour, le prit d’à genoux où il s’était mis, et, l’enlevant de terre comme un enfant coupable, l’assit d’autorité sur le marbre d’une cheminée qui était haute et sonna pour dire au domestique : « Descendez monsieur ! » L’anecdote est bien jolie pour être vraie, mais si elle l’est, il y avait un Galiani et un autre monsieur qu’on ne faisait pas descendre des hauteurs où lui-même s’était mis, et c’était l’homme d’esprit tout-puissant, qui n’en disait pas moins en parlant de lui-même à Madame d’Épinay : « votre petite chose », et qui était la démonstration vivante et glorieuse du spiritualisme, alors si profondément méconnu. L’abbé Galiani démontrait, en effet, par la petitesse de sa personne, que l’esprit n’a pas besoin d’espace comme la matière, et que toutes ses puissances accumulées peuvent tenir dans une imperceptibilité…
Et c’est bien là la beauté de l’esprit, sa force et sa gloire ! L’esprit peut être bossu comme Pope, cul-de-jatte comme Scarron, malade comme Voltaire, nain comme Galiani, mais il n’en est pas moins puissant, dans ces corps chétifs, et peut-être l’est-il davantage ! Galiani, cet extrait d’homme, cet homonculus à mettre dans le flacon des alchimistes du Moyen Âge, une fois assis dans un des fauteuils du salon de Madame Geoffrin, qu’il appelait ses trépieds de Sybille et qui avaient plus d’esprit que lui, disait-il, avait autant de conversation que le robuste et tonitruant Diderot, et dans ses lettres il montrait autant d’esprit épistolaire que Voltaire et Madame Du Deffand dans les leurs. À la date de son siècle, — car nous avons eu, depuis, le prince de Ligne, et plus tard encore la correspondance adorable de cet observateur de génie qui s’appelait Beyle et qui se fit nommer Stendhal, — à la date de son siècle, je ne vois guères que Voltaire et Madame Du Deffand qu’on puisse, épistolairement, lui comparer. Et encore, Madame Du Deffand, aveugle et égoïste, était amère, et Voltaire heureux, parce qu’il fut heureux était cruel. L’esprit de Galiani, dans ses lettres, est plus mâle et plus gai, et il n’aurait jamais été que gai d’une gaieté étincelante s’il n’avait pas quitté Paris. La pensée qu’il pouvait ne jamais revenir à Paris fut la paille de son joyeux acier… Comme l’esprit épistolaire d’un homme est toujours l’esprit de sa conversation qu’il a transporté dans ses lettres, Galiani a transporté son esprit de conversation dans les siennes, et comme la qualité supérieure de cet esprit était la verve, le mouvement, le piétinement fécond sur une idée qui en fait sortir tous les aperçus, il a cette verve qui s’allume à la moindre question ou à la moindre suggestion et qui développe l’idée, mais en la creusant toujours. La verve de Galiani a cela d’étrange qu’elle sort toujours d’une profondeur et qu’elle en creuse une autre. Quand, dans ses lettres à Madame d’Épinay qu’il embrase au feu de cette verve, il rencontre une idée, il la perce et va devant lui, d’aperçus en aperçus, qui ne sont souvent qu’une chaîne de paradoxes, mais qui descendent parfois jusqu’à ce fond de puits où se cache la vérité…
IV §
J’ai dit plus haut que dans ces deux volumes de Correspondance on voyait plus l’abbé Galiani qui n’y était pas que l’abbé Galiani qui y était… J’y ai vu, moi, tout de suite, le prêtre qui n’y était pas, et j’ai regretté ce prêtre qui aurait pu y être. J’y ai regretté le panégyriste du Pape Benoît XIV, qui était peut-être un théologien comme il fut plus tard un financier et un jurisconsulte. L’incroyable particularité de ces admirables natures italiennes, quand elles sont bien italiennes, c’est une flexibilité de facultés que l’on dirait universelles. Que n’aurait pas pu être l’abbé Galiani, si les circonstances, dont nous sommes plus ou moins les girouettes, avaient soufflé d’un autre côté sur sa vie ? Il rappelle, par la variété des connaissances et des aptitudes, un autre Italien de son siècle, monstrueux, il est vrai, dans l’ordre physique de l’action, mais charmant dans l’ordre de l’esprit, l’aventurier Casanova, dont on dit aussi : que ne fut-il pas et que n’aurait-il pas pu être ?… Il était, comme Galiani, de ceux-là qui portent une science énorme, qui leur semble naturelle tant ils se la sont assimilée vite ! avec la grâce de la légèreté. Ils sont tout à la fois les Calibans de la science et les Ariels de l’imagination et de l’esprit… Ils réunissent tous les contrastes. Ils sont, comme Galiani, tout à la fois des Machiavels et des Arlequins ; mais, hélas ! malheureusement pour eux comme pour Galiani, ce petit abbé qui a manqué la grande gloire, c’est Arlequin qui emporte toujours Machiavel !
Certes ! il l’emporta dans Galiani, mais, au moins, il attesta aux yeux de ses contemporains qu’il y avait un Machiavel éparpillé dans ses ouvrages et dans ses conversations, qui furent ses plus brillants ouvrages, quand, un jour de sa vie, il voulut davantage : il voulut attester, par un livre spécial, comme il se sentait Machiavel dans la conscience de son esprit ! Antiquaire, il avait trouvé l’épée de César Borgia, et c’est à propos de cette épée qu’il pensa à écrire la vie de l’homme indéchiffrable de scélératesse qui l’avait portée. N’était-ce pas continuer Machiavel ?… N’était-ce pas lutter avec l’auteur du Traité du Prince, qui ne l’avait racontée que dans son Traité du Prince, comme preuve à l’appui du traité, et avec lequel, en reprenant et en détaillant cette vie terrible, il se montrerait plus Machiavel que Machiavel lui-même ?… Sa vive imagination s’était éprise de ce projet et il commence des recherches, qui, du reste, n’aboutirent pas. L’histoire de César Borgia ne fut pas écrite et reste à écrire, et de tous les ouvrages de Galiani c’est celui-là qui n’est pas fait dont l’imagination se souvient le plus. Par le tour hardi de son esprit, qui méprisait la vérité bête et qui la croyait moins, à cause de sa bêtise, la vérité, Galiani était digne et peut-être capable d’écrire cette histoire qui épouvante les plumes timorées. Nous aurions eu peut-être, grâce à lui, un chef-d’œuvre, et nous ne l’avons pas. C’est là un desideratum désespéré pour tous ceux qui aiment l’Histoire difficile et piquante. À Naples, empêché par ses devoirs publics, il ne put l’écrire. L’aurait-il écrite s’il fût revenu à Paris ? Je ne le crois pas. Les salons qui l’adoraient l’auraient repris, caressé, enivré, dévoré. Et l’Arlequin délicieux qu’il avait été dans ces salons enchantés de sa jeunesse fût redevenu plus fort en lui que le Machiavel qu’il voulait être, et le lui eût fait oublier !
Benjamin Constant §
Lettres de Benjamin Constant à Madame Récamier.
I §
Ces lettres, qui durent être publiées immédiatement après la mort de Madame Récamier et dont la publication fut si longtemps arrêtée, ont enfin paru. L’éditeur, c’est naturellement Madame Lenormant, l’auteur des Mémoires de Madame Récamier, qui n’a jamais eu de Mémoires, mais une nièce qui tira parti de ses petits papiers de famille et qui veut qu’on sache, la bonne nièce ! comment, dans le temps, on aimait sa tante. Si l’amour qu’elles inspirent est la gloire de la vie pour les femmes, on ne conçoit pas très bien le scrupule de convenance qui, pendant trente ans, a empêché la publication de ces lettres… Au point de vue de leur contenu et de la morale vulgaire, la seule que généralement on invoque, elles sont sans aucun inconvénient pour la mémoire de Madame Récamier, qui reste en ces lettres ce qu’elle fut toute sa vie, c’est-à-dire la plus pure et la plus vertueuse des mondaines de son siècle. Si quelqu’un eût pu s’opposer à la publication de ces Lettres, — qui ne sont pas une Correspondance puisque les réponses n’y sont pas, — c’eût été tout au plus quelque parent de Benjamin Constant, pour peu qu’il eût tenu au genre de renommée qu’a laissée derrière lui l’auteur d’Adolphe… L’idée, en effet, qu’on a de Benjamin Constant, comparé pour l’esprit par ses contemporains à rien moins que Voltaire, se trouve légèrement entamée par ces lettres, qui nous le montrent tout à coup sous l’aspect étonnant d’un sentimental aussi niais que le premier amoureux venu ! L’espèce de fatuité qu’on attribuait à l’auteur d’Adolphe, qui, disait-on, avait dans ce roman écrit sa propre histoire et peint la fatigue d’une liaison qui justifiait le mot fameux des Liaisons dangereuses : « on s’ennuie de tout, mon ange »
, ne tient plus devant le ton de ces lettres écrites par le plus maltraité des hommes qui aiment, — par le plus patito des patiti qui aient jamais existé ! Il y a un mot, très peu allemand, du reste, de Jean-Paul, que Benjamin Constant, qui savait l’allemand, aurait dû se rappeler et que voici dans sa magnifique brutalité : « Il faut se mettre à genoux devant les femmes, mais comme l’infanterie devant la cavalerie, — pour se relever et pour donner la mort ! »
Benjamin Constant s’est bien mis à genoux devant Madame Récamier, mais il ne s’en est relevé… que pour prendre la fuite, et elle a vécu tranquillement toute sa vie qui a été longue.
Si cela peut s’appeler de la vie !… Mais, entre nous, je crois bien que ce n’en était pas… Cette fameuse Madame Récamier, cette Juliette à dix mille Roméos, dont ils ont tous, en Europe, raffolé au temps de leur jeunesse, au fond, ne me fait pas l’effet ici d’être vivante. C’est une belle idole de salon qui n’est jamais descendue de son autel. Elle rappelle cette autre femme dont Alfred de Musset a dit :
Elle faisait semblant de vivre ;De ses mains est tombé le livreDans lequel elle n’a rien lu.
Seulement, il mit du temps à tomber de ses mains charmantes ! et parmi ceux qui l’adorèrent, personne ne lui apprit à lire dans ce livre-là. L’époque de Madame Récamier, cependant, ne se recommandait pas précisément par un bégueulisme supérieur… C’était la formidable époque où la cavalerie de Murat escaladait des forteresses, et c’est de ce temps-là que Madame Récamier fut chastement et presque hiératiquement la mystérieuse et impénétrable Isis sous ses sept bandelettes, et pas un, même de ceux qui dans ce temps-là revenaient d’Égypte, n’a pu se vanter de l’avoir désentortillée d’une seule !… Outrage si cruel au cœur et à la vanité des hommes, qu’ils sont allés jusqu’à des raisons scientifiques pour expliquer ce qui leur était si dur de ne pas comprendre. Aussi, en désespoir de cause, ils aimèrent mieux, sans aucune expérimentation possible, faire de cette céleste Récamier une espèce de monstre physiologique, que d’admettre le monstrueux prodige moral d’une vertu qui leur avait toujours résisté.
Ce fut, je crois, Philarète Chasles, qui, le premier, fut assez hardi pour, après la mort de l’énigmatique phénomène, écrire pour les yeux de tous ce qui n’avait jamais été dit tout bas qu’aux oreilles de quelques-uns. Mais la chose une fois écrite, et partie sur ces ailes de papier
dont parle de Maistre et qui portent si loin les sottises, la chose écrite allait faire le tour du monde, comme le drapeau tricolore, et déjà elle l’a commencé… Madame Récamier a donc sa légende comme Jeanne d’Arc, mais Jeanne d’Arc a sauvé la France, et c’est là une gloire qui brûle la légende dans la clarté sublime de sa flamme. Tandis que Madame Récamier, qui a perdu tant de cœurs, restera éternellement dans l’ombre incertaine de la sienne et tourmentera l’admiration et la curiosité des hommes comme une serrure à secret qui n’a pas de clé.
II §
Elle sera toujours un mystère historique. Pourquoi n’aima-t-elle pas, cette grande Aimée de tout son siècle ? Pourquoi cette enchanteresse, qui enchanta les cœurs en masse, ne fit-elle jamais le bonheur d’un seul ?… Après tout, ce n’était pas une sainte ! Dieu ne l’avait pas prise avarement pour lui et mise sous ce voile qui semble transparent et qui a l’épaisseur d’un bouclier… C’était simplement une mondaine, et les vertus, on le sait, des mondaines, ont la fragilité de leurs faibles cœurs. Ce n’était ni une femme d’esprit, ni une femme de caractère qui trouve en elle quelque chose de ferme à quoi s’appuyer. Elle ne s’appuyait sur la vie que comme une feuille de saule tombée s’appuie sur l’eau… Elle n’avait d’esprit que celui-là que Rivarol exigeait des femmes et des roses, mais c’était assez pour que Madame de Staël, son amie, aimât à le respirer et en embaumât son génie ! Elle avait cette insondable pureté du cœur qui est un glaçon de cristal auquel on se coupe et qui fait saigner les âmes tendres, et elle avait aussi, a-t-on dit, la grâce de la bonté, la plus divine de toutes les grâces, qui faisait pardonner le mal involontaire que faisait sa beauté autour d’elle ; car sa beauté avait un rayonnement meurtrier, et l’amour qu’elle inspirait était une contagion dont on pouvait ne pas guérir. Cette beauté, du reste, aucun portrait d’elle ne l’a révélée, et il y en a trois d’immortels… Ni celui de Gérard, ni celui de David, ni celui de Chateaubriand, autre genre de peintre ! Léonard de Vinci lui-même, le peintre de la terrible Joconde, une énigme humaine, comme Madame Récamier, eût brûlé ses pinceaux et sa palette de magicien sombre et de sorcier ensorcelé devant cette incompréhensible Récamier, qui n’avait pas, elle, à offrir à un peintre la physionomie inquiétante de la Joconde, de cette ogresse repue et tranquille qui sourit diaboliquement à qui la regarde et qui semble lui dire : « M’apportes-tu ton cœur à manger ?… » La beauté de Madame Récamier est insaisissable, et les récits qu’on en a faits à ceux qui ne l’ont pas vue sont comme les portraits qu’on en voit… C’est le camée des beautés du temps, commun à en devenir vulgaire : le camée de Pauline Borghèse, de Madame de Rovigo, de Madame de Custine, de Mademoiselle Georges, de Mademoiselle Mars. Mais c’est l’ineffable pour Chateaubriand comme c’est l’inexprimable pour David, et rien de la puissance de Madame Récamier ne s’atteste dans les images que nous avons d’elle et qui nous font dire : « Ce n’était donc que cela ! »
Mais ce qui l’attestera mieux que ces vains portraits, ce sont les lettres que voici.
III §
Ces lettres inouïes d’ardeur et d’analyse, expriment, en effet, une passion à travers laquelle on voit mieux Madame Récamier que dans tout ce qu’on a jamais raconté d’elle. L’éloquence de Madame de Staël, qui a fait le cadeau de l’immortalité à son amie en en parlant dans quelques endroits de ses ouvrages, pâlit et disparaît dans le feu de ces lettres, ce feu qui a brûlé, dix-huit mois, l’âme sèche, car elle l’était de Benjamin Constant, comme une branche de sarment dont il ne resterait pas une brindille. En dix-huit mois, cette passion extraordinaire — elle l’était deux fois : d’abord parce qu’elle était une grande passion, — chose infiniment rare ! — et ensuite parce qu’elle avait atteint l’homme qui devait le plus y échapper, — s’éteignit tout à coup, un jour, comme la flamme d’un grand incendie qui ne peut plus rien dévorer et qui tombe sur des débris fumants et noirs… Après avoir aimé Madame Récamier comme il l’avait aimée, Benjamin Constant retourna à la vie ordinaire de ces passions qui ne sont plus la passion unique, la passion despotique et torturante qui donne bien l’idée de ce que les catholiques entendent par leur possession du démon… Benjamin revint à la vie de la pensée, à ses travaux, à ses ambitions, à ses passions même ; car il en eut pour d’autres que Madame Récamier. Il a fini par mourir joueur… Comme dans Richard III, Richard redevint lui-même… Il se reprit et il se retrouva comme il était avant la catastrophe de son amour. Il redevint le vaniteux et le dandy lassé qu’avait été Adolphe et qu’il fut toujours, même à ses dernières heures, quand il traînait à Frascati ses délabrements sur des béquilles, même dans le fauteuil où il s’assit avec tant de grâce intrépide pour tirer et recevoir le coup de pistolet de son dernier duel.
Car, tel il était, cet homme si bien de race française, quoique sa famille fût réfugiée depuis trois siècles en Suisse et que trois cents ans de protestantisme l’eussent défrancisée, mais qui reparaissait française dans son dernier descendant, dans la personne de ce brillant esprit, de ce sceptique élégant du xviiie siècle, qui a fait sur les Religions un livre bien français dans son insuffisance et dans sa légèreté religieuse !… Benjamin Constant, qui a traduit le Wallenstein, qui parlait allemand et qui s’est marié en allemand à une femme de grande maison allemande, Mademoiselle Charlotte de Hardenberg, Benjamin Constant, dont la nerveuse inconsistance toucha un jour à la trahison politique, fut, de nature et de mœurs, le plus agité et le plus étourdi des Français. Il était « tête », comme nous le sommes. Il avait dans l’esprit de la tournure philosophique, mais il n’avait que cela. Les partis ont exagéré sa valeur. Il n’avait d’allemand que ses cheveux, ces célèbres cheveux blonds, et jusque dans son sentiment pour les femmes il était un Français encore, bien plus près de la galanterie et du libertinage que de l’amour. Aussi, jamais on n’aurait pu penser et prévoir que cette blanche figure de Vestale qu’était Madame Récamier et qui passa un jour entre lui et Madame de Staël, pourrait allumer le feu de l’amour non partagé dans une âme sans enthousiasme, que l’Esprit et l’Épigramme gardaient comme deux dragons contre l’exaltation de l’âme, — et cela sans coquetterie, et en y jetant… rien du tout !
IV §
Quand il la rencontra pour la première fois, c’était à Coppet, chez Madame de Staël, en 1807, où elle passa entre eux deux sans lui donner le coup de coude au cœur qui nous avertit que c’est là notre destin qui vient de passer ! Peut-être, dans ce moment-là, les yeux de Benjamin Constant étaient-ils trop attirés et trop dévorés par les deux yeux de soleil de Madame de Staël pour voir bien la suave Apparition blanche qui, sept ans plus tard, jour pour jour et heure pour heure, devait le torturer innocemment de la plus cruelle indifférence. On dit que ce mystérieux nombre sept est funeste d’influence dans nos destinées. Les superstitieux le redoutent. En 1814, Benjamin Constant, né en 1767, n’était plus un jeune homme. Il avait aimé, disait-on, Madame de Staël, et les imbéciles avaient cru la reconnaître dans l’Ellénore du roman d’Adolphe, que, certes ! elle n’était pas, et quoiqu’il fût impossible de s’y tromper. Ce fut la chose du monde la plus prosaïque et la plus raisonnable qui avait été l’occasion de cette rencontre. Caroline de Naples craignant de perdre le royaume de son mari et cherchant un publiciste imposant pour faire valoir ses droits devant les Souverains alliés, Madame Récamier avait nommé Benjamin Constant, et il était venu chez Madame Récamier pour cette grave affaire… Mais il y eut pour lui chose plus grave. Dès le premier jour, il en sortit foudroyé… D’un seul regard elle lui avait passé la chemise de Nessus !
Alors, il n’y eut plus de Benjamin Constant. Il n’y eut plus de dandy, plus d’esprit épigrammatique, plus d’ironique, plus d’Adolphe, s’il avait été jamais Adolphe ! Il y eut un homme à genoux et plus bas qu’à genoux, qui se mit à demander la charité de l’amour avec des implorations et des éloquences à fondre de pitié des pierres, mais qui ne touchèrent pas ce doux caillou lisse de l’âme de Madame Récamier. Il y eut un pleurard qui se noya dans les larmes, un criard qui répandit son cœur dans des cris aigus, mais plus d’homme, — le contraire d’un homme, qui peut se laisser arracher le cœur, mais jamais sa fierté ! Madame de Staël en fut épouvantée, et ce n’était pas jalouse. On ne trouve pas dans ces Lettres qu’elle ait été jalouse une seule fois, mais elle lui fit honte avec la mâle franchise d’une forte amie. Elle lui dit qu’il n’était plus Benjamin Constant, qu’il se dissolvait, qu’il tombait par morceaux, qu’il était changé à faire peur, qu’il perdait son talent, qu’il n’avait plus d’esprit, qu’il devenait bête et idiot, lui, le Voltaire du temps ! Mais le caractère de cet amour funeste était une immense platitude et une infatigable mendicité. Il quêtait bassement à la porte de cette jupe une miette de quelque chose, amour, amitié, pitié, n’importe quoi ! Et, dans la rage de l’amour exaspéré auquel cette Image accomplie de femme ne donnait rien, le mendiant ne devint pas voleur, quand l’honneur d’un pareil amour et d’un pareil désespoir était peut-être de le devenir !…
V §
Et cela finit par être beau à force de bassesse et de douleur dans la bassesse ! Il est impossible de se tasser mieux, de s’aplatir plus complètement sous le pied qui vous écrase, — que dis-je, qui vous écrase ? qui vous marche dessus sans même vouloir vous écraser !… Il lui écrit un jour :
« Je vous remercie de votre lettre. Elle m’a fait du bien, comme le moindre témoignage de voire plus faible intérêt… J’espère aller demain vous voir, ou plutôt j’en suis sûr. Car fussé-je malade, j’irais tout de même… J’ai trop souffert hier de n’y avoir pas été. Je commence d’ailleurs à croire que mon indisposition ne sera pas violente. Je prends la fièvre, depuis trois jours, tard le soir, et elle me quitte le matin. Pardon de ce détail ennuyeux et inutile.
« Je suis bien malheureux si ma manière de vous interpréter ou de vous parler vous blesse… Je ne le conçois pas. Jamais homme ne fut plus résigné à n’obtenir que des preuves d’un intérêt d’amitié en échange du dévouement le plus absolu. Toutes mes paroles sont des ess ais pour obtenir un mot qui, certes ! n’aurait d’autre conséquence que de me soulager de l’affreuse douleur qui m’abîme… »
La voix est-elle assez brisée ? le cœur assez profondément meurtri ?…
« Quand, il y a quelques jours, — continue-t-il dans la même lettre, — je vous disais que j’avais espéré faire un peu de progrès dans votre affection par l’habitude, mais que je vous étais aussi étranger que le premier jour, comment cela, par exemple, pourrait-il vous blesser ? Comment ne voyez-vous pas que c’était l’humble supplique d’un malheureux qui se meurt et qui avait besoin d’un pauvre soulagement qu’il implorait ?… Vous avez gardé le plus froid silence. Je ne vous accuse pas, ce n’est pas votre nature. Il y a quelque chose d’inexplicable dans votre disposition pour moi. Vous n’êtes pas comme cela avec les autres… Quand M. Ballanche est blessé ou affligé par vous, vous avez besoin d’une explication ; pourquoi ne suis-je pas M. Ballanche pour vous ?… Avec moi, loin de vouloir une explication, vous laissez peser la douleur sur mon cœur jusqu’à ce qu’elle le brise… Vous en serez fâchée plus tard. Vous ne pouvez-vous faire illusion ! Votre influence sur mon sort n’est pas méconnaissable. Hélas ! je suis content de si peu ! Vous qui parlez de faire du bien, pourquoi ne m’en faites-vous pas ?… Croyez-vous qu’il n’y ait pas quelque mal à froisser une affection si vraie et si soumise et à laquelle vous rendez justice ? Vous apercevez dans les autres de la fatuité et des prétentions, mais en moi y a-t-il l’ombre d’amour-propre dans mon dévouement ?… Ne savez-vous pas vous-même — mettez la main sur votre conscience et répondez-vous ! — que je proclamerais aux yeux de toute la terre ce qu’il y a de plus humiliant pour la vanité en échange d’un seul regard d’affection ? Je vous jure que j’en suis affligé pour vous. Quand il sera trop tard, vous vous reprocherez peut-être, quelque soin que vous preniez d’étouffer votre vie sous de bonnes actions de détail, de n’avoir pas fait ce qu’il était si facile de faire pour sauver un ami tel que le ciel en donne rarement… Pourquoi avez-vous craint de m’attacher au bien que vous faites ? Je ne cherche pas à faire des scènes… Je souffre solitaire, ma porte fermée, et chaque minute est de l’accablement… »
Et à la fin de cette lettre que j’abrège : « Adieu, traitez-moi doucement, je ne vis que par vous, ne soyez pas fâchée ! Il n’y a point de murmure au fond de mon cœur, et si j’avais un moyen de vous causer un instant de plaisir, je serais consolé de toutes mes peines. »
Voilà le langage et l’accent de ces lettres… J’en pourrais citer de plus enflammées, je me bornerai à celle-là, qui nous donne un Benjamin Constant humble à force d’amour, et qui fait précisément de sa nature une autre nature, qui est l’envers même de la sienne. Les femmes valent-elles par l’âme, de la part d’une autre âme, cet effacement, cet anéantissement dans l’amour ? Toujours est-il que l’Ange funeste, comme il l’appelle, resta, sans en bouger jamais, dans la glaciale perfection de ses férocités éthérées. Elle tua le cœur qu’elle régala d’angoisses et d’agonies, elle le tua avec sérénité, sans se faire à elle-même le moindre reproche, vierge de tout, de remords comme de regret. Cela dura dix-huit mois et fit ces cent soixante et une lettres. L’homme résista, mais la force qui sert à aimer avec cette exclusion sublime, la force du cœur, en lui, n’existait plus…
VI §
Ces cent soixante et une lettres, qui ne sont pas un livre, — qui ne sont pas de la littérature, — intéresseront au plus haut degré tous ceux qui, par compassion ou par mépris, prennent quelque souci de l’âme humaine… il y a là deux choses qui vont souffleter bien des esprits. Benjamin Constant, l’inconsistant et le vaniteux homme d’esprit à qui on ne croyait guères que de l’esprit, y gagne une âme, et l’exquise Juliette Récamier y perd quelque peu, si ce n’est tout, de la sienne, laquelle semblait divine et qui, véritablement, l’était trop pour nous… Benjamin Constant, qui a écrit ces lettres, y abdique comme écrivain dans les mains de l’homme, et l’homme y abdique à son tour dans les mains de l’amoureux. Mais, dans l’amoureux qui sait parler l’amour, il y a de plus le penseur qui sait analyser le sien. Nous n’avons pas ici que l’éloquence en flammes de l’amour, nous en avons l’analyse ensanglantée, faite par ce noble imbécile d’amoureux avec le perçant du génie, qui n’est pas, lui, aveuglé par tout ce sang et qui se discerne souffrir… Peu d’hommes maîtrisés par l’amour ont parlé avec une pureté plus ardente d’un sentiment qui entraîne dans toutes les sensations que ce Benjamin Constant, auquel il suffisait de la peau du bras de Madame Récamier quand elle ôtait son gant pour rouler dans tous les égarements et dans tous les délires ! Le caractère supérieur de ces Lettres, c’est justement leur brûlante pureté. Quant à Madame Récamier, qui ne répond pas à ces lettres, cette porteuse de roses qui en effeuillait une chaque soir avec la même indifférence qu’elle aurait effeuillé un cœur, elle peut garder son voile d’Isis qui, en la cachant, la protège. Énigme de corps ou énigme d’âme, quoi qu’elle soit dans l’un ou dans l’autre, laissons ce problème d’une femme qui n’aime point, et qui, par ce côté, ressemble au Démon : « le malheureux qui n’aime pas ! »
disait sainte Thérèse.
Madame Sand §
La Correspondance de Madame Sand.
I §
Je voudrais bien savoir quel est l’éditeur de cette Correspondance, qui ne demandait pas à paraître, et qui pouvait rester tranquille et morte de sa mort naturelle dans l’éternité… Si c’est le fils de Madame Sand, je n’ai rien à dire, si ce n’est que l’amour filial a un bandeau comme l’autre amour ; mais si c’est M. Lévy tout seul, je ne vois plus guères là qu’une spéculation de librairie qui bat monnaie sur le nom de Madame Sand et sur la curiosité, en supposant qu’il en soit une qu’elle puisse exciter encore. Néanmoins, je me permettrai de douter que la spéculation soit heureuse. Dans ce dernier cas, et pour qu’elle le fût, il aurait fallu publier d’un seul coup toute la Correspondance dont on nous menace, et non l’égrener en plusieurs volumes, ce collier, qui n’est pas de perles ! Mais le publier volume par volume est une imprudence et peut-être une maladresse. Le premier volume dégoûtera de ceux qui vont suivre, et c’est la gloire de Madame Sand qui paiera les frais de cette triste spéculation.
Pour des écrivains perspicaces qui n’ont jamais été éblouis par cette gloire sans proportion avec le talent qui ne l’a pas faite, mais bien le sexe de l’auteur, Madame Sand était jugée déjà un peu à l’envers de sa gloire, et à travers ses œuvres nombreuses on avait pénétré jusqu’à la nature de son esprit et jusqu’au mystère d’une inspiration qui n’a aucun des caractères de l’inspiration du génie. Seulement, le public, le gros public, ce Cyclope aveugle qui forge la gloire et qui prend pour elle le bruit que fait son marteau en tombant sur l’enclume, à côté, le public ne le savait pas. Il croyait, dans son aveuglement, avoir forgé quelque chose de brillant, de formidable et d’éternel, et voici qui va furieusement ébrécher l’armure solide de sa Minerve ! Voici qui va cruellement dégriser ceux qui ont gardé l’illusion que Madame Sand a produite trente années sur ses contemporains, étonnés et ravis ! On va la voir, dans cette Correspondance, comme elle était dans l’essence même de son être, à la source d’un talent qu’on a pris imbécilement pour du génie et qui n’en était pas. On va la voir, comme Balzac, en pantoufles. Mais ce n’est pas Léon Gozlan qui va les lui chausser, c’est elle-même. Gozlan, et mieux que Gozlan, Balzac lui-même, en une correspondance qui l’a grandi autant que celle de Madame Sand l’a diminuée, ont fait un véritable socle éclatant de ses vieilles pantoufles, tandis que Madame Sand et ceux-là qui ont publié sa Correspondance ont fait du socle, où la Comédie-Française l’a comiquement placée, une paire de pantoufles, et son pied n’y a pas gagné !
II §
Il s’est étrangement avachi là-dedans… Ce n’est plus là le pied qui, chaussé et maintenu comme dans un brodequin dans un style travaillé, faisait croire à la race de l’écrivain. La race, que Madame Sand a niée à dix reprises différentes et qu’elle avait ses raisons pour nier, la race est ce qui manque le plus à la nature de son esprit, et cette Correspondance l’atteste ! La Correspondance prouve jusqu’à la dernière évidence à quel point Madame Sand, cette égalitaire, avait, au fond, l’esprit commun dès qu’elle était naturelle et que la nécessité de faire du style ne l’étreignait pas. Intellectuellement, elle ressemblait à ces femmes d’un de ces embonpoints trop lâches, qui ont besoin de la cuirasse d’un corset pour être… intrépide et ne plus trembler. Quand elle n’est pas contenue et soutenue par l’idée du public, son corset à elle, tout s’abaisse et s’en va de sa manière de parler et d’écrire dans un abandon sans grâce et surtout sans noblesse. C’est, je crois, le prince de Ligne qui a dit ce joli mot profond, quoique joli : « qu’on n’est point une personne d’esprit si on n’en a pas avant d’avoir ôté son bonnet de nuit, le matin ». Eh bien, Madame Sand n’a jamais d’esprit dans le bonnet de nuit de sa Correspondance ! Il faut, à elle, pour qu’on puisse seulement la regarder, que sa toilette soit entièrement faite. Mais aux tous les jours de cette Correspondance qu’on nous étale et qu’on eût mieux fait de cacher, elle se montre à nous dans un déshabillé et un négligé terribles pour sa gloire et pour la naïveté sans distinction d’un esprit qui, par lui-même et primesautièrement, n’existe pas.
Elle s’est, d’ailleurs, trop de fois donnée comme une bête pour ne pas lui accorder d’en être une, mais c’est une bête comme La Fontaine qu’elle voulait qu’on la crût et qu’elle avait la prétention d’être, et c’est justement une bête comme La Fontaine qu’elle n’était pas. À la lire, en beaucoup de ses écrits (particulièrement en ses Souvenirs et Impressions littéraires), elle s’est dite ignorante, inconsciente, spontanée, une pauvre tête poétique, quoiqu’elle ne soit pas aussi poétique qu’elle le dit, la rusée ! ni non plus aussi spontanée qu’elle se vante de l’être. Elle réfléchissait devant le public et savait très bien ce qu’elle disait. Devant ce public qu’elle n’oublie jamais et qui lui donnait sa tenue littéraire, elle est, après tout, un écrivain d’un certain ordre, qui a droit à un classement quelconque. Mais entre amis et dans l’intimité des relations et des sentiments, elle n’est plus un écrivain du tout, et elle a sa plume à la main !
Certes ! je conçois le bégaiement de l’écrivain quand il s’agit de parler sa pensée, son idéale pensée, au lieu de l’écrire. J’ai connu de ces bègues sublimes qui avaient du génie, et qui, par orgueil, ou défiance, ou faiblesse d’organes, restaient dans la majesté résignée du silence. Chateaubriand fut un de ces génies silencieux. Mais la plume à la main, on les retrouvait ! La plume, c’était l’organe qui ne les trahissait jamais ! Il n’y a pas si petite et chétive lettre d’écrivain de talent où le talent ne roule quelque paillette de son or. Mais ici, dans cette Correspondance de Madame Sand, vous ne trouverez pas une seule paillette ; il n’y a que de misérables fétus sur lesquels tout le monde a marché. Quoi ! c’est là un écrivain, cette femme qui n’a pas même le don accordé aux moindres femmes, qui n’écrivent pas, de dire de toutes petites choses avec l’élégante légèreté qui enlève les riens et leur donne des ailes ? Cette femme, qui a écrit les pages de Lélia, dont quelques-unes ont de la splendeur, mais de la splendeur volontaire et laborieuse, écrit, dans ses lettres, où elle ne voit plus le public, comme la première venue qui aurait un langage bas et mauvais ton. C’est bien la peine de s’appeler Aurore ! C’est une Aurore qui ne s’est point levée ici et n’y a pas une seule fois justifié son nom ! Voulez-vous savoir quelques-unes des suavités de cette Aurore ? « Je vous embrasse de toute mon âme — écrit-elle à sa belle-mère — et Casimir en prend sa part. »
(Casimir, c’est M. Dudevant, son mari.) Quand elle écrit à M. Caron, l’octogénaire, qu’elle assassine de son âge en lui répétant sur tous les tons qu’il est dégoûtant et vieux, elle ne s’en dit pas moins sa fille soumise et subordonnée. Elle a envie d’aller en Chine « comme de prendre une prise de tabac »
. Elle se plaint de son mari, « triste comme un bonnet de nuit »
. Il y en a de gais, des bonnets de nuit ! Mais, certes ! ce n’est pas le sien. Elle donne à un de ses amis des leçons du bon sens le plus vulgaire, et pour faire passer le dur pédantisme de sa leçon elle ajoute gracieusement : « Si vous le prenez mal, vous êtes un sot ! »
Quand elle change et qu’elle se trouve laide, elle dit qu’elle « est dans les pommes cuites »
. Est-ce parce qu’elle avait de son vivant les yeux de Junon, qui sont des yeux de vache dans Homère, qu’elle dit qu’elle pleure, à chaque instant, comme un veau, quand elle ne pleure pas comme un âne, qui est sa manière de pleurer lorsqu’elle lit le Jocelyn de Lamartine ? Tel est le genre de phrases et d’odieux baragouin qu’on peut cueillir à pleines plates-bandes dans la partie de cette Correspondance où Madame Sand n’est que l’obscure Aurore Dudevant, et où, comme elle le dit avec une originalité si puissante, elle ne s’est pas encore « embarquée sur la mer orageuse de la littérature »
.
III §
Ce n’est guère que vers les trois quarts de ce premier volume d’une Correspondance qui ressemble presque à une trahison de la part de ceux qui la publient, tant elle ravale de toutes manières Madame Sand, comme talent et comme caractère, qu’elle se met à raconter son embarquement sur cette mer orageuse, où, par parenthèse, elle n’a jamais eu, elle, que du beau temps. Contrairement à ce que ses admirateurs pourraient en espérer ou en attendre, ce ne fut pas l’audacieux embarquement du Génie sous la pression de l’enthousiasme, de l’ardente vocation et de la fierté confiante en sa noble pensée. Ce fut un embarquement plus humble et moins intéressant, Rembarquement par suite d’affaires du vieux Turpenny, dans Walter Scott. Il fut un moment, en effet, dans l’histoire de Madame Sand, où, par suite d’affaires, elle ne se trouva plus assez riche. C’est quand elle songea à planter là son mari. On avait cru jusqu’ici à quelque grande passion, dans l’éloquence de son égarement, dans l’espèce de beauté que l’amour, quand il est absolu, donne parfois à des sentiments coupables ; il ne fut rien de cela, ou du moins elle n’en dit pas un seul mot. Cette inspirée, comme elle se donne, cette spontanée, cette inconsciente, fit spontanément ou inconsciemment le calcul que la littérature, entendue comme elle projetait de l’entendre, pourrait lui rapporter un argent que la préoccupation littérale ne lui a jamais fait oublier, et son calcul inconscient d’argent était juste, car toute sa vie elle en a abondamment gagné. Elle ne se sentait ni n’avait assez de talent pour mourir de faim avec grandeur dans une civilisation mortelle souvent au génie, mais elle en avait assez peu pour que cette civilisation lui fût généreuse… Dès son début comme depuis, Madame Sand n’eut de conception plus haute de la littérature et de sa destinée à elle-même que l’indépendance du bohème et le sac d’écus, l’objectif du bourgeois rangé, qu’il appelle son magot. Ce n’est point pour la gloire qu’elle se promettait d’écrire et qu’elle a écrit, c’est pour le magot. C’est le magot qui s’est toujours imperturbablement dessiné sur tous les horizons de sa rêverie, comme le profil aimé se dessine sur l’horizon des amoureux… Le bohème qu’elle se dit être à un ordre très étonnant pour un bohème et une prudente sagesse de bonne ménagère qu’on ne s’attendait pas à trouver dans cette ignorante, — qui n’a jamais su faire la plus petite addition, nous dit-elle, mais qui savait pourtant le prix de l’argent comme si elle l’avait exactement compté, — dans cette inconsciente en chiffres comme en littérature, et si phénoménalement positive dans tous les deux !
Cette publication, après nous avoir découvert dans le grand Écrivain, comme ses amis l’appellent encore, le prosaïsme fondamental sous la poésie de la surface le sans esprit absolu, la nullité ou la médiocrité des aperçus, le commun insupportable de ces lettres qui tuent le poète plus ou moins artificiel qui est dans ses ouvrages, mais qui ne sort jamais ni du fond de l’âme ni du fond de la vie, cette publication met à bas, tout à coup et du même coup, le masque poétique et grandiose que Madame Sand s’était composé et sous lequel on la voyait, fantaisie errante et féconde, imagination désintéressée ! Ah ! je défie bien qu’on puisse expliquer que ces lettres, meurtrières pour la personnalité intellectuelle et morale de Madame Sand, soient publiées par d’autres que par des ennemis, heureux de la trouver, pour la première fois, plate et ennuyeuse, et d’un ennui et d’une platitude qu’on ne lui connaissait pas !
Mais c’est précisément l’ennui qui s’exhale de cette publication incompréhensible, qui pourrait empêcher d’achever le meurtre qu’une spéculation assassine est en train d’accomplir sur Madame Sand et sur sa mémoire. Si par hasard cet ennui, bon pour la première fois, allait faire supprimer les autres volumes d’une correspondance dont le premier donne positivement la nausée, il sauverait certainement Madame Sand d’un égorgement que je prévois et qui va tout à l’heure continuer.
IV §
Et d’autant plus aisément que la Spéculation elle-même s’est trompée, — grossièrement trompée dans ses vues et dans ses calculs. Elle comptait, dans ce temps de scandales, sur des scandales de plus, et sur ceux-là qui avaient des noms illustres pour les faire mieux retentir et pour les porter plus loin… Il ne fallait rien moins que l’espérance de ces ignominies, auxquelles on sacrifie tout, pour leur sacrifier Madame Sand, le plus grand Préjugé contemporain, la plus grande Routine dans l’admiration de ce siècle. On se rappelait le scandale d’Elle et Lui, et on croyait qu’on allait le recommencer, en y ajoutant. On croyait qu’on allait pouvoir retisonner dans les cendres de ces feux pestilentiels éteints. Madame Sand, que littérairement on déshonore par cette correspondance, honteuse pour la femme la plus vulgairement littéraire, n’y est point du moins déshonorée d’une autre manière, et les tableaux qu’on y rêvait dans des perspectives imaginaires ne s’y trouvent pas. Le livre est sain par ce côté et resté chaste. Le nom du collaborateur, M. Sandeau, n’y est prononcé que pour dire qu’elle lui en a pris la moitié. Alfred de Musset, qui a gravé le sien dans celui de Madame Sand et à une telle profondeur qu’on ne peut plus effacer le chiffre qu’ils forment pour la Postérité, n’apparaît, lui, qu’à la CXIIe lettre, et il ne fait que passer comme un pâle fantôme dans le clair-obscur de deux ou trois lettres dont on a épaissi l’obscurité. On sent, il est vrai, dans cette obscurité, l’étouffement d’une douleur, mais d’une douleur discrète et pour laquelle l’inconsciente a retrouvé la lucide conscience de ce qu’elle tait. Elle parle bien, sans peser sur les motifs de son désespoir, à un de ses amis, d’un projet de suicide qui, dans cette âme mobile, se change bientôt en projet d’aller vivre d’une vie cachée, avec sa fille, à la Martinique ou à la Louisiane, mais rien ne reste en peu de temps de ces deux projets. Nous n’avons pas l’âme assez profonde pour être inconsolable ! Vers la fin du volume, l’Écrivain, qui n’avait touché qu’un mot de ces deux succès : Indiana et Valentine, l’Écrivain envahit la femme qui se dérobe et le bas-bleu s’étend sur sa vie. On croit deviner qu’elle ne sera plus qu’un bas-bleu désormais dans les volumes suivants de sa Correspondance. Ses lettres à Madame d’Agoult et à M. Adolphe Guéroult, alors saint-simonien, ne sont plus de simples lettres comme on en écrit à ses amis, mais des pages ambitieuses de politique et de morale adressées, en vue peut-être du public, à des personnages solennels. Elles rentrent dans le ton connu qui est celui des ouvrages du célèbre bas-bleu, et on n’a plus devant soi que la Madame Sand officielle, et non pas, certes ! la Madame Sand intime qu’on était venu chercher là.
Encore une fois, l’auteur connu, dans Madame Sand, mais l’auteur sans nouveauté d’idées, de verve et d’accent, et la femme peu connue, l’épistolière, donnant à l’auteur un dessous de langage abominablement commun et des métaphores de domestique indiquant l’habitude d’une âme évidemment moins haute, moins désintéressée et moins poétique que celle-là qu’elle affecte d’avoir quand elle parle d’elle, voilà, résumé en quelques mots, ce qu’on trouve en cette Correspondance, qui fera perdre à Madame Sand ses derniers amis et ses derniers admirateurs.
Et même pour nous, qui n’avons jamais été ni l’un ni l’autre, était-ce bien la peine de publier cela ?