Introduction §
Le succès en France des facéties de la Renaissance ne se dément pas au xviie siècle, comme en témoignent les nombreuses réimpressions de la traduction française du Decameron1, ainsi que l’édition de compilations de contes facétieux de provenances diverses2.
Mais, hormis les péritextes de ces éditions et rééditions, nous manquons de témoignages qui nous permettraient de saisir la nature du goût du public pour la facétie, les fonctions de ce type de lecture, la répartition sociale des lecteurs. Néanmoins les formes de réception oblique que sont l’imitation, l’adaptation, la réécriture de contes facétieux par les auteurs du xviie siècle peuvent fournir des éléments d’information sur les publics visés par la facétie, le type de satisfaction qu’ils en attendent, les usages moraux, sociaux ou simplement ludiques qu’ils peuvent en faire. Ces informations sont fournies par les péritextes (Avertissements aux lecteurs, Épîtres dédicatoires, et leurs variantes satiriques et parodiques), mais aussi par les textes eux-mêmes — notamment les discours de personnages conçus comme des figures de lecteurs, voire comme des témoins intra-diégétiques de la réception de l’œuvre. Ces sources d’information internes sont utilement enrichies par les commentaires externes que fournissent d’une part les correspondances et, de l’autre, les textes polémiques impliqués dans les querelles et controverses littéraires.
Un parcours, nécessairement sommaire, de ces éléments discursifs met assez clairement en évidence une évolution dans le goût du public en matière de facétie. Dans la première moitié du siècle, le conte facétieux est recherché pour son caractère divertissant, pour le rire franc qu’il provoque, et qui se traduit par la métaphore thérapeutique, héritée du siècle précédent, du « remède à la mélancolie ». Les valeurs de divertissement et d’eutrapélie se maintiennent dans les discours de justification tout au long du siècle, mais ils semblent perdre de leur pertinence dans sa seconde moitié. Ce qu’on observe de vraiment nouveau à partir des années 1660, c’est l’effort des auteurs pour motiver et policer les insertions facétieuses dans leurs ouvrages, en prenant explicitement en compte l’élargissement du public de la littérature comique dans son ensemble (théâtre, roman, nouvelle), notamment en direction des femmes : le goût pour la facétie doit pouvoir s’accorder avec l’esthétique galante alors à l’honneur dans la société cultivée. Aussi se vit-il au second degré, à l’abri d’une connivence de bon aloi.
Le remploi des contes facétieux dans les histoires comiques : composition fragmentaire et visée divertissante §
Les auteurs d’histoires comiques, un genre renouvelé au début du siècle, font grand usage des facéties publiées au siècle précédent sous forme de fragments insérés, aisément repérables même quand ils impliquent le protagoniste3. Leur fonction divertissante s’affiche à l’intérieur du récit comme dans le discours encadrant. Ainsi, quand Charles Sorel fait paraître l’Histoire comique de Francion, en 1623, il dote son auteur anonyme d’un tempérament mélancolique, ce qui justifie, de manière topique, le recours à des histoires facétieuses :
Je n’ay point trouvé de remede plus aysé ny plus salutaire à l’ennuy qui m’affligeoit il y a quelque temps, que de m’amuser a descrire une histoire qui tinst davantage du folastre que du sérieux, de maniere qu’une melancolique cause a produit un facetieux effect. Jamais je n’eusse fait veoir cette pièce, sans le desir que j’ai de montrer aux hommes les vices auxquels ils se laissent insensiblement emporter4.
Il leur attribue en outre — comme on le remarque ici — la vertu de corriger les vices, ce qui revient à inscrire le récit dans le genre satirique5. Il programme par là un mode de lecture double, divertissant et édifiant, prolongeant ainsi la visée exemplaire des contes de la Renaissance. Ce sérieux paradoxal de la facétie est assumé au niveau intradiégétique par les compagnons du héros, qui, le retrouvant à Rome après une longue séparation, jouissent du récit de ses aventures et lui reconnaissent une valeur exemplaire, bien que la plupart de ses prouesses aient consisté à berner des villageois naïfs :
Lors que Francion conta ses advantures de Berger et de Charlatan, il ravit chacun d’admiration. Mon Dieu, ce dit Dorini, que je suis fasché que nous ne sommes plus tost venu en Italie. Nous eussions possible eu nouvelles de vostre desastre, et nous ne vous eussions pas laissez en un si mauvais estat. Vous vous mocquez, dit Raymond, je serois bien marry que l’on eust tiré Francion de l’estat où il estoit : il n’auroit point accompli de si belles choses. […] Vous avez raison, reprit Francion, et je ne voudrois pas avoir vecu autrement que j’ay fait. Neanmoins je vous diray, a le bien prendre ce ne sont que des friponneries. Ouy, ce dit Raymond, mais vos friponneries valent mieux ordinairement que les plus serieuses occupations de ceux qui gouvernent les peuples6.
Cette dernière affirmation est à entendre comme une boutade provocatrice, certes, mais elle n’en révèle pas moins sérieusement la visée critique de l’histoire comique, y compris dans son matériau facétieux, à l’égard des normes morales et sociales de la culture officielle.
Le genre « comique » protégeait en principe l’auteur (et surtout l’imprimeur-libraire, dans le cas d’une publication anonyme) de l’imputation d’offense à l’honnêteté publique. Mais après la condamnation des auteurs du Parnasse des poètes satyriques — contemporaine de la parution de l’Histoire comique de Francion —, et le long procès de Théophile de Viau qui s’en est suivi, il devenait nécessaire de purger le texte de ses facéties les plus obscènes. C’est chose faite dans la deuxième version de l’Histoire comique de Francion publiée en 1626 ; toutefois l’expurgation ne modère pas l’expansion des facéties, qui se multiplient dans les quatre chapitres ajoutés. Sorel en rendra compte en 1633 dans le texte liminaire de la troisième version, enfin attribuée, mais à un auteur prête-nom, Nicolas Moulinet Du Parc. La tendance est encore à la surenchère de contes facétieux, qui sont jugés dignes d’être conservés, même s’ils sont apocryphes, dans la mesure où ils ont assuré le succès du livre dans ses précédentes versions :
Il [Nicolas Moulinet Du Parc] écrivit donc les aventures de ce cavalier auxquelles il donna le titre d’Histoire comique, et ce fut à l’envi de Du Souhait, champenois, et comme pour le braver, à cause qu’auparavant Du Souhait avait donné le même titre à quelques contes qu’il avait ramassés. Il y avait de la contention entre ces deux esprits qui étaient d’un même temps, mais notre auteur a bien précédé celui-là, comme l’on peut voir par le bon accueil que l’on a fait à son ouvrage, au lieu que celui de Du Souhait a demeuré dans l’obscurité et n’a été imprimé qu’une fois7.
Le pseudo-éditeur va jusqu’à prétendre que ce sont les lecteurs eux-mêmes qui l’ont enrichi de nouveaux contes8. La fiction éditoriale construit ainsi l’image monstrueuse d’une œuvre collective assignée à un seul nom d’auteur :
Au reste, en ce qui est de ces choses modernes qui ont été mises ici parce que l’on les a trouvées fort bien enchâssées dedans l’histoire et qu’elles étaient trop connues pour être désormais oubliées, il les y a fallu laisser ; mais néanmoins tout cela est arrangé avec tel ordre que nous pouvons dire que nous avons maintenant la Vraie Histoire de Francion ayant été corrigée sur les manuscrits de l’auteur. Au reste, pour ce qui est de ces choses étrangères, nous ne disons point si elles sont meilleures ou pires que le principal du livre, car il y a différente espèce de beautés. Il faut considérer aussi que cela est en si petite quantité, au prix de ce qui a été fait par Du Parc, que cela n’est pas si considérable et que, quand cela serait dehors, l’Histoire n’en vaudrait guère moins, tellement que l’on ne l’y laisse que pour rendre plus satisfaits les plus curieux qui ne veulent rien perdre de ce qu’ils ont vu une fois dans les livres ; joint que c’est une maxime qu’en ce qui est de ces livres de plaisir, il est permis d’y changer plus librement qu’aux autres9.
Le choix de l’accumulation sans discernement de prétendues strates d’écriture répond aux aspirations supposées d’un lectorat goulu, qui ne veut perdre aucune miette des contes facétieux, quelle que soit leur authenticité. On est là dans un régime de pure consommation qui paraît s’accorder à la forte présence du corps dans la facétie. Mais nous pouvons également voir dans cette construction éditoriale fictive la transposition péritextuelle d’une histoire de la réception du roman, étendue sur dix années et marquée par un succès exceptionnel, non seulement auprès du public français mais aussi européen, comme l’indiquent ses vingt-trois rééditions dans les grands centres d’imprimerie (Paris, Lyon, Rouen, Leyde, Amsterdam) entre 1635 et 1739 et ses sept traductions, en anglais, néerlandais et allemand. Quelle que soit l’originalité de la forme narrative inventée par Sorel, un tel succès témoigne de la vitalité du goût du lectorat élargi pour la facétie.
Vingt ans après la première édition du Francion, Tristan L’Hermite campe encore, au seuil de son histoire comique autodiégétique, Le Page disgracié, un auteur mélancolique s’adressant à un lecteur friand de divertissement, ami intime dans la fiction auctoriale et figure du lecteur impliqué dans le dispositif métadiscursif :
Cher Thirinte, je connois bien que ma resistance est inutile ; et que vous voulez absolument sçavoir tout le cours de ma vie, et quelles ont esté jusqu’ici les postures de ma fortune. Je n’ay pas resolu de faire languir davantage votre curieux desir ; mais j’ay bien de la peine à prendre la resolution d’y satisfaire. Comment aurai-je la hardiesse de mettre au jour des avantures si peu considerables ? Comment est-il possible que vous rencontriez quelque douceur en des matieres ou j’ai trouvé tant d’amertume, et que ce qui me fut si difficile a supporter vous soit agreable a lire10 ?
Or, pour garantir au destinataire de son récit le plaisir qu’il en escompte, en dépit des vicissitudes du héros, l’auteur choisit de découper son récit en chapitres brefs, suivant le modèle, évident ici, des recueils de contes11. Les facéties abondent dans les épisodes où le page a mission de divertir son maître : au début du récit quand il est au service d’un « jeune prince » — alias Henry de Bour*bon, duc de Verneuil, le fils naturel d’Henri IV — et vers la fin, quand il est employé par un « grand seigneur » comme secrétaire pour ses affaires et lecteur pour ses heures de loisir. Ainsi, par la médiation des livres, le page se fait conteur, acteur et auteur de facéties :
Bien souvent, je lui contais quelque aventure nouvelle que j’avais apprise ; d’autres fois, c’était une vieille histoire renouvelée que j’avais prise ou dans le Décaméron de Boccace, ou dans Straparole, Pogge Florentin, le Fuggilozio, les Sérées de Bouchet, et autres auteurs qui se sont voulu charitablement appliquer à guérir la mélancolie. J’employais quelquefois deux ou trois pages et autant de jeunes officiers de sa maison, pour représenter les soirs devant lui quelque espèce de comédie dont j’avais ajusté les paroles selon la force de mon esprit12.
Les références sont précises, et dessinent la bibliothèque virtuelle des contes, telle
qu’elle a été assimilée par le héros, ressource inépuisable pour son imagination et
source de ses propres inventions facétieuses. La population du château est bon public
dans son ensemble et se laisse aller à rire ; mais la maîtresse de maison résiste au
rire collectif et sa désapprobation menace le page d’une nouvelle disgrâce : « je
m’insinuais tous les jours de plus en plus aux bonnes grâces de mon maître — remarque
le Je narrant —, mais cela ne faisait qu’irriter la mauvaise humeur de ma maîtresse.
J’étais un Mome, qui divertissais agréablement mon Jupiter, mais qui ne pouvais agréer
à ma Junon13 »
. Une farce improvisée avec les autres
domestiques le met particulièrement en difficulté, car elle choque la spectatrice
malveillante, qui souligne la grossièreté toute facétieuse d’un bon mot de la « farce de
l’accouchée » en affectant la pudeur outragée :
Notre maître rit extrêmement de cette ridicule comédie, et tout le monde en approuva l’invention, fors la maîtresse du château qui ne s’y trouva point disposée à cause de la haine secrète qu’elle avait pour moi ; de plus, elle témoigna se scandaliser fort de ce que le jeune cuisinier, qui faisait le mari de l’accouchée, avait dit, sans penser qu’elle fût présente à la naissance de son enfant : « Voilà un fort beau garçon, il a déjà du poil au derrière. » Cette parole n’était pas respectueuse ; mais une dame de condition, et de son âge, eût mieux fait de faire semblant qu’elle ne l’avait pas entendue que d’en gronder trois ou quatre heures et de feindre d’être malade, comme elle fit avec des grimaces ridicules14.
Par-delà la situation narrative concrète, les commentaires du page suggèrent qu’il est absurde de restreindre la licence d’un genre littéraire par les convenances sociales. Tristan projette ainsi une image inédite du lectorat des facéties : l’indifférence aux préjugés de la bienséance, qui signale une indépendance d’esprit toute aristocratique. Mais, à l’époque, la rudesse de l’aristocratie guerrière15 s’accommode de la grossièreté de la facétie. Cette tolérance va nettement s’infléchir vers le milieu du siècle, quand la prise de pouvoir personnel du jeune Louis XIV succède à la fin des affrontements de la Fronde.
De ce processus, la réédition en 1667 par Jean-Baptiste L’Hermite du roman de son frère fournit un témoignage significatif. L’éditeur s’arroge la prérogative auctoriale de son défunt frère en faisant imprimer en tête de l’édition sa propre épître dédicatoire, qu’il adresse à celui dont Tristan a fait, sous le couvert de l’anonymat, le héros de la première partie : le duc de Verneuil. Jean-Baptiste attribue a priori au dédicataire princier la liberté d’esprit et le goût du divertissement des lecteurs, auditeurs et spectateurs aristocrates des facéties intradiégétiques du récit de Tristan :
Monseigneur,
Ce Page disgracié oublie les chagrins de sa disgrace, si vous lui faites maintenant un si favorable acceüil, que celuy qu’il a receu tant de fois de vostre Altesse. Sa jeunesse avoit fait concevoir de si grandes esperances, de tout ce qu’il y avoit d’honnestes gens dans la Cour, qu’on ne peût douter que les precoces qu’il en avoit données, ne fussent ensuite des fruits dignes d’estre servis à la Table du Fils du Grand Henry. Je veux dire, Monseigneur, que ce Page, outre l’excellente éducation qu’il a receuë chez vous, y a apporté une jeunesse si enjoüée, que les traits en sont tout esprit et dignes d’estre apportez comme des mets tres-exquis et très delicieux à vostre Table, où les sages propos, et les pointes d’esprit sont plus à écouter que les Symposiaques des plus sçavans Philosophes. Ce Page, Monseigneur, cherche à vous entretenir aux heures qui succedent à vos occupations serieuses, afin que son enjouëment et la souplesse de ses ingenieuses intrigues puissent délasser vostre esprit, et contribuer à vostre divertissement par quelque chose qui surprenne l’imagination16.
La confusion de la vie et du roman, favorisée par la clef imprimée en fin de volume, produit ici un court-circuitage temporel qui ressuscite le page dans sa relation passée avec le dédicataire. Ce dispositif sert les ambitions de l’éditeur et frère de l’auteur, comme le manifeste le soin qu’il a de conformer son don littéraire aux circonstances du mariage du duc :
Il y paroist, Monseigneur, je ne sçay quoy d’ingenu et de spirituel tout ensemble, qui promettoit les belles productions de son esprit, qui ont éclaté dans les Ruelles les plus épurées et les Cercles des esprits les plus delicats. Mais, Monseigneur, comme la lumiere donne l’éclat à la beauté des objets ; que la joye escoute plus volontiers la symphonie que la tristesse d’ailleurs rendroit importune et desagreable, aussi dans un temps où le Myrthe et les Roses sont jonchées dans vostre Palais, il se figure que parmy les resjoüissances de l’Hymen, les galanteries de sa jeunesse et les evenemens facetieux dont elle a esté agreablement surprise, seront de saison, et un amusement qui pourra contribuer à la feste, où
Le jeu, le ris et la danceSont partout en abondance,Les delices ont leur tour,La tristesse se retire,Et personne ne souspire,S’il ne souspire d’amour17.
Ici s’affirme le double sens des vocables « galant », « galanterie ». Les « galanteries de [la] jeunesse » de l’auteur-narrateur, c’est-à-dire ses polissonneries facétieuses, sont jugées aptes à figurer parmi les réjouissances du mariage, que l’éditeur entend pour sa part célébrer par un exercice de galanterie poétique : la petite épigramme en octosyllabe qu’il insère dans son épître. Ce dernier trait mérite notre attention : nous sommes en 1667, et, à cette époque, la facétie n’est pas jugée incompatible avec l’esthétique galante qui s’impose dans la société mondaine (ici illustrée par le prosimètre) à condition de se parer des qualités de l’enjouement et de l’élégance railleuse, ce qui implique sa conversion aux normes de la civilité, sa participation au « processus de civilisation », au sens où l’entendent les traducteurs de Norbert Elias.
Évolution du traitement de la facétie après 1660 : motivation et « civilisation » §
Molière fait grand usage des scenarii facétieux : la structure à renversement de la burla ou du motto qui sous-tend le conte lui procure l’efficacité dramatique nécessaire à la comédie comme à la farce. Mais la comédie leur donne immédiatement une résonance morale du fait de sa portée satirique, entraînant des débats dans le public, avec parfois une coloration de scandale. Dans les critiques qu’il adresse au dramaturge sur son École des femmes, le journaliste Donneau de Visé fait assumer par le public le scandale moral de la représentation du désir féminin, tandis qu’il se réserve de critiquer la composition de la pièce ; sur ce plan, l’accusation de plagiat le dispute au reproche de traitement défectueux du sujet :
[Straton.] Le sujet de ces deux pièces18 n’est point de son invention, il est tiré de divers endroits, à savoir de Boccace, des contes de d’Ouville, de La Précaution inutile de Scarron. Et ce qu’il y a de plus beau dans la dernière est tiré d’un livre intitulé Les Nuits facétieuses du seigneur Straparole, dans une histoire duquel un rival vient tous les jours faire confidence à son ami, sans savoir qu’il est son rival, des faveurs qu’il obtient de sa maîtresse, ce qui fait tout le sujet et la beauté de L’École des femmes.
Cette pièce a produit des effets tout nouveaux, tout le monde l’a trouvée méchante et tout le monde y a couru. Les dames l’ont blâmée et l’ont été voir. Elle a réussi sans avoir plu et elle a plu à plusieurs qui ne l’ont pas trouvée bonne. Mais, pour vous en dire mon sentiment, c’est le sujet le plus mal conduit qui fût jamais et je suis prêt de soutenir qu’il n’y a point de scène où l’on ne puisse faire voir une infinité de fautes19.
Les sources narratives facétieuses sont évidentes : les deux Écoles recourent au motif de la « précaution inutile » récemment emprunté par Scarron à Boccace et Ouville pour ses Nouvelles tragi-comiques (1656) ; et L’École des femmes transpose dans le dialogue entre Horace et Arnolphe le scenario des « confidences mal adressées » de la « Fable iv » des Facétieuses nuits, dont la version française est disponible depuis le milieu du xvie siècle20. Mais ce que le critique reproche au dramaturge, c’est d’avoir, par cette transposition, opté pour une narration répétitive au détriment des règles de l’action dramatique.
Molière ripostera en retournant la critique en éloge dans La Critique de l’École des femmes :
Uranie. Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de L’École des Femmes consiste dans cette confidence perpétuelle ; et ce qui me paraît assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive21.
Mais il fait mieux que riposter : il reprend l’avantage en démontrant que les emprunts comme les inventions facétieuses sont mis au service de la peinture des caractères et de la dynamique de leur affrontement, gages du comique de la pièce :
Dorante. Pour ce qui est des enfants par l’oreille, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe ; et l’Auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot : mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme, et peint d’autant mieux son extravagance, puisqu’il rapporte une sottise triviale qu’a dite Agnès, comme la chose la plus belle du monde et qui lui donne une joie inconcevable22.
En dépit des allégations malveillantes de Donneau de Visé, le public qui a fait un succès à la pièce ne s’y est pas trompé : il a apprécié le parti dramatique et satirique que Molière a su tirer de la matière facétieuse de sa comédie. La poétique du genre dans lequel s’inscrit l’adaptation de la facétie apparaît donc déterminante dans la réception que lui accorde le public. C’est là encore le critère d’un goût cultivé, voire raffiné.
La Fontaine a clairement conscience de cette évolution culturelle, quand il publie, de 1664 à 1694 des Contes et nouvelles en vers qui livrent à ses contemporains la réécriture « galante » des contes facétieux français et italiens du Moyen Âge et de la Renaissance. La matière de ses sources l’expose — comme Molière d’ailleurs — au double reproche d’obscénité et de misogynie. Aussi fait-il valoir dans ses textes liminaires la saine « gaieté » des vieux contes — une forme de rusticité naïve et innocente — et, partant, leur innocuité morale et sociale :
[…] Mais je m’amuse à des choses ausquelles on ne prendra peut estre pas garde23, tandis que j’ay lieu d’apprehender des objections bien plus importantes. On m’en peut faire deux principales : l’une que ce Livre est licentieux ; l’autre qu’il n’épargne pas assez le beau sexe. Quant à la premiere, je dis hardiment que la nature du Conte le vouloit ainsi ; estant une loy indispensable selon Horace, ou plustôt selon la raison et le sens commun, de se conformer aux choses dont on écrit. […] Qui voudroit reduire Bocace à la même pudeur que Virgile, ne feroit asseurément rien qui vaille, et pecheroit contre les Loix de la bienseance en prenant à tâche de les observer. Car, afin que l’on ne s’y trompe pas, en matiere de Vers et de Prose, l’extrême pudeur et la bienseance sont deux choses bien differentes. Ciceron fait consister la derniere à dire ce qu’il est à propos qu’on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnes qu’on entretient. Ce principe une fois posé, ce n’est pas une faute de jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’huy de Contes un peu libres. Je ne peche pas non plus en cela contre la Morale. S’il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les ames, ce n’est nullement la gayeté de ces Contes ; elle passe legerement : je craindrois plustost une douce melancholie, où les Romans les plus chastes et les plus modestes sont très-capables de nous plonger, et qui est une grande preparation pour l’amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reproche que ce Livre fait tort aux femmes, on auroit raison si je parlois serieusement ; mais qui ne voit que cecy est jeu, et par consequent ne peut porter coup24 ?
Mais sa plus grande force persuasive, il la trouve dans la forme de son expression versifiée qui substitue l’allusion et le tour métaphorique à la désignation directe de la « chose » malséante. Ainsi peut-il se réclamer du lectorat féminin, porteur des exigences de la pudeur, et promoteur des codes de la galanterie :
Je dois trop au beau sexe ; il me fait trop d’honneurDe lire ces recits, si tant est qu’il les lise.Pourquoy non ? c’est assez qu’il condamne en son cœurCelles qui font quelque sottise.Ne peut-il pas, sans qu’il le dise,Rire sous-cape de ces tours,Quelque avanture qu’il y trouve ?[…]Contons ; mais contons bien ; c’est le point principal ;C’est tout ; à cela prés, Censeurs, je vous conseilleDe dormir comme moy sur l’une et l’autre oreille.Censurez tant qu’il vous plairaMechans vers et phrases mechantes ;Mais pour bons tours, laissez-les là ;Ce sont choses indifférentes ;
Il est intéressant de noter ici que le sujet à la première personne du singulier, qui s’impose comme anaphorique de l’expression convenue « le beau sexe », fait du lectorat féminin une sorte de personnage autonome conscient de ses choix. Dans cette adresse aux lectrices ainsi configurée, La Fontaine n’entend pas toutefois établir une relation exclusive, mais manifester, par l’inclusion d’un cas limite de la lecture galante — encore à la périphérie du convenable mais néanmoins compris dans le domaine de l’acceptable — l’extension du public mondain auquel il destine sa réécriture en vers des contes facétieux-licencieux de la Renaissance. Nous disposons d’une archive qui confirme le succès de cette stratégie auctoriale et éditoriale : la correspondance de Bussy-Rabutin et de sa cousine, Marie de Rabutin, marquise de Sévigné. Celle-ci témoigne de son goût pour les Contes par son insistance à le faire partager par sa fille. Elle s’empresse, par exemple, de lui envoyer, dès leur parution en mars 1671, le volume de la Troisième partie des Contes et celui des Fables nouvelles, accompagnés de ce billet qui tente de l’inciter à les lire en dépit de ses préventions par une forme de connivence ironique :
Si est-ce que je vous donnerai ces deux livres de La Fontaine, quand vous devriez être en colère. Il y a des endroits jolis et très jolis, et d’autres ennuyeux. On ne veut jamais se contenter d’avoir bien fait ; en croyant mieux faire on fait mal26.
Mais elle fait mieux pour familiariser ses proches avec l’esprit facétieux des Contes : elle s’approprie les situations et les personnages lafontainiens pour en faire des « applications » satiriques à son entourage, un jeu qu’elle partage avec son ami Guittaut et son cousin Coulanges, ses correspondants les plus en sympathie avec son enjouement dénué de tabous :
On ne peut jamais être moins rouillé que vous l’êtes ; vos lettres font nos délices. La peinture de l’homme juché, partagé entre les plaintes de Philomèle27 et la précaution d’Hans Carvel, est la plus folle et la plus plaisante vision qu’on puisse avoir. Il faut bien souffrir que vous-même rompiez en visière quand vous combattez avec de telles armes ; je n’y sais point résister. Ce qui se passe dans votre pays mériterait un voyage exprès. […]28
Le conte intitulé « L’anneau d’Hans Carvel » auquel l’épistolière fait allusion relève
du régime obscène de la facétie29. Sa généalogie remonte aux
Facéties du Pogge30 et passe par Rabelais31. En mentionnant ce conte particulièrement
inconvenant, l’épistolière donne la mesure de sa liberté morale et langagière, qui n’est
pas brimée par la pudeur excessive de la châtelaine de Tristan, ni par celle de Climène,
la détractrice précieuse de Molière. Cet échange épistolaire dessine une forme de
réception nouvelle de la facétie, favorisée par le travail de « civilisation » accompli
par La Fontaine. Elle s’appuie en effet sur le contrat de connivence qu’installent les
multiples adresses et intrusions du conteur, et le ton enjoué qu’il maintient
continûment comme le lien le plus sûr du commerce galant. Elle est inventive, à la
mesure même du dispositif narratif lafontainien qui laisse toujours au lecteur
« quelque chose à penser32 »
et
en appelle à sa collaboration interprétative. Cette forme de lecture, tout à la fois
émancipée des tabous de la pudibonderie et soucieuse de l’élégance de la forme, anticipe
l’évolution qui marquera l’illustration des Contes et nouvelles en
vers de la fin du xviie siècle au milieu du
xviiie. Nous pouvons l’observer en trois étapes.

Source : Utpictura18. (Également consultable sur e-rara.)

Source : Utpictura18. (Également consultable sur Gallica.)

Source : Utpictura18.
On le constate aisément : à la scène précisément dessinée mais très « habillée » et peu explicite du graveur néerlandais Romeyn de Hooghe, succèdent deux illustrations empreintes de l’esthétique galante caractéristique du xviiie siècle. L’image composée par Charles Eisen conserve une référence très marquée au conte facétieux par sa focalisation sur la main du diable forçant celle d’Hans Carvel endormi à l’intromission sexuelle que le lecteur est censé ne découvrir qu’à la chute du récit. Mais Fragonard choisit de fondre l’anecdote dans la nuée vaguement surnaturelle qui surmonte le baldaquin pour centrer la scène sur les corps dénudés en laissant hors champ le geste inconvenant de l’époux. On peut ainsi voir à l’œuvre une évolution de la représentation de la scène intime marquée tout à la fois — et sans contradiction — par l’épuration et l’érotisation. Appelée par le goût d’un public formé par la culture galante, cette évolution esthétique nous apparaît comme la poursuite dans le champ des beaux-arts d’un processus initié dès la seconde moitié du xviie siècle en littérature, et dont le traitement et la réception de la facétie semblent constituer un marqueur significatif.
Dans cette période, le goût pour les contes facétieux, renouvelé par une pratique sociale de la lecture elle-même infléchie par les formes nouvelles de sociabilité que sont la conversation et la correspondance, s’oriente vers une délectation au second degré, dans l’entre-soi de l’élite cultivée. La Fontaine invente la formule parfaite pour répondre à ces attentes, et peut-être même contribuer à les créer — ou du moins à les légitimer, ce qui est manifeste à l’égard du public féminin33. Sur la base de ces observations, il semble qu’on puisse avancer l’hypothèse d’une classicisation de la réception des contes facétieux à la fin du xviie siècle, répondant aux goûts d’un public « éduqué » par les nouvelles normes esthétiques et éthiques qui régissent, solidairement, la production des œuvres littéraires et les interactions sociales.
Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités
(IHRIM-UMR 5317-CNRS/ENS de Lyon)