(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
Ouï, je perds les deux yeux; vous les avez perdus.
O sage Du Deffant est ce une grande perte?
Du moins nous ne reverrons plus
Les sots dont la terre est couverte.
Et puis tout est aveugle en cet humain séjour,
On ne va qu'à tâtons sur la machine ronde.
On a les yeux bouchés à la ville, à la cour.
Plutus, la fortune et l'amour
Sont trois aveugles nés qui gouvernent le monde.
Si d'un de nos cinq sens nous sommes dégarnis
Nous en possédons quatre; et c'est un avantage
Que la nature laisse à peu de ses amis,
Lorsqu'ils parviennent à nôtre âge.
Nous avons vu mourir les Papes et les Rois.
Nous vivons, nous pensons, et nôtre âme nous reste.
Epicure et les siens prétendaient autrefois
Que ce sixième sens était un don céleste
Qui les valait tous à la fois.
Mais quand nôtre âme aurait des lumières parfaittes
Peut être il serait encor mieux
Que nous eussions gardé nos yeux,
Dussions nous porter des lunettes.

Vous voiez, madame, que je suis un confrère assez occupé des affaires de nôtre petite république de quinze vingt. Vous m'assurez que les gens ne sont plus si aimables qu'autrefois. Cependant les perdrix et les gelinotes ont tout autant de fumet qu'elles en avaient dans votre jeunesse, les fleurs ont les mêmes couleurs. Il n'en est pas ainsi des hommes. Le fond en est toujours le même, mais les talents ne sont pas de tous les temps, et le talent d'être aimable, qui a toujours été assez râre, dégénère comme un autre. Ce n'est pas vous qui avez changé, c'est la cour et la ville, à ce que j'entends dire aux connaisseurs. Celà vient peut être de ce qu'on ne lit pas assez les moiens de plaire de Moncrifhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110191_1key001cor/nts/001; on n'est occupé que des énormes sottises qu'on fait de tous côtés.

Comment voulez vous que la société soit agréable avec tout ce fatras pédantesque.

Vraiment on vous doit l'hommage d'une pucelle. Un de vos bons mots est cité dans les noteshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110191_1key001cor/nts/003 de cet ouvrage théologique. Il n'y a pas moien de vous l'envoier http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110191_1key001cor/txt/001comme vous dites sous le couvert de la Reine, et on n'aurait pas même osé l'adresser à la Reine Berthehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110191_1key001cor/txt/001. Mais sachez que dans le temps présent il est impossible de faire parvenir aucun livre imprimé des païs étrangers à Paris, http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110191_1key001cor/txt/001quand ce serait le nouveau Testament.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110191_1key001cor/txt/001 Le ministrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110191_1key001cor/nts/004 même dont vous me parlez ne veut pas que j'envoie rien, ni sous son enveloppe, ni à lui même. On est éffarouché, et je ne sais pourquoi. Prenez vôtre parti, et si dans quinze jours je ne vous envoie pas Jeanne par quelque honnête voiageur, dites à Mr le Président Hainaut qu'il vous en fasse trouver une par quelque colporteur. Celà doit coûter trente ou quarante sous. Il n'y a point de livre de Théologie moins cher.

Je suis fâché que vôtre ami soit si couru, vous en jouïssez moins de sa société, et c'est une grande perte pour tout deux. J'achêve doucement ma vie dans la retraitte, et dans la famille que je me suis faitte. Adieu, Madame, courage, faisons de nécessité vertu. Savez vous que c'est un proverbe tiré de Cicéronhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110191_1key001cor/nts/005?