(1760) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1760) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Cecy n'est point une Lettre, Madame, c'est seulement pour Vous demander si vous avez reçu deux volumes de l'ennuieuse histoire de Russie, l'un pour vous, l'autre pour le président Hainaut.
Mr Bouret, ou Mr Le Normant, doit vous avoir fait remettre ce paquet. J'ignore pareillement si Mr d'Alembert a reçu le sien; voulez vous, madame, avoir la bonté de le lui demander? Il vous fait quelque fois sa cour, et je vous en félicite tous deux; vous ne trouverez assurément personne, qui ait plus d'esprit, plus d'imagination, et plus de connaissance que lui.

Je vous disais, madame, que je ne vous écrivais point, mais je veux vous écrire; j'ai pourtant bien des affaires; un laboureur qui bâtit une Eglise et un Théâtre, qui fait des pièces et des acteurs, et qui visite ses champs, n'est pas un homme oisif; n'importe, il faut que je vous dise que je viens de crier vive le Roy, en aprenant que les Français ont tué quatre mille Anglais à coups de bayonettehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1060246_1key001cor/nts/001; celà n'est pas humain, mais celà était fort nécessaire.

Je ne sçais pas si le Roy de Prusse aura longtemps la vanité de payer régulièrement la pension à Mr D'Alembert. Ce serait aux Russes à la payer sur les huit milions qu'ils viennent de prendre à Berlin. Dieu merci, il ne s'est pas encor passé une semaine sans grandes avantures depuis que j'ai quitté le poëte de Sans souci. J'ai peur de lui avoir porté malheur; je souhaitte qu'il finisse sa vie aussi sagement et aussi tranquilement que moi; mais il n'en fera rien.

Je n'ai nulle nouvelle de frère Menou, ni de frère Malagrida, ni de frère Berthier, ni d'Omer de Fleuri, ni de Fréron; j'aurai l'honneur de vous envoier quelque insolence le plustôt que je pourai; prenez toujours la vie en patience, Madame, et s'il y a quelques moments de bon, jouïssez-en guaiment.

Je me plains à tout le monde de Mlle Clairon, qui a la fantaisie de vouloir qu'on lui mette un échaffaut tendu de noir sur le théâtre, parce qu'elle est soupçonée d'avoir fait une infidélité à son fiancé. Cette imagination abominable, n'est bonne que pour le théâtre anglais; si l'échaffaut était pour Fréron, encor passe, mais pour Clairon, je ne le peux souffrir. Ne voilà-t'il pas une belle idée de vouloir changer la scène française en place de Grève! Je sçais bien que la pluspart de nos Tragédies ne sont que des conversations assez insipides, et que nous avons manqué jusqu'icy d'action et d'apareil; mais quel apareil pour une nation polie, qu'une potence, et des valets de boureau; je vous adresse mes plaintes, madame, parce que vous avez du goust; et je vous prie de crier à pleine tête contre cette barbarie; voilà ma Lettre finie, je vais voir mes greniers et mes granges, je vous présente mon tendre respect, et je vous aime encor plus que mon bled et mon vin. J'ai fait pourtant d'assez bon vin, et beaucoup; je parie, madame, que vous ne vous en souciez guéres; voilà comme l'on est à Paris.