Vous me parlez, Madame, de philosophie pratique, parlez moi de santé pratique.
La disposition des organes fait tout; et malgré le sot orgueil humain, malgré les petites vanités qui se jouent de notre vie, malgré les opinions passagères qui entrent dans nôtre cervelle et qui en sortent sans savoir ni pourquoi ni comment, la manière dont on digère décide prèsque toujours de nôtre manière de penser, témoin Jean qui pleure et qui rit
http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220408_1key001cor/nts/001, qui a couru tout Paris, et que vous n'avez probablement point lu.
Mr De Gleichen m'a paru digérer fort mal. Je crois qu'il n'approuve guères le style du théâtre Danois. J'étais très malade quand il vint dans mon hermitage. J'ai peur qu'en qualité de ministre, accoutumé aux cérémonies, il n'ait été un peu choqué de ma rusticité. Je laisse faire aux Dames les honneurs de ma retraitte champêtre; c'est à elles à voir si les lits sont bons, et si on a bien fait mousser le chocolat de messieurs à leur déjeuner.
Mr De Shomberg a paru pardonner à mes mœurs agrestes. Je souhaitte que les Danois soient aussi indulgents que lui. De tous ceux qui ont passé par Ferney c'est la sœur de Mr De Cucéhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220408_1key001cor/nts/002 dont j'ai été le plus content, car c'est à elle que je dois de n'avoir pas perdu entièrement les yeux. Elle me donna d'une drogue qui ne m'a pas guéri, mais qui m'a beaucoup soulagé. Je voudrais bien qu'il y eût des recettes pour vôtre mal comme pour le mien. Nous avons à Genève un phisicienhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220408_1key001cor/nts/003 qui électrise parfaittement le tonnerre. Il a voulu électriser aussi un homme qui a une goute sereine, mais il n'a pas réussi. A l'égard du tonnerre c'est une bagatelle; on l'inocule comme la petite vérole. Nous nous familiarisons fort dans nôtre siècle avec tout ce qui fesait trembler dans les siècles passés. Il est prouvé même, généralement parlant, que chez les nations policées, on vit un peu plus longtems qu'on ne vivait autrefois. Je vous en fais mon compliment si c'en est un à faire. Je vois bien qu'il est si doux de vivre avec vôtre grandmaman, que vous aimez encor la vie, malgré tout le mal que vous en dites souvent avec tant de raison. C'est un rossignol que vous êtes allée entendre chanter dans sa belle cage. Je conçois très bien qu'on soit heureux quand on a, comme dit le Guarini,
Mais lorsqu'avec ces avantages on est aimé, respecté de l'Europe, et qu'on possède un génie supérieur, on doit être assez content. Le moien de n'être pas audessus de la fortune quand on est si fort audessus des autres!
J'ai un peu besoin, moi chétif, de cette philosophie dont vous me parlez. De tous les établissements que j'ai faits dans mon désert, il ne me restera bientôt plus que mes vers à soie. On a chicané mes artistes qui envoiaient des montres en Amérique, à Constantinople et à Pétersbourg. Le commerce qu'ils entreprenaient était immense, et fesait entrer en France beaucoup d'argent. C'était un plaisir de voir mon abominable village changé en une jolie petite ville, et de nombreux artistes étrangers devenus français, bien logés et fesant bonne chère avec leurs familles, dans de jolies maisons de pierre de taille que je leur avais bâties. La protection d'un grand hommehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220408_1key001cor/nts/005 avait fait ce miracle qui va se détruire. Il faudra que je dise comme le bon homme Job, Je suis sorti tout nud de la terre et j'y retournerai tout nudhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220408_1key001cor/nts/006, mais remarquez que Job disait celà en s'arrachant les cheveux et en déchirant ses habits. Moi je ne m'arrache pas les cheveux parce que je n'en ai point, et je ne déchire point mes habits parce que par le tems qui court il faut être économe.
Adieu, Madame; fesons tous deux comme nous pourons. Vogue la pauvre galère; pensez fortement et uniformément, et conservez moi vos bontés. Vous savez combien elles me sont chères.