(1768) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1768) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Vous me donnez un thème, Madame, et je vais le remplir: car vous savez que je ne peux écrire pour écrire, c'est perdre son temps et le faire perdre aux autres.
Je vous suis attaché depuis quarante cinq ans. J'aime passionnément à m'entretenir avec vous; mais encor une fois il faut un sujet de conversation.

Je vous remercie d'abord de Cornélie Vestalehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170446_1key001cor/nts/002. Je me souviens de l'avoir vu jouerhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170446_1key001cor/nts/003, il y a plus de cinquante ans. Puisse l'auteur la voir représenter encor dans cinquante ans d'ici! Mais malheureusement ses ouvrages dureront plus que lui, c'est la seule vérité triste qu'on puisse lui dire.

Saint ou profane, dites-vous, Madame? Hélas je ne suis ni dévot ni impie. Je suis un solitaire, un cultivateur enterré dans un pays barbare. Beaucoup d'hommes à Paris ressemblent à des singes. Ici ils sont des ours. J'évite autant que je peux les uns et les autres, et cependant les dents et les griffes de la persécution se sont allongées jusques dans ma retraite, ou a voulu empoisonner mes derniers jours. Ne vous acquittez pas d'un usage prescrit, vous êtes un monstre d'athéisme. Acquittez vous en, vous êtes un monstre d'hypocrisie. Telle est la logique de l'envie et de la calomnie. Mais le Roi, qui certainement n'est jaloux ni de mes mauvais vers ni de ma mauvaise prose, n'en croira pas ceux qui veulent m'immoler à leur rage. Il ne se servira pas de son pouvoir pour expatrier, dans sa soixante et quinzième année un malade qui n'a fait que du bien dans le pays sauvage qu'il habite.

Oui, Madame, je sais très bien que le Janséniste la Blétrie demande la protection de M. le Duc de Choiseul. Mais je sais aussi qu'il m'a insulté dans les notes de sa ridicule traduction de Tacitehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170446_1key001cor/nts/004. Je n'ai jamais attaqué personne, mais je puis me défendre. C'est le comble de l'insolence janséniste que ce prêtre m'attaque et trouve mauvais que je le sente. D'ailleurs s'il demande l'aumône dans la rue à M. le Duc de Choiseul, pourquoi me dit-il des injures en passant, à moi pour qui M. le Duc de Choiseul a eu de la bonté avant de savoir que la Blétrie existât? Il dit dans sa préface que Tacite et lui ne pouvaient se quitter. Il faut apprendre à ce capelanhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170446_1key001cor/nts/005 que Tacite n'aimait pas la mauvaise compagnie.

On croira que je suis devenu dévot: car je ne pardonne point. Mais à qui refusé-je grâce? C'est aux méchans, c'est aux insolens calomniateurs. La Blétrie est de ce nombre. Il m'impute les ouvrages hardis dont vous me parlez, et que je ne connais ni ne veux connaitre. Il s'est mis au rang de mes persécuteurs les plus acharnés.

Quant aux petites pièces innocentes et gaies dont vous me parlez, s'il m'en tombait quelqu'une entre les mains dans ma profonde retraite, je vous les enverrais sans doute; mais par qui et comment? Et si on vous les lit devant du monde est-il bien sûr que ce monde ne les envenimera pas? La société à Paris a-t-elle d'autres alimens que la médisance, la plaisanterie et la malignité? Ne s'y fait-on pas un jeu dans son oisiveté de déchirer tous ceux dont on parle? Y a-t-il une autre ressource contre l'ennui actif et passif dont votre inutile beau monde est accablé sans cesse? Si vous n'étiez pas plongée dans l'horrible malheur d'avoir perdu les yeux, seul malheur que je redoute, je vous dirais: lisez et méprisez, allez aux spectacles et jugez, jouissez des beautés de la nature et de l'art. Je vous plains tous les jours, Madame. Je voudrais contribuer à vos consolations. Que ne vous entendez-vous avec Madame la Duchesse de Choiseul pour vous amuser des bagatelles que vous désirez? Mais il faut alors que vous soyez seules ensemble. Il faut qu'elle me donne des ordres très positifs, et que je sois à l'abri du poison de la crainte qui glace le sang dans des veines usées. Montrez lui ma lettre, je vous en supplie. Je sais qu'elle a outre les grâces, justesse dans l'esprit et justice dans le cœur. Je m'en rapporte entièrement à elle.

Adieu, Madame, je vous respecte et je vous aime autant que je vous plains et je vous aimerai jusqu'au dernier moment de notre courte et misérable durée.

V.