On fait ce qu'on peut Madame dans nos déserts pour vous faire passer quelques minutes à St Joseph; et malgré la crainte de vous ennuier on vous envoie ces deux feuilles détachées.
Imposez silence à votre lecteur, sitost que vous vous sentirez la moindre envie de bâiller. J'ignore tout ce qui se fait àprésent sur la terre. Je ne sçais pas même si Lacédémone appartient à Catherine seconde ou à Moustapha.
Je ne sçais où est votre grand maman et c'est ce qui m'intéresse davantage.
Si elle est dans son palais de Chantelou occupée de sa florissante colonie je la déclare philosophe; j'entends surtout par ce mot philosophe pratique, car ce n'est pas assez de penser avec justesse, de s'exprimer avec agrément, de fouler aux pieds les préjugés de tant de pauvres femmes et même de tant de sots hommes, de connaitre bien le monde et parconséquent de le mépriser. Mais se retirer de la foule pour faire du bien, encourager des arts nécessaires, être supérieure à son rang par ses actions comme par son esprit, n'estce pas la véritable philosophie?
Je vous plains touttes deux de ne pouvoir aller ensemble dans le paradis terrestre de Chantelou.
Il faut toujours que je vous remercie madame de touttes les bontez dont elle m'a comblé; car sans vous elle m'aurait peut être ignoré. Elle protège du haut de sa colonie de Cartage la colonie de mon hameau. Elle me fait goûter chaque jour le plaisir de la reconnaissance. Je me flatte qu'elle était dans son Roiaume dans le temps que les badauts de Paris se tuaient au milieu des fêtes assez près de son hôtel. Elle aurait été trop sensiblement frappée de ce désastre. Est il possible qu'on s'égorge pour aller voir des lampions?
Adieu madame, conservez du moins votre santé. La mienne est désespérée. Mille tendres respects.