(1754) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1754) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je me sents très-coupable, Madame, de n'avoir point répondu à vôtre dernière Lettre.
Ma mauvaise santé n'est point une excuse auprès de moi; et quoi que je ne puisse guères écrire de ma main, je pouvais du moins dicter des choses fort tristes qui ne déplaisent pas aux personnes comme vous, qui connaissent toutes les misères de cette vie, et qui sont détrompées de toutes les illusions. Il me semble que je vous avais conseillé de vivre, uniquement pour faire enrager ceux qui vous païent des rentes viagères; pour moi c'est presque le seul plaisir qui me reste. Je me figure dès que je sents les aproches d'une indigéstion que deux ou trois princes hériteront de moi; alors je prends courage par malice pure, et je conspire contre eux avec de la rhubarbe et de la sobriété. Cependant, Madame, malgré l'envie extrème de leur jouer le tour de vivre, j'ai été trèsmalade: joignez à cela de maudites annales de l'Empire qui sont l'éteignoir de l'imagination, et qui ont emporté tout mon temps, voilà la raison de ma paresse. J'ai travaillé à cet insipide ouvrage pour une Princesse de Saxe qui mérite qu'on fasse des choses plus agréables pour elle. C'est une Princesse infiniment aimable, chez qui on fait meilleure chère que chez made la Duchesse du Maine. On vit à sa cour dans une liberté beaucoup plus grande qu'à Seaux; mais malheureusement le climat est horrible, et je n'aime à présent que le soleil. Vous ne le voïez guères, Madame, dans l'état où sont vos yeux, mais il est bon du moins d'en être réchauffé. L'hiver horrible que nous avons eu, donne de l'humeur, et les nouvelles qu'on aprend n'en donnent guères moins.

Je voudrais pouvoir vous envoïer quelque bagatelle pour vous amuser, mais les ouvrages aux quels je travaille, ne sont point du tout amusants. J'étais devenu anglais à Londres, je suis allemand en Allemagne. Ma peau de caméléon prendrait des couleurs plus vives auprès de vous: vôtre imagination rallumerait la langueur de mon ésprit. J'ai lû les mémoires de Mylord Bollingbrok; il me semble qu'il parlait mieux qu'il n'écrivait; je vous avouë que je trouve autant d'obscurité dans son stile que dans sa conduite: il fait un portrait affreux du Comte d'Oxfordhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0990096_1key001cor/nts/001 sans alléguer contre lui la moindre preuve, ni le moindre fait. C'est ce même Oxford que Pope appelle une âme sereine audessus de la bonne et de la mauvaise fortune, de la rage des partis, de la fureur du pouvoir, et de la crainte de la morthttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0990096_1key001cor/nts/002. Bollingbrok aurait bien dû emploïer son loisir à faire de bons mémoires sur la guerre de la succession, sur la Paix d'Utrecht, sur le caractère de la Reine Anne, sur le Duc et la Duchesse de Marbouroug, sur Louis XIV, sur le Duc d'Orléans, sur les ministères de France et d'Angleterre; il aurait mêlé adroitement son apologie à tous ces grands objets, et il l'eût immortalisée, au lieu qu'elle est anéantie dans le petit livret tronqué et confus qu'il nous a laissé. Je ne conçois pas comment un homme qui semblait avoir des vuës si grandes, a pû faire des choses si petites. Son traducteur a grand tort de dire que je veux proscrire l'étude des faits. Je reproche à Mr. de Bollingbrok de nous en avoir trop peu donnés, et d'avoir encor étranglé le peu d'événements dont il parle. Cependant je crois que ces mémoires vous auront fait quelque plaisir, et que vous vous étes souvent trouvée, en les lisant, en païs de connaissance. Adieu, Madame, souffrons nos misères humaines patiemment. Le courage est bon à quelque chose; il flatte l'amour propre, il diminue les maux, mais il ne rend pas la vuë. Je vous plains toujours beaucoup, je m'attendris sur vôtre sort. Mille compliments à Monsieur de Formont. Si vous voïez Monsieur le Président Hénault, je vous prie de ne me point oublier auprès de lui. Soïez bien persuadée de mon tendre respect.

V.