(1761) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1761) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je commence d'abord par vous éxcepter, Madame; mais si je m'adréssais à toutes les autres dames de Paris, je leur dirais, c'est bien à vous, dans vôtre heureuse oisiveté, à prétendre que vous n'avez pas un moment de libre! Il vous apartient bien de parler ainsi à un pauvre homme, qui a cent ouvriers et cent bœufs à conduire, occupé du devoir de tourner en ridicule les Jésuites, et les Jansénistes; frapant à droite et à gauche sur St Ignace, et sur Calvin; faisant des Tragédies bonnes ou mauvaises; débrouillant le cahos des archives de Petersbourg; soutenant des procès; accablé d'une correspondance qui s'étend de Pondicheri jusqu'à Rome.
Voilà ce que j'appelle n'avoir pas un moment de libre.

Cependant, Madame, j'ai toujours le temps de vous écrire, et c'est le temps le plus agréablement emploié de ma vie, après celui de lire vos Lettres.

Vous méprisez trop Ezéchiel, Madame; la manière légère dont vous parlez de ce grand homme, tient trop de la frivolité de vôtre païs. Je vous passe de ne point déjeuner comme lui; il n'y a jamais eu que Paparelhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1060459b_1key001cor/nts/001 à qui cet honneur ait été réservé. Mais sachez qu'Ezéchiel fut plus considéré de son temps, qu'Arnauld, et Quesnel du leur. Sçachez qu'il fut le premier qui osat donner un démenti à Moyse; qu'il s'avisa d'assurer que Dieu ne punissait pas les enfans des iniquités de leurs pères, et que celà fit un chisme dans la nation. Et n'est-ce rien s'il vous plait après avoir mangé de la merde, que de promettre aux Juifs de la part de Dieu, qu'ils mangeront de la chair d'homme tout leur saoulhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1060459b_1key001cor/nts/002?

Vous ne vous souciez donc pas de connaître les mœurs des nations? Pour peu que vous eussiez de Curiosité, je vous prouverais qu'il n'y a point eu de peuple qui n'ait mangé communément des petits garçons et des petites filles; et vous m'avoüerez même que ce n'est pas un aussi grand mal d'en manger deux ou trois, que d'en égorger des milliers, comme nous faisons poliment en Allemagne.

Mr Thurgothttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1060459b_1key001cor/txt/001 ne sçait ce qu'il dit, Madame, quand il prétend que je me porte bien; mais c'est en vérité la seule chose dans la quelle il se trompe; je n'ai jamais connu d'esprit plus juste et plus aimable. Je suis enchanté qu'il soit de vôtre cour, et je voudrais qu'on ne vous l'enlevât, que pour le faire mon Intendant; car j'ai grand besoin d'un intendant qui m'aime. J'aime passionément à être le maître chez moi; les intendants veulent être les maîtres par tout; et ce combat d'opinions ne laisse pas d'être quelquefois embarassant.

Je ne suis point du tout de l'avis de ce bon régent qui gâta tout en France http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1060459b_1key001cor/nts/003; il prétendait, dites vous, qu'il n'y avait que des sots et des fripons; le nombre en est grand, et je crois qu'au palais royal, la chose était ainsi. Mais je vous nommerai, quand vous voudrez, vingt belles âmes, qui ne sont ni sottes, ni coquines, à commencer par vous, madame, et par mr le président Hainaut. Je tiens de plus, nos philosophes très gens de bien; je crois les d'Alemberts, les Diderots, aussi vertueux qu'éclairés; cette idée fait un contrepoids dans mon esprit à toutes les horreurs de ce monde.

Vraiment, Madame, ce serait un beau jour pour moi, que le petit souper dont vous me parlez, avec mr le mal de Richelieu, et mr le Présidt Hainaut; mais en attendant le souper, je vous assure, sans vanité, que je vous ferais des contes que vous prendriez pour des mille et une nuit, et qui pourtant sont très véritables. Oui, Madame, j'aurais le plus grand plaisir du monde à vous parler, et surtout, à vous entendre. Celà serait plaisant de nous voir arriver à St Joseph, avec made Denis, et cette dlle Corneille qui sera, je vous jure, le contrepied du pédantisme. Mais je vous avertis que je ne pourais jamais passer à Paris, que le mois de Janvier et de février. Vous ne sçavez pas, madame, ce que c'est que le plaisir de gouverner des terres un peu étendües; vous ne connaissez pas la vie libre et patriarchale; c'est une espèce d'existence nouvelle. D'ailleurs, je suis si insolent dans ma manière de penser; j'ai quelquefois des expréssions si téméraires; je hais si fort les pédants; j'ai tant d'horreur pour les hipocrites; je me mets si fort en colère contre les fanatiques, que je ne pourais jamais tenir à Paris plus de deux mois.

Vous me parlez, Madame, de ma paix particulière; mais vraiment, je la tiens toute faitte; je crois même avoir du crédit, si vous me fâchez; mais je suis discrêt, et je mets une partie du souverain bien à ne demander rien à personne, à n'avoir besoin de personne, à ne courtiser personne. Il y a des viéillards doucereux, circonspects, pleins de ménagements, comme s'ils avaient leur fortune à faire; Fontenelle, par éxemple, n'aurait pas dit son avis à l'âge de quatre vingt dix ans, sur les feuilles de Fréron. Ceux qui voudront de ces viéillards là, peuvent s'adresser à d'autres qu'à moi.

Eh bien, madame, ai-je répondu à tous les articles de vôtre Lettre? suis-je un homme qui ne lise pas ce qu'on lui écrit? suis-je un homme qui écrive à contre-cœur? et aurez vous d'autres reproches à me faire, que celui de vous ennuier par mon énorme bavarderiehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1060459b_1key001cor/nts/004? Quand vous voudrez, je vous enverrai un chant de la pucelle, qu'on a retrouvé dans la bibliothèque d'un sçavant. Ce chant n'est pas fait, je l'avoüe, pour être lû à la Cour par l'abbé Grisel, mais il pourait édifier des personnes tolérantes.

A propos, madame, si vous vous imaginez que la pucelle est une pûre plaisanterie, vous avez raison de trouver que c'est trop de vingt chants; mais, s'il y a continuellement du merveilleux, de la poësie, de l'intérêt, et surtout, de la naïveté, vingt chants ne suffisent pas; L'Arioste qui en a quarante huit, est mon dieu! Tous les poëmes m'ennuient, hors le sien; je ne l'aimais pas assez dans ma jeunesse; je ne sçavais pas assez l'italien. Le pentateuque et L'Arioste, font aujourd'hui le charme de ma vie. Mais, madame, si jamais je fais un tour à Paris, je vous préférerai au pentateuque. Adieu, madame, il faut joûer avec la vie jusqu'au dernier moment, et jusqu'au dernier moment je vous serai sérieusement attaché avec le respect le plus tendre.

V.