(1767) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1767) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Il y a plus de six semaines, madame, que Je suis toujours prêt à vous Ecrire, à m'informer de votre santé, à vous demander comment vous supportez la vie vous et mr Le pt Henault, et à m'entretenir avec vous sur toutes les illusions de ce monde; mais Je me suis trouvé Exposé à tous les fléaux de la guerre, et à celui de trente pieds de neige dont J'ay été long tems Environné: les neiges et les glaces me privent tous les ans de la vüe pendant quatre mois; J'ay l'honneur d'être alors, comme vous sçavez, votre confrère des quinze vingt; mais les quinze vingts ne souffrent pas et J'Eprouve des douleurs très cuisantes.
Je renais au printems et Je passe de la Siberie à Naples sans changer de lieu; voilà ma destinée; pardonnez moi si J'ay passé tant de tems sans vous Ecrire. Vous sçavez que Je vous aimeray toujours. Vous me direz: montrez moi votre foy par vos œuvreshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1160117_1key001cor/nts/002; on Ecrit quand on aime. Cela est vray; mais pour Ecrire des choses agréables il faut que l'âme et le corps soient à leur aise, et J'en ay été bien loin. Vous me mandez que vous vous Ennuyez, et moi Je vous réponds que J'enrage. Voilà les deux pivots de la vie, de l'insipidité ou du trouble.

Quand Je vous dis que J'enrage, cela est un peu Exagére; cela veut dire seulement que J'ay de quoy enrager. Les troubles de Geneve ont dérangé tous mes plans, J'ay été Exposé pendant quelque tems à la famine, il ne m'a manqué que la peste; mais les fluxions sur les yeux m'en ont tenû lieu. Je me dépique actuellement en Jouant la comédie; Je Joüe assez bien le rôle de viellard, et cela d'après nature, et Je dicte ma lettre en Essayant mon habit de théâtre.

Vous vous êtes fait lire sans doûte le 15ème Chapitre de Belisaire, c'est le meilleur de tout l'ouvrage ou Je m'y connâis bien mal, mais n'avez vous pas été Etonnée de la décision de la Sorbonne qui condamne cette proposition, la vérité luit de sa propre lumière, et on n'Eclaire point les hommes par les flammes des bûchers? Si la Sorbonne a raison, les bourreaux seront donc les seuls apostres. Je ne conçois pas comment on peut hazarder quelque chose d'aussy sot et d'aussi abominable. Je ne sçay comment il arrive que les compagnies disent et font de plus Enormes sottises que les particuliers. C'est peutêtre parcequ'un particulier a tout à craindre, et que les compagnies ne craignent rien, chaque membre rejette le blâme sur son confrère.

A propos de sottises, Je vous ferai présenter très humblement de ma part ma sottise des Scythes, dont on fait une nouvelle Edition, et Je vous prieray d'en Juger, pourvû que vous vous la fassiez lire par quelqu'un qui sache lire des vers, c'est un talent aussy rare que celui d'en faire de bons.

De toutes les sottises énormes que J'ay vû dans ma vie, Je n'en connâis point de plus grande que celle des Jésuites; ils passaient pour de fins politiques, et ils ont trouvé le secret de se faire chasser déjà de trois royaumeshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1160117_1key001cor/nts/003 en attendant mieux. Vous voyez qu'ils Etaient bien loin de mériter leur réputation.

Il y a une femme qui s'en fait une bien grande, c'est la Semiramis du nord, qui fait marchér cinquante mille hommes en Pologne pour Etablir la tolérance et la liberté de conscience. C'est une chose unique dans l'histoire de ce monde, et Je vous réponds que cela ira loin. Je me vante à vous d'être un peu dans ses bonnes grâces; Je suis son chevalier envers et contre tous. Je sçay bien qu'on lui reproche quelque bagatalles au sujet de son marihttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1160117_1key001cor/nts/004, mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas; et d'ailleurs il n'est pas mal qu'on ait une faute à réparer, cela engage à faire de grands Efforts pour forcer le public à l'estime et à l'admiration, et assurément son vilain mari n'auroit fait aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les Jours.

Il me prend Envie madame pour vous désennuyer, de vous Envoyer un petit ouvragehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1160117_1key001cor/nts/005 concernant Catherine, et dieu veuille qu'il ne vous ennuye pas. Je m'imagine que les femmes ne sont pas fâchées qu'on loüe leur Espèce et qu'on les croie capables de grandes choses. Vous sçaurez d'ailleurs qu'elle va faire le tour de son vaste Empire; elle m'a promis de m'écrire des Extrémités de l'Asie, cela forme un beau spectacle.

Il y a loin de L'impératrice de Russie à nos dames du marais qui font des visites de quartier. J'aime tout ce qui est grand et Je suis fâché que nos Welches soient si petit. Nous avons pourtant encore un prodigieux avantage, c'est qu'on parle françaïs à Astracan, et qu'il y a des professeurs en langue française à Moscou. Je trouve cela plus honorable encore que d'avoir chassé les Jesuites. C'est une belle Epoque sans doûte que l'expulsion de ces renards, mais convenez que Cathérine a fait cent fois plus en réduisant tout le clergé de son Empire à être uniquement à ses gages.

Adieu madame, si J'étais à Paris, Je préférerais votre société à tout ce qui se fait en Europe et en Asie.

V.