(1772) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1772) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je me vante, Madame, d’avoir les oreilles aussi dures que vous, et le cœur encor d’avantage; car je vous assure que je n’ai pas entendu un seul mot de prèsque tous les ouvrages en vers et en prose qu’on m’envoie depuis dix ans.
La pluspart m’ont mis dans une extrême colère. J’ai été indigné que le siècle fût tombé de si haut. Je ne reconnais plus la France en aucun genre, excepté dans celui des finances. J’ai voulu, dans la Tragédie des loix de Minos faire des vers comme on en fesait il y a environ cent ans. Je voudrais que vous en jugeassiez. Il faudrait que je vous procurasse dumoins ce petit amusement; vous diriez au lecteur de cesser quand l’ennui vous prendrait. Avec cette précaution on ne risque rien. Mon idée serait que vous priassiez Le Kain de venir un jour souper chez vous en très petite et très bonne compagnie. J’entends par petite et bonne, quatre ou cinq personnes, tout au plus, qui aiment les vers qui disent quelque chose, et qui ne sont pas tout à fait allobroges.

J’exige encor que vos convives aiment le Roi de Suede, et même un peu le Roi de Pologne. Je veux qu’ils soient persuadés qu’on a immolé des hommes à Dieu depuis Iphigénie jusqu’au chevalier de La Barre.

Je veux qu’outre celà vos convives, hommes et femmes, soient un peu indulgents, puisque la sottise est faitte, et qu’il n’y a plus moien de rien réparer.

J’exige encor que la chose soit secrette, et que vos amis aient aumoins le plaisir d’y mettre du mistère, si le mistère est un plaisir.

Si vous acceptez toutes ces conditions voicy un petit billet pour Le Kain, que je mets dans ma Lettre. Lisez ce billet, ou plutôt faittes vous le lire, puis faittes le cacheter.

Je ne vous parlerai point cette fois cy de l’épitre à Horace. Ce que je vous propose a l’air plus agréable. Cette épitre à Horace n’est pas finie, elle est d’ailleurs fort scabreuse, et elle demanderait un secret bien plus profond que le souper des loix de Minos.

Je vous avouerai, Madame, que j’aimerais mieux vous lire cette tragédie crétoise, que de la faire lire par un autre; mais j’ai fait vœu de ne point aller à Paris tant qu’on me soupçonnera d’avoir manqué à vôtre grand-maman. Je suis toujours très ulcéré, et ma blessure ne se fermera jamais. Ne vous fâchez pas si je suis constant dans tous mes sentiments.