(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je commence, Madame, par vous suplier de me mettre aux pieds de madame la Maréchale de Luxembourg.
Son protégé Jean Jaques aura toujours des droits sur moi puisqu'elle l'honore de ses bontés, et j'aimerai toujours l'auteur du vicaire savoiard, quoi qu'il ait fait, et quoi qu'il puisse faire. Il est vrai qu'il n'y a point en Savoie de pareils vicaires, mais il faudrait qu'il y en eut dans toute l'Europe.

Il me semble, Madame, qu'au milieu de toutes vos privations, vous pensez précisément comme made De Maintenon, lorsqu'à vôtre âge elle était Reine de France. Elle était dégoûtée de tout, c'est qu'elle voiait les choses comme elles sont, et qu'elle n'avait plus d'illusion. Vous souvient-il d'une de ses Lettres, dans laquelle elle peint si bien l'ennui et l'insipidité des courtisans? Si vous jouïssiez de vos deux yeux je vous tiendrais bien plus heureuse que les reines, et surtout que leurs suivantes. Maitresse de vous même, de vôtre temps, de vos occupations, avec du goût, de l'imagination, de l'esprit, de la philosophie, et des amis, je ne vois pas quel sort pouraît être audessus du vôtre; mais il faut deux yeux, ou du moins un pour jouïr de la vie. Je sais ce qui en est avec mes fluxions horribles qui me rendent quelquefois entièrement aveugle. Je n'ai pas vos ressources, vous êtes à la tête de la bonne compagnie, et je vis dans la retraitte, mais je l'ai toujours aimée, et la vie de Paris m'est insuportable.

Dieu soit béni de ce que Mr le Président Hainaut aime le monde autant qu'il en est aimé, et qu'il vit dans une heureuse dissipation. J'aimerais peut être encor mieux qu'il se partageât uniquement entre vous et lui même; il ne trouvera jamais de société plus charmante que ces deux là. On m'a dit aujourd'hui du mal de la santé de Mr D'Argenson. C'est le seul mal qu'on puisse dire de lui. Il ne se soucie guères, je crois, que je m'intéresse à son bien être, mais celà ne me fait rien, et je lui serai toujours très attaché. Il n'y a plus de santé dans le monde. J'entends dire que mon frère d'Alembert, qui vous fait quelquefois sa cour, est assez mal. Celui là est bien philosophe, et méprise souverainement les pauvres préjugés qui empoisonnent la vie. La pluspart des hommes vivent comme des fous, et meurent comme des sots; celà fait pitié.

Ne lisez vous pas quelquefois l'histoire? Ne voiez vous pas combien la nature humaine est avilie depuis les beaux temps des Romains? N'êtes vous pas éffraiée de l'éxcez de la sottise de nôtre nation, et ne voiez vous pas que c'est une race de singes dans laquelle il y a eu quelques hommes?

Adieu, madame, je suis un peu malade, et je ne vois pas le monde en beau. Aiez soin de vôtre santé, suportez la vie, méprisez tout ce qui est méprisable, fortifiez vôtre âme tant que vous pourez, digérez, conversez, dormez. J'oubliais de vous parler de Cornélie, c'était, à ce que dit l'histoire, une assez sotte petite femme, qui ne se mêla jamais de rien. Corneille a très bien fait de l'annoblir, mais je ne puis souffrir qu'elle traitte César comme un marmouset.

Permettez moi de croire que l'amour n'est pas la seule passion naturelle. L'ambition et la vengeance sont également l'apanage de nôtre espèce, pour nôtre malheur. Je souscris d'ailleurs à toutes vos idées, excepté à ce que vous dites sur l'abbé Pelegrin et sa Pelopée. Le grand défaut de nôtre théâtre à mon gré, c'est qu'il n'est guère qu'un recueil de conversations en rimes. Mille tendres respects.