Il est vrai, Madame, que vous êtes dans un couventhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/002 comme Héloïse, et que vous avez eu comme elle un oncle chanoine; il est vrai encor que je suis à peu près réduit à l'▶état d'Abélard, mais malheureusement pour moi je ne peux pas goûter ◀la▶ consolation de vous dire, c'est avec vous que j'ai perdu ◀le▶ peu que je regrette.
Je peux seulement vous assurer que je vous ai toujours trouvée très supérieure à Heloïse, quoi que vous ne soyez point aussi théologienne qu'elle. Je vous ai connu une imagination charmante, et une vérité dans ◀l'▶esprit que j'ai rencontrée bien rarement ailleurs. Si je n'ai point eu ◀l'▶honneur de vous écrire, c'est que ma retraitte m'a fait penser qu'un homme qui avait renoncé à Paris ne devait pas se joüer à ce qu'il a connû dans Paris de plus aimable. J'ai été sensiblement affligé de vôtre état, et je vous jure qu'il n'a pas peu contribué à me persuader que ◀le▶ meilleur des mondes possibles ne vaut pas grand'chose. Je crois avoir renoncé pour ◀le▶ reste de ma vie, à ◀la▶ plus extravagante des villes possibles. Ce n'est pas que j'aie ◀la▶ vanité de me croire plus sage que ses habitans, mais je me suis fait une petite destinée à part, avec laquelle je ne puis regretter aucune des folies des autres, attendu que je suis trop occupé des miennes; je me suis avisé de devenir un être entièrement libre. J'ai joint à mon petit hermitage des Délices, des terres sur ◀la▶ frontière de France, qui avaient autrefois ◀le▶ beau privilège de ne dépendre de personne. J'ai été assez heureux pour que ◀le▶ Roy m'ait rendu tous ces privilèges malgré ◀le▶ journal de Trevoux et ◀les▶ gazettes écclésiastiques. J'ai eu ◀l'▶insolence de faire bâtir un châtau dans ◀le▶ goût Italien. J'ai fait dans un autre une salle de comédie; j'ai trouvé de bons acteurs, et malgré tout cela je me suis aperçu à ◀la▶ fin que ◀le▶ plus grand plaisir consiste à être journellement et utilement occupé. Je vois que tous ◀les▶ poëtes ont eu raison de faire ◀l'▶éloge de ◀la▶ vie pastorale, que ◀le▶ bonheur attaché aux soins champètres n'est point une chimère; et je trouve même plus de plaisir à ◀la▶ labourer, à semer, à planter, à recueillir, qu'à faire des tragédies, et à ◀les▶ joüer. Salomon avait bien raison de dire qu'il n'y a de bon que de vivre avec ce qu'on aime, se réjoüir dans ses œuvres, et que tout ◀le▶ reste est vanitehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/003.
Plût à Dieu, Madame, que vous pussiez vivre comme moi, et que vôtre société charmante pût augmenter mon bonheur! Vous voulez que je vous envoye ◀les▶ ouvrages auxquels je m'occupe quand je ne laboure ni ne sème. En vérité, Madame, il n'y a pas moyen, tant je suis devenu hardi avec ◀l'▶âge; je ne peux plus écrire que ce que je pense, et je pense si librement qu'il n'y a guères d'aparence d'envoyer mes idées par ◀la▶ poste. Il y a pourtant un ouvrage honête qui est actuellement sur ◀le▶ métier, c'est ◀l'▶histoire de ◀la▶ création de deux mille lieües de païs, par ◀le▶ czar Pierre. Je fais cette histoire sur ◀les▶ archives de Pétersbourg qu'on m'a envoyées; mais je doute que celà soit aussi amusant que ◀la▶ vie de Charles 12, car Pierre n'était qu'un sage extraordinaire, et Charles un fou extraordinaire, qui se battait, comme Don Quichote, contre des moulins à vent. J'aurai assurément ◀l'▶honneur de vous envoyer un des premiers exemplaires; mais je serai bien surpris si ◀l'▶ouvrage est intéressant.
Non, Madame, je n'aime des Anglais que leurs livres de philosophie, et quelques unes de leurs poësies hardies; et à l'égard du genrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/004 dont vous me parlez, je vous avoüerai que je ne lis que ◀l'▶ancien Testament, trois ou quatre chants de Virgile, tout ◀L'▶Arioste, une partie des mille et une nuit; et en fait de prose française, je relis sans cesse ◀les▶ Lettres provinciales. Ce n'est pas que ◀les▶ pièces nouvelles de nos jours, et ◀les▶ poésies sacrées de Mr Lefranchttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/005, n'ayent leur mérite. On m'a parlé aussi d'un livrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/006 de son frère L'Evêque, intitulé ◀La▶ réconciliation de ◀L'▶Esprit avec ◀la▶ religion, ou comme quelques uns disent, ◀la▶ réconciliation normandehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/007, mais on ne peut pas tout lire, et il faut bien se livrer à son goût. Je vous félicite, Madame, vous et Mr le Président Hainaut, de vivre souvent ensemble, et de vous consoler tous deux des sottises de ce monde par ◀les▶ agréments délicieux de vôtre commerce: j'espère que vous jouïrés longtemps tous deux de cette consolation. Vous avés étés gourmands, et, quand ◀les▶ gourmands sont devenus sobres, ils vivent cent ans. Si ◀les▶ évènements du temps sont ◀le▶ sujet de vos conversations elles ne doivent point tarir. Il ne laisse pas d'y avoirhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/txt/001 quelque plaisir à voir tous ◀les▶ huit jours une sottise nouvelle. C'est encor un avantage que j'ai dans ◀le▶ petit coin du monde que j'habite; il n'y a point de païs où ◀l'▶on soit instruit plutôt de tout ce qui se passe dans ◀L'▶Europe. Nous savons toujours ◀les▶ avantures d'Allemagne quatre jours avant vous. ◀Le▶ roy de Prusse me faisait ◀l'▶honneur de m'écrire assez régulièrement avant que ◀les▶ Russes lui eussent donné sur ◀les▶ oreilles. Il n'a pas actuellement ◀le▶ temps d'écrire, je ◀le▶ crois très embarassé, et à moins d'un prodige il faudra qu'il soit un Exemple des malheurs de ◀L'▶ambition; mais s'il succombe, il ne poura pas au moins reprocher sa perte aux Français.
Adieu, Me, soyez heureuse autant que vous ◀le▶ pourez. Conservez vôtre santé, continuez à faire ◀le▶ charme de ◀la▶ société, faittes vous lire des livres qui vous amusent. Vous ne pouvez lire ◀L'▶Ariostehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/008 dans sa langue, et en celà je vous plains beaucoup; mais croyez moi faittes vous lire ◀la▶ partie historique de ◀L'▶ancien Testament d'un bout à l'autre, vous verrez qu'il n'y a point de livre plus amusant.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/txt/002 Je ne parle pas de ◀L'▶édification qu'on en retire, je parle de ◀la▶ singularité des mœurs antiques, de ◀la▶ foule des événements, dont ◀le▶ moindre tient du prodige, de ◀la▶ naïveté du stile. etc. N'oubliez pas les premiers chapitres d'Ezechiel que personne ne lit, mais faittes vous surtout traduire ◀le▶ chapitre 16 qu'on n'a pas osé traduire fidèlement et vous verrez que Jerusalem est une belle fille que ◀le▶ Seigneur a aimée dès qu'elle a eu du poil et des tétons, qu'il a couché avec elle, qu'il ◀l'▶a entretenue magnifiquement, que cependant elle a couché avec mille amants, et que même elle s'est souvent serviehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/txt/003 quand elle était seule, de …, je n'ose pas dire quoy. Et au verset 20 du chapitre 23 il est dit qu'Oliban ◀la▶ bien aimée après avoir tâté de mille amans a donné ◀la▶ préférence à ceux qui ont ◀les▶ talents d'un âne. Enfin cette naïveté que j'aime sur touttes choses, est incomparable. Il n'y a pas une page qui ne fournisse des réflexions pour un jour entier. Madame du Châtelet ◀l'▶avait commenté d'un bout à l'autre.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/009 Si vous êtes assez heureuse pour prendre goust à ce livre, vous ne vous ennuierez jamais, et vous verrez qu'on ne peut rien vous envoyer qui en approche.
Ah madame, que ◀le▶ monde est bête! et qu'il est doux d'en être dehors! mais il faudrait surtout ◀le fuir avec vous.