(1773) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1773) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

J’ai peur, Madame, que vous ne vous intéressiez pas plus à nos Indiens qu’à la plupart de nos Welches.
Vous m’avez mandé que vous aviez jetté vôtre bonnet par dessus les moulins, mais il ne sera pas arrivé jusqu’à L’Inde. Pour moi, je vous avoue que je considère avec quelque curiosité, un peuple à qui nous devons nos chifres, nôtre trictrac, nos échecs, nos premiers principes de la géométrie, et des fables qui sont devenues les nôtres. Car celle sur laquelle Milton a bâti son singulier poëme, est tirée d’un ancien livre indien écrit il y a plus de cinq mille ans. Vous sentez combien celà élargit nôtre sphère. Il me semble que quand on rampe dans un petit coin de nôtre occident, et quand on n’a que deux jours à vivre, c’est une consolation de laisser promener ses idées dans l’antiquité, et à six mille lieues de son trou.

Cependant, il se poura très bien que la description des païs où le Colonel Clive a pénétré plus loin qu’Alexandre, ne vous amuse pas infiniment. Ce qui était si essentiel pour nôtre défunte compagnie des Indes, sera peut être pour vous très insipide. En tout cas, il ne tient qu’à vous de ne pas vous faire lire le commencement de cet ouvrage, et d’aller tout d’un coup aux avantures de ce pauvre Lalli, à son procez criminel, à son arrêt et à son bâillon. Nous donnons à l’Europe de temps en temps de ces spectacles affreux qui nous feraient passer pour la nation la plus sauvage et la plus barbare, si d’ailleurs nous n’avions pas tant de droits à la réputation de l’espèce la plus frivole et la plus comique.

J’ai un petit avertissement à vous donner sur cet envoi que je vous fais, c’est qu’il n’est pas sûr que vous le receviez. Mr D’Ogni qui a des bontés infinies pour ma colonie, et qui veut bien faire passer jusqu’à Constantinople et à Maroc, les travaux de nos manufactures, m’a mandé qu’il ne voulait pas se charger d’une seule brochure pour Paris. Mon village de Ferney envoie tous les ans pour cent mille francs de marchandises au bout du monde, et ne peut pas envoier une pensée à Paris. Le commerce des idées est de contrebande.

Je ne peux donc pas vous répondre, Madame, que mes Indes vous parviennent. Cependant, c’est un ouvrage dans lequel il n’y a rien que de vrai et d’honnête. Le plus rude commis à la douane de l’entendement humain ne pourait y trouver à redire. Je ne sais si nous ne devons pas cette rigueur qu’on exerce aujourd’hui contre tous les livres à messieurs les Athées. Ils ont fort mal fait, à mon avis, de faire imprimer tant de sermons contre Dieu. Cette espèce de philosophie ne peut faire aucun bien et peut faire beaucoup de mal. Nôtre terre est un temple de la divinité. J’estime fort tous ceux qui veulent nétoier ce temple de toutes les abominables ordures dont il est infecté; mais je n’aime pas qu’on veuille renverser le temple de fond en comble. Je languis au milieu des souffrances continuelles, dans un des petits coins de ce temple, et j’attends chaque jour le moment d’en sortir pour jamais. Vous n’avez perdu qu’un de vos sens, et je perds mes cinq.

Je n’ai pu faire ma cour ni à Made De Brionne ni à Made la princesse de Carignan sa fillehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1240092_1key001cor/nts/001, quoi qu’elles soient toutes deux philosophes. Made la Duchesse de Virtemberg l’est aussi. Une centaine d’êtres pensants, de la première volée, sont venus dans nos cantons. On prétend que tous les dieux se réfugièrent autrefois en Egipte. Ils se sont donnés cette fois cy rendez-vous en Suisse. Si vous aviez pu y venir j’aurais été consolé. Je fais mille vœux pour vous, Madame, mais à quoi servent-ils? Je vous suis attaché tendrement et inutilement. Nous sommes tous condamnés aux privations suivies de la mort. Je l’attends sur mon fumier du mont Jura, et je vous souhaitte du moins de la santé dans vôtre St Joseph. Adieu, Madame, contre nature bon cœur.