(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je ne m'étonne plus, Madame, que vous n'aiez pas reçû la Jeanne que je vous avais envoiée par la poste, sous le contre seing d'un des administrateurs.
Aucun livre ne peut entrer par la poste en France sans être saisi par les commis, qui se font depuis quelque temps une assez jolie Bibliothèque, et qui deviendront en tout sens des gens de Lettres. On n'ose pas même envoier des livres à l'adresse des ministres. Enfin, Madame, comptez que la poste est infiniment curieuse, et à moins que Mr le Président Hainaut ne se serve du nom de la Reine pour vous faire avoir une pucelle, je ne vois pas comment vous pourez parvenir à en avoir des païs étrangers.

Je m'amusais à faire des contes de ma mère l'oye, ne pouvant plus lire du tout. Je ne suis pas précisément comme vous, madame, mais vous souvenez vous des yeux de l'abbé de Chaulieu, les deux dernières années de sa vie? Figurez vous un état mitoien entre vous et lui, c'est précisément ma situation.

Je pense avec vous, Madame, que quand on veut être aveugle, il faut l'être à Paris; il est ridicule de l'être dans une campagne avec un des plus beaux aspects de l'Europe. On a besoin absolument dans cet état de la consolation de la société. Vous jouïssez de cet avantage, la meilleure compagnie se rend chez vous, et vous avez le plaisir de dire vôtre avis sur toutes les sottises qu'on fait et qu'on imprime. Je sens bien que cette consolation est médiocre; rarement le dernier âge de la vie est-il bien agréable. On a toujours espéré assez vainement de jouïr de la vie, et à la fin, tout ce qu'on peut faire c'est de la supporter. Soutenez ce fardeau, Madame, tant que vous pourez, il n'y a que les grandes souffrances qui le rendent intolérable. On a encor en vieillissant un grand plaisir, qui n'est pas à négliger, c'est de compter les impertinents et les impertinentes qu'on a vu mourir, les ministres qu'on a vu renvoier et la foule de ridicules qui ont passé devant les yeux.

Si de cinquante ouvrages nouveaux qui paraissent tous les mois, il y en a un de passable, on se le fait lire, et c'est encor un petit amusement. Tout celà n'est pas le ciel ouvert, mais enfin on n'a pas mieux, et c'est un parti forcé.

Pour Mr le Président Hainaut c'est tout autre chose, il rajeunit, il court le monde, il est gai, et il sera gai à quatre vingt ans, tandis que Moncrif et moi nous sommes probablement fort sérieux. Dieu donne ses grâces comme il lui plait. Avez vous le plaisir de voir quelquefois mr D'Alembert? Nonseulement il a beaucoup d'esprit, mais il l'a très décidé, et c'est beaucoup, car le monde est plein de gens d'esprit qui ne sçavent comment ils doivent penser.

Adieu, Madame, songez, je vous prie, que vous me devez quelque respect, car si dans le roiaume des aveugles les borgnes sont rois, je suis assurément plus que borgne; mais que ce respect ne diminue rien de vos bontés. Il y a longtemps que je suis privé du bonheur de vous voir et de vous entendre. Je mourrai probablement sans cette joie; tâchons, en attendant, de jouer avec la vie, mais c'est ne jouer qu'à Colin maillard.

V.