(1774) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1774) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Ah! cette fois cy j'ai un thême, et mon thême, Madame, est la révolution en ministres et en musique.
Je ne suis ni marin, ni musicien. Je suis fâché que M: Turgot n'ait que le département de nos vaisseaux et de nos colonies; je ne le crois pas plus marin que moi; mais il m'a paru un excellent homme sur terre, plein d'une raison très éclairée, aimant la justice comme les autres aiment leurs intérêts, et aimant la vérité prèsque autant que la justice.

Quant à la musique j'avoue que je ferais un voiage à Paris pour entendre Roland et Armide après vous avoir entendu parler. Et la seule chose qui m'en empêche c'est mon extrait batistaire, daté, dit-on, de l'an 1694, lequel extrait batistaire est accompagné de recettes pour mes yeux, pour mes oreilles, et pour mes jambes qui sont dans le plus mauvais état du monde.

Madame Denis qui montre la musique à l'arrière petite nièce de Corneille, née chez nous, prétend que le chevalier Gluk module infiniment mieux que le chevalier de Lully, que Destouches et que Campra. Je veux l'en croire sur sa parole, car je me souviens que le Roi de Prusse ne regardait la musique de Lully que comme du plein-chant. On pense de même dans le reste de L'Europe, et j'en suis très fâché, car le récitatif de Lully me paraît encor admirable. C'est une déclamation naturelle, remplie de sentiment, et parfaittement adaptée à nôtre langue, mais elle demande des acteurshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250096_1key001cor/nts/002. Cinna ne pouvait être joué que par Baron. Je n'en dirai pas autant des simphonies de Lully. Aucune n'aproche seulement de l'ouverture du Déserteurhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250096_1key001cor/nts/003. Il faut songer que quand le Cardinal Mazarin fit venir chez nous l'opéra, nous n'avions que vingt quatre violons discordans, qui jouaient des sarabandes espagnoles. Nous sommes venus tard en tout genre. Il n'y a guères de nation qui ait plus de vivacité, et moins d'invention que la nôtre.

Je souhaitte pour vôtre amusement qu'on traduise incessamment, et bien, les deux gros volumes de lettres du comte De Chesterfield, à son fils Philippe Stanhopehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250096_1key001cor/nts/004. Il y parle d'un très grand nombre de personnes que vous avez connues. Il y a beaucoup à apprendre, et je ne sçais si ce n'est pas le meilleur livre d'éducation qu'on ait jamais fait. Il y peint toutes les cours de l'Europe. Il veut que son fils cherche à plaire et lui en donne des moiens qui valent peut être ceux du grand Moncrifhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250096_1key001cor/nts/005 qui sçut plaire à une auguste Reine de Francehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250096_1key001cor/nts/006.

Il traitte bien mal le Maréchal de Richelieu, en avouant pourtant qu'il a sçu plaire.

Il conseille à son fils d'être amoureux de Made Du Pinhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250096_1key001cor/nts/007 et lui envoie le modèle d'une déclaration d'amour.

J'ai peur que ce livre ne soit traduit par quelque garçon de la boutique de Fréron vôtre ami, ou par quelque autre valet de Librairie. Il faudrait un homme du monde qui voulût s'en donner la peine; mais on n'en permettra jamais le débit en France. Si j'étais à Paris je vous lirais en français quelques unes de ces Lettres, aiant l'anglais sous mes yeux. Mais mon état ne me permet point Paris: et d'ailleurs, j'ai eu l'insolence de créer une espèce de petite ville dans mon désert, et d'y établir des manufactures qui demandent ma présence et mes soins continuels. Mes travaux de campagne sont encor des chaines que je ne puis rompre. Je me traine en carosse auprès de mes charues; mes laboureurs n'éxigent point que j'aie de la santé et de l'esprit, et que je leur fasse des vers pour être mis dans le mercure.

Il me semble que quand Louis 14 prit en mains les rênes du gouvernement, on lui présentait de meilleurs vers que ceux dont on accable Louis 16. Je le plaindrais fort s'il était obligé de les lire.

Vous devez être instruite, Madame, si Monsieur le Duc De Choiseul a acheté en effet la charge de grand chambellan de M: Le Duc De Bouillon. Il serait bon qu'un homme qui a tant d'élévation dans le caractère, tint toujours à la cour par quelque grande place.

Je finis, faute de papier. Mille tendres respects.

V.