Puisque vous dites, Madame, à Monsieur D'Argental,
je vous dirai,
Car j'aime autant Quinaut que vous. Je ne suis pas de ces pédants qui le trouvent fade, et qui le condamnent pour avoir parlé d'amour lorsqu'il en devait parler. Je le regarde▶ comme le second de nos poëtes pour l'élégance, pour la naïveté, la vérité et la précision.
Il est très vrai que vous n'avez plus rien à me dire puisque vous ne m'écrivez point, mais il n'est pas vrai que je sois comblé d'honneurs, je ne le suis que de ridicules, et c'est toujours par ses amis qu'on est maltraitté. Mr D'Argental s'obstine à me croire tombé dans une espèce d'apopléxie pour avoir été gourmand; et le fait est que mon accident me prit après avoir été un jour sans manger.
Il m'apelle aussi commissaire départi par le roi auprès des fermiers généraux, pendant que je suis oprimé départi par ces messieurs. Voulez vous, Madame, que je vous parle vrai? Mon département est l'abîme du néant éternel où je vais bientôt entrer. Je lis tous les ouvrages philosophiques de Ciceron sur ce sujet plus usé qu'aisé, et je ne vous conseille pas de les lire, car quoi que ce grand homme soit très éloquent il ne nous aprend rien du tout. L'abbé de Chaulieu avait précisément mon âge quand il est mort; et il ne m'en a pas apris d'avantage.
Les suittes de mon accident m'ont paru si sérieuses que je n'ai pas voulu faire mon voiage sans prendre la liberté de dire adieu à celle que vous appelliez vôtre grand-maman. Comme il faut se réconcilier dans ces moments là, j'avais sur le cœur l'injustice de son mari qui me croiait un petit ingrat. J'étais assurément bien éloigné de l'être, mais je n'ai pas mieux réussi auprès de vôtre grand maman qu'auprès de vous. Vous me croiez comblé d'honneurs, et elle me croit plein de ménagements, elle se moque de mes honneurs et de mon apopléxie.
Jugez si dans cet état j'ai eu des choses bien amusantes à vous dire; je ne savais aucune nouvelle ni de l'opéra comique, ni de l'assemblée du clergé. Mais vous, madame, qui vivez dans le centre des plaisirs et des grandes affaires, comment voulez vous qu'un pauvre solitaire ose vous écrire du fond de ses déserts et ses neiges, privé de toute société, et de prèsque tous ses sens, lorsque vous en avez encor quatre éxcellents? C'est à vous à réveiller les gens qui s'endorment au bord de leur tombeau; mais ce n'est pas à eux de vous importuner de leurs rêveries, il faut qu'ils soient discrets, et qu'ils attendent vos ordres. Il n'y a que les Vampires de Don Calmethttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1260259b_1key001cor/nts/004 qui viennent lutiner les vivants. Soiez très sûre que si j'ai perdu tout ce qui fait vivre, passions, amusements, imagination, et toutes les bagatelles de ce monde, je vous reste sérieusement attaché, et que je le serai tant que mes petites apopléxies me le permettront; je vous ◀regarderai comme la personne de mon siècle qui est le plus selon mon coeur et selon mon goût, suposé que j'aie encor goût et coeur. Je vous demanderai vos bontés comme la première de mes consolations, et je dirai, C'est auprès d'elle que j'aurais voulu passer ma vie.