(1775) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1775) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Vous me donnez donc, Madame, une charge de médecin consultant dans vôtre maison.
J'en suis bien indigne. Je ne suis que le compagnon de vos misères, et compagnon d'ignorance de tous les autres médecins. Si vous aviez un livre, difficile à trouver, qui est intitulé questions sur l'enciclopédie, je vous prierais de vous faire lire l'article médecinehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250410_1key001cor/nts/001 qui est assez drôle, mais qui me parait bien aprochant de la vérité. Je suis de l'avis d'un médecin anglais qui disait à la Duchesse de Marlborou, Madame, ou soiez bien sobre, ou faittes beaucoup d'exercice, ou prenez souvent de petites purges domestiques, ou vous serez bien malade.

J'ai suivi les principes de ce médecin, et je ne m'en suis pas mieux porté. Cependant, vous et moi nous avons vécu assez honnêtement, en prévenant les maladies par un peu de casse. Je fais monderhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250410_1key001cor/nts/002 la mienne, et je la fais un peu cuire. Elle fait beaucoup plus d'effet quand elle n'est pas cuite, et qu'elle est fraichement mondée. Ma dose est d'ordinaire de deux ou de trois petites cuillers à caffé, et on en peut prendre deux fois par semaine, sans trop accoutumer son estomac à cette purge domestique. Quelquefois aussi je fais des infidélités à la casse en faveur de la rhubarbe, car je fais grand cas de tous ces petits remèdes qu'on nomme minoratifshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250410_1key001cor/nts/003 dont nous sommes redevables aux Arabes, de qui nous tenons nôtre médecine et nos almanacs. Vous savez peutêtre que pendant plus de cinq cent ans nos Souverains n'eurent que des médecins arabes ou juifs; mais il fallait que le fou du roi fût chrétien.

Je reviens à la purge domestique tantôt casse, tantôt rhubarbe, et je dis hardiment que ce sont des fruits dont la terre n'est pas couverte en vain, qu'ils servent à la fois de nourriture et de remède, et qu'il faut bénir dieu de nous avoir donné ces secours dans le plus détestable des mondes possibles.

Je dis encor que nous ne devons pas tant nous dépiter d'être un peu constipés, que c'est ce qui m'a fait vivre quatre vingt et un ans, et que c'est ce qui vous fera vivre beaucoup plus longtems. On souffre un peu quelquefois, je l'avoue; mais en général c'est nôtre lot de souffrir de manière ou d'autre. Je m'acquitte parfaittement de ce devoir, et tout résigné que je suis je me donne actuellement au diable dans mon lit, pendant que Made Denis est dans le sien depuis quarante jours, avec la fièvre, et une fluxion de poitrine.

Je suis prêt d'ailleurs de vous signer tout ce que vous me dites, excepté la trop bonne opinion que vous voulez bien avoir de vôtre vieux confrère en maladies. Il y a longtems que j'ai eu le bonheur de passer quinze jours avec Mr Turgot. Je ne sais pas ce qu'on lui permettra de faire; mais je sais que je fais plus de cas de son esprit que de celui de Jean Baptiste Colbert, et de Maximilien de Rosny. Je ne crains pour lui que deux choses, les financiers et la goutte. Ce sont deux terribles sortes d'ennemis, il n'y a que les moines qui soient plus dangereux.

http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250410_1key001cor/txt/001Je pense absolument comme vous sur les procez de Mr le comte de Guines, et de Mr le Maréchal de Richelieu. Ils ont tout deux des adversaires bien méchants et bien absurdes. J'en ai eu de pareils dans ma petite sphère.

Oui, j'ai vu Mr de st Aldegonde, et je l'ai plaint, mais il a des sentiments vertueux et je l'estime.

Vous voiez, Madame, que je réponds à tous les articles de vôtre Lettre. Je ne laisse pas d'avoir quelquefois de l'exactitude.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250410_1key001cor/txt/001 Je vous quitte pour aller au chevet du lit de ma malade. Suportez la vie, Madame, et conservez moi vos bontés.

A propos, Madame, ou hors de propos, auriez vous entendu parler d'une Lettre en vers d'un prétendu chevalier de Morton à Mr le comte de Tressan qu'il a eu la faiblesse de faire imprimer avec sa réponse, le tout orné de notes instructives? Ce Morton dit que les hommes sont d'étranges machines,

Quand fiers des feux folets d'un instinct perverti
Ils vont persécutant l'écrivain sans parti,
Qui veut de leur raison réparer les ruines.

Ensuite, il dit que Mr de Tressan rendait plus piquants les soupers d'Epicure Stanislas père de la feue reine. Stanislas serait certainement bien étonné de s'entendre nommé Epicure, lui qui ne donna jamais à souper. Prèsque tous les vers de cette belle épitre sont dans ce goût; et voilà ce que mr de Tressan, de plusieurs académies à cru être de moi! Voilà à quoi il a répondu par une épitre en vers! Voilà ce qu'il dit avoir été extrêmement approuvé par messieurs d'A…..C…..et M…..http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250410_1key001cor/nts/004

J'ai eu beau lui écrire que m. le chevalier de Morton était un détestable poète, il n'en démord point. Il me dit que je suis trop modeste. Il fait courir dans Paris cet imprimé, d'ailleurs très dangereux, dans lequel on met sur la même ligne Numa et le roi de Prusse, Montagne et Vanini, Socrate et l'Arétin.

Il y a quelques vers heureux jettés au hasard dans ce mauvais ouvrage fait aux petites maisons, et surtout des vers très hardis, qui passent à la faveur de leur témérité. M. De Tressan distribue à ses amis la demande et la réponse. Que voulez vous que je dise? La rage d'imprimer ses vers est une étrange chose, mais ce n'est pas à moi de la condamner. J'ai passé ma vie à tomber dans cette faute, et je suis puni par où je suis coupable.

Mais bon dieu! que le bon goût est rare!