(1775) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire
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(1775) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire

J'ai voulû, monsieur, faire voir votre lettre à mad.
La D. D'Enville avant d'y répondre; (Je ne pouvois Jamais aussi bien plaider que vous). Elle en a été charmée et voicy sa réponse: On est très occuppé de son affaire, mais il faut bien se garder de parler et d'agir Jusqu'à ce qu'on ait tout les papiers nécessaires.

Je suis très convaincüe qu'elle y apportera toute L'activité et l'intérêt possible, il faut suivre son conseil et la laisser faire, elle n'aura pas même besoin qu'on l'en fasse souvenir. Ses dispositions sont semblables aux vôtres, et tous les honnêtes gens ne peuvent que penser de même. Rien n'est si inique ni si horrible que la condamnation de ces deux Jeunes gens. Vous avez un cœur admirable, et le bien que vous faites rendroit votre réputation immortelle indépendament de vos talents; enfin vous êtes un homme bien rare. Hâtez vous de vous montrer à une nation qui n'a plus que vous qui l'honore. Ce n'est point le langage de la flaterie, c'est une vérité dont Je suis intimement persuadée. Vous trouverez bien du changement, mais les applaudissement feront tant de bruit autour de vous que vous ne pourrez pas distinguer ceux qui méritent le plus les vôtres. Pour moi mon cher Voltaire, Je vous déclare que je prétend que vous me distinguerez de la foûle, et que vous reconnoitrez en moi une amie de 50 ans dont vous avez formé le goût et qui ne peut rien louer ni aprouver de ce qui ne suit pas vos traces.

Vous m'avez reprochée que je n'aimois point la Musique de Gluck; venez l'entendre, et ne prononcez ma condamnation qu'après l'avoir entendûe. Après tout il n'en est pas de la musiquecomme des vers et de la prose, les organes en décident, nos oreilles peuvent être aussi diférentes de celles des autres que notre palais. Les musiciens sont peut être les seuls bons Juges mais comme la musique est faite pour plaire aux ignorants comme aux sçavants, il est permis à chacun d'avoir son goût, mais je crois cependant que ce qui est véritablement beau et bon dans chaque genre, doit être du goût de tout le monde. En fait d'ouvrages d'esprit, cela n'est pas douteux, et vous en servirez de preuve.

Ordonnez à votre ange de m'aimer. Je regrette beaucoup son frère et Je désirerois qu'il me le remplaçât. Nous avons des sentimens qui devroient produire notre union, notre même façon de penser pour vous.