(1774) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1774) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

J'ai encor cette fois cy, Madame, un bon thême pour vous écrire.
Ce thême n'est ni le parlement, ni le grand conseil, ni la conduite noble et sage du ministère dans cette affaire épineuse. Ce thême n'est point Orphéehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250213_1key001cor/nts/001 ou Azolanhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1250213_1key001cor/nts/002, et les doubles croches de la musique nouvelle. Ce n'est point Henri 4 qui va paraître, dit-on, à la Comédie française et à l'italienne, comme sur le pont Neuf au milieu de son peuple. Je souhaitte qu'il y paraisse avec beaucoup d'esprit, car il en avait. Il fesait de ces reparties que la postérité n'oubliera jamais; et sans doute on ne fera pas dire à Henri 4 des choses communes. Mon thême n'est point le sacre du roi à Rheims, car il est né tout sacré, et il n'a pas besoin d'être oinct pour être très cher à toute la nation.

Mon thême n'est point non plus mon départ pour Paris pour venir vous voir et vous entendre, attendu que je ne puis sortir de mon lit, avec mes quatre vingt et un ans, douze pieds de neige, et perdant mes yeux et mes oreilles.

Je voudrais vous demander si vous serez assez heureuse cet hiver pour jouïr de la société de Madame la Duchesse De Choiseul.

Mais le principal sujet de ma Lettre est de vous remercier du fond de mon cœur et de toutes mes forces, si j'ai des forces, de l'humanité et de la bon[té] avec laquelle vous êtes entrée dans l'affaire dont Mr D'Argental vous a parlé. Il me mande que vous voulez bien la soliciter auprès de Madame la Duchesse D'Anville. Je sais qu'elle n'attend pas qu'on la prie quand il s'agit de faire du bien. C'est l'âme la plus généreuse et la plus noble qui soit au monde. Les éloges que vous donnerez à sa belle action, Madame, seront sa récompense, car il en faut pour la vertu.

L'affaire qu'elle protège ne peut être encor sur le tapis. Il y faut bien des préliminaires. Vous savez que dans ce monde le mal arrive toujours à bride abattue, le bien marche à pied, et est boiteux des deux jambes. Ce qu'on demande est assurément de la plus grande justice, mais celà ne suffit pas.

Comme justice a besoin d'aide, je n'en connais point de plus puissante que celle de Madame la Duchesse D'Anville. L'affaire intéresse, ce me semble, toutes les familles. Il n'y a point de père et de mère dont les fils ne puissent être exposés à la [même] avanture. Ces folies passagères, qu'on doit [ignorer,] arrivent tous les ans dans les régiments, [dans] toutes les garnisons. Vous savez de qu[oi il s'agit.] Le jeune homme pour qui on s'emploie, [est] entièrement innocent. Il est vrai que je [suis un peu] récusable, et que je passe pour être bien [indulgent] sur ces misères, mais qui ne l'est pas aujourd[’hui? Ce] siècle s'est un peu formé; on ne pense plus comm[e] au douzième siècle, ou plutôt comme on ne pensait pas.

Aureste, vous croiez bien que je ne paraîtrai point dans cette affaire, il ne m'apartient pas de m'en mêler. Je ne vous écris, Madame, que pour vous remercier clandestinement, et pour vous dire que de près ou de loin, je vous serai dévoué jusqu'au dernier moment de ma vie avec l'attachement le plus tendre et le plus respectueux.

V.