(1774) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire
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(1774) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire

J’aimois Mr Delisle, mais aujourd’huy Je l’aime bien davantage, c’est votre dernière lettre qui a produit cet effet.
Mais est il possible, mon cher Voltaire, que j’aye eû besoin de lui pour me rappeller à votre souvenir? Vos dernières conquêtes vous paroissent toujours les plus précieuses, vous êtes aussi sujet à l’engoument et peut être plus que vous ne l’étiez dans votre Jeunesse. Je ne suis pas de même, tout ce que Je vois de nouveau me choque, me déplait, et loin de me consoler de ce que J’ay perdû, en augmente le regret par la comparoison. http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1240378b_1key001cor/txt/001En effet en peut on faire de vous aux trois accadémies, à la meilleure Compagnie de la Cour, à la meilleure société de la ville? Non, non, cela n’est pas possible.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1240378b_1key001cor/txt/001 Je ne parle point du siècle de Louis XIV. Nous avions Eû quelques consolateurs; premièrement vous hors de toute comparoison; ensuitte il y avoit des abbé de Bussy, des président Henault, des st Aulaire, une Mad. Destaal, une mad. de Flamarenshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1240378b_1key001cor/nts/001. On pourroit en ajouter d’autres. Il peut encore se trouver de l’esprit, mais plus de goût et par conséquent bien peu d’agrément; Je Vous ay déjà fait tant de plaintes sur ce sujet que ce seroit rabâchér que de le traiter encore. Je vous assure mon cher Voltaire, que ce n’est pas tout ce qui m’environne, tout ce que je rencontre qui me déplaît le plus, ce que Je hais le plus, ce que je voudrois pouvoir fuir, c’est moi même; Je me dis très sérieusement que J’ay tort, Je m’interoge sur les Jugements que je porte, et je me dis, ‘C’est vous qui avez tout les deffauts et tous les ridicules qui vous blessent; pouvez vous croire avoir seule tout l’esprit et le goût en partage? Vous êtes sotte et mal avisée, vous vous faites haïr en contredisant, en blâmant. Eh que vous fait tout cela? Vous voudriez vous faire aimer et vous vous faites craindre.’

Pénétré de la leçon que je viens de me faire, Je voudrois changer de lieu, recommancer à vivre avec des gens qui n’auroient Jamais entendû parler de moi et avec qui Je n’aurois point de prévention à détruire, mais Je suis trop vielle, il faut que je reste dans mon tonneau et que je me borne à chercher les moyens de dissiper la haine. Lesquels faut il prendre mon cher Voltaire? faut il dire que nos poètes sont aussi bons que vous, que nos philosophes valent mieux, que nos acteurs et actrices sont audessus des Thevenart, des Lecouvreur &c.? Vous me direz non, mais il faut se taire; Je le veux bien, mais il faudroit donc aussi devenir sourde; on n’est muet en naissant que parce qu’on est sourd, et on ne peut être muet dans la société que quand on est sourd d’entendement. Ah je vous voudrois voir ici; mais mon dieu ils vous pervertiroient peut être,

Ils pourroient de nos rois Egarer le plus sage.

Si J’en étoit témoins J’en mourrerois de honte et de douleur.

En vérité mon cher Voltaire Je ne sçay pourquoy Je vous écrit tout ce fatras, Je ferois bien de ne le point relire si Je veux vous l’envoyer, mais J’ay toute honte bûe avec vous. J’ay passé une nuit blanche, rien n’aigrit autant le sang et l’humeur.

Vous prétendez donc ne me plus rien envoyer et mr de Lisle est devenû le bureau de vos confidences! Faites m’en une Je vous conjure, Je vous garderay le secret si vous l’Exigez. Etes vous l’auteur de la lettrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1240378b_1key001cor/nts/002 sur le rétablissement des Jesuites? C’est un aveu ou un désaveu qui vous doit être indiférent, et qui satisferoit ma curiosité.

L’épître de mr Schoualow à Ninon a été corrigé par vous. Je la crois du Jeune homme sur votre parole plus que sur celle de mr son oncle.

Avez vous oui parler de mr Tessierhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1240378b_1key001cor/nts/003, qui assis dans un fauteuil, avec un livre à la main, Joüe des comédies où il y a 7, 8, 10, 12 personnages, si parfaitement bien qu’on ne sçauroit croire même en le regardant que ce soit le même homme qui parle? Pour moi, l’illusion est parfaitte et Je crois entendre autant d’acteurs différens. Il seroit impossible que plusieurs comédiens pussent Jouer les scènes avec la même Chaleur qu’il les Joue tout seul; il se coupe la parole, enfin je n’ay jamais rien entendûe d’aussi singulier; cet homme est de Lyon, quand il y retournera, invitez le à vous venir voir, Je seroit trompée si vous n’en étiez pas surpris et content.

Adieu mon cher Voltaire, en voilà assez long.