(1772) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
/ 19
(1772) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

J’ai bien des remords, Madame, d’avoir été si longtems sans vous écrire; mais j’ai été malade.
Il m’a fallu mener Le Kain tous les jours à deux lieues pour jouer la comédie auprès de Genêve, et n’aiant rien à faire du tout, j’ai été accablé des détails les plus inquiétans. J’ai été sur le point de voir ma Colonie détruite. Dès qu’on veut faire quelque bien on est sûr de trouver des ennemis. Qu’on rende service dans quelque genre que ce puisse être, on peut compter qu’on trouvera des gens qui chercheront à vous écraser. Faittes de la prose ou des vers, ou bâtissez des villes, celà est égal, l’envie vous persécutera infailliblement.

Il n’y a d’autre secret pour échapper à cette harpie que de ne jamais faire d’autre ouvrage que son épitaphe, de ne bâtir d’autre édifice que son tombeau, et de se mettre dedans au plus vîte.

Quand je vous dis, Madame, que j’ai bâti une petite ville assez jolie, cela est très ridicule, mais celà est vrai. Cette ville même fesait un commerce assez considérable; mais si on continue à me chicaner, tout périra.

Pour me dépiquer j’ai fait une épitre à Horace. Je ne vous l’envoie pas parce que je ne sais pas si vous aimez Horace, si vous souffrez encor les vers, si vous avez envie de lire les miens. Vous n’aurez cette épitre que quand vous m’aurez dit, envoiez la moi; car ce n’est pas assez de prier quelqu’un à souper, il faut qu’on ait de l’apétit.

J’ai toujours mon ancien chagrin que vous connaissez. Ce chagrin m’empêchera de revoir jamais Paris. Je ne saurais souffrir les tracasseries et les factions aussi ridicules qu’acharnées qui règnent dans cette Babilone où tout le monde parle sans s’entendre. Je m’en tiens à mes Alpes et à vôtre souvenir.

Je vous souhaitte toute la santé, tous les amusements, toute la bonne compagnie, tous les bons soupers qu’on peut mettre à la place de deux yeux qui vous manquent. Voicy le tems où je vais perdre les miens dès que les neiges arrivent, et cependant je ne cherche point à revenir à Paris, parce que j’aime mieux souffrir chez moi, que d’essuier des tracasseries dans vôtre grande ville. Il est vrai que les hommes ne se mangent pas les uns les autres dans Paris comme dans la nouvelle Zélande qui est habitée par des antropophages dans huit cent lieues de circonférence, mais on se mange dans Paris le blanc des yeux fort mal à propos. On dit même que quelque fois le ministère nous mange et nous gruge, mais je n’en veux rien croire.

Adieu, Madame, vivons l’un et l’autre le moins malheureusement que nous pourons; c’est toujours là mon refrain, car puisque nous ne nous tuons pas, il est clair que nous aimons la vie. Je vous aime, Madame, je vous aimerai toujours, je vous serai inviolablement attaché aussi bien qu’à votre grand maman; mais de quoi celà servira t-il?