(1772) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire
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(1772) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire

J’attendois d’être à Paris pour vous écrire; Je mettois ce plaisir en réserve pour me distraire du chagrin de quitter tout ce que J’aime le mieux au monde; à ces mots seuls vous devriez reconnoitre le grand papa et la grand maman, quand vous n’auriez pas sçû la visitte que je leur ay rendû; elle a été de 5 semaines, et Je puis dire avec vérité qu’elle a été le tems le plus agréable de ma vie; Jamais Je ne les ay si bien connûs, Jamais leurs excelentes qualités n’ont été si à découvert.
Le grand papa est sans le sçavoir et même sans s’en doûter, le plus parfait philosophe, il a trouvé en lui tout les goûts et tout les talents qui peuvent rendre sa situation supportables, et même for tagréables. Tout les soins de la campagne, l’intéressent, l’occupent et lui plaisent. La chasse, l’agriculture, les trouppeaux, La pêche, tout se succède alternativement. Voilà les occupations du deh’ors. Dans le château il s’amuse de toutes sortes de Jeux, quelques lectures, d’excelentes conversations, enfin, il n’a pas un moment d’ennuy. Pour la grand maman, on ne peut en faire l’Eloge, tout ce qu’on en diroit seroit fort audessous de la vérité et fort audelà de la vraisemblance; ajoutez à toutes les vertûs possibles un cœur sensible et tendre. Vous me demanderez comment J’ay pû me séparer de telles personnes? J’en ay eû le courage mon cher Voltaire, parceque quand on est vielle il faut être chés soi et ne pas s’enivrer du plaisir présent au point de perdre toute prévoyance de l’avenir; si J’étois tombée malade, si J’y étois morte, quel embaras, Je puis même dire quel chagrin pour eux! Enfin J’ay eû le courage de quitter ce lieu charmant pour me retrouver dans le triste et ennuyeux désert de Paris. Je vous ay l’obligation des bones moments que J’y ait eû Jusqu’à présent, mais cependant ce sont de nouveaux sujets de plainte à vous faire. Que dois-je penser de vos protestations d’amitié quand vous vous en tenez aux simples assurances sans y Joindre aucuns Effets. Vous ne m’envoyez plus rien. Je ne recevray point l’excuse que vous ne sçavez comment me rien adresser; eh comment vous y prenez vous avec tant d’autres? En vous faisant ces reproches mon chagrin con’tre vous s’augmente, vous n’avez d’autre moyen de l’appaiser qu’en changeant de conduite et en m’assurant promptement de votre repentir en réparant vos torts, et en me donnant de vos nouvelles. Les miennes sont fort bonnes, le voyage ne m’a point fatigué et le séjour m’avoit rajeuni.

Je suis fort en peine du baron de Gleichen. Je n’ay point entendû parler de lui depuis la lettre où il m’en demandoit une pour vous; si vous sçavez où il est et ce qu’il devient, vous me ferez plaisir de me l’apprendre.