(1772) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1772) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Les quatre ou cinq ans dont vous me parlezhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220366_1key001cor/nts/001, Madame, suposeraient pour mon compte quatre vingt deux ou quatre vingt trois, ce qui n’est pas dans l’ordre des probabilités.
Il est certain qu’en général vôtre espèce féminine va plus loin que la nôtre, mais la différence en est si médiocre que celà ne vaut pas la peine d’en parler. Un philosophe nommé Timée, a dit il y a plus de deux mille cinq cent ans que nôtre existance est un moment entre deux éternitéshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220366_1key001cor/nts/002; et les Jansenistes aiant trouvé ce mot dans les paperasses de Pascal, ont cru qu’il était de lui. Les individus ne sont rien, et les espèces sont éternelles.

Je ne crois pas que vous aiez lu les Lettres de Memmius à Cicéron, dont la traduction se trouve à la fin du neuvième tome des Questions que je ne Vous ai pas envoiées. Nonseulement je n’envoie le livre à personne, et je n’écris prèsque à personne, mais je pense que la moitié de ces questions aumoins n’est faitte que pour les gens du métier et doit furieusement ennuier quiconque veut s’amuser.

J’ignore si vous avez le tems et la volonté de vous faire lire bien posément, ces lettres de Memmius. Les idées m’en paraissent très plausibles, et c’est à quoi je me tiens.

Le petit conte de la bégueulehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220366_1key001cor/nts/003 est d’un genre tout différent. C’est la farce après la Tragédie. J’avoue que je n’ai pas osé vous l’envoier parce que j’ai supposé que vous n’aviez nulle envie de rire. Le voilà pourtant. Vous pouvez le jetter dans le feu si bon vous semble.

Quand je vous dishttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220366_1key001cor/nts/004, Madame, que je voudrais habiter la chambre de Formont, je ne vous dis que la vérité. L’état même de ma santé ne me permettrait pas de vous voir ce qu’on appelle en visite. La vie de Paris serait nonseulement affreuse, mais impossible à soutenir pour moi. Je ne sçais plus ce que c’est que de mettre un habit; et lorsque le printems et l’été me délivrent de mes fluxions sur les yeux, mes journées entières sont consacrées à lire. Si je vois quelques étrangers ce n’est que pour un moment. Voiez si cette vie est compatible avec le séjour d’une ville où il faut promener la moitié du tems son corps dans une voiture, et où l’âme est toujours hors de chez elle. Les conversations générales ne sont qu’une perte irréparable du tems.

Vous êtes dans une situation bien différente; il vous faut de la dissipation, elle vous est aussi nécessaire que le manger et le dormir. Vôtre triste état vous met dans la nécessité d’être consolée par la société, et cette société qu’il me faudrait chercher d’un bout de la ville à l’autre me serait insuportable. Elle est surtout empoisonnée par l’esprit de parti, de cabale, d’aigreur, de haine qui tourmente tous vos pauvres parisiens et le tout en pure perte. J’aimerais autant vivre parmi des guêpes que d’aller à Paris par le tems qui court. Tout ce que je puis faire pour le présent c’est de vous aimer de tout mon cœur comme j’ai fait pendant environ cinquante années. Comment ne vous aimeraisje pas? Vôtre âme cherche toujours le vrai; c’est une qualité aussi rare que le vrai même. J’ose dire qu’en celà je vous ressemble. Mon cœur et mon esprit ont toujours tout sacrifié à ce que j’ai cru la vérité. C’est en conséquence de mes principes que je vous prie très instamment de faire passer à vôtre grandmaman ce petit billethttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1220366_1key001cor/nts/005 de ma main que je joins à ma lettre.

Vous m’avez boudé pendant près d’un an; vous avez eu très grand tort assurément. Vous m’avez fait une véritable peine, mais mon cœur n’en est pas moins à vous. Il faut que vous le soulagiez du fardeau qui l’accable. J’ai été désolé de l’idée qu’on a eue que j’ai pu changer de sentiment. Vous me devez justice, et je vous demande justice auprès de vôtre grand-maman. Puisque vous m’envoiez ce qu’elle vous écrit pour moi, envoiez lui donc ce que je vous écris pour elle, et songez que vous et vôtre grand-maman vous êtes mes deux passions, si vous n’êtes pas mes deux jouïssances.