(1770) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire
/ 20
(1770) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire

Sçavez vous mon cher Voltaire que J’avois résolû de ne vous plus Ecrire?
Je croyois n’avoir plus rien à dire et il me paroissoit injuste de vous donner de L’ennuy pour obtenir en Echange du plaisir. Mais toute réflexions faites l’intérêt a prévalû; L’arrivée de mr Craufurt a fort contribué à me faire changer de résolutionhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1210017_1key001cor/nts/001. Il m’a dit que vous disiez du bien de moi, que vous m’aimiez; et quoique Je sois devenüe fort défiante Je n’ay pu me deffendre d’en croire quelque chose. Si vous m’aimez vous avez raison, car en vérité Je crois être la personne qui vous aime le plus. Je n’ay encore causé qu’un moment de vous avec mr Craufurt, mais Je me propose bien de le beaucoup interroger. Je voudrois sçavoir si vous êtes à peu près heureux et si la gloire vous tient lieu de tout. J’ignore quel est le charme de cette Jouissance, c’est sans doute celle du paradis et c’est peutêtre pour cela qu’on appelle ces habitans bienheureux; cependant tout ce qui les environne Jouit du même bonheur, et dans ce monde cy la gloire consiste dans la préeminence.

Pour moi mon cher Voltaire Je fais consister le bonheur dans L’exemption de deux maux, les douleurs du corps et l’ennuy de l’âme. Je n’aspire point à une parfaite santé ni à aucun plaisir; Je supporteroit patiemment mon état actuel qui aux yeux de tout le monde paroit bien malheureux si J’avois un ami véritable. L’amitié est la seule passion que l’âge n’amortit point. Je ne crois pas que celle que vous avez pour la Czarine soit d’un genre à satisfaire votre coeur. Cette Czarine est une héroine de gazettes; ses succés sont brillants, elle a Certainement un grand courage, rien ne la détourne de ses projets. Mais souffrez que Je donne la préférence à votre Semiramis dont les remords me forcent à l’aimer, à la plaindre et à oublier ses forfaits.

Vous me trouverez bien impertinente? Mais d’où vient voulez vous sçavoir ce que Je pense? J’ay fait voeux de dire toujours la vérité. Je ne serois point flattée d’être approuvée par vous si Je surprenois votre approbation.

Est il vray que vous comptez passez l’hiver dans les provinces méridionales? Que ne venez vous plutôt à Paris? J’aurois une grande satisfaction de causer avec vous et de vous dire, mon cher Voltaire, que vous êtes la seule personne que J’admire, et dont l’estime et l’amitié me flateroient le plus.